La bande dessinée – forme considérée autrefois comme vulgaire – suscite aujourd’hui un vif intérêt au sein des études littéraires. Comme tout le monde, je suis étonnée par cette explosion en dépit du fait que, par le passé, j'ai rédigé un rapport au Département d’anglais pour défendre vigoureusement l’idée que nous ne devrions pas oublier cette forme narrative innovante. Cependant, s’il y a un essor de la bande dessinée, il s’accompagne aussi de confusions catégorielles et terminologiques.
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La bande dessinée est-elle de la littérature ? Lire les récits graphiques
La bande dessinée est-elle de la littérature ? Lire les récits graphiques
Cet article de Hillary Chute, publié en 2008 dans la revue de la Modern Language Association of America 1, a marqué un tournant dans les rapports entre bande dessinée et études littéraires sur le nouveau continent. Chute propose non seulement une définition de ce média, en insistant sur les spécificités sémiotiques de cette forme d’expression plurimodale, mais elle propose également de retracer brièvement son histoire et de réfléchir sur la littérarité de ce qu’elle rebaptise le « récit graphique », en s’attardant notamment sur les œuvres d’Art Spiegelman et de Joe Sacco. Nous sommes reconnaissants à Hillary Chute et à l’éditeur de nous avoir autorisés à republier cet article, qui a été traduit par Raphaël Baroni et Sébastien Graber.
La bande dessinée – forme considérée autrefois comme vulgaire – suscite aujourd’hui un vif intérêt au sein des études littéraires. Comme tout le monde, je suis étonnée par cette explosion en dépit du fait que, par le passé, j'ai rédigé un rapport au Département d’anglais pour défendre vigoureusement l’idée que nous ne devrions pas oublier cette forme narrative innovante. Cependant, s’il y a un essor de la bande dessinée, il s’accompagne aussi de confusions catégorielles et terminologiques. Pour ceux qui adoptent le point de vue des études littéraires, la manœuvre est évidente: soit on justifie l’intérêt de la bande dessinée en s’appuyant sur une défense de la culture populaire, soit on la rattache à la riche tradition des recherches sur les rapports entre textes et images, qui nous renvoie aux manuscrits enluminés du Moyen Âge. Mais la bande dessinée pose des problèmes que nous essayons encore de résoudre ; le terme n’entre pas facilement dans notre grammaire et la nomenclature qui l’entoure reste compliquée et controversée2. Le domaine des études littéraires n'a pas encore saisi les contours de cet objet fuyant, ni défini clairement son projet le concernant. Pour explorer les bandes dessinées contemporaines, nous devons dépasser certaines classifications antérieures : nous devons réexaminer les catégories de fiction, de narration et d’historicité. Les bourses d'études consacrées aux bandes dessinées – et plus particulièrement à ce que j'appelle les récits graphiques – sont en augmentation dans les sciences humaines. La bande dessinée peut être définie comme une forme hybride combinant des mots et des images, dans laquelle deux cheminements narratifs, l'un verbal et l'autre visuel, construisent une temporalité à l’intérieur d’un espace. La bande dessinée progresse temporellement en cheminant dans l'espace de la page, en s’appuyant sur une alternance de présences et d’absences, les cases saturées d’informations (aussi appelées vignettes ou cadres) alternant avec les gouttières (des espaces vides entre les cases). Extrêmement structurée dans sa construction narrative, la bande dessinée ne se contente pas de mélanger le visuel et le verbal – ni même d'illustrer l'un par l'autre – mais elle est plutôt encline à présenter les deux éléments de manière asynchrone : un lecteur de bande dessinée ne remplit pas seulement les blancs entre les cases, mais il opère aussi des allers-retours entre lecture et recherche visuelle du sens. Dans cet article, je traiterai la bande dessinée (comics) comme un média3, et non comme un genre populaire, telle qu’on l’entend habituellement4. Par ailleurs, je conclurai en attirant l’attention sur un genre particulièrement prégnant au sein de ce domaine : la bande dessinée non fictionnelle.
Je m’intéresserai particulièrement à la manière dont la bande dessinée met en jeu le problème de la représentation de l'histoire, car mon propre travail s'est concentré sur ce que cette forme rendait possible pour le récit non fictionnel, en particulier du fait de sa capacité de juxtaposer spatialement sur la page (et de faire se superposer) des moments passés, présents et futurs. Je m'intéresserai aussi à la manière dont la bande dessinée élargit les modes d'expression de soi et de l’histoire, tout en s'inscrivant dans la culture populaire5. Comment les bandes dessinées contemporaines s’y prennent-elles pour raconter des histoires collectives épouvantables ? Pourquoi les artistes féminines brouillent-elles la distinction entre histoires « privées » et histoires « publiques » ? L'impact esthétique et narratif des bandes dessinées à dimension historique est un élément central de MetaMaus, un livre d'Art Spiegelman à l'édition duquel je participe actuellement6 et qui portera sur les treize années qu'a duré le processus de fabrication de son livre, Maus : l'histoire d'un survivant, qui a été couronné par le prix Pulitzer.
Tour d’horizon
À l’heure actuelle7, trois revues scientifiques ont consacré des numéros spéciaux au récit graphique. Art Spiegelman a récemment donné un séminaire à l'Université de Columbia intitulé « Bandes dessinées : entrer dans le canon », et la Norton Anthology of Postmodern American Fiction intègre depuis peu des bandes dessinées. En dehors du monde académique, le récit graphique occupe l'avant-scène de la critique littéraire et des conversations culturelles : le magazine Time, baromètre du grand public, a nommé comme meilleur livre de 2006 le récit graphique d'Alison Bechdel : Fun Home. A Family Tragicomic. La même année, la maison d’édition Houghton Mifflin, qui publie The Best American Series, inaugurait le premier volume du Best American Comics. On pouvait même lire, en juillet 2004, dans un article de couverture du New York Times Magazine, que cette « nouvelle forme littéraire » rejoint « ce que le roman était autrefois – une forme accessible, vernaculaire [et] ayant un attrait massif » (McGrath 2004 : 24).
Le terme de roman graphique est un terme beaucoup plus commun et facilement identifiable que celui de récit graphique8. Mais ce qui était à l’origine un terme marketing doit aujourd’hui être replacé dans son contexte historique, celui de la seconde moitié du XXe siècle. L'impulsion est venue en partie d’une communauté éditoriale très active issue du milieu underground, qui souhaitait produire des œuvres liées au média de la bande dessinée, mais possédant un impact plus important : le premier usage public attesté de cette expression, par Richard Kyle, apparaît dans un bulletin de 1964 distribué aux membres de l'Amateur Press Association, et le terme fut ensuite emprunté par Bill Spicer dans son fanzine Graphic Story World. Beaucoup pensent que Will Eisneraurait inventé le terme parce qu'il l'a utilisé dans un contexte plus commercial, pour vendre à des éditeurs A Contract with God (1978). Composé d'une série de quatre histoires sérieuses, liées entre elles et racontant les conditions de vie sordides et les désirs d'assimilation de migrants vivant dans un immeuble du Bronx dans les années 1930, A Contract with God fut le premier livre commercialisé en tant que « roman graphique9 ».
Des dizaines d'années plus tard, on retrouve des sections « roman graphique » dans de nombreuses librairies. Pourtant, ce terme semble souvent impropre pour désigner les objets rangés dans ces rayons. De nombreuses œuvres fascinantes regroupées sous cette étiquette – y compris Maus de Spiegelman, qui a contribué à populariser le terme – ne sont pas du tout des romans : ce sont de riches œuvres non fictionnelles, ce qui explique l’accent que je mettrai ici sur le terme plus large de récit. En effet, cette forme remet en question l’idée reçue qui voudrait que, par défaut, le dessin en tant que système serait intrinsèquement plus fictionnel que la prose. Elle donne aussi une nouvelle image de ce que nous considérons comme de la fiction ou de la non-fiction. Dans ce que nous désignons par récit graphique, la longueur substantielle à laquelle faisait référence le terme roman peut être préservée, mais cette expression plus neutre suppose l’existence d'autres modes que celui de la fiction. Un récit graphique est un ouvrage de la longueur d'un livre qui se rattache au média de la bande dessinée10.
Il existe de nombreux formats pour la bande dessinée qui sont tous porteurs d'un bagage culturel unique. Aux Ėtats-Unis11, le comic strip a émergé avant le début du XXe siècle et possède une extension qui varie de moins d'une page à plusieurs pages ou même davantage. Il s'agit d’une séquence qui forme une unité minimale et s’apparente à ce que l’on pourrait désigner comme une histoire courte. Le comic book, qui a vu le jour dans les années 1930, compte généralement trente-deux pages et se présente soit comme un recueil de comic strips, soit comme une histoire continue, souvent sous la forme d’un épisode qui se rattache à une série12. La bande dessinée se décline ainsi en toutes sortes de formats et dans différents contextes sériels, des strips quotidiens ou hebdomadaires aux comic books publiés mensuellement, en passant par les personnages sériels représentés dans tous ces formats. J’ai soutenu ailleurs que la planche de bande dessinée est elle-même un matériau dans lequel s’inscrit une forme de sérialité. En effet, il s’agit d’une architecture narrative fondée sur l'établissement d’intervalles réguliers au sein de l'espace et sur des déviations de cette régularité. Formellement, la bande dessinée diffère du dessin animé (en anglais : cartoon), car ces derniers présentent une succession d’images formées d’une seule case. Alors que ces deux formes utilisent souvent des dispositifs visuels et verbaux similaires, les bandes dessinées, qui se déploient généralement sur plusieurs cases, ont une dynamique narrative qui diffère des dessins animés. Pourtant, les auteurs de bandes dessinées sont encore couramment appelés en anglais cartoonists. Cela s’explique par le fait que la définition historique du cartoon trouve une résonnance chez des auteurs impliqués dans la reproduction de masse d’images dessinées – un aspect de cette forme qui empêche la bande dessinée d'être rattachée aux « beaux-arts ». Cartoon vient du mot italien cartone, qui signifie carton, et désigne un support pour une image ou un motif destiné historiquement à être transféré sur des tapisseries ou des fresques (Harrison 1981 ; Janson 1991 ; Harvey 2001 ; 2005). Pourtant, comme le souligne Randall Harrison, « avec l'arrivée de l’imprimerie, le "cartoon" a pris un autre sens. Il s’agissait d’une esquisse qui pouvait être reproduite en série. C'était une image qui pouvait être largement diffusée13 » (1981 : 16).
Mais comment définir la forme de la bande dessinée, quelles sont ses propriétés, son extension et ses capacités expressives ? Les amateurs de bandes dessinées pourraient en fait dire, comme l'a fait le juge Potter Stewart au sujet de la pornographie : il suffit d’en voir pour savoir ce que c’en est14. La bande dessinée est une forme créative en perpétuelle évolution, toujours soumise aux contraintes des formats imposés par des entreprises commerciales, contrairement au livre d'artiste, qui a connu une histoire parallèle au cours du XXe siècle15. Une partie de la critique s’est occupée de ce que Scott McCloud a appelé les « descriptions fonctionnelles » de la bande dessinée et, dans la plupart des cas, ces travaux négligent joyeusement les méthodologies institutionnelles les mieux établies. Understanding Comics de McCloud (1993a), le premier livre à théoriser la bande dessinée à travers sa propre forme médiatique, en propose une définition délibérément large et provisoire16. Son analyse de la forme intègre, mais sans s'y limiter, le contexte des supports imprimés, paramètre que de nombreux praticiens et critiques considèrent comme essentiel (p. ex. Kunzle 1973 ; Dowd & Reinert 2004).
McCloud définit la bande dessinée comme des « images picturales et autres, volontairement juxtaposées en séquences, destinées à transmettre des informations et / ou à provoquer une réaction esthétique chez le lecteur17 » (2007 : 17). McCloud ajoute qu’avant sa projection, la pellicule d'un film « s’apparente à une bande dessinée observée au ralenti » (1999 : 5). Cet accent mis sur la séquence permet à McCloud de rattacher à la préhistoire de ce média des manuscrits d'images précolombiennes, la tapisserie de Bayeux et les Tortures de Saint-Erasme (1460), parmi d'autres antécédents culturels tout aussi improbables. En 2001, Robert Harvey a rejeté la conception de McCloud selon laquelle les bandes dessinées n'auraient pas besoin de contenir des mots pour être identifiées en tant que telles. C’est le cas également de Smolderen (2007), qui réfute l’idée que la séquence serait la propriété définitoire de la bande dessinée en analysant un « effet d'essaimage » à partir d’images uniques tirées de Bibles illustrées, de Bosch et de Brueghel, ainsi que de livres pour enfants. Harvey soulève quant à lui cette objection : « il me semble que la caractéristique essentielle de la bande dessinée – ce qui la distingue des autres types de récits picturaux – est l'incorporation de contenu verbal. […] Et l'histoire de la bande dessinée me semble mieux soutenir ma thèse que la sienne » (2001 : 75-76). Selon Harvey, l’histoire de la bande dessinée remonterait au XVIIIe siècle et débuterait dans les images produites par Hogarth, Gillray, Rowlandson et Goya (voir aussi Katz 2006 et Sabin 1993).
Les positions de McCloud et Harvey ne sont pas aussi contradictoires qu’on pourrait le penser. La bande dessinée dépend toujours de la manière dont la temporalité peut être construite en empruntant des chemins complexes, et souvent non linéaires, à travers l'espace de la page ; pour l'essentiel, cette forme s’appuie à la fois sur des mots et des images, bien que ce ne soit pas toujours nécessaire. Comme le suggère Spiegelman, les œuvres en bande dessinée « chorégraphient et donnent forme au temps » (2005 : 4). Et bien que cette fonction puisse être remplie par de nombreuses formes d’expression, c'est dans la manière spécifique dont la bande dessinée accomplit cette opération que l'on peut trouver ce qui constitue souvent l’aspect formel le plus intéressant de ce média. McCloud désigne les cases comme « l’élément iconique le plus important » de la bande dessinée (2007 : 106), car elles nous indiquent, de manière très générale, « que nous sommes face à une division de l’espace et du temps » (2007 : 107) et sont à la base de la grammaire de la bande dessinée. En effet, ainsi que l’affirme McCloud, les cases « fragmentent à la fois l’espace et le temps, proposant un rythme haché des instants qui ne sont pas enchaînés » (2007 : 75). Par cette succession de cases en alternance avec des espaces vides, une page de bande dessinée offre une riche carte temporelle, configurée autant par ce qui est dessiné que par ce qui ne l'est pas ; ce média est très conscient de l'artificialité de ses frontières sélectives, qui organisent la planche sous la forme d’un diagramme de moments encapsulés. McCloud soutient que l'espace vide, appelé la gouttière, « recèle beaucoup du mystère et de la magie qui sont au cœur de la bande dessinée » (2007 : 74), et il ajoute que « ce qui se situe entre les cases constitue le seul élément de la bande dessinée qui ne peut pas être imité par un autre média » (1993b : 13).
