La bande dessinée et le roman graphique sont aujourd’hui des genres qui ne souffrent plus de défaut de légitimité critique. Le roman graphique doit largement la sienne, et même ses lettres de noblesse, à Maus d’Art Spiegelman (2012a), dont il sera question ici. Si la critique s’est, depuis plusieurs décennies, emparée de cette œuvre de manière à en baliser très largement les enjeux esthétiques, historiques, philosophiques, etc.{{On se reportera à la bibliographie associée à l’article de Hillary Chute (2020), traduit par Raphaël Baroni et Sébastien Graber dans ce numéro, pour une sélection des plus fondamentaux de ces travaux.}}, il reste pourtant un domaine, celui de la didactique, où quelques points restent à éclairer. Et si faire figurer Maus aux programmes des écoles secondaires n’est plus forcément un tabou de nos jours, encore n’est-il pas inutile de (re)poser la question: pourquoi et comment enseigner cette œuvre?
- n°1 Justifier l’enseignement de la littérature
- n°2 La circulation des savoirs: entre recherches et pratiques enseignantes
- n°3 Formes de la circulation entre recherches didactiques et pratiques enseignantes de la littérature
- n°4 Enseigner la bande dessinée comme (de la) littérature
- n° 5 "Le Long voyage de Léna" : regards croisés sur une bande dessinée
- n°6 Les outils narratologiques pour l'enseignement du français : bilan et perspectives
- n° 7 Le texte littéraire à l'épreuve de l'image
- Sylviane Ahr - Entretien : "disputes" et justifications de l'enseignement de la littérature
- Bertrand Daunay - Recension : Baroni Raphaël (2017), "Les Rouages de l’intrigue"
- Judith Émery-Bruneau - D’un paradigme interprétatif à un paradigme critique : prolégomènes à une transformation des recherches en didactique de la littérature
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Lire Maus à l’école, entre simplicité et complexité
Lire Maus à l’école, entre simplicité et complexité
La bande dessinée et le roman graphique sont aujourd’hui des genres qui ne souffrent plus de défaut de légitimité critique. Le roman graphique doit largement la sienne, et même ses lettres de noblesse, à Maus d’Art Spiegelman (2012a), dont il sera question ici. Si la critique s’est, depuis plusieurs décennies, emparée de cette œuvre de manière à en baliser très largement les enjeux esthétiques, historiques, philosophiques, etc.1, il reste pourtant un domaine, celui de la didactique, où quelques points restent à éclairer. Et si faire figurer Maus aux programmes des écoles secondaires n’est plus forcément un tabou de nos jours, encore n’est-il pas inutile de (re)poser la question: pourquoi et comment enseigner cette œuvre?
La question du «comment» trouvera, dans les paragraphes qui suivent, des éléments de réponse dans les propositions théoriques et méthodologiques qui seront avancées, mais elle rencontrera également une limite qu’il faut signaler d’emblée: notre proposition ne se présente pas comme le compte-rendu d’une expérience testée en classe, mais comme une réflexion plus générale, préalable à la conception de séquences d’enseignement liées à la bande dessinée2. Quant au «pourquoi», qui guidera notre démarche de manière plus centrale, il faut aussi apporter quelques précisions. Le bénéfice le plus évident d’une lecture de Maus à l’école est sans doute à chercher dans les liens que cette œuvre tisse avec l’histoire: celle de la Seconde Guerre mondiale, de la Shoah, de la vaste problématique du témoignage qui s’y rapporte. Rappelons en quelques mots le propos de ce livre, résolument non fictionnel. Art Spiegelman, auteur-narrateur du récit, met en scène sa propre démarche, consistant à recueillir auprès de son père Vladek l’histoire de ce dernier, entre le milieu des années 1930 et le présent de son témoignage (1978), en tant que Juif polonais, survivant d’Auschwitz et émigré aux USA. Même si le bénéfice historique est central dans la perspective d’un enseignement scolaire (voir Brown 1988), il s’agira moins de cela, ici, que d’envisager l’intérêt de cet enseignement sous l’éclairage de la didactique de la lecture littéraire.
Notre hypothèse est la suivante: lire Maus participe d’une éducation à la lecture littéraire. Et ce, à double titre: 1. en tant que l’enseignement de la lecture littéraire doit aujourd’hui bénéficier d’un renouvellement générique (Ouellet 2016: 210); 2. en tant que la lecture littéraire se présente comme un «va et vient dialectique» (Dufays 2002: 22-26) entre différents pôles évolutifs, déterminés en l’occurrence par deux notions fondamentales, celle de la simplicité et celle de la complexité3. Précisons d’emblée que cette catégorisation est heuristique et donc appelée à se modifier en cours de réflexion. Il ne sera évidemment pas question de considérer la bande dessinée comme véhicule unilatéral de simplicité par rapport à la littérature canonique, ni de suggérer que Maus est une œuvre simple – au contraire, elle se caractérise par sa complexité – mais d’envisager le médium du récit graphique comme un facilitateur de lecture, ayant comme dessein d’introduire le·la lecteur·trice à la complexité d’enjeux divers (esthétiques, historiques ou éthiques). On verra aussi, par la vertu du «va et vient dialectique» évoqué précédemment, que le passage du simple au complexe n’est pas à sens unique et que le mandat éducatif discuté ne s’affirme pas par l’unique vecteur du maître à l’élève.
Du zoomorphisme comme facilitateur
Maus est un récit graphique fondé sur le zoomorphisme de ses protagonistes: les Juifs ont des têtes de souris, les nazis des têtes de chats. Dès la couverture, le couple emblématique du chat et de la souris expose la métaphore animalière qui sera filée tout au long du récit. Vers la fin du second tome, on observe que les soldats américains sont représentés sous la forme de chiens, ce qui renforce la chaîne métaphorique: les chiens courent après les chats, qui courent après les souris. Même si d’autres animaux interviennent pour prêter leur identité symbolique aux peuples représentés (en particulier les cochons pour les Polonais, mais aussi les élans pour les Suédois, entre autres) et que ceux-là éludent quelque peu la logique de prédation, c’est avant tout ce couple souris-chat qui importe, et qui donne au zoomorphisme de Maus un aspect systémique. La simplicité initiale qui préside à l’approche de l’œuvre est fondée sur le très fort potentiel structurant de cette métaphore.
En plus du recours à la logique de prédation des espèces convoquées, qui lui fournit un argumentaire naturel, cette structure préalable opère de manière nette sur l’horizon d’attente de la lecture à un niveau culturel. En effet, un tel système fait écho à d’innombrables productions culturelles antérieures, en particulier dans les publications destinées à la jeunesse: illustrations des Fables de La Fontaine, du Vent dans les saules de Beatrix Potter, etc. Plus directement, ce sont les cartoons américains du XXe siècle qui sont sollicités, les Silly symphonies, les Funny animals, Tom & Jerry, la figure incontournable de Mickey Mouse, comme – déjà – leurs détournements underground et en premier lieu Fritz the Cat de Crumb. Outre que ces influences sont pleinement revendiquées par Spiegelman dans les explications qu’il donne à Hillary Chute de la genèse de Maus4, il est raisonnable de postuler une telle reconnaissance de ce substrat au niveau de la réception de l’œuvre, en particulier s’agissant d’un public jeune et en situation de scolarisation5.
De la métaphore naturelle à la codification culturelle s’installe au demeurant une structure d’accueil de la lecture, fondée sur une simplicité initiale qui «facilite»6 celle-ci. Personne ne s’étonnera de voir des souris parler et interagir comme des humains, parce que les codes qui président à cette transformation ont été intégrés dès l’enfance. Pour le dire dans les termes de Steve Baker, dans de tels récits, «la présence animale est systématiquement justifiée; l’animal est le support approprié pour ces messages, ne serait-ce qu’à cause du fait que, comme le disait Bettelheim, "les enfants ont une affinité naturelle avec les animaux"» (Baker 2001: 136, m.t.7). On remarquera, au passage, qu’une telle simplicité n’est pas remise en question par la collision, qui ne manque pas de survenir, entre ces deux étapes de la mise en place du système de réception de Maus – en particulier le fait que le monde décrit est régi par des règles humaines et non animales, les protagonistes laissant périodiquement oublier leur caractère de souris au profit d’interactions ordinaires. Comme l’explique l’auteur: «Le fait que Vladek et Art sont des souris – on n’y fait plus attention – ils discutent, c’est tout.» (Spiegelman 2012b: 134)
N’y faire plus attention revient à laisser aux lecteurs·trices la possibilité d’orienter leur curiosité vers le contenu du récit plutôt que vers sa forme. Aux dires de Spiegelman lui-même, un effet possible de la lecture de Maus serait celui d’une immersion, d’un «état de rêverie que procure tout récit» (Spiegelman 2012b: 135), effet dont nous postulerons ici le caractère initial. Plus encore, aux dires de Ouellet, «le genre du roman graphique favorise […] une lecture littéraire “modalisante” […] c’est-à-dire que l’œuvre fait immédiatement entrer le lecteur dans un monde imaginaire» (2016: 29). Cet «imaginaire immédiat» est certes problématique – il pourrait même passer pour fallacieux, s’agissant d’une œuvre non fictionnelle8 et portant sur le chapitre le plus sombre de l’histoire du XXe siècle. Mais s’il offre un tremplin de lecture pour entrer dans Maus, il présente dès lors une opportunité pédagogique non négligeable, à travers ce que Marianne Hirsch nomme la «stratégie esthétique»9 de l’usage du zoomorphisme dans l’œuvre. Nous observerons donc plus avant la question de la lecture en immersion, via son ancrage dans les réflexions en didactique de la lecture littéraire.
Zoomorphisme et lecture immergée
Parmi les nombreux·es auteur·e·s à s’être penché·e·s sur la question, celui qui nous intéressera en premier lieu est Bertrand Gervais, qui distingue deux «régies de lecture» littéraire, la lecture en progression et la lecture en compréhension (Gervais 1992). Si la seconde doit être envisagée comme une relecture, paradigmatique et critique, la première correspond à une première lecture, immersive, syntagmatique et dirigée vers sa propre fin, dans une perspective caractéristique a priori des lectures de l’enfance: «un tel régime est le mandat des lectures décrites comme naïves, initiales ou encore premières d’un texte» (Gervais 1992: 12). La référence à Gervais, dont l’article est aujourd’hui assez ancien, nous semble intéressante justement dans la mesure où la binarité exprimée entre progression et compréhension est polarisée axiologiquement. Pour Gervais, ce qui caractérise la lecture littéraire est bien le passage à la compréhension, lecture seconde, adulte, valorisée au détriment de la première. Les nombreuses conceptualisations ultérieures de cette différence entre lecture immersive et lecture critique tendent à «nuancer cette opposition» (Bemporad 2014: 68). Annie Rouxel, notamment, lorsqu’elle fait état d’un binôme comparable entre «lecture cursive» et «lecture analytique», propose d’emblée de les inscrire dans une dynamique de «complémentarité» (Rouxel 2000). Pour notre analyse toutefois, s’en tenir à une séparation (certainement fallacieuse, comme on l’a vu, mais heuristique) entre progression et compréhension nous intéresse, parce qu’elle recoupe les observations de Spiegelman, lorsqu’il commente les effets progressifs qu’il envisage de la lecture de Maus:
Un des avantages qu’il y a à utiliser ces visages masqués, c’est que ça crée une sorte de réaction empathique en ôtant aux visages leur spécificité – ça permet de s’identifier, pour se trouver ensuite coincé avec sa propre humanité corrompue et défectueuse. (Spiegelman 2012b: 132, nous soulignons.)
Spiegelman n’envisage pas seulement une gradation de la lecture de son œuvre; il voit aussi cette gradation comme participant d’un procédé pédagogique:
Je pense que c’étaient ces masques d’animaux qui m’ont permis d’approcher des choses sinon indicibles. Ce qui rend Maus épineux est précisément ce qui lui permet d’être un «outil d’enseignement» utile, malgré son intention non didactique. (Spiegelman 2012b: 127)10
Il y a donc bien une simplicité initiale avec laquelle Maus peut être abordé – même si elle est logiquement promise à une complexité seconde, comme on le verra plus loin. Pour exploiter cette simplicité initiale, et pour fournir un début de réponse à la question «comment enseigner Maus?» que nous envisagions en ouverture, on pourrait imaginer que l’enseignant·e procède par extraits pour commencer, en choisissant sciemment quelques pages pouvant être traitées de manière autonome: par exemple, les pages 13, 28, 45, 75 pour commencer, où Art et Vladek sont représentés dans leur quotidien, puis les pages 53-54 où les Juifs ne sont encore «que» des prisonniers de guerre ayant affaire à leurs adversaires allemands et où la métaphore chat-souris se présente de manière très transparente. On parviendrait sans doute, par cette manipulation, à engager une lecture initiale de Maus qui s’en tiendrait à cette simplicité.
Celle-ci fait parfaitement sens dans la symétrie qui s’opère entre production et réception: selon Henri Garric, la compréhension de la genèse de cette œuvre doit prendre en compte le contexte, largement initié par Walt Disney dans la première moitié du XXe siècle, d’un univers de comics destiné à un public enfantin. Cet univers est tributaire d’une «neutralisation» du dessin (Garric 2011: 221), conduisant, sur le plan axiologique, à un «affadissement généralisé», lequel
a provoqué à partir des années 1960 et 70 une réaction brutale de la bande dessinée underground américaine, qui a cherché à réintroduire la négativité humaine dans le monde de Disney […]. C’est de cette réaction que sort Maus. (Garric 2011: 223)
La «réaction» de Spiegelman n’est pourtant pas, comme le seraient les productions d’un Crumb, programmée d’emblée pour une réception adulte: «apparemment, le dessin de Spiegelman s’oriente vers la neutralisation de l’animalité» (Garric 2011: 223), ce qui signifie que le terrain de lecture est ouvert, «apparemment», à une appréhension simple. Il ne s’agit pas ici d’établir une équivalence entre simplicité et adéquation à un public enfantin – Maus n’est pas un livre pour enfants –, mais plutôt de considérer cette simplicité comme l’exposition d’un terrain neutre, voire de ce que, dans les termes de Donald Winnicott, on pourrait appeler une «aire intermédiaire» entre sujet et objet, permettant l’expérience de «phénomènes transitionnels» (Winnicott 1975: 47-49). Nous y reviendrons plus précisément, mais dans l’immédiat, il suffit de reconnaître cet effet de transition: une appréhension simple n’a de sens que si elle conduit progressivement vers une reconnaissance de la complexité de Maus. S’agissant du système zoomorphique dans lequel s’inscrit la lecture initiale, cette complexité apparaît très vite, si l’on suit le fil d’une lecture intégrale, avec l’arrivée dans le paysage graphique de l’œuvre de personnages à tête de cochon – les Polonais – qui, comme on l’a vu, n’entrent pas dans la chaîne de prédation souris-chats-chiens. On peut également citer, parmi les exemples de complexification de ce système, la séquence du second tome durant lequel le personnage d’Art se rend chez son psychanalyste, qui vit au milieu de chats et de chiens domestiques. «Est-ce que je peux en parler, ou est-ce que ça fout ma métaphore en l’air?» (Spiegelman 2012a: 203), commente le narrateur. Évidemment, la réponse est: les deux… car à ce stade, la coexistence du monde zoomorphe, à connotation fictionnelle, et du monde anthropomorphe, autobiographique, est devenue nécessaire à l’appréhension générale du propos. Henri Garric, commentant cette séquence, en vient à envisager l’humour (Garric 2011: 225) comme élément non négligeable des effets que procure la lecture de Maus. Est-ce à dire qu’un tel humour correspondrait à la lecture simple, primaire, d’un genre historiquement qualifié de funny, de silly, voire à travers la connotation de son nom même de comics? Certainement pas: la différence est grande entre s’amuser d’un chat qui court après une souris et sourire d’un monde où coexistent le génocide représenté par la métaphore chat-souris et la possibilité qu’une souris anthropomorphe affectionne les chats de compagnie. Illustration 1: Maus, p. 203. © Flammarion 2012
Tension ludique
Entre simplicité et complexité de lecture, l’œuvre pourrait être envisagée sous l’angle d’une tension ludique, englobant ces deux types d’humour sous la forme plus générale du jeu. En effet, parmi les déclinaisons qui enrichissent le binôme progression-compréhension, il faut mentionner l’approche de Michel Picard (1986), grâce à qui le jeu de la lecture se divise en une lecture-play et une lecture-game11. Rappelons que si la lecture-game correspond à un jeu fondé sur des règles communes, caractéristique de l’activité ludique de l’adulte, la lecture-play quant à elle «concerne un mode de lecture participative et captivante qui rappelle “les jeux de la première enfance”» (Bemporad 2014: 67). L’intérêt de cet apport réside dans la perspective d’une lecture-play où la règle est totalement intégrée au profit d’un vagabondage. Mais si ce vagabondage prend place dans les zones bien connues où les animaux se comportent comme des humains, il se confronte dans le même temps à l’évidence selon laquelle ces zones appartiennent à une enfance désormais anachronique. À l’autre bout du spectre, la lecture-game constitue le tenseur qui prolongera ce premier doute quant à l’insuffisance d’une lecture-play, ne serait-ce que dans la promesse d’une complexité à venir. Petit à petit, selon un rythme qu’il appartient à l’enseignant·e de mettre en place, le game se présente comme le retour d’un principe de réalité, indissociable de la valeur historique de Maus. On remarquera au passage le bénéfice pédagogique de cette approche: l’appréhension progressive de la complexité de l’œuvre se présentera moins aux yeux de l’élève comme une corvée purement scolaire que comme la résultante logique d’une transition de la lecture enfantine vers la lecture adulte. En d’autres termes, il y a un gain rhétorique à présenter la complexité de l’œuvre comme nécessaire à l’appréhension globale de cette œuvre, si son appréhension partielle renvoie à la naïveté initiale d’une lecture immature.
Dans son aspect initial, cette tension ludique se présente sous un angle abstrait et général; on pourrait remarquer que toute lecture, voire toute expérience culturelle, est envisageable sous l’angle de cette dynamique entre playing et game: après tout, il s’agit là d’un jeu dont le terrain, décrit par Winnicott sous le terme d’aire transitionnelle «où se chevauchent le jeu de l’enfant et celui de l’autre personne en cause» (1975: 102), ne concerne pas que la lecture mais le développement cognitif en général. Ainsi qu’il le précise: «il existe un développement direct qui va des phénomènes transitionnels au jeu, du jeu au jeu partagé et, de là, aux expériences culturelles» (1975: 105).
