Quels sont aujourd’hui les outils théoriques, les méthodes de recherche et les canaux de diffusion que mobilisent les chercheur.e.s1 en littérature pour penser et nourrir le lien qui les unit à l’enseignement effectif de cet objet ? Pour rappel sont ici réunies certaines contributions des 19èmes Rencontres des chercheur.e.s en didactique de la littérature, tenues à la HEP-Vaud à Lausanne en juin 2018, qui avaient pour titre: Littérature(s) et langue(s) en classe: quelle circulation entre méthodologies de recherche et pratiques enseignantes?
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Introduction n°3: quelles circulations entre recherches didactiques et pratiques enseignantes en littérature ?
Introduction n°3: quelles circulations entre recherches didactiques et pratiques enseignantes en littérature ?
[I]l ne suffit pas que les enseignants soient informés ni même convaincus de la pertinence des résultats produits pour qu’ils changent leurs pratiques.
Sylvie Cèbe & Roland Goigoux (2018)
Le constat d’un écart entre recherches et pratiques
C’est par cette citation –a priori peu réjouissante– que nous souhaitons commencer la présente introduction. Non pour entamer un propos défaitiste, mais au contraire pour interroger les pratiques de recherche à l’œuvre en didactique pour ce qui concerne leurs rapports aux pratiques enseignantes de la littérature. Quels sont aujourd’hui les outils théoriques, les méthodes de recherche et les canaux de diffusion que mobilisent les chercheur.e.s1 en littérature pour penser et nourrir le lien qui les unit à l’enseignement effectif de cet objet ? Pour rappel sont ici réunies certaines contributions des 19èmes Rencontres des chercheur.e.s en didactique de la littérature, tenues à la HEP-Vaud à Lausanne en juin 2018, qui avaient pour titre: Littérature(s) et langue(s) en classe: quelle circulation entre méthodologies de recherche et pratiques enseignantes? Le texte de cadrage de la manifestation rappelait les éditions 2000 et 2001, qui avaient vu l’émergence de débats fondateurs relatifs au statut, aux modalités et aux effets de la recherche en didactique de la littérature. On se souvient que ces questions avaient aussi fait l’objet un peu plus tard d’analyses stimulantes, notamment de la part de Bucheton (2005).
Si la didactique de la littérature a abordé cette question à plusieurs occasions déjà, il est nécessaire de la considérer à nouveaux frais, tant les recherches –en particulier en ergonomie du travail, comme Béguin (2013) ou Barcellini et alii (2013)– ont avancé sur le sujet et continuent de rendre compte de la difficulté pour la recherche à faire circuler ses résultats en dehors de sa propre sphère et, de surcroît, à faire intégrer ces mêmes résultats dans les pratiques ordinaires des professionnels du champ concerné. Ce sont là des points connus depuis longtemps des démarches d’accompagnement et de conceptions participatives de projets. Le constat a déjà été identifié aussi en didactique du français (Dufays, 2001; Reuter, 2007; Daunay & Dufays, 2007; Daunay & Reuteur, 2008; Cèbe & Goigoux, 2018). Il concerne autant l’éloignement entre chercheur.e.s et enseignant.e.s que l’absence d’adoption dans les pratiques enseignantes de nombre de dispositifs didactiques pourtant éprouvés. En somme, la transposition et l’intégration des résultats de recherche ne sont pas satisfaisantes. Cette observation est souvent partagée –et généralement regrettée. Mais il n’en reste pas moins vrai qu’interroger les formes de circulation entre les méthodologies de recherche en didactique de la littérature et les pratiques enseignantes peut signifier pour le champ «mettre le doigt où ça fait mal». Une part importante de l’organisation de l’activité des chercheur.e.s ainsi que la diffusion de leurs propositions en dehors de leur sphère se trouvent en effet interrogées... À se considérer autant comme activité théorique que comme pratique de médiation et d’implémentation de contenus et de dispositifs d’enseignement, la didactique de la littérature a tout intérêt à ouvrir et à approfondir le dialogue avec les travaux en analyse du travail, tout comme à les prendre sérieusement en considération afin de ne pas creuser l’écart qui la sépare trop souvent encore des acteurs de la littérature en classe.
De multiples tentatives de rapprochement
Divers facteurs peuvent expliquer cette malheureuse distance, parmi lesquels la culture persistante des modèles verticaux de recherche, dits applicationnistes, qui ont longtemps été hégémoniques. Depuis bientôt une trentaine d’années, les méthodologies de recherche sur l’activité professionnelle ont énormément évolué, en particulier en analyse du travail, notamment en médecine et en sciences de l’éducation. Les evidence-based research sont bien sûr légion aujourd’hui en didactique, mais plusieurs études, notamment Gentaz et alii (2013), se montrent très prudentes, voire critiques. «Une fois mises en place et évaluées en contexte ordinaire, ces méthodes ne produisent pas les effets positifs attendus» (Cèbe & Goigoux, 2018: 79). Depuis une quinzaine d’années, une orientation voisine est mobilisée en didactique du français (notamment Kervyn, 2011): la recherche-action qui, selon Savoie-Zajc (2001), renvoie à une approche de changement planifié dans le but de résoudre un problème que rencontre une communauté. Enfin, l’offre s’est encore étoffée avec la recherche dite collaborative (Design-Based-Research-Collective, 2003), qui renvoie essentiellement à une démarche d’exploration d’un objet et qui conduit à la coconstruction de savoirs autour d’une problématique professionnelle donnée (Desgagné, 1997).
Bien que les recherches théoriques et descriptives soient encore dominantes en didactique du français (Dufays & Brunel, 2016), des projets (comme Gagnon & Laurens, 2016 ou Sénéchal, 2018), ainsi que de nombreux colloques et numéros de revue se proposent désormais de repenser les relations entre recherche et pratiques à l’aune de ce paradigme2, dont le présent numéro, centré sur des recherches en didactique de la littérature. L’interrogation porte sur la capacité du champ à infléchir significativement (durablement et globalement) les pratiques enseignantes et, partant, les apprentissages des élèves. Comme les tentatives de rapprochement entre recherches et pratiques se multiplient, il est important de donner à voir dans quelle mesure la didactique de la littérature manifeste elle aussi le souci de faire intégrer par les praticien.ne.s sur le long terme ses résultats et ses dispositifs. Concrètement, quel positionnement adopter pour les didacticien.ne.s de plus en plus situé.e.s à l’interface entre la recherche et les exigences des acteurs et actrices du terrain? Entre chercheur.e.s, formateurs et formatrices, enseignant.e.s ou médiateurs et médiatrices, quelle répartition des rôles concevoir dans un tel contexte de reconfiguration de certains rôles? La réflexion proposée ici et dans le numéro de Transpositio précédent (dirigé par Chiara Bemporad & Sonya Florey) rend compte d’une forte diversité des formats et il convient d’annoncer que l’objet «Littérature» pourra parfois paraître neutralisé par l’orientation méthodologique fortement marquée de ces deux livraisons.
Recherches ou… formations?
Le terme aujourd’hui en vogue de «recherche collaborative» (récemment Vinatier & Morrissette, 2015 ou Bednarz 2013 & 2015) masque –peut-être excessivement– des mises en œuvre hétérogènes. C’est à cette diversité que le présent numéro s’intéresse. Le fait de réunir ici des recherches dont le rapport au terrain constitue un enjeu fort sinon central permet de présenter et de décrire une ébauche de panorama des modalités actuelles que peut adopter la circulation entre pratiques enseignantes et recherches en didactique de la littérature.
Si l’on prend un peu de recul relativement à la désignation «recherche collaborative», il apparaît qu’il n’a pas fallu attendre l’émergence du terme pour que la recherche en didactique de la littérature s’interroge sur les modalités de son rapport au terrain. Comme rappelé supra, la thématique n’est pas investiguée ici pour la première fois, mais elle semble prendre une tournure qui paraît déjà significative dans la mesure où les modèles verticaux de la recherche, exclusivement «top-down», sont de moins en moins légitimes, faute d’intégration ou de transfert vers le terrain. Dans le prolongement, l’équilibre et la répartition des rôles entre enseignant.e.s et chercheur.e.s, longtemps bien délimités (on pense par exemple aux figures du «chercheur savant» et de «l’enseignant artisan»), perdent de leur stabilité. L’accent est mis sur une prise en compte mutuelle des expertises respectives (scientifique d’une part, expérientielle d’autre part). Toute l’idéologie du «didacticien éclairé» se trouve ébranlée.
Une multitude de tentatives de rapprochement se font ainsi jour, laissant place à un moment particulièrement heuristique de la recherche sur le plan méthodologique. C’est aussi le cas pour ce que Class & Schneider ont nommé en 2013 «recherche design». Dans un entretien, Boutin en parle récemment aussi, en ces termes:
La recherche design est une perspective méthodologique récente. Proche de la recherche collaborative, de la recherche développement et de la recherche action, elle réunit des chercheurs, des formateurs, des praticiens autour d’un problème rencontré par des enseignants. A grands traits, la démarche consiste à créer collectivement un dispositif d’enseignement, de le dessiner, de l’éprouver «sur le terrain», puis de revenir, après la mise à l’essai, et de débriefer pour voir ce qui fonctionne et ce qui doit être amélioré, en tenant compte bien sûr des résultats de la recherche et des théories scientifiques qui concernent la question. (Boutin, 2019)
Dans cette autre configuration, un principe s’impose: associer les enseignant.e.s à la démarche de conception. Le processus de validation de la recherche est alors interne à la recherche elle-même. Cela n’est pas sans conséquence: «Dans le modèle de partenariat qui en découle, les chercheurs doivent faire l’effort de connaitre les réalités de la pratique, les praticiens d’identifier la rigueur et les exigences de la recherche. Les problèmes rencontrés sont, en effet, à résoudre ensemble» (Cèbe & Goigoux, 2018: 92). Pour que cette «action conjointe» porte ses fruits, sont primordiales la prise en compte des contextes concrets d’enseignement et celle des habitus professionnels des enseignant.e.s concerné.e.s.
Les chercheur.e.s sont donc face à un défi de taille: il faut à la fois paramétrer ses propositions relativement à des pratiques ordinaires documentées… et les dépasser. Le jeu d’équilibre consiste d’une part à déboucher sur des propositions suffisamment proches des pratiques ordinaires pour être intégrées sans coûts excessifs dans le quotidien d’un enseignement et d’autre part à ouvrir à une certaine nouveauté qui puisse donner le goût d’infléchir dans le long terme et in fine sans soutien externe certaines habitudes vers une direction encore inexplorée. En somme les propositions didactiques ne devraient être ni trop proches ni trop éloignées de ce qu’on pourrait nommer, après d’autres, la zone proximale de développement professionnel des enseignant.e.s.
Il faut en outre accepter les contraintes qu’impose la logique collective à la constitution progressive de la recherche. D’une part un work in progress potentiellement infini, une conception continuée et modifiée dans l’usage, une théorisation a posteriori du modèle ou des risques d’essoufflement voire d’abandon… D’autre part, un calendrier souvent long, rythmé par des phases d’accompagnement, d’expérimentation, d’amélioration, d’adaptation, de modifications, de communications diverses...
Dans les recherches proposées ici, les modalités de dialogue avec les enseignant.e.s prennent différentes formes (linéaire, alternée, cyclique, itérative…) et il est passionnant d’entrer dans le détail de chacune de ces collaborations pour apprécier les avantages ou au contraire les inconvénients, voire les difficultés rencontrées autant sur le plan logistique que didactique, du côté des enseignant.e.s et/ou de celui des chercheur.e.s. Parfois la recherche semble se rapprocher de dispositifs de formation. Selon Cèbe & Goigoux (2018) à nouveau,
La formation apparait comme un facteur décisif dans la capacité des enseignants à s’approprier un outil et à s’impliquer dans un dispositif […]. Les formations ponctuelles n’entrain[e]nt généralement pas de changement durable dans la pratique ou l’adoption d’une innovation […]. Le plus souvent cependant, la formation ne suffit pas à transformer les pratiques de manière durable, c’est pourquoi un accompagnement prolongé et régulier est préconisé.
Nous voilà informé.e.s… Un pan de la réflexion méthodologique devrait inévitablement concerner le suivi prolongé des propositions élaborées. Se présente une grande diversité de formats (formations négociée, continue, communautés de pratiques…). Évidemment le «cahier de charges» d’un.e chercheur.e est ici vite dépassé et il convient d’interroger aussi les limites du travail des didacticien.ne.s et d’identifier les modalités possibles d’accompagnement des enseignant.e.s dans leur rencontre et leur usage des dispositifs didactiques.
Une diversité d’acteurs dans la chaine de circulation des savoirs didactiques
Les chercheur.e.s en didactique de la littérature sont généralement en lien (à des degrés divers) avec une diversité d’acteurs (étudiant.e.s en formation, enseignant.e.s, inspecteurs et inspectrices, conseillers et conseillères pédagogiques, praticiens-formateurs et praticiennes-formatrices, concepteur.e.s de manuels…) qui rencontrent certaines de leurs propositions. C’est là une bonne nouvelle. En revanche, très rares sont les didacticien.ne.s qui parviennent à élargir leur sphère d’influence pour concevoir des manuels, modifier des programmes, des plans d’études… ou certaines décisions politiques en éducation. Bien sûr la question varie grandement selon les contextes (institutionnels, régionaux, nationaux). Il n’en demeure pas moins vrai qu’au-delà de la formation (initiale ou continue), les didacticien.ne.s n’ont guère de prise «directe» sur le développement professionnel des enseignant.e.s (à considérer que cette prise soit adéquate…).
Dans la chaine d’acteurs et d’actrices qui traitent des savoirs didactiques, les didacticien.ne.s forment un maillon qui doit se préoccuper des retombées et des limites de leurs recherches. La collaboration avec les enseignant.e.s devrait assurer un débouché win-win... Se posent, partant, des questions très concrètes: Comment solliciter les enseignant.e.s pour leur donner confiance et envie de coconstruire un projet? À quels moments de la recherche, à quelle fréquence et dans quels buts? Quelles formes d’interactions privilégier? Quelles sont les portes ouvertes à l’innovation durant ces négociations (Thurler, 2000)? Quels enjeux expliciter ou désamorcer lors des rencontres? Quelle répartition de rôles organiser? Comment décristalliser certaines représentations enseignantes et didactiques? Quel support pour capitaliser les échanges? Qui rédige quoi? Comment visibiliser le projet? Comment équilibrer les objectifs de recherche et ceux de formation? Quel rapport aux savoirs et à la production de savoirs? (Morrissette, 2013)? Quels outils didactiques retenir et pourquoi? À quel objet ou produit finalement aboutir? Quels formats celui-ci doit-il prendre?… C’est à ces interrogations que les contributions réunies ici se proposent moins de répondre que de donner des exemples concrets de réalisation, toujours guidés par des principes méthodologiques explicites qui entrent en dialogue dans l’entier de ce numéro.
Malgré le peu de recul sur le sujet, on a pourtant déjà l’impression d’assister et de participer à un moment autocritique de la recherche didactique pour ce qui concerne son rapport au «terrain». La présente livraison propose ainsi une sorte d’ethnographie des pratiques actuelles de la recherche en didactique de la littérature pour ce qui concerne leur lien avec les pratiques enseignantes. Une promesse déjà: d’intéressants changement de postures professionnelles se font jour… autant chez les enseignant.e.s que chez les didacticien.ne.s!
Les contributions réunies dans le présent numéro
Comme s’ils s’étaient donné le mot, les auteur.e.s des cinq articles de ce numéro se penchent ainsi tou.te.s sur la recherche de type collaboratif comme théâtre de la circulation des savoirs entre chercheur.e.s et enseignant.e.s, l’éclairant chacun.e d’un point-de-vue différent. Travaillant sur des projets qui impliquent des enseignant.e.s en didactique de la littérature en français L1 au degré secondaire, certains sont de jeunes chercheur.e.s, d’autres des chercheur.e.s confirmé.e.s.
Sylviane Ahr et Isabelle De Peretti se proposent de détecter les atouts et les limites que la recherche collaborative peut avoir aux yeux des praticien.ne.s. À cette fin, elles laissent la parole aux enseignant.e.s qui ont participé aux côtés de chercheur.e.s à deux projets portant sur les pratiques effectives de la lecture analytique dans le secondaire, à savoir une recherche formation collaborative réalisée au sein de l’académie de Versailles (2015-2018) et une recherche collaborative menée à Lille (2015-2017). Dans leurs témoignages, les deux groupes d’enseignant.e.s soulignent de quelle manière ils ont changé de posture au cours des recherches, actualisé leur savoirs et modifié leur pratique quotidienne. À l’issue de l’analyse des données recueillies auprès des enseignant.e.s, Ahr et De Peretti insistent sur la complexité des recherches collaboratives lorsque le développement professionnel des praticien.ne.s s’inscrit parmi leurs objectifs. De fait, recherche et formation se déployant dans deux temporalités différentes, il convient alors d’élaborer une double planification et une double structuration.
Cinq ans après une recherche de type collaboratif qui a réuni de 2009 à 2013 dix enseignant.e.s formateurs et formatrices de collège et de lycée d’établissements de types variés dans l’académie de Versailles autour de démarches didactiques de lecture littéraire, Cécile Couteaux propose d’en tirer le bilan relatif à la manière dont les participant.e.s ont vécu cette collaboration, et ce sur la base de questions ciblées et des articles rédigés par l’enseignante-chercheure responsable du projet de la recherche. L’analyse des réponses qu’elle a reçues lui permet d’aboutir à la conclusion suivante: amenés à coconstruire les savoirs professionnels à l’aide de leur propre pratique et des moyens théoriques et méthodologiques offerts par la recherche collaborative, les enseignant.e.s sont entrés dans des analyses réflexives et ont modifié leurs pratiques enseignantes et leur rapport à la recherche.
Florent Biao, Érick Falardeau et Marie-Andrée Lord appuient leur contribution sur une recherche doctorale portant sur l’articulation grammaire-texte en classe de français au Québec et en Suisse romande et s’intéressent précisément à la question de savoir comment s’opérationnalise une recherche qui vise à faire collaborer deux logiques d’agir et de penser, à savoir celle de la recherche et celle du terrain. Comme ils le constatent dans leur conclusion, leur démarche d’ingénierie didactique à double perspective – les séquences abordant des problématiques au cœur de la pratique enseignante ont été testées une première fois par les enseignant.e.s qui les ont coconstruites, puis une seconde fois par d’autres enseignant.e.s – leur a permis d’atteindre plusieurs buts : le/la chercheur.e est moins perçu.e comme le savant détenteur/la savante détentrice de vérité par les enseignant.e.s, qui sont davantage investi.e.s dans tout le processus, le développement professionnel des enseignant.e.s est favorisé, tout comme l’enrichissement de l’expertise des chercheur.e.s, et cela grâce aux apports des réalités du terrain.
C’est également un projet international qui se trouve à la source de l’article d’Isabelle Brun-Lacour et Jean-Louis Dufays, à savoir le projet «Gary», qui a déjà donné lieu à de nombreuses publications. Cette recherche s’interroge sur l’évolution tant des compétences de lecture des élèves que des pratiques enseignantes et sur les relations réciproques entre ces deux pôles à trois stades du curriculum et dans un milieu socio-économique moyen, en Belgique, France, Québec et Suisse. Dans le présent article, les auteurs analysent les réponses que les enseignant.e.s impliqué·e·s ont données aux questions suivantes: Quels sont les objectifs et finalités de leur pratique et quel est leur rapport au savoir? L’expérience a-t-elle favorisé une meilleure circulation des savoirs entre chercheur.e.s et enseignant.e.s? Comment optimiser cette circulation? Et de constater que les enseignant.e.s qui ont participé à la recherche collaborative sont entré.e.s dans une dynamique de questionnement, de recherche et de changement.
Après avoir formé une trentaine d’enseignant.e.s à la DSEL (Démarche stratégique d’enseignement de la littérature) développée dans le cadre d’une recherche collaborative entre 2006 et 2010 au Québec, Suzanne Richard et Jacques Lecavalier ont rassemblé dans un corpus les interventions par lesquelles deux enseignantes ont accompagné leurs élèves lors d’une lecture en classe de littérature. Définissant et distinguant dans un premier temps l’intervention didactique et l’intervention pédagogique, les auteurs illustrent ensuite leurs propos théoriques à l’aide d’un exemple précis où ils analysent les interventions de l’enseignante et les classent dans l’une ou l’autre catégorie. Ils soulignent en guise de conclusion que même si le matériau sur lequel ils s’appuient est sans doute insuffisant, leur recherche aboutit à l’esquisse d’un modèle complexe laissant entrevoir une circulation multidirectionnelle entre recherche et terrain.
Comme on peut le constater, les cinq articles de ce numéro insistent sur les modifications que la recherche de type collaboratif induit sur les postures et pratiques des enseignant.e.s associé.e.s, même si, comme le soulignent Richard et Lecavalier, « le développement des enseignants est une retombée, mais pas un objectif de la recherche », en renvoyant à Bednarz, Rinaudo & Roditi (2015 : 171). Plusieurs chercheur.e.s, notamment Biao et alii et Couteaux, démarquent par ailleurs explicitement les dispositifs de recherche collaborative qu’ils analysent des recherches-actions, «qui entretenai[en]t des objectifs de changement social ou éducatif» (Richard & Lecavalier). Si les acteurs et actrices du terrain sortent changé.e.s de ces expériences, il en va de même des chercheur.e.s. Et dans cette circulation des savoirs, insiste entre autres Couteaux, un rôle-clé revient au(x) responsable(s) du projet. Il s’ensuit, pour le dire avec les mots de Biao et alii, qu’«il y aurait donc une nécessité à creuser cette avenue en donnant plus de place aux praticiens que sont les enseignants dans nos recherches si nous voulons que celles-ci atteignent leur finalité».
Bibliographie
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Bednarz, Nadine (2013, éd.), Recherche collaborative et pratique enseignante: regarder ensemble autrement, Paris, L’Harmattan.
Bednarz, Nadine, Rinaudo, Jean-Luc. & Roditi, Éric (2015), «La recherche collaborative», Carrefours de l’éducation, 39, p.171-184. Repéré à http://doi.org/10.3917/cdle.039.0171
Béguin, Pascal (2013), «La conception des instruments comme processus dialogique d’apprentissages mutuels», Dans: P. Falzon (Ed.). Ergonomie constructive (p. 147-160). Paris, PUF.
Bucheton, Dominique (2005), «Au carrefour des métiers d’enseignant, de formateur, de chercheur», Dans: J.-L. Chiss, J. David & Y. Reuter (dir.). Didactique du français. Fondements d’une discipline (p. 193-210), Bruxelles, de Boeck.
Boutin Jeau-François (2019), Entretien. Voie Livres. Repéré à https://www.voielivres.ch/2450-2/
Cèbe, Sylvie & Goigoux, Roland (2018), «Lutter contre les inégalités: outiller pour former les enseignants», Recherche & formation, 87, p.77-96.
Class, Barbara & Schneider, Daniel (2013), «La Recherche Design en Éducation: vers une nouvelle approche ?» Frantice.net, 7, p.5-16.
Daunay, Bertrand & Dufays, Jean-Louis (2007), «Méthodes de recherche en didactique de la littérature», La Lettre de l'AIRDF, 40, p.8-13. Répéré à https://doi.org/10.3406/airdf.2007.1730
Daunay, Bertrand & Reuter, Yves (2008), «La didactique du français: questions d’enjeux et de méthodes», Pratiques, 137-138, p.57-78.
Desgagné, Serge (1997), «Le concept de recherche collaborative: l’idée d’un rapprochement entre chercheurs universitaires et praticiens enseignants», Revue des sciences de l’éducation, 23, p.371-393.
Design-Based-Research-Collective (2003), «Design-based research: An emerging paradigm for educational inquiry», Educational researcher, 32, p.5-8.
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Dufays, Jean-Louis & Brunel, Magali (2016), «La didactique de la lecture et de la littérature à l’aube du XXIe siècle. État des recherches en cours et focus sur la perspective curriculaire», Dans: A. Petitjean (dir.). Didactiques du français et de la littérature (p. 233-266), CREM, Université de Lorraine.
Gagnon, Roxane & Laurens, Véronique (2016), «Circulation de savoirs entre institution de formation et terrains scolaires: analyse de dispositifs de formation à l’enseignement de la production écrite en Suisse romande», Phronesis, 5 (3-4), p.69-86.
Gentaz, Edouard, Sprenger-Charolles, Liliane, Colé, Pascale, Theurel, Anne & Gurgan, Marc (2013), «Évaluation quantitative d’un entrainement à la lecture à grande échelle pour des enfants de CP scolarisés en réseaux d’éducation prioritaire: apports et limites», Approche Neuropsychologique des Apprentissages chez l'Enfant,123, p-172-181.
Kervyn, Bernadette (2011), «Caractéristiques et pertinence de la recherche-action en didactique du français», Dans: B. Daunay & B. Schneuwly (dir.) Les concepts et les méthodes en didactique du français (p. 194-224). Namur, Presses Universitaires de Namur.
Morrissette, Joëlle (2013), «Recherche-action et recherche collaborative: quel rapport aux savoirs et à la production de savoirs?» Nouvelles pratiques sociales, 25, p.35-49.
Reuter, Yves (2007), «Les méthodes de recherche en didactique du français», La Lettre de l’AIRDF, 40, p.3-5.
Savoie-Zajc, Lorraine (2001), «La recherche-action en éducation: ses cadres épistémologiques, sa pertinence, ses limites», Dans M. Anadon & M. L’Hostie (dir.). Nouvelles dynamiques de recherche en éducation, Sainte-Foy, Presses de l’Université Laval, p.15-49.
Sénéchal, Kathleen (2018), «Impacts d’une collaboration avec des enseignants sur l’élaboration et la validation du produit d’une ingénierie didactique», Recherches qualitatives, 37 (2), p.128-149.
Thurler, Moniac Gather (2000), «L’innovation négociée: une porte étroite», Revue française de pédagogie, 130, p.29-42.
Vinatier, Isabelle & Morrissette, Joëlle (2015), «Les recherches collaboratives : enjeux et perspectives», Carrefours de l’éducation, 39, p.137-170.
Voir également :
La recherche de type collaboratif: méthodologie pertinente? espace de circulation des savoirs et de formation?
La recherche de type collaboratif ou design based research tend à rapprocher «communauté de recherche et communauté de pratique» (Desgagné 1997 : 380) autour de questionnements communs d’ordre à la fois épistémologique et...
La recherche de type collaboratif: méthodologie pertinente? espace de circulation des savoirs et de formation?
La recherche de type collaboratif ou design based research tend à rapprocher «communauté de recherche et communauté de pratique» (Desgagné 1997 : 380) autour de questionnements communs d’ordre à la fois épistémologique et pragmatique. Pour les chercheurs en didactique de la littérature, il s’agit de construire leur objet de recherche dans l’ensemble de ses dimensions, en prenant en compte les interactions et les tensions entre les savoirs issus de la recherche et ceux issus du terrain. Pour les enseignants, il s’agit de questionner à la lumière des recherches récentes leurs pratiques et les effets de celles-ci sur les apprentissages réalisés par leurs élèves, de se former à et par la recherche (Vinatier 2016). Ce croisement entre recherche et terrain favorise la coconstruction de connaissances répondant à des besoins d’enseignement et d’apprentissage généralement identifiés comme prioritaires (Morrissette 2013).
L’article visera à mettre au jour les atouts, voire les limites, de ce type de recherche. Il prendra appui sur certaines des données recueillies dans le cadre du programme de recherche quinquennal (2014-2019) PELAS (Pratiques Effectives de la Lecture Analytique dans le Secondaire1), auquel collaborent une douzaine de chercheurs en didactique de la littérature2 ainsi qu’une trentaine de professeurs de collège et de lycée français et belges. Après une rapide présentation des enjeux et des modalités de la collaboration entre chercheurs et praticiens, l’article rendra compte, à travers l’analyse des discours tenus par ces derniers, des déplacements conceptuels que ceux-ci ont opérés lors de cette recherche collaborative, mais aussi des difficultés observées en termes de circulation des savoirs et de développement professionnel.
Enjeux et modalités de la collaboration entre praticiens et chercheurs dans le cadre du programme de recherche PELAS
Lestensions qui ont alimenté et qui alimentent encore aujourd’hui les discours de déploration concernant l’enseignement de la littérature dans le secondaire (Ahr 2015) proviennent en partie d’une connaissance très approximative de la réalité effective des classes. En effet, l’analyse des textes officiels et des outils pédagogiques mis à la disposition des enseignants, tels que les manuels, ne rend compte que très partiellement de la réalité effective, à un moment T, de l’enseignement de la littérature dans le secondaire, que structurent également des données contextuelles, intervenant comme contraintes ou ressources (Desgagné 1997 : 273). Or, si l’on veut identifier les lieux de transformation possible des pratiques d’enseignement en vue d’envisager l’adaptation de la discipline à la culture et à la société de notre temps, il est indispensable de savoir non seulement ce qui s’enseigne réellement aujourd’hui en matière de littérature mais aussi comment on enseigne et on apprend dans les classes de français. Deux facteurs ont déterminé les limites du champ d’observation et d’analyse retenu par l’équipe de recherche: d’une part, la priorité accordée aux approches analytiques de la lecture de la littérature dans les grandes classes du secondaire; d’autre part, les difficultés que les élèves rencontrent lors de leur passage au lycée, soit, pour ce qui concerne la France, lorsqu’ils entrent en classe de seconde, difficultés que l’institution souligne en ces termes:
Les élèves de seconde expriment souvent leur étonnement devant les tâches qui leur sont proposées en français. Ils se sentent démunis, mal préparés. Beaucoup ont le sentiment d’être livrés à eux-mêmes et, en particulier, de ne pas savoir comment aborder une lecture analytique sans un questionnaire détaillé tel qu’il leur était souvent fourni au collège. (Ministère de l'éducation nationale 2012 : 1)
La recherche s’intéresse donc prioritairement aux niveaux de troisième (fin de collège) et de seconde (première année du lycée).
Cette recherche descriptive à visée «herméneutique» (Dufays 2001) tend ainsi non seulement à analyser les effets des pratiques professorales sur les apprentissages que les élèves réalisent ou non, mais également à cerner les conceptions de la littérature et de son enseignement sur lesquelles ces pratiques s’appuient, explicitement ou implicitement. Il faut entendre par «pratiques professorales» l’ensemble des «composants didactiques et pédagogiques des pratiques d’enseignement» (Goigoux 2014 : 2) qui reconfigurent les objets à enseigner inscrits dans les programmes en «objets enseignés» (Schneuwly, Dolz & Ronveaux 2006 : 176) puis en objets réellement appris. Il s’agit donc d’analyser, d’une part, les situations d’enseignement et d’apprentissage de la littérature (formes de travail proposées, places et rôles respectifs de l’enseignant et des élèves, tâches discursives orales et écrites, rapports texte/enseignant/élèves, questionnements professoraux, activités des élèves, etc.) ainsi que les corpus et outils pédagogiques (dont les outils numériques) privilégiés par les enseignants; et, d’autre part, les effets de ces choix didactiques sur les apprentissages réalisés (ou non) par les élèves.
Sans pour autant prétendre à une étude quantitative, l’équipe s’est donné pour contrainte de diversifier les terrains d’enquête. Deux critères ont présidé au choix des établissements. Le premier est d’ordre géographique et sociologique (zones urbaine, périurbaine, rurale; contextes socioéconomique, socioculturel, socioprofessionnel; taux de réussite au diplôme national du brevet et au baccalauréat, etc.). Le second –et c’est cet aspect qui est retenu dans le présent article– concerne l’implication des professeurs dans le projet de recherche.
Afin d’approcher au mieux la réalité effective des classes, il est en effet nécessaire que les enseignants soient partie prenante du projet. Celui-ci peut de la sorte répondre à un double enjeu: offrir aux chercheurs un terrain d’enquête; permettre aux professeurs de bénéficier, à terme et grâce à un travail collaboratif, d’une formation par et à la recherche. C’est en effet par «la réflexion collective des acteurs qu’on peut trouver des solutions» (Flandin 2014) répondant à la nécessité d’adapter l’enseignement de la littérature dans le secondaire à la réalité actuelle. Et c’est à cette condition que peuvent être menées les démarches empiriques indispensables à la recherche en didactique de la littérature et à la formation des enseignants, qui lui est étroitement liée, et que l’on peut «contribuer à l’évolution des pratiques professionnelles au profit de tous les élèves» (Goigoux 2007 : 47).
Les membres de l’équipe ont donné des formes différentes à ce volet collaboratif de la recherche. Selon les données du protocole, cette collaboration a consisté en un investissement et une réflexivité qui se sont manifestés de diverses manières: par la transmission des descriptifs de séquences, par le choix des séances de lecture analytique significatives, par l’enregistrement des analyses «à chaud» de ces séances, par la remise des travaux avant, pendant et après la séance pour les élèves correspondant aux profils identifiés par les chercheurs. Dans un bassin défavorisé de l’académie de Versailles, ce volet collaboratif a pris la forme d’une action de formation; dans l’académie de Lille, la composante collaborativea été prise en charge dans un séminaire de recherche à l’École Supérieure du Professorat et de l’Éducation (ÉSPÉ3), sur le site d’Arras. Ce sont ces deux formes de la recherche collaborative qui sont étudiées ici dans le contexte de la recherche PELAS.
Une recherche-formation collaborative dans l’académie de Versailles
La recherche collaborative liée à une action de formation à destination des enseignants de français des collèges et des lycées d’un même bassin a nécessité non seulement l’investissement assuré de l’un d’entre eux, mais aussi l’aval et le soutien de la part des chefs des établissements concernés ainsi que du service de la formation continue du Rectorat, auprès duquel le professeur, porteur de cette initiative locale, a déposé une demande de formation se déroulant sur quatre demi-journées de quatre heures réparties dans l’année scolaire. Il a été précisé alors que cette action, «adossée à un projet de recherche sur les pratiques effectives visant à former des lecteurs de littérature du collège au lycée (libellé du stage la première année)», était à inscrire dans la durée (trois années: de 2015/2016, année de la collecte des données, à 2018) et visait à répondre à un objectif général, précisé en ces termes dans le plan de formation:
Le programme de formation/recherche se propose d'explorer les effets des pratiques d'enseignement sur les apprentissages réalisés par les élèves, en particulier de troisième et de seconde. L'objectif est de comprendre comment les élèves s'impliquent dans la lecture et l'interprétation.
Les modalités de travail, validées par le Rectorat, étaient également présentées ainsi :
Trois modalités de travail alterneront:
Les analyses des mises en œuvre et des transactions effectives en classe et/ou en ligne pour interroger les apprentissages des élèves.
Les mutualisations de pratiques de la lecture analytique en collège et en lycée menant à des réflexions et synthèses collaboratives sur les dispositifs et les situations de travail.
Des temps dédiés à l’actualisation des savoirs, à partir d’apports théoriques sur les théories didactiques de la lecture et pour nommer les pratiques (en appui sur des extraits choisis d’articles ou d’ouvrages récents).
Globalement, les modalités de travail ont été les mêmes durant les trois années, mais l’accent a été mis progressivement sur l’appropriation d’une posture de praticien réflexif, celle-ci requérant l’actualisation des savoirs issus de la recherche. Enfin, ce stage a regroupé au cours des trois années et selon des variations importantes d’une séance à l’autre entre 8 et 15 enseignants4, constat qui conduit à s’interroger sur les atouts et les limites de cette recherche-formation collaborative, comme nous le verrons plus loin.
Un séminaire pour accompagner la recherche collaborative dans l’académie de Lille
L’équipe du bassin d’Arras en lycée et en collège, constituée par sollicitation directe et par cooptation, a réuni quatre enseignants représentant un panel d’établissements à recrutements socio-culturellement contrastés: trois d’entre eux, expérimentés; le quatrième, en début de carrière à Fourmies, ville en restructuration industrielle. Cette équipe, soutenue par l’ÉSPÉ Lille Nord de France et par l’université d’Artois, a bénéficié d’un soutien financier pour ses travaux.
Pour les praticiens, le contrat prévoyait, outre l’enregistrement audiovisuel de séances de lecture analytique et la transmission des données prévues par le protocole (cf. ci-dessus), la participation à un séminaire, selon deux temporalités: de juin 2015 à juin 2016, durant la phase de collecte des données, les trois demi-journées de séminaire avaient pour finalités de soutenir cette collecte, de favoriser l’autoquestionnement, la confrontation des interrogations, ainsi que la mutualisation des pratiques et des références, sans intervention du chercheur. L’année suivante, les deux dernières séances du séminaire ont été consacrées à la préparation de deux tables rondes pour deux journées d’étude (au plan national et régional), dans le cadre d’un dialogue entre praticiens et chercheurs (cf. ci-dessous).
Afin d’identifier l’influence de cette recherche collaborative sur les conceptions et les pratiques professorales en matière d’approches analytiques des textes littéraires, plusieurs données ont été recueillies et analysées : les questionnaires et les entretiens semi-directifs collectés en début de recherche PELAS (2015) auprès des enseignants des deux groupes; les échanges enregistrés lors de certaines des séances de formation, notamment lors de la séance bilan proposée en avril 2018 pour l’académie de Versailles; les interventions de deux représentants de l’équipe de Versailles et de trois représentantes de l’équipe de l’académie de Lille dans le cadre d’une journée d’étude organisée par l’équipe PELAS à l’Institut français de l’Éducation en octobre 2017; ainsi que, pour Lille, les verbatims des séminaires et l’enregistrement de la réunion préparatoire à cette journée comme à celle d’avril 20175.
La recherche collaborative : un espace de développement professionnel
La recherche collaborative menée dans le cadre du programme PELAS a été envisagée conformément au concept élaboré par Desgagné il y a plus de vingt ans. Trois dimensions caractérisent ce type d’action:
- - Les «praticiens s'engagent, avec le chercheur, à explorer un aspect de leur pratique» et «l'objet même de la recherche porte sur leur compréhension en contexte du phénomène exploré». Dans le cas présent, cet «aspect de leur pratique» concerne les approches analytiques des textes littéraires.
- - Cette activité de recherche offre aux praticiens «une occasion de perfectionnement, elle est activité de formation».
- - Les connaissances construites au cours de cette recherche collaborative sont «le produit d'un processus de rapprochement, voire de médiation entre théorie et pratique et entre culture de recherche et culture de pratique» (1997 : 383-384).
L’analyse des données recueillies dans l’académie de Versailles montre que ce type de recherche favorise chez les enseignants un déplacement de posture dans la mesure où, comme l’un des professeurs concernés le précise, ils «apprennent à réfléchir» sur leur pratique, à actualiser les savoirs sur lesquels cette pratique repose et à percevoir l’intérêt que cette actualisation représente pour leur pratique au quotidien.
Plusieurs facteurs favorisent ce déplacement de posture. Cependant, comme le confie l’un des enseignants, «on devient des praticiens réflexifs» une fois que l’on a accepté, comme le précise un autre, de «se remettre en posture d’apprenant». Et cet «apprentissage» ne peut se réaliser que sous certaines conditions: il faut accepter de confronter sa pratique à celle des autres, de la voir questionnée par les chercheurs mais aussi par les pairs et bien évidemment par soi-même, ce qui conduit à accepter d’ouvrir les portes de sa classe. Il faut accepter de «douter» (verbe qui revient fréquemment lors des échanges) de la validité de sa pratique, qu’avec l’expérience on croyait efficace et efficiente. Il faut percevoir l’intérêt que certains écrits de recherche peuvent présenter pour sa pratique au quotidien. Une fois ce «mal nécessaire» accepté –pour reprendre l’expression d’un des enseignants–, l’intérêt d’un tel travail collaboratif est multiple: non seulement les échanges entre pairs donnent envie d’approfondir la réflexion engagée, mais les rencontres avec le/les chercheur(s)-formateur(s) impulsent et entretiennent «le processus de réflexion», comme le soulignent les verbatims suivants6:
P1 : À chaque fois j’ai l’impression qu’il y a un niveau qui se développe […] ça entretient le processus de réflexion.
P2 : Ça maintient dans une dynamique et c’est très stimulant intellectuellement, c’est gratifiant car ça permet de sortir de la routine.
P3 : Ça permet d’intellectualiser notre approche de notre métier, ça m’a aidée à dépasser ces moments où je trouvais que je commençais à entrer dans cette routine.
Quant aux écrits de recherche que le chercheur invite et «aide» à lire, ils permettent de «mettre des mots sur des difficultés ressenties» mais non encore verbalisées, d’éclairer certaines notions et certains concepts (par exemple, «Qu’est-ce qu’une lecture analytique ?», «Qu’est-ce qu’un sujet lecteur ?»), sachant que l’intérêt pour le professeur «ne porte pas sur la notion elle-même mais sur ce que ça veut dire pour sa pratique au quotidien». Ces éclairages théoriques donnent également «envie d’approfondir, d’aller plus loin» et favorisent aussi une meilleure compréhension des prescriptions institutionnelles. Comme l’avoue un enseignant, lire ces écrits de recherche d’un premier abord complexes, c’est «se mettre dans la situation de l’élève». Il y a comme «un effet de miroir» car la lecture de ces écrits est au départ, selon les professeurs, aussi compliquée que celle des textes littéraires qu’ils soumettent à leurs élèves: l’un d’eux précise que l’on peut ainsi «percevoir la difficulté de l’apprenant que l’on a face à nous tout le temps et justement son angoisse par rapport à nos exigences». Et ce même professeur ajoute qu’il peut de la sorte «garder en mémoire ce qu’est, ce qu’a été [son] parcours d’apprenant».
Il y a cependant consensus sur la nécessité de prévoir une «phase d’adaptation», car la collaboration est dans un premier temps «déstabilisante». Et il faut du temps pour entrer dans les écrits de recherche, permettre à chacun de percevoir l’intérêt de telle notion, de tel concept (une fois compris·e) pour sa pratique au quotidien. L’un des enseignants confie : «Avant je n’en voyais pas l’intérêt, ça n’avait pas de sens pour moi, mais maintenant…»
Par ailleurs, cette recherche collaborative apparait comme un espace où les tensions perçues dans la classe, les difficultés éprouvées sont «théorisées». Cette «mise en discours des tensions», éclairée par les écrits des chercheurs, est perçue comme un processus «salvateur», ce que les verbatims suivants confirment :
P4 : Des gens pensent à ça, et donc ça légitime mes inquiétudes et en plus on essaie de trouver une solution.
P5 : C’est rassurant car on n’est pas seul à partager ces doutes.
Le «groupe de recherche», aussi désigné par le syntagme «groupe de travail» (ce qui confirme l’implication réelle des enseignants dans le processus de recherche), offre donc du temps pour «verbaliser», «partager», «réfléchir», «construire des savoirs sur le long terme» et, par conséquent, opérer un déplacement de posture qui repose sur une conception ouverte du métier d’enseignant. Deux stagiaires confient sur ce point:
P6 : Le professeur n’est pas nécessairement celui qui a la solution, ça le replace comme quelqu’un qui tâtonne.
P7 : On devient aussi un peu nous-mêmes chercheurs, modestement, très modestement. C’est déstabilisant, voire très déstabilisant, mais c’est déculpabilisant.
Adopter la posture de chercheur pour ces enseignants impliqués dans cette recherche collaborative, c’est «prendre du recul par rapport à un échec constaté» (une situation de classe qui n’a pas donné les résultats escomptés), «échec que jusqu’alors on se contentait de constater comme tel», c’est «chercher autre chose», se demander ce que l’on peut faire d’autre pour atteindre l’objectif visé. Et pour ce qui concerne les approches analytiques des textes littéraires, adopter cette nouvelle posture conduit à s’accorder des libertés par rapport à ce que l’on croyait être imposé par l’institution. C’est par exemple admettre qu’«il y a mille façons de faire des lectures analytiques, qu’il ne faut pas se limiter, qu’il ne faut pas s’enfermer, surtout pas s’enfermer dans les représentations que l’[on s’en fait] à la lecture des programmes». C’est considérer que le plus important est de réfléchir au «processus» par lequel les élèves s’approprient le texte et parviennent progressivement à parler de la lecture qu’ils en ont faite. C’est considérer «la classe comme un laboratoire» et donc, en matière de lecture analytique, c’est «oser», «s’autoriser», «tester», «essayer» de nouvelles approches, les «varier», les «diversifier». La lecture analytique ne consiste plus seulement dès lors à «comprendre et analyser les mécanismes à l’œuvre dans un texte», comme la définissent certains des enseignants dans le questionnaire renseigné au début de la recherche. Effectivement, alors qu’initialement tous estiment que la lecture analytique vise à apprendre aux collégiens à «déstructurer» les textes et aux lycéens à les «restructurer», cette conception des enjeux de l’enseignement de la littérature ne fait plus consensus trois ans plus tard dans la mesure où cette modalité de lecture scolaire est désormais perçue comme «un processus à entretenir sur le long terme», où elle est à envisager «dans un continuum» dans la formation des élèves lecteurs.
Cette collaboration favorise également la circulation voire la production de savoirs, comme en témoignent les évolutions apportées aux descriptifs présentant l’action de formation menée dans un bassin de l’académie de Versailles et soumis à l’administration. Les verbes «explorer», «questionner», «interroger», «réfléchir sur», «chercher à repérer», «éclairer» y sont de plus en plus présents et, la troisième année, sont clairement annoncés «des temps d’actualisation des connaissances théoriques dans les champs de la didactique du français et de la didactique de la littérature» afin d’éclairer les questions soulevées lors de l’analyse des données recueillies par les professeurs eux-mêmes (séances filmées, écrits et oraux d’élèves).
La recherche collaborative : complexités et limites
Le dispositif conçu dans l’académie de Lille montre les complexités et les difficultés de l’articulation entre les enjeux de la recherche et ceux de la formation dans la recherche collaborative, telle qu’actuellement définie. Comment en effet faire en sorte qu’ils ne se développent pas simplement en parallèle, ou l’un au détriment de l’autre? Comment, dans une recherche de type «écologique» qui cherche à approcher le plus possible les pratiques professorales ordinaires dans leurs contextes, ne pas influer sur celles-ci dans les enjeux de formation? Comment prendre en compte, dès la conception du protocole de recherche, les modalités d’évaluation des effets de la collaboration avec les chercheurs sur le développement professionnel des praticiens? Ce sont donc ces complexités et ces difficultés que met au jour l’analyse réflexive de la recherche collaborative telle qu’elle a été mise en place dans cette académie, à Arras.
L’organisation du séminaire évoqué plus haut a découlé des enjeux et modalités de la recherche PELAS, dans le sens où les enseignants et les classes concernées ne pouvaient être considérés comme de simples terrains d’observation. Selon le contrat établi au départ, il s’agissait pour les enseignants de bénéficier non seulement d’un soutien logistique pour le suivi de la collecte durant l’année du recueil des données, mais également de bénéficier de l’appui du groupe au moment où ils acceptaient de livrer leur pratique au regard du chercheur. Le séminaire leur offrait également un espace pour échanger sur leur pratique, afin de nourrir, par la coformation, un processus de développement professionnel. Le contrat stipulait également qu’au-delà d’une bibliographie sur la didactique de la lecture littéraire fournie par le chercheur, celui-ci n’interviendrait pas dans les débats, du moins dans la période de collecte des données, c’est-à-dire durant la première année du séminaire. Des prolongements pour la formation étaient envisagés, notamment par la participation aux deux journées d’étude, mais sans qu’ils aient été, à ce moment-là, davantage précisés.
Les membres de ce groupe avaient bénéficié, avant la recherche et dans le cadre de la formation initiale ou continue, d’apports sur la lecture littéraire et sur la prise en compte du sujet lecteur dans la conduite des séances. L’un d’eux s’était également engagé dans une démarche d’autoformation, nourrie par de nombreuses lectures de revues et d’ouvrages didactiques. Dans sa contribution à la préparation à la journée d’étude à Arras (28 avril 2017), il explique ainsi:
C’est la fréquentation du CRDP qui m’a fait changer. Au départ, j’y allais pour trouver des idées de cours et puis, j’ai emprunté L’École des Lettres Lycée avec des articles d’Yves Stalloni, la revue Didactique, des ouvrages de Jordy, d’Annie Rouxel… La constitution de corpus, la didactique des textes m’intéressaient beaucoup. Se libérer des contraintes que s’imposent finalement les professeurs eux-mêmes me semblait indispensable. Mais cela n’allait pas sans friction avec les collègues en place!
De fait, dans cet espace de discussion ouvert par le séminaire, s’est exprimée l’adhésion forte de ces praticiens à la prise en compte du sujet lecteur, lors des séances de lecture analytique, dans un processus de construction collective du sens à l’oral. Cette conception centrée sur le lecteur a accru, selon eux, leurs motivations pour ces séances et, parallèlement, celles des élèves, comme en témoignent les verbatims suivants d’enseignants de collège, puis de lycée:
P 1 […] elle permet à chacun de se dire: je peux dire quelque chose du texte, je peux comprendre quelque chose […].
P 2 : C’est là que la classe prend tout son sens […] c’est un chemin énorme qu’ils doivent entreprendre dans le texte et à la limite, les autres sont là pour contredire.
Et l’enseignant de lycée ajoute que «c’est ce passage qui est compliqué».
Le séminaire a également favorisé, dans un climat très libre, les échanges sur les difficultés liées à la prise en compte du sujet lecteur dans les approches analytiques des textes, notamment dans la perspective de la liaison entre le collège et le lycée. Pour les enseignants de collège du groupe, comme pour le ministère, c’est bien l’écart entre le niveau des élèves en collège (compétences lecturales, lexicales et syntaxiques faibles; élèves en difficulté par rapport à des analyses métatextuelles écrites) et les exigences des instructions officielles du lycée qui est source de nombreuses interrogations. Celles-ci paraissent difficiles à surmonter. Au lycée, les difficultés tiennent à l’effectif des classes (autour de 35 élèves), à la diversité des pratiques enseignantes et des représentations des élèves à leur sujet, aux contradictions entre la prise en compte de l’élève comme lecteur et le poids des épreuves du baccalauréat, ou même plus généralement, au passage des premières réactions des élèves face à un texte à des analyses plus outillées et plus approfondies, s’appuyant sur l’acquisition de connaissances, comme l’analyse cet enseignant de lycée:
[Dans certaines classes], ils attendent que ce soit moi qui donne le savoir savant, ils veulent bien embrayer le travail, mais dès qu’ils doivent chercher par eux-mêmes, cela leur déplait. Ils veulent bien réagir, ils aiment bien qu’on les sollicite, mais quand la sollicitation devient exigence de lecture, ils voudraient bien que ce soit le professeur qui la leur propose, qui donne davantage de choses, les savoirs savants. […] Cela ne veut pas dire que tout vient des élèves, bien sûr…mais est-ce que je suis trop exigeante, ou est-ce que je suis maladroite, parfois, je me pose la question. On ne peut en rester au stade de la réaction de l’élève. Il faut qu’on construise quelque chose, le savoir, et c’est cette deuxième phase, l’interprétation ou la construction du sens qui est difficile à mettre en place avec certaines classes.
Par ailleurs, la forme orale du cours, qui est la conception de référence des praticiens du groupe pour les séances de lecture analytique, se révèle, dans ces échanges, entrer en contradiction avec le développement des compétences d’analyses métatextuelles requises par le commentaire littéraire au baccalauréat. Un enseignant de lycée précise ainsi que «le réinvestissement de ces compétences travaillées à l’oral est décevant dans la première étape du commentaire écrit». Ce qui rejoint les analyses de l’un de ses collègues de collège:
[…] mais est-ce que des choses systématiques… ça ne pourrait pas aider de temps en temps les élèves qui ont du mal ? Parce qu’on ne part plus de cela, mais on leur demande d’utiliser cela. […] il manque quelque chose dans nos façons de faire pour leur permettre à tous d’aller plus loin dans la compréhension, d’être capables d’écrire un bilan seuls, de développer une question, de l’enrichir, de l’interpréter: tout seuls, ils n’y arrivent pas.
La verbalisation de ces difficultés amène le groupe à s’interroger sur la nécessité d’une trace écrite en cours (perte de temps ou nécessité? lieu de développement de l’écrit ou non? par qui? et qu’en est-il pour les élèves des repérages, surlignages et notes à même le texte: sont-ils des outils suffisants? Quels usages du tableau blanc interactif (TBI)? etc.).
L’un des enseignants du groupe, nourri de nombreuses lectures personnelles (cf. ci-dessus) ouvre une perspective:
Mais la lecture analytique n’est peut-être pas le moment de travailler l’écrit, il y a peut-être une place pour la lecture analytique et une place pour la rédaction. Il ne faut peut-être pas les lier tous les deux tout le temps.
À l’inverse, un autre enseignant de lycée propose de passer davantage par l’écrit pour entrer dans la lecture analytique. Toutefois, ces pistes n’ont pas été durablement reprises dans les échanges du groupe et n’ont pas fait l’objet d’une ouverture vers des lectures théoriques.
Enfin, comme le souligne le verbatim suivant, ce sont également les questions de la différenciation et de la progression à établir au lycée sur deux ans qui ont été objets de débats et non la progression entre collège et lycée:
La difficulté que je rencontre concerne la différenciation. Comment faire attention et accompagner les élèves en difficulté dans leur apprentissage dans une classe de 36 élèves? Comment veiller sur leur progression et leur fixer des objectifs simples qui les mettent en confiance sans cesser d’être exigeante et tout en continuant à les intéresser? Comment mettre cette progression en place sur deux ans?
Ces questionnements ont été soumis à discussion durant les deux journées d’études l’année suivant la collecte des données: ils ont été confrontés à des analyses et à des apports théoriques7. Toutefois aucune évaluation finale de ces confrontations ne permet d’en mesurer plus précisément les apports. Deux autres demi-journées de séminaire, en aval de ces journées, consacrées à l’analyse de ces apports auraient sans doute été nécessaires. Outre cette lacune dans l’anticipation de ce volet de la formation, la dimension collaborative s’est heurtée au décalage entre la temporalité du séminaire et celle du dépouillement des données qui aurait pu permettre aux chercheurs de mieux répondre aux questions posées et de renvoyer à la théorie et à de nouvelles lectures.
Jusqu’où ce séminaire et la participation aux journées d’étude ont-ils permis ce développement professionnel? Ont-ils favorisé la circulation des savoirs et des apports de la recherche? Les données recueillies, faute de mesures précises, ne permettent pas de répondre plus avant à ces questions, même si, à l’heure actuelle, on peut observer que le processus se traduit, pour deux des enseignants impliqués dans la recherche, par une démarche d’engagement dans une formation de formateurs à l’INSPÉ.