À travers les travaux de ces chercheurs et critiques, une histoire de la bande dessinée est en train de se constituer et de faire émerger une riche tradition liée à l’histoire des formes, nourrissant ainsi un engouement contemporain pour la narration graphique. La brève histoire que je retracerai dans ces lignes fait référence à plusieurs personnages et événements clés – j’évoquerai ici le contexte des œuvres américaines, mais sans mettre l’accent sur le développement de l’industrie de la bande dessinée commerciale, qui est dominée par deux éditeurs, Marvel et DC, spécialisés dans les histoires de superhéros. Même si McCloud et Harvey sont en désaccord, ils affirment l’un comme l’autre l'importance de Hogarth pour la bande dessinée (McCloud 2007 : 24 ; Harvey 2001 : 77). Dans Modern Fiction Studies, Marianne DeKoven et moi-même avons affirmé à propos d’une œuvre comme La Carrière d’une prostituée –comme dans une bande dessinée, cette œuvre représente des moments ponctuels encadrés qui s’inscrivent dans la progression d’un récit– que l’on peut « comprendre l'influence de Hogarth en lisant son œuvre comme une extension de l’ut pictura poesis, qui fait passer cette dernière de la poésie au genre du roman moderne. Il a introduit une structure séquentielle et romanesque dans une forme picturale » (2006 : 769). Plus tard, au XIXe siècle, Rodolphe Töpffer (1799-1846) – un enseignant suisse considéré comme l'inventeur de la bande dessinée moderne – établit les conventions de cette forme narrative, qu'il définit comme un « langage pictural18 » et qu’il décrit comme un style concis reposant sur l’apparition du cadre des cases dans la page ; il ajoute qu’il se fonde sur deux formes préexistantes : le roman et les histoires en estampe de Hogarth (Kunzle 1990 ; Willems 2007). En 1832, faisant l'éloge de l'œuvre de Töpffer, Goethe vante le potentiel pour la culture de masse de ce qui finira par être baptisé« romans en estampes19 ».
Même dans cette incarnation précoce, la bande dessinée était considérée comme une forme d'art antiélitiste. Néanmoins, les comic strips américains se sont distingués des formes européennes antérieures –lesquelles n'ont jamais été produites en masse de la même manière– par leur usage de personnages récurrents et leur publication dans des journaux à grande diffusion (cf. Gordon 1998). Il est communément admis qu'en Amérique, la bande dessinée a été inventée en 1895 – l’année même où les frères Lumière inventaient le film narratif à Paris – dans le journal de Joseph Pulitzer, le New York World, avec The Yellow Kid de Richard Fenton Outcault, qui mettait en scène des migrants urbains de cette époque, ainsi qu'un enfant attachant et odieux habitant un immeuble de l’East Side20. Pulitzer s'est rapidement rendu compte que la bande dessinée était un moyen d’augmenter la diffusion de son journal. La lutte qui s’ensuivit dans la presse à sensations entre William Randolph Hearst et Pulitzer au sujet du Yellow Kid aurait donné naissance au terme yellow journalism21, et trouverait son origine dans la couleur caractéristique de la robe de chambre du gamin.
Contrairement à la littérature moderniste, qui s'est développée à peu près à la même époque, le média de la bande dessinée a été marqué dès le début par son statut de marchandise. Cependant, on ignore encore souvent le fait que la bande dessinée des premières décennies du XXe siècle était à la fois un produit de la culture de masse et une forme qui influençait et était influencée par les pratiques de l'avant-garde, notamment celles se rattachant au dadaïsme et au surréalisme (Gopnik et Varnedoe 1990 ; Inge 1990). On ignore aussi souvent le fait qu'à la fin des années 1930, alors que les comic books commençaient leur ascension, portés par les épaules de Superman, les premiers récits graphiques modernes, appelés « romans sans paroles », avaient déjà fait leur apparition : il s’agissait d’œuvres gravées sur bois au rendu magnifique – dans certains cas vendues comme des romans classiques – qui servaient presque entièrement un agenda socialiste et incorporaient des pratiques expérimentales largement associées au modernisme littéraire (Joseph 2003). Ces « romans sans paroles », en dépit de leur désignation, comprenaient souvent du texte, mais pas sous la forme de cartouches ou de bulles (Beronä 2001 ; voir aussi Cohen 1977). Bien que ces œuvres n'aient pas toujours été associées à l'histoire de la bande dessinée, certains chercheurs ont commencé à les inclure dans le développement du récit graphique, ce qui leur a permis de montrer comment ce média, au début de son histoire moderne, a pu inclure des expérimentations formelles sans perdre son attrait pour la consommation de masse, ce qui représente un développement crucial pour l'impact de la forme actuelle22. En montrant les tensions entre, d'une part, une production éditoriale de masse et des pratiques artisanales, et, d'autre part, entre convention et expérimentation, ces œuvres montrent comment les premières versions des récits graphiques ont pu répondre aux enjeux de la culture contemporaine tout en anticipant l’émergence de genres marqués par un mélange entre la culture élitiste et populaire, que l'on identifie comme typiques de la littérature contemporaine23.
Dans les années 1950, 1960 et 1970, les bandes dessinées reflètent les bouleversements que l’on observe durant ces décennies dans la culture américaine, souvent en lien avec la Deuxième Guerre mondiale : elles créent un point de jonction entre la culture populaire américaine de masse et les expérimentations que l’on trouve dans les modernismes littéraires et artistiques. Fondée par le caricaturiste Harvey Kurtzman en 1952, la revue Mad Comics: Humor in a Jugular Vein (qui deviendra plus tard le magazine MAD) se présentait comme un comic book sérieusement autoréflexif et profondément préoccupé par l'esthétique de la bande dessinée. Avec Mad, Kurtzman établissait le projet d’une bande dessinée servant de critique pour les valeurs américaines dominantes, en particulier celles véhiculées par les médias, et pour cette raison, ce magazine a constitué une source d’inspiration pour la bande dessinée underground (souvent appelée comix) qui se développera à la fin des années 1960 et au début des années 1970.
Comme la littérature des années 1960, la bande dessinée de cette période est dominée par des oppositions. Les dernières années de la décennie sont marquées par la révolution des comix undergrounds, ce mouvement revendiquant explicitement son rattachement à l’avant-garde. En réaction aux codes de la censure, qui étouffaient l'industrie mainstream, la bande dessinée underground est devenue un support culturel influent, à la fois frappant et déstabilisant, parce qu'il se fondait sur la transgression des tabous. Rejetant les grands éditeurs, les représentants de la scène underground auto-publiaient des œuvres qui expérimentaient, hors des contraintes commerciales, les capacités formelles de la bande dessinée. C'est de cette culture que sont issus les récits graphiques les plus durables : des œuvres sérieuses et imaginatives explorant les réalités sociales et politiques en repoussant les limites d'un média historiquement inscrit dans la culture de masse. L'autobiographie, sans doute le mode dominant des récits graphiques actuels, a d'abord pris son essor dans cette culture underground.
Spiegelman en est l’exemple éloquent. Ses bandes dessinées expérimentales et ses récits autobiographiques, qui incluent le prototype que constitue Maus, ainsi que ses deux magazines Arcade (1975-1976) et RAW (1980-1991), transposent l’esthétique antinarrative de l'avant-garde dans le média populaire, et même populiste, qu’est la bande dessinée. À l’origine, Spiegelman détournait les attentes du public liées au développement de l’histoire, en travaillant à se démarquer des bandes dessinées de «divertissement». Plus tard, dans le magazine RAW, où Maus a été publié pour la première fois sous la forme d’une série, il a élargi cette pratique.À travers ces expérimentations, nous voyons que l’énonciation historique se construit de manière éclatée, à travers des espaces paradoxaux et des temporalités mouvantes : la bande dessinée – en tant que forme qui s'appuie sur l'espace pour représenter le temps – apparaît alors structurellement équipée pour remettre en question les modes dominants de la narration et de l’historiographie.
Maus, qui a remporté un prix Pulitzer « spécial » et qui a fait découvrir la sophistication de la bande dessinée au monde académique, dépeint les Juifs comme des souris et les Allemands comme des chats. Ce récit raconte, en faisant des allers-retours entre la Pologne de la Seconde Guerre mondiale et le New York des années 1970 et 1980, l'histoire d'un auteur de bande dessinée, nommé Art Spiegelman et de son père, Vladek, un survivant de l'Holocauste. Maus a été largement commenté24. C'est une histoire captivante, un portrait émouvant d'une famille imparfaite. C'est aussi une œuvre dont la complexité esthétique et politique est liée aux spécificités de la bande dessinée. Marianne Hirsch souligne des aspects de l’œuvre de Spiegelman que l’on pourrait généraliser de manière à éclairer les potentialités du récit graphique. Selon elle, l'utilisation par Spiegelman de photographies dans un texte dessiné à la main
fait émerger non seulement la question de savoir comment, quarante ans après la sentence d'Adorno, l'Holocauste peut être représenté, mais aussi comment différents médias – la bande dessinée, la photographie, le récit, le témoignage – peuvent interagir les uns avec les autres pour produire un texte plus perméable et multiple, capable de refonder le problème de la représentation de l’Holocauste et de supprimer définitivement la séparation nette entre les domaines du documentaire et de l’esthétique. (1992-1993 : 11)
Spiegelman s'est battu publiquement, et avec succès, contre le New York Times pour faire passer son livre du classement des best-sellers appartenant au genre de la fiction à celui des œuvres non fictionnelles. En faisant s’entrechoquer dans la bande dessinée des couches narratives asynchrones ou concurrentes, il crée un niveau intense d'autoréflexivité (voir fig. 1). De plus, dans le récit graphique, le corps de l’auteur demeure présent dans le texte à travers le geste de la main visible dans le dessin25. Cette absence de transparence inscrit le récit déployé à la surface de la page dans le registre de la subjectivité, ce qui permet aux œuvres de bande dessinée d'être productivement conscientes de la façon dont elles «matérialisent» l'histoire – ce terme frappant étant utilisé par Spiegelman (Brown 1988 : 98). Concernant la place occupée par Maus dans la recherche académique, lors d’une interview donnée en 2003, Marianne Hirsch a affirmé que « dans le monde universitaire... c'est plus qu'une acceptation. Tout le monde se précipite pour écrire sur Maus » (2005).
Contextes
L'étude d'un texte de référence tel que Maus est en train de donner naissance à un domaine de recherche dont l’objectif est d’étudier plus largement le potentiel de cette forme d’expression. Dans un commentaire à propos de son œuvre, Spiegelman affirme que « la surface stylistique [de la page] était un problème à résoudre » (1994), ce qui caractérise bien la manière dont le récit graphique appréhende le style et la forme : il s’agit d’articuler les histoires à travers une esthétique spatiale liée aux cases, aux gaufriers26, aux gouttières et aux strips. Le récit graphique attire donc l'attention sur ce qui a été désigné par Mitchell comme un formalisme politique reconfiguré27. Selon lui, ce média nous confronterait aujourd’hui à un « nouveau type de formalisme », alors que le « moment moderniste de la forme […] est peut-être derrière nous28 » (2003 : 324). La narration graphique offre en particulier des exemples convaincants et diversifiés d’œuvres mobilisant différents styles, méthodes et modes pour traiter le problème de la représentation historique. Une conscience des limites de la représentation – qui est non seulement un problème spécifique à l’expression d’un traumatisme mais aussi une« condition sine qua non de toute représentation » (Kunow 1997 : 252) – fait partie intégrante du langage de la bande dessinée, du fait de sa forme architecturée, consciente d’elle-même et bimodale. Et simultanément, c’est pourtant à travers une visualisation à la fois saisissante, émouvante et directe des circonstances historiques, que la BD aspire à un engagement éthique.
Certains des livres les plus fascinants – ceux qui suscitent l’intérêt des critiques littéraires29 – représentent souvent des réalités historiques dramatiques. Par exemple, trois des auteurs de bande dessinée parmi les plus acclamés aujourd'hui, Art Spiegelman, Joe Sacco et Marjane Satrapi, travaillent dans un mode non fictionnel. Spiegelman s’est penché sur la Seconde Guerre mondiale et le 11 septembre, Sacco sur la Palestine et la Bosnie, Satrapi sur la révolution islamique en Iran et la guerre en Irak. Ce n'est pas une coïncidence. À travers sa manière congénitalement formaliste de raconter des histoires, à travers ses expérimentations avec les contraintes artificielles de son propre langage, la bande dessinée attire notre attention sur ce que Shoshana Felman et Dori Laub appellent la f«textualisation du contexte » :
le contenu empirique ne doit pas seulement être connu, mais doit être lu […]. L’exigence fondamentale et légitime de contextualisation du texte doit elle-même être complétée, simultanément, par le travail moins familier, et pourtant nécessaire, de textualisation du contexte. (Felman & Laub 1992 : xv)
Le récit graphique accomplit ce travail en rendant manifestes ses propres artifices et en attirant l’attention sur ses raccords. Sa grammaire formelle rejette la transparence et rend la textualisation visible, inscrivant le contexte dans la présentation graphique. Dans Maus, par exemple, le contexte du récit, sa nature de production culturelle sur l'Holocauste renonçant délibérément à la maîtrise esthétique, est affiché de manière extra-sémantique dans l’apparence de ses lignes au tracé hésitant. Lorsque nous lisons ce texte, nous percevons la texture granuleuse de ses lignes et nous constatons de ce fait le rejet des tropes nazis de la maîtrise.
Figure 1 : Art Spiegelman, Maus II: A Survivor’s Tale, p. 41.
Reproduit avec la permission de l’auteur.