Mais il existe un second aspect, par lequel l’idée de jeu se concrétise dans l’expérience de lecture de Maus: dans cette œuvre, la tension ludique se prolonge en effet jusqu’à rencontrer la métaphore prédatrice, en l’adoptant tout d’abord, puis en la prolongeant par complexification. L’adopter, cela veut dire jouer avec le lectorat comme le chat joue avec la souris: le piéger dans la croyance qu’il avait affaire à des petits mickeys, pour mieux l’attirer vers une lecture qu’il n’avait pas prévue; le piéger dans l’horreur que constitue la facilité relative avec laquelle nous traversons cette bande dessinée et sommes tout de même entraînés en plein cœur d’Auschwitz; le piéger comme furent piégés les Juifs d’Europe qui, tentant de s’enfuir, furent méthodiquement ramenés vers ces souricières, les camps de concentration12.
Prolonger la métaphore par complexification, cela signifie que le jeu crée un espace de liberté et de créativité. Aussi cruel que cela paraisse, lorsqu’un chat joue avec une souris, il ne la tue pas tout de suite. Il complexifie le rapport entre prédateur et proie. Cette complexification entre aussi en ligne de compte pour élargir l’espace de potentialités du lecteur, notamment à propos du personnage de Vladek ou du destin des Juifs d’Europe. Vladek est, après tout, un survivant, ce qui implique, a minima pour lui, que la logique de prédation n’a pas fonctionné, qu’une autre loi naturelle de coopération ou d’échange l’a remplacée. On peut jouer, à ce jeu du chat et de la souris, même quand on est la souris. Et si la possibilité de gagner n’entre pas dans la dialectique de ce jeu, on peut au moins ne pas (tout) perdre.
Dynamique de lecture
Le principe de lecture qui conduit du simple au complexe, de la lecture immersive à la lecture distanciée, est inévitable. Il ne saurait être question de maintenir la lecture dans un premier degré tel qu’on omettrait, par exemple, de voir en quoi les indices de fictionnalité de Maus se retournent au profit de sa non-fictionnalité, essentielle. Mais ce principe est-il pour autant à sens unique? La lecture au premier degré n’est-elle convoquée que pour être disqualifiée? Nous pensons que non.
Dans leur article, Dardaillon et Meunier font état d’un questionnement similaire au nôtre quant à la pertinence de l’enseignement de la BD pour parler de la Shoah: «Nous allons tenter de voir comment, au sein de notre corpus, scénaristes et dessinateurs ont procédé pour “attraper” leurs lecteurs, les faire entrer dans une dynamique interprétative» (Dardaillon & Meunier 2019: 213). Mais par la suite, le maître mot qui se dégage de leur analyse est celui de distance: il s’agit pour les élèves, «en mettant l’objet d’étude à distance, [de] prendre du recul avec cette dimension émotionnelle exprimée dans les cases» (Dardaillon & Meunier 2019: 221). Dans notre perspective, si cette lecture distanciée est bien entendu nécessaire dans un second temps (en particulier pour faire valoir une lecture en compréhension complémentaire à la lecture en progression), elle ne doit pas pour autant devenir l’aboutissement unique de la lecture. Il faut qu’il y ait circulation sur cet axe.
Mais atteindre cette dynamique de lecture entre play et game n’est pas chose aisée. Il faut dire que le danger serait fort d’une disqualification de la première lecture au profit de la seconde, en particulier autour des notions de fiction et de non fiction. Comme on l’a vu, seule une lecture naïve parviendrait à justifier une équation, impossible à maintenir, entre zoomorphisme et fiction. La séquence d’ouverture de Maus, à elle seule, travaille à anéantir une bonne partie des présupposés d’une lecture-play. Art, enfant, brise un de ses patins à roulettes et se fait distancer par ses amis. Lorsque, en pleurs, il s’en ouvre à son père, Vladek lui déclare: «Des amis? Tes amis? Enfermez-vous tous une semaine dans une seule pièce, sans rien à manger… Alors tu verras ce que c’est, les amis!» (Spiegelman 2012a: 6). À bien des égards, Maus peut être lu comme un forçage brutal hors de l’enfance et vers le monde des adultes. Par conséquent, il peut sembler inévitable que la lecture de Maus, proposée à un public adolescent, se réduise schématiquement à leurrer le lecteur-enfant pour lui imposer sans transition l’état de lecteur-adulte.
Pourtant, même si le chemin entre lecture-play et lecture-game, entre lecture en progression et en compréhension, est un chemin qui doit nécessairement être parcouru, ce qui compte est moins le point d’arrivée que le regard rétrospectif porté sur le chemin lui-même. De tels allers-retours permettent de mettre en lumière un espace de travail pédagogique, dont le schéma de tension ludique donnait un premier aperçu, permettant de déboucher sur des questionnements en classe tels que: comment jouer avec une œuvre qui joue? Comment jouer avec un récit qui se joue de nous? Ou encore, quelle place accorder à l’humour dans l’interprétation? Mais d’autres schémas de ce type sont envisageables, et la lucidité progressive par laquelle on entre dans la complexité des enjeux de Maus devrait pouvoir servir à décliner toute une série d’espaces de réflexion, également fondés sur des tensions, sur les axes desquelles de tels espaces deviennent arpentables:
- - Tension fictionnelle: s’il est indubitable que Maus s’inscrit génériquement dans la non-fiction, il n’en reste pas moins que la fiction, en tant qu’elle adopterait ici une fonction de leurre, joue un rôle dans l’approche de la lecture. Quels liens Maus entretient-il avec la fable animalière? Avec le conte pour enfants? Avec le récit en général, dans la mesure où il suggérerait un happy end (Elmwood, 2004)? En somme, pour le dire dans la perspective adoptée par Raphaël Baroni (2021: 97), si le genre de la BD a historiquement servi la fiction plus fréquemment que la non-fiction, comment justifier le choix de la BD s’agissant du témoignage historique qu’est Maus?
- - Tension naturelle: si la prédation et la collaboration sont l’une comme l’autre des attitudes naturelles, leur coexistence pose un problème. Et même s’il est commode d’envisager les rapports entre humains comme essentiellement collaboratifs, il est également naïf de croire que seuls de tels rapports prévalent. Quelles sont les valeurs respectives à envisager dans ces rapports? Quelles conclusions en tirer dans une perspective politique, en particulier s’agissant d’un fascisme que la victoire des Alliés n’aura pas conduit à éradiquer de notre monde?
- - Tension générique: si le médium graphique rend l’œuvre plus accessible, cette accessibilité demeure problématique en ce qu’elle peut induire un déficit de sérieux dans le traitement du récit et de son ancrage historique. Un problème auquel Spiegelman a évidemment été confronté, après comme avant la parution de Maus, comme le signalait déjà la grande frilosité des éditeurs auxquels il s’est adressé au moment de la publication (Spiegelman 2012b: 76-79). Interroger ces bénéfices et déficits conduit également à questionner laplace de la BD dans les classes de littérature, ce dont témoignent indirectement au moins deux auteur·e·s ayant intitulé leurs articles de façon similaire: «Comics as literature?» (Chute 2008 et Meskin 2009), ou encore le décalage entre un montré et un dit qui ne s’explicitent pas toujours l’un l’autre, voire se contredisent13.
On pourrait sans doute envisager d’autres lignes de tension ou les traiter de manière transversale. En somme, il s’agit là de tensions de lecture, celles-là mêmes dont se sert Jean-Louis Dufays (cf. note 3) pour fournir une définition possible de la lecture littéraire. Plutôt que de vouloir les résoudre pour proposer aux élèves une lecture uniquement distanciée et critique, mieux vaudrait les thématiser en classe. On pourrait imaginer, par exemple, que l’observation de la tension naturelle débouche sur un exercice de type dissertatif14. Le jeu, en somme, est similaire à celui que joue Spiegelman dans la célèbre page intitulée «le temps s’envole» (Spiegelman 2012a: 201), où il se représente à sa table de travail muni d’un masque de souris. Ce larvatus prodeo rappelle celui du Barthes des Fragments d’un discours amoureux: «je m’avance en montrant mon masque du doigt» (Barthes 2002: 72). Par cette mise en lumière des tensions, l’espace de réflexion se superpose à l’espace de la classe. Maus en devient un instrument permettant la mesure des méthodes didactiques mêmes qui en fournissent l’approche.
Un espace commun
On l’aura compris, il s’agit d’inclure l’enseignant·e aussi bien que l’élève dans cette zone de travail instable où a lieu la lecture, comme va-et-vient entre play et game, de la même manière qu’avait Winnicott d’inclure le thérapeute au sein de l’aire transitionnelle où a lieu le jeu de l’enfant: «un trait essentiel des phénomènes et des objets transitionnels est dans une certaine qualité de notre attitude, dans le temps même où nous les observons» (1975: 179). Rappelons que, pour Winnicott, le rôle cognitif que joue cette aire transitionnelle ne se réduit pas au développement de l’enfant (bien que ce soit chez le bébé qu’il l’observe initialement, dans la perspective d’une séparation acceptable d’avec la mère), mais qu’elle concerne tout aussi bien l’adulte et tous les âges qu’il ou elle traverse. Si elle est transitionnelle, elle n’en est pas pour autant transitoire: «les expériences culturelles sont en continuité directe avec le jeu, le jeu (play) de ceux qui n’ont pas encore entendu parler de jeux (games)» (Winnicott 1975: 186).
En tenant compte de cet espace symbolique, on échappe à la trop simple alternative: forcer la lecture adulte chez l’enfant ou retrouver la lecture enfantine chez l’adulte (dans un esprit de simplification par lequel «enfant» et «adulte» seraient deux rôles alternativement imputables au sujet-lecteur adolescent). On échappe aussi à un écueil similaire, éventuel, qui consisterait à catégoriser Maus comme une «lecture pour l’adolescence», autre manière fallacieuse d’imputer à l’œuvre une assignation rigide, individualisée, du rôle de la lecture. L’important est bien plutôt la mise en place d’espaces communs (Meirieu 2020: 13), compris comme l’inverse de l’occupation par l’enseignant·e d’un seuil stéréotypé d’observation. L’idée est celle d’une mise à disposition pour le groupe (classe et enseignant·e) d’un lieu partagé de lecture réflexive mais aussi, dans la mesure du possible, d’un lieu anarchique, au sens d’une négation des hiérarchies entre lecteurs professionnels et lecteurs en formation. Car si l’on s’en tenait à cette seule lecture «complexe» de Maus qui en disqualifierait automatiquement la lecture «simple», cela équivaudrait finalement à postuler ce que Jacques Rancière (1987) dénonçait jadis comme une inégalité des intelligences; le maintien de la lecture de l’œuvre dans une distance commode, reproduisant celle qui, depuis des siècles, sépare l’élève du maître.
Illustration 2: Maus, p. 296 © Flammarion 2012
L’exemple de la dernière case de Maus nous semble judicieux pour illustrer cette réflexion. Vladek, fatigué d’avoir tant parlé, congédie Art pour pouvoir se reposer, dans une très claire anticipation de sa mort prochaine. Ce faisant, il appelle Art «Richieu», confondant son fils vivant avec son premier fils, mort pendant la guerre à l’âge de cinq ou six ans. Art est à cet instant à la fois abandonné par son père, qui ne lui parlera plus, tout comme l’œuvre, se terminant, nous laisse, lecteurs·trices, aux prises avec tout ce qu’elle n’aura pas pu dire. Mais elle laisse aussi Art dédoublé, enrichi (ou encombré, c’est selon) d’un frère-enfant-mort – à la fois simple et complexe à traiter. Ce dédoublement crée un espace commun, que Victoria Elmwood qualifie de «site pour l’investissement mémoriel» (Elmwood 2004: 702), mais qui s’avère également un site d’investissement didactique, où enfance, adolescence et âge adulte se réduisent à la simple condition humaine. Maus, dans sa dernière page et rétrospectivement dans son ensemble, postule une égalité des âges devant la souffrance des personnages, et pour l’ensemble de ses lecteurs·trices, une égalité des intelligences émotionnelles.
Bibliographie
Baker, Steve (2001), Picturing the Beast. Animal, Identity, and Representation, Urbana & Chicago, Illinois University Press.
Baroni, Raphaël (2021), «Of Mice as Men: A Transmedial Perspective on Fictionality», Narrative, n° 29 (1), p. 91-113.
Barthes, Roland (2002 [1977]), Fragments d’un discours amoureux, Œuvres complètes, t.5, Paris, Seuil.
Bemporad, Chiara (2014), «Lectures et plaisirs. Pour une reconceptualisation des modes et des types de lecture littéraire», Études de lettres, n° 295, p. 65-84.
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Pour citer l'article
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Voir également :
Introduction n°4 - Enseigner la bande dessinée comme (de la) littérature
Si la reconnaissance de la valeur culturelle de la bande dessinée, durement conquise au cours des dernières décennies, semble aujourd’hui acquise{{Rappelons, au niveau de la reconnaissance institutionnelle, que le ministère de la culture en France a décrété l’année 2020 «année de la bande dessinée». Sur cette phase de «post-légitimation», voir notamment (Berthou 2017; Heinich 2019). Notons néanmoins qu’en dépit de ces honneurs, de nombreux·ses auteur·e·s et éditeurs·trices insistent sur le fait que leur profession est menacée de paupérisation, notamment en raison d’une surproduction saturant le marché et du manque de soutien institutionnel, ce qui a récemment conduit Lewis Trondheim à renvoyer au ministère la médaille de chevalier des arts et lettres qui lui avait été attribuée en 2005.}}, sa place au sein des programmes scolaires reste malgré tout fragile, ce qui a amené récemment Flore Steyaert et Jean-Louis Tilleul (2017: 233) à conclure que l’école restait «un caillou dans le soulier de la légitimation» de ce médium{{Cette publication est liée au projet de recherche financé par le Fonds national suisse de la recherche scientifique: "Pour une théorie du récit au service de l'enseignement" (Projet FNS n° 100019_197612 / 1).}}.
Introduction n°4 - Enseigner la bande dessinée comme (de la) littérature
Enseigner la bande dessinée dans un monde qui avance
Si la reconnaissance de la valeur culturelle de la bande dessinée, durement conquise au cours des dernières décennies, semble aujourd’hui acquise1, sa place au sein des programmes scolaires reste malgré tout fragile, ce qui a amené récemment Flore Steyaert et Jean-Louis Tilleul (2017: 233) à conclure que l’école restait «un caillou dans le soulier de la légitimation» de ce médium2. Pour envisager le type de résistance que peut rencontrer la bande dessinée quand il s’agit de l’étudier en classe, il peut être intéressant d’envisager les choses sous l’angle, non pas des prescripteurs et des enseignant·e·s, mais sous celui des auteur·es et des représentations des élèves. Dans son dernier album –que l’on peut qualifier de roman graphique ou d’autofiction en bande dessinée– l’auteur genevois Frederik Peeters met en scène son avatar, Oleg, lors d’une intervention en classe qui, précise-t-il, est le «moyen qu’il a trouvé pour rester connecté avec le monde qui avance» (Peeters 2021: n.p.).
Image 1: Frederik Peeters, Oleg © 2021 Atrabile
Lorsque l’enseignante demande aux élèves si quelqu’un a une question à lui poser, Oleg se heurte d’abord à un mur de silence. L’enseignante recadre un élève endormi, qui explique, pour justifier son état comateux, avoir «regardé la nouvelle saison de "Titans"» la nuit précédente3. La plupart des questions posées à l’auteur concernent ensuite la longueur du labeur aboutissant à la création d’un album et le profit qui se dégage de cette activité. Lorsqu’Oleg répond que la réalisation de son album lui a pris à peu près une année, une élève réagit en disant «c’est trooop looong». Oleg répond qu’il pense être, au contraire, plutôt rapide et demande à l’élève combien de temps il lui a fallu pour lire son album. Elle répond «quinze minutes», expliquant qu’elle n’a lu en réalité que les premières pages, et Oleg découvre ainsi que seulement deux élèves de la classe ont lu son œuvre dans son intégralité.
Image 2: Frederik Peeters, Oleg © 2021 Atrabile
Cette confrontation avec le «monde qui avance» souligne plusieurs aspects de l’évolution récente de la bande dessinée et de ses rapports à l’enseignement. Premièrement, la posture d’Oleg et son décalage vis-à-vis des représentations de plusieurs élèves soulève la question d’une polarisation de la production qui s’est opérée au sein du champ de la bande dessinée à partir de la fin des années 19604 et de ses effets sur la manière de lire les récits graphiques dans et hors de la classe. Le premier pôle renvoie à l’autonomie créative d’un artiste publiant ses œuvres chez des éditeurs indépendants ou issus du champ littéraire. Peeters est par exemple édité chez Gallimard, à l’Association ou chez Atrabile, éditeur indépendant genevois dont il est cofondateur, et il dispose ainsi d’un contrôle étendu sur la thématique, le style et le format de ses récits graphiques. Il faut relever par ailleurs qu’il n’est plus irréaliste d’imaginer qu’un auteur correspondant au profil de Frederick Peeters / Oleg puisse être invité dans une classe de français pour parler de son œuvre, à l’instar d’un écrivain. En l’occurrence, quand l’enseignante présente l’auteur, elle évoque un «prix BD des écoles5», ce qui témoigne également du gain de légitimité au sein des institutions scolaires. Cette liberté implique en revanche un mode de production artisanal et très chronophage, dans lequel un auteur «complet» réalise peu ou prou toutes les tâches, ce qui lui assure un revenu instable essentiellement lié à la gestion de ses droits6.
Le second pôle renvoie aux industries culturelles visant une accélération de la production fondées sur une standardisation des produits et sur la division du travail et l’anonymisation des créateurs, lesquels ne disposent plus que d’une liberté très limitée7. Aujourd’hui, le type de bandes dessinées le plus largement diffusé parmi les jeunes sont des produits émanant de grands groupes industriels, à l’instar de Disney, de Sony ou de Média Participations, qui intègrent différents supports médiatiques et coordonnent les activités de milliers d’employés. Et évidemment, au sommet de ces empires médiatiques, certains auteurs historiques, comme Hergé, Zep ou Stan Lee, peuvent accumuler des fortunes considérables. Bounthavy Suvilay et Edith Taddei (2019) rappellent par ailleurs que les bandes dessinées les plus largement consommées par les jeunes se rattachent aujourd’hui au genre importé du manga, qui a connu ces dernières années un essor phénoménal, soutenu par la diffusion sur les chaines en streaming d’adaptations sous forme d’anime.