Cette collaboration entre chercheurs et praticiens confirme cependant la prégnance du modèle de l’explication de textes à l’oral en situation collective et met au jour les confusions ou les contradictions entre prise en compte du sujet lecteur dans la lecture analytique et commentaire littéraire à l’écrit du baccalauréat de français. La prise en compte du sujet lecteur remet en cause la conception de la discipline, la solidarisation de ses exercices, les distributions entre modalités orales ou écrites des apprentissages et la place des outils d’analyse et des connaissances littéraires dans ce processus d’enseignement et d’apprentissage, particulièrement dans le contexte scolaire français. Les gestes professionnels des enseignants au service de ce que Jean-Pierre Astolfi (2008) désigne comme «le processus enseigner» sont par là même fortement questionnés.
En conclusion, ces deux études montrent les atouts mais aussi les difficultés et les complexités des recherches collaboratives lorsqu’elles visent également le développement professionnel des praticiens. Recherche et formation se déploient en effet dans des temporalités différentes. Une telle recherche collaborative requiert par conséquent une double planification et une double structuration (de recherche et de formation) avec des outils différents, du moins si l’on veut en mesurer de façon précise les effets.
Bibliographie
Ahr, Sylviane (2015), Enseigner la littérature aujourd’hui : «disputes» françaises, Paris, Honoré Champion, coll. «Didactique des lettres et des cultures».
Ahr, Sylviane (dir.) (2018), Former à la lecture littéraire au lycée – Réflexions et expérimentations, Poitiers Futuroscope, Éditions Canopé.
Astolfi, Jean-Pierre (2008), La Saveur des savoirs, Issy-les-Moulineaux, ESF Éditeurs.
Desgagné, Serge (1997), «Le concept de recherche collaborative: l’idée d’un rapprochement entre chercheurs universitaires et praticiens enseignants», Revue des sciences de l'éducation, n° 23, p. 271-393. En ligne, URL : http://id.erudit.org/iderudit/031921ar
Dufays, Jean-Louis (2001), «Quelle(s) méthodologie(s) pour les recherches en didactique de la littérature? Esquisse de typologie et réflexions exploratoires», Enjeux, n° 51-52, p. 7-29.
Flandin, Simon (2014), «La vidéoformation dans tous ses états: Quelles options théoriques? Quels scénarios? Pour quels effets?», Conférence de consensus, Chaire UNESCO, «Former les enseignants au XXIe siècle». En ligne, URL : http://chaire-unesco-formation.ens-lyon.fr/Conference-La-videoformation-dans
Goigoux, Roland (2014), «Lire et écrire à l’école primaire», Bulletin de la Recherche, n° 31. En ligne, URL : http://ife.ens-lyon.fr/ife/recherche/ bulletins/2014/bulletin-nb031
Goigoux, Roland (2007), «Un modèle d’analyse de l’activité des enseignants», Éducation et didactique, n° 1- 3, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, p. 47-69.
Ministère de l’Éducation nationale (2012), «Ressources mises en ligne par le ministère concernant la mise en œuvre d’un accompagnement personnalisé en classe de seconde». En ligne, URL : http://cache.media.eduscol.education.fr/file/Accompagnement_personnalise/30/3/LyceeGT_Ressource_AP_fiche_liaison_3eme_2de_en_francais_216303.pdf
Ministère de l’Éducation nationale (2010), «Programme de l'enseignement commun de français en classe de seconde générale et technologique et en classe de première des séries générales et programme de l'enseignement de littérature en classe de première littéraire», Bulletin officiel spécial, n° 9. En ligne, URL : http://www.education.gouv.fr/cid53318/mene1019760a.html
Morrissette, Joëlle (2013), «Recherche-action et recherche collaborative: quel rapport aux savoirs et à la production de savoirs?», Nouvelles pratiques sociales, n° 25, p. 35-49.
Schneuwly Bernard, Joaquim Dolz & Christophe Ronveaux (2006), «Le synopsis: un outil pour analyser les objets enseignés», in Les méthodes de recherche en didactiques, M.-J. Perrin-Glorian & Y. Reuter (dir.), Villeneuve d’Ascq, Presses Universitaires du Septentrion, p. 175-189.
Vinatier, Isabelle (2016), «Recherche collaborative avec des conseillers pédagogiques: quels effets formatifs?», Communiquer, n° 18. En ligne, URL http://journals.openedition.org/communiquer/2097
Voir également :
La recherche de type collaboratif: un espace de formation à et par la recherche
La recherche qui fait l’objet de la présente étude, et que nous analyserons du point de vue du groupe formé par les enseignant-e-s, les enseignant.e.s-formateurs.trices et l’enseignante-chercheure qui la dirigeait, s’est déroulée...
La recherche de type collaboratif: un espace de formation à et par la recherche
La recherche qui fait l’objet de la présente étude, et que nous analyserons du point de vue du groupe formé par les enseignant.e.s, les enseignant.e.s-formateurs.trices et l’enseignante-chercheure qui la dirigeait, s’est déroulée pendant quatre ans, de 2009 à 20131, dans le cadre de l’IUFM2 de l’académie de Versailles. Sa visée consistait à expérimenter des démarches didactiques de lecture littéraire qui articulent écritures individuelles diverses de réception et échanges oraux collectifs sous la forme de cercles de lecture et/ou de débats interprétatifs. Elle a permis, d’une part, de mettre au jour les effets, sur les apprentissages des élèves, de ces démarches expérimentées dans les classes avant la publication des programmes français actuels des cycles 3 et 4 (MENESR 2015), et, d’autre part, d’identifier les gestes professionnels susceptibles de favoriser ces apprentissages. Elle a donné lieu à une publication collective en 2013, sous la direction de Sylviane Ahr : Vers un enseignement de la lecture littéraire au lycée –Expérimentations et réflexions, CRPD de Grenoble3.
Définissant et analysant les enjeux d’une recherche-action et ceux d’une recherche collaborative, Joëlle Morissette établit la distinction suivante:
La recherche-action consiste en une stratégie de changement planifié s’exerçant au cœur d’un processus de résolution de problèmes [Savoie-Zajc 2001], alors que la recherche collaborative renvoie plutôt à une démarche d’exploration d’un objet qui conduit à la coconstruction de savoirs autour d’une pratique professionnelle [Desgagné 1998]. (Morrissette 2013 : 36-37)
Selon cette définition, la recherche qui nous occupe se trouve à la croisée de la recherche-action –pour sa visée de transformation des pratiques enseignantes– et de la recherche collaborative –comme coconstruction de savoirs rapprochant monde de la recherche et monde de la pratique professionnelle autour de l’expérimentation des cahiers de lecture et des débats interprétatifs comme outils pour former les élèves à la lecture littéraire. Le point commun de ces deux formes de recherche est leur «visée praxéologique» (Dufays 2006 : 147) qui permet de faire des enseignant.e.s qui s’y engagent des actrices et des acteurs de la production des savoirs, et non de simples «exécutants […] d’un savoir produit par la recherche» (Morrissette 2013 : 47).
De plus, l’expérience de la recherche s’inscrit alors dans un espace commun éphémère –mais prolongeable par des travaux qui le considèrent sous un angle renouvelé– défini par une temporalité limitée et partagée de façon globalement synchrone par les différents membres du groupe. Pour ces derniers, l’espace créé se matérialise simultanément à plusieurs niveaux (celui du travail avec la classe, celui du travail avec l’équipe de recherche) par des rencontres physiques et la circulation de communications écrites (cahiers de lecture, courriers électroniques, articles) et orales (débats interprétatifs, discussions, présentations), où se découvrent, s’échangent et s’enrichissent les paroles d’élèves, d’enseignant.e.s, de chercheur.e.s. Superposant ainsi, d’une part, les différents espaces professionnels physiques que sont le terrain (la salle de classe) et les lieux de travail (dont le domicile personnel, les salles de réunion), et, d’autre part, le réseau immatériel des réflexions que chacun.e sollicite et au sein duquel chacun.e rend compte de ses expérimentations, l’espace de recherche se redimensionne au fur et à mesure des avancées du travail personnel et commun et engendre divers types de formalisations pratiques et théoriques. Il permet la constitution d’un répertoire commun de références à travers lequel se développe une dynamique collective créatrice de nouveaux savoirs et savoir-faire.
Il y a donc lieu de se demander comment ce type de recherche constitue, pour les enseignant.e.s et formateurs.trices, un espace de formation à et par la recherche: dans quelle mesure cette expérience de recherche-action/recherche collaborative a-t-elle non seulement transformé nos pratiques professionnelles, mais a-t-elle aussi fait de nous des enseignant.e.s qui cherchent, des praticiennes et des praticiens réflexifs? Quels dispositifs ont favorisé ces transformations conceptuelles et praxéologiques? C’est ce que nous nous proposons d’analyser ici en privilégiant le point de vue enseignant, et en présentant d’abord le corpus et la méthodologie adoptés, avant d’examiner en quoi ce type de recherche est au service d’une articulation de la théorie et de la pratique en vue de former enseignant.e.s-chercheur.e.s, puis d’en évoquer les limites et les perspectives.
Corpus et méthodologie
Après avoir résumé l’objet de la recherche collaborative à laquelle nous avons participé, nous présenterons le corpus retenu pour la présente étude.
Objet et objectif de la recherche
Cette recherche, menée pendant quatre ans, visait à mettre en œuvre des démarches d’enseignement de la lecture littéraire fondées sur les théories de la réception des textes4 en permettant l’expression des lectures subjectives des élèves pour construire des compétences de lecture distanciée, via l’usage d’un cahier de lecture et la pratique des débats interprétatifs. Les propositions établies par l’équipe ont consisté d’abord à poser des questions analogiques ou axiologiques5 auxquelles les élèves répondaient dans leur cahier après une première lecture du texte en autonomie. Prenant connaissance des réponses des élèves, l’enseignant.e pouvait alors formuler des interrogations propres à nourrir la confrontation des interprétations lors du débat en classe. Un temps de synthèse était enfin ménagé pour permettre le retour individuel au cahier et la construction de lectures plus distanciées. Le blog, comme autre outil propice, par le biais d’échanges écrits asynchrones, à la confrontation des lectures subjectives et à la coconstruction de lectures distanciées, a également été expérimenté par certain.e.s enseignant.e.s 6.
L’enquête-bilan
Afin de recueillir le bilan, cinq ans après, de l’expérience telle qu’elle a été vécue par les enseignant.e.s du groupe de recherche, je leur ai adressé, au printemps 2018, par courriel, les questions suivantes:
- - Quelles étaient vos motivations pour participer à cette expérimentation?
- - Que vous a apporté cette expérience de recherche-action?
- - A-t-elle changé quelque chose dans votre posture professionnelle, dans votre conception de la littérature et de l’enseignement/de la formation?
- - Quels manques pourriez-vous identifier pour que le dispositif puisse être plus productif?
Cet envoi a donné lieu à sept retours sur neuf participant.e.s, qui seront analysés dans cet article, et auxquels je mêlerai ponctuellement mon propre témoignage du point de vue enseignant.
Les articles de l’enseignante-chercheure
Au fur et à mesure de l’avancée des travaux collectifs, l’enseignante-chercheure dirigeant cette recherche collaborative a publié plusieurs articles, dont trois font également partie de mon corpus, dans la mesure où ils fournissent des témoignages des participant.e.s, recueillis et analysés pendant l’expérimentation, ainsi que le point de vue de l’enseignante-chercheure sur son rôle auprès de l’équipe: un article de 2010 coécrit avec Patrick Joole, intitulé «Débattre et tenir un carnet à l’école et au collège» et paru dans la revue Le Français Aujourd’hui; un article de 2011, «Le carnet de lecteur de littérature au collège et au lycée: un dispositif expérimental misant sur une nouvelle approche de l’interaction lecture-écriture» paru dans la revue Dyptique; et un article de 2012 coécrit avec Patrick Joole, intitulé «Une recherche-action comme espace de reconfiguration des savoirs disciplinaires et didactiques et comme lieu de formation professionnelle», paru dans l’ouvrage Les didactiques en questions, états des lieux et perspectives pour la recherche et la formation.
Nous nous appuierons sur ces différents témoignages, analyses et auto-analyses pour déterminer en quoi ce type de recherche, au service de l’articulation entre pratique et théorie, constitue un espace de formation à la recherche et par la recherche, permettant aux enseignant.e.s d’approfondir et de consolider leur rapport réflexif à la discipline enseignée.
Un espace de formation à la recherche
Un regard sur le profil des participant.e.s et sur leurs motivations initiales permettra de mieux saisir en quoi, grâce à cette recherche, ils/elles ont pu découvrir ou mieux connaître le champ de recherche spécifique de la didactique de la littérature, ainsi que les méthodes qui lui sont associées.
Le profil des participant.e.s7
L’équipe travaillant sous la direction de l’enseignante-chercheure était constituée de dix enseignant.e.s et formateurs.trices8 (et cinq contributrices occasionnelles), la moitié en poste en collège et la moitié en lycée, de la sixième à la terminale, dans des établissements de types différents, du classement en zone prioritaire à l’établissement de centre-ville.
Les formateurs.trices engagé.e.s dans la recherche se sont rencontré.e.s au sein de l’IUFM. Les enseignantes qui ont été invitées à y participer ont été recrutées dans le cadre de leur formation initiale et continue: l’une (E3) lors d’un stage sur l’usage des blogs, l’autre (E2) lors de son Master 2 de formation de formateurs; la troisième (E1) était en lien avec l’enseignante-chercheure depuis son année de stage. À l’exception d’une participante (E3), tou.te.s connaissaient donc l’enseignante-chercheure menant la recherche avant de s’y engager, et les formateurs.trices se connaissaient déjà entre elles/eux.
Leurs motivations
La confiance ou l’estime à l’égard de l’enseignante-chercheure est d’ailleurs mentionnée dans les bilans par quatre participant.e.s (E1, EF1, EF6, EF7). Quatre d’entre elles/eux (E1, EF5, EF6, EF7) évoquent explicitement comme motivation leurs questionnements sur l’enseignement de la lecture et l’insatisfaction qu’il leur causait:
Mes motivations: le constat d'un manque d'intérêt assez généralisé des élèves de lycée pour les textes littéraires si on ne leur donnait pas l'occasion de se les approprier. (EF5)
Je n’étais pas satisfaite des séances de questions sur les textes, sans parvenir à aborder les choses autrement. Pour les lectures cursives, j’avais pris des idées sur la liste de discussion de Weblettres, mais pour la lecture analytique, je ne trouvais pas de solutions satisfaisantes. (E1)
Quatre participant.e.s (E2, EF1, EF4, EF7) mentionnent leur désir d’échanger sur leur pratique:
Mes motivations étaient de pouvoir échanger avec des collègues autour de pratiques pédagogiques, alors que je débutais encore dans l'enseignement (3e année) et que j'avais besoin de me nourrir des expériences apportées par les uns et les autres. (E2)
Motivations: le groupe constitué, que je connaissais par la formation continue et que j'avais trouvé porteur pour se sentir stimulé et continuer à bouger... profiter de la force des échanges, ne pas s'encrouter, avoir un regard bienveillant sur ses propres pratiques (échanges quasi-impossibles dans les établissements). (EF1)
Deux enseignant.e.s-formateurs.trices (EF4, EF7) parlent d’un désir déjà présent en amont «d'accéder à des connaissances en didactique de la littérature» ou de les «approfondir».
Deux participantes (E1, E3) soulèvent des difficultés rencontrées au début de l’expérimentation, l’une parce qu’elle avait pris la recherche en cours: «Il a fallu que je m'adapte avant de comprendre les enjeux», et l’autre parce qu’elle avait connu l’équipe des formateurs.trices de l’IUFM alors qu’elle était elle-même stagiaire, ce qui l’amenait à s’interroger sur sa légitimité à leurs côtés. Toutefois, ces difficultés se sont révélées solubles dans le caractère expérimental lui-même de la recherche collaborative, puisque chacun.e s’y voit placé.e sur un pied d’égalité en termes de mise en œuvre avec ses classes, a fortiori dans le cadre d’une recherche liée à des théories récentes comme celles de la réception des textes littéraires et du sujet lecteur. Serge Desgagné le rappelle d’ailleurs, c’est le «concept même de collaboration» qui permet que chacun.e trouve sa place depuis ses questionnements propres:
[…]chaque type de partenaires [peut] s'y engager à partir de ses préoccupations et de ses intérêts respectifs (St-Arnaud 1986), des préoccupations et des intérêts qui sont mobilisés, entre autres, par les exigences mêmes de la fonction qu'ils exercent, chacun de leur côté, et qui les réunit dans le projet collaboratif. (Desgagné 1997 : 377)
La découverte d’un champ de recherche spécifique
Les enseignant.e.s, selon leurs «préoccupations» et leurs «intérêts respectifs», ont tou.te.s, grâce à cette recherche collaborative, découvert la recherche en didactique de la littérature avec ses spécificités propres, ou approfondi leur approche de ses enjeux et de ses méthodologies.
Ce sont les apports théoriques de l’enseignante-chercheure, notamment sur la réception des textes littéraires et sur les concepts de sujet lecteur et de lecture littéraire, qui ont d’abord marqué les participant.e.s. Ils/elles ont ainsi pu renouveler les conceptions et les fondements épistémologiques sur lesquels s’appuyait leur enseignement de la littérature, et se familiariser avec les autres champs des sciences humaines et sociales abordés dans les articles et ouvrages proposés –sociologie de la lecture, philosophie esthétique, sciences cognitives–, alors que leur formation universitaire avait été principalement fondée sur les théories du texte et les effets programmés par le texte. L’importance de cette dimension était soulignée par les enseignant.e.s dès 2011, dans les questionnaires analysés par l’enseignante-chercheure:
L’ancrage théorique proposé a été essentiel. Les nombreux articles, lectures, comptes rendus de recherches… régulièrement communiqués m’ont été extrêmement précieux,parce que j’ai peu de temps à consacrer à ce travail en cours d’année, et, bien sûr, en raison de leur intérêt.
Un membre de l’équipe déclare avoir acquis “une perception plus précise de démarches pour faire interpréter des élèves grâce à l’épaississement de la notion d’interprétation elle-même”. (Ahr & Joole 2012 : 96 et 93)
Ces apports ont constitué la possibilité pour les participant.e.s d’enrichir leur pratique par une meilleure connaissance des théories actuelles sur lesquelles est appelé à se fonder l’enseignement de la littérature. En outre, la recherche ayant pris place dans le cadre de l’IUFM, elle se trouvait ainsi, dès les premières réflexions du groupe et les premiers essais en classe, légitimée par l’Institution. Ce double étayage scientifique et institutionnel a donc garanti aux enseignant.e.s préservation et protection de leur identité professionnelle, leur permettant de se sentir autorisé.e.s à expérimenter des démarches qui ne figuraient pas encore dans les textes officiels, comme l’enseignante-chercheure le souligne:
[Il] est difficile de modifier frontalement des conceptions liées à des croyances installées. Des propositions pédagogiques inhabituelles ou différentes apparaissent en effet aux professeurs comme autant de remises en cause de leur identité professionnelle. C’est pourquoi, il est nécessaire, dans le cadre de la formation, de porter à la connaissance des enseignants un certain nombre de savoirs de référence liés à la lecture de la littérature. (Ahr & Joole 2010 : 79)
Plus de sept ans après les premiers questionnaires, cinq participant.e.s (E1, E2, EF1, EF4, EF7) mentionnent la place décisive de ces apports, comme le fait, de façon très positive, l’une des enseignantes:
Cette expérience de recherche-action m'a permis d'opérer des allers-retours entre théorie et pratique, et de conceptualiser les postures de lecteurs dans mes classes. Cela m'a permis aussi de réaliser que les postures de lecteurs présentes dans la vie réelle existent dans nos classes. (E2)
Cette dernière remarque sur les postures de lecteurs «dans la vie réelle» et «dans nos classes» montre combien ces éclaircissements théoriques, loin d’éloigner les participant.e.s des enjeux praxéologiques, ont pu au contraire ancrer davantage leur pratique dans la prise en compte des élèves comme sujets lecteurs réels et combien, lorsqu’elle est actualisée par l’expérimentation, la théorie prend tout son sens : «de quoi réconcilier avec le jargon de la didactique/pédagogie...», note ainsi EF1.
La découverte de méthodes de recherche spécifiques
L’apprentissage de l’interprétation concernait en effet à la fois les élèves et les enseignant.e.s: pour les un.e.s, l’interprétation d’un texte littéraire, pour les autres, celle des différents types de données utilisées lors de la recherche –captations vidéo de séances, écrits des élèves (extraits des cahiers de lecture, réponses à un questionnaire en fin d’année), comptes rendus d’expérimentation des autres enseignant.e.s. Il s’agissait d’intégrer le regard distancié des chercheur.e.s, notamment par un «effet miroir» (Ahr 2011) avec l’enseignante-chercheure qui dirigeait la recherche, puisque l’une des visées était de se former, par la recherche, à la recherche et de devenir à notre tour des «enseignants-chercheurs» (Elliott 1990). Par l’intériorisation du regard critique, l’objectif était d’acquérir la capacité d’évaluer de façon autonome l’efficacité et la pertinence de nos gestes professionnels et d’adopter un ethos de «praticien réflexif, qui aborde sa pratique dans une perspective de perfectionnement continu» (Desgagné 1997 : 376). Joëlle Morrissette, expliquant le modèle d’acteur de Schön, parle à ce propos d’«une épistémologie de l’agir» selon laquelle se construit chez les praticien.ne.s «un répertoire d’actions» au fur et à mesure qu’ils/elles analysent des situations problématiques (Morrissette 2013 : 38).
Un exemple d’échange avec l’enseignante-chercheure mettra en évidence ce processus. Au fil de l’expérimentation, cette dernière nous fournissait, à côté de nombreuses références concernant la lecture littéraire, les articles qu’elle était amenée à rédiger. Ainsi ai-je lu dans l’un d’eux l’analyse d’une des réactions que j’avais eue en classe lors d’un débat sur un poème de Cocteau (et que j’avais décrite dans un compte rendu), à propos de diverses analogies sonores proposées par les élèves:
Comme il aurait été aisé* de s’appuyer sur ces «impressions fugaces» pour mener un débat interprétatif particulièrement ouvert!
* Le professeur n’a hélas pas perçu, à la lecture des carnets, cette voie qui s’offrait à lui. (Ahr 2011 : 165)
Deux ans plus tard, comme en témoigne un écrit datant de février 2012 préparatoire à la rédaction d’une partie de l’ouvrage collectif, j’étais en capacité d’analyser la situation de classe tout comme d’articuler les problèmes qui se posent dans l’immédiateté de la pratique et les avancées méthodologiques effectuées au sein de l’équipe:
J’ai voulu trop orienter les élèves en partant d’une problématique déjà intellectualisée, au lieu de m’appuyer sur la diversité de leurs impressions sonores par exemple. […] Ce qui m’a empêché de saisir cette opportunité, mise à part la crainte de ne pas maîtriser ce qui se dirait […], a été de ne pas prévoir de retour au classeur après le débat. En effet, je me suis aperçue ensuite qu’il était de ce point de vue libérateur de laisser émerger les problématiques lors du débat, puis de les canaliser et les organiser dans le cadre d’un cours noté dans le classeur […]. Si je ne le fais pas, cela revient à chercher à faire dire aux élèves lors du débat ce que j’aurais voulu traiter en cours [...] et je ne laisserai donc pas le débat avoir lieu9.
Cet exemple met en évidence la circulation entre savoirs en construction et savoirs institués. L’acquisition d’une plus grande réflexivité professionnelle et de la capacité à articuler théorie et pratique dans le cadre de la recherche collaborative entraîne en effet une formulation plus distanciée des analyses, à son tour productrice de nouveaux savoirs et savoir-faire à la fois dans la pratique de classe et dans la recherche. L’approfondissement de la réflexion sur la pratique, étayée par de nouvelles références théoriques, rend possible la poursuite de la formation et la circulation des savoirs construits.
Un espace de formation par la recherche
La recherche comme espace de partage en acte, au sein duquel s’opèrent des déplacements personnels et professionnels, collectifs et individuels, constitue une formation menant à la redéfinition du sujet enseignant comme «enseignant.e-chercheur.e» capable de transmettre aux pairs et à la communauté scientifique les savoirs et savoir-faire élaborés, grâce à une réflexion sur les critères et les conditions de validité des démarches expérimentées.
La recherche comme espace de partage
Comme nous l’avons vu plus haut, participer à un échange sur les pratiques était une des premières motivations de plusieurs des enseignant.e.s engagé.e.s dans la recherche. Ainsi, deux d’entre elles disent y avoir trouvé un «partage de pratiques […] très précieux » (E3) et «beaucoup de points de vue innovants sur l'enseignement» (EF1). L’importance des réunions au cours desquelles les participant.e.s rendaient compte et discutaient de leurs expérimentations et interrogations, sous la houlette de l’enseignante-chercheure, est apparue également dès le début de la recherche, ainsi que le note cette dernière en 2012:
La mutualisation des expériences et les échanges que celle-ci a engendrés ont nourri la réflexion collective. Un membre de l’équipe confie:
J’ai beaucoup apprécié la réunion de samedi, je l’ai trouvée passionnante et j’apprécie énormément le fait que nous partagions tous nos certitudes, nos doutes et nos réticences. Plus on avance, plus l’horizon s’éclaircit. (Ahr & Joole 2012 : 94)
Joëlle Morrissette explique le processus à l’œuvre lors de ces rencontres, qui fait pleinement écho à l’effet de distanciation permis par le débat interprétatif autour des lectures subjectives tel qu’il a été expérimenté dans les classes par l’équipe:
[Les] moments de rencontres collectives revêtent une grande importance puisqu’ils servent de lieu d’objectivation de la démarche et des pratiques, les échanges favorisant le croisement de différents points de vue qui se transforment et s’approfondissent dans l’intersubjectivité. (Morrissette 2013 : 40)
Le rôle déterminant des échanges entre pairs –enseignant.e.s comme élèves– s’explique, comme le souligne Dominique Bucheton, et suivant les travaux de l’interactionnisme social, par le fait que le «langage est un système d’ajustement de la dynamique de la pensée à celle des échanges avec les autres» (Bucheton 2002 : 2) et que la réflexivité se forme par les échanges de points de vue et la distanciation qu’ils permettent de construire collectivement.
Une redéfinition du sujet
Dans ce processus, le rôle de l’écrit individuel est de permettre au sujet de ne pas se diluer dans les échanges collectifs. Les enseignant.e.s rédigeaient ainsi, pour la majorité d’entre eux/elles, des comptes rendus d’expérimentation envoyés régulièrement à l’enseignante-chercheure, comprenant des descriptions de séances, avec leur perception des effets de la démarche sur la classe et sur eux/elles-mêmes. Les impressions et les sensations des enseignant.e.s avaient donc toute leur place, comme l’avaient celles des élèves, avant et après le débat, via leurs réponses individuelles aux questions dans le cahier de lecture, ce dernier devenant «un outil cognitif favorisant l’activité interprétative d’un sujet non pas seulement épistémique mais aussi social et affectif (Javerzat 2009)» (Ahr & Joole 2012 : 90).
Le déplacement de focalisation de «l’objet lu» à «la réception empirique des textes par les sujets lecteurs» et aux activités permettant la construction d’une «lecture subjective argumentée» (Ahr & Joole 2012 : 91) a donc d’abord été un déplacement conceptuel expérimenté par les enseignant.e.s eux/elles-mêmes dans leurs représentations les plus ancrées : représentations de la littérature, de la place de l’élève et du/de la professeur.e, de la domination des savoirs cognitifs sur les émotions et les perceptions. Une enseignante devenue psychologue décrit ce déplacement fondamental:
Je pense que j'ai joint à ma fonction de transmission en tant qu'enseignante celle de réception, sans jugement a priori, des sensations, sentiments et points de vue des élèves. Je continue à avoir une fonction de formation d'adultes dans une école de psychothérapie et au fond je fais des liens pour ce qui est de l'écoute, de la réception de la parole avec ce que nous avons mis en place pour la lecture littéraire. (EF5)
Et cette primauté de la réception est l’inverse d’une passivité, puisque le propre de la parole scolaire, c’est d’apprendre à «être auteur», comme l’explique Dominique Bucheton:
Le propre de la parole scolaire, c’est que ce n’est ni la parole de la rue, ni de la famille, c’est une parole du travail intellectuel. […]
J’écris, je lis un peu, je parle un peu, je réécris, je relis, je reformule, je déplace et de tout ce magma va finir par émerger quelque chose d’un peu plus clair. […]
C’est tout ce tâtonnement, ce dosage entre enseigner et faire apprendre qui construit une identité de sujet scolaire. Et être un sujet scolaire, c’est avoir construit le sens de ce qu’on fait à l’école, c’est l’avoir accepté, c’est participer avec des émotions, des affects, un langage, un parcours, la capacité à avoir un point de vue, à être auteur. (Bucheton 2002 : 6)
Qu’on soit élève ou enseignant.e, devenir auteur.e de sa parole, en tant qu’on s’y investit, qu’on s’y renouvelle et qu’on s’en approprie réflexivement les enjeux, permet de transposer et transmettre les savoirs et les savoir-faire acquis et construits.
La capacité à transposer les savoirs
La capacité pour le sujet qui les possède à transposer les savoirs, à les réinvestir dans d’autres contextes et avec d’autres outils, garantit, à partir de ces déplacements, la circulation des savoirs et la création de nouveaux savoirs. De tels déplacements et réajustements des conceptions et des gestes professionnels apparaissent dans les réponses de 2018:
Concernant ma posture professionnelle, cela a changé beaucoup de choses... J'ai généralisé le débat interprétatif, je ne vois pas comment faire autrement maintenant. (E3)
J'ai ensuite décidé de transposer ce que j'avais expérimenté à l'échelle d'une œuvre (portraits chinois dans les cahiers de lecture) dans mon quotidien pour chaque séance de découverte d'un texte (lectures analytiques, questions "portraits chinois" pour partir du sujet lecteur afin de construire des interprétations des extraits). (E2)
La circulation et la transposition des savoirs produits par les participant.e.s lors de la recherche ont également été induites par la transmission aux pairs des nouveaux gestes professionnels acquis ou en cours de construction et se sont mises en place dès le début de la recherche, via les situations nées de l’expérimentation elle-même ainsi que par le biais des activités de formation de plusieurs participant.e.s, comme le montrent les témoignages recueillis alors par l’enseignante-chercheure:
J’en ai parlé à mes stagiaires de nombreuses fois, en particulier dans l’accompagnement des mémoires professionnels qui s’y prêtaient et dans des séances de formation sur la lecture ou qui évoquaient plus généralement l’autonomie à construire dans les démarches des élèves. […]
J’en ai parlé à des collègues de français et à d’autres collègues intrigués par les carnets lorsque je les photocopiais par exemple, […] en leur expliquant qu’il s’agissait de carnets de lecteurs visant à donner aux élèves un espace pour rendre compte, de façon plus personnelle, de leur lecture des textes et préparant les débats en classe. Je leur disais que ces derniers constituaient un moment très plaisant, au cours duquel les élèves avaient l’occasion de donner des interprétations très intéressantes, par lesquelles j’avais plus d’une fois été très positivement surprise. […]
Mes stagiaires ont été très intéressés et se sont mis à pratiquer pour certains. Ils ont bien compris que c’était une véritable pédagogie de la mise en activité des élèves pouvant remplacer le faux-semblant de méthode inductive, qui est le plus souvent un jeu de questions-réponses à la question «devine ce que j’ai dans la tête !» (Ahr & Joole 2012 : 91-92)
Le «défi» tel qu’énoncé par Serge Desgagné est en effet de «faire en sorte que recherche et formation se coconstituent» (Desgagné 1997 : 378); l’objectif est explicitement mentionné comme atteint par sept des neuf participant.e.s dans les questionnaires-bilans:
[Cette recherche action] m'a permis aussi de faire l'expérience d'une autre manière de se former (et de former) stimulant la réflexion et favorisant l'autonomie grâce au temps laissé à l'expérimentation. (EF7)
On souhaiterait que toutes les formations articulent ainsi le faire, l’expérimental et la réflexion théorique, l’individuel et le collectif… (EF4)
Aujourd'hui, je continue à utiliser cette expérience au sein de mes formations (stages, réunions, actions pédagogiques […], mise en place d'un prix littéraire pour les écoliers et les collégiens «Lire et élire»). (E2)
J'ai également transmis puisqu'une de nos collègues […] a lu notre production et a créé un petit groupe de travail autour de cette nouvelle expérience. (EF5)
La légitimation des savoirs construits
L’expérience même de la recherche et de ses méthodes a donc permis aux enseignant.e.s d’effectuer les déplacements praxéologiques et conceptuels nécessaires pour devenir des praticiennes et des praticiens réflexifs, en mesure de transposer les méthodologies explorées et de transmettre les résultats obtenus. Par conséquent, la recherche a également constitué un espace de légitimation et d’institutionnalisation des savoirs construits au sein de l’équipe, grâce à la possibilité de les partager, de les communiquer, auprès de la communauté scientifique. Ainsi une enseignante (E3) note-t-elle les étapes de l’appropriation des savoirs générée par ce processus:
Écrire pour un article rendant compte de son expérience était très nouveau pour moi : cela m'obligeait à mettre à distance et à adopter une terminologie que je ne connaissais pas. J'avais l'impression de recommencer à zéro. Cela m'a demandé un gros effort. Mais, quand je relis l'ouvrage produit, je retrouve des repères, je trouve que cela constitue une étape tangible à partir de laquelle je peux avancer.
Le rôle joué par l’enseignante-chercheure a été de permettre ce passage de la réflexion sur la pratique, commune à tou.te.s les enseignant.e.s, à des compétences confirmées d’analyse, par l’accès qu’elle a offert aux savoirs et aux codes rendant possible la reconnaissance scientifique des travaux menés par l’équipe, ainsi qu’elle le souligne dans l’un de ses articles:
[Il] revient à l’enseignant-chercheur de transformer l’analyse des situations expérimentées, la réflexion sur les nouvelles pratiques professionnelles que la recherche fait émerger en objet de connaissance reconnu par la communauté scientifique. (Ahr & Joole 2012 : 95)
Or, dans la perspective de communiquer les résultats d’une recherche en didactique de la littérature portant sur la lecture et la prise en compte des réceptions subjectives, la question de la scientificité des résultats, et donc des critères de validité à adopter, revêt une complexité particulière; ce questionnement a nourri les échanges et les interrogations relatifs tant à l’élaboration et à la mise en œuvre de démarches avec les élèves qu’à leur potentielle valeur scientifique, formant l’équipe aux multiples enjeux, scientifiques mais aussi politiques10 au sens large, de leur expérimentation collective.
Une formation aux enjeux scientifiques et politiques des choix effectués dans le cadre de la recherche
Jean-Louis Dufays, à propos d’une autre recherche sur la lecture littéraire, retient comme critère de validité les visées de crédibilité plutôt que d’objectivité, et de transférabilité plutôt que de «généralisabilité»:
Soulignons toutefois que, dans la mesure où la recherche était à la fois interprétative et « engagée », sa visée n’était pas l’objectivité, mais la crédibilité, laquelle reposait sur les quatre critères définis par Marielle Tousignant (1989) :
- la présence prolongée du chercheur dans le milieu concerné,
- la recherche des aspects qui comptent vraiment pour les participants,
- l’utilisation et le recoupement de sources d’informations diversifiées,
- la corroboration, ou vérification des hypothèses auprès des participants (c’est-à-dire ici des enseignants et des élèves). […]
Ajoutons […] ceci avec Marielle Tousignant (1989) : «Pour les chercheurs qualitatifs, il s’agit avant tout de fournir des descriptions riches et détaillées du milieu étudié et de laisser le lecteur décider si les caractéristiques sont suffisamment semblables pour que les résultats obtenus et les tentatives d’explication générées soient transférables dans un milieu comparable». Plutôt que de parler de généralisabilité, mieux vaut donc parler de transférabilité. (Dufays 2006 : 162-163)
En effet, la recherche de type collaboratif avec expérimentation sur le terrain par les participant.e.s eux/elles-mêmes reconnait de fait au contexte de la pratique et aux outils (caractéristiques de la classe, de l’établissement, du niveau des élèves, de la place dans la progression annuelle, du support utilisé, etc.) un rôle déterminant dans la discrimination des échecs et des réussites et dans la construction des savoirs. La recherche à laquelle nous avons participé s’est révélée d’autant plus formatrice sur ces questionnements propres aux sciences humaines et sociales que l’ouverture théorique en ce sens était un choix affirmé de l’enseignante-chercheure, qui avait souhaité «une approche culturelle et anthropologique de la didactique, qui s’intéresse "aux personnes et non à des sujets seulement épistémiques" (Bucheton 2008 : 40)» et qui se trouve «au carrefour de diverses théories (pragmatique, interactionnisme sociodiscursif, psychologie sociale, ergonomie du métier enseignant…)» (Ahr & Joole 2012 : 90).
Ce rôle primordial joué par les contextes et les conditions d’expérimentation mène à d’autres interrogations concernant les enjeux de pouvoir à l’œuvre dans l’organisation de la recherche comme dans son objet, redoublé ici par le fait qu’elle impliquait des débats interprétatifs sur les lectures subjectives des élèves. Les questions de l’autorité, du contrôle, de la place des savoirs académiques se sont donc trouvées posées de façon très concrète, au sein du groupe et au sein de la classe, comme le souligne une participante:
[Ma] posture en a été modifiée sur plusieurs points : ma tendance au contrôle remise en question, la position centrale du prof questionnée […], la question de la coconstruction déplacée pour une vraie émergence de la pensée de l'élève. […] Le groupe [de recherche] était à la fois porteur et sécurisant dans le cadre libérateur d'un autre lâcher-prise. En aucune manière je ne me suis sentie poussée à faire telle ou telle chose et ma liberté a permis la libération des élèves par contrecoup. C'est pour moi la force double de la formation : nourriture partagée, encadrement rassurant et autorisation à oser... (EF1)
La forme même de la recherche incitait à ces remises en cause. En effet, l’absence, soulignée ici, de sentiment d’obligation va dans le sens des définitions de la recherche collaborative telles que développées par Serge Desgagné, comme «approche collaborative [qui] nous semble plutôt miser, concernant le développement des connaissances liées à la pratique, sur une "prise de pouvoir" partagée entre chercheurs universitaires et praticiens» (Desgagné 2006 : 388), et par Joëlle Morrissette, parlant d’une «démocratie délibérative, ayant pour finalité l’émancipation individuelle et collective, afin de faire face aux problèmes contemporains» (Morrissette 2013 : 36).
Limites et perspectives
Si les bilans des participant.e.s s’avèrent très positifs dans l’ensemble, certaines limites s’y font jour, ouvrant des pistes de réflexion pour améliorer le dispositif. Les idées formulées témoignent d’un souci constant de maintenir des liens entre recherche et formation, puisqu’elles appellent à développer les activités «favoris[ant] ladiscursivité du savoir d’action, tenu pour tacite» (Morrissette 2013 : 42) et à mettre en place des prolongements sous forme d’échanges:
Systématiser les observations mutuelles entre participants. Recourir à la vidéo pour susciter des auto-confrontations. (EF7)
Pour les manques, difficile à dire : je dirais un prolongement qui évite de retomber dans sa routine... un espace de partage pour la suite, au moins par petits groupes (des binômes de travail ?). (EF1)
J'aurais bien voulu que cela continue… ! Car je poursuis une réflexion sur la réception comme l'avait suggéré [l’enseignante-chercheure] mais je me sens seule !!! et je ne trouve pas le moteur que j'avais trouvé lors de nos échanges du mercredi après-midi. (E3)
Pour un autre participant, les prolongements possibles se situent du côté du type d’écrits de réception demandés aux élèves:
Il me semble que la lecture doit être fortement liée à l’écriture, dans sa sensualité ou sensibilité... L’expérience devrait porter sur les écrits de toutes formes qui permettent de mieux lire. Mais c’était pour partie l’objet de ce dispositif […]. (EF6)
Ce point de vue fait écho à la forte inclination de l’enseignant pour la fiction et à une prise de distance affirmée vis-à-vis des discours théoriques:
Je ne SAIS PAS lire des textes théoriques. […] La froideur, la sécheresse de la théorie me bloquent. (EF6)
Si ce dernier cas tend à montrer que ce type de recherche collaborative, qui articule apports théoriques et expérimentation, ne convient pas à toutes les sensibilités professionnelles, cinq participant.e.s déclarent avoir durablement modifié leur pratique et leurs conceptions de la lecture littéraire. Quatre d’entre elles/eux affirment avoir pris goût à la recherche en didactique (E1, E3, EF4, EF7), et quatre avoir réinvesti dans des formations menées ultérieurement les savoirs et les savoir-faire acquis (E2, EF4, EF5, EF7). Une enseignante décrit même l’expérience comme «une façon de se réaliser au sens fort du mot, devenir le prof réel qu'on peut être» (EF1).
De plus, un regard sur le parcours des dix enseignant.e.s qui ont pris part à la recherche montre un développement professionnel ou une évolution de carrière, pendant la recherche ou dans les deux ans qui ont suivi, pour les deux tiers du groupe, dans les domaines de la formation et de la recherche en didactique de la littérature: une enseignante (E2) est devenue formatrice, une enseignante (E1) a passé un master 2 de recherche en didactique et une autre (EF1) un master 2 de formation de formateurs, deux enseignant.e.s (E1, EF7) ont entrepris un travail de thèse, une enseignante (EF4) a dirigé la réalisation d’un manuel scolaire pour la réforme de 2015, une enseignante (EF3) est devenue inspectrice.
Un renforcement et une multiplication des dispositifs associant les enseignant.e.s à la recherche universitaire apparaît donc fortement souhaitable, qu’il serait bon d’associer à des aménagements dans les services de celles et ceux qui s’y engagent. En effet, si le site éduscol présente plusieurs initiatives d’envergure en ce sens11, ce type d’expérimentation requiert toujours de la part des participant.e.s un fort investissement personnel en termes de temps et de quantité de travail, puisqu’il s’ajoute à leur activité professionnelle.
Conclusion
La recherche collaborative construit un espace d’échanges au sein duquel la question formulée par Dominique Bucheton en 2002, et qui s’est posée dans les classes entre les enseignant.e.s et leurs élèves comme au sein de l’équipe entre chercheure et enseignant.e.s, peut trouver une réponse positive:
Sommes-nous prêts à faire construire la parole de manière égalitaire, à permettre que tous les enfants, les adolescents, les apprenants puissent s’emparer de ce pouvoir ? (Bucheton 2002 : 1)
En d’autres termes, comment pouvons-nous favoriser des modes d’organisation et des démarches qui permettent de contrecarrer les hiérarchies et les ordres figés, peu propices à nos disciplines littéraires, qui requièrent de laisser à la réflexion individuelle et collective du jeu, des espaces d’indétermination, de la place pour exprimer et créer de nouvelles interprétations? La recherche coopérative entre pairs et avec l’enseignant.e-chercheur.e permet une telle forme de liberté dans la mesure où, en leur offrant les moyens théoriques et méthodologiques d’une coconstruction de savoirs professionnels fondée sur leur propre pratique, elle forme les enseignant.e.s, quelles que soient leurs conditions d’exercice –niveaux et types d’établissement différents– à devenir des praticiennes et des praticiens réflexifs. Elle rend possible «une appropriation personnelle des savoirs issus de la recherche» qui mène à «la conceptualisation de nouvelles pratiques professionnelles» (Ahr & Joole 2012 : 89). Dans le même mouvement, elle ménage l’espace nécessaire à l’élaboration collective de savoirs et de savoir-faire communicables à la communauté enseignante comme à la communauté scientifique. Elle met en commun et en circulation les expérimentations et les réflexions pour nourrir des dynamiques personnelles et professionnelles, individuelles et collectives, propres à engendrer à leur tour de nouvelles pratiques et de nouveaux savoirs.
Bibliographie
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Ahr, Sylviane, Patrick Joole, Françoise Ravez (2012). «Une recherche-action comme espace de reconfiguration des savoirs disciplinaires et didactiques et comme lieu de formation professionnelle», in Les didactiques en question(s). État des lieux et perspectives pour la recherche et la formation, M.-L. Elalouf, A. Robert, A. Belhadjin & M.-F. Bishop (dir.), Bruxelles, De Boeck, p. 89-97.
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Bucheton, Dominique (2002), «Devenir l’auteur de sa parole». En ligne, consulté le 31 décembre 2020, URL : http://langage.ac-creteil.fr/IMG/pdf/devenir_auteur_de_sa_parole_bucheton-2.pdf.
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Dufays, Jean-Louis (2006), «Chapitre 8. Au carrefour de trois méthodologies: une recherche en didactique de la lecture littéraire», in L'analyse qualitative en éducation, L. Paquay et al., Bruxelles, De Boeck Supérieur, p. 143-164.
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Voir également :
Ingénierie didactique collaborative de seconde génération: le cas de l'articulation langue-texte
Dans quelles conditions la conception, l’expérimentation et la validation de dispositifs didactiques peuvent-elles rapprocher chercheurs et praticiens? Comment des enseignants peuvent-ils s’approprier et mettre en œuvre des dispositifs...
Ingénierie didactique collaborative de seconde génération: le cas de l'articulation langue-texte
Notre projet de recherche
Dans quelles conditions la conception, l’expérimentation et la validation de dispositifs didactiques peuvent-elles rapprocher chercheurs et praticiens? Comment des enseignants peuvent-ils s’approprier et mettre en œuvre des dispositifs construits à la fois par des chercheurs et des collègues enseignants? Le présent article tente, à partir de données de recherche, de répondre à ces questions. L’angle que nous choisissons de développer ici est résolument méthodologique: il s’agit de montrer comment s’opérationnalise concrètement une recherche à travers laquelle cohabitent deux logiques d’agir et de penser: celle du chercheur et celle du praticien qu’est l’enseignant.
Les réflexions à la source de cet article découlent d’un projet de recherche doctoral qui porte sur l’articulation langue-texte dans la classe de français au Québec et en Suisse romande. Le volet québécois de ce projet s’inscrit, en partie, dans une autre recherche menée dans la région de Québec sur l’approche de l’articulation lecture-grammaire-écriture1. Dans le cadre de notre recherche doctorale, nous avons coélaboré, avec des enseignantes du secondaire dans le canton de Genève, et mis en œuvre une séquence d’enseignement articulant l’étude de la langue à celle des textes littéraires à travers un genre dont l’enseignement est relativement récent: le slam. Au Québec, toujours dans l’idée d’articuler langue et texte, nous avons, à partir d’un genre plutôt patrimonial –la fable– fait expérimenter à des enseignantes du secondaire une séquence didactique qu’elles n’ont pas coélaborée2. Précisons que ce second dispositif a fait l’objet d’une coélaboration et d’une première expérimentation avec une enseignante du secondaire dans le cadre de la première phase de la recherche menée par Marie-Andrée Lord. Nous n’avons pas retenu les données de cette première phase. Nous avons fait le choix de retenir uniquement les données de la double expérimentation3 de la fable, car nous voulions analyser les différentes conditions de mise en œuvre de nos deux séquences: double expérimentation pour la fable et toutes les expérimentations pour le slam.
Quatre grandes questions ont orienté les réflexions de l'un d'entre nous (Florent Biao) dans le cadre de son projet doctoral4: (1) Quelles sont les dimensions textuelles et langagières impliquées dans la compréhension des textes étudiés? (2) Quels dispositifs5 favoriseraient l’articulation langue-texte? (3) Comment juger de la validité de tels dispositifs? (4) Quelles sont les conditions qui facilitent l’appropriation de ces dispositifs par les enseignantes-participantes? Ce projet de recherche s’est articulé autour de deux axes: l’un théorique et l’autre méthodologique. En effet, il s’agissait de voir dans quelles conditions la mise en œuvre d’une démarche de recherche d’ingénierie didactique collaborative avec des enseignants faciliterait l’opérationnalisation d’une approche théorique aussi complexe que l’articulation. En raison de la complexité de cette mise en œuvre (Biao, 2015), il nous apparait pertinent d’expliciter dans cet article notre démarche méthodologique: l’ingénierie didactique collaborative.
Cadrage conceptuel
Pour répondre aux questions que nous nous sommes posées et ainsi atteindre nos objectifs de recherche, nous avons opté pour l’approche méthodologique d’ingénierie didactique collaborative. Cette dernière se construit sur les fondements de l’ingénierie didactique telle que théorisée par Douady (1994), Artigue (1996) et Chevallard (2009) d’une part et des recherches dites collaboratives d’autre part (Desgagné, 1997; Mercier, 2010; Bednarz, 2013). Elle implique:
- - la conception de dispositifs qui tiennent compte des contraintes du milieu;
- - la formation et la médiation du chercheur qui apporte un appui théorique aux praticiens pour nourrir leur réflexion;
- - une activité de recherche et de formation.
Dans le domaine de l’éducation, la notion d’ingénierie didactique émerge en premier en didactique des mathématiques (Artigue, 1989). Les didacticiens cherchent alors à établir des liens entre le travail didactique et celui de l’ingénieur: réaliser un projet en s’appuyant sur des connaissances scientifiques, en exerçant un contrôle rigoureux de l’ensemble de la démarche de réalisation du projet, tout en acceptant une part d’incertitude en raison de la complexité du contexte humain dans lequel se construisent les activités. L’ingénierie didactique a donc pour principaux objectifs l’élaboration de dispositifs pour l’enseignement d’un contenu, l’étude d’une notion spécifique et la mise en place de stratégies globales d’enseignement.
Musial, Pradère et Trucot (2012), dans une acception plus large, assimilent l’ingénierie didactique à ce que les anglo-saxons appellent instructional design. À l’instar de Chevallard (2009),ils définissent l’ingénierie comme une activité rationnelle de conception de dispositifs d’enseignement communicables et reproductibles, ce qui fait dire à ces auteurs que l’ingénierie didactique implique nécessairement une description et une justification précises des choix didactiques qui sont faits. Chevellard (2009) distingue deux types d’ingénierie didactique: celle de développement et celle de recherche. L’ingénierie didactique de recherche vise à créer un contexte d’observation propice à l’étude et à la compréhension du fonctionnement didactique alors que l’ingénierie didactique de développement viserait davantage la conception et la validation de contenus d’enseignement en proposant des solutions à un problème didactique identifié. Toutefois, nous pensons que ces deux types d’ingénierie ne s’excluent pas dans les recherches de type collaboratif qui visent à la fois l’analyse et la compréhension d’un objet didactique et le développement professionnel des participants.
Artigue (1996), quant à elle, conçoit l’ingénierie didactique comme une méthodologie de recherche qui se caractérise d’abord par un schéma expérimental fondé sur des réalisations didactiques en classe: la conception, la réalisation, l’observation et l’analyse de séquences d’enseignement. Même si l’ingénierie didactique s’inscrit dans la grande famille des recherches expérimentales, elle se distingue fondamentalement de celles-ci en ce que, contrairement à ces autres types de recherches basées sur l’expérimentation, elle s’appuie sur un processus de validation interne fondée sur l’analyse. En effet, comme le soutient Artigue (1989), les autres types de recherches adoptent très souvent une approche comparative qui repose sur un processus de validation externe. Autrement dit, ces recherches dites expérimentales minimisent l’analyse interne en accordant une primauté à la comparaison entre elles, alors que l’ingénierie didactique vise à analyser et à comprendre, pour chaque séquence d’enseignement, les conditions qui facilitent la transposition des savoirs et leur appropriation par les élèves.
Douady (1994), Artigue (1996), Brousseau (2008) et Chevallard (2009) reconnaissent deux grands pôles à l’ingénierie didactique: le pôle de la conception des dispositifs et celui de l’analyse des pratiques.
Musial et alii. (2012) appréhendent le pôle de la conception dans un sens large, car ils conçoivent la conception comme une tâche cognitive complexe qui relève de la résolution de problèmes. Dans un sens plus didactique, la conception renverrait à l’ensemble du processus de planification d’un enseignement. Le pôle de conception prendrait donc en compte les dimensions épistémologique, psycho-socio-institutionnelle et psycho-socio-cognitive, qui renvoient respectivement aux trois pôles du triangle didactique: savoirs, enseignant et élève (Simard, Dufays, Dolz & Garcia-DeBanc, 2010 : 13).
Le second pôle de l’ingénierie didactique renvoie à l’analyse des pratiques d’enseignement. Sur le plan scientifique, cette analyse permet de rendre compte de la manière dont s’enseigne véritablement la discipline. Une telle perspective permettrait aussi, selon ces chercheurs, d’aider à «mieux comprendre comment et par où changent les pratiques d’enseignement et de voir dans quelle mesure elles peuvent contribuer à déterminer des axes stratégiques pour le travail en formation» (Garcia-Debanc & Lordat, 2007 : 43). Dolz & Simard (2009) dressent une liste d’éléments que l’on pourrait rattacher à ces pratiques:
- - les contenus réellement enseignés;
- - l’organisation et la transformation de ces contenus;
- - l’épistémologie qui fonde le choix des objets traités;
- - les démarches et modes d’interventions des enseignants;
- - les supports, les types d’activités et les formes de travail exploités.
Quelques précisions sur les recherches dites collaboratives
Ces dernières années, beaucoup de recherches de type collaboratif ont émergé en sciences de l’éducation. Même si l’on distingue diverses formes de collaboration, ce type de recherche s’appuie originellement sur la volonté de prendre en compte les points de vue des acteurs sociaux, soit pour produire des connaissances nouvelles, soit pour éclairer des problématiques complexes qui les concernent (Morissette, 2013). Ainsi, lorsqu’il est question de ce type de recherche, on distingue principalement deux catégories. Il y a d’un côté les recherches-actions qui, selon Savoie-Zajc (2001), renverraient à une approche de changement planifié dans le but de résoudre un problème que vit une communauté. D’un autre côté, il y a la recherche dite collaborative, qui renvoie essentiellement à une démarche d’exploration d’un objet et qui conduit à la coconstruction de savoirs autour d’une pratique professionnelle (Desgagné, 1997). Toutefois, même si nous nous inspirons des travaux fondateurs de Desgagné (1997), la perspective que nous adoptons diffère fondamentalement de l’approche traditionnelle de la recherche collaborative telle qu’il l’a théorisée puisque nous adoptons une perspective où le chercheur joue un rôle de formation et de médiation: celui-ci fait des apports théoriques qui orientent la recherche et il suggère des ajustements au fur et à mesure de l’élaboration du dispositif, à la lumière d’un savoir théorique dont ne disposent pas forcément les enseignants-participants.
Nous ne nous inscrivons pas dans la perspective de Desgagné où l’objet de la recherche doit se construire dans l’interaction et où chercheurs et praticiens sont sur un pied d’égalité. Il nous semble ainsi plus pertinent de parler d’une collaboration-médiation entre le chercheur et l’enseignant puisque le premier joue un rôle prédominant dans la structuration des objectifs de recherche avec, dans notre cas, des a priori théoriques (Biao, 2016) par rapport à l’articulation. D’ailleurs, ce sont nous, chercheurs, qui avons prédéterminé l’objet de la recherche, à savoir l’articulation langue-texte. Il s’agit dans notre cas d’une recherche fortement orientée, car le choix de l’objet et l’orientation théorique ne sont pas à négocier dans le partenariat collaboratif. Une telle perspective implique aussi que le chercheur assure une formation préalable aux enseignants sur l’objet choisi. Il y a donc un apport d’expertise du chercheur avant le début de l’élaboration des séquences, laquelle constitue le cœur du projet de collaboration. Il est toutefois important de préciser que les apports sont complémentaires, car l’enseignant apporte une connaissance du terrain et des élèves que n’a pas le chercheur.