Les récits graphiques les plus importants explorent les limites incertaines de ce qui peut être dit et de ce qui peut être montré, à l'intersection entre l’histoire collective et les histoires vécues30. Des auteurs comme Spiegelman et Sacco, aux prises avec un horizon historique, dépeignent la torture et le massacre sur un mode formel complexe, qui ne se détourne pas du traumatisme et qui ne cherche pas à l'atténuer. En fait, ils démontrent comment le fait de retracer visuellement ce traumatisme peut se révéler à la fois éthique et productif. Il y a aussi un riche éventail d'œuvres d'écrivaines qui explorent l'enfance et le corps – des préoccupations généralement reléguées au silence et à l'invisibilité de la sphère privée. Le récit de Satrapi sur sa jeunesse en Iran, Persepolis, ainsi que des œuvres d'autrices américaines comme Lynda Barry, Alison Bechdel, Phoebe Gloeckner et Aline Kominski-Crumb illustrent comment le récit graphique peut dépeindre la réalité quotidienne de la vie des femmes ; et cette réalité, tout en étant enracinée dans une individualité, apparaît investie et intriquée dans la collectivité, au-delà des modèles prescriptifs de l’altérité et de la différence sexuelle. Dans tous les cas, de l’échelle la plus large à l'échelle locale, le récit graphique met en scène l’aspect traumatique de l'histoire, mais tous ces auteurs et toutes ces autrices refusent de montrer cet aspect à travers le prisme de l'indicible ou de l'invisible ; à l’inverse ils ou elles transcrivent plutôt sa difficulté à travers des procédés textuels inventifs et variés.
On ne devrait pas conclure de cet enthousiasme engendré par les productions non fictionnelles que des œuvres puissantes ne pourraient pas relever de la fiction. Des auteurs comme Charles Burns (Black Hole), Daniel Clowes (Ghost World) et Chris Ware (Jimmy Corrigan : The Smartest Kid on Earth) ont rehaussé le niveau de la bande dessinée littéraire en racontant des histoires à la fois sérieuses dans leur portée et denses stylistiquement. Il s’agit cependant d’affirmer que la combinaison des mots et des images crée de nouvelles possibilités pour l'écriture de l'histoire en proposant des expérimentations formelles, tout en conservant l’attrait du texte pour un public de masse. La narration graphique suggère ainsi que l'exactitude historique n'est pas le contraire de l'invention créative, car la problématique de la distinction entre fait et fiction est rendue visible par le dessin. En effet, structurellement parlant, la bande dessinée est un média double et stratifié, qui peut juxtaposer différents moments historiques sur une même planche, ainsi qu’on peut le constater dans la dernière case de la figure 1, dans laquelle Spiegelman montre des cadavres de camps de concentration qui envahissent silencieusement son studio de SoHo.
Pour présenter certains travaux prometteurs sur ces questions, je reviendrai brièvement sur Mitchell, car sa manière de montrer comment les horizons formel et politique peuvent s'entrelacer est particulièrement pertinente pour réfléchir sur les récits graphiques non fictionnels. Mitchell s’est intéressé à After the Last Sky: Palestinian Lives, une œuvre d’Edward Said produite en collaboration avec le photographe Jean Mohr, dont le texte mélange des mots et des images. Dans son commentaire, Mitchell met en évidence l’importance de ce qu’il définit comme une « esthétique spatiale » (2003 : 324). Dans l'introduction du livre, Said écrit d’ailleurs : « Je crois que pour nous représenter, nous devrions utiliser essentiellement des formes d'expression non conventionnelles, hybrides et fragmentaires. […] Une double vision donne forme à mon texte » (2003 : 6).
Publié en 1986, la même année que l’œuvre charnière de Spiegelman, l'appel de Said au mélange des genres, des disciplines et des médias, explique son enthousiasme pour la bande dessinée, qu'il détaille dans l'admirable introduction qu’il a rédigée en 2001 pour le récit graphique de Sacco sur la Palestine, un exemple de ce que l'on appelle aujourd’hui le «journalisme en bande dessinée31». Selon lui, la bande dessinée offre une vision double en raison de son hybridité structurelle, par cette combinaison narrative de mots et d'images qui ne forment pas une synthèse. Dans une case de bande dessinée, les images et les mots peuvent signifier différemment, et de cette manière, l'œuvre peut véhiculer des récits ou des sens à double codage.
Le travail de Sacco, par la densité de ses détails, attire l'attention sur le rythme – un aspect formel que Said considère comme étant peut-être « la plus importantes de ses réussites » (Sacco 2015 : n.p.). Faisant l'éloge de Palestine, Naseer Aruri va jusqu’à écrire que « chaque page équivaut à un essai », une appréciation de la densité du récit qui ne se limite pas à la prose du texte, mais qui indique plutôt comment l'épaisseur de la forme iconotextuelle, telle qu’elle est travaillée par Sacco, transmet ce qui apparaît comme un surplus d'information ou de plénitude32. Peu de récits narratifs résistent mieux à la consommation facile que ceux de Sacco : le formalisme de ses pages constitue une jungle exigeant un intense travail de « décodage ». Ce terme, qui connote une difficulté, est utilisé conjointement par Spiegelman et par Said pour parler de la bande dessinée (Said 2001 : ii ; 2015 : np ; Spiegelman 1995 : 61). Les œuvres de Sacco s’appuient effectivement sur un va-et-vient disjonctif entre la contemplation de l’image et la lecture du texte, et ce rythme – souvent compliqué et coûteux en temps – fait partie de leur pouvoir de «captation», selon la formulation de Said, ce qui est particulièrement pertinent pour traiter un sujet aussi politisé et éthiquement compliqué que le conflit israélo-palestinien33. Said loue la façon dont Sacco associe bizarrement une forme d’accélération (les pages sautent aux yeux avec une sorte d’urgence) et de décélération (chaque page doit être arpentée de long en large pour être décodée), et il en conclut que ses « bandes dessinées offrent aux lecteurs un séjour raisonnablement long auprès d’un peuple » rarement représenté avec autant de complexité et de rigueur (2001 : v ; 2015 : np). Une planche de bande dessinée, à la différence d'un film ou d'un récit en prose traditionnel, est capable de maintenir ce flux contradictoire en tension, car le développement narratif est retardé, rétracté ou rendu récursif par la profondeur et le volume de la structure graphique.
Pour aborder la question de la littératie liée à l'idée d’un « décodage » de la bande dessinée, on pourrait s'inspirer de l’explication que donne Spiegelman de ce terme. Ses commentaires associent à la bande dessinée une littératie spécifique et active, ainsi qu’en témoigne la déclaration suivante, publiée en 1995 dans le Comics Journal :
Il me semble que la bande dessinée est déjà passée du statut d'icône de l'analphabétisme à celui de l'un des derniers bastions de la littératie. […] Si [ce média] a un problème aujourd’hui, c'est que le public actuel n'a plus la patience de décoder les bandes dessinées. […] Je ne sais pas si nous sommes à l'avant-garde d'une culture différente ou si nous sommes plutôt les derniers artisans d’une culture passée. (1995 : 61)
Ce commentaire s'écarte de l’image que beaucoup se font encore du média. Ainsi que l’écrivait Will Eisner dans Graphic Storytelling : « la bande dessinée en tant que forme de lecture a toujours été considérée comme une menace pour la littératie » (1996 : 3). Fredric Wertham, auteur en 1954 de l'incendiaire Seduction of the Innocent, un livre qui a contribué à introduire la censure dans le champ de la bande dessinée, désignait la consommation des récits graphiques comme « une dérobade à la lecture, et presque son contraire » (cité dans Schmitt 1992 : 157). Pourtant, en présentant des moments ponctuels encadrés qui alternent avec les espaces vides des gouttières au sein desquels il faut projeter une causalité, certains commentateurs (par exemple McCloud 1993a : 66-93, 106 ; Carrier 2000 : 51) soulignent que la bande dessinée exige une participation substantielle du lecteur pour construire le récit, allant jusqu’à favoriser une sorte d’«intimité interprétative» avec celui-ci (Mc Cloud 1993a : 69). Et même à l’intérieur de ses cases, le récit graphique, comme le suggère mon bref commentaire sur l’œuvre de Sacco, peut nécessiter un ralentissement, la forme pouvant devenir très exigeante mentalement. Étant donné que la construction spatiale de la page peut encourager les relectures et brouiller délibérément la linéarité narrative (en bande dessinée, la lecture peut se faire dans toutes les directions), la reconstruction du récit de base exige ainsi un degré élevé d'engagement cognitif34. Dans Goražde, Sacco spatialise le style elliptique de sa prose, que l’on pourrait rattacher à celui d’un écrivain de l’avant-garde littéraire comme Louis-Ferdinand Céline, en fragmentant le texte dans des cartouches flottant à la surface des images. Spatialiser le récit verbal pour dramatiser ou bousculer les fils du récit visuel, revient à introduire des ellipses dans la grammaire d'un support déjà caractérisé par la structure elliptique de la séquence case-gouttière-case. On peut voir un exemple de ce type dans l'une des pages les plus troublantes de Goražde, dans laquelle Sacco illustre le témoignage d’Edin, son ami bosniaque, qui est aussi traducteur. Cette image montre les cadavres des amis d’Edin, quatre hommes morts le premier jour de la première attaque serbe sur Goražde en mai 1992 (fig. 2).
La réaction négative suscitée par la bande dessinée « littéraire » en tant qu’objet de recherche, que l’on peut observer chez beaucoup d’universitaires, met en évidence l’anxiété engendrée par la dimension visuelle de la culture, en lien avec ce que Mitchell a identifié comme le «tournant visuel» (pictorial turn) des années 1990. Cette réaction montre aussi une suspicion envers une forme esthétique profondément marquée par son histoire populaire. Dans un éditorial publié en 2004 intitulé «Dommages collatéraux», Hirsch souligne la crainte de notre profession «qu'à l'ère médiatique contemporaine, nos étudiants (sans parler de nos représentants politiques) aient perdu leur littératie verbale et se soient abandonnés à une visualité dominante et incontrôlable qui altère la pensée». Mais elle écrit aussi – en introduisant les contributions à ce numéro de la revue PMLA portant sur les rapports entre études littéraires et arts visuels, qui comprend quatre prises de position sur la visualité dans The Changing Profession – que ces travaux «révèlent que notre domaine a déjà dépassé cette anxiété» (Hirsch 2004 : 1210).
En effet, le moment est venu d’élargir notre expertise scientifique et notre intérêt pour la bande dessinée. « Quel type de littératie visuelle et verbale sera en mesure de répondre aux besoins du moment présent ? » se demande Hirsch (2004 : 1212). Je parie – tout comme elle, qui analyse ensuite le dernier livre de Spiegelman In the Shadow of No Tower – que les récits graphiques embrassent certaines des questions les plus pressantes posées à la littérature contemporaine : quelle sont les structures narratives les plus pertinentes pour produire une représentation éthique de l’histoire ? Quels sont les enjeux actuels liés au droit de montrer et de raconter l'histoire ? Quels sont les risques de la représentation ? Comment les gens comprennent-ils leur vie en concevant des récits et parviennent-ils à rendre intelligible la difficulté du processus de remémoration ? Les récits graphiques font écho et prolongent les inventions formelles de la littérature, depuis les attitudes sociales et les pratiques esthétiques du modernisme jusqu’à la transition postmoderniste vers une démocratisation des formes populaires. Dans le récit graphique, nous voyons qu’une prise en compte de la reproductibilité et de la circulation de masse peut se conjuguer avec une attention rigoureuse et expérimentale à la forme comme mode d'intervention politique. Les approches critiques de la littérature, comme elles commencent à le faire, doivent porter une attention plus soutenue à cette forme en développement – une forme qui exige de repenser le récit, le genre et, pour reprendre l'expression de James Joyce, la «modalité du visible» (1948 : 39).
Figure 2 : Joe Sacco, Safe Area Goražde, p. 93.
Reproduit avec la permission de l’auteur.
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Pour citer l'article
Hillary Chute , "La bande dessinée est-elle de la littérature ? Lire les récits graphiques ", Transpositio, Traductions, 2020http://transpositio.org/articles/view/la-bande-dessinee-est-elle-de-la-litterature-lire-les-recits-graphiques
Voir également :
Apprendre la littérature, pour quoi faire ? Du débat des experts aux discours des élèves
La question des justifications de l’enseignement de la littérature n’a jamais autant mobilisé les didacticiens qu’en ce début de XXIe siècle. La thèse de Suzanne Richard Finalités de l’enseignement de la littérature et de la lecture de textes littéraires au secondaire (2004), le livre collectif Les valeurs dans/de la littérature (Canvat & Legros 2004), les actes du colloque Enseigner et apprendre la littérature, pour quoi faire ? (Dufays 2007), l’essai tout récent de Sylviane Ahr (2015) Enseigner la littérature aujourd’hui : « disputes » françaises, autant d’ouvrages qui ont fait de l’examen du sens de l’enseignement littéraire leur objet même.
Au-delà des didacticiens, les chercheurs en littérature sont eux aussi en pleine interrogation sur la place de leur activité dans la formation. De La littérature en péril de Todorov (2007) à Pourquoi étudier la littérature ? de Jouve (2010) en passant par Contre Saint Proust ou la fin de la Littérature de Maingueneau (2006), La littérature pour quoi faire ? de Compagnon (2007), Comment parler des livres que l’on n’a pas lus ? de Pierre Bayard (2007), Lire, interpréter, actualiser. Pourquoi les études littéraires ? d’Yves Citton ou encore Petite écologie des études littéraires de Jean-Marie Schaeffer (2011), le questionnement est devenu permanent.
Apprendre la littérature, pour quoi faire ? Du débat des experts aux discours des élèves
La question des justifications de l’enseignement de la littérature n’a jamais autant mobilisé les didacticiens qu’en ce début de XXIe siècle. La thèse de Suzanne Richard Finalités de l’enseignement de la littérature et de la lecture de textes littéraires au secondaire (2004), le livre collectif Les valeurs dans/de la littérature (Canvat & Legros 2004), les actes du colloque Enseigner et apprendre la littérature, pour quoi faire? (Dufays 2007), l’essai tout récent de Sylviane Ahr (2015) Enseigner la littérature aujourd’hui: «disputes» françaises, autant d’ouvrages qui ont fait de l’examen du sens de l’enseignement littéraire leur objet même.