Si la bande dessinée dans son ensemble a donc visiblement conquis ses lettres de noblesse, les œuvres valorisées par le monde de l’éducation semblent ainsi de plus en plus déconnectées des œuvres appartenant pleinement à la culture «juvénile» (Mitrovic 2019), ici incarnée par une série télévisée adaptée d’un univers créé par DC comics. La réaction de l’élève quant à l’état du compte en banque d’Oleg est prise par ce dernier comme peu pertinente, parce qu’à ses yeux, l’élève se trompe de pôle, confondant un auteur appartenant au champ de production restreinte avec un créateur travaillant à une échelle industrielle. Mais au-delà de la méprise, voire du mépris que l’on serait tenté d’adopter devant une question si triviale, se cache une réalité socioculturelle dont l’élève se fait ici le témoin précieux: le fait que lui, comme vraisemblablement la majorité de ses camarades, n’est exposé qu’au second de ces deux pôles et qu’il n’envisage pas l’existence d’une culture autonome, centrée sur l’individu producteur et héritée du XIXe siècle. Il n’a finalement en face de lui qu’un adulte actif parmi d’autres, au sein d’une société où la réussite individuelle se mesure à l’argent que l’on gagne.
En somme, la scolarisation de la bande dessinée est évidemment liée à «l’artificationde la bande dessinée» (Heinich 2017), mais la «légitimité culturelle» (Berthou 2017) dont jouit une partie de la production éloigne d’autant les corpus enseignés des représentations ordinaires que se font les élèves du médium, ce qui ne manque pas de produire des malentendus et des difficultés dans l’émergence d’une lecture de la bande dessinée que l’on pourrait qualifier de littéraire, au sens que les didacticiens donnent de ce terme (Dufays, Gemenne & Ledur 2005; Ronveaux & Schneuwly 2018). Ce que montrent les réactions de la plupart des élèves dans cet extrait, c’est que ces derniers assimilent la bande dessinée à une forme de culture populaire – à l’instar des mangas et des comics qui peuplent leur bibliothèque intérieure – et que cela induit des questionnements orientés sur des enjeux essentiellement économiques ou professionnels, au lieu d’adopter des gestes de lecture qui se seraient sédimentés dans la pratique scolaire du commentaire des textes littéraires. Ce faisant, l’entrée de la bande dessinée dans la classe de français, d’une part, ne produit pas forcément un rapprochement entre lectures scolaires et lectures privées (Norton 2003; Mitrovic 2019; Suvilay & Taddei 2019) et d’autre part, ne débouche pas nécessairement sur la pratique d’une lecture susceptible de renforcer le développement d’une littératie médiatique multimodale (Boutin 2012).
Le rappel de cette dualité explique que, face à cette forme d’expression que Marianne Blanchard et Hélène Raux (2019) définissent – à la suite de Thierry Groensteen (2006) – comme un «objet didactique mal identifié», les angles interprétatifs peuvent diverger sensiblement en fonction du statut qui est accordé à l’œuvre commentée. L’entrée de la bande dessinée dans la classe de français ne pose donc pas seulement la question de son identité médiatique, mais également celle de son statut culturel et des angles de lecture qui en découlent. Peut-on considérer la bande dessinée comme une forme de littérature? Ces questions, inlassablement posées depuis une vingtaine d’années (Morgan 2003; Chute 2008; Meskin 2009; Baetens 2009; Dürrenmatt 2013) ne doivent donc pas être comprises uniquement en termes généraux et médiatiques mais également en termes locaux et critiques. Pour rendre les enjeux plus explicites, il faudrait commencer par poser les questions suivantes: peut-on lire en classe certaines bandes dessinées comme on lirait des romans ou des pièces de théâtre? peut-on poser aux récits graphiques le même genre de questions que l’on poserait à des œuvres littéraires? peut-on étudier ces compositions de textes et d’images selon des procédures similaires à celles que l’on mobilise face à la représentation verbale ou scénique d’une histoire?
Il s’agirait ensuite d’anticiper une éventuelle réponse positive à ces questions pour qu’apparaisse une problématique secondaire: si cette lecture est possible, c’est probablement parce que l’on se refuse encore à envisager l’institutionnalisation de la bande dessinée dans le cadre scolaire sous un angle qui engloberait le caractère industriel et commercial d’une partie non négligeable de ses manifestations. Et qu’un tel refus risque de reconduire une forme sociologiquement induite d’inégalité parmi les élèves, en particulier en termes de cadrage des activités (Rochex & Crinon 2014), dont la séquence d’enseignement reproduite ici par Peeters semble relativement dépourvue. Oleg ou l’enseignante auraient pourtant pu profiter de cette question, qui n’est impertinente qu’en apparence, pour mentionner l’existence de différents types de produits culturels rattachables au média «bande dessinée» et expliciter les différences de nature existant entre ces produits en ce qui regarde la liberté dont disposent les créateurs, laquelle ne garantit nullement la qualité finale de l’objet. Cela aurait aussi permis de signaler l’existence d’œuvres populaires nées d’un compromis entre les contraintes d’une production industrielle plus ou moins formatée et la réputation de génies qui s’attache à certains auteurs formant un panthéon historique, à l’instar d’Osamu Tezuka, de Jack Kirby, d’Hergé ou de la paire René Goscinny et Albert Uderzo, qui a enfanté une œuvre pharaonique: 380 millions d’albums vendus dans le monde, plusieurs blockbusters cinématographiques, un parc d’attraction, etc.
Les conditions matérielles de production ne devraient ainsi jamais être complètement évacuée d’un enseignement centré sur l’histoire et l’esthétique de la bande dessinée, l’émergence et l’évolution de ce média relativement jeune étant consubstantiellement liées à l’essor de la presse imprimée et des logiques sérielles qui en découlent et sous-tendent encore la plupart des productions, même les plus auteuristes. Même les auteur·e·s indépendant·e·s ne peuvent survivre en se privant totalement des circuits de production et de diffusions traditionnels, et le positionnement de leurs œuvres ne peut se comprendre qu’en lien étroit avec les formes et les thèmes développés par les industries culturelles, ainsi qu’en témoigne la récurrence des motifs superhéroïques dans les œuvres de Chris Ware ou de Daniel Clowes.
Oleg se montre néanmoins reconnaissant lorsqu’une élève lui adresse enfin une question qu’elle aurait très bien pu poser à Flaubert, à Maupassant… ou à Houellebecq: quelle place donnez-vous à l’actualité du monde dans votre travail? Est-ce que vous hésitez entre faire des histoires intemporelles et des histoires réalistes? La question suppose évidemment que l’auteur dispose de suffisamment d’autonomie pour envisager ces différentes options et choisir celle qui correspond le mieux à son projet artistique. Le roman graphique de Frederik Peeters est enfin abordé sous l’angle de sa littérarité et non sous l’angle unique de son statut d’objet culturel rattaché à l’industrie des loisirs. S’ouvre alors la possibilité d’une véritable disciplination de la bande dessinée par son rattachement à la pratique de la lecture littéraire telle qu’elle s’est sédimentée dans les pratiques scolaires (Ronveaux & Scheuwly 2018).
Image 3: Frederik Peeters, Oleg © 2021 Atrabile
La bande dessinée d’auteur et sa lecture scolaire
Jan Baetens avance que «la rencontre des domaines longtemps séparés de la littérature et de la bande dessinée» s’impose aujourd’hui «comme une évidence» (2009: §1), ce dont témoigne, entre autres, l’explosion des adaptations de classiques en bande dessinée, mais aussi l’émergence d’un genre identifié comme «roman graphique» et son accession à des prix littéraires prestigieux. Toutefois, Baetens souligne le risque de confondre cette rencontre avec une forme de fusion ou d’hybridation:
Une chose est l’explosion des croisements entre littérature et bande dessinée, autre chose est le bien-fondé ou la solidité de cette nouvelle hybridité, qui ne manque pas de soulever plus d’une question essentielle sur notre conception même du récit. (Baetens 2009: §1)
Si l’on exclut les adaptations ne servant que de marchepied pour accéder aux œuvres vraiment littéraires, les bandes dessinées enseignées dans les classes de français comme de la littérature sont plutôt rares et les mêmes titres ne cessent de revenir dans les discours des chercheur·euse·s, didacticien·ne·s, enseignant·e·s: Maus, Persepolis, Pilules bleues, Fun Home… Ce retour inlassable d’un corpus d’œuvres restreint témoigne d’une part de la difficulté d’établir un périmètre élargi de récits graphiques dignes d’être enseignés en classe comme de la littérature. La patrimonialisation des œuvres passant généralement par leur inscription dans les corpus scolaires, pour le meilleur ou pour le pire, on peut dès lors considérer que l’école n’a pas encore joué son rôle de sélection des œuvres supposément légitimes, le choix des enseignant·e·s se repliant sur la bibliothèque intérieure correspondant à leurs lectures privées liées à l’enfance et à l’adolescence8 (donc souvent liées à des œuvres populaires) ou sur quelques succès critiques validés par des prix ou des récompenses, avec le fameux Pulitzer pour Art Spiegelman, bien sûr, mais aussi le prix du jury du Festival de Cannes pour l’adaptation cinématographique de l’œuvre de Marjane Satrapi. On peut donc anticiper sur cette sélection en considérant la possibilité qu’elle se calque sur une légitimité dont elle emprunte les caractéristiques sociologiques à la littérature, sans tenir compte des spécificités médiatiques du champ de production de la bande dessinée.
Par ailleurs, si le statut culturel acquis par certaines œuvres font de la bande dessinée un objet certes mal identifié mais au moins potentiellement enseignable, il ne faut pas négliger les problèmes inhérents à la disciplination des gestes de lecture spécifiques, aussi bien du côté de l’enseignant que de celui des élèves9, ce qui passe par l’intégration de pratiques compatibles avec la conception que l’on peut se faire d’un enseignement de la littérature, mais aussi par l’établissement de procédures nouvelles, adossées aux caractéristiques sémiotiques du support. Outre le problème du rattachement des œuvres à un média populaire, qui complexifie le cadrage interprétatif des enseignant·e·s et des apprenant·e·s, le mélange de textes et d’images dessinées pose ainsi un problème qui se reflète dans les hésitations des plans d’étude: faut-il rattacher la bande dessinée à l’histoire de l’art ou à la classe de français? Comment traiter à la fois le style graphique des dessins, la composition de la case et celle de la planche, le découpage de l’action, les effets de cadrage, le contrastes des couleurs, tout en liant ces aspects au développement du récit, aux jeux sur la focalisation et le point de vue, aux dialogues et aux récitatifs, alors que la formation initiale des enseignant·e·s de français ne les a généralement guère préparé·e·s à traiter ces aspects simultanément.
Ainsi que l’ont montré Marianne Blanchard et Hélène Raux (2019), le chemin est encore long pour former les enseignant·e·s à des gestes interprétatifs susceptibles d’intégrer ces différentes dimensions, sans pour autant tomber dans un répertoire de notions techniques déconnectées des enjeux esthétiques ou éthiques soulevés par la lecture de l’œuvre, et sans se méprendre sur la complexité inhérente à un médium à la fois textuel et graphique. L’objectif de ce numéro est précisément de contribuer à développer des pistes de réflexions relatives à l’ensemble de ces aspects, d’abord en lien avec l’histoire du médium et de sa scolarisation, puis orienté sur différentes propositions didactiques et observations en classe.
La première partie, qui s’inscrit dans une perspective historique, s’ouvre sur un article de Nicolas Rouvière exposant la situation actuelle de la bande dessinée, qui est entrée depuis une dizaine d’années dans une phase que l’on peut définir comme celle d’une «post-légitimation». Si cette nouvelle manière d’envisager le média devrait lui ouvrir les portes de l’enseignement aux différents niveaux de la scolarité, elle pousse aussi Rouvière à dresser le constat d’un déficit de «théorisation didactique éclairant les enjeux et les modalités de son étude en classe», ce qui souligne l’importance de renforcer la recherche dans ce domaine. Cette théorisation apparait d’autant plus importante que les matérialisations médiatiques des récits graphiques ne cessent de se complexifier dans la culture numérique contemporaine, brouillant les frontières entre bande dessinée, jeu vidéo, dessin animé ou série télévisée.
L’article suivant offre un survol historique beaucoup plus large des relations tumultueuses entre la bande dessinée et les institutions scolaires, en suivant la piste des instructions officielles en France de manière à mettre en lumière, depuis les années 1960, la place réservée aux récits graphiques dans les programmes scolaires. Sophie Béguin illustre cette trajectoire scolaire qui, en effet, semble en partie déconnectée des enjeux entourant la légitimation culturelle du médium. Les hésitations portent non seulement sur les titres ou le nombre d’œuvres préconisés par les instructions officielles, mais également sur le rattachement disciplinaire de l’étude de la bande dessinée. Enfin, si la scolarisation du médium ressemble à une série de rendez-vous manqués, Béguin montre que c’est aussi en raison d’une certaine méfiance émanant des milieux de la bande dessinée, certain·e·s de ses représentant·e·s craignant les effets de la scolarisation d’un objet qu’ils·elles préfèrent ranger dans le domaine de la contre-culture et de la subversion.
Le troisième article de cette partie historique envisage la place de la bande dessinée vis-à-vis de l’enseignement du français langue étrangère, à travers l’analyse d’un corpus de manuels publiés entre 1919 et 2020. Son auteure, Anick Giroud, soulève un intéressant paradoxe: alors que le potentiel didactique des images narratives pour l’enseignement des langues est très tôt reconnu, avec l’émergence des méthodes directes au début du XXe siècle, puis, de manière encore plus marquée, avec l’éclosion des méthodes audio-visuelles, communicatives et actionnelles, la place de la bande dessinée en tant que document authentique est restée très modeste. La grande majorité des récits graphiques insérés dans les manuels demeure donc le travail d’illustrateurs·trices, produisant des objets sur mesure, adaptés aux objectifs de la leçon, mais dépourvus de valeur culturelle. Face à ces documents forgés, les modalités d’une lecture littéraire apparaissent impossibles, et la valeur culturelle du médium singulièrement diminuée.
La partie suivante réunit trois propositions didactiques adossées à des œuvres dont la réputation littéraire est fortement établie, du Maus d’Art Spiegelman au Persepolis de Marjane Satrapi, en passant par l’incontournable Fun Home d’Alison Bechdel. Si le choix de ces œuvres oriente naturellement l’exploitation didactique vers un horizon esthétique et culturel, les trois articles mettent également en évidence les spécificités d’une littérature dessinée et montrent comment exploiter cette dimension graphique.
La proposition de Violeta Mitrovic articule la lecture de trois «mémoires graphiques» (Fun Home, Persepolis et Wonderland de Tirabosco) dans la perspective de leur enseignement au post-obligatoire. En insistant sur la richesse et l’épaisseur des possibilités interprétatives de ces œuvres, elle se sert de leur caractère profondément multimodal pour convoquer la possibilité effective d’une lecture littéraire, au sens élargi de ce terme, dans lequel elle rassemble et interroge les notions de participation et de distanciation, de littératie, de lectures «ordinaire» et «savante», sans oublier de faire valoir la spécificité du médium comme vecteur d’acquisition de compétences nouvelles.
Gaspard Turin, dans une contribution portant sur la didactisation de Maus, propose une approche pragmatique face à une œuvre à la fortune critique si importante qu’elle pourrait en paraître hors de portée pour de jeunes lecteurs. En cherchant à rendre à l’œuvre une forme de simplicité, induite par le traitement zoomorphique de ses personnages, il n’en oublie pas moins que cette simplicité ne sert qu’à dialoguer avec la complexité d’une œuvre grave et dont l’enjeu de lecture devient dès lors celui d’un questionnement à étages multiples. Faire lire Maus à des adolescent·e·s revient-il à les forcer dans un monde adulte? Ou plutôt à envisager un dialogue avec les modalités d’appréhension du monde propres à l’enfance?
Enfin Camille Schaer s’attache, elle aussi, à assigner à la lecture de la bande dessinée en classe des enjeux portant sur la littératie et sur les compétences qui lui sont associées. Elle choisit pour sa part d’insister sur les spécificités du médium par rapport à la littérature ordinairement enseignée à l’école, afin de faire reconnaître une «tension entre linéarité et mise en réseau des informations». Cette mise en réseau l’incite à porter un regard neuf sur le livre en tant qu’objet, comme en témoigne son attention au paratexte. Il s’agit enfin, pour elle, par le biais des œuvres sélectionnées (Persepolis d’une part et Les Coquelicots d’Irak, de Findakly et Trondheim, de l’autre) d’ouvrir les élèves aux subtilités de l’autobiographie dessinée.
La dernière partie envisage l’enseignement de la bande dessinée sous un angle plus empirique, informé par des observations en classe, de sorte que les articles éclairent les vertus, mais aussi les obstacles inhérents à une lecture littéraire de la bande dessinée dans différents degrés de la scolarité.
Dans sa contribution, Hélène Raux interroge le «présupposé de facilité» qui accompagne le traitement scolaire de la bande dessinée pour montrer que la lisibilité du médium ne va pas de soi et qu’il doit s’accompagner d’un étayage en classe, fondé sur l’enseignement des codes propres à la lecture des récits graphiques. Des exemples de terrain suggèrent que la compréhension des logiques présidant à l’enchaînement des cases n’a rien d’un acquis pour les élèves observés, et que le déficit de compréhension ou de reformulation se présente plus volontiers dans le cadre de la lecture des images que de celle du texte. L’accent est mis, en conclusion, sur la nécessité de renforcer des approches didactiques orientées sur ces aspects et de réorienter le regard des élèves face à un médium souvent considéré par eux, a priori, comme destiné aux enfants.
L’article de Jean-François Boutin et Virginie Martel s’intéresse quant à lui aux modalités de la lecture de bandes dessinées historiques, en suivant treize parcours de lecture d’élèves du secondaire et du primaire. Les auteurs s’attachent à creuser en particulier la question des rapports entre le passé et sa reconfiguration par les récits graphiques, tout en tenant compte de la multimodalité du support. Pour poser les bases d’une lecture dialectique, permettant de rendre compte de «l’historisation de la fiction et [de] la fictionnalisation de l’histoire» (Gallego 2015: 5), les auteur·e·s préconisent de porter l’attention des lecteurs·trices sur la dimension multimodale et les stéréotypes propres au champ de la bande dessinée.