Choix méthodologiques
Notre étude s’est déroulée au Québec et en Suisse romande. Au Québec, nous avons choisi deux zones géographiques: la région de Chaudières-Appalaches et celle de la Capitale-Nationale. En Suisse, les études ont été menées dans deux écoles secondaires du Canton de Genève, à Pinchat et à Meyrin.
Afin de réduire les risques d’abandon, compte tenu de la lourdeur de notre démarche, et aussi en vue de favoriser une plus grande implication des enseignants, nous avions prévu de mener cette recherche avec des enseignantes d’expérience6. Cela n’a toutefois pas été possible pour les deux participantes suisses en raison des modalités du recrutement des enseignantes. En effet, dans le Canton de Genève, c’est le Département de l’instruction publique (DIP) qui assure le lien entre les chercheurs et les enseignants. Nous avons soumis notre projet à ce département, qui s’est ensuite chargé de nous mettre en relation avec des enseignantes volontaires. Nous n’avons donc pas eu d’emprise dans ce processus. Toutefois, comme les deux enseignantes de Genève étaient volontaires et très intéressées par notre objet de recherche, le critère d’ancienneté a perdu sa pertinence. Au Québec, la situation a été différente. Toutes les enseignantes qui ont participé au projet avaient entre huit et vingt ans d’expérience.
Au Québec, trois enseignantes7 d’une même école ont participé à la recherche: Nadine, Karelle, Jade8. Toutes enseignaient dans le secteur régulier9 à des élèves de 13-14 ans. Ces enseignantes, qui cumulent plusieurs années d’expérience, ont témoigné dès le départ un grand intérêt à la fois pour l’approche d’articulation et pour la démarche que nous leur avons présentée. Ainsi, dès les premières rencontres, un rapport de confiance s’est créé. Nous étions certains d’une implication soutenue de ces participantes, ce qui constituait pour nous une condition de réussite étant donné le type de recherche que nous menons. Ces enseignantes avaient toutes une formation initiale en enseignement du français au secondaire et enseignaient depuis quelques années le français. Ce second élément constituait aussi pour nous une condition indispensable en raison de la complexité de la mise en œuvre de l’approche d’articulation. Il était donc nécessaire que les participantes aient une bonne connaissance des objets d’enseignement prescrits.
Dans le canton de Genève, deux enseignantes ont participé à la recherche: Estelle et Gisèle10 qui avaient respectivement neuf et quatre ans d’expérience. Ces deux enseignantes interviennent à la fois au secondaire I et au secondaire II, soit auprès d’élèves de 12 à 15 ans, dans deux écoles de Genève. Là aussi, ces participantes ont témoigné, dès le départ, un fort intérêt pour la recherche, ce qui a constitué pour nous un élément facilitateur. Toutefois, contrairement aux participantes de Québec qui avaient un profil plutôt orienté vers l’enseignement de la langue, Estelle et Gisèle étaient des littéraires avant d’être enseignantes de français.
Les principales phases de la recherche
Que ce soit à Québec ou à Genève, notre recherche s’est déroulée en respectant les quatre phases de l’ingénierie didactique: cadrage théorique, conception, observation et analyse des données.
La phase de cadrage théorique intervient au tout début du processus de la recherche, avant même la conception, et vise à mener une réflexion théorique et épistémologique qui s’appuie sur les connaissances didactiques déjà acquises dans le domaine. Cette phase, encore dite «d’analyses préalables», constitue le socle sur lequel reposent les dispositifs à construire. Concrètement, durant cette phase, nous avons eu plusieurs rencontres avec les participantes pour discuter à la fois de la notion d’articulation et des modalités de collaboration. Les premières rencontres ont été consacrées aux entretiens pré-expérimentaux qui visaient à dégager les représentations et les pratiques déclarées des enseignantes-participantes sur l’enseignement de la langue et des textes littéraires. Les autres rencontres de cette phase nous ont permis de préciser avec ces participantes certains aspects théoriques en lien avec la notion d’articulation, entre autres l’idée que le travail sur la langue et celui sur les textes doivent se nourrir mutuellement.
La seconde phase a été celle de la conception des dispositifs didactiques. Ainsi, pour l’élaboration de la séquence sur le slam avec les enseignantes-participantes de Genève, nous avons déterminé un corpus, discuté des notions à travailler, délimité la durée de l’expérimentation, fixé des objectifs didactiques et élaboré les différentes activités. Cette phase a fait de la négociation le socle de l’ingénierie didactique collaborative, puisque nous avons dû tenir compte à la fois des impératifs de notre recherche et de ceux des classes : contenus à enseigner et contraintes institutionnelles (nombres d’heures consacrées à la discipline, sorties pédagogiques, examens prévus de longue date, etc.). Toutefois, il parait important de préciser qu’en raison de la lourdeur des tâches des enseignantes, nous avons joué un rôle de médiation et d’organisation pour donner forme aux pistes que nous dégagions avec elles. Ainsi, après les rencontres, nous nous chargions d’élaborer les différents modules11 d’enseignement et de les soumettre ensuite à l’appréciation des participantes. Elles formulaient des commentaires que nous intégrions par la suite dans ces modules. Le processus était donc itératif et spiralaire puisque les enseignantes avaient même la possibilité de modifier les dispositifs avant et pendant l’expérimentation. Lorsque cela se produisait, nous en discutions pour connaitre les raisons de ces changements et intégrions, par la suite, les ajustements dans le dispositif final qui, lui, ferait l’objet d’une double expérimentation par des enseignantes non auteures des séquences d’enseignement.
La troisième phase, dite d’observation, est consacrée à l’expérimentation des dispositifs construits. Nous l’avons subdivisée en deux phases: expérimentation et double expérimentation. Dans un premier temps, nous avons filmé la mise en œuvre des séquences dans les classes sans intervenir. Toutefois, puisqu’elles en avaient le droit, certaines participantes ont refusé d’être filmées lors de l’expérimentation des dispositifs. Ainsi, à Genève, nous avons pu filmer deux expérimentations sur les trois prévues12. Au Québec, pour la séquence sur la fable, ce sont deux enseignantes sur quatre qui ont été filmées. Que ce soit à Genève ou au Québec, les enseignantes dont les expérimentations n’ont pas fait l’objet de captations vidéo ont rempli un journal de bord détaillé que nous avions préparé à cet effet. Après ces premières expérimentations, nous avons réalisé avec les participantes des entretiens post-expérimentations qui visaient à faire un bilan de la mise en œuvre des séquences pour y apporter les derniers ajustements avant la double expérimentation avec d’autres enseignantes. Ces entretiens post-expérimentations se voulaient aussi le cadre d’une démarche réflexive à travers laquelle nous entendions amener les enseignantes à porter un regard méta sur l’ensemble de la collaboration: qu’est-ce que le fait de coélaborer avec nous les séquences leur a apporté de plus lors de leur mise en œuvre, mais aussi dans leurs pratiques? Considèrent-elles qu’elles se sont mieux approprié de cette façon les contenus et démarches?
Après les ajustements apportés aux séquences à la suite du bilan réalisé avec les enseignantes participantes de la première expérimentation de la séquence sur le slam à Genève, nous avons fait expérimenter cette séquence au Québec par quatre autres enseignantes afin de voir dans quelle mesure elles s’appropriaient des dispositifs qu’elles n’avaient pas coélaborés. En clair, cette double expérimentation visait à apporter une réponse à une de nos questions de recherche: que se passe-t-il pour l’expérimentation de séquences didactiques avec des conditions d’élaboration et de mise en œuvre différentes? Nous avons suivi le même processus pour la séquence portant sur la fable coélaborée avec une enseignante de Québec: nous l’avons soumise à trois enseignantes de la région de Québec et à Estelle13 du canton de Genève pour une double expérimentation après les ajustements apportés à la suite de la première expérimentation. Le tableau ci-dessous présente une synthèse des différentes expérimentations que nous avons réalisées.
Finalement, la dernière phase est consacrée à l’analyse des données proprement dite. Nous n’abordons cependant pas cette question dans cet article puisque son objet est tout autre. Nous limitons notre réflexion à l’apport de l’ingénierie didactique collaborative dans le processus d’élaboration, d’appropriation et de mise en œuvre de dispositifs didactiques.
Les critères de validation des dispositifs
À terme, nous voulions rendre disponibles des dispositifs éprouvés et validés qui seraient alors transposables dans des classes de français. Pour ce faire, il nous a semblé important de définir des critères qui permettraient de valider ces dispositifs. En nous référant aux réflexions de Dolz et alii. (2001) sur l’ingénierie didactique et en prenant en compte les trois pôles du triangle didactique (Halté, 1992), nous avons déterminé trois critères de validation.
Le premier critère est lié aux objets enseignés. Rattaché aux savoirs dans le triangle didactique, ce critère vise à répondre à une question : est-ce que la transposition des savoirs a été possible? Nous avons choisi d’étudier ce pôle objet par le biais de l’analyse du travail enseignant (Schneuwly & Dolz, 2010): comment les enseignants s’approprient-ils et mettent-ils en œuvre des séquences d’enseignement portant sur une approche aussi difficilement appréhendable que celle de l’articulation?
Le second critère est lié aux élèves. Ce critère visait à répondre à la question: est-ce que les élèves progressent dans leurs apprentissages? Nous avons étudié ce critère avec le regard des enseignants lors du bilan collaboratif et des productions finales que nous avons observées. En effet, dans la séquence sur le slam, tant lors des premières expérimentations qu’au moment des doubles-expérimentations, les élèves ont produit des textes, que nous avons considérés comme des productions initiales (Dolz et alii., 2001). Ceux-ci ont été réalisés en début de séquence, donc avant même le début des apprentissages. Au terme de la séquence, ils ont produit un autre texte en s’appuyant sur les différentes notions travaillées. Entre ces deux productions, il y a eu des écrits intermédiaires qui consistaient pour les élèves à bonifier leur production initiale en y intégrant au fur et à mesure les notions travaillées dans les différents modules. Même si notre focale n’était pas le travail des élèves, il s’agissait notamment pour nous, sans nécessairement attester de profonds changements, de voir, à partir de ces productions et des observations des enseignants, dans quelle mesure le travail effectué dans le cadre de l’expérimentation a aidé, ou pas, les élèves dans leurs apprentissages.
Le troisième critère qui nous permet de conférer une validité à nos dispositifs est la double-expérimentation. Ce critère, qui renvoie au pôle enseignant dans le triangle didactique, visait à voir dans quelle mesure des enseignants, différents de ceux ayant collaboré à l’élaboration des dispositifs, étaient eux aussi capables de s’approprier ces dispositifs et de les mettre en œuvre dans leur classe. Pour ce faire, nous avons défini trois indicateurs à partir desquels nous analysons cette double expérimentation: la mise en œuvre complète ou non de la séquence, l’ampleur des modifications apportées pour conduire à terme la séquence (activités, outils et divers obstacles didactiques ou cognitifs) et le point de vue des enseignants recueilli lors de l’entretien post-expérimentation.
Les apports et les défis d’une telle méthodologie
L’approche méthodologique que nous avons adoptée dans le cadre de cette recherche permet d’apporter une dimension nouvelle à la recherche collaborative en éducation. Tous les choix que nous avons faits ont été concertés, négociés et validés par l’ensemble des intervenants. Nous pouvons ainsi, à la lumière du parcours qui a été le nôtre dans cette recherche, focaliser notre attention sur quatre points que nous qualifierons de saillants.
D’abord, notre position nous permet de porter un regard méta sur l’ensemble de la démarche. Tout au long du processus, quelle que soit la phase en question, quel que soit le pays et quelles que soient les enseignants impliqués, la recherche a été marquée par des allers et retours visant à faire des ajustements mélioratifs avant, pendant et après leur mise en œuvre dans les classes. Il y avait ainsi une ouverture de notre part et de la part des enseignantes tant sur les notions enseignées que sur les modalités pédagogiques. Chaque étape s’est déroulée dans la négociation et la concertation. Cela a d’ailleurs permis de surmonter certains obstacles et défis14 qui émergent lorsqu’un enseignant doit planifier ou concevoir seul des séquences d’enseignement. Autrement dit, le travail d’équipe induit une réflexion qui enrichit les objets enseignés et les modalités de travail. Cette collaboration, telle qu’elle a été menée, est donc de nature à contribuer au développement professionnel des enseignants-participants comme le soulignent Richard, Carignan, Gauthier & Bissonnette (2015). Ces chercheurs, au terme d’une méta-analyse sur les modèles de formation continue efficaces, soutiennent en effet que le travail collaboratif constitue un des principes clés de l’efficacité du développement professionnel, car il induit une démarche de pratique réflexive à travers les échanges.
Le second point est en lien avec la mise en œuvre des séquences. En effet, du point de vue des enseignantes qui ont participé à cette recherche, leur implication dans toutes les phases de la recherche (du choix du corpus à celui des modalités pédagogiques aidantes) a permis d’ancrer la recherche dans leur quotidien et de réduire considérablement les barrières (réticence des enseignants à ouvrir leurs portes aux chercheurs, perception selon laquelle les recherches seraient déconnectées des réalités de terrain, etc.) qu’elles avaient jusqu’alors perçues entre les chercheurs et elles. Elles soutiennent donc que cette implication a amoindri l’effort d’appropriation qu’elles auraient dû déployer et que, finalement, cela représente des gains en termes d’apprentissage parce que les objets d’enseignement et les démarches pédagogiques sont mieux maitrisés.
Le troisième point saillant repose sur la double expérimentation qui constitue un test de validité des dispositifs expérimentés. En comparaison avec les enseignants-coauteurs, ceux qui réalisent la double expérimentation déploient un effort plus grand pour s’approprier les séquences d’enseignement. Cet effort d’adaptation peut constituer un réel obstacle, notamment quand il est question d’approche complexe comme celle de l’articulation des composantes de la discipline français.
Les entretiens post-expérimentation que nous avons effectués permettent de dégager comme quatrième point saillant la façon dont les enseignantes se sont senties respectées et valorisées durant tout le processus. Loin d’être anodin, ce sentiment de valorisation constitue un facteur important dans la réduction de l’écart qui a toujours existé entre le monde de la recherche et celui des praticiens. Un tel rapprochement peut contribuer à l’amélioration des pratiques d’enseignement, car il pousse davantage les enseignants à intégrer les résultats de recherche dans leurs pratiques comme le fait remarquer le Conseil supérieur de l’Éducation (2006). Dans son rapport, le Conseil en arrive d’ailleurs à la conclusion qu’il existe un lien positif entre le rapprochement milieu de recherche – milieu de pratique et la mise en place par les enseignants de pratiques d’enseignement innovantes issues de la recherche. Le Conseil note aussi que les enseignants qui utilisent le plus les données issues de la recherche sont ceux qui y sont associés ou exposés d’une manière ou d’une autre.
Conclusion
Cet article avait pour objet de décrire la dynamique de la démarche d’ingénierie didactique collaborative que nous avons mise en œuvre dans une recherche portant sur l’articulation langue-texte au secondaire. Pour connaitre la manière dont des enseignants peuvent s’approprier et mettre en œuvre des séquences didactiques fondées sur l’approche de l’articulation langue-texte, nous avons fait le choix de les associer à l’ensemble du processus de conception de ces séquences. Puis, d’autres enseignants sont venus tester ces dispositifs pour, entre autres, nous permettre d’en mesurer la validité. La démarche d’ingénierie didactique à double perspective que nous avons ainsi adoptée présente, selon nous, plusieurs intérêts:
- - le chercheur est moins perçu par les enseignants comme le savant qui apporterait sa vérité;
- - les dispositifs élaborés et testés répondent à des problématiques qui sont au cœur de la pratique enseignante;
- - le développement professionnel des enseignantes-participantes est favorisé;
- - l’enrichissement de notre expertise en tant que chercheur est aussi favorisé puisque celle-ci se nourrit des réalités du terrain.
De façon générale, nous constatons que la forme de collaboration établie, dans notre recherche, avec les enseignantes-participantes a grandement facilité le déploiement des objets d’enseignement choisis et notre intégration dans le milieu, puisque ces enseignantes se sont senties parties prenantes, donc beaucoup plus investies que nous ne l’avions imaginé. Il y aurait donc une nécessité à creuser cette avenue en donnant plus de place aux praticiens que sont les enseignants dans nos recherches si nous voulons que celles-ci atteignent leurs finalités.
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Voir également :
De la classe à la recherche et de la recherche à la classe, quelle circulation des savoirs ? Observations et analyses au départ du projet « Gary »
Quelle image les enseignants ont-ils de la recherche universitaire? Comment se situent-ils à son égard, et comment envisagent-il une collaboration avec des chercheurs? Et quelle circulation des concepts et des méthodes en résulte-t-il entre...
De la classe à la recherche et de la recherche à la classe, quelle circulation des savoirs ? Observations et analyses au départ du projet « Gary »
Quelle image les enseignants ont-ils de la recherche universitaire? Comment se situent-ils à son égard, et comment envisagent-il une collaboration avec des chercheurs? Et quelle circulation des concepts et des méthodes en résulte-t-il entre chercheurs et enseignants? Ces questions qui figuraient au cœur des 19es rencontres des chercheurs en didactique de la littérature, nous nous les sommes posées à propos d’un projet qui a débuté voici quatre ans, le «projet Gary».
Le « projet Gary » en deux mots
Mené par une équipe internationale de huit chercheurs1, ce projet, qui a déjà donné lieu à cinq contributions (Dufays & Brunel, 2016; Brunel & Dufays, 2017; Brunel, Dufays & émery-Bruneau, 2017; Brunel, Dufays, Capt, Florey & émery-Bruneau, 2018; Brunel, Dufays, émery-Bruneau, Florey & Capt, à paraitre), s’intéresse à trois questions de recherche: Comment les compétences de lecture des élèves évoluent-elles au fil de la scolarité? Comment les pratiques enseignantes évoluent-elles en parallèle? Et enfin quelles relations réciproques peut-on établir entre ces deux ensembles2?
Pour traiter ces questions, nous recueillons des données à trois stades du curriculum, les niveaux 4 (âge moyen: 9 ans), 7 (12 ans) et 10 (15 ans), dans quatre pays francophones, la Belgique, la France, le Québec et la Suisse, et dans une centaine de classes de milieu socioéconomique moyen. Appuyé sur la nouvelle de Romain Gary «J’ai soif d’innocence» (8 pages), notre protocole comporte deux temps. Lors d’une première séance (de 45 à 50 min.), les élèves lisent le texte et répondent en autonomie à trois questions, qui portent sur la compréhension du texte, sur son appréciation et sur son interprétation; puis, lors d’une seconde séance (de même durée), les enseignants exploitent le texte librement en classe. Nous disposons ainsi de deux ensembles de données: les réponses des élèves au questionnaire et les verbatims des séances d’enseignement filmées.
La nouvelle de Gary relate l’histoire d’un narrateur occidental qui débarque en Polynésie avec le désir d’échapper au matérialisme de sa société d’origine mais qui va rapidement retomber dans ses vieux démons en se laissant piéger par l’indigène Taratonga qui lui laisse croire qu’elle lui offre gratuitement des toiles de Gauguin.
Question de recherche et méthodologie
Notre objectif dans la présente contribution est triple: nous voulons analyser ce que nous disent les enseignants impliqués dans le projet de leurs pratiques (objectifs, finalités...) et de leur rapport aux savoirs, mais aussi observer dans quelle mesure cette expérience favorise une meilleure circulation des savoirs entre chercheurs et enseignants, enfin envisager les moyens d’optimiser cette circulation.
Pour fonder cette analyse, nous avons réalisé dix entretiens avec cinq enseignantes belges et cinq enseignantes françaises réparties comme suit:
- 4 enseignantes du niveau 4 (élèves de 9 ans) (B : 4e primaire, F : CM1) : 2 F, 2 B;
- 3 enseignantes du niveau 7 (élèves de 12 ans) (B : 1re secondaire, F : 5e collège) : 2 F, 1 B;
- 3 enseignantes du niveau 10 (élèves de 15 ans) (B : 5e secondaire, F : 2de lycée) : 1 F, 2 B.
Ces entretiens ont été centrés sur sept thématiques, à partir du guide d’entretien ad hoc suivant (Beaud & Weber, 2003; Blanchet & Gotman, 2007; De Ketele & Roegiers, 2009):
1. Sur l’intérêt à priori de cette recherche pour les enseignants : Cette recherche a-t-elle suscité de l’intérêt quand on vous l’a proposée? Lequel? Pourquoi?
2. Sur le texte proposé : Quels commentaires souhaiteriez-vous en faire? Vos élèves font- ils souvent des lectures longues (de romans ou de longues nouvelles)?
3. Sur les compétences des élèves : Que diriez-vous des compétences de vos élèves, en général? Dans quelle mesure les avez-vous prises en compte dans l’élaboration de votre séance?
4. Sur la séance : Sur la réflexion avant la séance : quels objectifs vous êtes-vous fixés? Après la séance : comment avez-vous mis en œuvre ces objectifs? Pourquoi avoir choisi ce dispositif? Quels aspects de la lecture avez-vous privilégiés? Quel type de lecteur souhaitez-vous former? Avez-vous souhaité mettre en œuvre certaines recommandations didactiques ou prescriptions institutionnelles? Quelle évaluation faites-vous de votre séance?
5. Sur les pratiques : Avez-vous eu l’impression de faire « comme d’habitude » ou au contraire d’avoir modifié vos pratiques pour l’expérimentation? Vous êtes-vous inspiré·e d’un «modèle» (lequel?) portant sur l’approche d’un texte long? Consultez-vous des revues de didactique? Chez vous? Dans votre établissement? Lesquelles?
6. Sur les résultats de la recherche : Que vous a apporté cette expérimentation? Souhaiteriez-vous la poursuivre? Aimeriez-vous avoir un « retour » sur cette recherche? Si oui, quelle forme pourrait-il prendre? Que pourrait vous apporter la communication des résultats? Celle-ci pourrait-elle intéresser d’autres collègues que vous?
7. Sur le travail des chercheurs : Auriez-vous des questions à poser aux chercheurs?Lesquelles? Sur leurs modes de travail? (recueil et traitement des données, analyse, collaboration, communication des résultats) Auriez-vous des réserves ou des réticences à émettre à l'égard de cette recherche?
Si les entretiens ont été un outil précieux pour accéder aux perceptions des enseignants, la première démarche que nous nous devions de mettre en œuvre à leur égard a été de favoriser les conditions d’un accueil favorable de leur part à notre projet. Pour ce faire, nous avons d’abord veillé à consacrer un certain temps à expliciter les objectifs généraux de la recherche, sans pour autant entrer dans des détails qui auraient altéré le caractère écologique (ancré dans l’activité ordinaire) des pratiques que nous voulions observer. Notre souci, ce faisant, était tout à la fois de rassurer les enseignants et de les motiver à contribuer au projet. Ce temps préalable a été particulièrement important en France, où il s’est agi de contacter les chefs d’établissement de collège et de lycée, puis les inspecteurs et les conseillers pédagogiques des circonscriptions d’accueil de notre recherche. Ces démarches n’ont pas été requises en Belgique, où l’accord de l’enseignant et un entretien préalable avec lui ont suffi.
Ces contacts en amont ont permis d’expliciter le protocole de passation de l’expérience (texte, séance, captation vidéo), mais aussi de négocier le temps d’entretien qui suivrait et de préciser que les séances comme les entretiens feraient l’objet d’une transcription et d’une analyse.
Enfin, nous nous sommes chaque fois engagés vis-à-vis des enseignants à leur adresser un rendu de la recherche sous la forme d’une présentation des résultats, de telle sorte que le partage des expériences soit prolongé par le partage des résultats, ce qui contribue à renforcer la confiance entre les acteurs dans une perspective collaborative (Bednarz, 2013).
D’une manière générale, au-delà des nécessités déontologiques, nous avons veillé à aborder les enseignants avec modestie et bienveillance, en cherchant à limiter au maximum la position verticale qui est souvent attribuée au chercheur à l’égard du terrain scolaire.
Quelles réactions et implications des enseignants?
Comment ces enseignants ont-ils accueilli la proposition de collaboration qui leur a été adressée et comment se sont-ils engagés dans l’expérience?
En premier lieu, nous avons pu constater, notamment par le témoignage des chefs d’établissements, que les enseignants qui ont répondu positivement à notre demande étaient pour la plupart très impliqués dans leur profession et qu’ils accueillaient généralement avec intérêt les projets qui leur étaient proposés. Ainsi, en dehors de quelques questions témoignant de leur volonté de respecter le dispositif proposé, ils nous ont peu interrogés sur la recherche en elle-même et se sont engagés avec enthousiasme dans l’expérience, manifestant une attitude explicite de confiance envers les chercheurs. La confidentialité des données recueillies n’a ainsi pas suscité de demande de garanties de leur part. Qui plus est, la plupart d’entre eux se sont dits à la fois surpris et flattés parl’intérêt que nous leur portions («J’ai d’abord été surprise par votre proposition... mais je trouve ça chouette !» – Oriane, B4); certains nous ont d’ailleurs dit découvrir à cette occasion l’existence de la recherche en didactique de la littérature («je n’e savais pas que l’université s’intéressait à ce que nous faisons dans nos classes» – Pascale, B 10).
Quant à ceux qui ont refusé de participer à l’expérience, ils ont justifié leurs réticences par le manque de temps (argument le plus fréquent), par le désir de préserver un espace personnel ou encore par la crainte d’un regard extérieur, perçu comme la source d’une possible remise en question. Certains ont également invoqué la difficulté de combiner cette expérience avec la gestion de leur classe, jugée trop problématique dans une école «difficile».
Pour en revenir à nos enseignants partenaires, les consignes que nous leur avons données les invitaient à mettre en œuvre leurs pratiques ordinaires d’enseignement de la lecture. Leurs choix se sont cependant révélés assez variés à cet égard puisque, si la plupart des enseignants du niveau 10 (élèves de 15 ans) nous ont affirmé avoir procédé «comme d’habitude», les autres nous ont précisé qu’ils avaient malgré tout cherché à faire «de leur mieux», d’une part en raison du contexte universitaire et du cadre international de cette recherche, d’autre part en raison de la nature des activités mises en œuvre au cours de l’expérimentation. En effet, la méthode consistant à commencer par inviter les élèves à lire en autonomie une nouvelle de huit pages, puis à répondre à un questionnaire portant sur trois processus de lecture –la compréhension, l’appréciation et l’interprétation– a été perçue par bon nombre de maitres comme des démarches «nouvelles» ou «rares» par rapport à leurs pratiques ordinaires, en particulier dans les classes du niveau 4 (élèves de 9 ans). Ils ont dès lors perçu la conjonction de ces éléments comme une invitation à «se dépasser» et à faire montre d’exemplarité.
Par ailleurs, lorsque nous les avons interrogés sur les raisons de leur engagement dans l’expérience, les maitres ont fait état de trois intérêts. Le premier était d’être informés des résultats de leurs élèves afin de mieux connaitre leur niveau d’autonomie, analyse qui «n’est pas possible dans les pratiques quotidiennes» (Élisabeth, F 73), et de pouvoir ainsi mieux saisir leurs compétences, «voir où ils en sont» (Maxime, B 4). Parallèlement, plusieurs ont manifesté le souhait de pouvoir analyser leurs pratiques pédagogiques avec les chercheurs, afin de pouvoir mieux «se positionner», «discuter sur la pédagogie, avancer» (Marine, F 4), et de savoir «si les méthodes utilisées sont cohérentes, logiques, pertinentes» (Marie, F 10). Enfin plusieurs enseignants ont également fait part de leur désir de prendre connaissance des résultats nationaux et internationaux de la recherche afin de pouvoir situer leurs pratiques d’enseignement par rapport à celles de leurs pairs d’autres niveaux et d’autres pays et de pouvoir envisager, le cas échéant, l’adoption «d’autres façons de faire» (Catherine, F7). L’intérêt manifesté était donc lié clairement à une dynamique d’évolution des pratiques.
Quelle circulation des concepts et des méthodes entre chercheurs et enseignants ?
Si l’analyse qui précède permet déjà de mesurer l’intérêt des enseignants envers le monde de la recherche, en accord avec d’autres chercheurs (Gather Thurler, 1993; Bucheton, 2005; Desgagne, Serge & Larouche, 2010; Vinatier & Morrissette, 2015), nous émettons l’hypothèse que la circulation des savoirs entre les sphères scientifique et enseignante n’a de chance d’être efficace que lorsqu’elle se fait dans les deux sens, c’est-à-dire non seulement dans un mouvement qui va du terrain vers la recherche, mais aussi dans le mouvement inverse, qui va des chercheurs vers les enseignants, ce qui suppose cependant qu’on se montre attentifs aux modalités de cette circulation et qu’on commence par identifier précisément les concepts et les processus sur lesquels un échange fécond semble possible.
Une diversité de positionnements à propos de la compréhension
à cet égard, que nous apprennent les entretiens sur les représentations des enseignants à propos de leurs pratiques? Ils font état de représentations bien ancrées de l’activité de lecture: les pratiques décrites par les enseignants semblent moins interrogées que posées en termes de fidélité à un modèle implicite à trois composantes majeures, au moins pour le primaire et le collège : l’accès à la compréhension, le choix du cours dialogué et la succession de l’oral et de l’écrit (on interagit à l’oral avant de faire écrire), qui relèvent pour eux d’une routine professionnelle. Les entretiens font également apparaitre une diversité de positionnements à propos de la compréhension, et en particulier des attentes et des réponses qui varient selon les niveaux scolaires.
En l’occurrence, les enseignants du primaire et du collège insistent sur l’importance de former des lecteurs qui comprennent (Claire, F 4; Maxime et Oriane, B 4). La compréhension est ainsi source chez eux de nombreux développements :
«Le but premier, en fait, c’est qu’ils aient compris l’histoire… mais de façon globale parce que le gros problème qu’ils ont à cet âge-là c’est de s’arrêter vraiment mot à mot, dès qu’ils ont un mot compliqué ils sont bloqués» (Oriane, B 4);
«On ne s’autorise pas assez de temps sur la compréhension, il faudrait pouvoir faire une lecture-compréhension individuelle dans un premier temps et s’accorder un second temps de relecture, or ce n’est pas ce que l’on fait en classe» (Catherine, F 7).
A cet égard, le questionnaire de lecture est apparu à plusieurs enseignants comme un premier temps offert aux élèves pour mener une lecture attentive et compréhensive du texte.
En revanche, il ressort des entretiens avec les enseignants de lycée, que, chez eux, la compréhension n’est plus questionnée, car elle est perçue comme «allant de soi» (Marie, F 10). Ces enseignants privilégient plutôt l’interprétation (Céline, B 10), la perception du travail de l’écrivain (Pascale, B 10) ou encore les spécificités génériques de la nouvelle, comme sa longueur et sa chute.
Du collège au lycée, les entretiens révèlent en outre une différenciation des positionnements, qui vont d’une centration sur les apprentissages des élèves à un questionnement sur les méthodes d’enseignement.
Face à cette focalisation différenciée sur les processus de lecture et sur les pratiques d’enseignement, le chercheur est perçu par les enseignants tantôt comme un interprète expert, tantôt comme un didacticien, et il est sollicité pour identifier «quels points mettre en lumière» ou pour proposer des approches diversifiées de la nouvelle. «Comment aborder un texte long de façon originale ?» demande ainsi une enseignante du lycée au chercheur qui l’interroge (Marie, F 10).
Un regard à priori peu problématisé sur les concepts et les méthodes: le rôle de l’entretien
Certes, à l’issue de la séance qu’ils ont menée, les enseignants formulent peu de commentaires spontanés sur les savoirs et les concepts enseignés (comme la notion de littérature ou les genres littéraires), sur les processus de lecture et même sur les méthodes d’enseignement, car ilss’intéressent avant tout à laparticipation de leurs élèves et à la qualité des échanges qu’ils ont obtenus. Néanmoins, si cette focalisation sur les élèves est quasi exclusive chez les professeurs du primaire, chez ceux du collège elle se combine à l’émergence d’une préoccupation relative à la diversité des approches et des interprétations envisageables (ex. : Pol, B 7; Catherine, F7), qui devient ensuite centrale dans les entretiens avec les enseignants de lycée. Ce sont cependant les questions que nous posons au cours de l’entretien qui favorisent la clarification des choix opérés au cours de la séance, provoquent des questionnements sur les processus de lecture (comment développer la compréhension, l’interprétation et l’appréciation? quelle relation instaurer entre ces trois processus? quelle priorité à donner à l’une ou à l’autre? quelles interprétations et quelles appréciations privilégier? comment guider leur mise en œuvre?) et suscitent une première réflexion sur la relation entre concepts enseignés et méthodes.
L’entretien fut ainsi l’occasion de confronter les discours et les pratiques des enseignants à la distinction que les chercheurs établissent entre la compréhension, l’interprétation et l’appréciation (voir notamment Falardeau, 2003; Dufays, 2010; Gabathuler, 2016), quand bien même nos témoins n’utilisaient pas ces termes exacts : les élèves lisent en effet tous les jours des œuvres (compréhension), les discutent (interprétation), donnent leur avis ou se font évaluer sur leur interprétation (appréciation). L’un des enjeux de la recherche «Gary» est justement de penser ce triangle sur le plan didactique, et plus précisément en matière de progression des curricula au fil de la scolarité: à cet égard, nos entretiens avec les enseignants ont confirmé à la fois la prégnance des trois opérations dans leurs pratiques quotidiennes et le flou conceptuel et terminologique dont elles font souvent l’objet.
Une circulation de savoirs de la recherche vers le terrain... et inversement
Par ailleurs, au cours des entretiens, il n’est pas rare que le chercheur soit sollicité pour fournir des apports didactiques (une enseignante nous a par exemple demandé conseil sur «la dictée à l’adulte» comme moyen de produire une trace écrite de la séance) ou des références bibliographiques qui le conduisent alors à présenter des articles ou des revues de didactique peu connus des enseignants. L’entretien est ainsi pour certains enseignants une occasion de découvertes («On peut donc donner un texte long et compliqué à lire en autonomie à des élèves de CM !», Marine, F 4) et il constitue un temps de transmission informelle de savoirs susceptible d’avoir un certain impact sur les pratiques.
à l’inverse, si le questionnaire proposé aux élèves n’était pas supposé susciter un intérêt particulier chez les enseignants, plusieurs d’entre eux ont manifesté leur intention de l’utiliser pour aborder d’autres textes. Malgré les réserves que suscite souvent ce genre d’outil scolaire, ce questionnaire les a séduits parce qu’il a favorisé leur prise de conscience d’un travail possible sur l’articulation des trois processus de lecture que sont la compréhension, l’interprétation et l’appréciation:
«Les trois pôles du questionnaire pourraient structurer mon travail. On peut donc mener ces trois pôles lors de la même séance ? Ou bien se focaliser sur un seul, ou les traiter successivement ?» (Catherine, F 7)
De telles déclarations attestent d’une circulation inattendue de savoirs issus de la recherche vers le terrain en matière d’enseignement de la lecture. Elles nous semblent, d’une part, inverser la vectorisation habituelle du modèle implicite de l’activité de lecture, qui va de l’oral vers l’écrit (du cours dialogué vers la trace écrite, cf. Chiss, 2012), et d’autre part, suggérer un possible renouvèlement des pratiques de lecture en classe par l’incitation à une interaction oral-écrit et à un travail des trois processus de lecture. Le simple fait de participer à l’expérience «Gary» a donc amené plusieurs enseignants à s’interroger avec le chercheur sur une évolution possible de leurs pratiques susceptible d’être analysée par la recherche.
Mais la circulation des savoirs ne s’est pas faite seulement des chercheurs vers les enseignants: les premiers ont en effet pu dégager de ces entretiens d’une part une validation didactique de la pertinence de leur protocole d’enquête et d’autre part une compréhension affinée des difficultés d’enseignement et d’apprentissage des opérations de lecture et des points d’appuis précieux pour en clarifier la définition et l’articulation.
Quelles relations entre la sphère de la recherche et celle de l’enseignement?
Un autre thème abordé lors de nos entretiens avec les enseignants concernait leurs perceptions des relations entre les sphères de la recherche et de l’enseignement.
Les réponses reçues permettent d’abord de constater que le contact entre les deux sphères s’établit dans trois contextes distincts. Le premier est, bien naturellement, celui des relations directes entre les chercheurs et les enseignants (à l’occasion de la récolte des données, bien sûr, mais aussi à l’occasion des entretiens «pré» et «post»), mais les rapports entre recherche et enseignement deviennent aussi un thème de réflexion entre les différents enseignants engagés dans le projet (deuxième contexte), et plus largement entre différents enseignants dès lors que l’un ou l’autre est engagé dans tel ou tel projet qui implique une dimension de recherche et qu’il en a parlé avec ses collègues (troisième contexte).
Ces contacts se faisant le plus souvent de façon informelle, il est utile de réfléchir aux dispositifs qui paraitraient les plus à même de favoriser une articulation optimale entre les sphères de l’enseignement et de la recherche. La première chose à envisager est bien entendu la communication des résultats de la recherche auxenseignants qui y ont participé, mais aussi à d’autres enseignants à qui ces résultats sont susceptibles d’apporter des éclairages précieux tant sur leurs pratiques que sur les compétences de leurs élèves.
Une autre modalité plus exigeante consiste à revenir avec les enseignants partenaires sur leurs pratiques à partir d’extraits de séances et /ou de verbatims de la séance qu’ils ont mise en œuvre en suscitant une auto-confrontation qui les amène à prendre un recul propice à l’intégration de données issues de la recherche. Corollairement, l’occasion est belle pour le chercheur de profiter de ce partenariat avec des enseignants pour leur communiquer des articles de recherche et les familiariser avec des revues de didactique.
Enfin, plusieurs enseignants se sont montrés disponibles au prolongement d’un partenariat avec le chercheur qui leur permettrait d’expérimenter dans leurs classes des dispositifs déjà validés par les résultats du projet. Certains se sont même dits prêts à co-intervenir avec le chercheur lors de réunions scientifiques (séminaires, journées d’études) pour présenter l’expérience qu’ils ont permis de réaliser et l’analyse qui en résulte. Ce sont là deux modalités de ce qu’il est convenu d’appeler la recherche collaborative (Bednarz, 2013).
Des résultats exploitables en formation?
Parallèlement à l’établissement de relations plus ou moins structurelles entre des enseignants et des chercheurs, le contexte le plus évident pour la communication des résultats de la recherche aux enseignants est celui des formations initiale et continue. Les résultats du projet Gary ont ainsi déjà pu être présentés à des enseignants en formation en vue de les sensibiliser aux enjeux et aux modalités des trois processus de lecture abordés par le projet que sont la compréhension, l’appréciation et l’interprétation. Par ailleurs, pour autant que cela ait fait l’objet d’un accord formel de la part des enseignants partenaires, la base de données constituée par les séances vidéos de professeurs expérimentés et par les verbatims pourrait servir de supports exploitables en formation. Enfin, nous avons déjà eu l’occasion d’inviter plusieurs jeunes enseignants à participer eux-mêmes à l’expérimentation «Gary» au cours de leur formation initiale, ce qui a permis à la fois de les exercer à l’analyse des pratiques enseignantes et de susciter chez eux l’adoption de pratiques nouvelles.
Conclure?
La réflexion sur la circulation des savoirsentre la recherche et le terrain n’est certes pas nouvelle. On se souvient qu’elle a déjà fait l’objet d’analyses stimulantes, notamment de la part de Dominique Bucheton (2005) et de Roland Goigoux (2018). Notre objectif premier dans cette contribution était d’en interroger les possibilités au départ d’un projet précis, qui vise à mieux comprendre les compétences des élèves et les pratiques des enseignants au fil de la scolarité, et au-delà, à identifier les pratiques qui aident le plus les élèves à mieux lire. Cette analyse nous a permis de montrer comment nous avons pu arriver, modestement, à impliquer des enseignants mobilisés par le projet –et à partir d’eux, d’autres enseignants– dans une dynamique de questionnement, de recherche et même de changement.
Bibliographie
Beaud, Stéphane & Florence Weber (2003), Guide de l'enquête de terrain, Paris, La Découverte «Repères».
Bednarz, Nadine (2013), Recherche collaborative et pratique enseignante. Regarder ensemble autrement, Paris, L’Harmattan.
Blanchet, Alain & Anne Gotman (2007), L'entretien, Paris, Armand Colin «128».
Brunel, Magali & Jean-Louis Dufays (2017), «Comment des élèves de 9 à 15 ans lisent-ils un même texte littéraire et comment leurs enseignants le didactisent-ils? Une comparaison France-Belgique», in L’enseignement et l’apprentissage de la lecture aux différents niveaux de la scolarité, M. Brunel et al. (dir.), Namur, Presses universitaires de Namur (Diptyque), p. 103-136.
Brunel, Magali et al.(2017), «Lire un même texte littéraire de 12 à 15 ans: quels apprentissages et quels dispositifs? Regards croisés France, Belgique, Québec», Ibid., p. 137-162.
Brunel, Magali et al.(2018), «Le discours des élèves sur les valeurs du texte littéraire et leur exploitation didactique par les enseignants: quelles variations selon les classes d’âge et selon les pays?», in Enseigner la littérature en questionnant les valeurs, N. Rouvière (dir.), Berlin, Peter Lang, p. 279-302.
Brunel, Magali et al. (à paraitre), «Lire en classe l’altérité: quelle progression entre 12 et 15 ans? Deux analyses à partir de la nouvelle "J’ai soif d’innocence" de Romain Gary», in Littérature de l’altérité, altérités de la littérature: moi, nous, les autres, le monde, M. Jeannin et A. Schneider (dir.).
Bucheton, Dominique (2005),«Au carrefour des métiers d’enseignant, de formateur, de chercheur», in Didactique du français. Fondements d’une discipline, J.-L. Chiss et al., (dir.), Bruxelles, De Boeck «Savoirs en pratique», p. 193-210.
Chiss, Jean-Louis (2012), L'écrit, la lecture et l'écriture. Théories et didactiques, Paris, L’Harmattan.
Cordonier, Noël (2014), «Questions critiques, et donc constructives, sur la recherche en didactique du français», in Littérature, langue et didactique. Hommages à Jean-Louis Dumortier, J. Van Beveren (dir.), Namur, Presses universitaires de Namur «Diptyque»), p. 11-26.
Desgagne, Serge & Hélène Larouche (2010), «Quand la collaboration de recherche sert la légitimation d’un savoir d'expérience», in Recherches en éducation, Hors série n°1, p.7-18.
De Ketele,Jean-Marie & Xavier Roegiers, (1996, 4e éd. 2009), Méthodologie du recueil d'informations, Bruxelles-Paris, De Boeck Université.
Dufays, Jean-Louis (2010), Stéréotype et lecture. Essai sur la réception littéraire, Bruxelles, Peter Lang « ThéoCrit ».
Dufays, Jean-Louis & Magali Brunel (2016), «La didactique de la lecture et de la littérature à l’aube du XXIe siècle. État des recherches en cours et focus sur la perspective curriculaire», in Didactiques du français et de la littérature, A. Petitjean (dir.), Metz, CREM « Recherches textuelles », p. 233-266.
Falardeau, Erick (2003), «Compréhension et interprétation : deux composantes complémentaires de la lecture littéraire», in Revue des sciences de l’éducation, 29, n°3, p. 673-694.
Gabathuler, Chloé (2016), Apprécier la littérature. La relation esthétique dans l’enseignement de la lecture de textes littéraires, Rennes, Presses universitaires de Rennes.
Gather Thurler, Monica (1993), «Amener les enseignants vers une construction active du changement. Pour une nouvelle conception de la gestion de l'innovation», in Education et Recherche, 1993, n° 2, p. 218-235. En ligne, URL : http://www.unige.ch/fapse/SSE/teachers/gather-thurler/Textes/Textes%201993/MGT-1993-02.html
Goigoux, Roland (2018), «Quels savoirs utiles aux formateurs?» Conférence en ligne, URL: http://centre-alain-savary.ens-lyon.fr/CAS/nouvelles-professionnalites/formateurs/roland-goigoux-quels-savoirs-pour-les-formateurs
Vinatier, Isabelle & Joëlle Morrissette (2015), «Les recherches collaboratives: enjeux et perspectives», in Carrefours de l'éducation, n° 39, p. 137-170. En ligne, URL:
https://www.cairn.info/revue-carrefours-de-l-education-2015-1-page-137.htm
Voir également :
Circulation bidirectionnelle des savoirs : les interventions didactiques et pédagogiques en classe de littérature
Née dans un contexte militant qui voulait rénover les pratiques d’enseignement, la didactique est traversée depuis son origine par une orientation praxéologique, qui consiste en des « recherches sur l’intervention didactique » (Halté...
Circulation bidirectionnelle des savoirs : les interventions didactiques et pédagogiques en classe de littérature
Entre recherche et pratique
Née dans un contexte militant qui voulait rénover les pratiques d’enseignement, la didactique est traversée depuis son origine par une orientation praxéologique, qui consiste en des « recherches sur l’intervention didactique » (Halté 1992 : 16). Or, selon Daunay et Reuter, «[l]’approche scientifique s’est séparée de l’intervention, créant une “dualité d’approche”» (2008 : 61). En 2019, la didactique du français est devenue autonome, aussi s’est-elle attachée à stabiliser son appareillage théorique et méthodologique, ainsi qu’à consolider les acquis de recherches, comme le montrent les thématiques de colloques récents : «Les concepts dans la recherche en didactique du français. Émergence et création d'un champ épistémique» (AIRDF, Lyon, 2019), «Didactique des langues & plurilinguisme(s) : 30 ans de recherches» (LIDILEM, Grenoble, 2019), «Littérature(s) et langue(s) en classe: quelle circulation entre méthodologies de recherche et pratiques enseignantes?» (19es Rencontres des chercheurs en didactique de la littérature, Lausanne, 2018). Ce dernier colloque se penche sur le clivage entre recherche et pratique, qui implique, dans son mouvement descendant, le risque d’applicationnisme et, dans le sens inverse, celui d’institutionnaliser en savoirs didactiques des savoirs pratiques non pertinents.
La circulation bidirectionnelle des savoirs se présente comme une solution méthodologique à ce dualisme. Elle suppose une causalité circulaire (Marcel, Olry, Rothier-Bautzer & Sonntag 2002) vue dans une approche systémique. La recherche est orientée, pour les chercheurs, vers la production de connaissances et, pour les enseignants, vers le développement professionnel (Bednarz, Rinaudo & Roditi 2015).
Nous avons développé la Démarche stratégique d’enseignement de la littérature (désormais DSEL) dans le cadre d’une recherche collaborative qui s’est échelonnée sur plusieurs années, de 2006 à 2010, année de la publication d’un guide pédagogique et didactique (Lecavalier & Richard 2010). Nous tentons dans cet article, dans une démarche de théorisation a posteriori (Chouinard & Caron 2015), d’éclairer le sens de la notion d’intervention didactique et, corollairement, de la notion d’intervention pédagogique, qui constituent des catégories émergentes de nos résultats de recherche. Avant d’exposer nos résultats, qui concernent les échanges observés entre intervention didactique et intervention pédagogique, nous tenterons de dissiper certains malentendus terminologiques, en précisant le sens que nous donnerons en particulier à la notion d’intervention pédagogique. Le problème est que, même si la notion d’intervention didactique apparait dans les écrits de presque tous les chercheurs et chercheuses reconnus de notre discipline, presque personne ne la définit. La banque de données OpenEdition recense 119 publications en didactique du français, entre 1970 et 2019, contenant la notion d’intervention didactique. Nous avons consulté 82 de ces textes, choisis pour leur pertinence, sans trouver de définition claire de l’intervention didactique.
La notion d’intervention en pédagogie et en didactique du français
La notion d’intervention pédagogique ne semble pas plus définie en sciences de l’éducation que celle d’intervention didactique en didactique du français.Notons cependant que la première expression étant plus fréquente, le flottement définitionnel est plus difficile à établir dans le second cas: dans OpenEdition on trouve 414 occurrences pour «intervention pédagogique» comme expression exacte dans le texte intégral, alors qu’il n’y a que 231 occurrences pour «intervention didactique1». Deux publications (Dezutter, Thomas & Deaudelin 2011; Vincent & Lefrançois 2013) de notre corpus de 82 textes de didactique du français utilisent aussi la notion d’intervention pédagogique, de manière interchangeable avec celle d’intervention éducative. Or, celle-ci semble un peu mieux définie2. Les chercheurs en pédagogie (Lenoir et al. 2002) distinguent six niveaux de sens pour la notion d’intervention éducative. Le niveau 1 est celui de l’intervention de l’État dans l’éducation. Au niveau 2, l’intervention porte sur la pratique professionnelle vue comme l’exercice de la profession enseignante. Un 3e niveau de sens considère l’intervention globalement, comme un acte professionnel. Le niveau 4 concerne «l'intervention en tant que processus interactif entre un intervenant et un sujet client» (Lenoir et al. 2002 : n.p.), alors que le niveau 5 désigne les opérations qui s’effectuent dans ce processus, la réalisation «de l'action d'intervention dans l'ensemble (complexe) de ses dimensions» (Lenoir et al. 2002 : n.p.). Le niveau 6 a trait aux «différents gestes mis en œuvre, aux actes posés au cours de la mise en œuvre de l'intervention. Il s'agit ici de la pratique effective au sens strict du terme» (Lenoir et al. 2002: n.p.).
Dans un corpus de 30 textes en pédagogie et en didactique utilisant les notions d’intervention éducative ou d’intervention pédagogique, nous n’avons pas trouvé, pour cette dernière notion, d’occurrence où elle était employée conformément aux niveaux de sens 1 et 2. Il semble donc que l’intervention éducative puisse prendre un sens plus abstrait que l’intervention pédagogique. Cependant, pour les niveaux de sens 3 à 5, nous avons pu recenser des exemples d’emploi, moins pour l’intervention pédagogique que pour l’intervention didactique. Un corpus plus étoffé aurait peut-être donné des résultats plus complets. Ces extraits sont consignés dans le tableau 1.
L’objectif qui sous-tend ce tableau est de dissiper une partie du flou conceptuel entourant la notion d’intervention didactique. En montrant que la notion est employée à des niveaux d’abstraction différents, il ne s’agit pas de privilégier l’usage d’un niveau en particulier, mais d’inviter les auteurs et autrices à préciser à quel niveau ils ou elles se situent lorsqu’ils ou elles utilisent la notion. Ce serait une étape logique dans le processus de définition de cette notion. Pour notre part, ce sont les niveaux 5 et 6 qui conviennent à nos objectifs de recherche. Avant de présenter certaines des interventions didactiques et pédagogiques que nous avons observées, il importe au préalable d’exposer la méthodologie utilisée.
La recherche collaborative : intervenir autrement
Le courant de recherche collaborative développé au Québec depuis les années 1990 a suivi un processus d’autonomisation scientifique semblable à celui de la didactique du français. Il s’est démarqué de la recherche-action, qui entretenait des objectifs de changement social ou éducatif (Dolbec & Prud’homme 2009), afin de viser une meilleure compréhension des phénomènes. Ainsi que l’expliquent Bednarz, Rinaudo et Roditi: «Le développement professionnel des enseignants est une retombée, mais pas un objectif de recherche» (2015 : 171). Cette situation de départ offre un double intérêt, pour les chercheurs et pour les enseignants. Le lieu de collecte des données sert aussi de lieu de questionnement de la pratique pour les enseignants. Les résultats doivent être doublement féconds, tant pour la théorisation disciplinaire que pour le développement professionnel.
Au cœur de la DSEL se trouve un dispositif didactique qui développe une lecture authentique, personnelle et autonome chez les élèves, suivant les principes du socioconstructivisme, de la construction des savoirs (Barth 1993), de l’enseignement stratégique (Tardif 1992) et de la théorie du sujet lecteur (Rouxel & Langlade 2004; Langlade, 2007 ; 2008; Langlade & Fourtanier 2007). Elle se déroule en quatre phases: 1) préparation à la lecture d’une œuvre complète; 2) lecture accompagnée; 3) analyse et interprétation; 4) validation des résultats. Le sens de l’œuvre n’est pas donné à l’avance, mais constitue le but de la recherche collective. Cette approche inductive change l’orientation du dialogue en classe, qui ne vise plus à deviner une réponse, mais à construire ensemble une interprétation et à la soutenir. La théorie littéraire, comme l’information sur l’auteur ou le genre, n’est pas fournie d’emblée, mais seulement au besoin, durant les échanges, et à l’étape finale, pour confirmer les interprétations. Dans le cas rapporté ici, pour l’étape d’analyse, l’enseignante avait réparti entre les huit équipes quatre thèmes, dont elles devaient relever les indices. Au cours suivant, chaque membre d’une équipe rencontrait trois élèves de trois autres équipes et leur faisait rapport des résultats de son équipe. Les équipes de base se reformaient le lendemain.
La DSEL a été développée et validée par une équipe formée de quatre enseignantes du secondaire3 et deux enseignants du collégial4 (dont l’un des deux chercheurs), sous la supervision des deux chercheurs. Un canevas de quelques pages préexistait à ce développement, mais il avait été conçu par un va-et-vient de conception théorique et d’expérimentation sur le terrain par le chercheur-enseignant, supervisé par sa collègue chercheuse. La même circulation bidirectionnelle a prévalu durant la conception et la validation de la DSEL avec l’équipe d’enseignants-expérimentateurs, en 2005-2006. À partir de 2010, la mise au point de la DSEL a plutôt pris la forme d’un encadrement d’enseignants qui utilisaient la démarche dans leurs cours et qui recevaient nos conseils, tout en nous communiquant leurs observations, qui enrichissaient ou modifiaient le dispositif. À ce jour, une trentaine d’enseignants, en grande majorité du secondaire, nous ont transmis une rétroaction sur leur usage de la DSEL. Nous distinguons les activités de formation où nous agissons l’une comme conseillère pédagogique, l’autre comme enseignant, ou les deux en tant que directeurs de mémoire (et les enseignants comme nos étudiants), des activités de recherche où les enseignants (en partie les mêmes) collaborent avec nous, qui portons alors le chapeau de chercheurs.
Quelques interventions observées et analysées
Nous avons analysé les interventions d’accompagnement de la lecture en classe de littérature effectuée par deux enseignantes de français formées à l’utilisation de la DSEL et constitué un corpus de 200 interventions. Par «interventions», nous entendons les énoncés linguistiques ou les gestes, accompagnés de déplacements, de regards, de mimiques, d’intonations de l’enseignant, exprimés dans un même tour de parole. Ces interventions ont été classées par grappes en 23 interventions didactiques et 36 interventions pédagogiques, réunies en 14 catégories, elles-mêmes groupées en 5 ordres supérieurs. Ce classement, toujours provisoire, qui a été présenté de façon détaillée dans une autre publication (Lecavalier & Richard 2017), est aussi reproduit dans la figure 1 ci-dessous.