Au-delà des didacticiens, les chercheurs en littérature sont eux aussi en pleine interrogation sur la place de leur activité dans la formation. De La littérature en péril de Todorov (2007) à Pourquoi étudier la littérature? de Jouve (2010) en passant par Contre Saint Proust ou la fin de la Littérature de Maingueneau (2006), La littérature pour quoi faire? de Compagnon (2007), Comment parler des livres que l’on n’a pas lus? de Pierre Bayard (2007), Lire, interpréter, actualiser. Pourquoi les études littéraires? d’Yves Citton ou encore Petite écologie des études littéraires de Jean-Marie Schaeffer (2011), le questionnement est devenu permanent.
Certes, ces différents ouvrages ne portent pas tous sur le même objet, puisqu’il y est question tantôt de formation littéraire à l’université tantôt d’enseignement obligatoire, et leurs thèses sont parfois loin de converger, mais c’est précisément cette diversité qui retient l’attention et justifie qu’on s’y attarde.
Ce débat, pour autant, n’a rien de bien nouveau. Comme l’a rappelé André Chervel dans son Histoire de l’enseignement du français du XVIIe au XXe siècle (2006), on enseigne la littérature française depuis plus de quatre cents ans et on n’a cessé depuis lors de justifier son enseignement sur la base d’arguments qui ont évolué à chaque génération. Pourquoi enseigner la littérature? Si les débats sont légion, c’est parce que les réponses émanent d’une diversité d’acteurs aux intérêts divergents. En l’occurrence, l’avis des chercheurs et des professeurs d’université spécialisés en littérature ne rejoint pas toujours celui des didacticiens du français; celui des décideurs du système éducatif – ministres, auteurs de programmes, inspecteurs, auteurs de manuels – diffère souvent de celui des enseignants de terrain; et celui des élèves est quant à lui rarement écouté 1.
Mais la diversité des positions tient aussi à la polysémie de la question elle-même. Qu’entend-on en effet par «justification de l’enseignement de la littérature»? Au moins trois types de choses, me semble-t-il, qui correspondent à trois types de débats parallèles, parfois entremêlés: certaines justifications concernent le corpus, d’autres, les manières de lire, et d’autres encore, les connaissances théoriques sur l’objet littérature.
Mon propos dans cet article sera d’essayer, très modestement, de démêler cet écheveau en examinant tour à tour trois discours de justifications: celui de l’institution scolaire, dont je retracerai l’évolution à grands traits depuis les origines, celui des experts, dans lequel je tenterai de dégager les termes et les positions du débat actuel, et celui des élèves du secondaire, dont j’ai recueilli les perceptions dans trois écoles aux profils contrastés. Mon espoir en confrontant ces trois regards est d’arriver à mieux mesurer à la fois leurs portées et leurs limites respectives.
Les discours de l’école
Un premier ensemble de discours sur les finalités de l’enseignement littéraire est celui qui émane de l’institution scolaire elle-même, à travers ses programmes et ses manuels. Par commodité, je m’en tiendrai ici au domaine de l’enseignement du français, et je distinguerai les finalités d’hier, qui ont été associées à cet enseignement du XVIIe siècle jusqu’au milieu du XXe siècle, et les finalités d’aujourd’hui, qui ont été préconisées depuis les réformes scolaires des années 1970.
Les finalités d’hier: évolution du XVIIe au XXe siècle
À la suite d’André Chervel (2006), il importe d’abord de se rappeler qu’aux origines de l’enseignement du français, au XVIIe siècle, la littérature n’était retenue que pour sa valeur gnomique : les maitres y puisaient des maximes de sagesse supposées universelles, destinées à former des esprits droits. Au siècle suivant, sous l’influence des écrivains classiques, cette visée se double d’une préoccupation esthétique : La Fontaine, notamment, est enseigné autant comme maitre du style que comme un maitre à penser, mais, comme Boileau et quelques autres, il prévaut aussi pour les analogies que son œuvre présente avec celles des auteurs antiques, lesquels continueront longtemps à servir de modèles et de matière première de l’enseignement. Au XIXe siècle, la sensibilité romantique accentuera la priorité accordée aux valeurs esthétiques et stylistiques, si bien qu’à la fin du siècle, au moment où l’école primaire se généralise, les œuvres littéraires sont enseignées en tant que modèles pour la rédaction.
Simultanément, on voit se développer en France les valeurs patriotiques, et l’histoire littéraire reçoit la mission de faire connaitre la culture nationale, même si une méfiance durable persiste envers les œuvres du Moyen Âge, du XVIe siècle et même du XIXe siècle qui sortent du canon classique et postclassique. Il faudra attendre les années 1930 pour voir se développer un nouvel enjeu, en contraste radical avec l’idéal de sagesse propre à l’enseignement des classiques: celui de la formation à la sensibilité et aux émotions, qui va se traduire par la promotion d’œuvres jusque-là ignorées comme le Dom Juan de Molière, la Phèdre de Racine ou Les fleurs du mal de Baudelaire.
Jusqu’au milieu des années 1960, la littérature demeure néanmoins le socle de l’enseignement du français, et l’enjeu qui prédomine reste un enjeu patrimonial, à forte dimension morale, culturelle et humaniste: enseigner la littérature vise d’abord à faire connaitre les grands courants de l’histoire littéraire et la vie et l’œuvre des grands auteurs, et par là à transmettre des modèles de vie, de pensée et d’écriture. Il s’agit à la fois d’éduquer les élèves et de les relier entre eux et aux générations précédentes. Il faut rappeler qu’à cette époque, l’enseignement secondaire n’était pas obligatoire et n’accueillait donc qu’une population limitée, favorisée socioculturellement, celle que Bourdieu appellera les «héritiers».
Les finalités d’aujourd’hui: quatre tendances depuis 1970
Si l’on considère ensuite les cinquante dernières années, quatre tendances successives, qui sont largement communes aux différents pays francophones (cf. Dufays, Gemenne & Ledur 2015), peuvent être dégagées.
Le discours sur l’enseignement de la littérature connait un premier changement radical à la fin des années 1960 dans la foulée des grands bouleversements sociologiques (explosion de la démographie scolaire, apparition de la problématique des échecs) et culturels (mai 68, révolution des sciences humaines, succès du nouveau roman, du nouveau théâtre, de la nouvelle critique, mouvements yéyé et hippie), qui conduisent à une remise en question de toutes les valeurs antérieures. Rompant avec l’idée de culture patrimoniale, les années 1970 seront désormais dominées par la centration sur les textes et par l’ouverture au paralittéraire et au non-littéraire. La transmission des chefs-d’œuvre consacrés fait place au rejet de toute hiérarchie entre les textes. Pour autant, la finalité de l’enseignement littéraire demeure tout aussi normative, mais au lieu de reposer sur la connaissance d’un corpus, la norme tient désormais à la maitrise d’une méthode, celle de l’analyse structurale. Pour reprendre les mots de Bernard Veck (1995), les humanités font ainsi place aux méthodes. Corollairement, l’enjeu qui prévaut à ce moment est à la fois « scientifique » et esthétique : il faut apprendre à lire toutes sortes d’œuvres pour elles-mêmes, pour autant qu’on le fasse méthodiquement. On passe ainsi d’un point de vue ségrégationniste à un point de vue intégrationniste, et d’une finalité externe, centrée sur les usages de la littérature, à une finalité interne, centrée sur ses textes.
Les années 1980 connaitront des mouvements opposés. En France, elles voient s’accentuer le versant méthodique à travers la lecture du même nom, qui apparait comme un prolongement de l’enjeu précédent: il faut lire la littérature pour acquérir une méthode et devenir un lecteur autonome et critique. Cette approche est très inspirée par les travaux d’Eco (1985) sur la coopération interprétative du lecteur modèle. En Belgique, si le réseau officiel prône un retour au patrimoine, dans le réseau catholique, on assiste plutôt à une rupture, marquée par l’avènement des théories affirmant la souveraineté du lecteur et l’importance de la diversification des réceptions. Désormais l’enjeu n’est plus seulement d’émanciper l’élève ni de le doter de méthodes – même si ces valeurs continuent de prévaloir–, il est avant tout de l’amener à lire, de lui donner le gout et la pratique de la lecture. C’est ainsi que l’on voit se développer des propositions qui privilégient l’entrée en littérature par les activités spontanées et/ou ludiques.
Dans les années 1990, un nouveau contraste se fait jour. D’un côté, l’entrée dans l’ère des compétences. Tenu de déboucher sur des productions balisées et évaluables, l’enseignement de la littérature se voit subordonné à une logique utilitaire: désormais il faut lire pour devenir un lecteur compétent, capable de réinvestir ses acquis et ses outils dans des tâches complexes inédites. De l’autre côté, l’entrée dans la lecture littéraire: cette notion qui inspire fortement les programmes du primaire en France et ceux du secondaire en Belgique et au Québec cherche à concilier les deux approches de la lecture mises en évidence par les théories de la lecture, notamment par les travaux de Picard. On assiste ainsi au développement du modèle de la lecture littéraire conçue comme un va-et-vient: désormais, il faut lire pour développer conjointement la participation psychoaffective à l’univers référentiel du texte et l’analyse critique de ses significations.
Si elles sont potentiellement en tension (cf. Dufays 2011), l’approche par compétences et la lecture littéraire peuvent, à l’occasion, se combiner dans des dispositifs qui intègrent l’alternance des postures de lecture au sein de séquences didactiques débouchant sur des productions finales évaluables, ou qui étendent la notion de compétence aux compétences culturelles. La capacité de mettre en relation des textes du présent et du passé devient ainsi une compétence clé dans le référentiel des Compétences terminales de 1999 de la Communauté française de Belgique, qui justifie comme suit l’enseignement de la littérature:
L'objectif à poursuivre dans l'enseignement de savoirs littéraires et artistiques n'est en aucune manière de transmettre une culture encyclopédique passéiste, mais de donner de manière vivante aux élèves la maitrise des références culturelles qui ont influencé durablement la pensée et l'écriture occidentale et/ou s'avèrent les plus utiles pour décoder les productions culturelles contemporaines. Seuls ont donc été retenus ici des savoirs – dont la liste n'est en rien exhaustive – qui, à l'analyse, participent de l'alphabet culturel de l'homme contemporain. (Ministère de la communauté française 1999: 17)
Les années 2000 enfin donnent lieu à nouveau à plusieurs mouvements contrastés, dont la perpétuation de la tension déjà évoquée entre deux conceptions de la lecture. D’un côté, en France surtout, sous l’influence de certains didacticiens (G. Langlade, A. Rouxel, M.-J. Fourtanier, C. Mazauric), la promotion du « sujet lecteur », qui conçoit la littérature avant tout comme un objet d’expériences personnelles. De l’autre côté, en Suisse surtout, la promotion d’un « archilecteur » (Ronveaux 2014), qui va dans le sens contraire, invitant l’école plutôt à former les élèves aux exigences communes d’un savoir légitimité par l’école et partagé au sein de la communauté interprétative que constitue la classe.
Parallèlement, les enjeux patrimoniaux résistent mais sont revisités : il faut désormais enseigner la littérature pour transmettre une culture commune mais aussi des codes pour lire le monde et la culture. Par ailleurs, tant en Belgique qu’en France, une place plus explicite est accordée à la lecture et à l’écriture littéraires dans l’enseignement qualifiant (technique et professionnel).
Par-delà les tensions, il semble que, dans les différents pays francophones, l’heure soit aujourd’hui au compromis à l’égard de la littérature : après avoir connu des mouvements en sens opposés, tous les programmes accordent désormais une place égale aux enjeux de la communication par rapport à ceux de la littérature. En témoigne par exemple l’introduction du Programme intégré de l’enseignement fondamental promulgué en 2001 par la Fédération de l’enseignement catholique (toujours en cours en 2016) :
[I]l est important de veiller à ce que les enfants soient sensibilisés aux deux grands pôles de l'utilisation de la langue: tantôt outil de simple communication, dans une perspective intellectuelle ou utilitaire; tantôt instrument de création et d'émotion, à des fins littéraires ou simplement ludiques. L'école évitera de privilégier la première dimension au détriment de la seconde, car, sans une réelle ouverture aux œuvres «littéraires» (au sens le plus large du terme: de la comptine à l'histoire drôle, en passant par la chanson ou les contes folkloriques...), les enfants risquent fort de n'avoir de leur langue et du monde qu'une expérience et une perception réductrices.
Ces œuvres en effet offrent deux apports essentiels à la construction du langage et de la pensée. D'une part, elles permettent une meilleure prise de conscience du langage en tant que tel, dont les différents niveaux constitutifs sont mis en évidence dans ce type de productions. D'autre part, elles permettent d'accéder, sur le mode intuitif, à une perception plus nuancée et à une compréhension plus fine de soi, des autres et du monde. (2001: 3)
Voilà qui témoigne d’une conception pour le moins ouverte de la notion de compétence littéraire… et aussi qui ponctue ce bref parcours historique à travers les programmes 2.
Les discours des experts
Dans quelle mesure le discours de l’école sur la littérature rejoint-il celui des experts ? Je regroupe sous ce terme des théoriciens de la littérature et des didacticiens, qui, certes, n’ont pas toujours le même point de vue sur la réalité scolaire mais s’adressent les uns et les autres aux enseignants, et parfois cumulent deux casquettes en se déployant à la fois sur le terrain de la théorie littéraire et celui de la didactique.
La réflexion sur les justifications de l’enseignement de la littérature était déjà au cœur des travaux de Lanson et elle a traversé tout le XXe siècle, mais c’est depuis les années 1970 qu’elle est devenue l’objet de débats permanents, notamment chez des acteurs de l’enseignement supérieur 3.
Si, au-delà de la énième querelle des anciens et des modernes qui a entouré un temps l’émergence de la nouvelle critique, les discours de ces experts ont parfois pu sembler consensuels, ils sont aujourd’hui traversés par trois clivages qui ne se recoupent que partiellement. Ceux-ci concernent la place du canon (quel corpus faut-il retenir et enseigner?), l’approche des textes (faut-il promouvoir l’analyse distanciée ou l’implication subjective?) et la place de la théorie littéraire (faut-il l’enseigner ou non?).
Quel canon pour quelle transmission?
Une première justification de la formation littéraire avancée par les experts s’appuie sur la valeur formative des œuvres qui constituent la littérature : il faudrait enseigner la littérature parce qu’elle regorge de richesses et qu’elle ouvre les jeunes à des savoirs et à des valeurs fondamentaux pour leur développement culturel et leur épanouissement personnel. Si cette idée semble faire largement consensus, l’accord disparait dès qu’on essaie d’en préciser les termes.