Si la bande dessinée demande encore à être enseignée, elle demande aussi, plus vivement peut-être, à être didactisée. Mais au-delà de ces questions, elle demande aussi à être interrogée dans ses rapports à l’institution scolaire et aux rapports que cette institution entretient avec ce «monde qui avance», ou qui semble parfois stagner, voire reculer… et dont, malgré ses richesses, la bande dessinée n’est encore qu’une manifestation marginale. Il suffit de courir le risque d’ouvrir ce champ culturel à des élèves pour réaliser à quel point son objet reste «non identifié», ou indexé à des codes culturels, économiques et sociétaux auxquels la bande dessinée «comme littérature» peine encore à se confronter. Tout reste à faire donc, dans ce champ. Les travaux réunis ici cherchent à en proposer une exploration que l’on espère enthousiasmante, mais ils ne pourront en aucun cas se substituer aux pratiques d’enseignement, informées ou improvisées, que nous engageons nos lecteurs·trices à tenter, à poursuivre et à partager.
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URL: https://www.cairn.info/revue-le-francais-aujourd-hui-2019-4-page-79.htm
Pour citer l'article
Raphaël Baroni & Gaspard Turin, "Introduction n°4 - Enseigner la bande dessinée comme (de la) littérature", Transpositio, n°4 Enseigner la bande dessinée comme (de la) littérature, 2021http://www.transpositio.org/articles/view/introduction-n-4-enseigner-la-bande-dessinee-comme-de-la-litterature
Voir également :
Synthèse des entretiens avec quelques témoins de la scolarisation des théories du récit
C’est lors d’une réunion de la petite équipe DiNarr (acronyme pour didactique et narratologie), dans les débuts du projet Pour une théorie du récit au service de l’enseignement, qu’a émergé l’idée d’aller collecter les témoignages de celles et ceux qui avaient pu contribuer au processus de scolarisation de la narratologie ou du moins en être les témoins privilégiés. En effet, les personnes que nous avons sollicité ont participé aux premiers numéros des revues qui se créaient dans ce moment particulier des années 1960‑70 (Pratiques, Repères, Le Français aujourd’hui…) et certaines d’entre elles ont été à l’origine d’ouvrages de synthèse maintes fois réédités à destination plus ou moins directe du corps enseignant.
Synthèse des entretiens avec quelques témoins de la scolarisation des théories du récit
C’est lors d’une réunion de la petite équipe DiNarr (acronyme pour didactique et narratologie), dans les débuts du projet Pour une théorie du récit au service de l’enseignement1, qu’a émergé l’idée d’aller collecter les témoignages de celles et ceux qui avaient pu contribuer au processus de scolarisation de la narratologie ou du moins en être les témoins privilégiés. En effet, les personnes que nous avons sollicité ont participé aux premiers numéros des revues qui se créaient dans ce moment particulier des années 1960‑70 (Pratiques, Repères, Le Français aujourd’hui…) et certaines d’entre elles ont été à l’origine d’ouvrages de synthèse maintes fois réédités à destination plus ou moins directe du corps enseignant. Le plus souvent enseignant·e·s elles·eux-mêmes à leurs débuts (ou faut-il dire militant·e·s pédagogiques?), ces chercheur·e·s ont ensuite investi le domaine académique et/ou le champ de ce qu’on n’appelait pas encore la didactique du français. D’une manière ou d’une autre ils ou elles sont donc les signatures toujours convoquées quand on parle de théories du récit et de ses usages scolaires.
Il nous a semblé ainsi intéressant de procéder à des entretiens pour documenter le processus complexe qui voit l’école s’approprier des notions théoriques, auréolées alors d’un halo de scientificité et de nouveauté, qualités particulièrement attrayantes dans un contexte de volonté de rénovation de l’enseignement du français et d’effervescence théorique. L’époque voit ainsi Barthes coordonner en 1966 le numéro 8 de Communications consacré à l’analyse structurale du récit, Todorov proposer le néologisme «narratologie» dans sa Grammaire du Décaméron (1969), Greimas poser les fondements de la sémiotique narrative (1970) et Genette signer en 1972 l’essai «Discours du récit», qui deviendra la pierre angulaire de la théorie narratologique dans sa forme classique et l’un des piliers inamovibles de la narratologie enseignée.
Dès 1969, un futur acteur de la didactique du français, Jean Verrier – qui sera longtemps le rédacteur en chef de la revue de l’AFEF –, pouvait ainsi témoigner, dans une page du Monde consacrée à «la théorie de la littérature», de l’émergence «d’autres méthodes d’enseignement» au lycée:
Plusieurs professeurs de français appartenant au groupe de recherche Enseignement 70 utilisent depuis quelques années les travaux relatifs à la théorie de la littérature pour aborder en classe l’étude d’œuvres romanesques ou poétiques.
À partir des articles sur l’analyse structurale du récit, dans Communications 8, on a fait noter par les élèves une chronologie très détaillée d’Eugénie Grandet en utilisant les indications données par l’auteur «Vers la mi-novembre… le lendemain… à 16 heures Charles descendit… huit jours plus tard…». En regard de cette chronologie, on relève la pagination et l’on établit un rapport entre ces deux échelles.
Nombreux sont alors celles et ceux qui s’enthousiasment pour ces «autres méthodes d’enseignement», les notions narratologiques apparaissant comme les instruments légitimes d’une meilleure école en ces temps de massification scolaire: plus explicites, plus scientifiques et plus démocratiques. Comme l’écrit Yves Reuter dans un article-bilan (2000: 12) intitulé «Narratologie, enseignement du récit et didactique du français», «on a sans doute fonctionné à cette époque sur l'illusion qu'une "meilleure" théorie engendrerait un meilleur enseignement qui, lui-même engendrerait un meilleur apprentissage.»
En 2001 déjà, Jean-Louis Dumortier lui aussi jetait, à l’occasion de la publication de sa thèse sous le titre Lire le récit de fiction, un regard rétrospectif sur cette «scolarisation» de la narratologie:
Il faut le reconnaître, ces pionniers de la didactique du français, hérétiques compte tenu de la tradition académique, hérétiques encore compte tenu de la tradition pédagogique dans l'enseignement secondaire, se sont parfois abandonnés au «démon de la théorie», comme dit Antoine Compagnon (1998), et l'on a vu quelques diablotins assez effrayants hanter les classes de français. Il est facile, à une vingtaine d'années de distance, de dénoncer les dérives d'innovations sans encadrement institutionnel, mais il n'est utile de déplorer les errances que pour les éviter à l'avenir. Et pour les éviter, il convient de s'aviser des risques que l'on court en adaptant, au niveau secondaire, des démarches caractéristiques de la recherche scientifique. (Dumortier 2001: 456)
Dans la continuité de ces regards en arrière, il nous a paru utile de donner la parole à celle et ceux qui furent de ces pionniers, que ce soit en proposant des ouvrages de synthèse dont les enseignant·e·s se sont souvent inspirés, en dirigeant des ouvrages et des revues où la scolarisation de la théorie du récit était promue ou discutée, ou encore en allant jusqu’à proposer des utilisations didactiques des notions narratologiques. Leurs témoignages nous ont paru représenter une source de données particulièrement précieuse dans l’effort pour documenter cet ensemble de processus complexes aboutissant à la scolarisation (Denizot 2021) de la narratologie.
On découvrira donc ici six contributions de noms bien connus dans le champ de la didactique du français et issus des différents coins de la francophonie: Yves Reuter, Jean-Louis Dumortier, Claude Simard, André Petitjean, Jean-Paul Bronckart ainsi que Jean-Michel Adam et Françoise Revaz dans un témoignage à deux voix. Sollicité·e·s par écrit, ces sept chercheur·euse·s ont accepté de nous livrer leur regard rétrospectif et critique en revenant sur leur parcours et leur propre contribution à la scolarisation de la narratologie. Des témoignages où se mêlent, on le verra, quelques regrets (Dumortier évoque l’intérêt qu’il aurait eu à se «casser un poignet» plutôt que de commettre certains de ses travaux), des critiques parfois (pour défendre un héritage face à des évolutions vues comme des dérives), des prudences beaucoup, et une invitation, surtout, à poursuivre la réflexion sur ces acquis théoriques, le plus souvent jugés fructueux.
Six questions leur ont été posées:
1. Dans une perspective diachronique, si vous deviez retracer les grandes étapes de l’entrée dans les classes des savoirs issus de la narratologie, quels colloques, évènements pédagogiques (nouveaux programmes…) et publications citeriez-vous?
2. En conséquence, quelles seraient, selon vous, les modalités particulières du phénomène de transposition didactique des concepts narratologiques à l’époque de leur entrée dans les classes de français?
3. Quel regard rétrospectif portez-vous sur votre contribution à ce processus historique?
4. Selon vous, quels sont les concepts narratologiques les plus souvent mobilisés dans les classes et pour quelle raison ont-ils connu une telle fortune? Par ailleurs, quels autres concepts négligés auraient mérité un meilleur sort?
5. De votre point de vue, avec le recul dont vous disposez aujourd’hui, les concepts narratologiques tels qu’ils sont mobilisés dans l’enseignement ont-ils plutôt marqué un progrès ou ont-ils conduit à une détérioration de l’enseignement-apprentissage du français?
6. Comment percevez-vous la place de l’analyse du récit dans le cadre des évolutions actuelles du champ de la didactique du français et de la société en général?
En interrogeant ainsi des acteurs dont la plupart commencent leur carrière académique dans le milieu des années 70, nous proposons donc une plongée dans la préhistoire de ce qu’on n’appelle pas encore la didactique du français. Ou dans son néolithique plutôt, puisque les outils se forgent et que, sans le titre encore, le champ est en train de se constituer. Chacun, avec sa sensibilité, y retourne pour évoquer, fort du temps écoulé, ce qui fut finalement leur jeunesse. Ainsi, pour André Petitjean:
En parallèle à notre formation académique, nous dévorons les ouvrages de linguistique (Saussure, Benveniste, Hjemslev, Jakobson, Greimas…) dont nous n’avons jamais entendu le nom au cours de nos études. Il est difficile d’imaginer dans quel état de déréliction théorique peut se trouver, à cette époque, un étudiant de Lettres dans un collège littéraire universitaire de province, et il faut avoir conscience de la situation de l’université.
Bertrand Daunay (2007: 21) rappelle à ce propos les intéressants questionnements de Ropé (1990: 149), à la suite des analyses de Bourdieu (1984), sur «le lien entre l’engouement de certains professeurs de lettres pour le structuralisme et le fait qu’ils sont souvent provinciaux, non normaliens et issus de disciplines "inférieures"». Il ajoute qu’embrasser la théorie structuraliste, c’était une manière de "se rétablir sur le terrain de la science"».
Mais au-delà des parcours individuels, c’est surtout la spécificité d’une époque de réformes profondes de l’enseignement du français qu’on lit en filigrane de ces témoignages. Ce processus se caractérise notamment par la volonté de démocratiser l’enseignement avec le «plan Rouchette» en France (évoqué par Jean-Paul Bronckart), le plan de «rénovation des programmes» en Belgique (ainsi que le rappelle Jean‑Louis Dumortier), et «l’enseignement rénové» du français en Suisse (comme le détaille Françoise Revaz.
Dans ce mouvement, et dans une époque que Claude Simard qualifie, à la suite de Sarraute, d’«ère du soupçon», les savoirs de l’enseignement littéraire traditionnel apparaissent comme obsolètes et renvoyant au subjectivisme, à l’encyclopédisme et à une historicité arbitraire et élitiste. André Petitjean précise quant à lui que ce rejet est alors rendu possible par l’émergence de nouveaux savoirs dits «savants» contrastant avec les méthodes fondées sur l’érudition et l’intuition. Les rapports entre ces différentes approches des textes littéraires prennent parfois le tour conflictuel de «luttes symboliques et institutionnelles assez violentes entre "modernistes" et traditionalistes», souligne Yves Reuter en citant l’ouvrage publié en 1978 Assez décodé de René Pommier, professeur à la Sorbonne.
Dumortier voit dans cette «effervescence pédagogique» une conjonction favorable issue «des ruptures dans le champ de la recherche, dans les programmes et dans le rapport des maitres à l’institution», de sorte que s’opère une transposition rapide des propositions théoriques émanant de ce que le didacticien belge appelle la première narratologie (Genette, Barthes, Bremond). À l’inverse, selon lui, cette conjonction ne s’est pas reproduite pour les travaux ultérieurs intégrant les apports de la psychologie cognitive (Fayol) ou se centrant plus sur l’interaction entre récit et lecteur (Iser, Eco, Marghescou…) alors que ceux-ci étaient susceptibles,
au prix d’une transposition didactique accessible, avalisée par l’institution et largement diffusée par l’édition scolaire, d’ébranler et, à terme, de ruiner les pratiques de lecture excessivement «formalistes» auxquelles avait donné lieu la réception scolaire de la première narratologie. Est-ce que c’est ce qui s’est passé? Je pense que non et je le déplore.
De transposition didactique, il est naturellement beaucoup question dans ces témoignages. La conceptualisation proposée par Chevallard (1985/1991) n’était évidemment pas encore disponible lorsque nos témoins signaient, pour la plupart, leurs premiers travaux, tout comme n’avaient pas eu lieu encore les intenses débats sur l’adéquation de cette perspective théorique à la didactique du français2. Dans leurs réponses à la question qui convoquait ce concept, Reuter et Bronckart précisent d’ailleurs leurs réserves quant à l’approche de Chevallard: le premier pour rappeler que la notion d’élaboration didactique, alternative proposée par Jean-François Halté (1992), a sa préférence pour décrire la complexité de la construction des contenus scolaires; le second pour fonder ces réserves sur l’hétérogénéité des domaines auxquels renvoient les savoirs narratologiques, «mais en raison surtout de la diversité, du peu de clarté voire de la confusion des objectifs didactiques ayant trait à ces notions». En abordant ainsi la question des finalités associées à l’enseignement des théories du récit, Bronckart pointe, nous semble-t-il, une leçon du passé importante dans les réflexions sur la place et les usages de notions narratologiques alternatives potentiellement intéressantes pour le monde scolaire:
Comme Veck, Fournier & Lancrey-Javal (1990) l’avaient montré à propos de la notion de thème, la transposition dans les programmes de littérature prend régulièrement la forme d’un déplacement sémantique résultant de l’insertion de ce terme nouveau dans un paradigme de termes anciens de valeurs parentes.
À notre avis, le problème majeur en ce domaine n’a pas trait à la richesse ou même à l’hétérogénéité des données théoriques, mais plutôt au fait que les visées et objectifs didactiques en ce domaine, et en conséquence la place et le statut que peuvent y prendre les notions et/ou concepts narratologiques, ne sont aujourd’hui pas clarifiés.
Simard abonde dans le même sens et invite ainsi à une réflexion sur les modalités d’une transposition tenant compte des configurations disciplinaires:
Au cours des cinquante dernières années, l’enseignement littéraire dans la classe de français me semble donc être passé successivement de la centration sur l’auteur, sur le texte puis sur le sujet lecteur, ce qui montre que la transposition didactique est en bonne partie tributaire de l’objet d’étude auquel on accorde la priorité.
Quand il est question d’interroger les modalités de scolarisation de la narratologie, les évolutions plus ou moins récentes des approches didactiques de la littérature sont également envisagées par certains de nos témoins, parfois de manière assez critique. Reuter semble ainsi vouloir remettre en perspective quelques présupposés souvent énoncés comme des évidences:
j’étais surpris par la manière dont certains avancent deux idées sans grand fondement pour moi (je ne connais pas véritablement d’études précises sur ces questions): la narratologie aurait envahi le champ de l’enseignement du français et ses usages auraient été néfastes, notamment en ce qu’elle aurait généré des récits plus stéréotypés qu’auparavant.
De son côté, Dumortier affirme que «la plupart des contempteurs du formalisme dans l’enseignement littéraire se sont acharnés sur ces savoirs au lieu de s’intéresser aux plus récents, qu’il y avait bien des raisons de promouvoir». Quant à Petitjean, il regrette également le peu de prise en compte des théories cognitives et psycholinguistiques de la lecture développées depuis les années 1980.
En contrepoint, à partir de l’exemple du parcours scolaire de sa fille «sanctionnée pour la rédaction d’un récit d’imagination dont le seul défaut était qu’il ne comportait pas toutes les phases du schéma», Revaz témoigne du caractère dominant du schéma quinaire, transformé en outil normatif par ce que la didacticienne suisse appelle sa «grammaticalisation». De manière plus lapidaire encore, Bucheton ne disait pas autre chose déjà en 2002 quand elle incriminait les «sempiternels schémas quinaire ou actanciel (…) introduit[s] dans les manuels du primaire sans être véritablement des objets d'étude spécifiés par les programmes» (Bucheton 2002: 8).
La plupart de nos témoins rangent en effet le schéma quinaire dans le haut d’une liste restreinte de notions narratologiques ayant connu le succès dans les pratiques scolaires. S’y retrouvent également le schéma actantiel de Greimas, les notions de narrateur ou de personnage, ainsi que les typologies genettiennes (voix, mode et temps du récit). Notons que Petitjean, dans son exploration du corpus de Pratiques, établit une liste plus longue d’apports théoriques discutés dans la revue, tandis que Bronckart évoque la question des tiroirs verbaux et de leur valeur pragmatique, dont il s’est lui-même occupé dans ses travaux.
Pourquoi cette fortune dans l’enseignement, demandions-nous? Reuter, outre la nature des exemples qui servent de corpus d’exemplification dans les travaux des théoriciens3 et dans les manuels, voit la raison de ce succès dans l’apparente simplicité de maniement de ces notions. Néanmoins, il évoque également le risque d’une illusion quant à la possibilité d’un transfert direct de ces outils d’analyse vers les classes. Dumortier note à cet égard que:
La fortune de ces mots tient, selon moi, notamment au fait que la plupart d’entre eux peuvent entrer dans des oppositions binaires aisément mémorisables («situation initiale» vs «situation finale», «sujet» vs «objet», «focalisation interne» vs «focalisation externe», «analepse» (rétrospection) vs «prolepse» (prospection), «factuel» vs «fictionnel», etc.) et servent à opérer ces distinctions élémentaires devenues un nec plus ultra dans un enseignement piloté par le contrôle des acquis d’apprentissage.
Parallèlement, pour ce qui est des concepts ou des notions qui auraient pu (ou dû) mieux retenir l’attention du monde de l’enseignement, nos témoins font un certain nombre de propositions qui ne manqueront pas d’inspirer. Revaz et Adam invitent à reconsidérer le couple récit-discours ainsi que les notions de scène ou d’épisode, et ils proposent de voir dans les travaux sur les gradients de narrativité une piste productive pour envisager l’hétérogénéité textuelle et les effets liés à la dominance de certains traits. Dumortier estime de son côté qu’il serait prioritaire d’exploiter les modes de réception du personnage par le sujet lisant en se fondant sur les travaux de Vincent Jouve (1992), ainsi que les affects tels que théorisés par Raphaël Baroni (2007). Ces deux leviers permettent en effet de s’interroger sur la pragmatique du récit et sur les effets potentiels des procédés identifiés par Genette. Parmi les figures genettiennes qui ont été peu ou pas scolarisées, le didacticien belge propose également de retenir la métalepse, notion productive «pour susciter une bien nécessaire réflexion des élèves sur la fiction et le rapport du lecteur aux mondes fictionnels».