Les résultats de la présente recherche sont exposés sous la forme d’interventions d’une enseignante, observées, analysées et classées. Nous en présentons seulement quelques-unes. L’extrait choisi provient d’un échange dans une équipe d’élèves de 5e secondaire formée d’un garçon et de trois filles. Voici le contexte du roman Héloïse, d’Anne Hébert, qui motive leur discussion, transcrite dans le Tableau 2. À Paris, vers 1970, deux jeunes, Bernard et Christine, s’aiment sans faire encore vie commune. Ils prennent le métro ensemble, mais Christine doit partir la première pour aller chez elle. Bernard entend chanter une voix féminine. Il distingue les paroles, qui parlent d’une femme qu’on n’attendait pas et qui sort de l’ombre. Le métro tombe en panne et c’est le noir. Lorsque l’éclairage revient, une jeune femme «incroyablement belle et pâle» se tient devant lui et «l’observe avec insistance» (Hébert 1980 : 21).
L’échange se résume à la confirmation d’une hypothèse du garçon qui soutient, à l’encontre des filles de son équipe, que la chanson d’Héloïse évoque le chant envoutant d’une sirène, et à la confirmation partielle d’une autre hypothèse, soit qu’Héloïse contrôle Bernard.
L’analyse et le classement des interventions des enseignantes ont été effectués de manière inductive. Une première répartition est réalisée selon que l’intervention porte principalement sur les données tirées du texte littéraire ou qu’elle porte en priorité sur le travail de l’équipe. En nous inspirant de Tambone & Mercier (2003), nous désignons la première catégorie d’interventions comme à dominante didactique et la seconde, comme à dominante pédagogique. Dans l’extrait choisi, la première intervention de l’enseignante, une paraphrase à fonction phatique, ne sert pas à commenter le sens des propos répétés, mais à confirmer l’établissement du contact langagier avec l’équipe. Il s’agit donc d’une intervention à caractère principalement pédagogique, même si la base de l’entente correspond à un évènement du texte littéraire. Ce type d’intervention est classé dans la catégorie «Discussion avec l’équipe5». De même, les deux interventions suivantes consistent en deux validations, celle d’une inférence narrative et celle d’un stéréotype. Bien que ces deux éléments soient des contenus didactiques, l’opération qui prédomine est la validation; l’enseignante ne développe pas un propos personnel sur ces sujets, elle se borne à indiquer que ce qu’en disent les élèves est juste. En fait, ce sont les élèves qui exposent leur compréhension du texte. Les interventions se situent donc surtout sur le plan pédagogique et elles se classent cette fois dans la catégorie de l’Évaluation des résultats, elle-même une sous-catégorie de l’Évaluation de l’équipe.
Figure 1. Classement des interventions didactiques et pédagogiques observées
C’est seulement à l’occasion de sa quatrième intervention que l’enseignante passe sur le plan didactique, au moyen d’une question à l’équipe sur une référence culturelle (les sirènes). La question vise à faire relier un personnage du récit avec un personnage mythologique, afin d’aider les élèves à trouver par eux-mêmes un stéréotype qu’elle suppose connu. Son attente est satisfaite par le garçon, dont elle valide la réponse. Apprenant de sa part que les filles sont sceptiques à l’égard des sirènes, elle effectue une autre intervention didactique, cette fois un rappel de données provenant des pages du roman en discussion, intervention classée sous la catégorie «Apport d’information» et la sous-catégorie «Contribution à l’analyse». Puis, à propos de la stratégie d’Héloïse, l’enseignante se contente d’une validation partielle. Il faut dire que cet échange survient à la phase 2 de la DSEL, que la validation complète n’est prévue qu’à la phase 4 et que la découverte du contrôle de Bernard par Héloïse est capitale. Cependant, l’enseignante accepte d’informer l’équipe sur un stéréotype en évoquant la croyance que les vampires peuvent avoir des «rapports», mot qu’elle laisse en suspens et qu’elle accompagne d’un geste circulaire de la main, pour faire sous-entendre une sorte de sexualité. Ensuite, l’enseignante contribue encore à l’analyse, mais sous la forme d’une fictionnalisation (Langlade 2008), puisque l’enseignante se met à la place d’Héloïse. Pressée de valider l’hypothèse du contrôle, elle revient sur le plan pédagogique pour encourager l’équipe à poursuivre dans le même sens.
Après son départ, même si le garçon a l’occasion de démontrer la correspondance entre le texte de la chanson et le triangle amoureux qui se dessine entre Bernard et les deux femmes, l’échange entre les filles de l’équipe révèle que celles-ci n’adhèrent toujours pas à l’hypothèse de la sirène :
Fille 1 : On marque-tu une sirène pour vrai? Elle [l’enseignante] a dit que c’était bon.
Fille 2 : On dit une sorte de sirène… de métro. (Pause) On dit juste qu’elle est envoutante.
Cette autocorrection nous fait supposer que l’image stéréotypée que les filles se font des sirènes n’inclut pas leur chant envoutant, mais seulement leur aspect de femmes-poissons, davantage véhiculé dans la culture de masse (films La petite sirène 1 et 2 de Disney). Dans ce cas, l’expression «sirène de métro» a dû signifier pour elles un signal d’alarme, un bruit absent du roman. Une intervention didactique aurait été requise afin de dissiper cette ambigüité qui n’a pu être décelée que par nos observations à posteriori.
La thèse du caractère prophétique de la chanson d’Héloïse a continué à circuler dans la classe le lendemain. En effet, quand les équipes ont été reformées de façon que les élèves fassent rapport aux autres de leurs résultats de la veille, notre caméra a filmé deux des membres de l’équipe ci-dessus, le garçon et la fille 3, en train de présenter leur explication de la chanson à deux équipes distinctes6. Contrairement au garçon, la fille 3 n’a pas présenté Héloïse comme une sirène et c’est une autre image qui s’est formée dans cette équipe provisoire, à partir des paroles de la chanson : «Celle qu’on n’attendait pas […] / Creuse sa galerie profonde […] / Pour venir jusqu’à toi» (Hébert 1980 : 20).
Fille 3 : C’est comme si elle sortait de son trou pour aller jusqu’à Bernard. (Rires des filles)
Fille 4 : Elle sort de son (mot inaudible) pour aller le chercher. Allez, viens mon lapin! (Rires)
La réduction de la «galerie» au «trou» trahit chez la fille 3 un rabaissement d’Héloïse à un animal prédateur et sournois. Le rapport avec un renard ou un loup se précise dans l’association de Bernard avec un lapin. Il y a fonctionnalisation, accompagnée d’une identification avec Héloïse, ce qui crée une gêne que les rires viennent soulager. En effet, le fantasme qui vient d’être évoqué renverse la domination traditionnelle de l’homme sur la femme. Ce n’est pas tant le choix du stéréotype qui importe, sirène ou mammifère prédateur, que le fait que ces images permettent aux élèves de coconstruire leur perception des personnages et de leur relation.
L’analyse qui précède montre qu’il faut prendre en compte les interactions avec les élèves et les problèmes de compréhension et d’interprétation de l’œuvre littéraire afin de cerner la nature des interventions pédagogiques et didactiques. Cela posé, l’analyse conversationnelle (Sacks, Schegloff & Jefferson 1974 ; Mondada & Pekarek Doehler 2000) peut aussi apporter une information complémentaire à leur propos. Puisque l’intervention y est définie comme centrée sur un acte de langage (Roulet 1991), il est possible de réanalyser certaines de nos interventions: ainsi, la validation du stéréotype de la sirène peut apparaitre comme un acte perlocutoire, qui met fin au traitement des informations par les élèves. Une validation partielle correspondrait plutôt à un acte illocutoire, puisque c’est une incitation à poursuivre le traitement dans le sens déjà entrepris. Par ailleurs, la notion de négociation empruntée à Roulet (1991) rend compte des réactions du garçon et de la fille 1 aux validations partielles répétées de l’enseignante et souligne la pression effectuée pour recevoir plus d’aide. Étant donné que la DSEL prescrit de ne pas valider les interprétations avant la phase finale et qu’il semble que l’enseignante n’ait pas trouvé, lors de la découverte imprévisible du lien entre Héloïse et une sirène, une manière plus épistémique de relancer le travail des élèves, elle compense par un encouragement de l’équipe, une intervention pédagogique qui évalue le rendement des élèves. Cette analyse à postériori nous amène à ajouter à la DSEL une intervention de validation conditionnelle, consistant à confirmer une hypothèse au moyen de la vérification d’une hypothèse corollaire de la précédente. Dans le cas présent, l’hypothèse de la sirène séductrice aurait pu être validée en demandant aux élèves de vérifier que Christine jouait effectivement un rôle opposé.
L’analyse conversationnelle révèle aussi le pouvoir réparateur des rires des filles, dans une intervention non verbale à caractère restitutif, lorsque le garçon se plaint à l’enseignante qu’elles ont rejeté sa thèse de la sirène. La justification peut alors être excusée à cause d’un manque d’entrainement, ce qui évite aux filles de perdre davantage la face. Toutefois, ce que l’analyse conversationnelle n’explique pas, c’est que, malgré cette réparation et la validation complète apportée par l’enseignante à l’envoutement par les sirènes, les filles n’acceptent toujours pas d’associer Héloïse à une sirène. Cela montre que la persuasion ne se déroule pas seulement sur le plan des interactions sociales, mais aussi sur celui de la cognition, dont rend compte notre analyse du discours, pour la suite des échanges. Les limites de l’analyse conversationnelle nous ramènent à l’analyse du discours, mais vue dans une «logique interlocutoire» (Gehin 2005 : 255), qui rappelle la notion de circulation bidirectionnelle. Dans cette optique, les interventions comme l’apport d’informations et le rappel de données prennent une fonction indicative quand le sens qu’elles proposent est négocié dans l’interaction didactique et transformé en une signification utile à la compréhension du contexte. L’analyse de discours peut donc suivre, d’une intervention à l’autre, la reprise et la modification des mots, le degré de prise en charge énonciative et d’autres indicateurs semblables, qui échappent à l’analyse conversationnelle.
Bilan et limites de notre recherche
Bien que nous n’ayons pas la place ici pour présenter les 24 interventions didactiques et les 37 interventions pédagogiques classées à la Figure 1, un commentaire s’impose sur la notion même d’intervention. Celle-ci constitue un acte professionnel qui prend son sens non seulement dans le milieu scolaire, mais dans une conception de l’enseignement et de l’apprentissage. Pour nous et les enseignants participant à nos recherches, il s’agit de la Démarche d’enseignement stratégique de la littérature. Pour qu’un énoncé quelconque, une mimique, un geste, un déplacement, la consultation du roman, du dictionnaire, ou une combinaison de tout cela prenne un sens didactique ou pédagogique à nos yeux, nous devons être en mesure de percevoir son influence sur le milieu. La désignation des interventions didactiques et pédagogiques recourt à des notions comme «stéréotype», «indice», «fictionnalisation», rattachées à la DSEL, ainsi qu’à des termes plus courants, tels que «relecture» et «interprétation», mais qui sont réactualisés dans la DSEL. Semblablement, les noms d’action («demande», «apport», «questionnement», «discussion», etc.) renvoient à des stratégies d’enseignement de la démarche. Autrement dit, notre classement ne prend sa valeur qu’en fonction du modèle d’enseignement et d’apprentissage qui l’a inspiré et il n’est transférable que dans la mesure où d’autres chercheurs et chercheuses y voient des similitudes avec leurs propres préoccupations.
Du point de vue méthodologique, la détection des interventions résulte d’une observation très fine, guidée au départ par les paramètres ci-dessus et tournée ensuite vers le langage verbal et non verbal de l’enseignant et des élèves, à la manière de l’analyse de discours. Cependant, celui-ci n’est pas la base de la recherche de régularités formelles, contrairement à la méthode usuelle (Eisenhart & Johnstone 2012), car ce sont les éléments de contenu, comme la chanson d’Héloïse, qui servent de critère de choix pour les échanges analysés. Il ressort aussi que les interactions avec les élèves, et même les interactions entre les élèves sans l’enseignant, représentent une donnée essentielle pour l’étude des interventions pédagogiques et didactiques. Or, dans le discours que les élèves coconstruisent afin de se représenter la signification de l’œuvre littéraire, ils font interagir des personnages dont ils cherchent à s’expliquer les agissements, faisant preuve d’une activité fictionnalisante (Langlade 2008) où ils se projettent comme lecteurs. À cela s’ajoute le palier de la recherche collaborative enseignant/chercheurs, marquée par d’autres interactions, d’où un modèle à quatre niveaux d’interaction7, sans compter les échanges entre chercheurs dans les colloques et au moyen des publications, qui se répercutent aussi sur les milieux d’enseignement.
Par rapport aux objectifs de cette contribution, qui visaient à mieux définir la notion d’intervention didactique et pédagogique tant par la théorie que par l’observation, il semble bien que les interventions identifiées se situent au niveau de sens numéro 6, celui des actes très concrets, posés en appui à des gestes didactiques professionnels (Aeby-Daghé & Dolz 2008), lesquels sont classés au niveau 5. De plus, ces interventions sont analysées dans un cadre didactique disciplinaire propre à la didactique de la littérature, en lien avec le dispositif qui, le plus souvent, les a inspirées ou les a rendues possibles. Elles ne sont pas décrites et regroupées afin de créer un système exhaustif ou normatif, modélisant un enseignement bien fait, mais à titre de productions de la «cognition créatrice» (Varela, Thompson & Rosch 1993, cités par Gehin 2005 : 248) d’enseignants capables de multiplier des interventions similaires ou différentes, tout en restant cohérentes par rapport au dispositif d’enseignement qu’elles ont assimilé.
Par ailleurs, nous n’avons pas défini les précautions théoriques et méthodologiques qui empêchent qu’une intervention observée soit automatiquement institutionnalisée, considérée comme un savoir digne d’être incorporé dans la formation des enseignants. Ici encore, la DSEL sert de repère. Même si le développement professionnel des enseignants constitue une retombée et non un objectif de la recherche collaborative, la validation des interventions exerce néanmoins un effet formateur sur les choix pédagogiques et les pratiques didactiques des enseignants, de même que sur leur évaluation de l’activité fictionnalisante des élèves. Elle conduit à définir des besoins de formation professionnelle.
Malgré un corpus de 200 interventions observées, il faut bien davantage que deux enseignantes participantes et des moyens plus considérables que les nôtres pour constituer un répertoire crédible d’interventions. Il nous reste aussi à étudier les séquences d’interventions dans les échanges, de même que leur fréquence. Les interventions didactiques et pédagogiques, comme des stratégies, ne possèdent aucune valeur absolue et ne prennent leur pertinence qu’en contexte. Leur analyse s’effectue donc en action située, mais aussi en fonction du dispositif didactique utilisé, des théories qui l’ont inspiré, des objectifs de recherche et des finalités de l’enseignement de la littérature. C’est seulement en précisant un tel cadre qu’il sera possible de définir plus précisément la notion d’intervention didactique. Circulation bidirectionnelle, avons-nous dit? Devant la complexité du modèle qui ne fait que s’esquisser, c’est de circulation multidirectionnelle qu’il s’agit plutôt.
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Voir également :
Introduction n°2 - La circulation des savoirs: entre recherches et pratiques enseignantes
Le présent numéro fait état de plusieurs études qui témoignent d’une circulation réussie entre la recherche et l’enseignement, au sein des approches didactiques de la littérature. Les disciplines didactiques, en raison de leur double...
Introduction n°2 - La circulation des savoirs: entre recherches et pratiques enseignantes
Didactique de la littérature : quand théorie et savoirs pratiques contribuent à la construction des savoirs
Le présent numéro fait état de plusieurs études qui témoignent d’une circulation réussie entre la recherche et l’enseignement, au sein des approches didactiques de la littérature. Les disciplines didactiques, en raison de leur double destinataire –les professionnels de l’enseignement et de la recherche–, sont enrichies par la collaboration possible de deux corps aux méthodes et aux finalités distinctes. Les textes présents dans ce numéro esquissent des solutions pour permettre la circulation des savoirs, en invitant les différents acteurs impliqués à dialoguer. Les modalités de ce dialogue convoquent des apports prioritairement théoriques, pour recenser, décrire et analyser des pratiques enseignantes, dans un rapport d’égalité et de réciprocité1.
Quatre orientations ont été choisies par nos auteurs. La réflexion méthodologique autour de la notion de disciplinarisation de la didactique de la littérature en relation avec d’autres disciplines (notamment les sciences de l’éducation et la didactique du français) (Daunay); le parcours historique visant à redécouvrir et à discuter des pratiques enseignantes d’antan dans l’enseignement de la langue et de la littérature (Darme, Monnier & Tinembart pour le français langue première et Raimond pour le français langue étrangère); la convocation de savoirs en théorie littéraire mis à contribution de l’enseignement pour repenser les modèles d’analyse littéraire utilisés par les enseignant·e·s (Baroni); enfin la description d’une modalité de recherche collaborative entre chercheuses et enseignantes qui vise à analyser la mobilisation de la notion théorique de texte du lecteur dans les pratiques de classe (Louichon, Bazile & Soulé).
Du clivage à la circulation
Les articles sont issus d’une sélection de communications présentées lors des 19e Rencontres des chercheurs en didactique de la littérature qui se sont déroulées à Lausanne du 21 au 23 juin 2018. Partant du constat décrit par Bertrand Daunay et Yves Reuter (2008) qu’un malentendu historique existe relativement à la dimension praxéologique de la didactique, souvent ramenée à un avatar de l’applicationnisme, «entre les savoirs (construits ou convoqués) pour la recherche didactique (qui ne sont pas censés quitter le cadre théorique où ils prennent sens) et les savoirs pour l’enseignement» (Daunay & Reuter 2008 : 57), ce colloque visait à questionner les modalités qui permettent d’engendrer une circulation entre la recherche et les pratiques enseignantes.
Si un consensus existe sur les avantages d’un dialogue réciproque entre les deux corps professionnels, les résultats d’études récentes en didactique du français ont montré que peu de travaux de didacticiens sont exploités par les enseignant·e·s dans la classe de français (Garcia-Debanc & Dufays 2008 ; Chartrand & Lord 2013). Les résultats documentés par la recherche ne seraient que rarement lus par le corps enseignant et ne conduiraient guère à faire évoluer certaines pratiques considérées comme inefficientes. Inversement, certaines questions des enseignants n’intéresseraient pas les chercheurs, ou encore, les besoins identifiés par le terrain seraient parfois compris et traduits de manière erronée par la recherche, dont les réappropriations deviennent alors les réécritures infidèles des problèmes observés dans la classe.
Le risque d’un possible éloignement entre la recherche et la pratique nous invite ainsi à interroger ce qui permet et favorise la circulation des savoirs: au-delà des orientations, des finalités et des perspectives que se donne la discipline, quel partage de savoirs, de concepts, d’objets et de méthodes observe-t-on entre la pratique enseignante et la recherche en didactique de la littérature? Pour le dire autrement, si le lectorat escompté des résultats de la recherche en didactique de la littérature est composé autant de chercheurs et de chercheuses que d'enseignant·e·s, le lectorat réel des mêmes textes correspond-il à cette ambition?
Plusieurs indices nous ont effectivement laissé penser que ce double destinataire des recherches en didactique était parfois atteint, à différents niveaux, contribuant ainsi à créer les conditions d’une possible circulation. D’où notre volonté de questionner ces conditions mêmes, par l’analyse de leurs modalités, de leurs objectifs, de leurs réussites ou de leurs échecs. Les objets d’étude, s’ils ont été souvent définis par les chercheurs et chercheuses, sont de plus en plus choisis en fonction des tensions signalées par les enseignant·e·s, voire même déterminés avec ces derniers, équilibrant ainsi les dimensions théoriques et praxéologiques (Dufays 2001). Certains dispositifs de recherche, tels que la recherche-action (Kervyn 2011) ou la recherche orientée par la conception (Sanchez & Monod-Ansaldi 2015), associent les professionnels de l’enseignement et de la recherche à toutes les étapes du processus: organisés autour de problèmes identifiés par les enseignant·e·s, ces deux dispositifs articulent des phases de conception de séquences d’enseignement relatives à un objet de savoir, par exemple, et des phases de mise en œuvre, enrichies par une logique itérative et des analyses critiques censées faire évoluer la séquence d’enseignement vers une réponse au problème posé.
Autre exemple, les recherches théoriques en didactique de la littérature, qui ont dominé le champ disciplinaire depuis les années 1990, laissent la place, depuis une dizaine d’années, à des recherches qui s’intéressent plus intensément aux pratiques réelles et non plus seulement aux pratiques déclarées ou supposées (Daunay & Dufays 2007 ; Dufays & Brunel 2016): les recherches dites descriptives se posent en condition nécessaire pour réfléchir, de manière pertinente et scientifique, aux enjeux de la didactique de la littérature. Enfin, s’intéressant aux innovations pédagogiques et aux facteurs favorisant leur intégration heureuse en contexte scolaire, autrement dit au trajet d’un résultat de recherche à sa réappropriation dans la classe, Goigoux (2017) cite une étude anglo-saxonne (Tyack & Cuban 1995) qui définit un subtil équilibre entre la compatibilité de l’élément nouveau avec les schèmes professionnels des enseignant·e·s et l’efficience de l’intervention.
Dans les pistes esquissées pour que recherches et pratiques dialoguent, on peut en citer deux qui semblent tout particulièrement pertinentes pour notre problématique: la première consiste à «construire un partenariat structuré et soutenu entre les praticiens et les chercheurs» et la seconde propose de «partir des préoccupations des praticiens pour déterminer les problématiques de recherche» (Goigoux 2017 : 137). Ces principes recommandent de considérer les apports de chaque groupe d’acteurs comme d’égale valeur et de connaître le contexte et les exigences du terrain de l’autre, ainsi que de valoriser les démarches ascendantes, faisant émerger de nouvelles questions de recherche à partir des problèmes professionnels rencontrés par les enseignant·e·s.
À un certain niveau, donc, les conditions semblent réunies pour favoriser un partage de savoirs théoriques ou praxéologiques entre les enseignant·e·s et les chercheurs. Les contributions des 19e Rencontres des chercheurs en didactique de la littérature –dont ce numéro n’est qu’un petit aperçu– nous ont montré que cette circulation est possible, qu’elle est même déjà active à plusieurs niveaux et selon des modalités variées, et que les acteurs en présence la souhaitent et s’investissent pour la poursuivre.
Les articles qui suivent explorent et dépassent les écarts supposés entre les différents acteurs, contextes et visées du champ de recherche et permettent ainsi d’instaurer et d’analyser une circulation entre trois instances et trois groupes d’acteurs: les recherches en didactique des littératures, les recherches dans les savoirs fondamentaux en littérature et les pratiques enseignantes.
La question de la circulation entre recherche et pratiques enseignantes est posée d’emblée par le texte de Daunay, qui, en guise d’introduction au numéro, en élargit le point de vue à l’identité même de la discipline. Pour l’auteur, la question a accompagné de manière récurrente l’émergence et l’histoire de la didactique de la littérature, parce qu’elle participe à construire l’identité des didacticiens. Ainsi, Daunay interroge et contextualise l’autonomie de la didactique en décrivant ses relations à trois instances extérieures (les théories de référence, l’institution scolaire et la pratique enseignante). S’il montre successivement les risques d’une subordination aveugle à ces dernières, il évoque également l’intérêt d’une autonomie adéquatement pensée dans chacun de ces trois espaces.
Les deux articles suivants témoignent de l’importance de recourir à une perspective historique pour analyser textes, outils et moyens pour l’enseignement. L’article de Darme, Monnier et Tinembart met en relation les savoirs en littérature et les pratiques enseignantes et propose une analyse détaillée des moyens d’enseignement adoptés en Suisse francophone entre 1850 et 1930. À travers des citations des manuels de l’époque, il est possible de reconstruire les discours sur la littérature et sur son enseignement, leurs enjeux et leurs évolutions. Cette perspective historique permet de prendre conscience de l’origine des pratiques et des représentations encore actuelles concernant l’enseignement du français et son rapport au corpus littéraire, au moins celles qu’on peut inférer des outils et des prescriptions publiées.
Le texte de Raimond, inscrit en didactique du français langue étrangère, analyse les documents officiels et les descriptifs des programmes de formation conçus au sein du Bureau d’études pour les langues et les cultures (BELC), l’instance financée par le gouvernement français chargée de former les enseignant·e·s de français des Instituts internationaux de l’Alliance française. Il est possible ainsi de découvrir la place et le rôle de la littérature dans les enseignements du FLE, sa conception, la valeur qu’on lui attribue, et son rôle dans l’appropriation du français comme langue étrangère. En même temps, ces textes témoignent d’une circulation avérée entre les recherches en didactique du français langue étrangère et l’enseignement. Le FLE se révèle donc ici une discipline pionnière dans la circulation entre recherches et pratiques enseignantes.
L’article de Baroni problématise, quant à lui, une circulation entre des concepts de théorie de la littérature et la didactique, entendue à la fois comme pratique d’enseignement et comme champ de recherche. Le texte se fonde sur des outils de la narratologie contemporaine, notamment en revisitant les notions d’intrigue et de focalisation, appelant à les repenser tant au niveau de l’enseignement que de la recherche. Les dernières recherches en analyse littéraire sont ainsi mises au service des pratiques enseignantes, du renouvellement aussi bien des outils pour enseigner la littérature que des corpus littéraires.
Enfin, l’article de Louichon, Bazile et Soulé analyse la circulation entre la recherche en didactique de la littérature et l’enseignement à travers la description d’une recherche collaborative qui a concerné d’emblée des chercheurs et des enseignant·e·s. En partant de la notion de «texte du lecteur» et de l’analyse de sa mise en œuvre en classe, les auteurs ouvrent la voie à différentes manières de concevoir et de réaliser un enrichissement mutuel entre recherches et enseignement.
La question de la circulation des savoirs conduit à une pluralité d’interrogations que ce numéro ne fait qu'effleurer. Plusieurs autres questions restent ouvertes et mériteraient d’être approfondies. Celles-ci pourraient notamment porter sur les connaissances acquises sur les pratiques en classe, sur les questions que se posent les enseignant·e·s, sur la manière de construire une réelle collaboration dans la recherche ou encore sur les effets des dimensions plus administratives de l’univers de la recherche sur les questions des enseignant·e·s.
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Voir également :
La lecture littéraire professionnelle : une configuration dynamique de textes de lecteurs
Le concept de « texte du lecteur » est aujourd’hui assez usuel dans le champ de la didactique de la littérature. Nous interrogerons ici son intérêt et sa pertinence pour décrire les séances de littérature dès lors que les cadres...
La lecture littéraire professionnelle : une configuration dynamique de textes de lecteurs
Le concept de «texte du lecteur» est aujourd’hui assez usuel dans le champ de la didactique de la littérature. Nous interrogerons ici son intérêt et sa pertinence pour décrire les séances de littérature dès lors que les cadres théoriques mobilisés croisent ceux de la didactique de la littérature avec l’analyse de l’activité, de la vidéoformation (Barbier & Durand 2003 ; Flandin, Leblanc & Muller 2015), de la didactique professionnelle (Pastré 2011 ; Bucheton & Soulé 2009).
Ce questionnement s’appuie sur un projet de recherche, «Du texte à la classe» (projet TALC1), qui entend documenter les pratiques effectives et ordinaires de l’enseignement de la littérature en cycle 3. Pour ce faire, nous avons soumis un extrait d’œuvre à des enseignant·e·s. Les séances de travail sur ces textes dans les classes ont été filmées ainsi qu’une autoconfrontation et un entretien. Quelques semaines plus tard, les enseignant·e·s ont participé à trois journées de formation. Les échanges ont été enregistrés et transcrits.
Notre contribution s’articulera en trois temps. D’abord, nous présenterons le projet de recherche et le recueil de données sur lesquels s’appuie cette contribution et nous reviendrons sur le concept de «texte de lecteur» (dorénavant TdL). Ensuite, nous décrirons une séance à l’aide du concept de TdL pour conclure sur son intérêt au regard des compétences de lecture professionnelle dont la formation doit doter les enseignant·e·s de littérature.
1. Cadrage
1.1. Le projet TALC
Le projet TALC (du Texte à La Classe) s’inscrit dans une dynamique à l’œuvre dans le champ de la didactique de la littérature qui voit se développer des projets visant à la description des pratiques ordinaires en s’appuyant sur un collectif de chercheur·e·s. On songe ici par exemple aux travaux du Grafelit (Schneuwly & Ronveaux 2019) ou au projet GARY (Capt et al., 2018) regroupant des chercheurs de plusieurs pays francophones; ou encore au projet PELAS (Plissonneau et al., 2017).
TALC s’intéresse aux pratiques effectives ordinaires des enseignant·e·s de littérature de cycle 3. Ce projet est lié à la mise en place, en France, en 2016, de nouveaux programmes présentant deux nouveautés (MEN 2015). La première, curriculaire, reconfigure le cycle 3. Anciennement composé des trois dernières classes de l’école élémentaire (CE2-CM1 et CM2), le CE2 est dorénavant intégré au cycle 2 et la classe de 6ème au cycle 3. Ce dernier conjoint donc les deux derniers niveaux de l’école primaire et la première classe du collège (élèves de 11-12 ans) avec l’objectif de faciliter la transition entre l’école, où les élèves ont un·e seul·e enseignant·e, polyvalent·e, et le collège où les enseignements sont dispensés par les différent·e·s spécialistes d’une discipline. La seconde nouveauté concerne les objectifs assignés à l’enseignement de la littérature puisque celui-ci vise des enjeux de «formation littéraire» et de «formation personnelle» (Brinker & Di Rosa 2018).
Au regard de cette double évolution, nos hypothèses sont que, d’une part, même si un programme commun couvre l’ensemble du cycle, les pratiques sont différentes suivant les structures: l’école (niveau primaire) vs le collège (niveau secondaire I) ; d’autre part que les pratiques sont différentes suivant le genre littéraire2 auquel appartient l’œuvre (ou l’extrait) lue.
L’essentiel du recueil de données s’est déroulé en 2017-2018. Des enseignant·e·s volontaires3 (12 en CM et 7 en 6ème) sont répartis en binômes. Une œuvre littéraire, choisie par les chercheur·e·s, leur est imposée ainsi qu’un extrait. Aucune induction didactique n’est donnée, et le projet de recherche est présenté de manière minimale. Seule la séance durant laquelle les classes lisent et étudient l’extrait est filmée (19 séances). À sa suite, un entretien d’auto-confrontation est mené avec l’enseignant·e (18 entretiens) ainsi qu’un entretien croisé entre les deux enseignant·e·s du binôme (5 entretiens). Les séances et les entretiens ont été retranscrits.
Ce matériau a nourri un stage de formation4 se déroulant en février 2018 et auquel certain·e·s enseignant·e·s ont participé. Durant deux jours, nous sommes revenus sur le projet de recherche, avons relu les textes et analysé les pratiques observées. Le stage a été filmé et les échanges retranscrits.
La spécificité du projet tient à sa dimension interdisciplinaire qui permet une multiplicité de regards croisés. Le collectif de chercheur·e·s regroupe en effet des didacticien·ne·s de la littérature, des linguistes et des spécialistes des gestes professionnels et de l’analyse de l’activité. Nous essayons ensemble de comprendre comment la lecture et l’appropriation des textes littéraires (en tant qu’objets sémiotiques et/ou culturels et/ou esthétiques et/ou scolaires et enjeux d’apprentissages) participent des préoccupations des enseignant·e·s, de manière éventuellement différenciée, suivant le niveau (CM ou 6ème) et le genre littéraire du texte. La pluralité de ces points de vue enrichit, dans différents temps du projet, les échanges entre terrain et recherche.
Dans la classe de littérature, «la lecture (de manière littéraire) d’un texte (réputé) littéraire» constitue l’objet à enseigner (Ronveaux & Schneuwly 2018 : 90). «L’objet enseigné est […] le résultat sans cesse retravaillé de l’action de l’enseignant, suivant sa propre logique, articulé continuellement à cette autre action, l’apprentissage scolaire, qui suit la logique des élèves» (Schneuwly 2009 : 24).
Nous considérons que la lecture professionnelle de l’enseignant·e se situe à l’interface de l’objet à enseigner –le texte donné à lire– et de l’objet enseigné –le texte lu. Et pour l’appréhender, nous convoquons le concept de «texte du lecteur».
1.2. « Le texte du lecteur »
Dans le champ de la didactique de la littérature, le «texte du lecteur» est un concept usuel depuis qu’en 2008, un colloque lui a été consacré, lequel a donné lieu à deux publications (Mazauric, Fourtanier & Langlade 2011a ; 2011b). Dans le premier de ces volumes, Vincent Jouve propose une clarification du concept qui, selon lui, peut avoir deux sens possibles, celui de «compétence» ou celui de «performance». C’est la première acception que lui donnent Barthes dans S/Z (1970), Otten (1987) parlant des «codes» du lecteur, Eco (1985) de «l’encyclopédie du lecteur» ou Dufays des «systèmes de savoirs» du lecteur (1994). La seconde acception renvoie au résultat de la lecture, à la recréation toujours singulière et toujours originale que représente toute lecture. C’est la conception que l’on trouve chez Bellemin-Noël : «le trajet de lecture qui est tissé de la combinaison fluctuante de la chaine de ma vie avec la trame des énoncés une fois pour toutes combinés par l’auteur mériterait d’être appelé texte» (2001 : 21) ou chez Pierre Bayard : «le texte se constitu[e] pour une part non négligeable des réactions individuelles de tous ceux qui le rencontrent et l’animent de leur présence» (1998 : 130).
Pour autant, si l’on reprend ces discours relevant du champ de la théorie de la lecture, il existe aussi des convergences et l’on peut considérer que pour Barthes, Eco, Otten, Dufays, Jouve, Bellemin-Noël et Bayard, il y a bien toujours un texte à lire, des compétences et une performance.
Pour ce qui concerne le texte à lire, si Jouve affirme qu’«il existe ne serait-ce qu’au niveau dénotatif un contenu objectif que l’on peut toujours reconstruire» (Jouve 2011 : 59), Otten parle lui de «lieux de certitude», Dufays, reprenant la proposition d’Hamon (1977 : 264), préfère la notion «d’éléments de lisibilité». Mais nous avons noté que Bellemin-Noël affirme bien qu’il existe une «trame des énoncés une fois pour toutes combinés par l’auteur». Quant à Bayard, dans la préface au volume Texte du lecteur et dans la veine de «fiction critique» qu’il affectionne, il se demande si Julien Sorel était noir. Mais il prend bien soin de conclure, à propos de cette lecture, «si elle est énoncée par quelqu’un qui n’a jamais lu Stendhal, il y a toutes les chances qu’il s’agisse d’un contresens par rapport à ce que dit le texte et ce qu’a voulu faire Stendhal» (2011 : 15). Autrement dit, le texte à lire existe et ses droits ne peuvent être ignorés, comme l’écrit Eco: «l’univers du discours intervient pour limiter le format de l’encyclopédie» (1985 : 74).
Pour ce qui concerne les compétences du lecteur, la différence tient à la nature de ce avec quoi le lecteur lit5. Au «lecteur-texte» d’Otten, aux codes et encyclopédie d’Eco, Barthes ou Dufays répondent la «chaîne de ma vie» (Bellemin-Noël 2001: 21), l’inconscient (Bayard 2011; Bellemin-Noël 2001), les «angoisses, fantasmes, rêveries […] la part de subjectivité» (Bayard 2011 : 15).
Pour ce qui concerne la performance, il y a bien, selon Jouve, un «résultat de la lecture» (Jouve 2011 : 52), un «trajet de lecture» (Bellemin-Noël 2001 : 21), voire une recréation originale comme le propose comme le propose Marc Escola (2003) dans la perspective tracée par Michel Charles (2003).
On peut donc considérer que, dans le champ des théories de la lecture, il existe un certain nombre de convergences et que finalement, c’est l’accent mis sur tel ou tel aspect de l’activité de lecture avec plus ou moins de virulence (Jouve) ou de malice (Bayard) qui diffère, eu égard à des finalités liées aussi aux situations dans lesquelles la lecture s’exerce et le discours sur la lecture s’énonce6. Comme l’écrit Bayard, «Tout accès à un texte est marqué en profondeur […] par la situation de celui qui le rencontre» (Bayard 2011 : 14).
1.3. Le « texte du lecteur » dans la classe
Sur la base des travaux des didacticiens du sujet lecteur (Rouxel & Langlade 2004), le concept de TdL a été introduit dans le champ de la didactique (Mazauric, Fourtanier & Langlade 2008a ; 2008b). Dépassant la simple métaphore, il va souvent devenir un objet à produire, un véritable «texte écrit […]mettant en jeu une expérience subjective de lecture» (Fourtanier 2017 : 79). Dès lors, le «texte du lecteur» relève assez largement des «écritures de la réception» (Le Goff & Fourtanier 2017). Dans cette logique, il s’agit plus de faire advenir le TdL que de le mettre au jour. Nul doute que les dispositifs mis en place amènent un TdL différent de celui que la simple lecture aurait généré. Gagnant en efficacité ingénierique, il perd cependant de sa pertinence conceptuelle car le texte du lecteur, «le résultat de la lecture» (Jouve) est, stricto sensu, un «texte fantôme, sans matérialité»7. Et, de fait, «la saisie du texte du lecteur n’est […] pas chose simple» (Goulet 2008).
Cependant, dans le cadre intersubjectif de la classe, ce texte fantôme se donne à lire, non pas dans sa matérialité et son intégralité, mais de manière indirecte et fragmentaire, à travers les énoncés langagiers, ceux-ci devenant «l’ensemble des données permettant la description de l’activité réelle de lecture sous un vocable commun et unique»(Louichon 2016: 392).
En situation scolaire, le texte à lire va générer plusieurs textes du lecteur: celui de l’enseignant·e, celui de chacun·e des élèves ou «textes singuliers»(Goulet 2011 : 65-66), celui de la classe ou «texte commun»(Goulet 2011: 65).
Notre propos est maintenant de réfléchir à ce que peut signifier «texte du lecteur» en situation d’enseignement/apprentissage de formation à la lecture littéraire.
Nous considérons que dans cette situation co-existent ou peuvent co-exister parallèlement et/ou chronologiquement:
- Un texte (à lire).
- Un «texte du lecteur de l’enseignant». Il s’agit de ce texte que l’enseignant donne à lire à ses élèves, ce jour-là, en fonction (entre autres) des compétences supposées de ses élèves et de ses objectifs. Ainsi, à partir du texte mais aussi de la situation, l’enseignant va supposer des lieux de certitude ou des îlots de certitude et des lieux de lisibilité ou d’illisibilité. Il va aussi (éventuellement) neutraliser des lieux d’incertitude, voire des lieux de certitude. Dans une classe, le support de lecture du texte, les activités proposées aux élèves, les interactions sont des révélateurs de ce «texte du lecteur de l’enseignant», que l’on peut aussi désigner comme «le texte donné à lire aux élèves». Et d’une certaine manière, ce texte-donné-à-lire-aux-élèves programme sa réception, un peu comme un texte programme son Lecteur Modèle. Le TdL de l’enseignant est le résultat de sa lecture professionnelle.
- Un «texte du lecteur de chaque élève». Les lieux de certitude ou d’incertitude, les îlots de lisibilité ou d’illisibilité vont plus ou moins coïncider avec les suppositions de l’enseignant·e. Les élèves vont investir de manière singulière le texte. Ce sont les diverses tâches réalisées par les élèves et les interactions qui vont révéler les performances théoriquement et potentiellement toutes différentes des élèves. Ces «textes du lecteur de chaque élève» vont co-exister dans la classe même s’il est difficile d’y accéder.
- Un «texte du lecteur de la classe». Il s’agit d’une performance de lecture acceptable pour chacun·e et acceptée par tou·te·s. Elle constitue une forme de stabilisation du texte donné à lire aux élèves. Elle peut s’énoncer en cours de séance mais relève souvent du bouclage, voire de l’institutionnalisation.
Nous faisons l’hypothèse que la centration sur ces divers textes ainsi définis est un outil théorique susceptible de nous aider à décrire et comprendre ce qui se passe dans la classe de littérature, particulièrement du point de vue de l’enseignant·e.
2. Analyse d'une séance de littérature
Pour décrire avec précision ce que nous pouvons observer et comprendre, nous choisissons de restreindre l’analyse à une seule classe. Il s’agit d’une classe de 6ème d’un collège d’une petite ville des Pyrénées Orientales. Les élèves appartiennent à un milieu socio-professionnel hétérogène. L’enseignante a dix-huit ans d’expérience mais n’a jamais exercé de fonction ou de mission de formation. Elle construit ses séquences et séances de littérature conformément aux prescriptions officielles sans problème notable. Nous avons choisi cette séance car les TdL y sont lisibles, particulièrement le TdL de la classe que l’on a parfois du mal à identifier dans d’autres séances. Autrement dit, le choix de cette classe relève de préoccupations méthodologiques, il ne prête à cette séance aucun caractère exemplaire ou représentatif. Il vise à permettre l’exploration théorique proposée.
2.1. Le texte à lire
Il s’agit d’un extrait de la pièce de théâtre Le Petit Chaperon Uf, de Jean-Claude Grumberg, auteur présent dans les listes de cycle 3 depuis 2002 (annexe 1). La pièce est parue en 2005 chez Actes Sud et est rééditée dans la collection «Étonnants classiques collège» chez Flammarion en 2015, dénotant ainsi son actuelle légitimité scolaire. Réécriture du célèbre conte, l’œuvre s’ouvre sur un court texte signé de l’auteur : «Connaître l’histoire, les histoires, la vraie Histoire, à quoi cela sert-il aujourd’hui? Sinon à alerter les chaperons d’aujourd’hui, à avertir les enfants que la liberté de traverser le bois […] n’est jamais définitivement acquise» (Grumberg 2005 :7). Le loup s’y nomme Wolf, porte un uniforme, s’exprime dans un français mâtiné d’allemand fortement stéréotypique8, interdit au petit chaperon de porter du rouge et, par la ruse, est sur le point d’arrêter la Mère-Grand. Tout cela jusqu’à ce que la petite fille refuse d’aller plus loin, l’oblige à cesser le jeu et à réintégrer «la vraie histoire» du Petit Chaperon Rouge9.
Par-delà son intérêt littéraire, cette œuvre a été choisie d’une part du fait de sa légitimité scolaire et d’autre part de sa plasticité au regard des objectifs potentiels des enseignant·e·s et des entrées du programme de cycle 3 (MEN, 2015). L’extrait sélectionné se situe au début de la pièce. La situation et les relations entre les personnages se mettent en place.
2.2. Le texte du lecteur de l'enseignante
Nous allons dans un premier temps tenter de mettre au jour ce texte que nous avons désigné comme «le texte donné à lire aux élèves». Ce texte-là peut être déduit et reconstruit à partir des activités proposées et du discours adressé aux élèves dans le cadre de la séance décrite en annexe 2 d’après la fiche de préparation de l’enseignante et les observations réalisées en classe.
Le tableau ci-dessous fait correspondre les éléments du texte donné à lire par l’enseignante et les moments de la séance, que l’on peut retrouver plus détaillés en annexe 2.
Éléments donnés à lire | Extraits du verbatim | Phase concernée |
Le texte est une réécriture du conte | Activité à faire antérieurement à la maison : points communs avec le conte | Phase 0 |
Projet de lecture : « Premièrement on va essayer, pour faire un point d’appui, de voir ce qu’on trouve comme différences entre ce texte et le Petit Chaperon Rouge (410) » | Début phase 1 | |
Synthèse écrite intermédiaire : « les différences avec le conte traditionnel » (122) | Fin de la phase 4 | |
Le loup incarne le fort et la petite fille le faible, mais elle résiste au loup et se moque même de lui | Problématique notée au tableau et lue par l’enseignante : « Donc, la question qu'on va se poser – quelles sont les ressources du faible pour résister au fort ? (1) | Phase 1 |
« vous avez bien perçu le rapport de force entre le loup … et la petite fille » (4), « elle se laisse pas faire … quand elle dit non, c’est non » (10) | Phase 3 | |
« Le Petit Chaperon Rouge se défend très bien » (70) | Phase 4.2 | |
Synthèse écrite intermédiaire (lecture du titre de la séance au tableau, à noter par les élèves) : « quelles sont les ressources du faible pour résister au plus fort ? » (122) | Phase 4.4 | |
« On verra comment, dans sa manière de se comporter, le Petit Chaperon Uf résiste à ce racket, à cette injustice, au comportement bête et méchant du loup » (154) | Phase 6 | |
(après lecture des élèves) : « vous avez montré que le Petit Chaperon Rouge était toujours agacé par le loup » (172) | Phase 7 | |
« Est-ce qu’elle se laisse faire la petite ? » (178) | ||
« Alors donnez-moi des exemples qui montrent qu'elle se laisse pas faire » (180) | ||
« Elle se moque un peu de lui ou pas ? » (186). | ||
« Moi, quand on lit le texte, j’ai l’impression que ce Petit Chaperon Uf il prend plus de place que celui qui est dessiné sur l’image. Vous trouvez pas ? » (188) | ||
Activité : Valider ou invalider une affirmation en justifiant par relevé dans le texte. Affirmation : « Le Petit Chaperon Rouge ne se laisse pas faire, elle est maligne, elle conteste ce que dit le loup » (189) | Phase 8 | |
« Elle est pas intimidée » (204) | ||
Bilan final oral de l’enseignante : « dans le langage théâtral, le loup est ridiculisé et la petite fille plus forte que lui, finalement, dans la manière de s’exprimer » (217) | Phase 9 | |
Le loup s’exprime dans un registre particulier | « Comment on appelle un registre de langue où on enlève certains mots ? » (44) | Phase 4.2.1 |
« Alors là est-ce qu'on pourrait relever une phrase qui montre qu'il a un langage soit brutal, soit incorrect et qu'en plus il est ridicule » (210) | Phase 8 | |
Le texte fait référence au contexte historique du nazisme | « Ça vous fait penser à un élément de l’Histoire qui s’est passé en réalité ? Un événement historique qui s’est vraiment passé où on obligeait les gens à porter des trucs jaunes (58) | Phase 4.2.2 |
« Oui, ça fait penser à la Seconde Guerre mondiale où les nazis, les Allemands […] les Juifs, ils devaient porter une étoile jaune » (68) | ||
« il y a un petit lien dans ce texte entre le conte traditionnel et l’événement historique » (68) | ||
(en allusion à la couverture du livre) : « Oui, il est habillé carrément comme les nazis. Dans l'illustration, c'est montré … il est habillé comme un officier avec un long manteau, des bottes, quelque chose de militaire » (188) | Phase 8 | |
Le texte est une parodie | « Comment ça s’appelait ce type de conte qui reprenait des éléments du conte et qui les transformait en étant comique ? » (74) | Phase 4.2.3 |
« Oui, … Donc ce texte c’est un peu pareil, c’est aussi une parodie (82). | ||
Synthèse écrite intermédiaire : « vous pouvez noter que ce texte est une parodie » (122) | ||
Le texte appartient au genre théâtral | Activité à faire antérieurement à la maison : « est-ce que vous pouvez me dire tous les éléments qui font que ce texte est du théâtre » (102) | Phase 4.4 |
« Là c’est du théâtre, à quoi avez-vous reconnu que c’est du théâtre ? » (102) | ||
Synthèse photocopiée des éléments caractéristiques du texte théâtral : « L'idée c'est qu'on prenne un petit bilan pour qu'on redise ce qu’on a dit sur le texte théâtral » (218) | Phase 9 |
Les données listées donnent forme et lisibilité au texte du lecteur de l’enseignante, autrement dit au texte donné à lire aux élèves, que l’on peut ainsi caractériser. C’est un texte littéraire qui fait écho à une mémoire didactique collective. En tant que texte théâtral, en tant que parodie et réécriture, en tant que texte relevant d’un registre de langue particulier, il permet potentiellement de réactiver des savoirs génériques, intertextuels ou linguistiques. Pour autant, ces dimensions ne sont pas centrales. De même, la référence historique, nécessaire pour que le lecteur comprenne l’allusion que l’on peut imputer à l’auteur est certes mentionnée, mais de manière marginale. Le TdL de l’enseignante porte sur les relations entre les deux personnages. Tout au long de la séance, le texte enseigné, celui que l’enseignante donne à lire à ses élèves, met en scène un loup ridicule et un Petit Chaperon Rouge moqueur.
2.3. L’accueil des TdL des élèves par l’enseignante
Dans la mesure où une partie importante de la séance relève du cours dialogué, les productions orales des élèves constituent le matériau à partir duquel l’enseignante produit un TdL de la classe, c’est-à-dire un TdL articulant le TdL de l’enseignant et le TdL des élèves dans une énonciation collective. Pour articuler un TdL de la classe qui ne se réduise pas à l’énoncé du TdL de l’enseignant, il faut que les élèves y mettent du leur et que l’enseignante noue l’ensemble.
On observera quatre configurations différentes :
a) Dans la première, TdL de l’élève et TdL de l’enseignante sont compatibles et celui de l’élève est intégré au TdL de la classe. Au début de la séance, l’enseignante demande de relever les points communs et les différences entre la version «connue» du Petit Chaperon Rouge et Le Petit Chaperon Uf :
17. Élève : Ça se passe dans la forêt ?
L’enseignante réplique :
18. Enseignante: Ça se passe dans…Hmm, ça se passe dans la forêt, c’est indiqué ou pas ? On sait pas trop. Mais t’as raison, il dit «Faire respecter loi dans bois parc jardin»11. J’y avais pas pensé mais ça indique, ça induit que ça se passe dans un parc. Bon, donc on retrouve les personnages, le contenu et puis le décor…
Ici le TdL de l’élève («Ça se passe dans la forêt?») réactive et oriente le TdL de l’enseignante («J’y avais pas pensé mais ça indique, ça induit que ça se passe dans une parc.») et peut devenir un élément du TdL de la classe («Bon, donc on retrouve les personnages, le contenu et puis le décor…»).
On voit comment fonctionne, entre acculturation scolaire (mettre les textes en réseau à partir d’un relevé d’indices) et caractéristiques du genre (l’utilisation du langage comme spécificité du théâtre), le jeu des sollicitations et des attentes entre les acteurs. Quand l’élève déclare: «Ça se passe dans la forêt?», il est difficile de savoir si l’élève répond à une question du type «Où se passe (traditionnellement) l’histoire du Petit Chaperon Rouge?» ou s’il a inféré le mot «forêt» de la formule utilisée par le loup dans la pièce : «bois parc jardin». Après une reprise dubitative («Ça se passe dans…Hmm, ça se passe dans la forêt, c’est indiqué ou pas? On sait pas trop»), l’enseignante valorise la réponse de l’élève. Elle agira de même avec une autre élève :
25. Élève : Ben que là elle est pressée alors que l’autre elle cueille des fleurs
26. Enseignante : Ah oui, très bien ! La petite fille est pressée, tiens j’avais pas pensé à ça, j’avais pas noté cette différence…
Dans ces deux cas de figure, les propositions des élèves sont explicitement ajoutées au TdL de l’enseignante. Elles sont accueillies positivement, valorisées et permettent aussi de construire une représentation du TdL de la classe effectivement nourrie des apports des élèves. Ici, le TdL de la première élève et le TdL de la seconde, qui ne contreviennent pas au TdL de l’enseignante, sont intégrés au TdL de la classe: il s’agit ici de lire le Le Petit Chaperon Uf comme une réécriture du Petit Chaperon Rouge.
b) La deuxième situation exemplifie un moment où TdL de l’élève et TdL de l’enseignante sont compatibles (le TdL de l’élève est acceptée par l’enseignante) mais le TdL de l’élève n’est pas intégré au TdL de la classe. La question de la référence historique, on l’a vu, est fortement minorée dans le TdL de l’enseignante. Et elle n’est pas présente dans les propos des élèves sauf à la fin de la séance, quand les élèves ont le livre entre les mains. L’échange s’instaure d’ailleurs à l’initiative d’un élève.
187. Élève : [montrant une illustration du livre] Madame, il est habillé un peu comme les nazis.
188. Enseignante : Oui, il est habillé carrément comme les nazis. Dans l'illustration, c'est montré … il est habillé comme un officier avec un long manteau, des bottes, quelque chose de militaire. Moi quand on lit le texte, j'ai l'impression que ce Petit Chaperon Uf il prend plus de place que celui qui est dessiné sur l'image – vous trouvez pas ? Alors, avant de mettre … Enfin vous collez votre petit texte et vous mettez … Qui est fort qui est faible, finalement. On colle ça et on se dépêche, allez !
Dans cet échange, l’élève accède potentiellement à une lecture du texte prenant en compte la référence historique. L’enseignante, tout en validant sa lecture de l’image («Oui, il est habillé carrément comme les nazis. Dans l'illustration, c'est montré»), ne propose pas de lecture du texte et n’intègre pas le propos dans un TdL de la classe. Elle ignore le TdL de l’élève (Wolf est un nazi) et va lui substituer son TdL, qui s’exprime dans la suite de l’échange. D’une part, elle l’oppose à celui de l’illustrateur en affirmant une lecture singulière («Moi, j’ai l’impression»). D’autre part, elle institutionnalise la question du rapport fort/faible. La proposition de l’élève ne nourrit pas le texte collectif parce que le TdL de l’élève entre en concurrence avec le TdL de l’enseignante. Sans être totalement rejeté, cette interprétation n’est pas discutée, elle est ignorée, parce que ce qui importe pour l’enseignante –conformément à ce que l’analyse de son TdL nous a appris– ce n’est pas la référence historique mais le rapport fort/faible.
c) Dans la troisième situation, le TdL de l’élève devient le TdL la classe.
192. Enseignante : Bon, est-ce que ce texte il dit ça, est-ce qu'il met ça en scène12 ?
193. Élèves : Non.
194. Enseignante : Non, pourquoi ?
195. Élève : La loi déjà, c'est pas vrai …
196. Enseignante : Ah, c'est pas vrai, le loup en fait abuse de quelque chose. D'accord, moi je l'avais pas vu comme ça, pour moi dans le texte c'était vrai ça. Mais vous avez raison de dire que c'est plutôt aux yeux du loup … Le loup impose une loi injuste mais qui n'est pas la vérité. D'accord. Pourquoi pas. Donc on le souligne ou pas ?
197. Élèves : Non Oui
198. Enseignante : Vous vous l'avez souligné ? Moi je l'aurais souligné. Quand j'ai fait l'exercice, je l'ai fait comme ça dans ma tête. Mais vous vous le lisez autrement, vous voyez que les lois du loup sont … Pas des lois partagées par tous mais juste les siennes, finalement.