Le désaccord concerne d’abord le corpus des œuvres à enseigner. D’un côté, un certain nombre d’auteurs restent attachés au canon littéraire traditionnel et à l’idée d’enseigner prioritairement, voire exclusivement, la littérature consacrée par rapport aux autres productions, jugées « paralittéraires » ou moins légitimes. Cette position, proche à certains égards de celle qui prévalait dans les programmes scolaires jusqu’aux années 1960, traverse plus ou moins explicitement les propos de Vincent Jouve (2010), qui plaide pour que la littérature soit enseignée en tant qu’objet d’art, et plus encore ceux de Danièle Sallenave (1991, 1995, 1997, 2009), qui présente la littérature comme un monument : « Dire que la littérature n’est pas seulement document, dire qu’elle est d’abord monument, c’est en faire un instrument de mémoire, non en user comme d’une preuve » (1995 : 140-141). Chez l’un comme chez l’autre, c’est uniquement de littérature au sens strict qu’il est question, c’est-à-dire de textes reconnus par les instances de légitimation propres à ce champ, et la place qui pourrait être faite dans l’enseignement aux genres ou aux types de productions moins consacrés n’est guère prise en considération. Ceux-là estiment dès lors que l’enseignement de la littérature doit servir prioritairement à transmettre la connaissance des courants, des auteurs, des œuvres et des thèmes et des mythes qu’elle véhicule.
D’autres auteurs, à l’inverse, soulignent la relativité et le renouvellement régulier du canon, et conçoivent l’enseignement de la littérature comme une démarche d’ouverture et d’intégration des œuvres les plus diverses, plaidant pour qu’à côté des œuvres classiques, les enseignants accordent une place croissante aux œuvres dites paralittéraires et aux genres mixtes mêlant l’image au texte. Ces auteurs, dont les positions rejoignent les programmes scolaires des années 1970, s’opposent à la transmission exclusive des savoirs patrimoniaux au nom de divers arguments : le caractère conservateur du patrimoine, qui serait en décalage avec l’évolution de la culture, la relativité de tout canon, en évolution permanente, et qu’il serait donc dangereux de figer, la priorité accordée à la lecture, aux pratiques et aux méthodes sur les savoirs. On retrouve ici la thèse de Pennac (1992) sur les droits souverains du lecteur, mais aussi celle de Citton (2010) sur le passage de l’économie de la connaissance à la culture de l’interprétation. C’est également ce type de position que défendent Baroni (2007) ou Schaeffer (1999, 2011), qui puisent volontiers leurs exemples aussi bien dans la bande dessinée ou les productions audiovisuelles (y compris les jeux vidéo) que dans la littérature au sens strict.
A vrai dire, au vu de l’évolution des institutions culturelles et des choix effectués par les programmes d’enseignement, ce débat entre les points de vue ségrégationniste et intégrationniste semble aujourd’hui en voie d’obsolescence: si, à l’école, la littérature «classique» n’a certes pas perdu sa raison d’être, la présence à ses côtés, dans les programmes et les manuels, des œuvres de la «production élargie» est devenue, depuis une trentaine d’années au moins, un fait aussi irréversible qu’exponentiel. La question qui se pose aujourd’hui aux enseignants à propos du corpus concerne dès lors moins son ouverture – qui semble acquise – que les critères de sélection des œuvres à enseigner en tant que «noyau dur» du patrimoine. Sur ce point, si des auteurs comme Jouve ou Sallenave privilégient avant tout la portée existentielle des œuvres et leur contribution à la perpétuation d’une mémoire et d’une identité collective, d’autres s’appuient prioritairement sur des critères pragmatiques, comme la valeur emblématique de certaines œuvres par rapport à des genres ou à des courants déterminés (Balzac par rapport au réalisme, Mallarmé par rapport à la poésie contemporaine, etc.) (Legros 2005), ou bien l’importance des textes dérivés (les «objets sémiotiques secondaires») que ces œuvres ont inspirés (Louichon 2012), ou encore les stéréotypes qu’elles ont contribué à fonder ou à renouveler (Dufays & al. 2015). Plus généralement, pour Bayard (2007), ce que l’enseignement de la littérature se doit de transmettre avant tout, ce sont des repères permettant aux lecteurs de s’orienter dans la masse des textes: «La culture est d’abord une affaire d’orientation. `Être cultivé, ce n’est pas avoir lu tel ou tel livre, c’est savoir se repérer dans leur ensemble, donc savoir qu’ils forment un ensemble et être en mesure de situer chaque élément par rapport aux autres» (Bayard 2007: 26). Ces critères pragmatiques présentent le double avantage d’être les plus commodes à expliciter aux élèves et de donner moins prise à des débats idéologiques que les critères liés au contenu des œuvres.
Cela étant, les différentes justifications précitées n’ont rien d’incompatible, comme le montre la position médiane défendue à leur égard par Todorov (2007) ou Compagnon (1998) : s’il existe une difficulté à leur propos, elle semble plutôt venir de l’exclusivité que certaines tendent parfois à s’arroger et du caractère parfois peu explicite de leur mobilisation.
Valeurs de la distanciation vs de la participation
Justifier l’enseignement de la littérature ne se limite pas à promouvoir la connaissance ou la valeur de certaines œuvres, cela revient aussi à préconiser la manière de lire qu’on suppose la plus apte à former les esprits. À cet égard, une deuxième tension oppose les adeptes de la distanciation, qui promeuvent les droits du texte et les vertus de la lecture analytique, ancrée dans les valeurs esthétiques, aux adeptes de la participation, qui célèbrent à l’inverse les vertus de la lecture subjective, existentielle, ancrée dans les droits du lecteur et dans les questions vives de l’humain.
La première option vise avant tout à former l’élève à l’usage de méthodes et d’outils. Elle caractérise les approches dites «formalistes», qui considèrent les textes comme des supports ou des exemples servant avant tout à révéler des procédés et à exercer des démarches d’analyse. Enseigner la littérature dans cette perspective revient à développer des savoir-faire et des notions à propos de la littérature. Un temps incarnée par l’analyse structurale, puis par la coopération interprétative chère à Eco (1985), cette approche trouve aujourd’hui un prolongement dans le plaidoyer d’Yves Citton (2010) en faveur d’une culture de l’interprétation.
La seconde option caractérise à l’inverse une auteure comme Michèle Petit quand elle invite les enseignants à se montrer ouverts à la singularité des expériences de leurs élèves (2002 : 134), mais aussi Jean-Marie Schaeffer lorsqu’il préconise une « activation de la littérature comme mode d’accès au monde », qui seule, selon lui, « peut garantir que cette transmission soit autre chose qu’un savoir mort ». Il en conclut que « guider les élèves vers cette expérience devrait […], en toute logique, constituer le cœur même de l’apprentissage littéraire » (2011 : 117). C’est encore cette option que défend Todorov lorsqu’il demande aux enseignants de transmettre la littérature non pour former des spécialistes de l’analyse littéraire, mais pour former des connaisseurs de l’être humain (2007 : 88-89).
Sans doute une certaine solidarité relie-t-elle l’attachement au canon des classiques à la conception distanciée de la lecture, et à l’inverse, ceux qui conçoivent la littérature comme un monument acceptent généralement mal qu’on l’utilise à des fins strictement subjectives. Nulle nécessité cependant sur ce point: le fait de s’appuyer seulement sur un corpus traditionnel d’auteurs légitimés n’empêche pas Picard (1986) de plaider pour une lecture ludique et ouverte, et à l’inverse, nombreux sont les amateurs de paralittérature qui soumettent leur corpus aux analyses narratologiques ou poétiques les plus orthodoxes.
Cela étant, entre distanciation et participation, ou, pour parler comme Eco, entre interprétation et utilisation, faut-il choisir ? Ne convient-il pas plutôt de souligner, à la suite d’Annie Rouxel (2007), que les deux approches n’ont rien d’incompatible en contexte scolaire ? Il semble bien que le fait d’inviter leurs élèves à réagir subjectivement aux textes ne les empêche nullement de les soumettre ensuite à une analyse objectivante, et inversement.
Valeurs de la théorie vs valeurs du «sens commun»
La troisième opposition, qui oppose les enjeux de la théorie littéraire à ceux d’une approche des textes fondée sur le sens commun, est une variante de la précédente car la théorie relève par excellence de l’approche distanciée. Antoine Compagnon a consacré son essai Le démon de la théorie (1998) à déployer le conflit potentiel qui entoure chaque notion liée à la littérature: qu’il soit question de la notion de littérature elle-même, de l’auteur, du monde, du lecteur, du style, de l’histoire ou de la valeur, on voit bien qu’une fracture sépare ceux qui souhaitent enseigner la littérature comme un laboratoire langagier, comme un lieu d’explorations et d’expériences plus ou moins radicales, et ceux qui entendent à l’inverse l’ancrer dans les valeurs communes de la lecture ordinaire. Dans le premier cas, l’enjeu est d’expliquer aux élèves que l’auteur se dissout dans ses textes, que le monde que ceux-ci mettent en scène n’existe qu’en tant qu’illusion, que le lecteur est tout-puissant, que le style est une notion non pertinente et que toute valeur est relative; dans le second, à l’inverse, il s’agit de leur présenter l’intention de l’auteur comme une clé de lecture, les œuvres comme des miroirs du monde, le lecteur comme une instance docile (respectueuse du texte), le style comme un critère de distinction essentiel et la littérature comme le lieu d’une certaine hiérarchie des valeurs.
Ici encore, pourtant, l’alternative n’a rien d’implacable, car, comme Compagnon s’est attaché à le montrer, il est parfaitement possible de dépasser chacun des clivages en refusant d’accorder une valeur de vérité à l’un des deux termes : « c’est […] cette violente logique binaire, terroriste, manichéenne, si chère aux littéraires – fond ou forme, description ou narration, représentation ou signification – qui induit des alternatives dramatiques et nous envoie nous cogner contre les murs et les moulins à vent. Alors que la littérature est lieu même de l’entre-deux, du passe-muraille » (1998 : 145).
Bilan d’étape
Comme on s’en doute, cette rapide typologie des débats qui animent la noosphère littéraire est loin d’épuiser le sujet : il faudrait un livre entier pour analyser finement les arguments déployés par les uns et les autres. Ces quelques éléments pourraient cependant suffire pour l’objectif que je me suis fixé ici, qui était de démêler les principaux clivages repérables dans le discours des experts à propos de la justification de l’enseignement de la littérature.
Par ailleurs, ce bref examen montre à quel point certains débats ou tensions sont communs entre les experts et les auteurs des Instructions officielles. Chez les uns comme chez les autres, la tension est palpable entre les points de vue ségrégationniste et intégrationniste vis-à-vis du patrimoine ou du canon, de même qu’entre la lecture distanciée (analytique, coopérative, modèle, ancrée dans les droits du texte) et la lecture participative (utilisatrice, subjective, ancrée dans les droits du lecteur): l’étude du discours des experts montre combien toutes ces positions demeurent vivaces malgré l’ancienneté de leur inscription dans les programmes scolaires, mais il est frappant de voir que certains experts – comme Todorov (2007), Schaeffer (2011) ou David (2012) – rejoignent aujourd’hui le discours de l’école en faveur de la subjectivité des lectures.
Enfin, on remarquera que, si les experts comme les instructions officielles associent surtout la littérature soit à la culture (patrimoniale) soit à la lecture, ils la relient assez peu à l’oralité et à l’écriture: ce privilège de la réception sur la production et de la lettre sur la voix mériterait assurément d’être analysé plus avant.
Le discours des élèves
Dans quelle mesure les tensions que l’on vient de parcourir concernent-elles les perceptions des élèves ? Plus fondamentalement, quel est leur discours à eux sur les justifications de l’enseignement de la littérature ? Jugent-ils cet enseignement utile, nécessaire ? Quel regard posent-ils sur lui ? Pour le savoir, j’ai mené l’enquête dans neuf classes de français des trois dernières années du secondaire, en vue de recueillir les avis des 193 élèves concernés sur le sens qu’ils accordent au cours de français, et à l’intérieur de celui-ci, à l’enseignement de la littérature. Le choix d’interroger sur le cours de français dans son ensemble avant de se focaliser d’emblée sur la seule littérature devait permettre de cerner la place relative accordée par les élèves à celle-ci par rapport aux autres contenus de la discipline « français ». Afin de viser une certaine représentativité sociologique, l’enquête a été menée dans trois écoles d’indices socioéconomiques contrastés : le Lycée Martin V de Louvain-la-Neuve (qui jouit d’un indice maximal), l’Institut du Sacré-Cœur de Ganshoren (indice moyen) et l’Institut de l’Enfant Jésus d’Etterbeek (indice faible) 4. Dans chacune d’elles, le même questionnaire a été soumis à trois classes de français (de 4e, 5e et 6e année), à qui il était demandé de répondre à quatre questions ouvertes :
- Que t’apporte personnellement le cours de français ?
- Quels sont les aspects du cours de français qui te plaisent le plus ?
- Quelles sont les difficultés particulières que tu rencontres dans le cours de français ?
- Quels liens y a-t-il entre le cours de français et ta vie de tous les jours ?
Le premier constat qui ressort nettement des réponses est que, pour les élèves des trois dernières années du secondaire, le premier intérêt du cours de français réside dans ses dimensions culturelle et analytique: celles-ci sont en effet mentionnées par la moitié des réponses à la question 1 et par 28 % des réponses à la question 2. Même si 28 % signalent l’analyse de textes comme source de difficulté, la même proportion estime que les compétences d’analyse et la culture transmise par le cours sont des éléments essentiels pour la vie de tous les jours.
Selon les élèves, plus précisément, c’est la littérature qui est la matière la plus importante du cours de français: tout au long des trois années, elle est plébiscitée par plus de la moitié d’entre eux en tant qu’apport principal du cours de français. C’est qu’elle présente à leurs yeux deux intérêts majeurs: elle enrichit leur culture («une découverte de nouveaux horizons», «une ouverture d’esprit», «une meilleure connaissance des auteurs importants», «voir par des textes comment la mentalité et la manière de vivre a évolué au fil du temps») et elle développe leur capacité d’analyse («une capacité à développer ma façon de voir les choses et à mieux les expliquer», «une plus grande réflexion», «un meilleur esprit critique», «une vision de la littérature différente»), ainsi que, pour environ 15 % d’entre eux, leur plaisir de lire («le plaisir de découvrir de nouvelles histoires», «d’autres styles de textes»).