Reuter regrette pour sa part la place congrue accordée aux concepts «qui renvoyaient aux questions fondamentales de la textualisation des savoirs ou des valeurs, ou encore de l’énonciation». Plus fondamentalement encore, Simard, en partant de l’analyse des prescrits de l’école québécoise, déplore qu’on n’y trouve pas la distinction essentielle entre histoire et narration, indispensable selon lui pour appréhender ce qu’est un récit. Revenant justement sur le caractère «fâcheusement équivoque» de la notion de récit4, Petitjean estime pour sa part nécessaire une clarification conceptuelle, «équivalente à la réflexion sur les rapports entre contexte, texte, textualité et textualisation».
Pour clôturer cette introduction à des témoignages qui peuvent prendre des accents de bilan comptable – teinté parfois de regret mâtiné de persévérance (Dumortier) ou de défense d’un domaine de recherche menacé (Adam) – il nous semble utile de mettre en exergue une considération semble-t-il centrale qui porte sur la confusion entre savoirs pour l’enseignant et savoirs pour les élèves (Reuter 2000). Ce point avait déjà été soulevé il y a vingt-cinq ans par Elisabeth Nonnon (1998) dans le numéro que la revue Pratiques consacrait à la transposition didactique en français. Rappelant cette contribution, Petitjean insiste:
Aucun fatalisme en la matière, car utilisées à bon escient, les études narratologiques ont prouvé leur validité et leur rendement analytique, à condition de se poser la question du degré de leur formalisation. En effet, il n’est pas le même selon que l’on s’adresse aux enseignants ou aux élèves, eux-mêmes à différencier selon leur âge et leur socio-culture.
Bronckart est du même avis quant aux apports de la théorie du récit:
Réponse simple: au vu des ressources théoriques et conceptuelles antérieurement à disposition dans l’enseignement du français, l’introduction de concepts narratologiques ne pouvait que constituer un progrès ou en tout cas ne pas faire de mal, même si un travail important reste à faire en ce domaine, qui, comme indiqué plus haut, concerne certes le choix des cadres et notions théoriques, mais surtout la constitution de programmes didactiques qui soient utiles et pertinents pour les objectifs de maîtrise textuelle; ce qui implique à nos yeux que soient poursuivies et/ou mises en place des recherches proprement didactiques susceptibles de mettre en évidence les utilités et pertinences évoquées.
Sur ces inspirantes recommandations, il nous reste à remercier les auteurs et l’autrice de ces témoignages pour ce coup d’œil dans le rétroviseur, opération de conduite toujours nécessaire pour aller, un peu plus consciemment, de l’avant sur les voies tortueuses de la didactique du français.
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Bucheton, Dominique (2002), «Lire, comprendre, interpréter, sans expliquer», Tréma, n°19, p. 67-76. URL: https://journals.openedition.org/trema/1586
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Daunay, Bertrand (2007), Invention d’une écriture de recherche en didactique du français, Habilitation à diriger des recherches, Université Lille 3.
Daunay, Bertrand & Nathalie Denizot (2007), «Le récit, objet disciplinaire en français?», Pratiques, n° 133-134, p. 13-32. URL: https://www.persee.fr/doc/prati_0338-2389_2007_num_133_1_2136
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Halté, Jean-François (1992), La didactique du français, Paris, Presses universitaires de France, coll. «Que sais-je? ».
Nonnon, Elisabeth (1998), «Transposition des théories du texte en formation des enseignants?», Pratiques, n° 97 (1), p. 153-170. URL: https://www.persee.fr/doc/prati_0338-2389_1998_num_97_1_2484
Reuter, Yves (2000), «Narratologie, enseignement du récit et didactique du français», Repères, recherches en didactique du français langue maternelle, n° 21, p. 7-22. URL: https://www.persee.fr/doc/reper_1157-1330_2000_num_21_1_2325
Ropé, Françoise (1990), Enseigner le français. Didactique de la langue maternelle, Paris, Éditions universitaires.
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Pour citer l'article
Luc Mahieu, "Synthèse des entretiens avec quelques témoins de la scolarisation des théories du récit", Transpositio, n°6 Les outils narratologiques pour l'enseignement du français : bilan et perspectives, 2023http://www.transpositio.org/articles/view/synthese-des-entretiens-avec-quelques-temoins-de-la-scolarisation-des-theories-du-recit
Voir également :
La narratologie en classe de français: premiers résultats d’une enquête internationale
Cette contribution vise à partager les premiers résultats de l’enquête lancée en 2021 pour documenter les pratiques enseignantes relatives à l’outillage narratologique. Issues d’une enquête par questionnaire menée en Belgique francophone, en France, au Canada francophone / Québec et en Suisse romande{{Par facilité, je ferai, dans la suite du texte, l’économie des adjectifs «francophone» pour la Belgique et «romande» pour la Suisse. Pour la même raison, j’omettrai la mention Canada francophone, ce qui correspondra au cadre finalement étudié, même si l’ambition initiale était de récolter également des données issues d’autres provinces que le Québec. }}, ces données permettent une première approche de la question qui guide ma recherche doctorale: quelle place accordent les enseignant·e·s aux outils narratologiques? Et pour quelles finalités d’apprentissage chez leurs élèves?
La narratologie en classe de français: premiers résultats d’une enquête internationale
Cette contribution vise à partager les premiers résultats de l’enquête lancée en 2021 pour documenter les pratiques enseignantes relatives à l’outillage narratologique. Issues d’une enquête par questionnaire menée en Belgique francophone, en France, au Canada francophone / Québec et en Suisse romande1, ces données permettent une première approche de la question qui guide ma recherche doctorale: quelle place accordent les enseignant·e·s aux outils narratologiques? Et pour quelles finalités d’apprentissage chez leurs élèves?
Cette recherche vise donc à établir, dans une perspective synchronique, un état des lieux des pratiques enseignantes relatives à l’outillage narratologique. Il s’agit ainsi de répertorier aussi précisément que possible les outils enseignés mais également d’en évaluer la place dans les pratiques et dans les conceptions des enseignant·e·s.
En s’attachant aux niveaux secondaires I et II (élèves de 12 à 18 ans), cette recherche ambitionne d’étudier les situations observables dans les quatre terrains susnommés, permettant ainsi une dimension comparatiste qui me semble profitable dans la discussion des résultats. Dans ces différents pays, en effet, la plupart des nouveaux programmes introduisent dès le plus jeune âge le texte littéraire (dans une acception très large du terme, allant jusqu’à l’album sans mots) afin d’exercer des compétences interprétatives de haut niveau pour améliorer in fine les compétences littératiées.
Avant d’exposer les premiers résultats de cette enquête, il n’est pas inutile de rappeler que cette entreprise de large consultation constitue la concrétisation d’une recherche qu’Yves Reuter appelait de ses vœux en 2000 dans le bilan qu’il proposait sur les rapports entre «Narratologie, enseignement du récit et didactique du français» (titre de son article). Le didacticien y notait:
Depuis quelques années, les critiques se sont multipliées à rencontre de la narratologie et de ses utilisations dans le champ de la didactique aussi bien de la part de théoriciens que de formateurs ou d'enseignants. D'une certaine manière, ce numéro de Repères en constitue un écho. Serait-ce à dire qu'après une période d'enthousiasme, il serait urgent de jeter le bébé avec l'eau du bain? Cela me paraîtrait pour le moins hâtif. (Reuter 2000: 7)
Depuis son point de vue de chercheur, Reuter énumérait également (Reuter 2000: 11) un certain nombre d’acquis d’apprentissage qu’il s’agissait ainsi de mettre au crédit d’une narratologie scolarisée: analyses plus précises des textes donnés à lire, explicitation possible des notions adoptées, possibilité de décloisonnement entre analyse des textes et analyses des phrases, création d’activités et d’exercices renouvelant les pratiques d’apprentissage du récit… Mais le didacticien de souligner dans le même temps la nécessité d’une plus large enquête de terrain pour vérifier ces considérations. Ces bénéfices présumés ont ainsi constitué une source pour la section du questionnaire consacrée au «rapport à la théorie du récit» des enseignant·e·s. On verra ce que les enseignant·e·s en pensent donc, 20 ans plus tard…
1. Aspects méthodologiques
Cette part de l’étude, par la diffusion la plus massive possible d’un questionnaire autoadministré, ambitionnait donc de récolter un maximum de témoignages de pratiques déclarées en ce qui concerne la boite à outils narratologique des enseignant·e·s. Différentes sous-questions de recherche ont ainsi dirigé la construction de cet instrument d’enquête:
- - Quelle place accordent les enseignant·e·s aux outils narratologiques? Et pour quelles finalités d’apprentissage chez leurs élèves?
- - Quelles sont les notions enseignées? Au sein de quelles activités plus ou moins formalisées? Avec quelle terminologie?
- - Quels rapports particuliers entretiennent les enseignant·e·s à ces savoirs disciplinaires?
- - Observe-t-on des différences entre différentes traditions/cultures scolaires?
- - En quoi la connaissance des notions narratologiques est-elle considérée comme partie intégrante de la compétence d'analyse littéraire ou de la maitrise par l'élève de la discipline français?
- - Quels besoins expriment les enseignant·e·s en termes d’outils d’analyses du récit?
Le questionnaire et sa construction (octobre 2021 – mars 2022)
Ce questionnaire a d’abord bénéficié du projet pilote réalisé par Raphaël Baroni et Gaspard Turin dans le cadre d’une recherche exploratoire financée par la Faculté des Lettres de l’Université de Lausanne2. L’élaboration de cet instrument d’enquête a également reçu le soutien des partenaires internationaux du projet qui en ont assuré une lecture attentive aux spécificités des différents terrains d’enquête3.
Afin de s'assurer du caractère le plus inclusif possible du questionnaire dans le respect des sensibilités des répondant·e·s, le bureau de l'égalité de l’Université de Lausanne a été également été consulté. D'abord sollicité uniquement sur la question de la variable d'identification classiquement libellée «homme/femme», ce bureau de soutien à la communauté universitaire dans la prévention des discriminations a pu finalement opérer une relecture intégrale du questionnaire et proposer des modifications intéressantes pour rendre ce dispositif d’enquête le plus inclusif possible.
Sur les aspects méthodologiques enfin, la Plateforme technologique de Support en Méthodologie et Calcul Statistique (SMCS) de l’UCLouvain a fourni un soutien précieux dans l’architecture et la mise en forme des questions.
Suite à la transposition sur la plateforme de sondage en ligne LimeSurvey par le Centre informatique de l’UNIL, une version bêta du questionnaire a ensuite été testée par au moins deux enseignant·e·s dans chaque terrain afin de s’assurer de son bon fonctionnement et de sa compréhensibilité.
Parallèlement à ces différentes étapes d’élaboration, un double travail conséquent de certification éthique de la recherche a été mené en Suisse et au Québec, suivi d’intenses prospections de partenaires potentiels afin de soutenir la diffusion de l’enquête dans les quatre terrains investigués. Suivant en cela l’exemple de Lépine (2017), une longue liste d’organismes pouvant relayer l’annonce de cette recherche a été constituée avec l’aide des correspondants académiques: associations et revues professionnelles, groupes d’intérêt sur les réseaux sociaux, Centres de services scolaires au Québec, réseaux d’enseignement en Belgique, services cantonaux de l’enseignement en Suisse…4
L’enquête (avril 2022 – février 2023)
À l’instar d’autres enquêtes relatives aux pratiques déclarées des enseignant·e·s au moyen d’un questionnaire auto-administré (Brunel 2021; Dezutter & Morissette 2007; Lépine 2017), il a été fait usage d’un échantillon non probabiliste, dit «de convenance», devant le caractère utopique de la constitution d’un échantillon représentatif, qui plus est dans les quatre terrains envisagés. On gardera donc en tête les limites d’une telle méthode de recueil de données dont celle que les répondants ne sont que des enseignant·e·s volontaires, pouvant donc se révéler atypiques par rapport à la population cible (Fortin & Gagnon 2022).
La diffusion du questionnaire, soutenue par de très nombreuses prises de contact, s’est effectuée par phases: en Belgique, France et Suisse d’avril à juillet 2022 et ensuite, mettant à profit un séjour de recherche à Montréal, au Québec de novembre 2022 à février 2023.
Le traitement des données (mars-juin 2023)
Avec le soutien méthodologique du SMCS, le traitement des données s’est traduit par la constitution d’un large document Excel et de nombreux tableaux croisés dynamiques avant d’importer, en une synthèse générale, tableaux et graphiques, en suivant la structure du questionnaire en sept parties:
- Utilisation des outils narratologiques
- Focus sur le narrateur et la focalisation
- Matériel didactique utilisé
- Rapport à la littérature et à son enseignement
- Rapport à la théorie du récit
- Formation et sentiment de maitrise des outils narratologiques
- Expériences professionnelles et contexte d’enseignement
Titres, sous-titres, et questions du questionnaire ont été réaménagés ou reformulés afin d’améliorer la lisibilité de cette note présentant les données.
Des catégorisations et regroupements ont par ailleurs dû être effectués: les différents niveaux d’enseignement aux appellations diverses ont ainsi été regroupés dans trois catégories: secondaire I, secondaire II et post-secondaire (tableau 1).
Tableau 1: équivalence des années et degrés scolaires observés
Une seconde phase de validation statistique est en cours (automne 2023), avec le soutien technique du SMCS, pour établir le caractère significatif au point de vue statistique des quelques résultats saillants qui l’exigeraient.
Données relatives au questionnaire
1385 personnes ont donc accédé au questionnaire en ligne et en ont ainsi découvert au moins la première page (page «0» dans la figure 1). Sur celle-ci étaient succinctement présentés le projet de recherche, la nature de la participation à celui-ci ainsi que les objectifs poursuivis.
Figure 1: Niveau de complétion du questionnaire (dernière page complétée, de 0 à 9) (n=1385)
Pour constituer la base de données n’ont été prises en compte que les réponses complétées jusqu’à la page 8 ou 9. Cette dernière page ne récoltant que des informations relatives aux suites de la recherche (possibilité de s’inscrire à une infolettre ou de participer à un entretien…), il était donc possible de constituer le corpus définitif de 529 réponses utilisables en prenant en compte ces deux sous-ensembles.
2. Une enquête par questionnaire sur 4 terrains
En lançant cette enquête, nous nous donnions l’objectif de récolter 600 réponses réparties comme suit: 100 en Belgique, 200 en France, 200 au Québec et 100 en Suisse. À cette fin, un important travail de contact avec les personnes, les institutions et organismes pouvant diffuser le questionnaire – sur les 4 terrains – a été réalisé en parallèle de la création de celui-ci. En bout de course, nous avons pu récolter 529 réponses (figure 2), soit un objectif atteint à 86% au niveau global, dépassé pour ce qui est de la Belgique et de la Suisse, atteint à 80% pour la France et, non atteint, pour le Québec avec 49% de l’objectif fixé.
Figure 2: Pourcentage et nombre de répondant·e·s par terrain (n=529)
Pour mesurer l’ampleur de la tâche qu’a représentée travail de diffusion dans les 4 terrains, on peut prendre en considération le nombre de personnes ayant accédé à la première page du questionnaire (1385) et considérer que celui-ci représente environ 10% des personnes5 ayant eu accès à l’information, soit près de 14 000 enseignant·e·s.
Cet échantillon de convenances s’avère globalement équilibré en ce qui concerne l’expérience professionnelle des répondant·e·s, ainsi que pour les niveaux d’enseignements6 (figure 3):
Figure 3: Niveau d'enseignement des répondant·e·s (nombre et pourcentage / n = 529)
Il faut néanmoins noter une plus forte représentation d’enseignant·e·s du secondaire II en Belgique (67%) et au Québec (40%). Dans ce dernier terrain, plus d’un tiers des répondant·e·s est également issu du niveau des CEGEP (post-secondaire).
Dans les différences notables entre les terrains étudiés, deux éléments me paraissent devoir encore être relevés. D’une part, les enseignant·e·s déclarent, selon leur pays et leur niveau d’enseignement, une proportion variable dans le temps consacrée à la littérature dans leur enseignement (figure 4).
Figure 4: En moyenne, temps consacré à la littérature dans le cours de français selon le terrain ( % de temps hebdomadaire / n = 529)
Atteignant 67% du temps hebdomadaire parmi les répondant·e·s français, le temps consacré à la littérature est de 50% pour les répondant·e·s de Belgique. Le résultat québécois doit en revanche prendre en compte la part importante de réponses issues du niveau collégial où 83% du temps de cours de français est, selon les répondant·e·s, consacré à la littérature7. Notons que si n’était pris en considération que le niveau secondaire, ce temps hebdomadaire serait comparable au Québec à celui qui prévaut chez les répondant·e·s de Belgique.
En écho à cette caractéristique de l’échantillon, il est sans doute utile de mentionner que la très grande majorité des participant·e·s à l’enquête – mais faut-il s’en étonner? – déclarent aimer enseigner la lecture/appréciation des œuvres littéraires (figure 5):
Figure 5: Est-ce que vous aimez enseigner la lecture/appréciation des œuvres littéraires? (n = 529 / nombre et pourcentage)
D’autre part, la formation initiale, dont on sait l’influence sur les enseignements, varie sensiblement d’un terrain à un autre. Si toustes les enseignant·e·s de Suisse passent, pour un bachelor ou un master, par une faculté de lettres avant de suivre les enseignements d’une haute-école pédagogique (HEP)8, la plupart de leurs homologues québécois – pour enseigner au secondaire – fréquentent les facultés de sciences de l’éducation pour un baccalauréat en enseignement secondaire (français langue première). Les enseignant·e·s du CÉGEP sont en revanche le plus souvent issu·e·s de formations disciplinaires en lettres.
En Belgique, les enseignant·e·s du secondaire I sont formé·e·s en haute école (Agrégation de l’enseignement secondaire inférieur – bachelier en 3 ans9) alors que leurs collègues du secondaire II poursuivent un cursus à l’université: bachelier en langue et lettres françaises et romanes avant un master à finalité didactique, toujours en faculté des lettres. En France, enfin, toustes les enseignant·e·s actif·ve·s au secondaire sont détenteur·rice·s, après concours, d’un CAPES ou d’une agrégation en lettres classiques ou modernes, le plus souvent après une licence en lettres.