Autrement dit, le TdL de l’enseignante, la lecture programmée du texte est contredite par la lecture de l’élève qui affirme qu’il n’existe pas de loi et que le loup l’a inventée pour abuser la petite fille. «Vous le lisez autrement» dit l’enseignante, semblant attribuer à l’élève la capacité à mettre en mots le TdL de tous les élèves, lors même qu’en 197, on observe justement que les élèves ne sont pas tous d’accord. De fait, à la toute fin de la séance, un autre élève affirme: «Pour moi, il détient pas la loi parce que c’est une fausse loi».
Les deux entretiens permettent de revenir sur ce qui se passe à ce moment-là. Durant l’entretien d’autoconfrontation, l’enseignante propose une lecture du texte bien différente de celle qu’elle a acceptée: «La loi existe, affirme-t-elle, et il en est l'exécutant et il applique … Il est l'exécutant d'une loi injuste mais qui…». Elle continue: «Donc là c'est intéressant parce que, finalement, ils mettent en cause le bien-fondé d'une loi même si elle est injuste. Enfin, ils remettent en cause le système quoi? Donc moi je trouvais ça intéressant comme hypothèse, finalement, aussi dans leur bouche».
Dans l’entretien croisé avec une jeune enseignante de CM2, la question revient et l’on observe que dans les deux classes, les élèves ont dit la même chose : «son code d’Uf, c’est même pas une vraie loi, c’est lui qui l’a inventée». «J’avais l’impression, dit la professeure des Écoles, que cette loi, elle était tellement impensable et inimaginable pour eux». Mais l’enseignante de 6ème va plus loin :«C’est une façon de la désamorcer, de la mettre à distance. Comme insupportable. De pouvoir en parler d’une façon ou d’une autre». On comprend ainsi que l’enseignante valide la mécompréhension de l’élève en 196, soit en réécrivant son TdL («ils mettent en cause le bien-fondé d’une loi») soit en le justifiant («c’est une façon de la mettre à distance»). Dans le meilleur des cas, cette validation de la lecture de l’élève relève du malentendu et conduit au malentendu, pour ne pas dire au contresens.
Quoi qu’il en soit, c’est le TdL de l’élève qui devient TdL de la classe parce qu’il est compatible avec le TdL de l’enseignante. En effet, ce qui importe c’est le rapport fort/faible. Que le loup soit un nazi ou un escroc ne change finalement pas la donne.
d) Or, et c’est notre quatrième situation, il est assez évident que les élèves rechignent un peu à cette lecture. L’échange suivant intervient à la fin de la séance, juste avant le bouclage qui va s’effectuer par le biais d’affirmations qu’il faut valider ou invalider (annexe 2). Se formule par le biais de cette activité un discours commun, un TdL de la classe. Il n’est pas étonnant que l’enseignante veuille s’assurer de la compréhension de ce qui est orienté par son TdL.
172. Enseignante : Comment il apparait dans ce deuxième extrait ? Comment … Quels traits de caractère il a, quels défauts il a ?
173. Élève : Méchant.
174. Enseignante : Méchant, oui. Continue, explique pourquoi ?
175. Élève : Parce qu'il prend ce qu'elle veut donner à sa grand-mère.
176. Enseignante : Ok, d'accord. Voleur, méchant, ok. Alexandra ?
177. Élève : Ben en fait, il fait croire que … Au Petit Chaperon Rouge que le beurre c'est interdit et en fait il en profite pour … Il en profite pour manger …
178. Enseignante : voilà, pour son intérêt personnel, comme on dit. Très bien. Il fait vraiment … C'est vraiment un fort, mais il utilise pas sa force, son autorité pour le bien. Il utilise sa force, son autorité pour son intérêt personnel. Et est-ce qu'elle se laisse faire la petite ?
179. Élèves : Non.
180. Enseignante : Pas du tout. Alors donnez-moi des exemples qui montrent qu'elle se laisse pas faire.
181. Élève : Elle dit « non non non, c'est pour mère-grand ».
182. Enseignante : D'accord, donc elle se défend, elle défend son bien. Elle insiste euh … Elle se moque un peu de lui ou pas ?
183. Élève : Non.
184. Enseignante : Non ?
185. Élève : Elle est plutôt sérieuse.
186. Enseignante : Elle est sérieuse, donc elle se moque pas de lui ? Alors ça c'est un point qu'on va travailler.
Des répliques 174 à 183, l’enseignante valide les réponses des élèves par des «oui», «OK», «d’accord»… Un consensus s’opère autour du loup incarnant la force : «c’est vraiment un fort». La question concerne ensuite la manière dont réagit la fillette. Un nouveau consensus apparait concernant le fait qu’elle tente de se défendre «D’accord, elle se défend». En 182, l’enseignante pose la question centrale : «elle se moque un peu de lui ou pas?». Une élève répond clairement négativement et, malgré l’interrogation rhétorique de l’enseignante, développe son propos : «Elle est plutôt sérieuse». L’enseignante parait surprise de la réponse et nous sommes en toute fin de séance. Quoi qu’il en soit, on observe une forme de dissensus interprétatif que l’enseignante n’accepte pas. Le TdL de l’élève est ici incompatible avec le TdL de l’enseignante.
Si l’on se situe dans une perspective strictement pédagogique ou même didactique, il est difficile de comprendre pourquoi à certains moments l’enseignante accueille la parole des élèves et les engage dans une co-construction des significations tandis qu’à d’autres moments elle va l’ignorer ou même la rejeter. Le recours au concept de TdL permet de comprendre que l’enseignante accueille le TdL des élèves au regard de son TdL.
Mais l’orientation des échanges s’opère au risque, nous l’avons vu, du malentendu voire du contresens. Or, nous l’avons vu aussi grâce à l’entretien, ce contresens accepté («il a inventé la loi») ne l’est pas au regard de la lecture de l’enseignante. Elle-même lit parfaitement le texte («la loi existe, il en est l’exécutant, il l’applique»). On peut expliquer le phénomène parce que cette lecture-là («il est l’exécutant de la loi nazie») ne correspond pas au TdL de l’enseignante, dans le sens que nous avons proposé, c’est-à-dire du texte donné à lire aux élèves.
Ainsi, le recours au concept de TdL décliné dans ses trois modalités (TdL des élèves, TdL de l’enseignant·e, TdL de la classe) permet de comprendre ce qui se joue dans la séance. De manière plus hypothétique13, on peut envisager que le jeu entre les TdL soit une des pistes de compréhension de ce qui se joue dans la classe de littérature. La mise au jour du TdL de l’enseignant·e apparait alors comme une nécessité méthodologique.
Quoiqu’il en soit, nous proposons d’en tirer quelques éléments susceptibles de circonscrire les contours de la lecture littéraire professionnelle.
3. La lecture littéraire professionnelle
3.1. La gestion des TdL comme marqueur d’expertise
Les quatre situations décrites dans la séance analysée montrent que la lecture littéraire dans la classe engage la professionnalité de l’enseignant dans sa capacité à trouver ou non des compromis entre les différents TdL. Qu’il soit plus ou moins accepté et compatible avec le TdL de l’enseignant, c’est le Tdl des élèves qui conditionne la dynamique de la lecture. Autrement dit, c’est la prise en compte de la parole des élèves et la régulation de cette parole qui décide de la co-construction d’un TdL de la classe.
De fait, la lecture d’un texte littéraire en classe s’organise autour d’un ensemble de possibles : les possibles du texte (ce qu’il donne à lire), de l’enseignant·e (ce qu’il lit dans le texte et décide de mettre au travail dans la classe), des élèves (leurs propositions de lecture), de la situation de lecture (ce que les activités proposées à partir du texte et les interactions produisent). La gestion de ces possibles, plus ou moins ajustés et explicités, implique quatre niveaux d’expertise. Le premier consiste à avoir une lecture du texte et de son exploitation pédagogique et didactique la plus précise possible. Pour autant, le deuxième niveau d’expertise doit éviter d’imposer le TdL de l’enseignant·e car il vise d’abord l’émergence du TdL des élèves en anticipant les problèmes de compréhension, en ouvrant des espaces d’interprétation et de débat. D’où la difficulté, troisième niveau d’expertise, de mesurer précisément et constamment au cours de la séance les écarts entre le TdL de l’enseignant·e et le TdL des élèves et d’ajuster, quatrième niveau d’expertise, ces différents TdL par un jeu de valorisation, de refus ou de négociation pour parvenir à élaborer un TdL de la classe.
Cette expertise ne se réduit donc ni à une expertise littéraire, à l’instar de ce que proposait l’Association Française pour la Lecture (AFL) avec ses «lectures expertes», ni à une expertise pédagogique susceptible d’accueillir la parole des élèves. Elle opère à partir d’un savoir-faire didactique qui conçoit la lecture littéraire comme plurielle et située.
3.2. Les TdL… comme « possibles d’action »
Cette caractérisation nous conduit à faire trois remarques. La première consiste à reconnaitre qu’il est problématique de dissocier ou de prioriser la part proprement personnelle que laisse entendre l’expression texte du lecteur de… et la part scolaire, toujours dépendante d’un contexte de lecture fortement situé. Il nous parait difficile, au regard de l’analyse proposée, d’adhérer totalement à la proposition formulée par les promoteurs du concept de TdL en contexte didactique:
Pour ces derniers [les enseignants], il s'avère plus que jamais nécessaire d'admettre que les sujets lecteurs qu'ils sont investissent des parts notables de cette subjectivité dans leur pratique enseignante, apportant et fabriquant, dans l'espace intersubjectif de la classe et à travers les interactions vivantes qui s'y jouent, des textes de lecteurs dont il convient d'explorer la texture (Fourtanier, Langlade & Mazauric 2011 :13).
C’est précisément parce que l’espace est irréductiblement «intersubjectif» que dans l’entrelacs des «interactions vivantes», les «réalisations» effectives produisent certes des TdL mais des textes dont «les parts notables de subjectivité» se diluent dans ce qui apparait alors comme un interdiscours flottant (amalgame de TdL sans véritable cohérence, sans véritable partage, sans manifestation de l’intime), radical (seul s’éprouve et se vérifie le TdL de l’enseignant), coupé de toute subjectivité (le TdL de la classe comme institutionnalisation programmée) ou fédérateur (le TdL de la classe venant en quelque sorte subsumer toutes les subjectivités).
Le verbatim de la séance et des entretiens montre à quel point il est difficile d’isoler les traces d’une activité de lecture subjective contraintes du genre discursif scolaire auxquelles cette subjectivité est soumise (Maingueneau 1991).
Cela vaut pour l’enseignant : sa lecture subjective du texte (le rapport de force entre le loup et le Petit Chaperon Uf) influence, mais peut aussi être influencée par ce qui se passe en classe (le problème de la loi). Cela vaut aussi pour les élèves : leur lecture subjective influence et peut être influencée par les modalités du travail qui leur est proposé14.
La deuxième remarque met également en question la notion de sujet didactique. Parlant de l’élève, Reuter le situe «dans le système didactique, c’est-à-dire dans une relation explicite, formelle, institutionnelle, à des savoirs disciplinairement médiés par le maitre» (Reuter 2007 : 92). Reprenant cette définition, Daunay (2007 : 43) rappelle que «ce sujet ne saurait être un simple calque du sujet épistémique (concerné par le seul rapport au savoir) mais intègre d’autres dimensions, sociales, affectives, psychologiques, cognitives» et propose la notion de «sujet lecteur en didactique». Pour autant, faut-il s’en tenir à la seule emprise didactique? Même si l’on adopte cette conception intégratrice de la didactique, une séance de lecture littéraire, comme toute séance d’enseignement, comporte à côté des «déterminants didactiques» des «déterminants pédagogiques» (Mauroux, David & Garcia-Debanc 2015) impliquant différents niveaux de gestion, du temps, des tâches, du climat de classe, des interactions…, qui débordent la part didactique autant qu’ils impactent la formation des TdL.
La troisième remarque tient aux cadres théoriques mobilisés dans le projet TALC, qui ont comme objet l’analyse de l’activité. Il s’agit d’abord de penser avec Clot que «le réel de l’activité possède un volume dont l’activité réalisée par un opérateur n’est jamais que la surface» (2004 : 31), ce qui, sans l’annuler, limite toute interprétation sur la constitution de tel ou tel texte du lecteur. On peut aussi envisager la lecture littéraire comme «cours d’action» (Theureau 2004), combinant des actions individuelles de l’enseignant et des élèves soumises à des préoccupations –c’est-à-dire à «ce que l’acteur cherche à faire à un instant t», «selon ce qui fait signe pour lui»– et reconnaitre que «le lien entre l’accomplissement situé de l’action et ses composantes intentionnelles est conçu comme ouvert et indéterminé» (Veyrunes, Gal-Petifaux & Durand 2007 : 61), ce qui là encore fragilise une conception trop figée des textes de lecteur ou de la notion de sujet lecteur en contexte scolaire! On peut enfin souligner, s'agissant du texte de lecteur de l'enseignant et de la possibilité de définir le professeur comme «sujet lecteur professionnel», que ce texte est fortement dépendant de la manière dont la séance est menée et par conséquent dont l'action est, dans chaque situation de lecture, conceptualisée (Pastré, 2011 : 149-181).
Caractéristique de la lecture littéraire comme lecture professionnelle, la dynamique de l’activité résiderait donc bien dans l’articulation des «possibles d’action» (Veyrunes, Gal-Petifaux & Durand 2007 : 61) où s’originent les différents TdL, dès lors que chaque acteur adopte telle ou telle posture définie comme «schème préconstruit du “penser-dire-faire” que le sujet convoque en réponse à une situation ou à une tâche scolaire donnée», posture par conséquent «relative à la tâche mais construite dans l’histoire sociale, personnelle et scolaire du sujet» (Bucheton & Soulé : 2009 : 38).
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Annexe 1: Le Petit Chaperon Uf, J.-C. Grumberg, édition Flammarion « Étonnantissimes », p. 31-40
Demande en cours pour l'obtention des droits de reproduction auprès de la maison Flammarion.
Annexe 2 : Déroulé synthétique de la séance Le Petit Chaperon Uf, J.-C. Grumberg, édition Flammarion « Étonnantissimes», p. 31-40 – durée : 48 minutes.
La lecture analytique de l’extrait est la deuxième séance d’une séquence autour de l’entrée du programme « Résister au plus fort » menée au mois de janvier. Le titre donné par l’enseignante à la séance, « Le plus faible a des ressources », semble ouvertement programmatique. La fiche de préparation a pour objectif déclaré d’« observer comment le langage (genre théâtral) permet de mettre à distance la puissance mal placée du plus fort et de donner une place au faible » ; les compétences visées sont essentiellement liées à la découverte du genre hybride de l’œuvre : « lire et comprendre un texte théâtral / Se préparer à l’écriture théâtrale / Lire et comprendre une parodie ».
L’activité réalisée antérieurement à la maison par les élèves (phase 0) consiste en la lecture personnelle d’une partie de l’extrait (seule les pages 31- 34 ont été photocopiées) assortie de trois questions : il s’agit d’abord de retrouver les « ingrédients du conte dans ce texte et comment ils sont revisités » et de chercher dans un dictionnaire de langue vivante le « mot LOUP en anglais / allemand / catalan / espagnol » ; une question générale porte également sur le genre : « à quoi reconnait-on un texte de théâtre ? »
Déroulement de la séance :
Phase 1 – Présentation de la séance par l’enseignante. Le titre et la problématique apparaissent vidéoprojetés : « quelles ressources trouve le plus faible face au plus fort ? » – (1’) Tours de parole 1 à 2.
Phase 2 – Lecture oralisée (prise en charge par les élèves) de la première partie de la scène à « Qu’est-ce que mademoiselle Uf transporte dissimulé dans petit panier osier ? » – (2’) Tour de parole 3.
Phase 3 – Annonce par l’enseignante du déroulé de la séance autour de deux axes forts qui correspondent à un double projet de lecture : percevoir « les différences avec le conte traditionnel » et comprendre « comment s’organise le rapport de force entre les deux » personnages, premières questions portant sur les impressions de lecture des élèves sur les personnages – (2’) Tours de parole 4 à 10.
Phase 4 – Cours dialogué avec synthèse écrite intermédiaire sous la forme d’une prise de note partielle en fin de phase, retour sur le travail préparatoire réalisé par les élèves à la maison – (15’) Tours de parole 10 à 122 :
- 4.1 L’enseignante consigne et vidéoprojette les points communs et différences entre hypotexte et hypertexte au fur et à mesure des propositions des élèves (tours de parole 10 à 38) ;
- 4.2 À partir des réponses des élèves, l’enseignante oriente la réflexion des élèves sur trois points qu’elle commente : le langage de Wolf (4.2.1 tours de parole 39 à 56), le contexte historique (4.2.2 tours de parole 56 à 70) et la notion de parodie (4.2.3 tours de parole 74 à 82) ;
- 4.3 L’enseignante note au tableau blanc les propositions de traduction du mot « loup » dans différentes langues (tours de parole 84 à 102) ;
- 4.4 L’enseignante note au tableau blanc les caractéristiques de la forme théâtrale énumérées par les élèves (tours de parole 102 à 122).
Phase 5 –Réfléchir « mentalement » à ce qui va se passer après le passage (après la découverte de ce que cache le Petit chaperon Uf) et mise en commun – (6’) Tours de parole 122 à 157.
Phase 6 – Lecture oralisée (prise en charge par les élèves) de la suite de l’extrait après distribution du livre – (7’) Tours de parole 158 à 165.
Phase 7 – Cours dialogué centré sur les personnages (« langage » du loup, « traits de caractère », intentions, force / faiblesse) – (2’) Tours de parole 166 à 188.
Phase 8 – Activité, distribution d’une feuille comportant cinq affirmations, avec la consigne : « surligne celles qui correspondent bien au texte et recopie un exemple tiré du texte pour les justifier » – (11’ dont 6’ de recherche individuelle) Tours de parole 188 à 216.
Affirmations proposées par l’enseignante :
- Le Petit Chaperon fait partie d’un groupe, les Ufs, qui n’ont aucun droit
- Le Petit Chaperon ne se laisse pas faire : elle est maline, elle conteste ce que dit le loup
- Le loup intimide le Petit Chaperon qui n’a qu’une envie, fuir
- Le loup est méchant et bête ce qui est visible dans ses paroles : il est fort car il détient la loi mais l’utilise pour intimider et se satisfaire lui-même
- Le ton est comique : le loup est glouton, bavard, il s’exprime dans un langage brutal et incorrect
Phase 9 – (Après la sonnerie) Distribution d’une feuille photocopiée faisant la synthèse des éléments caractéristiques du texte théâtral, tentative avortée de bilan final oral de l’enseignante sur le rapport de force entre les deux personnages, prise de note du travail à faire pour le mardi suivant : « Imaginez quelques répliques de théâtre quand le loup arrive chez la mère-grand. Gardez le même ton. » – (2’) Tour de parole 217.
Voir également :
Pour des concepts narratologiques intelligibles et utiles pour l’enseignement : schéma quinaire et focalisation en débat
Dans le champ de la didactique de la littérature, l’attention portée aux expériences des sujets lecteurs a eu le mérite de revaloriser des rapports aux textes plus personnels et passionnels, moins inféodés à des techniques d’analyse...
Pour des concepts narratologiques intelligibles et utiles pour l’enseignement : schéma quinaire et focalisation en débat
Dans le champ de la didactique de la littérature, l’attention portée aux expériences des sujets lecteurs a eu le mérite de revaloriser des rapports aux textes plus personnels et passionnels, moins inféodés à des techniques d’analyse qui risqueraient de nous détourner de l’essentiel, c’est-à-dire du plaisir esthétique et de l’expérience immersive où se jouent certains enjeux éthiques fondamentaux des fictions narratives. En dépit de son indéniable intérêt, cette orientation sur la dimension expérientielle ou subjective de la lecture a eu néanmoins la fâcheuse conséquence de marginaliser les réflexions portant sur les outils d’analyse qui relèvent de la poétique ou, plus précisément, de ce courant de la théorie littéraire identifié comme la narratologie. Dans le champ de la didactique, on risque en effet de considérer la théorie du récit avec méfiance du fait de sa réputation formaliste et de son lien supposé avec un paradigme structuraliste jugé caduque et desséchant pour la lecture. Cela explique en partie le peu d’attention porté au travail de transmission d’un outillage conceptuel qui vise pourtant à enrichir le commentaire des œuvres, et quand bien même ce genre d’enseignement demeure fréquent, et même souvent central dans les plans d’étude actuels, surtout au niveau des deuxième et troisième cycles1. Si l’on accepte le principe selon lequel l’analyse textuelle ne saurait se satisfaire d’un commentaire purement intuitif ou subjectif2, il est étrange que l’on ne se préoccupe pas davantage, notamment au niveau de la formation des enseignant·e·s, de la nature de ces outils et de la manière dont ils sont enseignés, comme si l’affaire était entendue depuis longtemps, et qu’il suffisait de se reposer sur un corpus notionnel usuel et des définitions standardisées3.
Toutes les conditions sont donc réunies pour produire une dangereuse circularité fondée sur un recyclage non problématisé de savoirs acquis sur le tas, à travers l’enseignement obligatoire et post-obligatoire, la lecture de quelques «classiques» de la théorie (surtout Genette), d’ouvrages de synthèses ou de manuels. Tout au plus, les futurs enseignant·e·s sont-ils/elles mis en garde contre un excès de formalisme, comme si théorie et plaisirs esthétiques étaient nécessairement antinomiques. Mais si l’on accepte de voir la narratologie non comme un «moment» de l’histoire de la théorie littéraire, mais bien comme une discipline à part entière, à l’instar de la linguistique ou de la stylistique, c’est-à-dire comme un courant de pensée traversé par différents paradigmes épistémologiques et par des débats parfois intenses entre des positions antagonistes, peut-être découvrira-t-on que cette dernière offre des ressources critiques beaucoup plus riches que les notions figées dont héritent les enseignant·e·s. N’est-il pas alors dommageable de faire l’économie d’une réflexion didactique sur le choix des notions enseignées, et notamment sur leur utilité et la clarté de leurs définitions ? La qualité des échanges portant sur les expériences éthiques ou esthétiques des sujets lecteurs ne dépend-elle pas, au moins en partie, de la qualité des outils qui peuvent être mobilisés dans la discussion, que ce soit pour produire des étayages argumentatifs ou pour offrir un éclairage inédit sur les œuvres ?
Cet article vise à mettre en discussion deux concepts fondamentaux de la théorie littéraire pour en évaluer la valeur didactique et en proposer une mise à jour, de sorte qu’ils gagnent en clarté et en efficacité pour le commentaire de texte. Je prendrai comme cas emblématiques les notions de schéma quinaire et de focalisation, pour montrer comment des paradigmes alternatifs offrent des perspectives intéressantes pour l’enseignement en réglant certains malentendus tenaces et en accroissant considérablement l’intelligibilité et le pouvoir heuristique de ces concepts. On verra que la familiarité apparente de cette terminologie, qui a été standardisée par les ouvrages de synthèse, les manuels et les institutions scolaires, dissimule en fait des définitions instables, qui s’inscrivent dans un long débat épistémologique et critique.
On proposera d’une part de soigneusement distinguer la focalisation de la construction textuelle du point de vue, et l’on montrera d’autre part que la mise en intrigue ne se résume pas nécessairement à un schéma quinaire décrivant la trame des événements racontés. On verra enfin, sur la base de nouvelles définitions, les liens qui peuvent être tissés entre focalisation et intrigue, la dynamique de cette dernière reposant autant sur la structure des événements racontés que sur la gestion des informations mises à disposition du lecteur.
La discussion abordera également la manière dont l’étude de ces mécanismes narratifs peut être associée à des expériences éthiques et esthétiques qui constituent des objectifs centraux dans les plans d’études actuels. La conclusion reviendra sur l’intérêt d’acquérir des compétences théoriques dans le cadre des études littéraires. J’essayerai de montrer que la narratologie contemporaine, qui ne se situe pas en rupture avec l’héritage formaliste, mais qui en perfectionne les outils, en élargit la portée et en redéfinit les usages, demeure une ressource incontournable pour les enseignant·e·s et les apprenant·e·s.
1. La narratologie à l’épreuve de l’enseignement de la littérature
Ainsi que l’affirme Yves Reuter, l’entrée de la narratologie dans les pratiques enseignantes s’est faite dans une période antérieure à l’essor de la didactique de la littérature, ce qui a eu des conséquences plus ou moins fâcheuses. Il souligne en particulier une tendance à l’applicationisme, une dogmatisation de la théorie, des confusions notionnelles et une occultation des débats internes et externes à la discipline aboutissant à un figement des concepts (Reuter 2000 : 10). Pour dresser un inventaire des concepts qui ont été transférés du champ de la théorie à celui de l’enseignement, il faudrait idéalement mener une enquête de terrain auprès des enseignant·e·s, en leur demandant de détailler les outils mobilisés pour le commentaire de textes, voire ceux qui font l’objet d’un apprentissage spécifique à telle ou telle étape de la formation. De manière plus simple, on peut dresser un état des lieux des concepts présentés dans les manuels scolaires et les principaux ouvrages de synthèse, en supposant que ces derniers ont plus de chances que les autres d’entrer dans les pratiques enseignantes. Dans le cadre de cet article, je me suis basé sur un corpus de quatre ouvrages de synthèse largement diffusés : Le Récit de Jean-Michel Adam dans la collection «Que sais-je ?» (1996, première édition en 1984), L’Analyse des récits d’Yves Reuter dans la collection «128» (2016, première édition en 1997), Le Roman. Des théories aux analyses de Gilles Philippe dans la collection «Mémo» (1997) et L’Analyse des récits de Jean-Michel Adam et Françoise Revaz dans la collection «Mémo» (1996).
Dans ce corpus, et dans les manuels qui en dérivent, aux premiers rangs des concepts importés du structuralisme, on trouve le schéma quinaire et le schéma actantiel, qui sont censés décrire la structure temporelle du monde raconté et les fonctions narratives des personnages. À cela s’ajoute les désormais classiques typologies établies par Genette dans Discours du récit (2007, première édition en 1972) : typologie de la «voix» (narrateurs homo-/hétéro-/intra-/extra- diégétiques), typologie du «mode» (focalisation interne, externe ou zéro) et organisation de la temporalité, en particulier les paramètres qui définissent l’ordre (analepse/prolepse) et la durée (pause/scène/sommaire/ellipse), plus rarement la fréquence (singulative, itérative).
Sur un plan plus linguistique, on trouvera encore l’opposition entre récit et discours4 dérivée des travaux de Benveniste (1966), qui peut servir à distinguer les passages narratifs articulés autour du passé simple des dialogues, dont le temps pivot est généralement le présent et où l’on retrouve l’appareil formel de l’énonciation. On peut aussi se servir de cette opposition pour expliquer la différence entre les récits narrés au passé simple (énonciation dite «coupée» du narrateur) et les récits dont le temps pivot est le passé composé (énonciation dite «liée» au narrateur). Importé des travaux de Weinrich (1973), il arrive encore que l’on distingue entre premier plan et arrière-plan du récit, ce dernier correspondant aux énoncés à l’imparfait renvoyant aux descriptions, commentaires ou actions secondaires. On mentionnera enfin la distinction établie par Jean-Michel Adam (1997) entre différents prototypes de séquences textuelles, qui peuvent se combiner de manière plus ou moins complexe dans un roman : narration, description, dialogue, explication et argumentation.
On peut faire l’hypothèse que le recours à la narratologie et à la linguistique a longtemps présenté deux avantages symboliques dans la classe de littérature. D’une part, en accord avec l’idéologie qui sous-tend la notion de «lecture littéraire5», la scientificité apparente de ces schémas et d’une terminologie spécialisée renforcent le sentiment de légitimité des enseignant·e·s, qui se donnent pour mission de transmettre des compétences supposées élever les apprenant·e·s au-dessus de la paraphrase, du sens commun ou de la pratique de la lecture dite «ordinaire6». D’autre part, cet appareillage critique fournit un savoir qui peut faire l’objet d’une évaluation d’acquis de compétences selon des procédures normalisées. On peut vérifier assez aisément que des notions telles que le schéma quinaire ou la focalisation ont été comprises et correctement appliquées pour interpréter tel ou tel texte, ce qui fournit des critères objectifs pour vérifier si une compétence est acquise ou non.
Mais ces bénéfices apparaissent de plus en plus superficiels, pour ne pas dire fallacieux, à mesure qu’évolue notre compréhension de la manière dont la littérature enrichit l’existence des apprenant·e·s, que ce soit sur un plan langagier, esthétique ou même éthique7, ce qui constitue un enjeu majeur dans le contexte actuel de crise des études littéraires8. L’idée qu’il existerait une lecture littéraire, que l’on associe à un apprentissage guidé, a fait l’objet de critiques répétées, notamment du fait de son soubassement idéologique, qui promeut une forme d’élitisme et dévalue d’autres rapports au texte, comme la lecture participative et immersive (Daunay 1999 ; 2002 ; Rouxel & Langlade 2004 ; David 2012 ; Bemporad 2014 ; Daunay & Dufays 2016 ; Dufays 2017). Ainsi que l’explique Chiara Bemporad:
L’articulation entre les distinctions opérées dans le champ de la didactique des littératures et l’analyse des témoignages de lecteurs réels a permis de réviser les manières traditionnelles de considérer les dichotomies entre différentes lectures, et de confirmer à quel point le plaisir joue un rôle clé pour briser ces oppositions. Une telle approche permet un décloisonnement des représentations, attitudes et actions qui ne peut être que bénéfique pour la didactique de la littérature. (Bemporad 2014 : 80)
À une époque où le sujet lecteur est revalorisé et où les plans d’études accordent une place croissante au plaisir esthétique9, les approches formalistes ont été placées sous le signe du soupçon. Todorov, pourtant l’un des pionniers de la narratologie, s’est ainsi fait l’auteur, il y a une douzaine d’années, d’une mise en garde relativement sévère:
Il est vrai que le sens de l’œuvre ne se réduit pas au jugement purement subjectif de l’élève, mais relève d’un travail de connaissance. Pour s’y engager, il peut donc être utile à cet élève d’apprendre des faits d’histoire littéraire ou quelques principes issus de l’analyse structurale. Cependant, en aucun cas l’analyse de ces moyens d’accès ne doit se substituer à celle du sens, qui est sa fin. (Todorov 2007 : 23)
Reuter suggère néanmoins qu’il ne faudrait pas «jeter le bébé avec l’eau du bain» (2000 : 7), car l’outillage narratologique demeure selon lui une ressource importante pour l’étude de la littérature. Elle permet notamment de socialiser l’expérience esthétique en fournissant un étayage de l’interprétation sous forme de procédures objectivées. Bertrand Daunay ajoute quant à lui que:
mettre en cause une entreprise de négation de certains rapports au texte littéraire n’est pas prôner un retour à un subjectivisme empiriste dans l’approche scolaire des textes littéraires : un danger guette toujours, qui est celui d’un empirisme spontanéiste, qui négligerait la nécessité didactique de la construction d’outils conceptuels pour la lecture. (Daunay 2007 : 46-47)
On constate par ailleurs que dans le plan d’études romand actuellement en vigueur, l’un des objectifs du deuxième cycle consiste à être capable de décrire les moyens verbaux par lesquels un auteur parvient à «ménager le suspense» ou à «influencer le lecteur10». Il ne s’agit donc pas seulement d’exprimer un rapport subjectif au texte, mais aussi d’être capable de rendre compte de la manière dont l’intérêt narratif est suscité et d’objectiver les vecteurs d’immersion qui orientent notre rapport à la fiction. En plus d’enrichir le plaisir esthétique des apprenant·e·s et de développer leur sens critique face aux usages sociaux des discours narratifs11, cela permet aussi d’ouvrir une porte en direction d’une réappropriation de ces rouages narratifs, qui peuvent être actualisés lors de productions orales ou écrites, voire non verbales. La narratologie contemporaine apparaît alors comme une ressource pertinente, d’autant plus que les approches dites « postclassiques » (Patron 2018) ne se limitent plus à dresser des typologies formelles, mais accordent une place croissante à l’ancrage linguistique des phénomènes, à la transmédialité, à la rhétorique et aux effets de lecture, offrant ainsi de nouveaux leviers pour éclairer les mécanismes narratifs et cognitifs qui entrent en jeu dans la lecture.
Toutefois, ainsi que le préconise Reuter, avant de se pencher sur ces outils, il convient de répondre au préalable à quelques questions trop rarement posées : «Quels savoirs pour qui? (chercheurs? formateurs? enseignants? élèves?) et pour quoi?» (2000 : 9). En première approximation, j’avancerai que la confrontation de la théorie du récit avec la pratique du commentaire de texte en classe fait apparaître deux risques majeurs:
- - l’enseignant·e mobilise un concept apparemment facile à expliquer, mais son rendement est discutable pour l’interprétation du texte;
- - l’enseignant·e recourt à un concept potentiellement utile, mais tellement difficile à expliquer que son usage pour le commentaire de texte apparaît malaisé.
De telles situations posent la question de la pertinence d’acquérir ou d’enseigner un appareillage critique dont la définition apparaît obscure ou le gain pour l’interprétation discutable. Mais ces difficultés peuvent aussi avoir une valeur heuristique, dans la mesure où elles devraient être considérées comme le symptôme d’un défaut de la théorie, ce qui devrait nous encourager à la réformer. Théorie et enseignement ne sont pas deux champs d’activités liés par un rapport de transfert unilatéral, mais bien deux pratiques qui se nourrissent mutuellement, dans un cercle que l’on peut espérer vertueux pour autant que l’on accepte de ne pas figer les concepts hérités du passé.
Pour sortir de ce figement conceptuel, je tenterai en premier lieu de retracer les débats internes à la théorie du récit. Sur ce plan, la vive controverse actuelle portant sur le statut «optionnel» du narrateur (Patron 2009) doit être vue comme la partie émergée d’un champ de bataille théorique beaucoup plus vaste, la narratologie étant loin de s’être figée dans un dogmatisme hérité des pères fondateurs structuralistes, contrairement à une idée reçue encore tenace. Aujourd’hui, aucune des notions narratologiques fondamentales que j’ai mentionnées au début de cet article, dont on peut supposer qu’elles sont encore mobilisées dans les classes de littérature, ne sauraient être considérées comme complètement stabilisées. Elles font toutes l’objet de discussions plus ou moins animées et sont sujettes à diverses formes de perfectionnement, qui peuvent être liées à l’émergence d’un nouveau paradigme, à une meilleure description linguistique des phénomènes, ou aux perspectives offertes par une approche comparée des médias.
Ainsi qu’indiqué plus haut, dans le cadre restreint de cette étude, j’exposerai d’abord les principales divergences dans la définition des notions de focalisation et d’intrigue. Dans un deuxième temps, je m’interrogerai sur l’intérêt didactique de recourir à tel ou tel concept et sur les éventuelles difficultés inhérentes à leur usage en classe. On verra que la standardisation de la définition de ces deux notions illustre de manière exemplaire les dangers précédemment cités : définition flottante et/ou concept à faible valeur heuristique. Dans un troisième temps, j’essaierai de proposer une redéfinition de ces concepts, qui sera pensée pour être aisément transposable en classe, tout en offrant le meilleur potentiel pour enrichir les commentaires des œuvres.
Cet article vise en premier lieu à offrir aux enseignant·e·s un appareillage théorique clairement défini et facilement transposable dans les classes de littérature, mais il s’adresse également aux formateurs de formateurs, car ces derniers sont les mieux placés pour briser un cercle vicieux qui a figé pendant plusieurs décennies la théorie du récit, en la réduisant à un inventaire d’outils plus ou moins obsolètes, mal définis ou dont l’utilité finit par apparaître douteuse. Il s’agit de montrer, en levant un certain nombre de difficultés conceptuelles, que la théorie du récit, trop souvent considérée comme une technique desséchante ou désuète, ouvre au contraire une porte sur ce qui fait le sel des œuvres, tout en développant des compétences transférables qui justifient pleinement l’intérêt des études littéraires dans la formation obligatoire et post-obligatoire.
2. Intrigue et schéma quinaire
2.1. Aperçu des débats théoriques
Le premier constat que l’on peut dresser concernant la notion d’intrigue est celui du contraste étonnant entre une très forte standardisation de sa définition dans le contexte scolaire et l’instabilité de sa définition dans l’histoire de la théorie.
Du côté de la didactique, l’intrigue est presque toujours présentée sous la forme d’un schéma quinaire (Adam 1996 : 90 ; Adam 1997 : 51-56 ; Revaz 1997 : 163-195 ; Reuter 2016 : 22). Ainsi que le rappelle Reuter (2016 : 22-23), cette structure est née de la simplification et de la généralisation par Paul Larivaille (1974) de la représentation séquentielle du conte merveilleux que l’on devait aux travaux du formaliste russe Vladimir Propp (1970). Ce schéma a été ensuite popularisé par la linguistique textuelle (Adam 1997 : 54) et relayé dans la plupart des ouvrages de synthèse (Adam 1996 : 85 ; Reuter 2016 : 24 ; Adam & Revaz 1996 : 67). On rappellera que cette définition présente l’intrigue comme une séquence hiérarchisant cinq étapes dans le déroulement d’une histoire: une situation initiale s’oppose symétriquement à une situation finale (qui définit les états transformés par les événements racontés), un noyau narratif est formé par le couple nœud-dénouement (ou complication-résolution), et une action ou une évaluation –Reuter parle de dynamique (2016 : 24)– constitue le procès qui doit conduire du nœud au dénouement.
Il faut remarquer que cette définition, en dépit de son formalisme, est souvent présentée comme renvoyant à une conception «dynamique» de l’intrigue. Ainsi que l’affirme Adam : «Pour qu’il y ait récit, il faut que cette temporalité de base soit emportée par une tension : la détermination rétrograde qui fait qu’un récit est tendu vers sa fin (t + n), organisé en fonction de cette situation finale» (1996 : 87 ; aussi dans Adam 1997 : 46). Toutefois, il convient de préciser que s’il y a dynamisme, ce dernier se situe au niveau de la logique des événements racontés, et non au niveau de l’effet de la mise en intrigue sur le récepteur. La tension qui caractérise sémantiquement l’histoire racontée peut éventuellement se prolonger en effet esthétique, c’est-à-dire en tension ressentie dans la lecture, mais elle repose avant tout sur un codage de l’action lié au destin des personnages. Adam et Revaz précisent d’ailleurs qu’il est important de ne pas confondre la tension dramatique «notion essentiellement sémantique» avec la structure d’intrigue «notion purement compositionnelle» (Adam & Revaz 1996 : 68).
En dépit de la standardisation de l’intrigue que l’on observe dans le domaine de l’enseignement, il existe bien d’autres manières de définir cette notion, à tel point que dans le Cambridge Companion to Narrative, Hans Porter Abbott estime que le terme «plot» est «encore plus insaisissable que celui de récit, l’un comme l'autre étant à ce point polyvalents et approximatifs dans leur signification, et en fait tellement vagues dans leur usage ordinaire, que les narratologues évitent le plus souvent de les utiliser» (Abbott 2007 : 43, m.t.). Le constat est le même chez Hilary Dannenberg, qui souligne en revanche la centralité de cette problématique:
Malgré l'apparente simplicité de l'objet auquel elle se réfère, l'intrigue est l'un des termes les plus insaisissables de la théorie du récit. Les narratologues l'utilisent pour se référer à une variété de phénomènes différents. La plupart des définitions de base du récit butent sur la question de la séquentialité, et les tentatives répétées de redéfinir les paramètres de l'intrigue reflètent à la fois la centralité et la complexité de la dimension temporelle du récit. (Dannenberg 2005 : 435, m.t.)
Dans les limites de cet article12, je me contenterai de mentionner une conception alternative au schéma quinaire, très répandue dans les approches rhétoriques ou cognitives, qui me semble particulièrement apte à renouveler l’enseignement du fait de ses affinités avec le paradigme de l’interactionnisme socio-discursif, qui a fait ses preuves dans le champ de la didactique des langues et de la littérature.
Pour faire ressortir le point crucial du recadrage qu’il s’agit d’opérer, on peut affirmer, à la suite de Richard Pedot, que les récits «ne peuvent être réduits au schéma chrono-logique de l’intrigue sans laisser échapper ce qui en fait la force, la capacité d’intriguer» (2008 : 25). Dans le prolongement de la poétique aristotélicienne, l’approche que j’appellerai désormais rhétorique consiste donc à affirmer que:
la forme de l'intrigue — dans le sens de ce qui la rend utile au sein d'un objet artistique spécifique — c'est plutôt son «mécanisme» ou son «pouvoir», comme la forme de l'intrigue dans une tragédie, par exemple, est la capacité de sa séquence d'action unifiée d'effectuer, par l'effet de la pitié ou de la peur, une catharsis de ce genre d'émotions. (Crane 1952 : 68)
Jean-Paul Bronckart a défendu une conception de l’intrigue très similaire en rapprochant cette dernière de la planification discursive monogérée, qu’il compare à un arc de tension, à l’instar des modèles scénaristiques enseignés à Hollywood:
L’effet attendu de la planification monogérée peut être visualisé par une feuille de papier que l’on fait bomber en son milieu ; l’importance de la déclivité produite figure l’intensité de la tension obtenue, et en conséquence l’aspect spectaculaire de la résolution ou de la chute ; si la déclivité est insuffisante, le texte sera considéré comme «plat», sans tension, sans «relief». (Bronckart 1985 : 51)
Une telle approche revient par conséquent à mettre au premier plan le dialogisme de la séquence narrative, qui repose sur l’alternance d’un nœud, qui noue une tension, et d’une résolution, qui la dénoue:
S’il est rarement posé comme tel, le statut dialogique de la séquence narrative est néanmoins évident. Comme nous l’avons montré, qu’elle soit ternaire, quinaire ou plus complexe encore, cette séquence se caractérise toujours par la mise en intrigue des événements évoqués. Elle dispose ces derniers de manière à créer une tension, puis à la résoudre, et le suspense ainsi établi contribue au maintien de l’attention du destinataire. (Bronckart 1996 : 237)
Contrairement à Jean-Michel Adam, qui fonde le schéma quinaire sur une description renvoyant à la chronologie de l’histoire racontée, Bronckart précise par ailleurs que cette mise en tension du récit par la mise en intrigue se situe clairement au niveau de l’organisation du discours narratif, ou de ce que l’on appellerait en rhétorique classique la dispositio:
Tomachevski distinguait la FABLE et le SUJET, Genette l’HISTOIRE et le RÉCIT, Fayol le NARRÉ et la NARRATION, et on assimile fréquemment à cette distinction celle qui existerait entre l’INVENTIO et la DISPOSITIO de la rhétorique classique (il serait d’ailleurs plus pertinent d’opposer à ce niveau la COMPOSITIO à la DISPOSITIO). Telles que nous venons de les définir, les opérations de planification ont manifestement trait au versant «disposition superficielle» de ces couples conceptuels ; les moules superstructurels concerneraient donc exclusivement le SUJET, le RÉCIT, la NARRATION ou la DISPOSITIO. (Bronckart 1985 : 51)
Dans le prolongement de cette approche, j’ai proposé de considérer la tension narrative comme constituant l’élément fondamental déterminant la dynamique et la structuration de la mise en intrigue:
la tension est le phénomène qui survient lorsque l’interprète d’un récit est encouragé à attendre un dénouement, cette attente étant caractérisée par une anticipation teintée d’incertitude qui confère des traits passionnels à l’acte de réception. La tension narrative sera ainsi considérée comme un effet poétique qui structure le récit et l’on reconnaîtra en elle l’aspect dynamique ou la «force» de ce que l’on a coutume d’appeler une intrigue. (Baroni 2007 : 18)
Françoise Revaz précise qu’étant moins «rigide que le schéma quinaire habituel, [cette conception de l’intrigue] permet de tenir compte de degrés de tension différents, entre un texte à tension maximale qui fait la pyramide et un texte à tension minimale tendant à la platitude» (2009 : 133). Elle ajoute que l’avantage de ce modèle «est de montrer que la structuration de l’intrigue ne repose pas nécessairement sur le développement chronologique d’une action, mais peut se construire également sur un mystère ou une énigme, comme c’est le cas, par exemple, dans le roman policier» (2009 : 132).
En plaçant la fonction avant la forme, et le dynamisme dialogique avant la structure logique de l’action, cette approche permet de corréler le profil de l’intrigue à des effets tels que le suspense, la curiosité ou la surprise. Le dénouement n’est pas une structure symétrique qui s’oppose au nœud, mais un horizon d’attente créé par ce dernier, ce qui explique qu’il peut être indéfiniment repoussé, comme dans les formes feuilletonnantes ou dans les œuvres «ouvertes» évoquées par Umberto Eco (1979). L’analyse de la structure cède donc la place à celle des fonctions discursives et des intérêts narratifs liés à la progression dans le texte, ce qui implique, sur un plan linguistique ou poétique, de prendre en compte le rôle fondamental joué par la manière dont l’information narrative est distribuée dans le récit13(Phelan 1989 ; Sternberg 1992 ; Brooks 1992 ; Baroni 2007 ; 2017a ; Kukkonen 2014a).
Une telle définition pourrait passer pour superficiellement compatible avec la définition du schéma quinaire, surtout lorsque cette dernière insiste sur le dynamisme de l’histoire. Il s’agit en réalité de deux phénomènes très différents car, rappelons-le, le schéma quinaire est défini par la logique des actions racontées, là où le second modèle repose sur l’organisation du discours narratif en tenant compte de ses effets sur le destinataire du récit.
Certes, dans un récit d’aventure, la rupture instaurée par un événement imprévu peut à la fois lancer la quête du héros et engendrer la production d’un effet de suspense, ce qui conduit à superposer les deux modèles. Mais la différence apparaîtra clairement si l’on considère le cas des dispositifs narratifs visant à susciter la curiosité du lecteur, la progression vers le dénouement impliquant ce que Genette appellerait une série de paralipses et d’analepses complétives, c’est-à-dire des omissions stratégiques du récit ultérieurement comblées par des informations rétrospectives. Avec ce procédé relativement banal14 le récit se noue sans que la chronologie des événements n’ait besoin d’être respectée et sans que l’on puisse nécessairement établir un schéma quinaire fondé sur une complication que rencontrerait le héros. Cette technique est familière à tous les scénaristes qui entremêlent leurs récits de secrets et de mystères autant que d’aventures et de conflits, et l’on peut y reconnaître l’une des formes classiques de la mise en intrigue dans le contexte de ce que Bronckart appellerait une planification discursive monogérée.
2.2. Problèmes didactiques
Même si la définition standardisée de l’intrigue, qui la confond avec le schéma quinaire, reste dominante dans le domaine de la didactique, elle n’est pas nécessairement la plus intuitive. Dans ses usages ordinaires, l’intrigue est souvent corrélée à la tension narrative. Cela s’observe par exemple dans les liens qui peuvent être établis en français entre le substantif intrigue, l’action d’intriguer et les rôles de l’intriguant et de l’intrigué. Dominique Legallois et Céline Poudat ont aussi montré, en analysant un grand nombre de commentaires publiés par des internautes, que les lecteurs et lectrices établissent très spontanément des corrélations entre l’intrigue et ce qu’ils ou elles définissent comme le «happage», notion exemplifiée de la manière suivante: «on se laisse immédiatement emporter dans l’histoire et on ne lâche plus le livre» (Legallois & Poudat 2008 : § 90).
Cette ambiguïté dans la définition de l’intrigue apparaît aussi dans l’ouvrage de Reuter, qui situe d’abord cette dernière au niveau de la «fiction15», ce qui l’isole clairement du niveau de la «narration». Dans cette première définition, conforme au standard du schéma quinaire, il affirme que «l’intrigue incite à s’interroger sur la structure globale de l’histoire» (2016 : 22), cette saisie s’opposant clairement à la dynamique de la progression dans le récit. Pourtant, lorsqu’il aborde la question de l’instance narrative, Reuter reconnaît que ce paramètre:
participe, de façon souvent déterminante, de l’intérêt de l’intrigue (malentendus, quiproquos, rebondissements autour des sentiments amoureux ou d’autres secrets que l’on dissimule plus ou moins), de l’intérêt de certains genres (la lutte entre l’enquêteur et le lecteur pour la découverte du coupable à partir d’un savoir commun véhiculé dans le texte du roman à énigme) et de la construction d’effets de lecture. En effet, c’est à partir de ces jeux entre différents savoirs que l’on peut mieux analyser des procédés tels l’effet de surprise (rendu possible par des informations inconnues d’un personnage, du narrateur et du lecteur), tels la crainte ou l’amusement lorsque le lecteur possède des informations qu’un personnage ignore et qui le conduisent dans la gueule du loup ou dans une série de bévues. (Reuter 2016 : 55-56)
En liant la distribution du savoir à l’intérêt de l’intrigue, Reuter déplace nettement le curseur vers le modèle rhétorique. D’un point de vue strictement théorique, nous sommes ici confrontés à un cas de polysémie, lié à un foisonnement de terminologies spécialisées, qui se heurtent parfois aux usages ordinaires. Le problème pourrait être résolu en posant les bases d’une terminologie plus précise, distinguant différents phénomènes qui risqueraient autrement d'être confondus : par exemple le schéma quinaire définit la structure de l’action, mais il ne s’agit pas de l’intrigue au sens rhétorique du terme, qui repose quant à elle sur le nouement et le dénouement d’une tension pendant l’acte de lecture, qui forme un arc narratif et détermine ce que Reuter appelle «l’intérêt de l’intrigue».
Pour conserver la valeur didactique de la notion, plusieurs raisons justifient une différenciation claire entre le concept d’intrigue et celui de schéma quinaire. La première est liée au rendement de la conception rhétorique pour l’analyse des récits, et notamment pour l’explication de texte. Le schéma quinaire restreint le commentaire à une saisie globale de l’histoire, à un niveau d’abstraction qui permet tout au plus de clarifier les enjeux du récit, de produire des résumés ou de distinguer l’action racontée de l’ordre de sa narration. Reuter considère quant à lui que le schéma quinaire, en reconstruisant la structure des événements, permettrait de:
rendre compte de la gêne que ressentent certains lecteurs ou spectateurs lorsque l’ordre de la fiction n’est pas respecté (flash-back [sic], anticipations…) ou lorsque les étapes finales manquent (la fin en «queue de poisson»). (Reuter 2016 : 26).
Pour ma part, je ne suis pas certain qu’il faille passer par l’établissement d’un schéma quinaire pour parvenir à reconstituer le déroulement chronologique d’une histoire ou pour saisir les effets produits par les anachronies. Quand le résumé est difficile à établir, plutôt que de tenter de résoudre ce «problème», il faudrait plutôt y voir la trace d’une stratégie narrative dont il s’agit de rendre compte. Par ailleurs, les récits non linéaires n’engendrent pas nécessairement une «gêne» : ils peuvent au contraire se révéler extrêmement excitants, ainsi qu’en témoigne l’usage de plus en plus répandu des prolepses et des analepses dans les séries américaines (Jost 2016).
Si l’on accepte de les distinguer, il est d’ailleurs tout à fait possible de garder d’un côté le schéma quinaire pour définir la trame de l’histoire, tout en ajoutant d’un autre côté une définition de l’intrigue qui lie clairement cette dernière à la production d’un arc de tension. L’avantage de la définition rhétorique de l’intrigue, c’est qu’elle permet d’associer l’analyse de la succession des nœuds et des dénouements aux moyens formels par lesquels les auteurs tentent d’orienter l’attention des lecteurs ou lectrices vers le déroulement ultérieur du récit, et cette analyse peut se pratiquer à n’importe quelle échelle du texte, du simple paragraphe au chapitre ou à l’œuvre entière.
En termes de représentation mentale de l’histoire, cela conduit aussi à intégrer à la discussion les hypothèses interprétatives qui s’articulent à diverses étapes du récit, qu’elles prennent la forme de pronostics ou de diagnostics de la situation narrative (Baroni 2017a : 66). La discussion autour de ces scénarios virtuels, que les lecteurs ou lectrices esquissent tout au long de leur progression dans le récit, situe le commentaire sur le terrain de la prévisibilité de l’histoire, des éventuelles surprises et recadrages interprétatifs qui en découlent, dont dépendent souvent le plaisir esthétique et la valeur proprement éducative que l’on associe aux formes narratives. Il est aussi possible d’articuler sur cette base des questions éthiques: tel personnage, à tel moment de l’histoire, pourrait agir de telle ou telle façon, mais en fin de compte, il agit ainsi… qu’est-ce que cela nous apprend sur son caractère et sur la valeur de son action? Qu’aurions-nous fait à sa place? Pourrait-on imaginer une version alternative de l’histoire16?
Ainsi que le suggèrent certaines approches cognitivistes, une telle conception de l’intrigue permet également de mettre l’accent sur l’une des fonctions anthropologiques centrales des formes narratives. Les récits peuvent en effet être envisagés comme des simulations permettant d’apprendre à s’adapter à un environnement en constante évolution, qui ne peut être appréhendé que sous la forme de fragiles réseaux de probabilités. Ainsi que l’explique Karin Kukkonen :
Ce processus de révision des probabilités ne concerne pas uniquement le niveau des énoncés propositionnels concernant le monde fictif ou celui de la résolution de problèmes à travers des jeux de questions et de réponses, mais il s'étend à une expérience de lecture immersive et incarnée, et à l’investissement émotionnel des lecteurs dans le récit. Il peut nous permettre de construire – à travers des récits – des explications concernant l'inattendu […], plus généralement, les récits littéraires explorent et négocient ce que nous considérons comme possible à travers des modèles de probabilité. (Kukkonen 2014 : 737, m.t.)
Sur le plan poétique ou stylistique, l’analyse des mécanismes textuels qui permettent de nouer l’intrigue peut produire des commentaires très riches à partir d’une question élémentaire : comme l’auteur s’y prend-il, ou elle, pour tenter d’intriguer son lecteur ou sa lectrice ? La réponse pourra s’orienter vers l’analyse de phénomènes stylistiques : marquage d’une rupture avec un adverbe, alternance de l’imparfait au passé simple, usage de pronoms ou d’hyperonymes dont les référents sont ambigus, etc. On pourra aussi mobiliser des structures narratives plus générales : par exemple les jeux de focalisation, la caractérisation des personnages, les anachronies, la segmentation du récit, etc.17.
Une autre raison de privilégier l’approche rhétorique tient aux rapports qui peuvent être établis avec des mécanismes très largement répandus dans la culture médiatique contemporaine. Même les apprenant·e·s qui n’ont pas une très grande culture littéraire peuvent se révéler des expert·e·s dans la compréhension de l’art de construire des arcs narratifs, par exemple à travers leur expérience des séries télévisées. L’établissement de liens entre cliffhangers télévisuels et chapitrage romanesque pourrait ainsi nourrir une boucle vertueuse, dans laquelle des compétences acquises hors de la classe permettent de participer activement aux activités de commentaire des œuvres. Il s’agit d’affiner un savoir-faire interprétatif transférable dans un grand nombre de contextes médiatiques, tout en renforçant la compréhension des spécificités inhérentes aux mécanismes verbaux ou textuels sur lesquels reposent ces effets identifiés comme transversaux.