On observe à ce propos une évolution spectaculaire de la 4e à la 6e année secondaire : plus les élèves avancent dans la scolarité, plus ils passent de l’intérêt accordé à la lecture participative (que plusieurs d’entre eux appellent « lecture plaisir ») à l’intérêt accordé à la lecture critique et analytique : cette dernière est en effet plébiscitée par 49 % des élèves de 6e, alors qu’elle n’obtient que 19 % des suffrages en 5e et 15 % des suffrages en 4e. Parallèlement, l’importance donnée à l’expression écrite cède le pas à celle qui est attribuée à la littérature et à l’analyse, puisque la première passe de 58 % en 4e à 30 % en 6e, tandis que la seconde connait exactement l’évolution inverse.
Pour autant, tous les élèves ne sont pas des adeptes de l’enseignement de la littérature: si les scores d’adhésion à cette matière frisent le maximum dans l’école qui possède l’indice socioéconomique le plus élevé, ils touchent seulement la moitié des élèves de l’école dont l’indice socioéconomique est le plus bas. Qui plus est, la littérature est perçue comme une source de difficultés pour un dixième des élèves environ, surtout pour les problèmes d’analyse qu’elle pose (les aspects historiques et culturels ne faisant, quant à eux, l’objet de presque aucune remarque critique).
Pour un tiers des élèves, la reconnaissance des apports de l’enseignement de la littérature se double d’une ferveur avouée à l’égard de cette dimension du cours de français, puisqu’en réponse à la question «quels sont les aspects du cours qui te plaisent le plus?», 33 % (avec un pic de 40 % en 5e année) évoquent la littérature et son histoire («découverte de nouveaux courants et auteurs», «lire des textes qui nous aident à comprendre la philosophie des gens à des époques différentes», «l’étude de la poésie et des courants littéraires») et environ 15 % (chiffre stable au long des trois années) plébiscitent l’analyse de textes («avoir appris à regarder derrière les lignes d’un livre, d’un texte, voir la littérature autrement», «les analyses de livres», «l’analyse de poèmes»).
Mais la littérature ne se limite pas à une matière culturelle et à un support de lecture et d’analyse : pour 25 % des élèves (dont 35 % des élèves de 4e), elle est appréciée aussi en tant qu’objet d’interactions et de liberté d’expression : pour eux, « parler des livres qu’on a lus », « pouvoir donner son avis » constitue une source d’intérêt essentiel du cours de français et une justification majeure de l’enseignement de la littérature.
Enfin, de manière plus surprenante, lecture et culture sont perçues comme « utiles pour la vie de tous les jours » par un élève sur quatre : « la littérature est partout », « ça ouvre notre champ de lectures personnelles », « je passe plus de temps à lire qu’à être sur internet » affirment ainsi plusieurs d’entre eux, qui témoignent par là d’une conception originale du critère d’utilité.
Cette enquête montre en somme que les élèves attachent autant d’importance à développer leurs moyens d’expression et à être initiés aux outils d’analyse de la littérature qu’à connaitre les œuvres littéraires. Ils perçoivent que ces compétences sont en lien avec leur vie quotidienne envisagée à court et à long terme :
Le cours de français m’est utile pour mieux m’exprimer, utiliser des mots adéquats, m’ouvrir aux différentes cultures, m’intéresser davantage à l’actualité et pour synthétiser des informations.
Last but not least, beaucoup d’élèves témoignent d’une disposition à la réflexivité qui parait étroitement liée à leur découverte de la littérature :
Le cours de français m’est utile pour enrichir ma culture générale, développer mes capacités critiques, changer positivement ma façon de penser, et je procède en me focalisant et en analysant des textes intéressants.
Pour conclure
Même si les questions posées aux élèves dans l’enquête qu’on vient d’évoquer ne permettent d’avoir qu’un aperçu des finalités qu’ils attribuent à l’enseignement de la littérature, il est frappant de voir que celles qu’ils expriment rejoignent plus clairement les plaidoyers de Sallenave et de Bayard en faveur de l’histoire littéraire ou celle de Citton en faveur du travail interprétatif que ceux de Todorov ou de Schaeffer pour les vertus existentielles et psychoaffectives de la lecture. Pour les élèves que j’ai interrogés, en effet – qui, rappelons-le, sont issus seulement des trois dernières années du secondaire 5 –, la littérature est avant tout l’objet d’un double apprentissage: celui d’un enrichissement culturel et celui d’une compétence analytique, et si la lecture participative est certes plébiscitée par certains d’entre eux, elle perd du terrain à mesure qu’ils avancent en âge. Ce constat devrait bien sûr être confirmé par d’autres enquêtes, et il ne suffit pas comme tel à justifier une approche plutôt qu’une autre, mais, si l’on accepte d’accorder une certaine pertinence au point de vue des élèves, il pourrait servir de balise aux décideurs qui ont la charge d’actualiser les programmes et de définir des équilibres. C’est l’occasion ici de redire combien un modèle dialectique comme celui de la «lecture littéraire», entendue comme l’activation alternée ou intégrée des modes de réception «participatif» et «distancié», et donc des appréciations à dominante éthique et à dominante esthétique, permet de dépasser des dichotomies qui paraissent aujourd’hui aussi datées que peu productives (Dufays 2017).
Un autre enseignement de cette enquête est que le seul fait d’interroger ainsi les élèves sur leurs intérêts à l’égard du cours de littérature présente en soi un enjeu didactique majeur, dès l’instant où l’enquête apparait non pas comme une fin en soi, mais comme une production que l’on exploitera ensuite explicitement avec eux en dépliant ses résultats, en explicitant les différentes valeurs en jeu ainsi que les différences dont elles font l’objet au sein de la classe et en suscitant un échange de vues collectif. En proposant à ses élèves un tel dépliage de leurs propres valeurs et représentations, l’enseignant leur montre concrètement qu’il s’intéresse à eux, qu’il entend tenir compte de leurs attentes, qu’il entend aussi susciter leur réflexivité et leur recul critique, qu’il cherche à développer chez eux un savoir mobilisable sur les valeurs, ainsi qu’à favoriser une meilleure perception du sens des «matières» de l’année. Mobiliser les élèves dans la tâche et se soucier de leurs attentes: dans une perspective de justification de l’enseignement de la littérature, n’est-ce pas là la première nécessité?
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Pour citer l'article
Jean-Louis Dufays, "Apprendre la littérature, pour quoi faire ? Du débat des experts aux discours des élèves", Transpositio, n°1 Justifier l’enseignement de la littérature, 2017http://transpositio.org/articles/view/apprendre-la-litterature-pour-quoi-faire-du-debat-des-experts-aux-discours-des-eleves
Articulations entre pratiques et recherches en sciences du langage et didactique de la littérature dans la formation des enseignants de FLE
Alors que l’émergence d’une approche nouvelle – dite communicative – dans l’enseignement-apprentissage du français langue étrangère (FLE) succède, au début des années 1980, à des méthodologies centrées uniquement sur l’oral, le texte littéraire se trouve réintroduit en classe. Confrontés aux pratiques pédagogiques, les travaux scientifiques et didactiques menés sur l’enseignement de la littérature en FLE vont permettre une articulation entre la recherche et le terrain. Nous nous intéresserons plus précisément à celui de la formation continue, qui constitue un espace de rencontre(s) entre chercheurs et praticiens, à travers l’exemple du stage proposé par le Bureau d’études pour les langues et les cultures (BELC{{Le Bureau d’études et de liaison pour l’enseignement du français dans le monde (BEL), relevant conjointement de l’enseignement secondaire et du Ministère des affaires étrangères, fut créé en 1959 et dirigé par Guy Capelle (ce n’est que lors de son rattachement au Centre international d’études pédagogiques –CIEP, en 1966, qu’il prendra le nom de Bureau d’enseignement de la langue et de la civilisation françaises à l’étranger puis, en 1992, celui de Bureau d’études pour les langues et les cultures –Belc).
Articulations entre pratiques et recherches en sciences du langage et didactique de la littérature dans la formation des enseignants de FLE
Alors que l’émergence d’une approche nouvelle –dite communicative– dans l’enseignement-apprentissage du français langue étrangère (FLE) succède, au début des années 1980, à des méthodologies centrées uniquement sur l’oral, le texte littéraire se trouve réintroduit en classe. Confrontés aux pratiques pédagogiques, les travaux scientifiques et didactiques menés sur l’enseignement de la littérature en FLE vont permettre une articulation entre la recherche et le terrain. Nous nous intéresserons plus précisément à celui de la formation continue, qui constitue un espace de rencontre(s) entre chercheurs et praticiens, à travers l’exemple du stage proposé par le Bureau d’études pour les langues et les cultures (BELC1), opérateur légitime du Ministère de l’Éducation nationale français pour le FLE, qui propose depuis cinquante ans des modules de formation autour de la littérature à des enseignants exerçant auprès de publics variés (enfants, adolescents, adultes) pour qui le français n’est pas la langue maternelle ou première2.
Lieu de découverte de supports, d’outils, d’activités ou de méthodes pour ces formateurs, ce stage est également, pour ses animateurs, un lieu d’expérimentation qui permet d’éprouver leurs propositions pédagogiques à travers des simulations de pratiques. Lorsque ces «formateurs de formateurs» sont également des chercheurs qui s’intéressent à la didactique de la littérature, ces stages leur permettent alors de nourrir une réflexion théorique, de les aider à mieux saisir les interactions entre contextes variés d’enseignement (du FLE et/ou du Français Langue Seconde) et textes littéraires, grâce aux échanges avec les stagiaires (témoignages, comptes rendus d’expérience, etc.). Ils peuvent également leur inspirer des activités pratiques, esquissées au cours de la formation en collaboration avec les stagiaires, en lien avec les domaines scientifiques : linguistique, sémiotique du texte, stylistique, pragmatique de la lecture ou esthétique de la réception3. Quels liens existe-t-il entre les notions, concepts et théories que ces chercheurs-formateurs déclinent ou promeuvent dans les publications scientifiques de référence du champ auxquelles il leur arrive de contribuer et les propositions pédagogiques qu’ils préconisent durant leurs formations? Quelles sont les priorités que se fixent les «formateurs de formateurs» pour la sélection des supports littéraires (genres, auteurs, types de texte, etc.) et dans l’élaboration des activités pédagogiques proposées?
S’appuyant sur l’étude des programmes des stages du BELC, sur les articles, ouvrages écrits par les formateurs eux-mêmes et les chercheurs auxquels ils se réfèrent, notre analyse permettra de nous interroger sur l’évolution du choix des corpus littéraires au regard des pratiques que les formateurs du BELC préconisent et des références théoriques sur lesquelles ceux-ci s’appuient en sciences du langage comme en didactique de la littérature, depuis plus de trente ans.
1. Contexte et corpus de référence
Initialement «Institut de recherche en linguistique appliquée», le BELC, acteur incontournable dans le domaine de la formation de formateurs en FLE, crée, il y a cinquante ans, un stage d’été4 dont l’objectif consiste à présenter et promouvoir des pratiques nouvelles aux enseignants de français du monde entier. Né à Besançon, il a été itinérant, faisant le tour des universités françaises: transféré à Aix en Provence puis à Grenoble, à Saint-Nazaire, à Marseille Luminy, au Mans, à Strasbourg, à Caen et à Nantes. Fait marquant, des modules de formation centrés sur la littérature y ont toujours été dispensés, alors même que celle-ci se trouvait délaissée au fil des approches méthodologiques dominantes dans le champ du FLE, et dans les manuels (XX, 2018). Une littérature qui, bien que «tombée de son piédestal» n’aura pas vraiment «pour autant disparu de la réalité de l’enseignement», constataient déjà Denis Bertrand et Françoise Ploquin en 1988 (Bertrand, Ploquin 1988 : 2).
Pourquoi choisir la fin des années 1980 comme focale de départ de cette analyse? Ce choix s’explique légitimement par le tournant méthodologique qui s’opéra à une période marquée par l’avènement d’une approche communicative en didactique du FLE ; période particulièrement féconde en publications scientifiques autour de l’enseignement de la littérature et le retour du texte littéraire en classe et dans les manuels de langue qui se réclament de cette nouvelle approche. Alors qu’une première méthodologie (XVIe siècle – 1950) dans l’histoire de la didactique du FLE avait privilégié l’écrit et le texte littéraire, en particulier en favorisant un enseignement grammatical, les méthodologies qui lui ont succédé (audio-orales, audio-visuelles et structuro-globales audio-visuelles), centrées sur le développement de compétences orales, ont renoncé à la littérature. Il faudra attendre les années 1980 et l’avènement d’une nouvelle méthodologie, l’approche communicative qui développe une compétence de communication orale et écrite, pour que soit réhabilité le texte littéraire. Il entre alors en concurrence, comme support d’apprentissage, avec d’autres documents, dits «authentiques»5, issus le plus souvent de la vie quotidienne (articles de presse, publicités, recettes de cuisine…). C’est dans ces conditions que se trouvera réintroduit le texte littéraire, permettant de «développer la compréhension de l’écrit et comme déclencheur de l’expression orale», alors même que celui-ci était considéré jusqu’à la fin du XIXe siècle, comme un corpus idéal «véhicul[ant] la norme, réuniss[ant] les objectifs linguistiques, rhétoriques et culturels d’un enseignement qui favorisait l’écrit, et offrait un regard intériorisé sur la civilisation française» (Cuq 2003 : 158).
Dans la mesure où l’histoire du stage du BELC se confond avec l’évolution de la recherche en didactique du FLE6, on peut poser l’hypothèse que les formations proposées auront été un terrain privilégié de réflexions, d’expérimentations et de confrontations entre la recherche en didactique du FLE et ses praticiens, sachant que les linguistes et «méthodologues» y intervenaient souvent en qualité de formateurs et même parfois de «formés» ; ce stage accueille non seulement des enseignants mais aussi des conseillers pédagogiques, coordinateurs institutionnels et universitaires français et étrangers7. Il s’agira d’analyser les initiatives adoptées par les formateurs, dans leur tentative de répondre aux besoins ou attentes des enseignants de FLE, à partir des contenus et objectifs des modules de formation dispensés dans les stages d’été du BELC depuis 1988 jusqu’à 2018, mais aussi des supports de formation, bibliographies et articles rédigés par les formateurs eux-mêmes dont certains revêtaient par ailleurs la «casquette» de chercheur en sciences du langage, spécialiste de littérature ou didacticien.