Dans notre échantillon, ces différences de cursus se marquent donc par une formation (ou un concours) disciplinaire différenciée: 97% des répondant·e·s français disposent d’une telle formation ou concours, 85% en Suisse, 58% en Belgique et 39% au Québec. Notons également que 10% des répondant·e·s français sont titulaires d’un doctorat, 6% en Suisse, 1 personne en Belgique, aucune au Québec.
3. Quelle place pour les outils narratologiques dans l’enseignement?
Le «top 8» des notions narratologiques en classe de français
Sur base des données recueillies, il est possible d’établir un classement des notions les plus fréquemment utilisées. Ainsi, en calculant les moyennes de fréquence d’utilisation (de 0 «jamais» à 5 «toujours») pour chacune des 28 notions interrogées, on obtient le classement suivant (tableau 2):
Tableau 2: moyennes de fréquence d'utilisation des notions narratologiques (de 0 «jamais» à 5 «toujours» / n = 529)
Une validation statistique (test T de comparaison à la moyenne) permet d’établir que les 8 premières notions du classement sont significativement supérieures au score de 3 («assez souvent»). Suivent trois notions pour lesquelles la différence à cette moyenne de 3 n’est pas significative (valeur de test supérieure à 0,05): ellipse, focalisation et tension narrative. Les autres notions sont, quant à elles significativement, moins utilisées.
Selon le mode de traitement, il est possible d’obtenir un classement légèrement différent, mais, pour l’essentiel, se dessine donc une boite à outils des enseignant·e·s qui comprend d’abord des notions relatives aux personnes de la narration, aux séquences textuelles et aux modes de discours (direct, indirect…); cette boite à outils inclut ensuite des notions peut-être plus proprement narratologiques telles que le point de vue, le schéma narratif, l’analepse et l’intrigue. Cet ensemble forme alors ce que j’appellerais le «top 8» des notions narratologiques régulièrement utilisées.
De façon intéressante, notons que les guillemets de protestation qu’utilise explicitement Genette dans Figures III (1972: 251) pour condamner «ces locutions courantes» que sont «récit à la première – ou à la troisième – personne» n’y font donc rien: la notion narratologique la plus utilisée, selon cette enquête, est celle renvoyant à l’énonciation adoptée dans le texte: «Narration à la 1ère, 2ème ou 3ème personne». Sans doute faut-il y voir l’influence du caractère extrêmement courant de celle-ci dans les consignes de rédaction (courts récits, continuation de début de nouvelles…)10? Ce hiatus entre la condamnation du narratologue, plus intéressé par la narrativité du récit que par sa textualité et l’intérêt inverse de l’enseignant·e a été ainsi pointé par Dumortier (2001: 73) qui remarque:
Si le texte en tant que formation linguistique a été négligé, c'est en outre parce que, d'une part, envisagé comme tel, il n'a plus grand-chose de spécifiquement narratif, et parce que, d'autre part, la linguistique textuelle était encore balbutiante. Le didacticien ne peut cependant pas ignorer que certains problèmes de compréhension du récit tiennent plus à sa «textualité» qu'à sa «narrativité».
Au «top 8» des notions régulièrement utilisées s’ajoutent des notions moins fréquemment usitées: ellipse, focalisation, tension narrative, les notions relatives au temps et rythme du récit (prolepse, pause, sommaire, scène), la notion de narrateur (avec ses différentes déclinaisons terminologiques – on y reviendra) et le schéma actantiel.
Ensuite, ne sont plus qu’occasionnellement ou que très rarement citées des notions qui appartiennent au champ de la narratologie postclassique – auteur implicite, narrateur non fiable, narrateur optionnel – ou des notions manifestement plus oubliées de l’héritage structuraliste: schéma des possibles narratifs, narrataire, métalepse11 mise en relief…
Des fréquences d’utilisation différenciées selon les terrains?
Les différences entre terrains étudiés sont de différents ordres, comme permet de le voir le tableau 3:
Tableau 3: moyennes de fréquence d'utilisation des notions narratologiques par terrain (de 0 «jamais» à 5 «toujours» / n = 529)
Les résultats recueillis montrent tout d’abord des moyennes d’utilisation globalement plus importantes parmi les répondant·e·s français et suisses et, dans l’ensemble, plus faibles en Belgique et au Québec.
À cette tendance générale s’opposent – ce ne serait pas sérieux sinon – des exceptions. Dans les résultats belges, les notions suivantes sont plus utilisées qu’en moyenne générale: Narration en «je», «il», «vous», Focalisation, Narrateur et Schéma actantiel. Au Québec, les deux schémas (quinaire et actantiel) et la perspective connaissent, de manière intéressante, les utilisations les plus élevées de notre corpus.
Ces différences sont de faible ampleur, mais sans doute faut-il y voir une influence, en France et en Suisse, d’une formation initiale plus disciplinaire et celle d’une place plus importante accordée à la littérature dans les cours de français. Cette tendance différenciée se remarque également sur l’importance accordée à la maitrise des outils narratologique dans le cadre de l’épreuve certificative finale dans ces deux terrains (voir infra).
Ensuite, si l’on se limite aux 10 notions les plus utilisées selon les terrains, on obtient des boites à outils qui se différencient, mais à la marge:
Tableau 4: Les 10 notions les plus utilisées selon les terrains observés (classement par la moyenne de fréquence d'utilisation / n = 529)
À la lecture des tableaux ci-dessus (ainsi que les autres croisements possibles avec les différentes variables telles que le niveau d’enseignement, les voies d’enseignement, les opérations de lectures priorisées…), plusieurs constats et questions émergent.
Le schéma narratif/quinaire est, à la différence des autres terrains, absent de ce «top 10» chez les répondant·e·s français (il occupe la 12e position), tout comme est absent le schéma actantiel, relégué en 18e place (fréquence: occasionnellement). Au contraire, le schéma narratif est le 2e outil plus utilisé au Québec, terrain qui place également le schéma hérité de Greimas parmi les 10 notions les plus utilisées.
L’utilisation globalement plus faible de l’outillage narratologie au niveau post-secondaire renvoie à la composition de cette catégorie, presque exclusivement constituée de répondant·e·s issus des CÉGEP québécois et à la nécessité pour ceux-ci de préparer leur public à la certification finale, l’épreuve uniforme de français qui s’apparente à une dissertation littéraire (Cellard & Goulet 2022) pour laquelle les notions narratologiques ne sont pas – ou très peu – mobilisées.
Le schéma des possibles narratifs de Bremond, qui apparait dans des séquences didactiques dans les années 70’ et 80’, n’est manifestement plus attesté dans les usages actuels. Influence des manuels qui ne s’en emparent pas? Voilà un point qui devra être investigué dans l’analyse diachronique, encore à venir, d’un corpus de manuels scolaires…
De légères variations des résultats d’utilisation apparaissent dans le croisement des fréquences d’utilisation avec les variables suivantes:
- - le gout à enseigner la lecture/appréciation des œuvres littéraires: augmentation de l’utilisation des outils narratologiques quand augmente ce gout;
- - voie d’enseignement au secondaire II: plus faible utilisation des notions dans la voie professionnelle;
- - contexte socioéconomique des établissements: plus faible utilisation des notions narratologiques dans les écoles moins favorisées.
Le caractère peu significatif de ces variations ne permet néanmoins pas de s’emparer plus loin de ces croisements de données.
Il faut noter que la question de la terminologie apparait comme une source éventuelle de complexité dans l’interprétation des résultats. Ainsi qu’en témoigne un·e enseignant·e belge, l’entrée dans le «jargon» de la théorie du récit et son utilisation sont éventuellement pensées par les acteurs de terrains dans une progression des apprentissages; un·e même répondant·e peut ainsi articuler différents usages terminologiques dans son enseignement:
J'adapte les termes en fonction des années d'enseignement. Par exemple, en 4ème année, je parle de "rétrospection" et d’"anticipation", mais en 6ème générale, j'utilise le terme "analepse" et "prolepse".
Conjugué à cet élément, il me semble que la faiblesse des écarts sur de nombreux croisements de variables doit ainsi inviter à la prudence dans l’interprétation des résultats au-delà des tendances globales énumérées ci-dessus.
4. Quelles finalités?
Afin d’approcher les finalités associées à l’apprentissage des notions narratologiques, un certain nombre d’activités ou de productions (s’identifiant souvent à des genres scolaires) a été proposé aux participant·e·s.
En production orale, la première activité-production dans le cadre de laquelle les enseignant·e·s estiment que leurs élèves sont amené·e·s à réinvestir des notions narratologiques est ainsi l’explication de texte, suivie par le débat interprétatif. Ce format classique de l’explication de texte est, on le voit dans le tableau 5, plus fréquemment cité par les répondant·e·s français et suisses (83% et 84%) que par leurs homologues belges (66%) et québécois (56%). En revanche, ces derniers tranchent par leur mention prioritaire (61%) des cercles et comités de lecture comme lieu de réinvestissement des notions issues de la théorie du récit.
Tableau 5: Activités ou productions dans lesquelles l’élève est amené·e, dans votre enseignement, à réinvestir des notions narratologiques (PRODUCTION ORALE)
En production écrite (tableau 6), la première activité-production dans le cadre de laquelle les enseignant·e·s estiment que leurs élèves sont amené·e·s à réinvestir des notions narratologiques est le test de lecture destiné à vérifier la compréhension de l’histoire. Suit l’explication de texte, à nouveau premier objet dans les contextes français et suisse, avec un écart d’environ 30 point par rapports aux terrains belges et québécois.
L’objectif de vérification de la compréhension en réinvestissant ces notions est en revanche plus marqué dans les trois contextes non hexagonaux, puisque plus de 7 enseignant·e·s sur 10 y considèrent cette activité comme un lieu de réinvestissement.
Dans ce classement, suit un groupe de genres s’éloignant de l’activité de commentaire métatextuel incarné par l’explication de texte, le commentaire composé, la dissertation et cie. Le troisième objet le plus cité est ainsi la rédaction de récits de fiction, suivi par deux autres genres «créatifs»: les ateliers d’écriture et les suites de textes.
Il semble enfin intéressant de noter que la plupart des genres qu’on peut qualifier d’écrits de la réception (journal de lecture, de lecteur ou de personnage, autobiographie de lecteur…) sont manifestement considérés par moins de répondant·e·s comme d’éventuels lieux de réinvestissements des notions narratologiques (bas du tableau).
Tableau 6: Activités ou productions dans lesquelles l’élève est amené·e, dans votre enseignement, à réinvestir des notions narratologiques (PRODUCTION ÉCRITE)
Dans le registre des finalités d’apprentissage et des perspectives de réinvestissement dans le cadre scolaire des notions narratologiques, il n’est pas inutile d’observer ce que déclarent les répondant·e·s sur la question du poids de l’épreuve certificative finale (CESS en Belgique, épreuve anticipée de français du baccalauréat en France12, épreuve uniforme de français au Québec, bac de français en Suisse13).
Figure 6: Réponse à la question "La maitrise de notions narratologiques est nécessaire pour réussir l’épreuve certificative finale" (répartition par terrain / n = 529)
Comme on le voit dans la figure 6, les répondant·e·s belges estiment majoritairement que la maitrise des notions narratologiques n’est pas nécessaire à la réussite de cette épreuve finale14 (50% tout à fait ou plutôt en désaccord), au contraire d’une forte majorité de leurs collègues suisses (61% plutôt ou tout à fait d’accord). Une majorité de répondant·e·s français (54% plutôt ou tout à fait d’accord) suit leurs homologues suisses dans cette nécessité de maitrise des notions narratologiques. La distribution homogène des résultats pour le terrain québécois ne permet pas de tirer de conclusion définitive.
En ce qui concerne plus spécifiquement les notions de narrateur et de focalisation, une question ouverte a permis de recueillir plus de 300 courtes justifications de l’importance, selon les répondant·e·s, d’enseigner ces notions. Si une analyse systématique doit encore être menée, il s’agit néanmoins de relever plusieurs ensembles perceptibles à la lecture de ces réponses:
- - la meilleure compréhension des récits:
«comprendre le récit de façon plus approfondie, de comprendre que l'effet n'est pas le même selon le statut du narrateur et que l'auteur peut même jouer sur la quantité d'informations donnée au lecteur.» (Belgique, secondaire II)
- - la perception de la «subtilité» des choix narratifs:
«Comprendre et apprécier la finesse de certains récits (Flaubert par exemple, d’autres auteurs plus expérimentaux) et leur faire prendre conscience des différences entre auteur/narrateur/personnage.» (France, secondaire I et II)
- - la découverte de la polyphonie narrative, propice à l’apprentissage d’un esprit critique, voire d’un décentrement bénéfique face à l’altérité:
«La place du narrateur influe sur "l'esprit critique" du lecteur. Ces distinctions dépassent donc le cadre strict de la littérature pour s'insérer dans une perspective plus complète: l'éducation à la citoyenneté» (Belgique, secondaire I).
5. Quelles difficultés?
Différentes questions étaient posées afin de cerner les difficultés ressenties dans l’enseignement – apprentissage des notions narratologiques. Ainsi, du point de vue des enseignant·e·s ayant participé à l’enquête, les notions dont la définition est jugée peu claire et peu adaptée à l’enseignement sont, par ordre:
Tableau 7: Classement des notions dont la définition est jugée peu claire et peu adaptée à l'enseignement (n = variable selon l’utilisation des notions, cf. colonne 5 renseignant ce nombre d’utilisateur de la notion)
Comme on le voit en s’attardant à la fréquence d’utilisation en dernière colonne de ce tableau 7, seules deux notions – la focalisation et la question du narrateur – constituent à la fois des notions fréquemment utilisées et considérées comme difficiles pour l’enseignement par environ 1 enseignant·e sur 5. Pour le reste, s’observe une corrélation entre sentiment de difficulté et faiblesse de l’utilisation de la notion.
En isolant les 14 notions disposant d’une moyenne de fréquence d’utilisation supérieure à 2,5 afin d’interroger spécifiquement un ensemble d’outils à l’utilisation avérée, on obtient le classement suivant en se basant cette fois sur le pourcentage de «oui» (tableau 8):
Tableau 8: Classement des 14 notions fréquemment utilisées et dont la définition est jugée peu claire et peu adaptée à l'enseignement (n = variable selon l’utilisation des notions, cf. colonne 5 renseignant ce nombre d’utilisateur de la notion)
Après la focalisation (en deuxième rang), on voit que le pourcentage de répondant·e·s considérant ces notions comme difficiles d’appréhension pour leurs élèves est de moins de 10%. Notons tout de même que la tension narrative semble représenter une source de difficulté pour 1 utilisateur sur 10.
Lorsqu’on demande par contre aux participant·e·s quelles sont les notions les plus difficiles à maitriser pour leurs élèves, les résultats changent sensiblement. En sélectionnant également les 14 notions disposant d’une moyenne de fréquence d’utilisation supérieure à 2,5, on obtient le classement suivant (tableau 9):
Tableau 9: Classement des 14 notions fréquemment utilisées et jugées difficilement maitrisables par les élèves (n = variable selon l’utilisation des notions, cf. colonne 5 renseignant ce nombre d’utilisateur de la notion)
De ces deux sources de données, on retient donc que 20% des enseignant·e·s jugent la notion de focalisation peu claire, peu adaptée à l’enseignement et que selon eux, 60% de leurs élèves éprouvent des difficultés à maitriser celle-ci. Le point de vue suit, source de difficultés pour 4 élèves sur 10 selon les enseignant·e·s.
Les différentes catégories de discours rapporté constituent la troisième source de difficulté pour les élèves – toujours de l’avis des enseignant·e·s – alors que, de façon intéressante, elles ne sont jugées problématiques au niveau de leur définition que par 2,5 % de leurs utilisateurs.
Enfin, selon les enseignant·e·s, la notion de narrateur (et vraisemblablement en lien avec les questions de focalisation/point de vue) représente une difficulté pour 1 élève sur 3.
Focus sur le narrateur et la focalisation
Un focus proposé dans le questionnaire sur le narrateur et la focalisation permet d’en apprendre un peu plus sur ces notions considérées comme importantes par la grande majorité des répondant·e·s. En effet, 86% d’entre eux estiment important ou très important d’enseigner ces notions de narrateur et de focalisation.
La difficulté à appréhender la notion de focalisation peut se retrouver dans les résultats obtenus à la question «Pour vous, quelle est la définition qui correspond le mieux à la notion de focalisation interne?». L’ambigüité notionnelle qui mêle filtrage par la subjectivité d’un personnage, quantité d’information ou focalisation sur un personnage se retrouve dans l’option la plus sélectionnée par les répondant·e·s (tableau 10):
Tableau 10: Réponses à la question «Pour vous, quelle est la définition qui correspond le mieux à la notion de focalisation interne?» (pourcentages du total et par terrain / n=529)
La diversité terminologique quant à la notion de narrateur a été explorée au travers d’une question interrogeant les termes utilisés pour décrire aux élèves «un narrateur qui raconte une histoire à laquelle il a pris part» (tableau 11).
Tableau 11: Réponses à la question «Avec quelle terminologie décririez-vous à vos élèves un narrateur qui raconte une histoire à laquelle il a pris part?» (pourcentages du total et par terrain / n = 529)
Au-delà du très répandu «narrateur-personnage» utilisé par 2 enseignant·e·s sur 3 (par influence des publications françaises?), se constatent ici des variations par terrains: en Belgique et en Suisse, c’est le «narrateur interne» qui est le plus répandu, au Québec le «narrateur participant» fait jeu égal avec la variante la plus répandue. À noter: l’utilisation de la terminologie genettienne «homodiégétique» par environ 20 % des répondant·e·s belges et suisses.
D’autres variantes ont été encore proposées par les répondant·e·s:
Tableau 12: Propositions alternatives soumises à la question «Avec quelle terminologie décririez-vous à vos élèves un narrateur qui raconte une histoire à laquelle il a pris part?»
6. Quel rapport à la théorie du récit?
Afin d’approcher le «rapport à» la théorie du récit15, le questionnaire proposait aux enseignant·e·s de marquer leur degré d’accord sur un ensemble de propositions, de 1. Tout à fait en désaccord à 5. Tout à fait d'accord.
À la lecture du tableau ci-dessous (tableau 13), on constate un accord global des répondant·e·s aux propositions que pouvait énumérer Reuter (2000) quant aux bénéfices présumés de la narratologie dans l’enseignement du récit (signalées en gras dans le tableau). Mise à part celle relative au décloisonnement entre analyse des textes et analyse des phrases (moyenne de 3,8), les enseignant·e·s des quatres terrains envisagés abondent ainsi dans le sens du didacticien quant aux apports de la théorie du récit telle que scolarisée, et, au premier chef, celui «de produire des analyses plus précises et mieux étayées des textes donnés à lire, écrire et analyser».