Il s’agit donc de substituer un outil qui servait essentiellement à produire des résumés normalisés à une médiation orientant le commentaire des œuvres vers l’analyse des intérêts narratifs, vers la mise en lumière des enjeux éthiques de la fiction et vers la compréhension des mécanismes narratifs fondamentaux de la narrativité fictionnelle. Sans entrer dans le détail des séquences didactiques qui pourraient être construites à partir de cette reconceptualisation, je proposerai maintenant de formuler une définition de l’intrigue aussi précise et intelligible que possible, de manière à ce qu’elle puisse être utilisée aussi bien dans la formation des enseignant·e·s que dans l’enseignement.
On verra que cette définition ne sera pas plus ardue à saisir que celle de schéma quinaire, et même qu’elle est très intuitive du fait de sa proximité avec les usages courants du terme. Il est parfaitement possible de conserver en parallèle la définition classique du schéma quinaire, mais ce dernier changera de statut. Il s’agira alors de souligner à quel niveau d’analyse cette séquence se situe, et de lui associer le couple complication-résolution, qui renvoie à la sémantique de l’action racontée, plutôt que les termes nœud-dénouement, qui serviront exclusivement à décrire l’arc de tension formé par la mise en intrigue des événements.
2.3. Proposition de redéfinition
Dans le langage courant, on entend souvent l’expression : «C’était ennuyeux, il n’y avait pas d’intrigue!» Dans cette phrase, on comprend que l’intrigue est liée aux intérêts qui rythment le récit, à sa capacité de susciter de la curiosité ou du suspense et de résoudre ces incertitudes tout en ménageant des surprises. On s’intéresse ici à l’effet que le récit est susceptible de produire sur son destinataire, à la tension narrative que l’auteur ou l’autrice veut faire ressentir au public et à son éventuelle résolution. L’intrigue peut ainsi être définie comme une structuration dynamique du récit fondé sur un nœud, qui crée de la tension narrative, et d’un dénouement, qui a pour fonction de la résoudre.
L’art de mettre en intrigue, c’est l’art d’intriguer le lecteur. Dans le langage cinématographique ou télévisuel, on parle d’arcs narratifs pour décrire ces séquences qui rythment le déroulement du récit. Dans les séries télévisées, ces arcs de tension peuvent s’articuler à différents niveaux, qui s’enchâssent les uns dans les autres: une intrigue peut être dénouée au niveau de l’épisode, mais un arc plus large peut entretenir l’intérêt du public à l’échelle d’une saison ou de la série complète. Pareillement, dans un roman, un chapitre peut dénouer certains fils narratifs tout en nouant de nouveaux problèmes ou mystères, de sorte que le récit a l’air de progresser tout en gardant son incertitude. Pour déterminer les enjeux de l’intrigue, il suffit de se demander quelles sont les questions induites par le récit à un moment donné de son développement. Quand un chapitre ou un épisode s’interrompent brusquement, avant de fournir des réponses aux questions que se pose le public, on parle de cliffhanger, cette image renvoyant à un personnage littéralement suspendu au bord d’une falaise. Quand la tension atteint son apogée, souvent juste avant le dénouement, on parle de climax.
Il existe deux manières de nouer une intrigue:
- - le récit raconte des événements dramatiques (une action difficile, un conflit) dont le développement ou l’issue sont incertains, ce qui engendre du suspense;
- - le récit évoque des événements énigmatiques, ce qui engendre de la curiosité;
Dans le premier cas, une complication vient perturber une situation ordinaire, et les actions qui s’ensuivent ouvrent différentes virtualités, que le lecteur peut envisager sous la forme de pronostics incertains. L’effet de suspense est alors renforcé par le respect au moins partiel de la chronologie de l’histoire, ce qui rapproche le lecteur du plan des personnages impliqués dans les événements dramatiques. Souvent, le suspense est obtenu en signalant un danger imminent, dont les personnages n’ont pas forcément conscience. Le lecteur se demande alors: que va-t-il se passer? va-t-il y arriver? comment cela va-t-il finir?, etc.
Dans le second cas, le respect de la chronologie n'est pas respectée. Le lecteur est confronté à une représentation incomplète des événements qui suscite sa curiosité. Dans ce cas, le dénouement implique des retours en arrière, sous forme de flashback (analepses dramatisées18) ou d’explications rétrospectives (analepses non dramatisées), jusqu’à ce qu’une compréhension suffisante de la situation narrative puisse être reconstruite. Le recours à ce procédé est une façon assez classique de nouer une intrigue dans les premières pages d’un roman ou dans le genre des enquêtes policières. Dans ce cas, le lecteur peut tenter d’anticiper le dénouement en formulant des diagnostics à partir d’indices disséminés dans le récit. Le lecteur se demande alors : que s’est-il passé? quel est le secret que dissimule ce personnage? qui est le coupable?, etc.
Mise en intrigue
exposition > nœud > tension (suspense ou curiosité) > dénouement > épilogue
Il arrive que le début d’un récit, qu’on appelle exposition, soit dépourvu de tension, il s’agit surtout de poser la situation initiale, de définir le monde et les personnages, mais on peut aussi nouer directement le récit en jouant sur une exposition retardée, qui produit un effet de curiosité dès les premières lignes. On peut aussi décrire la situation des personnages après le dénouement de l’intrigue, voire commenter rétrospectivement les événements qui ont été racontés, cette phase finale du récit constituant ce qu’on appelle un épilogue. Il faut noter cependant qu’il existe des récits non dénoués. Dans ce dernier cas, la fin demeure ouverte, et le lecteur est invité à trouver lui-même des réponses aux questions laissées en suspens par le récit. Il y a en principe autant d’intrigues (ou d’arcs narratifs) qu’il y a de questions laissées en suspens dans un récit à un point donné de son développement, mais il est en général possible de déterminer une intrigue principale et des intrigues secondaires ou subsidiaires, qui sont souvent liées à cet arc majeur.
Pour résumer la structure des événements racontés, en faisant abstraction de l’ordre de leur présentation dans le récit et de la manière dont ils contribuent à nouer l’intrigue, on peut utiliser un schéma quinaire, qui insiste sur les défis que doivent relever les personnages :
Schéma quinaire
situation initiale > complication > action > résolution > situation finale
L’incertitude liée au déroulement des événements, qui est souvent liée à un conflit, une quête ou une action difficile à accomplir, sert à nouer une intrigue, qui doit alors respecter plus ou moins la chronologie des événements pour entretenir le suspense de l’action jusqu’au dénouement.
3. Focalisation et point de vue
3.1. Aperçu des débats théoriques
La focalisation est certainement l’une des notions les plus débattues dans le champ de la narratologie. Elle est aussi parmi les plus difficiles à cerner et à enseigner. Un problème majeur tient à la difficulté de distinguer la perspective adoptée par le récit de la question de la distance, qui concerne la quantité d’information concernant telle ou telle partie prenante de l’histoire. Cette ambiguïté apparaît dès la première définition que donne Genette de la focalisation dans Discours du récit:
le récit peut fournir au lecteur plus ou moins de détails, et de façon plus ou moins directe, et sembler ainsi (pour reprendre une métaphore spatiale courante et commode, à condition de ne pas la prendre au pied de la lettre) se tenir à plus ou moins grande distance de ce qu’il raconte ; il peut aussi choisir de régler l’information narrative qu’il livre, non plus par cette sorte de filtrage uniforme, mais selon les capacités de connaissance de telle ou telle partie prenante de l’histoire (personnage ou groupe de personnages), dont il adoptera ou feindra d’adopter ce que l’on nomme couramment la «vision» ou le «point de vue», semblant alors prendre à l’égard de l’histoire (pour continuer la métaphore spatiale) telle ou telle perspective. (Genette 2007 : 164)
L’objectif principal de Genette, lorsqu’il introduit le concept de focalisation, est de distinguer la «voix» (qui parle?) du «mode» (qui voit? qui perçoit? ou qui pense?). Cette distinction apparaît certes utile, mais elle pose un certain nombre de problèmes relatifs à la manière dont Genette définit ensuite les trois «modes» de focalisation qu’un récit peut adopter. De manière à faire apparaître l’origine de la confusion entre focalisation et point de vue, je reprends ici in extenso les trois définitions données par Genette, qui s’appuie explicitement sur les analyses antérieures de Blain, Lubbock, Pouillon et Todorov:
- focalisation interne : «Narrateur = Personnage (le narrateur ne dit que ce que sait tel personnage) ; c’est le récit "à point de vue" selon Lubbock ou à "champ restreint" selon Blain, la "vision avec" selon Pouillon » (2007 : 193)»;
- focalisation externe : «Narrateur < Personnage (le narrateur en dit moins que n’en sait le personnage) ; c’est le récit "objectif" ou "behavioriste", que Pouillon nomme "vision du dehors". […][L]e héros agit devant nous sans que nous soyons jamais admis à connaître ses pensées ou sentiment» (2007 : 194-195) ;
- focalisation zéro : «ce que la critique anglo-saxonne nomme le récit à narrateur omniscient et Pouillon "vision par derrière", et que Todorov symbolise par la formule Narrateur > Personnage (où le narrateur en sait plus que le personnage, ou plus précisément en dit plus que n’en sait aucun des personnages)» (2007 : 193).
Genette justifie le choix du terme «focalisation» par le fait qu’il permet d’«éviter ce que les termes de vision, de champ, et de point de vue ont de trop spécifiquement visuel » (2007 : 194). Au niveau des sources évoquées par Genette, on constate en effet que la schématisation de Todorov « =, <, > »(1966 : 141-142) fonde les trois régimes de focalisation sur la quantité d’information, alors que les terminologies dérivées de Lubbock et de Blain, mais surtout celle de Pouillon (1946), associent les «modes» à l’orientation d’une «vision».
Cette absence de discrimination claire entre focalisation, vision et point de vue a ouvert la porte à différentes critiques. Mieke Bal a par exemple reproché à Genette de parler seulement de «focalisation sur» sans évoquer la possibilité d’une «focalisation par» un personnage (1977 : 22). Selon elle, le point de vue ne peut se définir que par l’orientation entre un sujet focalisateur et un objet focalisé. Dans la même lignée, Shlomith Rimmon-Kenan avance qu’il ne peut exister par conséquent que deux types d’orientation du point de vue, suivant que ce dernier est interne ou externe au monde raconté, ce qui l’amène à redéfinir la focalisation sur des bases complètement différentes de celles sur lesquelles reposaient les définitions de Todorov ou de Genette:
la focalisation externe est ressentie comme étant proche de l’agent qui raconte, et son véhicule peut donc être appelé le "narrateur-focalisateur" (Bal 1977 : 33). […] Comme le terme le suggère, le lieu de la focalisation interne se trouve à l’intérieur des évènements. Ce type prend généralement la forme d’un personnage focalisateur (Rimmon-Kenan 2002 : 75-76).
Alain Rabatel a lui aussi critiqué la typologie genettienne en soulignant le fait qu’il n’existe, sur le plan de la construction textuelle du point de vue, que deux perspectives possibles : soit le texte adopte le point de vue subjectif d’un personnage, soit le texte adopte le point de vue plus large du narrateur, qu’il associe à la focalisation zéro de Genette. Quant à la perspective externe, elle tiendrait «non pas à d'illusoires distinctions de foyer, mais à des stratégies différentes de gestion de l'information narrative, en fonction des intentions communicationnelles de l'écrivain» (Rabatel 1997 : 107).
Il faut ajouter que Rabatel (2009 : 47) distingue trois niveaux de construction textuelle du point de vue :
- le point de vue asserté (lorsque le narrateur cède effectivement la parole à un personnage, par exemple sous la forme d’un discours direct) ;
- le point de vue représenté (lorsque le discours adopte le point de vue du personnage sans lui céder la parole) ;
- le point de vue embryonnaire (lorsque l’impression de subjectivité repose surtout sur un effet d’empathie construit par le récit).
Du point de vue des sciences du langage, le point de vue représenté apparaît comme le plus intéressants à décrire, car la linguistique offre ici des moyens efficaces permettant de mettre en évidence les mécanismes par lesquels le discours produit un débrayage partiel du point de vue du narrateur pour le réancrer dans la subjectivité d’un personnage, sans pour autant que le narrateur lui cède la parole, phénomène que l’on peut associer, entre autres, au fonctionnement du discours indirect libre.
Faut-il pour autant abandonner la triple focalisation genettienne au profit d’une analyse linguistique du point de vue ? Rien n’est moins sûr. On peut par exemple se demander si le point de vue embryonnaire tel que défini par Rabatel, qui ne repose sur aucun marquage linguistique spécifique, ne recouvre pas plutôt des phénomènes que les trois régimes de focalisation définissaient déjà de manière satisfaisante. Rabatel affirme que ce point de vue émerge lorsque le discours invite le lecteur à se mettre à la place des personnages « en suivant le déroulement de l’action qu’ils exercent ou dans laquelle ils sont engagés » (2014 : 43). Or cette focalisation sur les personnages est surtout déterminée par la quantité d’informations dispensées par le narrateur. Ce sont les personnages dont on parle le plus, ceux qui cumulent le plus d’information, qui seront érigés en protagonistes et par rapports auxquels la question de déterminer si l’on en sait autant, plus ou moins qu’eux sera décisive. Nous nous retrouvons ici de plain-pied dans la problématique de la focalisation genettienne.
Par ailleurs, dans le prolongement de son analyse des effets d’ocularisation et d’auricularisation au cinéma, François Jost insiste sur le fait que la «focalisation – c’est-à-dire le problème du savoir narratif – est en droit différente de la question du point de vue» (1989 : 103). Jost défend ainsi, depuis plus de trente ans, le caractère complémentaire de l’analyse de la focalisation et de celle du point de vue en appliquant, aussi bien au cinéma qu’à la littérature, une double grille d’analyse. Plus récemment, Florence de Chalonge a insisté elle-aussi sur le fait que la typologie proposée par Genette ne faisait pas «de la perception l’enjeu central», ce qui distingue cette approche des théories du point de vue, ces dernières incluant «le postulat phénoménologique d’un ancrage du langage sur la perception» (2003 : 71). Dans une synthèse plus récente, Burkhardt Niederhoff débouche sur la conclusion suivante:
Il y a de la place pour les deux [concepts] parce que chacun met en évidence un aspect différent d'un phénomène complexe et difficile à saisir. Le point de vue semble être la métaphore la plus efficace pour les récits qui tentent de rendre l’expérience subjective d’un personnage. Affirmer qu’une histoire est racontée du point de vue d’un personnage a plus de sens que d’affirmer qu’il y a une focalisation interne sur ce personnage. La focalisation est un terme plus approprié lorsqu’on analyse la sélection des informations narratives qui ne servent pas à restituer l’expérience subjective d’un personnage mais à créer d’autres effets, tels que le suspense, le mystère, la perplexité, etc. Pour que la théorie de la focalisation puisse progresser, la conscience des différences entre les deux termes[,] mais aussi la conscience de leurs forces et de leurs faiblesses respectives est indispensable. (Niederhoff 2011 : §18, m.t.)
Sans aller jusqu’à affirmer que la théorie du récit contemporaine serait parvenue à établir un nouveau consensus, on constate néanmoins que l’analyse comparée des médias et l’histoire critique des concepts narratologiques convergent dans l’affirmation que focalisation et point de vue ne sont pas des notions synonymes ou concurrentes, mais différenciées et complémentaires. Le problème tient à leur définition, qui doit permettre de sortir de la confusion que l’on observe dans la plupart des manuels.
3.2. Problèmes didactiques
Du côté des ouvrages de synthèse, la différenciation entre les notions de focalisation et de point de vue n’apparaît pas clairement, même si elle est parfois esquissée, ce qui pose d’énormes problèmes pour la didactique et pour l’enseignement de la littérature. Dans la dernière mise à jour de son ouvrage, Yves Reuter mentionne les travaux de Rabatel et reconnaît que «la question fort complexe des perspectives ne fait l’objet d’aucun consensus chez les théoriciens et ne cesse de susciter des débats» (Reuter 2016 : 48). Il suggère de s’appuyer sur une «prise en compte beaucoup plus précise des faits linguistique» (2016 : 48) qui sont au fondement de la construction textuelle d’une perspective dans le récit. Malheureusement, il ne précise pas les procédures par lesquelles on pourrait mettre en lumière ces faits linguistiques, et conformément à la terminologie introduite par Genette, il continue de suggérer l’existence d’équivalences entre les termes perspectives, focalisation, vision et point de vue:
Définition : la question des voix narratives concernait le fait de raconter. Celle des perspectives (ou focalisation, ou visions, ou points de vue) porte sur le fait de percevoir. (Reuter 2016 : 47)
Surtout, Reuter n’introduit pas de distinction claire entre l’ancrage du récit dans un point de vue, qui renverrait occasionnellement à l’expérience subjective d’un personnage, et la question de la quantité des informations mises à disposition du lecteur:
La question des perspectives est en fait très importante pour l’analyse des récits car le lecteur perçoit l’histoire selon un prisme, une vision, une conscience, qui détermine la quantité des informations : on peut en effet en savoir plus ou moins sur l’univers et les êtres, on peut rester à l’extérieur des êtres ou pénétrer leur intériorité. La perspective – il convient de le préciser car le terme est trompeur – peut passer non seulement par la vision (cas le plus fréquent), mais aussi par l’ouïe, l’odorat (voir le Parfum de Süskind), le goût, le toucher. (Reuter 2016 : 47)
Jean-Michel Adam et Françoise Revaz ménagent quant à eux une place à l’analyse de l’ocularisation et de l’auricularisation, qui est cette fois clairement découplée des trois régimes de focalisation (1996 : 84-85), mais les termes «focalisation» et «point de vue» continuent d’être présentés comme synonymes:
La diégèse peut être présentée en choisissant (ou non) un point de vue restrictif («mode» que Gérard Genette est un des premiers à avoir clairement distingué de la «voix»). (Adam & Revaz 1996 : 84)
On retrouve également cette synonymie dans la synthèse proposée par Gilles Philippe (1996 : 82-83), ce qui s’explique, dans la perspective historique de cet ouvrage, par le renvoi à la terminologie de Jean Pouillon (1946), dont Genette s’est inspiré pour établir sa propre typologie19. Philippe souligne que cette «question fondamentale de la gestion de l’information dans le texte romanesque est généralement abordée à l’aide d’éclairantes mais encombrantes métaphores visuelles: point de vue, vision, focalisation, restriction de champ…» (Philippe 1996 : 81). Il insiste quant à lui sur la nécessité de distinguer clairement les paramètres textuels qui définissent la quantité de l’information de ceux qui concernent la qualité de l’information, où s’opposent les « textes à direction objective (accent mis sur le perçu) et les textes à direction subjective (accent mis sur le percevant) » (Philippe 1996 : 82).
La confusion entre focalisation et point de vue est à l’origine de bien des difficultés pour le commentaire des textes. Les problèmes apparaissent lorsqu’un point de vue interne est décrit, sur la base de la définition genettienne, comme fondé sur une égalité entre ce que sait le personnage et ce qu’en dit le narrateur. Pourtant, adopter le point de vue d’un personnage ne signifie pas nécessairement dévoiler toutes les informations que ce dernier possède. Dans La Modification de Butor, par exemple, il faut attendre d’avoir atteint la moitié du roman pour comprendre les tenants et aboutissants de l’action entamée par le protagoniste au début du récit, alors que l’intégralité du récit est en flux de conscience. Il faudrait alors parler de focalisation externe malgré un ancrage dans un point de vue interne, ce qui démontre le caractère inadéquat de cette terminologie. De même, il est fréquent que le récit adopte le point de vue de tel ou tel personnage, alors que l’on en sait en réalité beaucoup plus que ce dernier, ne serait-ce que parce que la perspective interne apparaît souvent comme un phénomène local, et que nous disposons alors d’informations qui débordent du cadre du savoir auquel peut avoir accès telle ou telle partie prenante de l’histoire. C’est le cas notamment dans les romans épistolaires, où la lecture de lettres adressés à des destinataires différents place d’emblée le lecteur en régime de focalisation dite «zéro», alors que, localement, le point de vue est toujours interne. Il suffit de considérer les effets tirés de ce décalage épistémique dans Les Liaisons dangereuses pour comprendre l’importance de cette association [focalisation zéro + point de vue interne] dans la dynamique de l’intrigue.
Il me semble donc absolument nécessaire, ainsi que nous y invite Gilles Philippe, d’éviter de confondre quantité et qualité de l’information, ce qui devrait nous conduire à distinguer strictement deux concepts complémentaires:
- Focalisation = quantité de l’information (-/=/+)
- Point de vue = qualité de l’information (interne/externe)
L’approche linguistique d’Alain Rabatel possède d’indéniables vertus pour l’enseignement de la littérature, dans la mesure où elle fournit un appareillage efficace pour décrire la manière dont le récit est susceptible de procéder à un débrayage énonciatif pour aboutir à un réancrage partiel dans le point de vue d’un personnage. Dans ce contexte, la problématique interne/externe renvoie à l’opposition entre point de vue du personnage et point de vue du narrateur, bien qu’il faille encore préciser, à la suite de Reuter, que cette perspective inclut non seulement une vision, mais aussi, potentiellement, toutes les autres formes de perceptions subjectives (ouïe, toucher, odorat, goût), à quoi il faut ajouter les pensées et émotions.
Quant à la triple focalisation, elle constitue un paramètre fondamental dans l’analyse de la dynamique de l’intrigue, mais pour éviter les confusions avec le point de vue, il faut renoncer à lui associer les termes interne/externe et éviter les métaphores renvoyant à la subjectivité des personnages, telles que «vision avec», «vision du dehors» ou «vision par-derrière», qui sont à l’origine de tant de confusions. Nous proposons donc de rebaptiser les trois régimes de focalisation :
- focalisation restreinte ;
- focalisation sur un personnage ;
- focalisation élargie.
Déterminer sur quel foyer le récit est focalisé revient simplement à décrire quel personnage ou groupe de personnages est mis au premier plan dans le récit ou dans une portion de celui-ci (souvent un chapitre), ce qui induit l’établissement de hiérarchies entre protagonistes, personnages principaux et personnages secondaires. Il n’y a pas ici de marquage linguistique spécifique du régime de focalisation, mais il s’agit d’une question de densité de l’information orientant l’attention du lecteur sur un ou plusieurs personnages au détriment d’autres. Par défaut, la fiction est un récit focalisé, même si elle suit les destins parallèles de plusieurs personnages, car la dimension expérientielle20 est fondamentale pour ce genre de représentation de l’action. Le Trône de fer apparaît ainsi comme un cas exemplaire de roman à focalisation variable, puisque chaque chapitre est centré sur un personnage différent, le procédé étant reproduit dans le montage de la série télévisée, qui alterne des séquences centrées sur différents personnages principaux. À l’inverse, pour les récits qui se focalisent sur un seul personnage, on parlera plutôt de récit à focalisation unique ou invariable.
Le marquage de la restriction et de l’élargissement permet quant à lui de souligner les lieux dans lesquels un récit joue ouvertement sur des décalages épistémiques par rapport aux savoirs des personnages sur lesquels se focalise le récit. Focalisation restreinte et focalisation élargie créent des effets que l’on peut corréler à la dynamique de l’intrigue, et notamment aux effets de curiosité et de suspense. On peut enfin envisager l’existence de récits non focalisés21, c’est-à-dire qui n’érigent pas telle ou telle partie prenante des événements en point focal du récit, ce qui est fréquent dans l’écriture historique ou journalistique.
Reste un dernier point à régler : que faire de ces récits hétérodiégétiques qui adoptent pourtant intégralement la perspective intérieure d’un personnage, à l’instar des récits dits «en flux de conscience» (stream of consciousness). Franz Karl Stanzel, qui associait voix et point de vue pour définir les médiations narratives parlerait dans ce cas de récits racontés par des «personnages réflecteurs» (1981 : 5). Si l’on maintient la stricte distinction entre «voix» et «mode», et pour toutes les raisons précédemment mentionnées, je pense qu’il faudrait dans tous les cas éviter d’utiliser l’expression « récit en focalisation interne», et préférer un étiquetage du type : «récit intérieur» ou style «expressionniste», cette dernière notion étant particulièrement appropriée pour les récits graphiques jouant sur une modalisation spectaculaire de l’univers raconté, qui se déforme de manière à exprimer les états émotionnels d’un personnage focal22.
Je propose dans les lignes qui suivent une reformulation aussi claire que possible de ces deux paramètres qui renvoient à la distance (quantité de l’information liée à la focalisation) et à la perspective (qualité de l’information liée au point de vue), tout en essayant d’illustrer ces concepts avec des exemples concrets, tirés de différents médias, de sorte que leur explicitation en soit facilitée.
3.3. Proposition de redéfinitions
Le récit n’offre jamais de représentation parfaitement neutre ou objective de l’histoire, il est toujours orienté, non seulement par la posture d’un éventuel narrateur, qui a parfois participé aux événements, mais aussi par la quantité et la qualité des informations qui sont fournies au lecteur. Pour déterminer la qualité des informations, on s’intéressera à la construction textuelle du point du vue, et pour déterminer la quantité, on dégagera différents régimes de focalisation. Dans les deux cas, l’orientation du récit sera liée à des personnages, qui constituent en quelque sorte un étalon ou un foyer à partir duquel on pourra mesurer différents écarts ou variations.
Il existe deux points de vue fondamentaux : soit le récit adopte le point de vue du narrateur (qui peut ne pas être spécifié, sa «figure» se confondant alors avec celle de l’écrivain), soit le récit adopte le point de vue du personnage. Quand le récit adopte le point de vue du personnage sans lui céder directement la parole (c’est-à-dire sans recourir à des discours directs ou des dialogues), sa subjectivité s’exprime à travers un filtrage des informations qui décrivent ses pensées (réflexions, jugements), ses émotions ou ses perceptions (vue, ouïe, toucher, odorat, goût).
Point de vue représenté
(quantité de l'information narrative)
- Point de vue interne : le récit s’ancre dans la subjectivité d’un personnage ;
- Point de vue externe : le récit n’est pas ancré dans une subjectivité (récit objectif) ou renvoie à la perspective d’un narrateur (subjectivité narratoriale).
Parmi les indices les plus clairs qui permettent de déterminer les passages dans lesquels le récit est ancré dans la subjectivité d’un ou de plusieurs personnages, on mentionnera le discours indirect libre: le caractère expressif d’un énoncé peut occasionnellement être rattaché au ressenti du personnage, et non à la subjectivité du narrateur, le contexte nous permettant le plus souvent de trancher entre les deux. On peut aussi s’intéresser à l’arrière-plan du récit, c’est-à-dire aux énoncés à l’imparfait exprimant les pensées, les sentiments ou les perceptions d’un ou de plusieurs personnages. Dans ce passage tiré d’Un cœur simple, le récit s’ancre dans le point de vue de deux femmes menacées par un taureau:
Mais quand l’herbage suivant fut traversé, un beuglement formidable s’éleva. C’était un taureau, que cachait le brouillard. Il avança vers les deux femmes. Mme Aubain allait courir. – «Non ! non ! moins vite ! » Elles pressaient le pas cependant, et entendaient par derrière un souffle sonore qui se rapprochait. Ses sabots, comme des marteaux, battaient l’herbe de la prairie ; voilà qu’il galopait maintenant ! (Flaubert 1877 : 55)
Dans ce passage, nous voyons que la création d’un effet de point de vue interne passe notamment par un verbe de perception (« entendaient par derrière») et par l’énoncé «voilà qu’il galopait maintenant !» qui exprime l’effroi qui saisit Mme Aubain et sa servante lorsqu’elles entendent les sabots du taureau battre la prairie et qu’elles en déduisent un changement d’allure chez leur poursuivant. Les termes «par derrière» et «se rapprochait» sont par ailleurs des indications spatiales qui sont associées à un point de référence interne à la fiction, qui correspond à la situation occupée par les deux personnages féminins23.
On peut aussi noter que le changement d’allure du taureau s’appuie sur les sens de l’ouïe et du toucher (si l’on inclut les vibrations du sol) et non sur le sens de la vue.. Pour les personnages qui s’enfuient par une nuit de brouillard, et qui font par conséquent dos à leur adversaire, il s’agit en effet des seuls canaux disponibles pour saisir l’augmentation de la menace. Ici, la perspective subjective renforce le sentiment d’immersion dans le point de vue des victimes et accentue le potentiel dramatique de la scène.
Si le point de vue interne est lié à l’ancrage de la représentation dans une intériorité, la focalisation renvoie quant à elle à la manière dont le récit oriente, restreint ou élargit le champ de connaissance auquel peuvent accéder les lecteurs, de manière à engendrer différents effets. Généralement, le récit est focalisé sur un ou plusieurs personnages, l’accumulation d’information conduisant à ériger un foyer de référence à partir duquel on pourra mesurer notre degré de connaissance du monde. De nombreux récits jouent sur une focalisation multiple ou variable, qui permet de mettre en avant, alternativement, plusieurs personnages principaux dont on suit les destins parallèles, mais il arrive aussi qu’un personnage focal soit privilégié et devienne ainsi clairement le protagoniste du récit. On parle alors de focalisation unique ou invariable.
Une fois déterminé le ou les personnages sur le(s)quel(s) se focalise(nt) le récit, on peut observer deux altérations du mode dont dépendent des effets qui contribuent à la dynamique de l’intrigue. La première altération consiste en une restriction plus ou moins marquée et plus ou moins durable des informations que possède un personnage, ce qui induit un effet de curiosité. On peut mentionner quelques cas typiques de cette focalisation restreinte : les intentions, le rôle ou l’identité d’un personnage peuvent apparaître ambigus, ou alors un personnage élabore un plan dont l’objectif ou les modalités de réalisation ne sont pas tout de suite dévoilés. Très souvent, les personnages secondaires peuvent apparaître comme étant par défaut en régime de focalisation restreinte, comme dans les romans policiers dans lesquels le protagoniste-enquêteur peut soupçonner tous les personnages liés de près ou de loin à un crime.
La seconde altération tient, au contraire, à un élargissement du champ des connaissances auxquelles les lecteurs peuvent accéder, ce qui leur donne en quelque sorte un avantage sur les personnages. Ce type de focalisation élargie sert souvent à produire un effet de suspense, notamment lorsqu’une menace dont les personnages n’ont pas conscience est identifiée. On peut aussi lui rattacher différentes formes d’ironie tragique.
Focalisation
(quantité d’informations disponibles)
restreinte (-) < équivalente (=) < élargie (+)
Cette distinction entre quantité et qualité de l’information narrative permet de comprendre que la représentation du point de vue interne du requin dans la scène d’ouverture des Dents de la mer (Jaws, S. Spielberg, 1975) se rattache par ailleurs à un régime de focalisation élargie, dont découle directement le renforcement du suspense. Il serait en effet difficile d’affirmer que le récit est focalisé sur le requin, même si, dans certains plans, la représentation audio-visuelle est ancrée dans son point de vue, car le public s’identifie plus volontiers à des agents humains. Par ailleurs, au niveau du montage, les différents plans qui précèdent cette image subjective sont focalisés sur la future victime, l’adoption éphémère du point de vue du requin visant surtout à transmettre au public une information que la jeune femme ignore. Une victime potentielle inconsciente d’un danger imminent, qui est identifié par le public à travers la représentation du point de vue interne de l’agresseur : nous sommes face à un stéréotype du thriller, qui illustre la manière dont les jeux sur le point de vue et sur la focalisation constituent des ingrédients incontournables de la mise en intrigue.
La construction textuelle d’un point de vue interne est généralement un phénomène local, de nombreux récits jouant sur une variation fréquente des perspectives narratives. Il existe cependant des récits qui ont l’air d’être intégralement racontés du point de vue d’un personnage central, mais sans que ce dernier ne soit véritablement érigé en narrateur, puisque les événements sont racontés à la troisième personne. Ces récits sont parfois décrits comme reposant sur un «flux de conscience» (stream of consciousness) à l’instar de Mrs Dalloway de Virginia Woolf, de La Métamorphose de Franz Kafka ou de La Modification de Michel Butor. Dans ce cas, on parlera de récit intérieur ou de style expressionniste.
4. Pour une narratologie au service des études littéraires
Au terme de cette discussion, j’aimerais insister une fois de plus sur l’importance de sortir d’une représentation figée de la narratologie, qui n’est pas un simple paradigme qui appartiendrait à l’histoire des idées, mais une discipline de recherche en constante évolution et traversée de débats contradictoires. Si, dans une perspective narratologique, l’attention est davantage portée sur les structures textuelles qui conditionnent l’expérience esthétique que sur la manière plus ou moins personnelle dont celle-ci se concrétise, cette approche n’en est pas moins essentielle dans l’élargissement des horizons du sujet lecteur. Il s’agit en effet de saisir, à partir de l’étude de cas singuliers, des phénomènes transversaux à toutes les formes narratives, dont Barthes affirmait la «variété prodigieuse» des genres et des substances, «comme si toute matière était bonne à l’homme pour lui confier ses récits»(1966 : 1). En ce sens, elle est l’une des meilleures ressources pour construire chez les apprenant·e·s des ponts entre le commentaire des textes littéraires en classe et le développement de compétences susceptibles d’être réactualisées dans de nombreux contextes extra-scolaires.
Il me paraît utile de rappeler que l’époque durant laquelle les approches théoriques dominaient les études littéraires a coïncidé avec une période qu’Antoine Compagnon décrit comme un âge d’or : «l’image de l’étude littéraire, soutenue par la théorie, était séduisante, persuasive, triomphante» (2001 : 9). La raison de ce succès tient au fait que les approches théoriques permettent de rendre compte de fonctionnements narratifs ou fictionnels qui ont une portée débordant l’étude de la littérature, cette dernière ne constituant qu’un point de départ. C’est d’ailleurs la raison qui a amené Todorov à inventer le terme «narratologie», pour éviter de confondre cette approche avec la seule théorie littéraire:
La narration est un phénomène que l’on rencontre non seulement en littérature mais aussi dans d’autres domaines qui pour l’instant relèvent, chacun, d’une discipline différente (ainsi contes populaires, mythes, films, rêves, etc.). Notre effort ici sera d’aboutir à une théorie de la narration, telle qu’elle puisse s’appliquer à chacun de ces domaines. Plutôt que des études littéraires, cet ouvrage relève d’une science qui n’existe pas encore, disons la narratologie, la science du récit.(Todorov, 1969 : 10)
La théorie du récit a donc la vertu de faire des études littéraires une luxueuse rampe de lancement pour une compréhension de phénomènes très répandus et dont la pertinence ne peut échapper à personne. Nous vivons aujourd’hui dans une société saturée de récits, dont les usages ne se limitent pas au simple plaisir esthétique ou au divertissement des masses, mais incluent aussi des visées idéologiques, politiques ou commerciales (Salmon 2007), voire des usages plus spécifiques dans les champs de l’éducation, de la médecine ou du droit. Pour faire face aux défis posés par ce qu’Yves Citton (2010) appelle une «mythocratie», le rôle joué par les études littéraires apparaît évident. Il s’agit de construire chez les apprenant·e·s la capacité d’une réappropriation (à la fois productrice et critique) de l’art de (se) raconter des histoires. On ne peut dès lors que regretter le fait que la narratologie apparaisse aux yeux de certains comme une science appartenant au passé, alors que l’empire du récit n’a peut-être jamais été aussi immense et que la question de la gouvernance des mythocraties se pose avec une urgence renouvelée (Baroni 2016b).
Il demeure très difficile de savoir quelle est, concrètement, la place occupée par la théorie du récit dans l’enseignement de la littérature, que ce soit aux niveaux de l’école obligatoire ou post-obligatoire, surtout à une époque où le problème, beaucoup plus basique, des compétences rédactionnelles se pose de manière de plus en plus aiguë. Il est tout aussi difficile de savoir quelles sont les véritables difficultés que rencontrent les enseignant·e·s et les apprenant·e·s lorsqu’il s’agit de mobiliser telle ou telle notion pour commenter telle ou telle œuvre, et quelles solutions ont été développées, au sein même des pratiques des enseignant·e·s, pour tenter d’y remédier. Seule une étude de terrain pourrait répondre à ces questions, ce qui permettrait de sélectionner et d’affiner les concepts mis au service de l’enseignement, voire d’en élaborer de nouveaux. En attendant qu’une telle étude puisse voir le jour, l’analyse des ouvrages de synthèse et des manuels scolaires s’avère une piste praticable pour tenter de lever des difficultés conceptuelles identifiées depuis de nombreuses années, sans que cela n’ait débouché sur une véritable remise en question des définitions standardisées.
J’ai essayé de montrer dans cet article la nécessité de faire avancer la théorie du récit de manière à ce que cette dernière soit en mesure d’offrir des ressources utiles pour l’enseignement. Le chantier est énorme et j’aurais pu orienter l’analyse sur bien d’autres notions24, mais le choix de traiter la focalisation, le point de vue et l’intrigue a été motivé par le caractère incontournable de ces paramètres du récit, et par le désir de mettre en évidence leurs liens profonds, alors que les approches antérieures ont eu généralement tendance à les traiter de manière complètement séparée. Nous avons vu qu’au prix d’une mise à jour relativement simple de leur définition, ces notions étaient susceptibles de gagner en clarté et en pouvoir heuristique, tout en rendant plus claire leur interconnexion profonde, leur valeur esthétique et leurs manifestations concrètes dans la littérature aussi bien que dans d’autres médias.
La définition rhétorique de l’intrigue apparaît notamment en mesure d’attirer l’attention sur des phénomènes qui éclairent non seulement la façon dont les récits se structurent, mais également la façon dont ils intéressent leur public en les tenant en haleine jusqu’à un éventuel dénouement25. L’étude de la progression dans le récit, couplée à une discussion sur les incertitudes et les virtualités de l’histoire à un point donné de son développement, permet ainsi d’entamer une réflexion sur le plaisir esthétique engendré par la fiction, ainsi que sur sa valeur éthique26. Cette réflexion peut aussi être associée à des dispositifs médiatiques tels que le cliffhanger ou les arcs narratifs des formes sérielles qui dominent notre horizon culturel, ce qui permet de renforcer le développement de ce que l’on appelle aujourd’hui une «littératie médiatique multimodale» (Lebrun, Lacelle & Boutin 2012). Enfin, l’intrigue renvoyant à l’organisation du discours narratif, elle repose de manière fondamentale sur la gestion de l’information narrative et elle est donc directement liée aux questions de focalisation et de point de vue. La perspective rhétorique permet ainsi une approche intégrée de différents phénomènes évidemment solidaires, mais autrefois mal articulés par des approches trop parcellaires.
Par ailleurs, étant donné que tout le monde s’accorde à reconnaître l’importance de la construction narrative de la «posture immersive» du lecteur (Schaeffer 1999 : 244), la confusion longuement entretenue entre focalisation et point de vue doit absolument être évitée, d’autant plus que des outils efficaces permettant de décrire l’un et l’autre phénomènes existent depuis longtemps. Les étudiant·e·s en cinéma n’ont généralement aucun mal à distinguer les trois régimes de focalisation des phénomènes d’ancrage du point de vue audiovisuel dans la subjectivité d’un personnage, ainsi que les y invite, depuis une trentaine d’années, l’ouvrage de synthèse le plus largement cité dans le domaine francophone (Gaudreault & Jost 2017, première édition en 1990). Il n’y a aucune raison de penser que ces phénomènes soient beaucoup plus complexes dans les fictions littéraires, même si ces dernières recourent à d’autres vecteurs d’immersion et mettent en avant d’autres paramètres de la subjectivité27.
Grâce à la redéfinition que j’ai proposée, on constate qu’il est possible d’exploiter une approche comparée des médias, que Jost appelle de ses vœux depuis une quarantaine d’années (1989 ; 2017), tout en tenant compte de la spécificité des moyens par lesquels les phénomènes narratifs s’incarnent dans la matérialité de leur support, que ce dernier soit verbal, graphique, scénique ou audio-visuel. Sur ce point, j’aimerais insister sur le fait que le travail d’analyse littéraire devrait toujours déboucher sur une prise de conscience de la manière spécifiquement verbale par laquelle les phénomènes narratifs se concrétisent, ce qui est aussi une façon de mieux saisir la complexité du paysage médiatique dans lequel nous vivons.
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Voir également :
Articulations entre pratiques et recherches en sciences du langage et didactique de la littérature dans la formation des enseignants de FLE
Alors que l’émergence d’une approche nouvelle – dite communicative – dans l’enseignement-apprentissage du français langue étrangère (FLE) succède, au début des années 1980, à des méthodologies centrées uniquement sur...
Articulations entre pratiques et recherches en sciences du langage et didactique de la littérature dans la formation des enseignants de FLE
Alors que l’émergence d’une approche nouvelle –dite communicative– dans l’enseignement-apprentissage du français langue étrangère (FLE) succède, au début des années 1980, à des méthodologies centrées uniquement sur l’oral, le texte littéraire se trouve réintroduit en classe. Confrontés aux pratiques pédagogiques, les travaux scientifiques et didactiques menés sur l’enseignement de la littérature en FLE vont permettre une articulation entre la recherche et le terrain. Nous nous intéresserons plus précisément à celui de la formation continue, qui constitue un espace de rencontre(s) entre chercheurs et praticiens, à travers l’exemple du stage proposé par le Bureau d’études pour les langues et les cultures (BELC1), opérateur légitime du Ministère de l’Éducation nationale français pour le FLE, qui propose depuis cinquante ans des modules de formation autour de la littérature à des enseignants exerçant auprès de publics variés (enfants, adolescents, adultes) pour qui le français n’est pas la langue maternelle ou première2.
Lieu de découverte de supports, d’outils, d’activités ou de méthodes pour ces formateurs, ce stage est également, pour ses animateurs, un lieu d’expérimentation qui permet d’éprouver leurs propositions pédagogiques à travers des simulations de pratiques. Lorsque ces «formateurs de formateurs» sont également des chercheurs qui s’intéressent à la didactique de la littérature, ces stages leur permettent alors de nourrir une réflexion théorique, de les aider à mieux saisir les interactions entre contextes variés d’enseignement (du FLE et/ou du Français Langue Seconde) et textes littéraires, grâce aux échanges avec les stagiaires (témoignages, comptes rendus d’expérience, etc.). Ils peuvent également leur inspirer des activités pratiques, esquissées au cours de la formation en collaboration avec les stagiaires, en lien avec les domaines scientifiques : linguistique, sémiotique du texte, stylistique, pragmatique de la lecture ou esthétique de la réception3. Quels liens existe-t-il entre les notions, concepts et théories que ces chercheurs-formateurs déclinent ou promeuvent dans les publications scientifiques de référence du champ auxquelles il leur arrive de contribuer et les propositions pédagogiques qu’ils préconisent durant leurs formations? Quelles sont les priorités que se fixent les «formateurs de formateurs» pour la sélection des supports littéraires (genres, auteurs, types de texte, etc.) et dans l’élaboration des activités pédagogiques proposées?
S’appuyant sur l’étude des programmes des stages du BELC, sur les articles, ouvrages écrits par les formateurs eux-mêmes et les chercheurs auxquels ils se réfèrent, notre analyse permettra de nous interroger sur l’évolution du choix des corpus littéraires au regard des pratiques que les formateurs du BELC préconisent et des références théoriques sur lesquelles ceux-ci s’appuient en sciences du langage comme en didactique de la littérature, depuis plus de trente ans.
1. Contexte et corpus de référence
Initialement «Institut de recherche en linguistique appliquée», le BELC, acteur incontournable dans le domaine de la formation de formateurs en FLE, crée, il y a cinquante ans, un stage d’été4 dont l’objectif consiste à présenter et promouvoir des pratiques nouvelles aux enseignants de français du monde entier. Né à Besançon, il a été itinérant, faisant le tour des universités françaises: transféré à Aix en Provence puis à Grenoble, à Saint-Nazaire, à Marseille Luminy, au Mans, à Strasbourg, à Caen et à Nantes. Fait marquant, des modules de formation centrés sur la littérature y ont toujours été dispensés, alors même que celle-ci se trouvait délaissée au fil des approches méthodologiques dominantes dans le champ du FLE, et dans les manuels (XX, 2018). Une littérature qui, bien que «tombée de son piédestal» n’aura pas vraiment «pour autant disparu de la réalité de l’enseignement», constataient déjà Denis Bertrand et Françoise Ploquin en 1988 (Bertrand, Ploquin 1988 : 2).
Pourquoi choisir la fin des années 1980 comme focale de départ de cette analyse? Ce choix s’explique légitimement par le tournant méthodologique qui s’opéra à une période marquée par l’avènement d’une approche communicative en didactique du FLE ; période particulièrement féconde en publications scientifiques autour de l’enseignement de la littérature et le retour du texte littéraire en classe et dans les manuels de langue qui se réclament de cette nouvelle approche. Alors qu’une première méthodologie (XVIe siècle – 1950) dans l’histoire de la didactique du FLE avait privilégié l’écrit et le texte littéraire, en particulier en favorisant un enseignement grammatical, les méthodologies qui lui ont succédé (audio-orales, audio-visuelles et structuro-globales audio-visuelles), centrées sur le développement de compétences orales, ont renoncé à la littérature. Il faudra attendre les années 1980 et l’avènement d’une nouvelle méthodologie, l’approche communicative qui développe une compétence de communication orale et écrite, pour que soit réhabilité le texte littéraire. Il entre alors en concurrence, comme support d’apprentissage, avec d’autres documents, dits «authentiques»5, issus le plus souvent de la vie quotidienne (articles de presse, publicités, recettes de cuisine…). C’est dans ces conditions que se trouvera réintroduit le texte littéraire, permettant de «développer la compréhension de l’écrit et comme déclencheur de l’expression orale», alors même que celui-ci était considéré jusqu’à la fin du XIXe siècle, comme un corpus idéal «véhicul[ant] la norme, réuniss[ant] les objectifs linguistiques, rhétoriques et culturels d’un enseignement qui favorisait l’écrit, et offrait un regard intériorisé sur la civilisation française» (Cuq 2003 : 158).
Dans la mesure où l’histoire du stage du BELC se confond avec l’évolution de la recherche en didactique du FLE6, on peut poser l’hypothèse que les formations proposées auront été un terrain privilégié de réflexions, d’expérimentations et de confrontations entre la recherche en didactique du FLE et ses praticiens, sachant que les linguistes et «méthodologues» y intervenaient souvent en qualité de formateurs et même parfois de «formés» ; ce stage accueille non seulement des enseignants mais aussi des conseillers pédagogiques, coordinateurs institutionnels et universitaires français et étrangers7. Il s’agira d’analyser les initiatives adoptées par les formateurs, dans leur tentative de répondre aux besoins ou attentes des enseignants de FLE, à partir des contenus et objectifs des modules de formation dispensés dans les stages d’été du BELC depuis 1988 jusqu’à 2018, mais aussi des supports de formation, bibliographies et articles rédigés par les formateurs eux-mêmes dont certains revêtaient par ailleurs la «casquette» de chercheur en sciences du langage, spécialiste de littérature ou didacticien.
Pour interroger le lien entre recherche et application, deux ouvrages écrits en grande majorité par les animateurs des deux principaux centres de recherches pédagogiques et linguistiques (le BELC et le CRÉDIF8), «orchestre[ront] l’actualité de réflexions qui font pressentir des lignes de forces susceptibles d’ouvrir à la littérature les voies d’une légitimité renouvelée en didactique des langues» (Bertrand & Ploquin 1988 : 2) à partir des années 1980 et continuent d’ailleurs à faire référence aujourd’hui en didactique du FLE. Cités par les formateurs dans leur bibliographie9, dès le début des années 1990 (M1, M2, M3), il s’agit de l'ouvrage coordonné par Jean Peytard (Littérature et classe de langue, français langue étrangère, 1982) et du numéro spécial du Français dans le monde, Recherches et applications («Littérature et enseignement. La perspective du lecteur», coord. Denis Bertrand et Françoise Ploquin, 1988).
Dès octobre 1978, le CRÉDIF ouvre un champ de recherche sur l’enseignement de la littérature en classe de FLE. Sur un projet de Louis Porcher et de Jacques Cortès, un séminaire dont la direction est confiée à Jean Peytard se tiendra mensuellement durant trois années, ayant pour but «de parvenir à comprendre plus clairement la place et la fonction de la littérature dans l’enseignement du FLE» (Peytard 1988 : 10). Il donnera lieu à la publication, en 1982, de l’ouvrage, Littérature en classe de langue, «produit d’une équipe de chercheurs appartenant au CRÉDIF et au BELC, ainsi que le résultat d’une réflexion collective» (Ibid.). Coordonnée par J. Peytard, de l’université de Franche-Comté, cette publication accueille les contributions d’universitaires qui vont participer à la constitution de ce champ du FLE comme Henri Besse, Daniel Coste ou encore Louis Porcher.
Après une description de la place actuelle du littéraire dans les ensembles pédagogiques, les méthodes d’enseignement et les choix d’apprentissage, la deuxième partie de cet ouvrage pose un regard plus sociologique et étudie des discours d’enseignants sur leurs pratiques. Enfin, une troisième partie, propose divers instruments et exemples d’analyse sémiotiques pour une pratique des textes littéraires en classe de langue, du poème à la nouvelle et au roman. (Peytard 1982a : 4e couv.)
On retrouve également dans le Numéro spécial du Français dans le monde une partie des chercheurs ayant contribué à l’ouvrage de 1982: Henri Besse, Jean Peytard mais aussi Denis Bertrand qui est, comme Marie-Laure Poletti, formateur dans le stage du BELC.
L’axe directeur de cet ouvrage est le contact entre le texte et son lecteur. Autour de cet axe, les notions clés utilisées par les auteurs sont celles de «culture», de «plaisir du texte», de «sujet lecteur» et d’«intersubjectivité», rappelant et soulignant que cette méthodologie en vigueur plaide pour la «centration sur l’apprenant», qui cesse d’être perçu comme un simple objet de formation, mais comme un acteur de son apprentissage. Les théories convoquées sont la «pragmatique de la lecture, l’esthétique de la réception et la sémiotique du texte» (Bertrand, Ploquin 1988 : 3).
Notre corpus de références théoriques est également composé d’articles rédigés par des formateurs au BELC, comme M.-L. Poletti10 qui sont pour certains devenus des universitaires (Abdelmadjid Ali Bouacha, D. Bertrand) mais aussi d’écrits de chercheurs cités en bibliographie dans les programmes des modules sur l’enseignement de la littérature en FLE qui n’ont pas - ou furtivement — participé au BELC, à l’instar de Francine Cicurel11. Plusieurs articles publiés dans la version du Français dans le monde destinée aux enseignants de FLE ont été convoqués dans la mesure où les personnels de rédaction faisaient partie du BELC, mais «[…] avai[ent] une très large autonomie pour qu[e la revue] ne soit ni l’expression officielle, ni l’organe du BELC ; et pour qu’elle s’ouvre à tous les courants, à tous les groupes travaillant sur la didactique du français» (Debyser 2007 : 14).
2. Des modules centrés sur le choix des supports littéraires
2.1. Des classiques aux œuvres contemporaines
Outre la question des pratiques pédagogiques à partir des textes littéraires, celle du choix du corpus apparaît comme centrale dans l’ensemble des formations qui semblent naviguer entre deux visions : une perspective ségrégationniste qui repose sur un corpus exclusif, ancien et stable et une perspective intégrationniste qui accueille des textes d’appartenance générique variée, de différents siècles et prend en compte la littérature dans sa sphère de production large. Le chercheur J.-P. Goldenstein en résume ainsi les enjeux qui pourraient correspondre aux questions que semblent se poser les formateurs du BELC :
Notre enseignement va-t-il s’attacher à la transmission d’un corpus reconnu qui répondrait à une sorte de SMIG culturel? Un Savoir Minimum Intellectuel Garanti donc. Privilégierons-nous les grandes œuvres du passé jugées incontournables, l’étude des Grandes-Têtes-Molles pour parler comme Isidore Ducasse*12, ou bien tenterons-nous d’aborder des productions moins valorisées mais reconnues elles aussi comme littéraires? (Goldenstein 1991 : 5)
Après une période durant laquelle la littérature est présentée dans sa généralité - on remarque d’ailleurs que les termes de «littérature», «texte littéraire» (M4, M1, M5, M6, M7) sont les dénominations privilégiées dans les titres des modules des années 1980 et au début des années 1990 -, des genres littéraires spécifiques vont peu à peu apparaître avec un accent mis sur la littérature contemporaine notamment à travers des modules qui lui sont exclusivement consacrés (M8 à M12). On relève ainsi, au fil des années de nouveaux supports, parfois destinés à un public spécifique, alors que l’offre de formation du BELC se diversifie et se précise à travers un nombre croissant de modules. Certains formateurs mettent l’accent sur les genres canoniques (poésie, théâtre, roman (M1 et M13)) et des sous-genres (contes, le genre autobiographique (M14, M15 et M16)), d’autres, moins nombreux, privilégient des mouvements littéraires (M17). Le recours à la littérature contemporaine ne s’accompagne pas pour autant d’une disparition des classiques. Certains formateurs les réunissent d’ailleurs sans les distinguer ou les hiérarchiser: des fragments de Chateaubriand, Flaubert et Zola côtoient ainsi un extrait du Chercheur d’or de Le Clézio et un texte de Sefrioui (M1).
Si certains modules restent exclusivement centrés sur la littérature patrimoniale, d’autres supports qui sont le plus souvent perçus comme paralittéraires font leur apparition comme la bande dessinée (M19) et la littérature de jeunesse (M20 à M24). L’introduction de ces deux corpus comme celui de l’album pour enfants s’explique par la présence des images qui en fait «un support motivant pour un public d’enfants ou d’adolescents» tout en facilitant l’entrée dans le texte et l’accès à son sens. Autres arguments invoqués : la littérature jeunesse «associe, le plus souvent avec beaucoup d’inventivité et de réussite, texte et illustration», et la brièveté de ses ouvrages offre «l’occasion d’aborder la lecture individuelle de textes complets» et représente une «passerelle» vers d’autres textes littéraires (M20).
En 1997, M.-L. Poletti plaide pour l’introduction de ce qu’elle nomme les «mauvais genres» littéraires en classe de FLE ; genres plébiscités dans ses modules du BELC «qui appartiennent à la littérature traditionnellement non reconnue par l’institution scolaire- littérature de jeunesse ou littérature policière par exemple». Elle justifie ce choix qui témoigne d’une conception «extensive»13et «intégrationniste» ou «relativiste» de la culture, considérant la littérature dans sa sphère de production large incluant aussi bien les genres mineurs que les genres traditionnellement reconnus : «parce que le " mauvais " livre peut, quelquefois, être le plus important pour déclencher un désir de lecture ou comprendre une autre culture» (Poletti 1997 : 38).