Pour interroger le lien entre recherche et application, deux ouvrages écrits en grande majorité par les animateurs des deux principaux centres de recherches pédagogiques et linguistiques (le BELC et le CRÉDIF8), «orchestre[ront] l’actualité de réflexions qui font pressentir des lignes de forces susceptibles d’ouvrir à la littérature les voies d’une légitimité renouvelée en didactique des langues» (Bertrand & Ploquin 1988 : 2) à partir des années 1980 et continuent d’ailleurs à faire référence aujourd’hui en didactique du FLE. Cités par les formateurs dans leur bibliographie9, dès le début des années 1990 (M1, M2, M3), il s’agit de l'ouvrage coordonné par Jean Peytard (Littérature et classe de langue, français langue étrangère, 1982) et du numéro spécial du Français dans le monde, Recherches et applications («Littérature et enseignement. La perspective du lecteur», coord. Denis Bertrand et Françoise Ploquin, 1988).
Dès octobre 1978, le CRÉDIF ouvre un champ de recherche sur l’enseignement de la littérature en classe de FLE. Sur un projet de Louis Porcher et de Jacques Cortès, un séminaire dont la direction est confiée à Jean Peytard se tiendra mensuellement durant trois années, ayant pour but «de parvenir à comprendre plus clairement la place et la fonction de la littérature dans l’enseignement du FLE» (Peytard 1988 : 10). Il donnera lieu à la publication, en 1982, de l’ouvrage, Littérature en classe de langue, «produit d’une équipe de chercheurs appartenant au CRÉDIF et au BELC, ainsi que le résultat d’une réflexion collective» (Ibid.). Coordonnée par J. Peytard, de l’université de Franche-Comté, cette publication accueille les contributions d’universitaires qui vont participer à la constitution de ce champ du FLE comme Henri Besse, Daniel Coste ou encore Louis Porcher.
Après une description de la place actuelle du littéraire dans les ensembles pédagogiques, les méthodes d’enseignement et les choix d’apprentissage, la deuxième partie de cet ouvrage pose un regard plus sociologique et étudie des discours d’enseignants sur leurs pratiques. Enfin, une troisième partie, propose divers instruments et exemples d’analyse sémiotiques pour une pratique des textes littéraires en classe de langue, du poème à la nouvelle et au roman. (Peytard 1982a : 4e couv.)
On retrouve également dans le Numéro spécial du Français dans le monde une partie des chercheurs ayant contribué à l’ouvrage de 1982: Henri Besse, Jean Peytard mais aussi Denis Bertrand qui est, comme Marie-Laure Poletti, formateur dans le stage du BELC.
L’axe directeur de cet ouvrage est le contact entre le texte et son lecteur. Autour de cet axe, les notions clés utilisées par les auteurs sont celles de «culture», de «plaisir du texte», de «sujet lecteur» et d’«intersubjectivité», rappelant et soulignant que cette méthodologie en vigueur plaide pour la «centration sur l’apprenant», qui cesse d’être perçu comme un simple objet de formation, mais comme un acteur de son apprentissage. Les théories convoquées sont la «pragmatique de la lecture, l’esthétique de la réception et la sémiotique du texte» (Bertrand, Ploquin 1988 : 3).
Notre corpus de références théoriques est également composé d’articles rédigés par des formateurs au BELC, comme M.-L. Poletti10 qui sont pour certains devenus des universitaires (Abdelmadjid Ali Bouacha, D. Bertrand) mais aussi d’écrits de chercheurs cités en bibliographie dans les programmes des modules sur l’enseignement de la littérature en FLE qui n’ont pas - ou furtivement — participé au BELC, à l’instar de Francine Cicurel11. Plusieurs articles publiés dans la version du Français dans le monde destinée aux enseignants de FLE ont été convoqués dans la mesure où les personnels de rédaction faisaient partie du BELC, mais «[…] avai[ent] une très large autonomie pour qu[e la revue] ne soit ni l’expression officielle, ni l’organe du BELC ; et pour qu’elle s’ouvre à tous les courants, à tous les groupes travaillant sur la didactique du français» (Debyser 2007 : 14).
2. Des modules centrés sur le choix des supports littéraires
2.1. Des classiques aux œuvres contemporaines
Outre la question des pratiques pédagogiques à partir des textes littéraires, celle du choix du corpus apparaît comme centrale dans l’ensemble des formations qui semblent naviguer entre deux visions : une perspective ségrégationniste qui repose sur un corpus exclusif, ancien et stable et une perspective intégrationniste qui accueille des textes d’appartenance générique variée, de différents siècles et prend en compte la littérature dans sa sphère de production large. Le chercheur J.-P. Goldenstein en résume ainsi les enjeux qui pourraient correspondre aux questions que semblent se poser les formateurs du BELC :
Notre enseignement va-t-il s’attacher à la transmission d’un corpus reconnu qui répondrait à une sorte de SMIG culturel? Un Savoir Minimum Intellectuel Garanti donc. Privilégierons-nous les grandes œuvres du passé jugées incontournables, l’étude des Grandes-Têtes-Molles pour parler comme Isidore Ducasse*12, ou bien tenterons-nous d’aborder des productions moins valorisées mais reconnues elles aussi comme littéraires? (Goldenstein 1991 : 5)
Après une période durant laquelle la littérature est présentée dans sa généralité - on remarque d’ailleurs que les termes de «littérature», «texte littéraire» (M4, M1, M5, M6, M7) sont les dénominations privilégiées dans les titres des modules des années 1980 et au début des années 1990 -, des genres littéraires spécifiques vont peu à peu apparaître avec un accent mis sur la littérature contemporaine notamment à travers des modules qui lui sont exclusivement consacrés (M8 à M12). On relève ainsi, au fil des années de nouveaux supports, parfois destinés à un public spécifique, alors que l’offre de formation du BELC se diversifie et se précise à travers un nombre croissant de modules. Certains formateurs mettent l’accent sur les genres canoniques (poésie, théâtre, roman (M1 et M13)) et des sous-genres (contes, le genre autobiographique (M14, M15 et M16)), d’autres, moins nombreux, privilégient des mouvements littéraires (M17). Le recours à la littérature contemporaine ne s’accompagne pas pour autant d’une disparition des classiques. Certains formateurs les réunissent d’ailleurs sans les distinguer ou les hiérarchiser: des fragments de Chateaubriand, Flaubert et Zola côtoient ainsi un extrait du Chercheur d’or de Le Clézio et un texte de Sefrioui (M1).
Si certains modules restent exclusivement centrés sur la littérature patrimoniale, d’autres supports qui sont le plus souvent perçus comme paralittéraires font leur apparition comme la bande dessinée (M19) et la littérature de jeunesse (M20 à M24). L’introduction de ces deux corpus comme celui de l’album pour enfants s’explique par la présence des images qui en fait «un support motivant pour un public d’enfants ou d’adolescents» tout en facilitant l’entrée dans le texte et l’accès à son sens. Autres arguments invoqués : la littérature jeunesse «associe, le plus souvent avec beaucoup d’inventivité et de réussite, texte et illustration», et la brièveté de ses ouvrages offre «l’occasion d’aborder la lecture individuelle de textes complets» et représente une «passerelle» vers d’autres textes littéraires (M20).
En 1997, M.-L. Poletti plaide pour l’introduction de ce qu’elle nomme les «mauvais genres» littéraires en classe de FLE ; genres plébiscités dans ses modules du BELC «qui appartiennent à la littérature traditionnellement non reconnue par l’institution scolaire- littérature de jeunesse ou littérature policière par exemple». Elle justifie ce choix qui témoigne d’une conception «extensive»13et «intégrationniste» ou «relativiste» de la culture, considérant la littérature dans sa sphère de production large incluant aussi bien les genres mineurs que les genres traditionnellement reconnus : «parce que le " mauvais " livre peut, quelquefois, être le plus important pour déclencher un désir de lecture ou comprendre une autre culture» (Poletti 1997 : 38).
La tendance intégrationniste est accentuée par l’ouverture de certains modules à la littérature internationale. Si l’accent est effectivement mis sur les auteurs et textes français, certains formateurs élargissent leur corpus à celui des littératures francophones (M25 à M29) ou internationales traduites (M30), comme l’album pour enfant d’Anthony Brown, Une Histoire à quatre voix (M24).
Les termes «approches», «entrées», «panorama» (M19, 22, 31) présents dans le titre du module ou dans celui des différentes séances qui le composent dévoilent l’objectif que se fixent les formateurs en introduisant des supports littéraires variés. Leur priorité est de faire découvrir des textes méconnus par les enseignants notamment parce qu’ils ne sont guère diffusés dans les outils pédagogiques proposés par les éditeurs spécialisés en FLE : manuels de langue ou collections d’œuvres littéraires réécrites en français facile, dans une version abrégée adaptée aux différents niveaux linguistiques des apprenants de FLE14(M9 2000).
Plutôt que de se limiter à quelques textes, certains formateurs souhaitent présenter aux stagiaires un «large corpus d’ouvrages» (M20 1996). Ils ne se contentent pas toutefois de leur fournir une «banque de textes» (M16), mais cherchent à leur donner des éléments critiques sur un corpus contemporain qu’ils méconnaissent et pour lequel «les ouvrages de synthèse en langue française sont presque inexistants, [et] même les revues ne l’aident guère» (M8 1994) comme c’est le cas pour le Nouveau Roman durant les quinze dernières années (M11).
Tout en permettant de «mieux se repérer dans la littérature contemporaine», la visée du formateur est également d’inciter les apprenants, et peut-être les enseignants, à lire cette littérature qui n’est pas transmise dans les manuels, tout en s’interrogeant à partir de l’ouvrage de Pierre Bayard cité en bibliographie et paru l’année du module, «comment parler des livres qu’on n’a pas lus?» (M32)
Aider les enseignants à se détacher des manuels de langue apparaît comme une vocation partagée par les formateurs du BELC, comme le rappelle D. Bertrand évoquant un article marquant de F. Debyser en 1973 dans lequel était annoncée la mort du manuel de langue15. Dans le sillage de cet article16, les formateurs se démarquent des auteurs de manuels, qui introduisent le texte littéraire à un niveau intermédiaire ou avancé d’apprentissage, et invitent les enseignants à l’exploiter dès un niveau débutant (M30, M33, M34).J. Peytard prône également d’en faire usage «dès l’origine du cours de langue» car celui-ci constitue «un document d’observation et d’analyse des effets polysémiques» (Peytard 1982b : 102). Les formateurs critiquent parfois les dialogues fabriqués dans les manuels et incitent les enseignants à les remplacer par d’autres, issus de la littérature contemporaine «de bonne qualité, parfois aussi linguistiquement plus simples que ceux des manuels» (M35).
2.2. Du fragment à l’œuvre complète
Si, pour des raisons pratiques, qui relèvent à la fois de contraintes temporelles et de la tradition scolaire, certains formateurs privilégient le fragment, issu d’un roman moderne ou d’une pièce de théâtre, on perçoit également une volonté de renoncer au format scolaire du texte littéraire tel qu’on peut le trouver dans les manuels scolaires (c’est-à-dire à l’extrait d’une dizaine de lignes). Cette tendance fait écho aux préconisations d’Isabelle Gruca (2004) et de Francine Cicurel, chercheuses en Didactique du FLE qui plaident pour le recours au texte bref complet. Comme à une époque antérieure dans l’enseignement secondaire du français langue maternelle (FLM), dans le chapitre consacré à la lecture littéraire de son ouvrage Lectures interactives, F. Cicurel (1991) recommande aux enseignants de FLE de préférer aux «morceaux choisis» les «textes intégraux», non tronqués ou simplifiés, non détachés de l’œuvre, ne privant pas l’apprenant du début et/ou de la fin du texte. Elle se fonde alors sur les théories de la lecture –en particulier celle de la coopération du lecteur d’Umberto Eco– pour décrire l’implication du lecteur et les manières dont il participe à la construction du monde qu’il est en train de lire (Godard 2015 : 41). «Un véritable apprentissage de la lecture passe par une lecture intégrale afin que l’apprenant puisse suivre le déroulement du récit et s’appuyer sur les indices successifs du texte pour en voir la signification» (Cicurel 1991 : 130), explique-t-elle.
À la recherche de formats adaptés aux cours de français langue étrangère, l’utilisation d’œuvres littéraires brèves «dont la durée de lecture ne risque pas de démotiver l’étudiant comme pour le roman» (Cicurel 1983 : 62) sera privilégiée dans les stages du BELC (1992-1994 particulièrement).
Au-delà des extraits, des fragments pour lesquels «l’artifice scolaire» sera évoqué par I. Gruca et F. Cicurel, le livre représente également un support de choix pour les formateurs. «Lire un livre, c’est investir toutes nos habitudes et nos comportements de lecture, y compris les plus inavouables en situation scolaire : sauter des pages, aimer, ne pas aimer…» (M36)
Comparé à l’extrait qui, détaché de l’œuvre, prive le lecteur du début et/ou de la fin du texte, le livre représente un véritable document authentique qui, dès le survol de sa couverture, offre des informations précieuses sur l’œuvre, permettant d’anticiper son contenu et de faciliter l’entrée dans le texte. L’un des objectifs, qui représente parfois la visée principale du module, consiste à faire découvrir des textes, à permettre aux stagiaires de «se repérer dans le vaste champ de la littérature» mais la finalité première de la majorité des formations est en réalité d’ordre méthodologique. Il s’agit en effet de permettre aux stagiaires de construire des séquences pédagogiques autour d’un texte littéraire.
3. Les fonctions de la littérature
Jean Peytard explique en 1988 que «deux attitudes, adverses apparemment, mais en réalité complémentaires, font figure dominante dans le champ didactique de la littérature en classe de FLE : une ‶attitude fondatrice″ et des ‶attitudes libérées″» (Peytard 1988 : 12); ces deux attitudes se retrouvent dans les programmes du BELC à travers des propositions pédagogiques centrées soit sur le texte soit sur l’apprenant qui est perçu avant tout comme un lecteur ou un écrivain,voire un créateur.