Parmi les autres atouts de l’outillage narratologique retenus par les participants, citons également l’amélioration des compétences de compréhension (accord le plus important: 4,3), l’intérêt pour discuter des effets de lecture (4,2) l’augmentation des compétences de réflexivité des élèves (4,1), ou encore une approche des textes qui s’inscrit dans un enseignement explicite de la lecture (4,0).
Tableau 13: Moyennes du degré d'accord (1. Tout à fait en désaccord - 5. Tout à fait d'accord) sur différentes propositions relatives au rapport à la théorie du récit (n = 529)
Un accord assez faible porte sur les propositions suivantes: permettre de construire des compétences d’analyse transmédiatique (3,7), de fonder l’appréciation esthétique ou éthique (3,8), de favoriser une lecture distanciée chez les élèves (3,7). Le schéma narratif est quant à lui considéré, toujours avec cet accord faible, comme un incontournable pour l’exercice du résumé de texte narratif (3,8).
A contrario, les répondant·e·s rejettent en majorité la vision de notions narratologiques éloignant les élèves de la lecture-plaisir (2,7). De la même façon, l’hypothèse selon laquelle l’utilisation du métalangage narratologique constituerait un outil de distinction au sein de la classe est rejetée (2,5)16.
Par ailleurs, on ne constate que très peu de variation en croisant ces données avec les différentes variables récoltées (origine géographique, niveau socio-économique des établissements…).
Le rapport à la théorie du récit peut également être approché par le mode d’évaluation que déclarent adopter les enseignant·e·s. On le voit à la lecture du tableau 14, la très grande majorité des répondant·e·s (92%) évaluent la maitrise des notions dans des utilisations en contexte. Un tiers néanmoins évaluent également cette maitrise en sollicitant une restitution de type théorique (être capable de définir, expliquer la notion). Cette dernière modalité est en revanche distribuée différentiellement selon les terrains: France et Suisse d’un côté (38% et 36%), Belgique et Québec de l’autre (23% chacun).
Tableau 14: Modalités d’évaluation employées par les répondants afin d’évaluer la maitrise des notions narratologiques par leurs élèves (pourcentages du total et par terrain / n = 529)
Le rapport à la théorie du récit des enseignant·e·s ayant pris part à cette enquête est donc marqué par un sentiment global de productivité de ces outils narratologiques. Tout en répétant la prudence quant à un échantillon ainsi constitué sur base volontaire, il faut souligner que la très grande majorité des répondant·e·s (94%) considèrent ainsi utile ou très utile que leurs élèves soient formés sur le plan de la théorie du récit.
7. Des besoins?
Quelques items du questionnaire permettent enfin d’approcher les besoins que peuvent exprimer les enseignant·e·s quant à l’enseignement des notions narratologiques.
Comme on le voit à l’aide de la figure 7, quand il s’agit de juger du soutien reçu pour l’enseignement de la théorie du récit dans le cadre de sa formation, la satisfaction est plutôt de mise parmi les répondant·e·s français et suisses. Le constat est légèrement plus nuancé en Belgique et au Québec, dernier terrain où l’option la plus choisie est insuffisant (35%).
Figure 7: Réponses à la question «Comment estimez-vous le soutien dont vous avez bénéficié pour l’enseignement de la théorie dans le cadre de votre formation académique et/ou pédagogique?» (pourcentages selon le terrain / n = 529)
En ce qui concerne les manuels (figure 8), la majorité des répondants (bien qu’une petite majorité en Suisse: 48%) trouve «juste suffisant» le soutien qu’apportent les manuels ou les ouvrages de synthèse destinés aux enseignant·e·s. Une minorité (de 13 à 23% selon les terrains) juge cet apport des manuels insuffisant.
Figure 8: Réponse à la question «Comment estimez-vous le soutien dont vous pouvez bénéficier actuellement dans les manuels ou les ouvrages de synthèse destinés aux enseignant·e·s?» (pourcentages selon le terrain / n = 529)
Enfin, nous n’obtenons pas de réponse tranchée sur la place accordée à l’apprentissage de la théorie du récit dans la formation pédagogique des enseignant·e·s: 44% des répondants ne la jugent pas assez importante, 52% suffisante. Cette tendance se retrouve dans l’ensemble des terrains, exception faite du Québec où une légère majorité des enseignant·e·s (53%) ne juge pas cette place assez importante.
8. En guise de conclusion
Voulant ainsi prendre le pouls des pratiques déclarées par les enseignant·e·s, cette enquête menée en Belgique, en France, en Suisse et au Québec permet déjà quelques constats intermédiaires.
Tout d’abord, la narratologie et ses principales notions constituent – 50 ans après la publication des principaux travaux théoriques la fondant – des objets d’enseignement dans les pratiques des répondant·e·s. Une large majorité d’entre eux estiment ainsi cet outillage théorique important et utile pour leurs élèves. Associées principalement à des activités canoniques telles que le test de lecture et l’explication de texte, ces notions sont donc plus liées à des approches analytiques des textes littéraires et sont moins rapprochées, dans les réponses obtenues, à des écrits de la réception.
Quelques différences apparaissent entre les terrains: des moyennes d’utilisation globalement plus élevées en France et Suisse des notions narratologiques invitent donc à interroger la formation initiale des enseignant·e·s de ces deux pays ainsi que l’influence de l’épreuve finale (EAF en France, bac de français en Suisse) marquée par le format de l’explication de texte.
Par ailleurs, quand il s’agit des ressources privilégiées pour aborder ces contenus d’enseignements, les répondant·e·s déclarent utiliser en priorité des fiches-outils personnalisées17, ce qui peut être rapproché de la diversité terminologique constatée pour nombre de ces notions narratologiques et la nécessité d’alors adapter ces outils au contexte d’enseignement et aux vocables utilisés parfois très localement (la classe, le niveau, l’établissement…).
Enfin, l’outillage narratologique est largement considéré comme utile aux compétences de compréhension des élèves et aux compétences d’analyse, et ce sans éloigner les élèves du plaisir de lire. Mais au rang des principales difficultés émerge le fait que des notions pourtant souvent utilisées, celle de narrateur ou celle de focalisation, suscitent des difficultés dans leur maniement, participant sans doute à cette inflation terminologique18.
L’ensemble de ces constats, issus de cette large enquête internationale, doit maintenant s’enrichir de la confrontation à un autre grand ensemble de données recueillies. Parallèlement à la diffusion du questionnaire dont sont exposés ici les principaux enseignements, 34 entretiens ont en effet été conduits avec des enseignant·e·s en Belgique, en France, en Suisse et au Québec. Ces témoignages ne manqueront pas d’affiner et de complexifier les quelques constats établis ici quant à place de l’outillage narratologique dans les classes de français.
Bibliographie
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Pour citer l'article
Luc Mahieu, "La narratologie en classe de français: premiers résultats d’une enquête internationale", Transpositio, n°6 Les outils narratologiques pour l'enseignement du français : bilan et perspectives, 2023http://www.transpositio.org/articles/view/la-narratologie-en-classe-de-francais-premiers-resultats-d-une-enquete-internationale
Voir également :
Comment un théoricien du récit pourrait-il contribuer à améliorer l’outillage narratologique scolarisé?
En tant que narratologue travaillant en contexte académique, je suis arrivé il y a quelques années à un point où il m’a semblé légitime, et même nécessaire, de me pencher sur l’utilité des notions théoriques élaborées et débattues dans mon domaine de recherche{{Cet article s’inscrit dans le projet «Pour une théorie du récit au service de l’enseignement» financé par le fonds national suisse (FNS n° 197612). Le groupe DiNarr, qui pilote ce projet, est dirigé par Raphaël Baroni et réunit également Vanessa Depallens, Luc Mahieu, Fiona Moreno et Gaspard Turin. Ce projet se fonde sur une enquête de terrain visant à cartographier les usages déclarés de la narratologie dans l’enseignement du français comme langue de scolarisation. Il vise également la création d’un site de ressources en ligne visant à faire évoluer l’outillage narratologique en répondant aux besoins des enseignants. Le projet inclut la collaboration de plusieurs partenaires dans le domaine de la didactique, dont plusieurs ont participé à ce numéro: Jean-François Boutin, Vincent Capt, Bertrand Daunay, Jérôme David, Nathalie Denizot, Jean-Louis Dufays et Chloé Gabathuler}}.
Comment un théoricien du récit pourrait-il contribuer à améliorer l’outillage narratologique scolarisé?
En tant que narratologue travaillant en contexte académique, je suis arrivé il y a quelques années à un point où il m’a semblé légitime, et même nécessaire, de me pencher sur l’utilité des notions théoriques élaborées et débattues dans mon domaine de recherche1. Il est en effet presque inévitable de se poser, à un moment ou à un autre de sa vie, la question de la valeur sociale de sa pratique professionnelle. Heureusement, si l’on en croit les travaux qui évoquent, depuis une trentaine d’années, le «tournant narratif» opéré dans les sciences sociales et les sciences humaines (Kreiswirth, 1992), on peut supposer que les notions narratologiques devraient être utiles pour un grand nombre de personnes impliquées dans des contextes sociaux variés. On constate en effet que la théorie du récit est souvent mobilisée dans les domaines du marketing et de la communication, mais aussi du droit, des sciences de l’éducation ou de la médecine, avec le retour des approches biographiques que l’on associe à l’empowerment et les théories concernant la dimension narrative de nos identités (Baroni, 2016a). Il semble néanmoins évident que la première utilité de la narratologie, du moins la plus visible socialement, réside dans l’outillage scolaire mis au service de l’étude des textes littéraires. Dans la formation obligatoire, la familiarisation avec les notions de focalisation, d’intrigue ou de narrateur passe en effet, dans les pays francophones du moins, par la classe de français, où cette «boite à outils» (Dawson, 2017) est non seulement mobilisée par les enseignants2, mais constitue aussi souvent un objet d’enseignement dès le collège en France, le premier degré du secondaire en Belgique et en Suisse, et le premier cycle secondaire au Québec.
Toutefois, un certain vertige existentiel saisit le narratologue soucieux de se mettre au service de la société civile quand il constate que cet outillage n’a pratiquement pas évolué en un demi-siècle, c’est-à-dire, précisément, depuis la parution de la «bible narratologique» (ou plus exactement du Livre de la Genèse de cette discipline) que constitue l’essai de Gérard Genette «Discours du récit», publié en 1972. Les institutions scolaires et la didactique du français auraient ainsi totalement ignoré les efforts consentis par celles et ceux qui ont tenté, au cours des dernières décennies, de faire évoluer la narratologie en la pensant au plus près des phénomènes verbaux, médiatiques, rhétoriques ou cognitifs qui sous-tendent les notions dégagées par les pères fondateurs3 de la discipline.
S’il fallait blâmer quelqu’un de cette indifférence à la théorie contemporaine, sait-on bien à qui il conviendrait d’adresser la critique? Est-il du devoir des enseignants ou des didacticiens d’aller traquer les actualités de la narratologie contemporaine mondialisée (c’est-à-dire anglicisée), quand cette discipline de recherche est à peine présente dans les formations initiales des pays francophones? Pour être tout à fait honnête, il faudrait ajouter que les théoriciens du récit se sont pour la plupart assez peu préoccupés des usages sociaux ou scolaires des notions dont ils débattent. Cette narratologie appliquée (comme il existe, en science du langage, un courant identifié comme relevant de la linguistique appliquée) reste ainsi souvent cantonnée dans les marges de la recherche, où elle consiste essentiellement, dans le droit fil de la critique platonicienne, à dénoncer (souvent à juste titre) les dérives d’un mécanisme de persuasion fondé sur la «contagion» ou la «séduction» (Salmon, 2007; Mäkelä et al., 2021; Brooks, 2022). La scolarisation de la théorie du récit semble quant à elle avoir presque toujours été exclue du champ de réflexion de la narratologie, comme si la théorie risquait de se dégrader au contact de son instrumentalisation scolaire. La tendance est plutôt à la dénonciation d’une approche réduite à une «boite à outil» (Dawson, 2017) ou à une critique condescendante et convenue du processus de scolarisation, dont certains estiment qu’il aurait transformé la théorie littéraire en une «petite technique pédagogique […] desséchante» (Compagnon, 1998, p. 11). Face à ce constat pour le moins discutable4, le risque serait d’en tirer la conséquence qu’aucune intervention significative orientée vers les milieux de l’éducation ne peut être envisagée, comme si les théoriciens avaient fait le job et que le «problème» émanait des milieux de la didactique ou de l’enseignement.
Ce constat de départ n’était à l’origine qu’une vague intuition, une hypothèse formulée par un narratologue qui avait été tenu éloigné de l’école obligatoire et post-obligatoire depuis plus de trente ans. Pour la confirmer ou l’infirmer, il fallait entreprendre une vaste enquête de terrain, ce qui impliquait de trouver des fonds permettant de recruter une équipe de recherche. Les fonds réunis, il a fallu conduire des dizaines d’entretiens avec des enseignants du secondaire I et II dans quatre pays francophones (la Suisse, la Belgique, la France et le Québec), ces données étant recoupées par un questionnaire en ligne auquel ont répondu plus de cinq cents enseignants de français5. Après un premier défrichage de ces données, le constat est bien là: la narratologie est toujours enseignée et parmi les notions les plus fréquemment mobilisées, on retrouve sans surprise les différentes instances de la narration, le point de vue, la focalisation, le schéma narratif ou quinaire, l’intrigue, l’analepse et l’ellipse.
Ajoutons, ce point est crucial, que les questionnaires et les entretiens semi-directifs font également ressortir le fait que certaines notions, bien que régulièrement mobilisées dans l’enseignement, sont jugées problématiques, que ce soit au niveau de leur transmission ou en raison de difficultés dans leur maniement par les élèves. Il s’agit en particulier des notions de focalisation, de point de vue et les distinctions entre différents types de narrateurs (homo-, hétérodiégétiques). Il est également intéressant de constater que suivant la terminologie employée, les difficultés ne sont pas les mêmes. Par exemple, les questionnaires analysés par Luc Mahieu montrent que les enseignants mobilisant la notion de focalisation rencontrent plus de difficultés que ceux mobilisant la notion de point de vue; la différence est encore plus marquée quand on compare les notions de narration à la première ou à la troisième personne (jugées peu problématiques) avec les notions de narrateur homo- ou hétérodiégétiques, jugées plus ardues, alors qu’elles renvoient plus ou moins aux mêmes phénomènes.
Trouver des fonds, mettre en place une enquête de terrain et analyser les données prend du temps. Trois années après sa crise existentielle, le narratologue est donc arrivé à ce constat qui ne fait que soulever de nouveaux dilemmes à mesure qu’il prend conscience, avec son équipe de recherche, de la complexité du domaine dans lequel il a eu l’impudence de s’aventurer. La question se pose ainsi en ces termes: sur la base de cet état des lieux, est-il possible d’intervenir pour tenter d’améliorer l’outillage narratologique mobilisé dans l’enseignement du français? Cette première interrogation entraine de nombreuses questions subsidiaires: que signifie améliorer l’outillage narratologique en contexte scolaire? Un narratologue est-il seulement apte à saisir les enjeux d’une narratologie scolarisée? Est-il légitime pour suggérer telle ou telle amélioration? Comment pourrait-il intervenir pour que ses suggestions aient la moindre chance de modifier les pratiques scolaires? Ne vaudrait-il pas mieux limiter ses ambitions à une approche purement descriptive de la narratologie scolarisée plutôt que de tenter d’agir sur la base de ce constat?
Derrière ces interrogations, il y a de nombreux enjeux qui dépassent le domaine de la narratologie. Critiquer les amalgames conceptuels inhérents à la théorie genettienne de la focalisation (Jost, 1989; Jesch & Stein, 2009; Niederhoff, 2009; Baroni, 2023a) ou souligner les angles morts du schéma narratif quand il s’agit de saisir la dimension rhétorique de la mise en intrigue (Baroni, 2017a) ne vous permet en aucun cas de conclure que l’analyse stylistique de la construction textuelle du point de vue ou l’étude des mécanismes présidant à la création de la tension narrative constitueraient des approches plus intéressantes pour aborder les textes littéraires dans le contexte scolaire d’un enseignement du français. On pourra par exemple opposer l’argument que le schéma narratif est un excellent outil pour construire des compétences en lecture au niveau du primaire, où la compréhension de la chronologie des événements et des liens de causalité entre les actions est un enjeu essentiel. Ce schéma constitue par ailleurs une aide efficace pour élaborer les grandes lignes d’une histoire dans une activité visant la production d’un récit cohérent et complet. Quant à la focalisation, en dépit des difficultés liées à son maniement, cette notion incontournable de l’explication de texte est un outil fortement «discipliné» et «sédimenté» dans les pratiques scolaires (Ronveaux & Schneuwly, 2018). On peut ainsi faire l’hypothèse que la constitution progressive d’une «culture scolaire» (Denizot, 2021, p. 191) – avec ses relais habituels: plans d’étude et manuels, mais aussi échanges informels entre pairs, création et transmission de moyens d’enseignement, etc. – compense largement les éventuels défauts de la théorie et font obstacle à toute velléité de réforme qui serait imposée de l’extérieur. Enfin, c’est la pertinence même de la narratologie comme outil scolaire qui peut être contestée, notamment par les milieux de la didactique qui l’assimilent parfois à des «dérives technicistes» (Langlade, 2004, p. 85), de sorte qu’une évolution des pratiques devrait, aux yeux de certains, conduire à un abandon pur et simple de l’outillage narratologique plutôt qu’à son perfectionnement6.
Bref, un narratologue n’est pas forcément la personne la mieux placée pour fournir l’impulsion qui pourrait faire évoluer la théorie enseignée et le danger est grand que ses suggestions en la matière apparaissent totalement infondées, car déconnectées des réalités du terrain et des enjeux disciplinaires qui constituent la réalité quotidienne des enseignants. Dans le pire des cas, on pourrait même le suspecter de vouloir faire du prosélytisme pour assurer une postérité à son œuvre ou à sa chapelle.