La tendance intégrationniste est accentuée par l’ouverture de certains modules à la littérature internationale. Si l’accent est effectivement mis sur les auteurs et textes français, certains formateurs élargissent leur corpus à celui des littératures francophones (M25 à M29) ou internationales traduites (M30), comme l’album pour enfant d’Anthony Brown, Une Histoire à quatre voix (M24).
Les termes «approches», «entrées», «panorama» (M19, 22, 31) présents dans le titre du module ou dans celui des différentes séances qui le composent dévoilent l’objectif que se fixent les formateurs en introduisant des supports littéraires variés. Leur priorité est de faire découvrir des textes méconnus par les enseignants notamment parce qu’ils ne sont guère diffusés dans les outils pédagogiques proposés par les éditeurs spécialisés en FLE : manuels de langue ou collections d’œuvres littéraires réécrites en français facile, dans une version abrégée adaptée aux différents niveaux linguistiques des apprenants de FLE14(M9 2000).
Plutôt que de se limiter à quelques textes, certains formateurs souhaitent présenter aux stagiaires un «large corpus d’ouvrages» (M20 1996). Ils ne se contentent pas toutefois de leur fournir une «banque de textes» (M16), mais cherchent à leur donner des éléments critiques sur un corpus contemporain qu’ils méconnaissent et pour lequel «les ouvrages de synthèse en langue française sont presque inexistants, [et] même les revues ne l’aident guère» (M8 1994) comme c’est le cas pour le Nouveau Roman durant les quinze dernières années (M11).
Tout en permettant de «mieux se repérer dans la littérature contemporaine», la visée du formateur est également d’inciter les apprenants, et peut-être les enseignants, à lire cette littérature qui n’est pas transmise dans les manuels, tout en s’interrogeant à partir de l’ouvrage de Pierre Bayard cité en bibliographie et paru l’année du module, «comment parler des livres qu’on n’a pas lus?» (M32)
Aider les enseignants à se détacher des manuels de langue apparaît comme une vocation partagée par les formateurs du BELC, comme le rappelle D. Bertrand évoquant un article marquant de F. Debyser en 1973 dans lequel était annoncée la mort du manuel de langue15. Dans le sillage de cet article16, les formateurs se démarquent des auteurs de manuels, qui introduisent le texte littéraire à un niveau intermédiaire ou avancé d’apprentissage, et invitent les enseignants à l’exploiter dès un niveau débutant (M30, M33, M34).J. Peytard prône également d’en faire usage «dès l’origine du cours de langue» car celui-ci constitue «un document d’observation et d’analyse des effets polysémiques» (Peytard 1982b : 102). Les formateurs critiquent parfois les dialogues fabriqués dans les manuels et incitent les enseignants à les remplacer par d’autres, issus de la littérature contemporaine «de bonne qualité, parfois aussi linguistiquement plus simples que ceux des manuels» (M35).
2.2. Du fragment à l’œuvre complète
Si, pour des raisons pratiques, qui relèvent à la fois de contraintes temporelles et de la tradition scolaire, certains formateurs privilégient le fragment, issu d’un roman moderne ou d’une pièce de théâtre, on perçoit également une volonté de renoncer au format scolaire du texte littéraire tel qu’on peut le trouver dans les manuels scolaires (c’est-à-dire à l’extrait d’une dizaine de lignes). Cette tendance fait écho aux préconisations d’Isabelle Gruca (2004) et de Francine Cicurel, chercheuses en Didactique du FLE qui plaident pour le recours au texte bref complet. Comme à une époque antérieure dans l’enseignement secondaire du français langue maternelle (FLM), dans le chapitre consacré à la lecture littéraire de son ouvrage Lectures interactives, F. Cicurel (1991) recommande aux enseignants de FLE de préférer aux «morceaux choisis» les «textes intégraux», non tronqués ou simplifiés, non détachés de l’œuvre, ne privant pas l’apprenant du début et/ou de la fin du texte. Elle se fonde alors sur les théories de la lecture –en particulier celle de la coopération du lecteur d’Umberto Eco– pour décrire l’implication du lecteur et les manières dont il participe à la construction du monde qu’il est en train de lire (Godard 2015 : 41). «Un véritable apprentissage de la lecture passe par une lecture intégrale afin que l’apprenant puisse suivre le déroulement du récit et s’appuyer sur les indices successifs du texte pour en voir la signification» (Cicurel 1991 : 130), explique-t-elle.
À la recherche de formats adaptés aux cours de français langue étrangère, l’utilisation d’œuvres littéraires brèves «dont la durée de lecture ne risque pas de démotiver l’étudiant comme pour le roman» (Cicurel 1983 : 62) sera privilégiée dans les stages du BELC (1992-1994 particulièrement).
Au-delà des extraits, des fragments pour lesquels «l’artifice scolaire» sera évoqué par I. Gruca et F. Cicurel, le livre représente également un support de choix pour les formateurs. «Lire un livre, c’est investir toutes nos habitudes et nos comportements de lecture, y compris les plus inavouables en situation scolaire : sauter des pages, aimer, ne pas aimer…» (M36)
Comparé à l’extrait qui, détaché de l’œuvre, prive le lecteur du début et/ou de la fin du texte, le livre représente un véritable document authentique qui, dès le survol de sa couverture, offre des informations précieuses sur l’œuvre, permettant d’anticiper son contenu et de faciliter l’entrée dans le texte. L’un des objectifs, qui représente parfois la visée principale du module, consiste à faire découvrir des textes, à permettre aux stagiaires de «se repérer dans le vaste champ de la littérature» mais la finalité première de la majorité des formations est en réalité d’ordre méthodologique. Il s’agit en effet de permettre aux stagiaires de construire des séquences pédagogiques autour d’un texte littéraire.
3. Les fonctions de la littérature
Jean Peytard explique en 1988 que «deux attitudes, adverses apparemment, mais en réalité complémentaires, font figure dominante dans le champ didactique de la littérature en classe de FLE : une ‶attitude fondatrice″ et des ‶attitudes libérées″» (Peytard 1988 : 12); ces deux attitudes se retrouvent dans les programmes du BELC à travers des propositions pédagogiques centrées soit sur le texte soit sur l’apprenant qui est perçu avant tout comme un lecteur ou un écrivain,voire un créateur.
3.1 Centration sur le texte comme document authentique et/ou objet d’analyse
«L’attitude fondatrice», la plus ancienne «est homologue absolument aux pratiques de l’école et de l’université françaises: la lecture est régie par l’exercice d’explication de texte; l’écriture, par celui de la dissertation.» (Peytard 1988 : 12). Dans ce sillage, certains modules affichent leur centration sur les exercices de lecture analytique issus de l’enseignement du FLM - l’analyse méthodique des textes ou du commentaire de texte -, avec pour objectifs d’«approfondir et [de] partager différentes méthodes d’analyse de textes littéraires» (M3) avec les stagiaires. Leur dessein est dès lors d’adapter ces exercices à l’enseignement du FLE. Une formatrice choisit d’«inscrire l’apprentissage de la grammaire dans les objectifs de lecture analytique» (M27), la décrivant dans son programme comme un outil souple et efficace. Une autre s’interroge sur la manière de l’évaluer et propose aux stagiaires d’élaborer un questionnement efficace.
Jusqu’au début des années 1990, on constate la prédominance de la linguistique et plus précisément de la sémiotique dans les modules centrés sur la littérature. Cette tendance fait écho aux principes partagés par Michel Benamou (1971), J.Peytard (1982a)et une grande majorité des auteurs ayant contribué au numéro spécial du Français dans le monde (1988).
Dès 1971, M. Benamou, dans ses propositions pédagogiques, mettait en garde les enseignants de FLE contre «la pédagogie d’autorité de l’explication de texte» en prônant une pédagogie de la découverte. Convoquant Greimas et proposant néanmoins de conduire une analyse structurale d’un texte, il évoquait «le ̏risque de dogmatisme̋ que courait l’enseignant en choisissant un texte n’ayant qu’une structure possible» (Benamou 1971 : 26-27). Quelques années plus tard, J. Peyard cherche également à se détacher de la pratique scolaire du texte littéraire en FLM en proposant pour l’enseignement du FLE une démarche de découverte fondée sur le repérage des «entailles»17 du texte, en lien avec les propositions didactiques de l’approche globale ou approche communicative de la lecture, exposées par Sophie Moirand dans Situations d’écrits en 1979. Centrée sur la sémiotique, la démarche de J. Peytard «n’est pas de conduire les praticiens à l’usage d’une méthode d’analyse du texte littéraire mais de les inciter à une réflexion –marquée par la prise en compte d’une sémiotique de l’écriture– sur la spécificité langagière de la littérature, pour trouver en elle un stimulant à pratiquer la langue en son fonctionnement optimal.» (Peytard 1988 : 11).
«L’attitude fondatrice» est plus rarement suivie par les formateurs du BELC que la deuxième attitude, qualifiée de «libérée», qui apparaît dans l’usage du texte littéraire comme «authentique» ou ressenti comme tel. Reprenant l’expression utilisée par J. Peytard dans l’ouvrage qu’il coordonne en 1982 et en 1988, certains formateurs (M37) considèrent le texte littéraire comme un «laboratoire langagier, où l’on a la chance d’observer et de comprendre ce que c’est qu’une langue» (Peytard 1988 : 11). Support prétexte à la réalisation d’activités «techniques» de la langue, il offre aux apprenants des modèles de régularité morphosyntaxique. Mais en le considérant comme «fournisseur de mots et de phrases, pour une exploitation du lexique et de la syntaxe», J. Peytard affirme que l’enseignant court le risque de le banaliser en en faisant l’égal de tout document non littéraire authentique (journal, affiche ou notice) que l’on sollicite «par extraction échantillonnée […] afin de soutenir une analyse de la langue. Ce faisant tout caractère propre du texte littéraire est gommé. Toute "littérarité" est occultée.» (Ibid. : 14). Appelée par l’auteur «effet réservoir», cette tendance que l’on retrouve fréquemment dans les manuels de FLE semble partagée par certains formateurs du BELC pour qui «le texte littéraire recèle des trésors langagiers que l’enseignant peut exploiter, même avec un public de débutants» et qui «utilise[nt] les genres littéraires les plus connus, non pour en étudier la spécificité, mais plutôt comme prétextes à un grand nombre d’activités de langue» (M33 2000).
De la même manière, le texte littéraire est également perçu comme un support permettant d’aborder des objectifs culturels et anthropologiques. Les formateurs le perçoivent comme un «miroir de la société» (M2), un «formidable réservoir de documentation culturelle» (Bertrand, Ploquin 1988 : 4). Certains d’entre eux choisissent ainsi des œuvres contemporaines (romans, BD ou littérature de jeunesse) parce qu’elles offrent «une vision de la société française» à une période donnée (M9 1999). Cherchant à multiplier les approches interdisciplinaires, ils s’appuient dès lors sur l’anthropologie culturelle ou suivent une approche sociolinguistique, «à partir des notions de dialogisme, d’hétérogénéité, de plurilinguisme, d’hétérolinguisme et de métissage textuel» (M28).
Outre l’effet réservoir, J. Peytard évoque «l’effet communion», autre conséquence de la désacralisation du texte littéraire qui repose sur la notion de plaisir. Dépouillée d’appareil pédagogique, non guidée par l’enseignant qui ne cherche pas à conduire une analyse de texte, la lecture du fragment littéraire représente un temps de repos pour les enseignants et de récréation pour les apprenants (Peytard 1988 : 14). Cette tendance se retrouve dans plusieurs manuels édités dans les années 1980 et 1990 qui proposent en fin d’unité un texte littéraire sans consignes ni questions ni activités, invitant ainsi l’apprenant à réaliser une lecture autonome proche d’une pratique privée, non médiatisée18.
3.2 Centration sur l’apprenant, pour le plaisir de lire, écrire et créer
Les formateurs choisissent le texte littéraire avant tout comme support pour mener des activités de lecture et travailler donc des compétences en «compréhension écrite». L’accent n’est ainsi plus mis sur le texte mais sur l’apprenant que l’enseignant doit «apprivoiser», dont il doit «soutenir la motivation» et la compétence de lecture sans oublier la compétence linguistique. Les approches proposées doivent avant tout faciliter la lecture, l’accès au sens (M6 1992).
Conformément à ce que recommande F. Cicurel dans Lectures interactives (1991), ouvrage fréquemment cité dans les bibliographies des formateurs, l’accent est mis sur l’apprentissage de «stratégies» pour apprivoiser «les obstacles, en particulier lexicaux, [qui] y sont effrayants» (M36). Alléger la lecture en donnant ou en faisant découvrir des indices visuels, la structuration du texte, la reconnaissance du thème permet de maintenir la motivation de l’apprenant, de le rendre actif car il coopère avec l’enseignant et avec les autres apprenants pour construire un sens. Déjà en 1979, S. Moirand dans Situations d’écrits encourageait les enseignants à offrir aux élèves les moyens de parvenir à une compréhension non pas exhaustive, mais globale du texte, reposant sur le repérage d’indices et non sur le déchiffrage intégral du document19 : jeux de rôles, simulations, dramatisations ou jeux de créativité langagière, notamment issus de l’Oulipo dont F. Debyser, formateur et directeur du BELC (1967-1987), était membre, car ils considèrent que ceux-ci peuvent servir les objectifs d’enseignement-apprentissage du littéraire en classe de langue.
Dans son célèbre article de 1973, F. Debyser défendait l’introduction d’«une pédagogie de la simulation» qui était alors peu familière des enseignants mais déjà présentée dans les formations du BELC car, «impliquante pour les participants», elle avait pour «but de permettre l’action (simulée) et l’expérimentation (réelle)» (Debyser 1973 : 67-68) en s’appropriant les situations de communication.
Dans la tradition des modules animés par F. Debyser, Jean-Marc Caré et Christian Estrade et dans le sillage de leurs publications20, un module de simulation globale21 adapté au fait littéraire en 2004 (M39) puis un autre, trois ans plus tard centré sur les jeux de rôle, sont ainsi proposés, ayant pour objectif de développer la créativité des enseignants face aux textes littéraires tout «en conservant une rigueur didactique», cherchant ainsi à concilier analyses littéraires et techniques de créativité en «montr[ant] que certaines techniques […] permettent, à travers la création de situations cadre, de désenclaver le littéraire de son académisme pour en faire un objet d’apprentissage vivant et interactif» (M40). Faire naître le plaisir d’apprendre apparaît également comme un facteur déterminant qui justifie l’utilisation des jeux de langage en 2001 (M41) comme en 2007 (M40).
Conclusion
En privilégiant une perspective intégrationniste plutôt que ségrégationniste par l’introduction d’œuvres contemporaines aussi bien que de classiques, de genres mineurs (bande dessinée, littérature de jeunesse, romans policiers…) et de genres reconnus, les formations dispensées dans les stages du BELC tout au long de ces trente dernières années auront, sans aucun doute, chercher à renouveler, à modifier les représentations parfois réductrices de la littérature et du traitement pédagogique qui en est fait dans les manuels de langue.
Si ces stages ont reflété les orientations didactiques qui étaient mentionnées dans les articles publiés notamment entre 1971 et 1991 en didactique de la littérature en FLE (accent mis sur la sémiotique littéraire à travers les écrits de J. Peytard et D. Bertrand, sur les théories de la lecture en FLE de S. Moirand ou F. Cicurel, et sur le plaisir de jouer et de créer en classe de langue défendu notamment par J-M. Caré, F. Debyser), il est plus difficile d’affirmer que c’est encore le cas aujourd’hui, notamment parce qu’il ne reste désormais de cet «Institut de recherche en linguistique appliquée», qu’un stage bi-annuel dans lequel peu de chercheurs interviennent. Au regard des bibliographies sur lesquelles s’appuient les modules de littérature actuels, on constate que des références très diverses sont centrées davantage sur les outils pour enseignants que sur les publications de chercheurs. La réflexion sur la didactique de la littérature est pourtant bien vivante comme en témoigne le numéro de Recherches et applications de janvier 201922. Les stages de formation en FLE sont aujourd’hui certes moins des lieux de circulation entre théories et pratiques, chercheurs et formateurs qu’il y a vingt ou trente ans ; mais cette circulation se déploie à présent au sein d’équipes de recherche, dans les universités, qui conduisent des projets collaboratifs avec les acteurs du terrain (enseignants, inspecteurs, conseillers pédagogiques, formateurs) et dans des espaces de dialogues comme les colloques scientifiques dédiés à l’enseignement/apprentissage des langues. Autrefois centrée sur l’enseignement du français langue première, conformément à son ancienne dénomination (DFLM), l’Association internationale pour la recherche en didactique du français (AIRDF) a accueilli, au fil des années, un nombre croissant de chercheurs en FLE dans les Rencontres des chercheur·e·s en didactique de la littérature qu’elle organise chaque année depuis 2000. Dans le cadre de recherches sur la formation des enseignants et en prolongement de notre étude, peut-être conviendrait-il de se focaliser désormais sur la manière dont l’expérience que les enseignants-stagiaires, de formations et de contextes divers internationaux, apportent dans la construction et le développement de ces stages, nourrit et/ou influence aujourd’hui l’articulation entre réflexions théoriques et pratiques de classes opérée par les «formateurs de formateurs».
Bibliographie
Benamou, Michel (1971), Pour une nouvelle pédagogie du texte littéraire, Paris, Hachette/Larousse (Le français dans le monde/BELC).
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Bertrand, Denis & Juliette Salabert (2018), « Le BELC, un laboratoire du langage. Entretien » dans H. Portine et alii, (coord.), Expertise au service des acteurs du français dans le monde. Mélanges pour les 50 ans du Belc, Sèvres, CIEP, p. 43-52 [réédité en 2019 dans Le BELC 50 ans d’expertise au service de l’enseignement du français dans le monde, Paris, Hachette Français langue étrangère, pp. 45-58.]
Chartier, Roger (1993), « Du livre au lire » dans R. Chartier (dir.), Pratiques de la lecture, Paris, Éditions Payot et Rivages (Petite Bibliothèque Payot) (éd. orig. : 1985), p. 79-113.
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Debyser, Francis (1973), « La mort du manuel et le déclin de l’illusion méthodologique », Le Français dans le monde, n°100, p. 63-68.
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Debyser, Francis (2007), « Le BELC : un entretien avec Francis Debyser », Le Belc a 40 ans, Sèvres, CIEP, p. 9-22.
Godard, Anne (2015), « La littérature dans la didactique du français et des langues : histoires et théories » in A. Godard (dir.), La Littérature dans l’enseignement du FLE, Paris, Didier, p. 14-55.
Goldenstein, Jean-Pierre (1991), « Quels enseignements pour quelles littératures », Les Cahiers de l’Asdifle, n°3, p. 4-9.
Gruca, Isabelle (2004), « Le conte : pour le plaisir de lire, pour le plaisir d’écrire », Dialogues et cultures, n°49, p.73-77
Peytard, Jean (éd.) (1982a), Littérature et classe de langue : Français langue étrangère, Paris, Hatier-Crédif, coll. « LAL ».
Peytard, Jean (1982b), « Sémiotique du texte littéraire et didactique du F.L.E. », Études de linguistique appliquée, n°45, p. 91-103.
Peytard, Jean (1988), « Des usages de la littérature en classe de langue », Le français dans le monde, n° spécial, « Littérature et enseignement », p. 8-17.
Poletti, Marie-Laure (1997), « Ne lisez pas entre les lignes », Le français dans le monde, n° 290 « 1967-1997 : 30 ans de stages BELC », p. 37-38.
La lecture est également étroitement liée à l’écriture dans «un va-et-vient» (M22) où sont intégrées des activités créatives et artistiques comme la fabrication d’un livre destiné à la jeunesse (M21). Dans un autre module, l’objectif est en quelque sorte de désacraliser la littérature en découvrant et en acquérant «de multiples techniques d’écriture spécifiquement liées au roman, à la nouvelle, au conte, afin d’explorer sa propre créativité» (M7 2000). Des formateurs introduisent dans leurs modules différentes techniques de créativité{{«[…] cette créativité est devenue une sorte de label maison» pour D. Bertrand (Bertrand & Salabert 2018 : 47).
Voir également :
L’approche historico-didactique pour penser l’avènement du texte littéraire dans l’enseignement du français (Suisse romande, 1850-1930)
Le plan d’études romand actuel (2010)1, dans la mouvance des orientations de la Conférence intercantonale de l’instruction publique de la Suisse romande et du Tessin (CIIP) de 2006,...
L’approche historico-didactique pour penser l’avènement du texte littéraire dans l’enseignement du français (Suisse romande, 1850-1930)
1. Introduction
Le plan d’études romand actuel (2010)1, dans la mouvance des orientations de la Conférence intercantonale de l’instruction publique de la Suisse romande et du Tessin (CIIP) de 2006, présente la littérature comme l’une des composantes de la discipline «français», au même titre que la compréhension ou la production de textes et la maîtrise du fonctionnement de la langue, et ce pour l’ensemble de la scolarité obligatoire. Ainsi, la voie gymnasiale2 s’inscrit aujourd’hui, non dans la rupture, mais dans le prolongement de l’école obligatoire en ce qui concerne l’enseignement de la littérature. Or, si cette situation peut nous paraître aller de soi, elle résulte d’un processus sur le long cours, la littérature française n’ayant pas toujours eu la place et la fonction qu’elle a aujourd’hui, non seulement au primaire, mais également au secondaire.
Mais qu’entend-on par «littérature» ici? L’étude de Caron (1992) nous rappelle que le mot littérature dérive du latin litteratura qui désigne au départ le fait de savoir lire et écrire et, par extension métonymique, la connaissance des grands textes qui permet de bien lire et de bien écrire. Avec les lexicographes du XVIIe siècle, le terme désigne avant tout une compétence. Ainsi, dans le dictionnaire de l’Académie de 1694, on trouve l’expression avoir de la littérature, le terme littérature renvoyant ici aussi bien à des textes scientifiques qu'artistiques. Ce n’est qu’au cours du XVIIIe siècle que la littérature va se restreindre progressivement aux ouvrages à visée esthétique, devenant un synonyme de Belles Lettres, avant de s’en démarquer définitivement:
Belles Lettres affirmait une préoccupation prédominante du bien-dire dans l’étude des objets de langage. La multiplication des occurrences de littérature, non marqué à cet égard, ne traduirait-elle pas un recul de cette «utilisation» du texte? Autrement dit, n’assiste-t-on pas au passage d’un commentaire voué à l’acquisition d’un art langagier vers un discours plus «désintéressé», moins «instrumental» que savant, spéculatif, érudit, voire scientifique avant la lettre? (Caron 1992, : 189)
Le passage des Belles Lettres à la littérature se répercute dans le champ scolaire à la fin du XIXe siècle (Houdart-Mérot 1998). Ce processus va de pair avec le déclin des humanités classiques et la disparition du cours de rhétorique, supplanté par une discipline nouvelle, le «français». Savatovsky (1999) rappelle en effet qu’en France le «français» tel que nous le concevons aujourd’hui se met en place à cette période autour de trois principes:
- dans les collèges et les lycées, l’inversion de subordination entre les langues anciennes (grec et latin) et le français, ce dernier n’étant plus un auxiliaire des langues classiques mais une langue étudiée pour elle-même3;
- à l’école primaire, l’enrichissement progressif de la «formule des apprentissages fondamentaux» (Savatovsky 1999 : 37) –lire et écrire– par l’introduction de nouveaux savoirs liés à la langue nationale: projet scolaire d’acculturation et projet politique de francisation, en lieu et place des patois;
- dans les deux ordres d’enseignement, la mise en place de nouveaux exercices, «véritables éléments fédérateurs de la discipline en voie de constitution, et qui permettent d’allier à nouveaux frais la connaissance de la langue et celle de la littérature» (Savatovsky 1999 : 37).
Qu’en est-il en Suisse romande? Quand la littérature française entre-t-elle dans la sphère scolaire et sous l’influence de quels facteurs? Que recouvre alors cette notion et que vient-elle éventuellement remplacer? Par quels exercices est-elle abordée en classe? Et quels acteurs de la sphère scolaire jouent un rôle dans ce processus?
2. Précisions méthodologiques
Pour traiter ces questions, cette recherche prend appui sur la démarche historique et mobilise donc les outils de l’historien: recueil de sources, constitution de corpus et recours à la périodisation pour saisir le développement de la discipline observée. Ainsi, cette étude, tout en se centrant sur un empan temporel circonscrit –du milieu du XIXe au premier tiers du XXe siècle– s’appuie sur un vaste corpus archivistique (plans d’études, programmes, manuels scolaires, revues professionnelles) recueilli dans trois cantons: Genève (GE), Vaud (VD) et Fribourg (FR).
L’analyse de ces sources se fait ensuite sous deux angles complémentaires: d’une part, la place et les finalités assignées par les différents acteurs du monde politique et scolaire à la littérature dans l’enseignement du «français» au primaire et au secondaire; d’autre part, le choix des corpus, ainsi que celui des exercices et des approches privilégiées pour aborder ce corpus. Pour ce faire, deux concepts didactiques sont mobilisés. Il s’agit d’abord de la disciplinarisation, qui désigne le processus d’organisation progressive des savoirs en disciplines scolaires en lien avec la généralisation de la forme scolaire moderne qui s’opère tout au long du XIXe siècle (Hofstetter & Schneuwly 1998/2001)4. Il s’agit ensuite de la sédimentation des pratiques, selon laquelle l’enseignement est toujours le produit de pratiques provenant de différentes strates historiques (Schneuwly & Dolz 2009 ; Ronveaux & Schneuwly 2018).
Qui plus est, cette recherche prend en compte les deux ordres d’enseignement, primaire et secondaire. Elle se centre cependant pour le primaire sur les degrés intermédiaires et supérieurs (élèves de 9 à 15 ans environ), et pour le secondaire, sur le collège (élèves de 10 à 15 ans environ) et le gymnase (élèves de 16 à 18 ans environ)5, afin de mieux saisir quand la littérature française entre dans les classes et ce qu’elle vient éventuellement remplacer6.
Enfin, cette étude recourt à un jeu d’échelles. Tout en se situant au niveau de la Suisse romande, elle met en lumière certaines spécificités cantonales7, en lien avec deux facteurs : canton catholique (FR) versus cantons protestants (VD et GE) ; canton ville (GE) versus cantons ruraux (VD, FR). De même, des comparaisons ponctuelles avec la France permettent de mettre en exergue les spécificités de la Suisse romande en ce qui concerne l’avènement de la littérature dans la sphère scolaire au cours de cette période, mais aussi les circulations d’idées entre les deux contrées francophones.
Dans le texte qui suit, nous retraçons le processus d’entrée de la littérature au primaire et au secondaire en nous focalisant successivement sur trois périodes significatives. Nous nous centrons dans un premier temps sur les années 1850-1870, qui se caractérisent par le cloisonnement des ordres primaire et secondaire, chacun poursuivant des finalités très différentes, avec toutefois une ouverture à de nouveaux exercices et objets d’enseignement. Nous nous intéressons ensuite à la période allant des années 1870 aux années 1910, marquée par l’entrée du texte littéraire dans les corpus des deux ordres d’enseignement et l’émergence de l’explication de texte. Nous terminons avec une focale sur les années 1910-1930, période à laquelle les corpus et les exercices relatifs à la littérature se stabilisent. Enfin, notre propos est illustré par la présentation d’un ouvrage scolaire représentatif de chacune des périodes susmentionnées.
3. Les prémices d’un enseignement de la littérature (1850-1870)
Au début du XIXe siècle, le primaire et le secondaire ne sont pas destinés aux mêmes publics d’élèves. La plupart des écoliers –filles et garçons– effectuent leur scolarité à l’école primaire, centrée sur l’apprentissage de la lecture et de l’écriture. Le collège accueille, quant à lui, les garçons issus des familles aisées. Son programme, fidèle à l’idéal humaniste, est centré sur l’apprentissage du grec et du latin. Après 15 ans, les jeunes gens ont la possibilité de continuer leurs études à l’Académie.
Ce qui tient alors lieu de littérature française dans les collèges, ce sont, comme en France8, les Belles Lettres, soit un «corpus d’auteurs français, essentiellement des dramaturges, des historiens et des prédicateurs du XVIIe» (Gabathuler & Védrines 2018 : 44). L’enseignement prodigué au primaire vise l’acquisition des rudiments et ne laisse pas de place à la littérature.
Or, dès les années 1850, cette situation change sous la pression de facteurs à la fois politiques et sociaux (Hofstetter & Monnier 2015). En effet, l’instruction publique se met en place dès les années 1830, par le biais d’une série de règlements et de lois, au sein de chaque canton. Ce processus est renforcé par la Constitution fédérale de 1848 qui confère officiellement la responsabilité de l’instruction publique aux autorités cantonales. Dans ce contexte, la prise de pouvoir des Radicaux à cette même période, aussi bien dans les cantons de Vaud, Genève et Fribourg, est déterminante. Ceux-ci ont en effet la volonté de développer l’instruction publique et de la faire progresser, pour l’ajuster aux nouveaux besoins d’une société elle-même en évolution. Ainsi, la construction des systèmes scolaires en Suisse romande va se traduire, dès les années 1850, par une remise en cause du paradigme des humanités classiques, non sans impact sur la nature et la fonction des textes littéraires.
3.1. Une esquisse d’ouverture vers la compréhension des textes au primaire
Au milieu du XIXe siècle, l’enseignement primaire est encore très orienté vers la maîtrise des rudiments9. Ainsi, l’enseignement de la lecture reste principalement focalisé sur l’apprentissage du mécanisme pour parvenir à une lecture courante. En guise d’illustration, les analyses de Barras (1988) font état, pour le canton de Fribourg, de pratiques de lecture centrées sur les aspects mécaniques de l’apprentissage de la lecture, «l’intelligence» du texte, pour reprendre le terme usité à l’époque, n’important guère. Les recommandations exposées par A. Biolley dans la revue pédagogique l’Educateur en 1866 vont également dans ce sens : la lecture courante doit essentiellement porter sur la prononciation, l’observation de la ponctuation et les liaisons. Cependant, la série d’articles proposée par Biolley (1866) ne se limite pas à la lecture courante, ce dernier y ajoutant parmi les «espèces principales de lecture» (Biolley 1866 : 300), la lecture intelligente et la lecture expressive. Ces formes de lecture portent sur la compréhension du texte par l’élève qui se matérialise dans les programmes (ou équivalents10) par la prescription d’«explications» et de «comptes rendus».
Les prescriptions contenues dans les programmes sont très succinctes mais laissent à supposer que les explications sont essentiellement données par le maître. A titre d’exemple, dans le plan d’études vaudois paru en 1868, la leçon de lecture devient raisonnée et comporte des exercices d’intuition qui sont avant tout des questions précises posées par l’enseignant11 qui permettent aux élèves de mieux comprendre les textes.
Concernant les supports, les indications sont également vagues, comme en témoignent les prescriptions du programme genevois de 1852-1853 : des «livres élémentaires» pour les élèves de deuxième et troisième année ; des «livres moins faciles» pour les élèves de quatrième année ; enfin, des «livres plus difficiles» pour les élèves de cinquième année.
Néanmoins, l’analyse du corpus d’ouvrages pour l’enseignement de la lecture en usage à cette époque12 met en évidence que l’apprentissage du mécanisme s’effectue sur des tableaux de lecture, les élèves pratiquant ensuite la lecture courante sur des romans adaptés à la jeunesse dans les cantons protestants (Tinembart 2015), ou encore sur des textes religieux (Bible et catéchismes) dans le canton de Fribourg. C’est une visée instructive qui prédomine alors, la lecture courante se pratiquant sur des textes au caractère encyclopédique, moralisant ou éducatif, permettant à l’élève d’acquérir des connaissances utiles à son éducation.
Les différentes autorités cantonales sont à la recherche active d’ouvrages répondant à cette visée. Le canton de Vaud organise tout au long du XIXe siècle une série de concours pour doter les maîtres d’ouvrages scolaires de lecture destinés à l’enseignement. Les programmes de concours permettent aux auteurs d’alors de connaître les attentes des autorités et aux chercheurs d’aujourd’hui de mieux saisir la conception de la lecture et de la littérature des divers acteurs de l’époque.
Ainsi, dans l’école primaire vaudoise, la première trace laissée par les autorités scolaires relative à une préoccupation liée à la littérature remonte au Programme des concours pour la publication de livres élémentaires(1840)13. En effet, il s’agit pour les futurs auteurs de «conduire les jeunes élèves à lire couramment un livre quelconque, en leur offrant des exercices gradués de prononciation, et des lectures progressives, en accord avec les premiers développements de l'intelligence des enfants» (p. 44), mais aussi de leur apporter «toutes les choses bonnes, utiles, propres à concourir au but de l’éducation populaire» (p. 50). De plus, «on ne se fera pas un point d'honneur de n'offrir que des morceaux neufs et originaux: les grands écrivains présentent des pages aussi bien appropriées aux besoins des élèves d'une école primaire qu'elles sont admirées par l'homme du goût le plus cultivé» (p. 53). Enfin, les futurs auteurs sont également encouragés à s’inspirer de la Chrestomathie (1829, 1e éd.) d’Alexandre Vinet14, car son ouvrage offre des «modèles pour la composition» aux écoles primaires. Cette recommandation dénote une influence de l’ordre secondaire sur le primaire, la Chrestomathie de Vinet étant, comme nous allons le voir, un ouvrage conçu pour les élèves du secondaire.
La seconde trace remonte au 25 janvier 1859. En effet, suite à l’expertise d’un ouvrage de lecture, le rapport du Département donne l’autorisation d’éditer l’opuscule bien qu’«on ne saurait lui trouver un mérite réel, ni au point de vue philosophique ou scientifique, ni au point de vue littéraire»15. Certes, il était conseillé aux potentiels auteurs d’ouvrages scolaires de s’inspirer d’«exemples puisés dans les meilleurs écrivains»16, mais c’est encore avant tout le caractère encyclopédique et progressif des textes contenus dans les ouvrages de lecture qui régit le choix des autorités.
Il s’avère que les représentations liées à ce que devrait contenir un ouvrage de lecture destiné à l’école primaire changent dans la décennie suivante. Une volonté institutionnelle de faire entrer la littérature dans les ouvrages scolaires primaires s’exprime alors. En 1865, les cantons romands organisent une seconde Commission intercantonale en vue d’adopter un ouvrage commun pour les degrés intermédiaires (9 à 12 ans) et supérieurs (12 à 15 ans) de la scolarité obligatoire. Cette dernière propose de choisir des textes de complexité progressive allant de courts récits au degré intermédiaire à des morceaux de genres divers, choisis notamment dans la littérature, au degré supérieur.
3.2. Entre Belles Lettres et littérature
Qu’en est-il au collège et au gymnase? L’analyse des programmes de ces deux institutions montre que les années 1850 se situent dans un entre-deux, où l’ancien côtoie le nouveau.
Jusqu’alors centré sur les humanités classiques, le curriculum du collège s’ouvre à des disciplines nouvelles, dont le français, qui s’autonomise par rapport aux langues anciennes et comprend une véritable progression. Ainsi, à Genève (programme de 1859), le jeune homme commence dans les petits degrés par la récitation de morceaux choisis «dans le Manuel»17, pour finir par des exercices de composition en lien avec des «exercices d’analyse grammaticale et littéraire de morceaux en prose et en vers». Ces derniers sont tirés des tomes 1 et 2 de la Chrestomathie de Vinet. De même, dans le canton de Vaud, le programme de «langue française» de 1853 commence dans les premiers degrés par la lecture d’ouvrages d’Histoire adaptés aux enfants18, pour aller vers la «lecture analytique» et la «lecture cursive» de morceaux de la Chrestomathie de Vinet (tome 1, puis 2, puis 3), avec en dernière année l’introduction du Cinna de Corneille. Il n’en demeure pas moins que la lecture de ces morceaux reste au service de la composition qui constitue la finalité de cet enseignement, en vue de l’entrée au gymnase sur lequel souffle cependant également un vent nouveau.
Au gymnase, le cours de rhétorique à Genève (programme de 1859) s’intitule «rhétorique et littérature française». Le programme, sur deux ans, est le suivant : rhétorique et histoire abrégée des principaux genres de prose et de poésie, exercices de composition française, récitation de morceaux choisis tirés du tome 2 de la Chrestomathie de Vinet et récitation de l’Art poétique de Boileau. De même, à Fribourg, les programmes du gymnase de l’Ecole cantonale19 de 1849 et 1857 prescrivent pour le cours de «langue française» le recours aux deux premiers volumes de la Chrestomathie de Vinet20, auxquels s’ajoutent quelques auteurs du XVIIe (Boileau, La Fontaine, Fénélon), utilisés comme supports pour l’«analyse»21, et pour les exercices constitutifs du cours de rhétorique –«étude de modèles» ou encore «essais oratoires».
Ainsi, bien que l’on reste dans un enseignement très imprégné par la rhétorique, l’omniprésence de la Chrestomathie de Vinet dans les programmes des collèges et gymnases des trois cantons inscrit ceux-ci sans conteste dans une ère nouvelle. Dans l’Avant-propos du tome 1 de sa Chrestomathie (1829a), Vinet annonce la singularité de son projet qu’il met en regard des Leçons de Littérature et de morale de Noël et Delaplace (1804-1805):
Aussi les morceaux qui composent le recueil de MM. Noël et Delaplace paraissent-ils avoir été destinés surtout à des exercices de mémoire et de déclamation ; et ils y conviennent parfaitement. [...] Nous voudrions une chrestomathie qui renfermât sinon des ouvrages, du moins des morceaux assez considérables pour qu’on y pût voir déployés une grande partie des procédés nécessaires pour la confection totale de l’ouvrage auquel ces morceaux appartiennent (Vinet 1829a : 8)
L’ouvrage de Noël et Delaplace est un manuel de rhétorique (Douay-Soublin 1997). La littérature, bien que présente dans le titre, est encore un synonyme de «Belles Lettres», dans la mesure où, comme le rappelle Chervel «elle n’est pas en prise sur des ‘œuvres’ ; elle n’a besoin que de morceaux choisis à titre d’illustrations [qui] n’ont pas vocation à être ‘expliqués’ au sens moderne du terme, mais à être appris par cœur et imités» (Chervel 2006 : 488-489).
Or, le projet de Vinet est tout autre, même si sa visée reste rhétorique, car au service d’une composition centrée sur l’elocutio qui «seule a du prix à nos yeux» (Vinet 1829a : 7). Son point de départ est en effet l’enseignement de la langue française et de la littérature, non pas en contexte francophone, mais en contexte germanophone. Il s’agit d’abord pour Vinet, qui enseigne à Bâle, de proposer à ses élèves d’apprendre le français en lisant et en traduisant des extraits issus des grands textes de la littérature française. Le tome premier, La Littérature de l’Enfance, est d’ailleurs accompagné d’un lexique français-allemand fait par un ami de l’auteur. Dans ce cadre «expliquer» signifie donc «traduire».
Comme le rappelle Rambert (1930) cependant, Vinet a aussi songé aux écoles françaises en élaborant son anthologie. Plaçant sa réflexion sur l’enseignement de la littérature «à la croisée d’une visée morale de l’éducation, d’une ambition progressiste de l’école et d’une attention patiente aux textes» (David 2017 : 12), Vinet a l’ambition de faire lire en classe les auteurs classiques du XVIIe, mais aussi certains auteurs contemporains «avec les soins attentifs et la précieuse lenteur qu’on apporte à celle des classiques anciens» (Rambert 1930 : 174). Vinet s’en explique lui-même dans la préface de la première édition du tome 2 intitulé Lectures pour l’adolescence:
On a lieu de s’étonner que la méthode suivie dans nos écoles pour la lecture des auteurs latins et grecs ne soit appliquée, avec les modifications convenables, à la lecture des classiques de la langue maternelle. [...] Les circonstances qui m’ont porté à faire usage de cette méthode dans l’enseignement de la littérature française à de jeunes étrangers m’ont fourni l’occasion de me convaincre qu’elle est applicable, dans ce qu’elle a d’essentiel, au cas de jeunes gens lisant sous la direction d’un maître les chefs-d’œuvre de leur propre langue. (Vinet 1829b : 1-2)
Dans cette première édition, il ne développe cependant pas sa propre méthode, mais invite les enseignants à recourir avec leurs élèves à la méthode de Rollin22.
La Chrestomathie de Vinet comprendra 30 rééditions successives jusqu’en 1930. Dès la deuxième édition de 1833, elle devient rapidement un «best-seller». Intéressons-nous à présent à ses contenus.
3.3. La Chrestomathie de Vinet
Vinet, passionné d’œuvres littéraires, a à cœur de rédiger une Chrestomathie dont les extraits sont tirés «des chefs-d’œuvre classiques» (Vinet 1829a : IX). Ceux-ci doivent permettre «d’apprendre à les imiter sous le triple rapport de la langue, du style et de la composition générale, en un mot sous le rapport de l’art d’écrire, tel que Buffon le concevait» (Vinet 1829a : IX). La première édition du Tome 1 de 1829 destinée aux collégiens de 12-14 ans se compose de neuf parties ayant pour titres : narrations fictives (6 extraits), biographies (4 extraits), histoire (7 extraits), voyages (3 extraits), descriptions (2 extraits), genre didactique (3 extraits), dialogues (8 extraits), lettres (4 extraits) et poésies réparties en fables (25 fables), narrations (6 extraits) et scènes (2 extraits). La plupart des auteurs23 sont présentés sous la forme d’une courte biographie.
Si Vinet sélectionne des morceaux, c’est parce qu’un ouvrage complet «est hors de proportion avec la capacité de l’enfant ou le degré de ses connaissances philosophiques» (Vinet 1829a : V). Cela évite aussi à l’instituteur de devoir lui-même choisir les extraits. Ceux qu’il propose sont courts (en moyenne dix pages pour les textes narratifs et descriptifs) car «dans la jeunesse, ce sont les détails qui nous frappent et nous séduisent ; des figures neuves, des images éblouissantes, des expressions originales nous paraissent l’essentiel de l’art d’écrire» (Vinet 1829a : VII). Le grand choix de lectures proposé peut être «coordonné à l’enseignement grammatical» (Vinet 1829a : VIII) et permet de «retrouver dans un morceau d’histoire la plupart des éléments du talent de l’historien, dans un morceau d’éloquence les principales conditions qui constituent l’orateur, et ainsi des autres genres» (Vinet 1829a : VIII). Enfin, les morceaux sont organisés afin que «la marche du facile au difficile, du simple au composé, y fût suivie autant que possible, soit à l’égard du style, soit à l’égard des idées» (Vinet 1829a : IX) ; pour ce faire, une table des matières particulière permet à l’enseignant de concevoir la progression entre les textes. Enfin, Vinet a porté son choix sur les écrivains «qui font autorité en fait de langage et de style» (Vinet 1829a : IX) et les «talents contemporains» dans le but de «présenter la langue française avec toutes les acquisitions qu’elle a faites jusqu’à nos jours» (Vinet 1829a : X).
Vinet ajoute à la seconde édition (1833) 26 nouveaux extraits dont neuf appartiennent à une nouvelle sous-partie intitulée «poésie lyrique». Ces ajouts concernent tous les thèmes, mais essentiellement les lettres et les fables. Sur les 114 extraits que contient la deuxième édition de la Chrestomathie, Tome 1, les auteurs sont essentiellement français (seulement quatre Suisses figurent parmi eux). Un tiers des textes sont de Fénélon, La Fontaine, Florian et Madame de Sévigné. Nous trouvons 48 extraits d’auteurs du XVIIe siècle, 33 extraits du XVIIIe siècle et 28 extraits émanent de contemporains de Vinet encore vivants, dont 15 ajoutés dans la deuxième édition. Cet ajout démontre que l’auteur s’informe des nouveautés littéraires de son époque et souhaite que son ouvrage reste d’actualité.
4. Littérature et disciplinarisation du «français» (1870-1910)
La période couvrant la fin du XIXe et le début du XXe siècle se caractérise par l’avènement des «Etats enseignants» (Hofstetter 2012) qui, suite à la Constitution fédérale de 1874, vont entériner l’obligation scolaire jusqu’à 15 ans. Cette obligation entraîne alors la création d’institutions et de filières au niveau secondaire, d’enseignement général, mais aussi professionnel. Il s’agit en effet d’une part de répondre aux besoins de l’industrie qui se développe en Suisse et qui requiert des ouvriers qualifiés, d’autre part de préparer une élite à l’entrée dans les universités et les écoles polytechniques qui sont créées à cette période.
Chaque canton institue de fait un système scolaire, avec un ordre secondaire, constitué d’un degré inférieur et d’un degré supérieur, et désormais articulé à l’ordre primaire. Cette première phase de démocratisation de l’enseignement (Hofstetter & Monnier 2015), qui se traduit par l’ouverture du secondaire à tous les publics d’élèves, entraîne de fait la mise au rebut officielle des humanités classiques, au profit de disciplines nouvelles, dont le «français». Cette dernière s’étend rapidement sur l’ensemble du système, entraînant progressivement la montée vers le secondaire de certains manuels de lecture conçus pour le primaire supérieur, ces derniers étant élaborés sur le modèle de la Chrestomathie de Vinet.
4.1. Vers l’explication de texte (littéraire) au primaire
L’enseignement de la lecture au primaire prend une autre dimension à partir des années 1870. Les trois dernières décennies du XIXe siècle voient en effet s’amplifier le processus de disciplinarisation du «français» amorcé dans les années 1850, processus qui se caractérise notamment par une articulation de la lecture et des éléments relatifs à la langue (grammaire, conjugaison, orthographe, vocabulaire) dans un dispositif dont l’aboutissement est la composition. Dans ce processus, en partie influencé par les proposition du Père Girard, pédagogue fribourgeois, le livre de lecture devient progressivement central24, comme l’illustre ce propos tenu dans l’Educateur :
Le livre de lecture doit donc devenir désormais le point de départ, le centre de l’enseignement de la langue maternelle comme cet enseignement lui-même doit être le centre des études primaires. C’est à l’étude raisonnée du livre de lecture, que doit se rapporter le résumé grammatical ; c’est sur ce livre de lecture, que doit se régler aussi le cours de style et enfin le cours de composition. (Bourqui 1870 : 336)
Au niveau des prescriptions, on observe une diversification des formes de lecture : à la lecture courante est ainsi ajoutée la lecture expressive25 et le «compte rendu» évolue progressivement vers l’explication, processus qui s’achèvera avec l’avènement de la lecture expliquée dans les premières décennies du XXe siècle.
En continuité avec les prescriptions des années 1850-1860, le compte rendu s’inscrit tout d’abord dans le paradigme de la lecture instructive et morale. Ainsi, le règlement scolaire fribourgeois de 187626 préconise, pour le deuxième cours (élèves de 10-12 ans), d’effectuer le compte rendu «par le moyen d’interrogations de plus en plus générales et propres à orner la mémoire de l’enfant de connaissances utiles et à diriger son éducation morale» (Règlement pour les écoles primaires du canton de Fribourg, 1876). La visée morale de la lecture perdure ainsi jusqu’à la fin du XIXe siècle, comme en témoignent également les prescriptions vaudoises de 1899 : «Sujets en rapport avec les autres leçons. Analyse du contenu, énoncé des faits principaux, comparaison ; préceptes moraux et applications pratiques. Récitation de morceaux choisis» (Plan d’études pour les écoles enfantines et les écoles primaires du canton de Vaud, 1899, degré intermédiaire 2e année).
Cependant, tout en s’inscrivant dans la continuité des pratiques en place, le compte rendu s’oriente progressivement vers la compréhension du texte pour lui-même. On trouve ainsi dans le Programme prescrit pour les écoles primaires du canton de Fribourg de 1886 : «compte-rendu par le moyen d’interrogations de plus en plus générales et de nature à obtenir l’expression claire et correcte des principales idées du texte» pour le premier cours du degré supérieur ; «compte-rendu libre et constituant le résumé oral et correct des idées renfermées dans le texte» pour le deuxième cours du même degré. Le compte rendu s’y effectue essentiellement oralement: d’abord à partir des interrogations du maître, puis librement. Bien que les prescriptions varient en fonction des cantons, une tendance commune semble se dégager : une partie de l’explication porte sur le vocabulaire et la grammaire, une autre partie est consacrée à la compréhension du texte (dégager l’idée générale, énoncer les faits principaux, rechercher le plan, etc.).
Enfin, les mentions relatives aux supports sont très succinctes dans les programmes : morceaux simples (pour les petits degrés), prose et poésie pour la récitation. Cette période voit cependant la parution de deux livres de lecture qui, comme nous allons le voir, annoncent l’entrée des textes littéraires au primaire.
4.2. Un ouvrage primaire et secondaire
En 1865, les cantons romands organisent une Seconde Commission intercantonale en vue d’adopter un ouvrage commun pour les degrés intermédiaires (9 à 12 ans) et supérieurs (12 à 15 ans) de la scolarité obligatoire. Cette dernière propose de choisir des textes de complexité progressive allant de courts récits au degré intermédiaire à des morceaux de genres divers au degré supérieur, choisis notamment dans la littérature. Les premiers livres de lecture adoptés par la Suisse romande (Renz 1871 ; Dussaud & Gavard 1871) en sont de parfaits exemples.
Le Livre de lecture à l’usage de la Suisse romande, degré supérieur de Dussaud et Gavard27 (1871) est destiné à la fois aux degrés supérieurs de l’école primaire vaudoise et genevoise. Les courts morceaux choisis par les auteurs, tous deux enseignants, sont numérotés et regroupés par thématiques qui se répartissent en neuf parties28: histoire naturelle (120 extraits descriptifs dont une moitié est anonyme), descriptions et voyages (16 récits), histoire (15 morceaux), biographies (huit portraits), anecdotes, traits moraux, caractères (21 extraits), style épistolaire (10 extraits de lettres), dialogues en prose (trois extraits de pièces théâtrales), dialogue en vers (trois extraits) et poésie narrative et lyrique (31 extraits).
Force est de constater que les thèmes de science naturelle prennent une grande place dans cet ouvrage annonçant la «leçon de chose», tout en offrant cependant également une place importante à la littérature de Suisse romande (Schneuwly & Darme 2015 ; Gabathuler 2017). Il y a en effet 32 textes d’écrivains suisses essentiellement vaudois et genevois (Agassiz, Vuillemin, Monnard, Porchat ou Töpffer) contre 75 auteurs français. Parmi eux, nous retrouvons certains auteurs déjà présents dans la Chrestomathie de Vinet (1833)29 (Fénélon, Florian, La Fontaine, Molière, Voltaire, Montesquieu, Chateaubriand ou Buffon). Fribourg renonce dans un premier temps à utiliser ce livre de lecture à l’école primaire, mais décide d’en éditer une adaptation en 1882. Celle-ci se divise alors en deux parties clairement identifiées, la partie scientifique et la partie littéraire, dont :
Les morceaux ne sont point choisis au hasard. Ils forment un petit cours de composition donnant des modèles de tous les genres de style, en même temps qu’une histoire littéraire, très succincte sans doute, mais bien suffisante pour les élèves auxquels ce livre est destiné. (Dussaud & Gavard adapté par Fribourg 1882 : 7)
Par l’observation de ces deux éditions, nous pouvons relever un processus de sédimentation : une grande part des auteurs choisis par Vinet (1833) sont repris par Dussaud et Gavard (1871); l’ouvrage propose ainsi une histoire de la littérature adaptée à l’âge des élèves, mais sur le modèle proposé dans le secondaire supérieur qui reste au service de l’enseignement de la composition selon le modèle rhétorique. Les textes sont numérotés, classés par catégories et organisés selon leur complexité.
4.3. Un corpus littéraire au service de nouvelles finalités
L’articulation progressive des degrés inférieurs et supérieurs du secondaire facilite la mise en place d’un «français» unifié sur l’ensemble du secondaire, qui va se caractériser avant tout par un corpus littéraire spécifique. En effet, contrairement à la période précédente où les enseignants s’appuient très largement sur la Chrestomathie de Vinet, le dernier tiers du XIXe siècle peut être considéré comme un moment clé dans l’élaboration de ce qu’on entend aujourd’hui par «littérature» en classe de français.
L’analyse des programmes du Collège cantonal de Vaud (1877, 1891) et des degrés inférieurs du Collège de Genève (1877, 1889) montre que, outre l’ouvrage de Dussaud et Gavard (1871) introduit dans les premiers degrés, la Chrestomathie de Vinet continue à être présente dans les derniers degrés30. Avec l’ouverture du secondaire à un nouveau public d’élèves, le nombre de classe augmente et l’utilisation d’un manuel qui a fait ses preuves permet de garantir une certaine harmonisation dans les pratiques.
Il n’en est cependant pas de même au secondaire supérieur, où les anthologies tendent à disparaître au profit d’une liste d’auteurs et de textes, élaborée par les enseignants eux-mêmes. Très succincts dans le dernier tiers du XIXe, et limités aux œuvres travaillées en classe de français, ces inventaires s’étoffent au tournant du XXe siècle pour devenir de véritables listes qui comprennent deux sections: les lectures à faire en classe, et –pratique nouvelle– un choix de lectures à domicile:
Les lectures faites à domicile et contrôlées en classe ne sont pas tout à fait une innovation. La plupart de nos établissements possèdent une bibliothèque où les élèves puisent abondamment. Ils continueront, espérons-le. Mais on veut qu’il y ait un plan de lecture graduée, commençant par des morceaux choisis et continuant par des fragments plus étendus des grands écrivains, par des pièces de théâtre, par des morceaux de poésie caractéristiques, de façon que l’enseignement de la littérature, venant à son heure, s’appuie sur des souvenirs précis, sur la connaissance de quelques textes. (Plan d’études pour les collèges et gymnases du canton de Vaud 1910 : 7-8)
Ce phénomène est particulièrement visible dans le programme du Collège de Genève de 1900 (cf. Annexe 1). Le corpus des lectures en classe, tout en conférant une large place aux auteurs du XVIIe siècle –Corneille, Racine, Molière, mais aussi Boileau, Fénélon et Bossuet– est organisé désormais selon une progression chronologique, qui va de la Chanson de Roland aux auteurs du XIXe (Chateaubriand, Musset, Gautier). Ce corpus sert avant tout de support au cours d’histoire de la littérature qui figure désormais à l’épreuve orale de maturité, laquelle comporte trois parties : grammaire française, histoire de la langue française et histoire de la littérature française31.
Le choix des textes proposés en lecture à domicile fait, quant à lui, état d’une sédimentation des pratiques. Ce corpus garde en effet des traces des Belles Lettres, avec une large place donnée aux textes historiques et rhétoriques du XVIIe siècle (Dialogues sur l’éloquence de Fénélon). Pourtant, au sein de cette continuité, le corpus comprend également une très large sélection de textes d’auteurs du XIXe, et offre une place de choix à la nouvelle, avec notamment Les Lettres de mon Moulin et Contes du lundi d’Alphonse Daudet, et au roman, avec par exemple François le Champi et La Mare au Diable de George Sand. Par ailleurs, les auteurs suisses romands (Eugène Rambert), voire genevois (Victor Cherbuliez, John Petit-Senn, Marc Monnier, Rodolphe Töpffer), sont largement représentés, dans la ligne directe du corpus proposé dans le Dussaud et Gavard (1871). On trouve ainsi des poètes, mais aussi des scientifiques (Horace Bénédict de Saussure) et des philosophes (Charles Secrétan).