3.1 Centration sur le texte comme document authentique et/ou objet d’analyse
«L’attitude fondatrice», la plus ancienne «est homologue absolument aux pratiques de l’école et de l’université françaises: la lecture est régie par l’exercice d’explication de texte; l’écriture, par celui de la dissertation.» (Peytard 1988 : 12). Dans ce sillage, certains modules affichent leur centration sur les exercices de lecture analytique issus de l’enseignement du FLM - l’analyse méthodique des textes ou du commentaire de texte -, avec pour objectifs d’«approfondir et [de] partager différentes méthodes d’analyse de textes littéraires» (M3) avec les stagiaires. Leur dessein est dès lors d’adapter ces exercices à l’enseignement du FLE. Une formatrice choisit d’«inscrire l’apprentissage de la grammaire dans les objectifs de lecture analytique» (M27), la décrivant dans son programme comme un outil souple et efficace. Une autre s’interroge sur la manière de l’évaluer et propose aux stagiaires d’élaborer un questionnement efficace.
Jusqu’au début des années 1990, on constate la prédominance de la linguistique et plus précisément de la sémiotique dans les modules centrés sur la littérature. Cette tendance fait écho aux principes partagés par Michel Benamou (1971), J.Peytard (1982a)et une grande majorité des auteurs ayant contribué au numéro spécial du Français dans le monde (1988).
Dès 1971, M. Benamou, dans ses propositions pédagogiques, mettait en garde les enseignants de FLE contre «la pédagogie d’autorité de l’explication de texte» en prônant une pédagogie de la découverte. Convoquant Greimas et proposant néanmoins de conduire une analyse structurale d’un texte, il évoquait «le ̏risque de dogmatisme̋ que courait l’enseignant en choisissant un texte n’ayant qu’une structure possible» (Benamou 1971 : 26-27). Quelques années plus tard, J. Peyard cherche également à se détacher de la pratique scolaire du texte littéraire en FLM en proposant pour l’enseignement du FLE une démarche de découverte fondée sur le repérage des «entailles»17 du texte, en lien avec les propositions didactiques de l’approche globale ou approche communicative de la lecture, exposées par Sophie Moirand dans Situations d’écrits en 1979. Centrée sur la sémiotique, la démarche de J. Peytard «n’est pas de conduire les praticiens à l’usage d’une méthode d’analyse du texte littéraire mais de les inciter à une réflexion –marquée par la prise en compte d’une sémiotique de l’écriture– sur la spécificité langagière de la littérature, pour trouver en elle un stimulant à pratiquer la langue en son fonctionnement optimal.» (Peytard 1988 : 11).
«L’attitude fondatrice» est plus rarement suivie par les formateurs du BELC que la deuxième attitude, qualifiée de «libérée», qui apparaît dans l’usage du texte littéraire comme «authentique» ou ressenti comme tel. Reprenant l’expression utilisée par J. Peytard dans l’ouvrage qu’il coordonne en 1982 et en 1988, certains formateurs (M37) considèrent le texte littéraire comme un «laboratoire langagier, où l’on a la chance d’observer et de comprendre ce que c’est qu’une langue» (Peytard 1988 : 11). Support prétexte à la réalisation d’activités «techniques» de la langue, il offre aux apprenants des modèles de régularité morphosyntaxique. Mais en le considérant comme «fournisseur de mots et de phrases, pour une exploitation du lexique et de la syntaxe», J. Peytard affirme que l’enseignant court le risque de le banaliser en en faisant l’égal de tout document non littéraire authentique (journal, affiche ou notice) que l’on sollicite «par extraction échantillonnée […] afin de soutenir une analyse de la langue. Ce faisant tout caractère propre du texte littéraire est gommé. Toute "littérarité" est occultée.» (Ibid. : 14). Appelée par l’auteur «effet réservoir», cette tendance que l’on retrouve fréquemment dans les manuels de FLE semble partagée par certains formateurs du BELC pour qui «le texte littéraire recèle des trésors langagiers que l’enseignant peut exploiter, même avec un public de débutants» et qui «utilise[nt] les genres littéraires les plus connus, non pour en étudier la spécificité, mais plutôt comme prétextes à un grand nombre d’activités de langue» (M33 2000).
De la même manière, le texte littéraire est également perçu comme un support permettant d’aborder des objectifs culturels et anthropologiques. Les formateurs le perçoivent comme un «miroir de la société» (M2), un «formidable réservoir de documentation culturelle» (Bertrand, Ploquin 1988 : 4). Certains d’entre eux choisissent ainsi des œuvres contemporaines (romans, BD ou littérature de jeunesse) parce qu’elles offrent «une vision de la société française» à une période donnée (M9 1999). Cherchant à multiplier les approches interdisciplinaires, ils s’appuient dès lors sur l’anthropologie culturelle ou suivent une approche sociolinguistique, «à partir des notions de dialogisme, d’hétérogénéité, de plurilinguisme, d’hétérolinguisme et de métissage textuel» (M28).
Outre l’effet réservoir, J. Peytard évoque «l’effet communion», autre conséquence de la désacralisation du texte littéraire qui repose sur la notion de plaisir. Dépouillée d’appareil pédagogique, non guidée par l’enseignant qui ne cherche pas à conduire une analyse de texte, la lecture du fragment littéraire représente un temps de repos pour les enseignants et de récréation pour les apprenants (Peytard 1988 : 14). Cette tendance se retrouve dans plusieurs manuels édités dans les années 1980 et 1990 qui proposent en fin d’unité un texte littéraire sans consignes ni questions ni activités, invitant ainsi l’apprenant à réaliser une lecture autonome proche d’une pratique privée, non médiatisée18.
3.2 Centration sur l’apprenant, pour le plaisir de lire, écrire et créer
Les formateurs choisissent le texte littéraire avant tout comme support pour mener des activités de lecture et travailler donc des compétences en «compréhension écrite». L’accent n’est ainsi plus mis sur le texte mais sur l’apprenant que l’enseignant doit «apprivoiser», dont il doit «soutenir la motivation» et la compétence de lecture sans oublier la compétence linguistique. Les approches proposées doivent avant tout faciliter la lecture, l’accès au sens (M6 1992).
Conformément à ce que recommande F. Cicurel dans Lectures interactives (1991), ouvrage fréquemment cité dans les bibliographies des formateurs, l’accent est mis sur l’apprentissage de «stratégies» pour apprivoiser «les obstacles, en particulier lexicaux, [qui] y sont effrayants» (M36). Alléger la lecture en donnant ou en faisant découvrir des indices visuels, la structuration du texte, la reconnaissance du thème permet de maintenir la motivation de l’apprenant, de le rendre actif car il coopère avec l’enseignant et avec les autres apprenants pour construire un sens. Déjà en 1979, S. Moirand dans Situations d’écrits encourageait les enseignants à offrir aux élèves les moyens de parvenir à une compréhension non pas exhaustive, mais globale du texte, reposant sur le repérage d’indices et non sur le déchiffrage intégral du document19 : jeux de rôles, simulations, dramatisations ou jeux de créativité langagière, notamment issus de l’Oulipo dont F. Debyser, formateur et directeur du BELC (1967-1987), était membre, car ils considèrent que ceux-ci peuvent servir les objectifs d’enseignement-apprentissage du littéraire en classe de langue.
Dans son célèbre article de 1973, F. Debyser défendait l’introduction d’«une pédagogie de la simulation» qui était alors peu familière des enseignants mais déjà présentée dans les formations du BELC car, «impliquante pour les participants», elle avait pour «but de permettre l’action (simulée) et l’expérimentation (réelle)» (Debyser 1973 : 67-68) en s’appropriant les situations de communication.
Dans la tradition des modules animés par F. Debyser, Jean-Marc Caré et Christian Estrade et dans le sillage de leurs publications20, un module de simulation globale21 adapté au fait littéraire en 2004 (M39) puis un autre, trois ans plus tard centré sur les jeux de rôle, sont ainsi proposés, ayant pour objectif de développer la créativité des enseignants face aux textes littéraires tout «en conservant une rigueur didactique», cherchant ainsi à concilier analyses littéraires et techniques de créativité en «montr[ant] que certaines techniques […] permettent, à travers la création de situations cadre, de désenclaver le littéraire de son académisme pour en faire un objet d’apprentissage vivant et interactif» (M40). Faire naître le plaisir d’apprendre apparaît également comme un facteur déterminant qui justifie l’utilisation des jeux de langage en 2001 (M41) comme en 2007 (M40).
Conclusion
En privilégiant une perspective intégrationniste plutôt que ségrégationniste par l’introduction d’œuvres contemporaines aussi bien que de classiques, de genres mineurs (bande dessinée, littérature de jeunesse, romans policiers…) et de genres reconnus, les formations dispensées dans les stages du BELC tout au long de ces trente dernières années auront, sans aucun doute, chercher à renouveler, à modifier les représentations parfois réductrices de la littérature et du traitement pédagogique qui en est fait dans les manuels de langue.
Si ces stages ont reflété les orientations didactiques qui étaient mentionnées dans les articles publiés notamment entre 1971 et 1991 en didactique de la littérature en FLE (accent mis sur la sémiotique littéraire à travers les écrits de J. Peytard et D. Bertrand, sur les théories de la lecture en FLE de S. Moirand ou F. Cicurel, et sur le plaisir de jouer et de créer en classe de langue défendu notamment par J-M. Caré, F. Debyser), il est plus difficile d’affirmer que c’est encore le cas aujourd’hui, notamment parce qu’il ne reste désormais de cet «Institut de recherche en linguistique appliquée», qu’un stage bi-annuel dans lequel peu de chercheurs interviennent. Au regard des bibliographies sur lesquelles s’appuient les modules de littérature actuels, on constate que des références très diverses sont centrées davantage sur les outils pour enseignants que sur les publications de chercheurs. La réflexion sur la didactique de la littérature est pourtant bien vivante comme en témoigne le numéro de Recherches et applications de janvier 201922. Les stages de formation en FLE sont aujourd’hui certes moins des lieux de circulation entre théories et pratiques, chercheurs et formateurs qu’il y a vingt ou trente ans ; mais cette circulation se déploie à présent au sein d’équipes de recherche, dans les universités, qui conduisent des projets collaboratifs avec les acteurs du terrain (enseignants, inspecteurs, conseillers pédagogiques, formateurs) et dans des espaces de dialogues comme les colloques scientifiques dédiés à l’enseignement/apprentissage des langues. Autrefois centrée sur l’enseignement du français langue première, conformément à son ancienne dénomination (DFLM), l’Association internationale pour la recherche en didactique du français (AIRDF) a accueilli, au fil des années, un nombre croissant de chercheurs en FLE dans les Rencontres des chercheur·e·s en didactique de la littérature qu’elle organise chaque année depuis 2000. Dans le cadre de recherches sur la formation des enseignants et en prolongement de notre étude, peut-être conviendrait-il de se focaliser désormais sur la manière dont l’expérience que les enseignants-stagiaires, de formations et de contextes divers internationaux, apportent dans la construction et le développement de ces stages, nourrit et/ou influence aujourd’hui l’articulation entre réflexions théoriques et pratiques de classes opérée par les «formateurs de formateurs».
Bibliographie
Benamou, Michel (1971), Pour une nouvelle pédagogie du texte littéraire, Paris, Hachette/Larousse (Le français dans le monde/BELC).
Bertrand, Denis & Françoise Ploquin (1988), « Présentation : la perspective du lecteur », Le Français dans le monde. Recherches et applications, n° spécial : « Littérature et enseignement, la perspective du lecteur », p. 2-4.
Bertrand, Denis & Juliette Salabert (2018), « Le BELC, un laboratoire du langage. Entretien » dans H. Portine et alii, (coord.), Expertise au service des acteurs du français dans le monde. Mélanges pour les 50 ans du Belc, Sèvres, CIEP, p. 43-52 [réédité en 2019 dans Le BELC 50 ans d’expertise au service de l’enseignement du français dans le monde, Paris, Hachette Français langue étrangère, pp. 45-58.]
Chartier, Roger (1993), « Du livre au lire » dans R. Chartier (dir.), Pratiques de la lecture, Paris, Éditions Payot et Rivages (Petite Bibliothèque Payot) (éd. orig. : 1985), p. 79-113.
Cicurel, Francine (1983), « Lecture de la nouvelle », Le Français dans le monde, n°176, p. 62-68.
Cicurel, Francine (1991), Lectures interactives en langue étrangère, Paris, Hachette Français langue étrangère.
Cuq, Jean-Pierre (dir.) (2003), Dictionnaire de didactique du français langue étrangère et seconde, Paris, Clé international.
Debyser, Francis (1973), « La mort du manuel et le déclin de l’illusion méthodologique », Le Français dans le monde, n°100, p. 63-68.
Debyser, Francis (1996), « Éloge du savoir-vivre… Et pour tordre le cou au ̏savoir-être ̋», Le Français dans le monde, n°282, p. 40-41.
Debyser, Francis (2007), « Le BELC : un entretien avec Francis Debyser », Le Belc a 40 ans, Sèvres, CIEP, p. 9-22.
Godard, Anne (2015), « La littérature dans la didactique du français et des langues : histoires et théories » in A. Godard (dir.), La Littérature dans l’enseignement du FLE, Paris, Didier, p. 14-55.
Goldenstein, Jean-Pierre (1991), « Quels enseignements pour quelles littératures », Les Cahiers de l’Asdifle, n°3, p. 4-9.
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Peytard, Jean (éd.) (1982a), Littérature et classe de langue : Français langue étrangère, Paris, Hatier-Crédif, coll. « LAL ».
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Poletti, Marie-Laure (1997), « Ne lisez pas entre les lignes », Le français dans le monde, n° 290 « 1967-1997 : 30 ans de stages BELC », p. 37-38.
La lecture est également étroitement liée à l’écriture dans «un va-et-vient» (M22) où sont intégrées des activités créatives et artistiques comme la fabrication d’un livre destiné à la jeunesse (M21). Dans un autre module, l’objectif est en quelque sorte de désacraliser la littérature en découvrant et en acquérant «de multiples techniques d’écriture spécifiquement liées au roman, à la nouvelle, au conte, afin d’explorer sa propre créativité» (M7 2000). Des formateurs introduisent dans leurs modules différentes techniques de créativité{{«[…] cette créativité est devenue une sorte de label maison» pour D. Bertrand (Bertrand & Salabert 2018 : 47).
Pour citer l'article
Anne-Claire Raimond, "Articulations entre pratiques et recherches en sciences du langage et didactique de la littérature dans la formation des enseignants de FLE", Transpositio, n°2 La circulation des savoirs: entre recherches et pratiques enseignantes, 2020http://transpositio.org/articles/view/articulations-entre-pratiques-et-recherches-en-sciences-du-langage-et-didactique-de-la-litterature-dans-la-formation-des-enseignants-de-fle
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