Autrement dit, on sort avec ce double corpus du paradigme rhétorique où le texte littéraire est là pour être appris par cœur et imité, même si ce dernier perdure à titre résiduel. La lecture de ces textes, en classe ou à domicile, obéit désormais à de nouvelles finalités : l’acquisition d’une culture littéraire large, qui n’est cependant pas détachée de la construction d’une identité helvétique.
En 1911, Henri Mercier32 n’hésite pas à placer la Suisse romande en avance sur la France dans l’élaboration d’un corpus littéraire spécifique au «français» : «dans notre pays, nous n’avons pas certes attendu jusqu’en 1880 pour autoriser les Provinciales, pour donner un laisser-passer à Victor Hugo» (Mercier 1911 : 195). Il n’en demeure pas moins que l’ouverture du corpus aux auteurs modernes ne fait pas l’unanimité au sein du corps enseignant, comme le met en évidence cet article de Charles Favez33, publié la même année dans la Gazette de Lausanne, et qui porte le débat sur la place publique :
Dans l’étude faite au Collège et au Gymnase des grands écrivains français, M. Sensine34, comme M. Bouvier35, donne la préférence à ceux du XIXe siècle, parce, dit-il, que les grands maîtres du siècle de Louis XIV, «tout remarquables qu’ils sont, ont le défaut, au point de vue pédagogique, d’exprimer une autre âme que la nôtre et de parler une langue que nous n’employons plus, tandis que ceux du XIXe expriment notre vie, notre âme, et emploient vraiment notre idiome moderne». Je demande au distingué professeur la permission de discuter ici cette idée. […] A notre époque […] quoi de plus actuel que le caractère de Phèdre ou celui d’Oreste? […] Ce n’est pas tout : il y a encore la langue. […] Certes, personne n’admire plus que moi la prodigieuse invention verbale de Victor Hugo […]. Mais pour la pureté de la langue, il me paraît cependant qu’il faut donner la préférence aux écrivains du siècle de Louis XIV. (Favez 1911).
Au cœur du débat en réalité, la langue : faut-il privilégier les auteurs du XVIIe siècle, qui incarnent un certain idéal de la langue française, ou plutôt les auteurs du XIXe, qui s’expriment avec la même langue que les élèves? Et si l’on maintient les classiques du XVIIe siècle, ne doit-on pas imaginer de nouveaux exercices permettant aux élèves, toujours plus nombreux avec la création d’un secondaire pour tous, de comprendre ces textes, dont la langue n’est plus la leur?
5. De la lecture expliquée à l’explication de texte (1910-1930)
Le début du XXe siècle est marqué par la stabilisation des systèmes scolaires cantonaux qui va de pair avec la stabilisation des disciplines scolaires. Ainsi, le «français» s’organise désormais autour de composantes – grammaire, littérature, lecture, composition – et d’exercices spécifiques. C’est dans ce contexte qu’apparaît un nouvel exercice de lecture – la lecture expliquée – qui va s’étendre sur le primaire et le secondaire.
5.1. Avènement de la lecture expliquée au primaire
A partir des années 1920, l’orientation donnée à la lecture dans le dernier tiers du XIXe siècle s’affirme et se stabilise. Elle se caractérise notamment par la place centrale du texte littéraire dans la composante lecture et la lecture expliquée36 comme exercice phare au primaire (voir également les analyses de Schneuwly & Darme 2015).
Ainsi, en adéquation avec les recommandations figurant dans les préfaces des livres de lecture, les prescriptions recentrent clairement les exercices d’explication sur le texte littéraire. A titre anecdotique, mais révélateur de ce mouvement au niveau romand, on voit apparaître dans la partie pédagogique de l’Educateur une rubrique «Texte littéraire». En outre, on observe l’entrée du terme littéraire, jusqu’ici absent des prescriptions37, dans les programmes des trois cantons parus dans les années 1920-193038. Enfin, on y note l’apparition de la «lecture expliquée»39, qui résulte de la progressive stabilisation des exercices d’explication et de comptes rendus prescrits dès le dernier tiers du XIXe siècle.
Cette nouvelle forme de lecture a été amorcée dans différents articles spécialisés parus dans les revues pédagogiques dans les années 1910, à l’instar de La lecture expliquée par Henri Mercier (1911) et Comment et pourquoi donner des leçons de lecture expliquée par Henri Duchosal40 (1918). Fait significatif de l’articulation entre le primaire et le secondaire, ces deux écrits sont rédigés par des enseignants du secondaire. Celui de Duchosal est même une adaptation pour le primaire supérieur d’un article que ce dernier a publié dans l’Educateur en 1917 pour le secondaire inférieur:
Pensant que notre article sur la lecture expliquée paru dans L’Educateur, au mois de février 1917, et destiné aux établissements d’instruction secondaire, pourrait être aussi de quelque utilité pour les écoles primaires, le Département de l’Instruction publique a bien voulu nous demander de l’adapter à ce degré de l’enseignement en le simplifiant et en le faisant suivre d’exemples concrets qui lui donneraient un caractère pratique (Duchosal 1918 : Avant-propos).
De ces articles se dégagent quelques traits fondamentaux de la lecture expliquée au primaire. Ainsi, pour Mercier, une première phase de l’explication devrait être centrée sur le vocabulaire : «Un autre service de ces premières lectures expliquées devrait être d’enrichir le vocabulaire, le vocabulaire concret s’entend, encore si pauvre» (Mercier 1911 : 199). L’explication devrait être ensuite consacrée à l’étude du plan et à la compréhension des idées contenues dans le texte. La marche à suivre proposée par Duchosal (1918) est différente de celle de Mercier, mais on y retrouve les mêmes composantes, à savoir un travail sur le fond et un travail sur la forme (comprenant la grammaire en sus du vocabulaire). L’ordre des étapes est le suivant:
1. lire le morceau
2. donner le sujet du morceau et préciser le but de l’auteur
3. retrouver le plan
4. expliquer les idées du texte
5. discuter la valeur de celles-ci
6. dégager les caractéristiques formelles du morceau avec une centration sur le vocabulaire et la grammaire
7. procéder au compte rendu, soit à la synthèse de l’explication.
A noter que ce compte rendu pour Duchosal doit être effectué par un élève, les autres étapes de la leçon devant être réalisées sous la forme d’une leçon dialoguée entre maître et élèves.
Dans les prescriptions du primaire toutefois, il n’est pas aussi aisé de saisir en quoi consiste la lecture expliquée dans le détail ni la manière de procéder. En effet, certaines préconisations figurant dans les programmes restent assez vagues, à l’instar des exemples suivants : «Étude élémentaire du contenu et de la forme» (Guide et plan d’études de l’enseignement primaire dans le canton de Fribourg, 1932, degré moyen) ; «Remarques littéraires élémentaires» (Plan d’études pour les écoles primaires du canton de Vaud, 1926 : degré supérieur). Qui plus est, on relève la persistance d’une dimension morale, présente cependant explicitement chez Duchosal (1918), dans le programme fribourgeois de 1932 : «Exciter et développer le goût de la lecture saine et réconfortante par des lectures faites par le maître de pages littéraires et morales captivantes [...]» (p. 32).
5.2. Une nouvelle génération d’ouvrages de lecture
Si la littérature devient prépondérante dans les manuels de lecture au primaire comme au secondaire, désormais, c’est le type de littérature à privilégier qui sera discuté. En 1893, Le Département de l’Instruction publique et des cultes vaudois mandate Louis Dupraz et Emile Bonjour41 pour rédiger deux ouvrages afin de remplacer le Renz (1871) et le Dussaud et Gavard (1871). Non seulement les autorités vaudoises se désolidarisent des autres cantons romands, mais demandent en outre aux auteurs de faire une large place à la littérature nationale. Deux nouveaux ouvrages sont édités : le Livre de lecture à l’usage des écoles primaires. Degré supérieur (Dupraz & Bonjour 1895) et le Livre de lecture à l’usage des écoles primaires. Degré intermédiaire (Dupraz & Bonjour 1903).
Ces deux livres de lecture annoncent un changement quant aux morceaux choisis qui se confirme dans la seconde édition de l’opuscule destiné au degré supérieur (Dupraz & Bonjour 1899, 2e éd.). L’ouvrage comporte désormais un quart de textes d’auteurs suisses, dont la plupart sont francophones, et sept traductions. Nous constatons également que les textes descriptifs sur les sciences naturelles disparaissent au profit de textes littéraires dont le thème est la nature. Enfin, les morceaux choisis traitent de thématiques proches de l’environnement de l’enfant et de l’adolescent, ce qui permettrait, selon les auteurs, d’inscrire leur apprentissage dans leur quotidien (Tinembart 2018).
Dix ans plus tard, Dupraz et Bonjour, en collaboration cette fois-ci avec Henri Mercier, rédigent une Anthologie scolaire (1908) destinée aux collèges secondaires et aux écoles primaires supérieures (élèves de 13 à 15 ans) et adoptée par le canton de Genève. Cette anthologie comporte 259 extraits de textes répartis en dix parties. Non seulement elle contient des auteurs qui ne figurent pas dans le livre de lecture écrit pour les écoles primaires (Fénélon, Stendhal, Zola, Descartes, Flaubert, Flammarion, Montaigne, La Bruyère, Musset, etc.), mais une partie «études littéraires» et une partie «théâtre» sont intégrées. Dans la première, les élèves apprennent les caractéristiques de la langue française, les particularités de l’orthographe et de la ponctuation. Dans la seconde, ils font entre autres la connaissance de Corneille et retrouvent Racine et Molière. Enfin, l’ouvrage se termine par 26 pages regroupant des biographies succinctes des 159 auteurs présents dans ce manuel.
A la mort de Dupraz, Bonjour édite deux nouveaux manuels : Lectures à l’usage des écoles primaires : degré intermédiaire (1925) et Lectures à l’usage des écoles primaires : degré supérieur (1931). Les morceaux choisis abordent des thématiques qui concernent encore davantage les élèves telles que l’observation des animaux, les récits d’aventure, les qualités et les défauts, la vie quotidienne, etc. Celles-ci répondent plus aux intérêts des enfants et à leurs goûts personnels. L’influence de l’École nouvelle42 pourrait expliquer ce changement. La plupart des morceaux choisis écrits par des auteurs français ne figurent pas dans les ouvrages précédents de Bonjour. Celui-ci fait également entrer de nouveaux auteurs suisses tels que Maurice Porta, René Morax, Gonzague de Reynold ou encore Charles Ferdinand Ramuz. Sont également privilégiés les auteurs contemporains (sur les 244 textes présents dans l’ouvrage, 93 auteurs sont nés au XIXe siècle et 41 au XXe siècle). Le livre de lecture n’est désormais plus encyclopédique, mais il offre une grande diversité littéraire. Il propose ainsi des textes proches du vécu de l’enfant et ses extraits proviennent de la littérature suisse et française.
En 1910, Henri Mercier résume bien ce renouveau dans les ouvrages de lecture : «Gardons ce qui est substantiel en littérature, en morale, en histoire. Préoccupons-nous de la vie. Ornons les esprits, mais tâchons d’abord de les faire réalistes et pratiques» (Mercier 1910 : 90-91) ; «[…] Le manuel, lui aussi, s’est mis au ton du jour. Il suit le mot d’ordre : “Tout par les textes !”» (Mercier 1910 : 94).
5.3. De l’institutionnalisation de l’explication de texte au secondaire
Les années 1910-1920 peuvent être considérées pour le secondaire comme le moment clé où le «français» devient une discipline organisée désormais autour de trois piliers : un corpus littéraire spécifique et deux exercices progressivement placés à égalité. Il s’agit de la dissertation, présente dans les programmes dès la fin du XIXe, et de l’explication de texte, qui entre dans les pratiques à cette période, non sans débats cependant, comme le laisse entendre Mercier:
L'explication française, officiellement instituée partout ou peu s'en faut, n'est-elle qu'un vain ornement sur la façade des programmes? Est-ce une expression creuse et sonore? N'est-ce pas plutôt le bon sens même et une pièce essentielle de l'enseignement? Des livres excellents, de nombreux articles, des discussions courtoises ou vives nous prouvent l’intérêt, l’importance et la nouveauté de ce sujet. Oui, sa nouveauté. (Mercier 1911 :198)
Sur la scène romande en effet, si les pédagogues s’accordent sur la nécessité de travailler à partir de morceaux tirés d’anthologies, les approches pour aborder ceux-ci diffèrent. Ainsi, Bouvier, dans une conférence adressée aux futurs ou jeunes maîtres de français en 1910 à Zurich, défend la «lecture analytique», qu’il centre sur les auteurs du XIXe, et qu’il distingue de «l’explication française» (Bouvier 1910 : 16). Sa méthode, expérimentée à l’Université de Genève dans son séminaire de français moderne, est envisagée ici au niveau secondaire, pour «un maître idéal et un élève idéal, affranchis de la surveillance administrative et du souci des examens» (Bouvier 1910 : 2). Celle-ci s’organise autour de deux questions : «qu’est-ce que l’auteur a voulu faire? Par quels moyens l’a-t-il réalisé?» (Bouvier 1910 : 12). Son but? «Faire saisir à notre élève l’individualité de chaque écrivain» (Bouvier 1910 : 10).
Mercier (1911), quant à lui, prône la lecture expliquée selon la méthode proposée par Ch.-M. Des Granges43 dans son manuel Morceaux choisis des auteurs français du Moyen-Âge à nos jours préparés en vue de la lecture expliquée de (1910/1920). Celle-ci comprend les étapes suivantes : replacer, s’il y a lieu, le morceau dans l’ensemble dont il a été détaché ; le lire à haute voix, établir son plan; le commenter phrase par phrase sans tomber dans la paraphrase, en s’arrêtant sur la propriété des termes et sur les figures de style ; terminer par une conclusion philosophique et morale. Mercier précise néanmoins : «Y a-t-il pour expliquer un auteur français une seule méthode? Non pas. Qui ne sent qu’on ne commente pas Boileau comme Lamartine. […] Cela dépend aussi de la préparation de l’élève» (Mercier 1911 : 204).
C’est la lecture expliquée qui l’emporte. Présente dans les programmes du collège de Genève dès 1914 au secondaire inférieur, celle-ci se répand dès 1918 au secondaire supérieur et, comme nous l’avons vu, au niveau du primaire supérieur, suite à des propositions pédagogiques publiées au niveau romand (Duchosal 1918). Corollairement, alors que la fin du XIXe se caractérise au niveau de la voie gymnasiale par une absence des manuels, dès les années 1920, le manuel de Ch.-M. Des Granges (1910/1920) est cité dans les programmes aussi bien à Genève (1925) qu’à Fribourg (1926). Cela est d’autant plus intriguant qu’à Fribourg, on reste au secondaire dans un enseignement de la «langue française» très influencé par la rhétorique, centré dans les petits degrés sur la grammaire et qui aboutit en dernière année à la «rhétorique» avec, comme exercices, le discours, les analyses et critiques littéraires et les plaidoyers.
Le choix de l’anthologie de Des Granges, loin d’être le produit du hasard, signe en réalité une ère nouvelle dans l’enseignement du «français» en Suisse romande. Cette anthologie est en effet prescrite dans la voie gymnasiale en lien avec le cours d’histoire de la littérature qui procède désormais par siècles : Moyen-Âge et XVIe siècle en 1e année, XVIIe siècle en 2e, XVIIIe siècle en 3e et XIXe siècle en 4e. Contrairement aux anthologies précédentes, celle de Des Granges a en effet l’avantage de proposer une série de morceaux d’auteurs allant du Moyen-Âge à 1900, classés par siècles, et à l’intérieur de chaque siècle, par genres. Mais surtout, comme le relève un critique belge de l’époque, «cette anthologie est particulièrement intéressante pour les professeurs, car plus de vingt textes commentés donnent des modèles d’explication littéraire et constituent une véritable méthode» (Hombert 1932), plaçant de fait le texte littéraire au centre de l’enseignement du «français».
L’institutionnalisation de la lecture expliquée sur l’ensemble du secondaire en Suisse romande semble donc s’opérer plus tardivement qu’en France où «c’est […] des premières années du XXe siècle que date la pratique régulière de l’explication française dans les classes» (Chervel 2006 : 531). Elle se réalise in fine par le biais de l’épreuve orale de maturité qui devient, dans les années 1920, une «explication de texte»44, aux côtés de l’épreuve écrite de français, qui est une «composition sur un sujet littéraire ou scientifique», soit une dissertation45. Avec cette nouvelle épreuve, l’interprétation des morceaux littéraires va alors s’imposer dans les pratiques, au point de devenir «à l’école secondaire, la branche la plus importante de l’enseignement du français» (Robadey 1933 : 193).
6. Conclusion
Que retient-on de ce parcours historique? Dans les classes de Suisse romande, il apparaît que l’avènement du texte littéraire en «français» s’opère entre la fin du XIXe et le début du XXe siècle, en lien avec la disciplinarisation du «français» au primaire et au secondaire. A l’intérieur de ce processus cependant, le modèle rhétorique perdure dans les pratiques sous forme de traces, et ce dans les trois cantons, même si les cantons protestants de Genève et de Vaud apparaissent comme plus avant-gardistes que Fribourg. En tant que canton catholique, ce dernier continue en effet sur cette période à privilégier les manuels français du XIXe siècle, au détriment de ceux édités sur la scène romande par les cantons protestants.
Dans les grandes lignes du processus que nous avons retracé, la Suisse romande ne se distingue pas de la France vers laquelle les professeurs de l’époque se tournent largement pour repenser leurs pratiques. Rollin, Des Granges, pour ne citer que quelques noms, constituent en effet des références incontournables pour les pédagogues romands. Cependant, cette histoire comprend des spécificités liées notamment au fait que la Suisse est constituée de plusieurs régions linguistiques, dans lesquelles le «Français» a le statut, soit de langue maternelle, soit de langue étrangère. La Chrestomathie de Vinet est emblématique de la circulation des idées pédagogiques entre les cantons suisses, mais aussi entre les pays à cette période. L’originalité de cette anthologie –lire les auteurs de langue française en suivant la méthode utilisée alors pour les auteurs de l’Antiquité– tient au fait qu’elle est prévue au départ pour l’enseignement de la langue et de la littérature française à Bâle (canton germanophone). Or, elle va non seulement s’imposer dans l’ensemble du secondaire en Suisse romande, mais elle sera également imprimée en France et en Belgique.
Par ailleurs, cette étude montre que les professeurs du secondaire, dont certains ont été au début de leur carrière instituteurs, ont joué un rôle majeur dans l’avènement du texte littéraire à l’école. Ce sont eux qui façonnent les contours de la littérature française dans les classes de Suisse romande, et qui élaborent de nouveaux exercices pour lire, comprendre et interpréter ces textes, selon une progression qui va du primaire à la fin du secondaire supérieur. Ainsi, au primaire, les auteurs contemporains sont plus présents qu’au secondaire où, dès le début du XXe siècle, l’approche de la littérature est désormais chronologique, allant du Moyen-Âge au XIXe siècle. De plus, au primaire, les morceaux choisis sont également plus proches de l’enfance au niveau des thèmes abordés. Corollairement, la manière d’approcher ceux-ci s’inscrit dès les années 1920 dans une progression, qui va de la lecture expliquée de type littérale (axée sur le vocabulaire et la grammaire) au primaire à l’explication de texte qui laisse une large place au commentaire (axé sur les figures de style et visant à dégager le style particulier de l’auteur) au secondaire supérieur.
Les choix qui ont été faits par les acteurs du système scolaire à cette période ont été décisifs. Ils constituent encore la base de la discipline «français» aujourd’hui. Dans les Directives pour l’examen suisse de maturité (2012), il est en effet précisé que, pour le «français» langue première, le candidat sera évalué par le biais d’une épreuve écrite, soit une dissertation, et d’une épreuve orale, soit une analyse d’un extrait tiré d’une œuvre littéraire. Cependant, aussi bien au secondaire qu’au primaire, les plans d’études ne prescrivent pas un corpus littéraire précis, se limitant à des indications en ce qui concerne les genres à travailler et les siècles à couvrir pour chaque année. Le choix de telle ou telle œuvre et la manière de la travailler en classe relève de l’expertise de l’enseignant. Ce dernier, comme ceux d’hier, contribue ainsi, à son échelle, à la définition de ce qu’est la littérature scolaire aujourd’hui.
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Vinet, Alexandre (1830), Chrestomathie française ou choix de morceaux tirés des meilleurs écrivains français. Tome 3, Littérature de la jeunesse et de l’âge mûr, Bâle, J.G. Neukirch.
Vinet, Alexandre (1833, 2e éd.), Chrestomathie française ou choix de morceaux tirés des meilleurs écrivains français. Tome 1, Littérature de l’enfance, Bâle, J.G. Neukirch.
Textes institutionnels
Commission suisse de maturité (CSM) (2012), Directives pour l’examen suisse de maturité, Confédération suisse. Département fédéral de l’économie, de la formation et de la recherche (DEFR) [Page Web]. URL : https://www.sbfi.admin.ch/sbfi/fr/home/formation/maturite/maturite-gymnasiale/examen-suisse-de-maturite.html
Conférence intercantonale de l'instruction publique de la Suisse romande et du Tessin. (2006), Enseignement/apprentissage du français en Suisse romande : orientations, Neuchâtel : CIIP.
Conférence intercantonale de l'instruction publique de la Suisse romande et du Tessin. (2010), Plan d’études romand, Neuchâtel : CIIP[Page Web]. URL : https://www.plandetudes.ch/per
Canton de Genève
Programmes de l’enseignement primaire (1852, 1875, 1889 1912, 1923) : Bibliothèque de Genève (BGE).
Programmes d’enseignement du Gymnase (1848-1886) : BGE.
Programmes d’enseignement et plans d’études du Collège de Genève (1855, 1877, 1889, 1900, 1925) : BGE.
Canton de Fribourg
Programmes et plans d’études pour l’enseignement primaire (1886, 1899, 1932) : Office du matériel scolaire Fribourg, Bibliothèque cantonale et universitaire de l’Etat de Fribourg (BCUEF).
Règlement pour les écoles primaires du canton de Fribourg (1850, 1876) : Archives d’Etat de Fribourg.
Programme général des cours de l’école cantonale de Fribourg (1848, 1856) : BCUEF.
Programme des études du collège et du lycée de Fribourg et de l’école normale d’Hauterive (1871) : BCUEF.
Programme des études du collège Saint-Michel (1887, 1926) : BCUEF.
Canton de Vaud
Catalogue des élèves du collège cantonal et de l’école préparatoire. Objets d’enseignement. (Année scolaire 1853-1854). Lausanne : Imprimerie Pache-Simmen.
Plan d’études pour l’enseignement primaire (1868, 1899, 1926) : Archives cantonales vaudoises (ACV)
Plan d’études général pour les collèges et les gymnases, ainsi que pour les écoles supérieures de jeunes filles du canton de Vaud (1910) : ACV.
Programme des cours du Collège cantonal (1877, 1890) : ACV.
Annexe 1 : Contenus des parties qui composent le Livre de lecture à l’usage de la Suisse romande, degré supérieur de Dussaud et Gavard (1871)
- Histoire naturelle comprenant la zoologie, l’étude des animaux (mammifères, oiseaux, reptiles et batraciens, poissons, insectes, mollusques, crustacés, zoophytes), la botanique (fleurs, herbes, arbres, arbres exotiques, arbustes) et l’industrie (machine à vapeur, imprimerie). De nombreuses illustrations accompagnent ces textes descriptifs. Parmi les 120 extraits, 23 sont d’Adam Vuillet et 20 de Milne-Edwards. La moitié sont anonymes.
- Descriptions et voyages qui reprend 16 récits d’auteurs différents, mais parmi lesquels nous retrouvons huit descriptions de voyages en Suisse.
- Histoire qui contient 15 morceaux dont « Regulus » de Chateaubriand déjà présent dans la Chrestomathie de Vinet. Là encore, la moitié des textes concerne l’histoire suisse.
- Biographies : parmi les huit portraits, certains mettent notamment à l’honneur deux pédagogues suisses (Pestalozzi et le père Grégoire Girard de Fribourg), mais également un inventeur (Jean-Marie Jacquard), un géologue (Esther de la Linth), un général d’empire (Antoine Drouot)
- Anecdotes-traits moraux-caractères : 21 extraits hétéroclites au niveau des sujets composent cette partie. Parmi eux figurent quatre textes de Fénélon et deux de La Bruyère.
- Style épistolaire : Mme de Sévigné côtoie Racine, Voltaire, Rousseau, Constant et Montesquieu, mais d’autres comme Joseph Joubert ou Paul-Louis Courrier sont également présents.
- Dialogues en prose sont constitués de trois extraits de théâtre dont un de Molière (Don Juan) et deux de Brueys et Palaprat (Patelin).
- Dialogues en vers au nombre de trois dans lesquels figure également Molière (Tartuffe), un extrait d’Edmé Boursault (Le Mercure Galant) et Petit-Senn.
- Poésie narrative et lyrique : sur les 31 extraits, il n’y a que trois fables de La Fontaine et deux de Florian. Par contre, nous trouvons deux textes de Lamartine et deux de Hugo.
Annexe 2 : La littérature prescrite en « français » dans la voie gymnasiale à Genève, 1900
Alexandre Gavard (1845-1898): régent, puis professeur du collège, cet homme politique genevois sera désigné conseiller d’Etat en charge du Département des travaux publics, puis du Département de l’Instruction publique.
Louis Dupraz (1852-1920) : instituteur, puis maître de français au collège de Payerne, il complète sa formation en Lettres à Paris. Il est désigné professeur de français à l’école supérieure de jeunes filles de Lausanne en 1881. En 1893, il est nommé chef bibliothécaire à la Bibliothèque cantonale et universitaire. Il en devient le directeur en 1898.
[Page Web]. URL : https://data.bnf.fr/14301685/charles-marc_des_granges/
Voir également :
Entre dialogue et contraintes : interroger les liens entre divers champs de réalisation de la didactique
Vouloir interroger « les modalités de circulation des savoirs entre la recherche et les pratiques enseignantes », objectif des dix-neuvièmes rencontres des chercheur·e·s en didactique de la littérature et du présent dossier qui en...
Entre dialogue et contraintes : interroger les liens entre divers champs de réalisation de la didactique
Introduction
Vouloir interroger «les modalités de circulation des savoirs entre la recherche et les pratiques enseignantes», objectif des dix-neuvièmes rencontres des chercheur·e·s en didactique de la littérature et du présent dossier qui en est issu, relève d’une intention dont peu d’acteurs ou d’actrices de ce champ contesteront la pertinence – sans qu’aucun·e, assurément, ne suppose que cette question soit neuve. De même que «la question de savoir si la philosophie peut devenir pratique est aussi ancienne que la philosophie» (Habermas 2008 : 487), de même que les sciences humaines et sociales sont, depuis leur constitution au XIXe siècle, confrontées à «la problématique de l’intervention» (Bronckart 2001 : 133), de même on peut aisément dire qu’il n’y a pas eu d’époque où le problème des relations entre recherche et pratique dans le domaine de l’éducation n’ait pas été posé, en général d’ailleurs d’une manière négative –des deux côtés. Comme le dit Huberman:
Le fossé entre l'univers de la recherche scientifique et celui de la pratique éducative a toujours passionné les esprits. Dans la plupart des cas, nous constatons ce phénomène à travers les litanies d'une communauté à l'égard de l'autre. (Huberman 1992 : 69)
D’une certaine manière, cette question a la caractéristique paradoxale des questions vives: par définition, elle ne donne pas lieu à des réponses consensuelles, mais en même temps on sent bien qu’elle a quelque chose de convenu, qui facilite sa répétition. Et il y a tout lieu de croire que, s’agissant des relations entre la recherche et l’enseignement, la question restera éternellement programmatique comme dans l’appel de Pastiaux-Thiriat et Berbain (1990) «pour une interactivité entre la recherche et les enseignants».
C’est sans doute en fait qu’une telle question contribue à façonner l’identité des acteurs qui (se) la posent. Et c’est ce qui explique sa constante reprise –et particulièrement dans des disciplines dont l’identité se questionne, comme c’est le cas de la didactique de la littérature. Car c’est bien à son identité que l’on touche quand on (re)pose cette question et qu’on la pose en des termes toujours identiques et toujours renouvelés: toujours identiques, car il suffit de lire des textes de notre champ des dernières décennies pour que la question d’aujourd’hui ne fasse pas l’effet d’une découverte; toujours renouvelés, parce que les contextes changent et se chargent de donner un écho particulier à nos discours, qui, de ce seul fait, se renouvèlent.
C’est dans cette optique je me propose ici d’identifier les questions identitaires qui sont en jeu dans la didactique de la littérature. Au reste, celle-ci existe-t-elle comme discipline? On peut voir là une manière de parler, pour désigner les approches didactiques de la littérature comme un contenu spécifique, de la même manière que l’on peut parler de la didactique de la grammaire, du nombre, de la danse, etc. On peut aussi entendre l’expression comme le nom d’une discipline de recherche autonome, comme on parle de didactique des mathématiques, de didactique de l’EPS, de didactique du français. Dans les deux cas, la question se pose de savoir quels sont les liens –d’appartenance, de concurrence, de complémentarité– que la didactique de la littérature peut entretenir avec la didactique du français, avec d’autres didactiques et/ou avec la didactique comme champ de recherche à la fois unifié et parcellisé.
Je me propose ici, en m’inspirant d’anciens de mes travaux sur la question (ce qui entrainera malheureusement quelque excès dans l’autocitation), de réfléchir assez librement, mais dans un classique plan ternaire, au statut de ce que pourrait être une discipline intitulée «didactique de la littérature», pour interroger les liens entre divers champs de réalisation de la didactique (la recherche, l’Institution, la pratique effective), liens que j’envisagerai comme dialogue et/ou contrainte, comme mon titre le laissait entendre.
Une discipline didactique ?
La question disciplinaire, si l’on peut dire, est ancienne, s’agissant de la didactique de la littérature – et elle concerne directement la question qui nous occupe ici des relations entre recherche et pratiques enseignantes. Elle prend en fait sa source dans l’histoire de la didactique du français et dans la relation complexe de cette discipline avec la matière scolaire enseignée. La configuration initiale de la didactique du français, dans les années 1970-1980, s’est faite dans un souci de ne pas reproduire sur le terrain académique la subordination de l’enseignement du français à la littérature. Cette dernière s’observait institutionnellement dans le secondaire, mais était également le fait de l’enseignement primaire, de deux manières : d’une part par la valorisation de la langue littéraire, promue comme modèle de la langue à enseigner, d’autre part par la logique de l’orientation qui amenait, dès ces années-là, tous les élèves du primaire à un cursus secondaire au moins partiel. D’où le choix des didacticien·ne·s, à l’origine, de ne pas isoler la littérature d’autres objets d’enseignement et d’apprentissage, choix revendiqué même par celles et ceux qui, s’inscrivant, par leurs travaux universitaires, dans le champ des études littéraires, se désignaient comme spécialistes de l’enseignement (et plus tard comme didacticien·ne·s) du français, non de la littérature. Ces chercheur·e·s reproduisaient là, d’ailleurs, la revendication d’acteurs et d’actrices de l’enseignement de l’époque, qui tenaient à se dire enseignant·e·s de français et non de lettres, cette distinction de dénomination marquant bien une différenciation de positionnement (vécu comme idéologique) dans la conception de l’enseignement du français. Petitjean, en 1998, 25 ans après la naissance de Pratiques, écrivait que les membres du collectif, dans les années 1970, «ont contribué […] à l’invention collective […] d’une nouvelle discipline (le français vs les Lettres) et d’un champ théorique : la didactique» (1998 : 3).
On voit ici, plus sur le terrain des valeurs que des savoirs, une double circulation entre la recherche et les pratiques enseignantes: celles-ci, dans leur version militante, ont contribué à façonner un champ de recherche; ce dernier a cherché en retour à construire une nouvelle matière scolaire sur le terrain des pratiques. La question qui se posait était celle de la place de la littérature dans l’approche didactique de l’enseignement du français et cette question pouvait être considérée comme relativement vive. En témoigne cet essai de synthèse –ou de compromis?– de 1998, dans le texte d’orientation de l’Association internationale pour la recherche en didactique du français langue maternelle (DFLM), l’ancêtre de l’AIRDF, Association internationale pour la recherche en didactique du français:
Les spécificités du fait littéraire justifient-elles une autonomisation plus radicale de son champ, ou bien plutôt un va-et-vient dialectique entre les démarches centrées sur l’appropriation du fait littéraire et celles qui privilégient le développement de la lecture et de l’écriture. (DFLM 1998 : 31)
Là encore, la question est indissociable de celle de l’unité de la matière enseignée, qui fait l’objet des recherches didactiques. On sait qu’historiquement, la didactique du français a voulu penser de manière intégrative les contenus de la matière français, en la concevant de façon ouverte comme lieu de la construction des compétences (méta)langagières, ce que permettait la mise en avant des notions de textes et de discours (voir Halté 1992). Mais l’unification des problématiques didactiques au sein de la didactique du français ne voulait pas dire que ces dernières étaient indifférenciées : si penser les différences et les liens entre les contenus permet d’éviter les essentialisations hâtives qui sont parfois le fait de croyance débordantes, la vigilance théorique des didacticien·ne·s à l’égard des contenus est assez vive pour qu’elle oblige à se demander ce qu’il peut y avoir de spécifique au traitement respectif de contenus comme la littérature.
Comme le dit Bernard Schneuwly, «la littérature est un objet culturel qui a des discours de référence multiples, mais disciplinairement relativement bien définis, c’est-à-dire avec des disciplines académiques de référence» et on peut identifier le «mode de penser et de parler particulier des pratiques littéraires qui se fondent sur des savoirs tout à fait spécifiques» (Schneuwly 1998 : 271). Ce sont finalement là des questions dont le traitement est rendu possible par les théories qui pensent, de diverses manières, la transposition didactique des savoirs, des pratiques ou des discours de référence.
Encore faut-il ne pas supposer le contenu préalable à sa théorisation didactique ; car quelle consistance épistémologique serait celle d’une discipline qui supposerait tel objet –au hasard: la littérature– susceptible d’un traitement scientifique sans être constamment construit et reconstruit théoriquement par ce même traitement scientifique ? Si la question vaut évidemment pour toutes les didactiques (cf. à cet égard Chevallard 2014), elle intéresse au plus haut point la didactique de la littérature. Pour reprendre les mots de Yann Vuillet, la désignation même de «didactique de la littérature» a quelque chose de surprenant, «eu égard à l’absence de définition conceptuelle “du” littéraire» (Vuillet 2017 : 326). Il y voit comme un «nœud idéologique», sorte de cristallisation «de processus d’évaluations sociales ne pouvant se “trancher” par des savoirs» (Vuillet 2017 : 234). Les travaux genevois sur la réputation littéraire ont apporté des éclairages importants à cet égard (Ronveaux & Schneuwly (dir.) 2019).
Je suis parti, dans l’élaboration de mon questionnement, d’une évocation de la didactique du français et de l’émergence en son sein de questions spécifiques à la littérature. Or il semble qu’il existe peu de débats théoriques, dans les approches didactiques de la littérature, sur les liens possibles entre didactique du français et didactique de la littérature, même si la question est posée de manière claire et intéressante dans la synthèse récente du champ par Sylviane Ahr (2015). Plus encore, il semble que soit peu traitée la question des liens possibles entre didactique de la littérature et autres didactiques, si ce n’est dans une perspective de réflexion transdisciplinaire entre didactique de la littérature et des arts (voir Chabanne 2016). Cela m’a conduit naguère, à l’issue des treizièmes rencontres des chercheur·e·s en didactique de la littérature à Gennevilliers en 2012, à m’interroger sur la faible utilisation de concepts élaborés dans d’autres didactiques (Daunay 2015).
S’il est intéressant de penser la spécificité d’une didactique, encore faut-il précisément la penser en faisant le même travail que celui que suscite la récurrence de la «question vive» que mettait à l’honneur la dix-huitième école d’été de didactique des mathématiques: «La didactique ou les didactiques?» (voir Matheron et al. 2016 ; Éducation & didactique 2014). De fait, la question qui se pose entre didactique de la littérature et didactique du français est finalement de même nature que la relation entre les diverses didactiques et c’est à la condition de renouveler constamment ce débat théorique qu’il est possible de prétendre, en respectant toutes les spécificités et les frontières qu’on voudra, construire comme champ spécifique la didactique, «dont l’unité et la diversité se conjuguent» (Daunay 2016 : 318).
Une discipline aux croisements
Pour interroger le processus de disciplinarisation et/ou d’autonomisation de la didactique de la littérature, je me propose de présenter une petite formalisation de la didactique, que j’ai réalisée en m’inspirant librement de deux textes anciens, écrits la même année, de Halté (1992) et de Reuter (dans Brassard & Reuter 1992) –pour suivre le fil historique que j’ai commencé à tendre.
Cette formalisation (dont une première version se trouve dans Daunay 2017) identifie trois possibles orientations de la didactique (de la littérature), complémentaires et non exclusives évidemment, qui se réalisent en dominantes, pour reprendre le terme d’Halté (Halté 1992 : 16). Ces orientations engagent des relations particulières avec des lieux de théories ou de pratiques.
Une première orientation de la didactique concerne le travail qu’elle réalise sur les contenus disciplinaires, en l’occurrence les contenus qui ont trait aux questions de littérature. La didactique est alors liée aux théories de références qui concernent les contenus, pour nous les théories littéraires, mais aussi l’analyse du discours, entre autres.
Orientation épistémologique
Une deuxième orientation que je nommerai subjectiviste renvoie à la préoccupation de la didactique (de la littérature, entre autres) pour les sujets didactiques (élèves comme enseignant·e·s) et les diverses institutions qui les assujettissent. Cette préoccupation théorique engage des relations avec des disciplines qui, sans nécessairement prêter d’attention aux contenus, s’intéressent aux sujets et aux institutions, de la psychologie à la sociologie, en passant par l’histoire, l’anthropologie, la philosophie, etc.
Orientation subjectiviste
Une troisième orientation serait celle qu’Halté appelait praxéologique, qui établit une relation entre la didactique de la littérature et les pratiques disciplinaires, c’est-à-dire celles qui concernent cette discipline scolaire «littérature», quelle que soit sa relation aux autres disciplines de la matière «français»:
Orientation praxéologique
Bien sûr, cette orientation est indissociable des sujets et des contenus et il vaudrait mieux identifier ainsi la dimension praxéologique:
Orientation praxéologique (2)
Rappelons les cases disparues et nous retrouvons l’ensemble des relations spécifiques que la didactique noue avec d’autres lieux.
Ce schéma dit bien la dimension systémique de la didactique (Halté 1992), mais aussi sa fragilité, qui tient à ses relations multiples avec des lieux variés, qui ont pu longtemps rendre difficile son autonomie, gage de sa disciplinarisation. C’est sur ce point que je voudrais m’arrêter maintenant, en interrogeant plus spécifiquement, au-delà du caractère généraliste de cette formalisation, la didactique de la littérature.
Les conditions d’une autonomie
La question de la disciplinarisation de la didactique de la littérature n’est pas sans rappeler celle qui s’est posée historiquement dans le processus de construction de la didactique du français comme discipline de recherche, faites de «tensions constitutives» que j’ai analysées ailleurs (Daunay 2007b: 21-28). Sans pouvoir reprendre cette histoire, rappelons que la didactique du français s’est constituée en cherchant à se libérer d’un paradigme applicationniste, qui pouvait se caractériser par une triple dépendance de la recherche : à l’égard des théories dites de référence (la linguistique essentiellement), à l’égard de l’Institution scolaire à travers ses réseaux décisionnaires ou militants, à l’égard de la pratique de terrain, matière qu’il s’agissait souvent de transformer avant de vraiment la connaitre… Le mouvement d’émancipation de la didactique du français, en quoi consiste son processus de disciplinarisation, n’est pas propre à la didactique du français mais concerne, mutatis mutandis, toutes les didactiques. La didactique de la littérature permet-elle d’observer ce même mouvement d’émancipation? Rien ne permet d’en douter, mais j’aimerais interroger, dans ce qui est encore une phase d’émergence, les modalités des relations entre la didactique de la littérature et ces trois lieux, en faisant jouer des dichotomies sans subtilité, mais utiles pour un débat : soumission ou parité? Dialogue ou contrainte?
Relation entre didactique de la littérature et théorie littéraire
Prenons pour commencer la relation entre la didactique de la littérature et la théorie littéraire, que l’on peut placer dans la case en haut à gauche de notre schéma:
La théorie littéraire est-elle, dans la pratique de recherche effective, essentiellement perçue comme une discipline contributoire ou comme une discipline en surplomb ? Qu’il y ait dialogue entre didactique de la littérature et théorie littéraire est assez naturel. Mais, comme cela a pu être le cas avec la linguistique aux débuts de la didactique du français, la référence vaut parfois révérence : qu’on pense, anciennement, aux théories de Picard (et de Jouve) –peut-être se rappelle-t-on que j’avais, naguère, mis en cause de manière polémique les travaux de Picard, précisément parce que je voyais dans l’usage qui en était fait par certain·e·s didacticien·ne·s, une bévue, dans la mesure où, tout au respect des propositions théoriques de l’auteur, elles ou ils ne voyaient pas ce qui pourtant, dans son discours, était idéologiquement contradictoire avec leur propre projet (Daunay 2007b : 39). Je me demande si l’on n’assiste pas au même phénomène de révérence avec un Pierre Bayard ou un Yves Citton… Pour interroger la possible subordination de la didactique de la littérature aux théories littéraires, on peut se saisir de trois indicateurs, que j’avais utilisés il y a dix ans (Daunay 2007a ; 2007b), pour interroger le statut de la didactique de la littérature:
– l’absence ou la parcimonie des références aux recherches didactiques dans les écrits des théoriciens de la littérature cités par les didacticien·ne·s;
– la rareté des discussions théoriques, en didactique, des propositions de ces mêmes auteurs;
– la primauté accordée à ces derniers en tant que théoriciens, visible particulièrement dans l’usage des syntagmes «théorique et didactique» ou «universitaire et didactique» (voir le titre de la dernière livraison de Pratiques, en 2018 : Poésie et langue : aspects théoriques et didactiques), qui laisse supposer que la didactique n’aurait pas la même vertu conceptuelle que la théorie littéraire instituée comme discipline de référence.
Ces trois indicateurs (qui gagneraient à être actualisés par une étude empirique d’un corpus récent, même si l’on peut intuitivement penser qu’elle donnerait les mêmes résultats) permettent au moins d’interroger une forme de relation de dépendance de la didactique à la théorie littéraire.
J’évoquais plus haut la place encore congrue faite aux autres didactiques –ou encore, entre autres, aux travaux de sociologie des apprentissages ou des usages– dans nombre de travaux de didactique de la littérature. Or la délimitation d’un espace propre de travail ne veut pas dire se priver des dialogues possibles avec les contenus pensés par d’autres disciplines et, au rebours de l’illusion de son irréductibilité, interroger ce qui est commun à l’enseignement de la littérature et de la langue, par exemple en redéfinissant à nouveaux frais le double processus de subjectivation et d’assujettissement que suppose la prise en compte du sujet parlant (donc écrivant, lisant, pensant…) –ce que permet du reste le concept de sujet lecteur ou scripteur, quand il est utilisé de manière ouverte (pensons ici à la question d’«enseigner les littératures dans le souci de la langue», pour reprendre le titre des onzièmes rencontres des chercheur·e·s en didactique des littératures de Genève : voir Ronveaux 2016). Le projet de didactique comparée peut aider à faire ressortir, dans l’étude d’un phénomène didactique, des «dimensions spécifiques (liées aux objets de savoirs) et génériques (liées à un fonctionnement indépendant de ces objets)», pour reprendre les termes que Florence Ligozat (2016 : 305) emprunte au vocabulaire propre des recherches en didactique comparée, et qu’elle illustre brillamment avec le cas de la lecture-compréhension littéraire dans le cadre des cercles de lecture.
Un rapprochement plus net avec les autres didactiques permettrait de mieux percevoir et de décrire, du point de vue didactique, les limites conceptuelles de certaines constructions théoriques littéraires et surtout l’inanité des propositions prétendument didactiques, c’est-à-dire, sous leur plume, pratiques, de certain·e·s théoricien·ne·s de la littérature, si peu aveuglé·e·s par le travail des didacticien·ne·s qu’ils peuvent gloser sur leurs objets en les ignorant… Cela permettrait de penser, indépendamment, l’origine et le devenir, en didactique de la littérature, de concepts propres, quand bien même ils seraient initialement empruntés : concernant l’emblématique lecture littéraire, on peut citer le travail de synthèse théorique de Brigitte Louichon (2011) et le programme de travail théorique que propose Jean-Louis Dufays (2016) pour affermir le concept, dans le double souci d’une clarification théorique et d’une mise à l’épreuve empirique –même si elle mérite d’être encore discutée (Gabathuler, Védrines & Vuillet 2019).
Finalement, pour parvenir à se discipliner, sans doute faudrait-il que la didactique de la littérature se fasse moins littéraire et plus didactique…
Relation entre didactique de la littérature et Institution scolaire
Qu’en est-il des relations de la didactique de la littérature avec l’Institution scolaire? Celle qui prend sa place dans la partie en bas à droite de notre schéma initial –que l’on peut finalement identifier comme un des champs de réalisation de la didactique:
La contrainte peut se voir notamment par l’identification fréquente du discours officiel comme source et non comme corpus de l’étude: pour prendre des exemples en France, nombreux sont les travaux qui supposent l’écriture d’invention inventée par les instructions officielles de 2002 ou qui –au contraire– parlent de la «lecture méthodique», de la «lecture analytique», de la «lecture cursive», de la «lecture d’images», comme si ces choses-là existaient en dehors de leur lieu d’institution, à savoir les programmes.
Ce qui peut sembler une soumission à l’Institution, dans le domaine de l’enseignement de la littérature, me semble avoir été observé, en France, au tournant des années 2000, au moment de l’élaboration de nouveaux programmes (pour le primaire comme pour le secondaire) où la question de l’enseignement de la littérature n’a pas été mineure. Observons d’ailleurs que c’est à cette époque qu’a eu lieu la première édition des Rencontres des chercheur·e·s en didactique de la littérature (2000).
La relation entre didactique et Institution ne s’opère alors pas seulement par le mélange des acteurs mais aussi par celui des genres de discours tenus sur les programmes : ainsi, un même contenu peut en effet être écrit par les mêmes personnes dans le cadre des documents d’accompagnement des programmes (sphère institutionnelle) et dans le cadre d’un article théorique (sphère de la recherche) (pour un développement, voir Daunay 2007b: 43). Depuis cette époque, la participation régulière d’inspecteurs ou d’inspectrices à des colloques de didactique de la littérature, qui pourrait être des occasions de confrontation, est plutôt le signe d’une sorte de consensus. Qu’on pense du reste à l’usage du terme didactique pour désigner des épreuves de concours en France ou des prescriptions de bonnes pratiques. Là encore, cette relation avec les représentants de l’Institution scolaire est placée sous le double signe de la contrainte et du dialogue: certes, on voit bien la volonté de penser la prescription comme moyen de diffusion de la recherche, mais ne doit-on pas plutôt y voir le signe d’un cadrage du champ qui réponde à ce qui est légitimement audible pour des représentants de l’Institution?
Que des didacticien·ne·s, en France comme ailleurs, aient participé à l’élaboration de certains programmes n’est un souci pour personne : on peut jouer un rôle de conseil et de proposition ingénierique sans pour autant abdiquer une indépendance théorique par rapport à l’Institution. Le problème est de s’assurer de cette indépendance, du moins si l’on considère que le propre d’une discipline de recherche est de se donner ses propres outils de pensée et d’analyse, ce qui suppose une forte distance avec ce qui existe déjà. Il est intéressant de noter qu’il semble que la didactique de la littérature, dans sa relation avec l’Institution, ait vu se reproduire le même phénomène de relation étroite entre l’Institution et la recherche qu’a connu la didactique du français, puisqu’on peut dire qu’en France, c’est dans des travaux réalisés dans le cadre du plan officiel de rénovation, sous la conduite d’Hélène Romian, qu’émergea la didactique du français. Mais je n’ai pas le souvenir, au début du XXIe siècle, de fortes tensions entre recherche et Institution, comme celle que connut la didactique du français à la sortie des programmes issus du Plan de rénovation, en 1972 (sur ce point, voir Romian 2014).
Relation entre didactique de la littérature et pratiques de classes
L’une des conséquences de ce suivisme à l’égard de l’Institution peut se voir dans la relation à la pratique dans les classes, cette case au centre de notre schéma, autre champ de réalisation de la didactique:
Interroger le lien entre les deux champs permet d’identifier la posture prescriptive parfois prise dans des travaux en didactique. Est-on sûr par exemple de toujours s’interdire de reprocher aux enseignant·e·s de ne pas respecter les instructions officielles, sans s’interroger sur les limites de ces dernières ? Est-on sûr aussi de ne pas privilégier ce qui est perçu comme innovant, reproduisant ainsi «l’anti-traditionalisme affiché par la didactique du français» dont parlait Claude Simard, qui plaidait pour un «un point de vue plus ouvert et plus explicatif face à la tradition» (Simard 2001 : 37) ?
En dehors des dérives évaluatives de certains discours didactiques (voir Daunay 2007c), la question de la soumission aux pratiques est plus sérieuse et, partant, plus complexe, puisque l’on sait le rôle que les pratiques d’enseignement et de formation ont pu jouer dans la construction des didactiques. Comme le dit Bernard Schneuwly, «le champ scientifique “didactique” nait [d’un] large fondement de la didactique pratique et normative» (Schneuwly 2014 : 18). De fait, on peut dire que toute didactique a suivi un processus de «disciplinarisation à dominante secondaire», qui caractérise plus généralement le champ des sciences de l’éducation (Hofstetter & Schneuwly 1998/2001). Il n’est pas inutile de préciser ici que si tou·te·s les didacticien·ne·s ne relèvent pas du champ institutionnel des sciences de l’éducation, la didactique est, par définition, une science de l’éducation et a partie liée, de ce fait, avec ce champ institutionnel.
La didactique de la littérature, comme la didactique du français, dans son processus de disciplinarisation, a dû «transformer des problématiques pratiques et théorico-pratiques en questionnement scientifique», c’est-à-dire «définir des problématiques, sous forme d’un appareil conceptuel cohérent, sous une forme qui permet de fournir des réponses à travers des méthodes de recherche systématiques et explicites» (Schneuwly 2014 : 18).
La didactique de la littérature, comme les autres didactiques, a encore à s’interroger sur les formes d’hybridation bien spécifiques qu’engendre le frottement d’une théorie et d’une pratique : car sauf à se contenter d’un applicationnisme qui montre vite ses limites théoriques et cantonne le discours qui le réalise dans une vision idéaliste et peu productive d’un point de vue scientifique, la relation entre théorie et pratique ne peut pas ne pas se penser au sein même de la discipline, au prix d’une mise en doute des évidences partagées. Il ne s’agit pas, pour emprunter ses mots à Marc Bru, qui parle plus généralement des sciences de l’éducation, d’«abandonner toute mise en relation des recherches et des pratiques», mais de «modéliser ces relations sans les réduire à une visée applicationniste ou à une version idéalisée, étrangères à ce que sont les pratiques en situation» (Bru 1998 : 54). Une telle modélisation, c’est-à-dire la pensée théorique de ces relations entre théorie et pratique, ne semble pas avoir fait l’objet d’une réflexion systématique au sein de la didactique de la littérature et c’est sans doute ce qui rend encore plus légitime la thématique des dix-neuvièmes rencontres des chercheur·e·s en didactique de la littérature.
J’aimerais à cet égard, pour finir, reprendre les mots de Jean-Paul Bronckart (2001) qui montrait qu’en sciences humaines et sociales, l’opposition entre recherche fondamentale et intervention pratique n’est pas un donné de départ mais l’effet d’une élaboration progressive, qui a abouti au dualisme actuel:
Entre les sciences humaines fondamentales et le domaine de l’éducation, se sont établis les rapports hiérarchiques et descendants de l’applicationnisme : les données scientifiques étaient injectées dans le champ pratique, la plupart du temps sans réelle prise en compte des multiples paramètres qui régissent ce dernier. (Bronckart 2001 : 136)
Et l’on voit bien les effets possibles pour la didactique : du fait de l’orientation praxéologique qui la définit en partie (représentée dans les derniers schémas de la formalisation présentée plus haut), l’applicationnisme est un risque possible.
Bronckart fait la critique de cette conception applicationniste pour en suggérer une autre:
Une telle position s’adosse en réalité à l’idéologie selon laquelle l’éducation-formation constituerait une démarche non problématique de transmission de savoirs non discutables, et c’est bien cette idéologie qui oriente la logique applicationniste préconisée par Piaget aussi bien que par Skinner. Mais si l’on considère que les savoirs, même savants, sont toujours discutables, que les processus de transmission sont complexes et problématiques, et que les enjeux sont en permanence à repenser à la lumière des évolutions réelles des sociétés, alors il y a place pour une science véritable, dont l’objet est constitué par les processus de médiation formative, tels qu’ils sont conçus, gérés et mis en place par les sociétés humaines. (Bronckart 2001 : 138)
Dans sa disciplinarisation, la didactique de la littérature gagnerait sans doute à continuer à penser cette question des relations entre recherches et pratiques, en s’interdisant l’applicationnisme que pourfend si bien Bronckart, sans pour autant se soumettre aux pratiques, autre risque possible que les réflexions de ce dernier minimisent peut-être.
Conclusion
Ce travail de disciplinarisation s’accompagnera nécessairement – et c’est ici le sens de mon propos – d’une identification des risques d’un applicationnisme à trois faces que représente la soumission à des instances extérieures (la théorie littéraire, l’Institution, la pratique). C’est à ce prix que la didactique de la littérature pourra se forger une véritable identité qui la fasse reconnaitre comme un champ théorique à part entière.
Mais si l’on peut trouver un avantage à établir des frontières, c’est à la condition de se rappeler qu’une frontière marque autant la séparation que la continuité : si une discipline gagne à être autonome, c’est pour n’être pas diluée dans un espace qu’elle ne peut pas penser, mais c’est aussi pour pouvoir mieux dialoguer avec d’autres dans cet espace – ce que les schémas initiaux voulaient proposer. Autrement dit, on peut supposer que le processus d’autonomisation de la didactique de la littérature, s’il est mené à son terme, pourra l’amener à se penser comme un «espace dynamique», pour emprunter leur expression à Florey, Ronveaux et Cordonier (2015). Se penser comme «espace dynamique», c’est, loin de toute contrainte de dépendance, se penser dans le dialogue avec d’autres champs de recherche et de pratiques.
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