En dépit de ces limitations évidentes, il me semble malgré tout possible de souligner la nature spécifique de ce que pourrait être la contribution d’un théoricien du récit à une élaboration didactique de l’outillage narratologique. Tout d’abord, rappelons que la scolarisation de la narratologie a été en grande partie le résultat de l’enthousiasme spontané des enseignants eux-mêmes, qui ont embrassé cette approche renouvelée des textes littéraires à une époque où la théorie du récit bénéficiait d’une grande visibilité sociale7. On peut donc supposer que le décalage entre la narratologie enseignée et la théorie du récit contemporaine est dû en grande partie à la perte de visibilité de ce champ de recherche en constante évolution, raison pour laquelle je ne manque jamais une occasion de répéter un mantra: la narratologie n’est pas et n’a jamais été un moment structuraliste de la théorie littéraire. Si l’affirmation peut surprendre, elle invite surtout à dépasser un aveuglement (ou une invisibilité, suivant l’angle adopté) qui conduirait à une naturalisation ou un figement des concepts enseignés.
Le premier devoir du narratologue devrait donc être de prendre son bâton de pèlerin et de rappeler, dans le domaine de l’éducation et de la didactique, que la théorie du récit est née d’un intérêt pour toutes les formes médiatiques de la narrativité (pas seulement pour la littérature8), qu’elle est toujours bien vivante et que ses évolutions récentes sont porteuses de potentiels pour l’enseignement du français. Le travail de scolarisation pourrait alors reposer essentiellement, comme ce fut le cas il y a une quarantaine d’années, sur les épaules d’enseignants ou de didacticiens curieux et désireux d’explorer ces nouveaux outils susceptibles de répondre à leurs besoins. Porter cette parole ne va cependant pas sans difficultés, car la perte de visibilité de la narratologie est également sensible dans un contexte académique en crise, qui continue d’accorder le privilège aux approches historiques. Il s’agit donc d’intervenir aussi bien dans le domaine de la formation initiale des enseignants, en luttant sur le terrain des études académiques pour défendre la place des approches théoriques de la narrativité et de la fiction, que d’agir par le biais de formations continues en collaborant aussi étroitement que possible avec les lieux de formation pédagogiques.
Une autre raison qui pourrait justifier l’intervention d’un narratologue est lié à un aspect plus symbolique, à savoir l’extrême déférence envers quelques figures titulaires de la narratologie, en particulier Gérard Genette. Les entretiens que nous avons menés dans la phase préparatoire de notre enquête ont souvent fait ressortir la forte impression laissée par la lecture de Figures III, voire le fait que cette référence est la seule qui soit encore proposée dans le parcours de formation des enseignants, et parfois dans celle des élèves sous la forme d’extraits choisis:
J’étais une enthousiaste de la narratologie, j’étais éblouie par Figures III – j’ai fait mes études dans les années 80, hein, donc c’était vraiment une découverte géniale, et puis peut-être… pas une facilité, mais quelque chose qui est rassurant, qui est assez rassurant pour le prof.
Je connais les outils de Genette, principalement, et s’il y a eu de nouvelles choses, enfin tout ce qui vient après, je suis assez ignorant, parce que ma formation à l’université était, il me semble, surtout centrée là-dessus, en narratologie9.
L’indéniable puissance descriptive de ce modèle théorique et l’élégance du style de son auteur10 risquent ainsi d’induire une attitude de déférence excessive envers les typologies genettiennes, qui ont été largement adoptées par les milieux scolaires, tout en engendrant parfois des difficultés interprétatives liées à des phénomènes mal circonscrits ou abordés exclusivement dans une perspective classificatoire, en laissant dans l’ombre une réflexion sur les fonctions discursives des dispositifs identifiés. Or, s’il partage la même admiration, le narratologue sait quant à lui qu’il n’y a pas une seule notion introduite par Genette dans cette œuvre majeure qui n’ait fait l’objet de critiques ou de débats, parfois assez féroces11. Son rôle pourrait alors être de rappeler cette évidence: les typologies genettiennes ne représentent qu’un état de la question, une approche des phénomènes narratifs parmi d’autres concurrentes, et il n’est pas absolument certain qu’elle soit toujours la plus efficace quand il s’agit de discuter dans la classe de français du statut du narrateur, du régime de focalisation, de la construction temporelle d’un récit ou de sa mise en intrigue.
Il ne s’agit pas ici de céder à un simple effet de mode, mais simplement rappeler le statut historique de toute notion théorique et la nécessité de penser l’outillage scolaire au plus près de ses finalités et de ses usages. Le rôle essentiel d’un chercheur qui s’inscrit dans le champ de la narratologie consiste alors à rappeler que sa discipline est perfectible et que personne, aussi charismatique soit-elle, ne peut prétendre avoir élaboré un modèle définitif et parfait de la narrativité (ce qui serait un cas unique dans l’histoire des sciences humaines). Il y a toujours moyen de saisir le phénomène sous un autre angle, d’en révéler des aspects différents, voire de mettre au jour des problèmes de conceptualisation et des manières plus exactes (ou, disons, plus intéressantes, c’est-à-dire utiles) de rendre compte du fonctionnement d’un récit.
Un narratologue pourrait ainsi s’adresser aux usagers de sa boite à outils en leur prodiguant quelques conseils: par exemple si vous cherchez un outil qui vous permette de montrer comment le langage verbal produit un effet de subjectivation de la représentation en ancrant un récit dans le point de vue d’un personnage, alors vous feriez peut-être mieux de recourir à la conceptualisation stylistique de ce phénomène que propose Alain Rabatel (1998) plutôt que de vous appuyer sur la triple focalisation telle que définie par Gérard Genette. En revanche, si vous voulez montrer comment un récit peut créer un effet de suspense en informant le lecteur d’un danger ignoré par le protagoniste, ou comment il peut, alternativement, susciter de la curiosité en mettant en scène un personnage détenant des secrets, alors la typologie genettienne sera la plus efficace. Et si vous voulez jouer sur les deux tableaux, alors rien ne vous empêche d’articuler ces deux approches très différentes, mais peut-être aurez-vous alors besoin de recourir à une synthèse de ces deux modèles. Et si le besoin se fait sentir d’élargir la réflexion à la représentation de la subjectivité dans d’autres médiums que le texte littéraire, alors le cadre conceptuel offert par la narratologie transmédiale sera probablement le plus approprié, ce qui exigera quelques efforts de décentration des modèles logocentriques hérités du structuralisme (Baroni, 2016a).
Ce qui est en revanche assez questionnant pour un narratologue, c’est de constater que l’enseignement de la perspective narrative puisse avoir été identifiée depuis des lustres, par les enseignants aussi bien que par les didacticiens12, comme posant problèmes, sans que les ressources pour y remédier, pourtant disponibles depuis plusieurs décennies, ne soient mobilisées. Ce questionnement ne met pas en cause l’attitude des enseignants – qui remédient souvent, avec beaucoup d’ingéniosité, aux défauts de la théorie dont ils ont hérité durant leur formation initiale – ni celle des didacticiens – auxquels il n’est pas demandé de transposer les dernières théories à la mode, mais de décrire les pratiques effectives et de mettre au jour leurs logiques propres –, mais il invite surtout les narratologues eux-mêmes à s’impliquer dans les débats portant sur les usages scolaires de leurs modèles théoriques pour tenter de trouver des solutions pragmatiques en échangeant avec les acteurs qui président à la scolarisation des savoirs disciplinaires, qu’il s’agisse de praticiens, de formateurs, de prescripteurs ou de créateurs de manuels...
Reste qu’il n’est pas facile de cibler les objets pour lesquels une intervention est nécessaire, ni de définir précisément comment on passe de la réélaboration d’une théorie à sa mise au service de l’enseignement. Sur ce dernier point, il me semble que l’effort que devrait fournir le narratologue – parmi d’autres interventions émanant des enseignants, des didacticiens, des prescripteurs, etc. – consiste à penser la manière dont une notion théorique, généralement instable et soumise aux débats contradictoires de sa discipline, est susceptible de se transformer en outil-concept pour l’enseignement, de sorte que sa définition et sa dénomination se stabilisent (au moins provisoirement) tout en se soumettant à une finalité explicitement liée à des usages déterminés par des enjeux disciplinaires (Schneuwly, 2000; Reuter, 2013).
Ce processus qui conduit de la notion théorique à l’outil-concept pour l’enseignement dépend d’une élaboration didactique qui ne peut reposer entièrement sur les épaules du narratologue, dans la mesure où son action doit être orientée par des enjeux externes à son champ de recherche. Il ne s’agit pas d’un processus descendant qui consisterait à simplifier des savoirs de référence pour les rendre assimilables en contexte scolaire. Il s’agit, au contraire, de partir des besoins du terrain, de l’identification de manques ou de difficultés, pour fournir ensuite des solutions basées sur des outils-concepts forgés sur mesure pour des usages scolaires avérés. Il faut également être à l’écoute des solutions construites par les enseignants eux-mêmes et rester ouvert à des réélaborations conceptuelles ou des reconfigurations terminologiques fondées sur leurs expériences.
Quant à la manière de cibler les objets concernant lesquels une intervention est prioritaire, plusieurs voies sont possibles. La plus simple consiste à demander aux enseignants quels éléments de l’outillage narratologique leur paraissent incontournables tout en leurs posant des difficultés. Si ces difficultés ont aussi été identifiées dans les théories de référence et si des alternatives existent, alors une didactisation de ces nouveaux modèles pourrait être proposée, tout en portant attention aux solutions élaborées sur le terrain, quand ces dernières existent. En ce sens, il pourrait aussi être utile d’interroger les enseignants sur le rendement qu’ils attribuent à tel ou tel aspect du récit, avec parfois des jugements assez contrastés, à l’instar de ces deux enseignants:
Je trouve que… un premier aspect, celui qui me vient tout de suite à l’esprit, c’est ce que fait Propp ou le schéma quinaire, c’est à dire qu’ils permettent de… la théorie permet d’aiguiller un nombre très important voire la majorité des œuvres. Parce que c’est applicable – le schéma du conte, il est applicable à la majorité des contes. Donc ça tout d’un coup, c’est intéressant, parce que c’est une théorie qui résume, en fait, et qui est applicable après dans la majorité des textes.
Alors le schéma narratif, mais j’en ai soupé, franchement. Ils [les élèves] en tirent rien…13
Dans ce cas, on constate qu’une notion dont l’intérêt repose sur son applicabilité à une très grande diversité de récits peut contraster avec la difficulté, pour une autre enseignante, d’en saisir l’intérêt lorsqu’elle est mise au service de l’interprétation. Dans ce cas, le rôle du narratologue pourrait être de signaler l’existence de modèles alternatifs, et de montrer quels usages potentiels peuvent en être tirés pour l’interprétation des récits. Si l’activité consiste à mettre en lumière une parenté entre un grand nombre de récits, ou de favoriser l’activité de «résumé», alors le «schéma quinaire» semble particulièrement approprié. En revanche, s’il s’agit de montrer comment un récit s’y prend pour nouer son intrigue et pour intéresser le lecteur, alors d’autres conceptualisation que le «schéma narratif» pourraient être proposées, à l’instar de l’approche de la mise en intrigue sous l’ange des mécanismes textuels présidant à la création de la «tension narrative» (Baroni, 2017a). Étant informés de ces alternatives, les enseignants pourraient simplement choisir le modèle le plus approprié aux finalités qui sont les leurs, et qui peuvent d’ailleurs différer sensiblement aux différents degrés de la scolarité et en fonction des objectifs de telle ou telle phase du cours.
Un autre aspect spécifique, déjà évoqué plus haut, concerne la question de l’élargissement des corpus étudiés au-delà des textes littéraires, et même au-delà des formes assimilables à une narrativité dite «monomodale» (Lebrun, Lacelle & Boutin, 2015). Sur ce plan, des enseignants amenés à aborder en classe un récit en bande dessinée peuvent se découvrir passablement désarmés face à la narrativité des récits graphiques. S’ils peuvent avoir tendance à se rabattre sur des notions narratologiques bien huilées, il n’est pas sûr qu’une typologie des narrateurs ou un modèle textualiste de la construction d’un point de vue se révéleront efficaces pour analyser une planche (cf. Schaer, 2023). Un effort de réarticulation transmédiale des notions narratologiques et la mise en évidence des effets des supports sur la forme des récits pourraient ainsi s’avérer nécessaire dès le stade de la formation initiale des enseignants.
Par ailleurs, s’il est relativement facile d’identifier les outils devenus incontournables, ceux qui se sont profondément ancrés dans les pratiques scolaires depuis des décennies quels que soient les difficultés inhérentes à leur maniement, il est en revanche beaucoup plus difficile de définir ceux qui font encore défaut, c’est-à-dire ceux qui manquent au répertoire des enseignants, sans que ces derniers n’en aient forcément conscience. Ainsi, quand on les interroge sur les lacunes de la théorie narrative, certains enseignants ne peuvent que se questionner sur l’existence de notions hypothétiques, à l’instar de cet enseignant:
Je pense qu’une grande difficulté des élèves, c’est l’ironie. De comprendre des fois les distances que l’auteur crée avec ou entre son personnage, ou le fait qu’il faut pas prendre de manière littérale… Alors je pense que s’il y avait des outils pour comprendre ce genre de distances, ça m’aiderait beaucoup14.
Une manière simple d’élargir le domaine des outils-concepts dont la valeur scolaire est plus ou moins garantie pourrait consister à élargir le spectre de l’enquête de terrain à des enseignements qui s’inscrivent dans d’autres langues ou cultures, dont certaines s’appuient sur des traditions narratologiques très différentes mais aussi durablement ancrées dans les pratiques scolaires. Les enseignants de français ignorent souvent que l’outillage narratologique de leurs collègues anglophones ou germanistes diffère profondément du modèle genettien, lequel parait si familier qu’il a fini par se naturaliser. À côté des narrateurs homo- ou extra-hétérodiégétiques, il existe ainsi des personnages-réflecteurs, des narrateurs auctoriaux ou non fiables, et même des auteurs implicites, qui font partie de la vulgate enseignée dans la formation initiale des enseignants d’allemand ou d’anglais15. Ce n’est pas le moindre des résultats de notre enquête que d’avoir constaté par exemple que les notions d’auteur implicite et de narrateur non fiable – qui permettent précisément de décrire les effets d’«ironie» ou de «distance» évoqués par l’enseignant que nous avons interrogé – sont pratiquement inconnues des enseignants de français dans les quatre pays que nous avons investigués, alors que cette approche est au cœur de la théorie anglo-saxonne initiée par les travaux de Wayne C. Booth (1983; 1977). Serait-il possible que les narrateurs francophones soient plus fiables que les autres? La question de la proximité ou de la distance entre les valeurs portées par l’écrivain et celles incarnées par son narrateur ou ses personnages serait-elle moins intéressante quand on lit Flaubert que quand on lit Nabokov? Il me semble qu’un tel décalage culturel mériterait pour le moins d’être identifié et problématisé dans la formation initiale ou continuée des enseignants.
Sur la base de ces différentes stratégies, il me semble possible de dégager quelques pistes susceptibles d’améliorer l’ergonomie de l’outillage narratologique pour le mettre véritablement au service des besoins des enseignants et des élèves. Sans entrer dans le détail de propositions encore en chantier, je dresserai ci-dessous un inventaire provisoire de quelques lieux d’intervention susceptibles de renouveler la narratologie scolaire en répondant aux besoins du terrain. Sans surprise, on retrouvera les grandes catégories narratologiques dont l’ancrage scolaire est le plus fort, notamment les catégories genettiennes de la voix (problématiques liées à la figure du narrateur), du mode (problématiques liées à la perspective narrative) et du temps (reconfiguration temporelle de l’histoire par le récit), mais aussi les notions d’intrigue et de personnage, qui entrent en correspondance avec certains des schémas la plus enseignés («schéma narratif» de Larivaille et «schéma actantiel» de Greimas). Pour chaque catégorie, j’indiquerai quelques évolutions possibles, en les associant à quelques références incontournables et, quand cela est possible, à des synthèses de ces travaux que j’ai proposées en vue d’en faciliter la scolarisation:
- Narrateur: en ce qui concerne la catégorie du narrateur, il pourrait être utile de considérer cette instance comme un élément optionnel du récit (Patron, 2009). Non seulement un film ou une bande dessinée peuvent s’en passer complètement, mais un récit mené à la troisième personne peut également faire l’économie d’un narrateur «scénographié» par le discours (Maingueneau, 2004). Le travail sur les traces énonciatives que laisse un éventuel narrateur permettrait de mieux articuler l’analyse de cette instance narrative avec ses manifestations verbales ou médiatiques. Définir le mode énonciatif du récit en s’appuyant sur les personnes de la narration (narration à la première personne vs. à la troisième personne, mais aussi éventuellement narration à la deuxième ou à la quatrième personne) pourrait aussi permettre de mieux saisir les spécificités de différentes manières de raconter. De toute évidence, la dichotomie entre intra- et extradiégétique est plus ou moins inenseignable en raison des confusions avec la dichotomie homo- et hétérodiégétique, alors que la notion d’enchâssement semble ne poser aucun problème conceptuel particulier. La question des «niveaux narratifs» devrait plutôt orienter la discussion sur les effets de transgression de ces niveaux liés par la figure de la «métalepse», aussi fréquente dans la littérature d’Ancien Régime ou contemporaine que dans la culture populaire (Wagner, 2002; Schaeffer & Pier, 2005; Klimek & Kukkonen, 2011; Lavocat, 2020). Par ailleurs, en se basant sur l’approche de Booth (1977), il pourrait être très productif d’introduire la problématique de la fiabilité du narrateur, et plus généralement, celle de la distance entre un auteur implicite, parfois ironique, et les différentes instances mises en scène par le récit (narrateurs et personnages), notamment pour aborder la littérature contemporaine (Wagner, 2016).
- Perspective (mode): Comme l’ont montré différents chercheurs (Jost, 1989; Paveau & Pecheyran, 1995; Niederhoff, 2001; Jesch & Stein, 2009; Baroni, 2021; 2023a), la focalisation genettienne semble particulièrement difficile à enseigner ou à manipuler pour analyser des récits, car sa théorisation amalgame des paramètres hétérogènes: a. les ancrages éventuels dans la subjectivité de différents personnages; b. des enjeux relevant d’une stylistique dite «de l’omniscience», face aux narrations dites «béhavioristes» ou «en flux de conscience»; c. l’orientation sélective du récit sur différentes parties prenantes de l’histoire et ses effets (empathie, focalisations multiples, etc.); d. l’extension du savoir mis à disposition du public quand on le compare à ce que savent différents personnages, dont dépendent différents effets de curiosité ou de suspense. D’un côté, pour faciliter les étayages interprétatifs par la mise en évidence d’indices formels, il pourrait être utile de mieux expliciter les procédés qui produisent un ancrage du récit dans la subjectivité d’un personnage, ce que Rabatel désigne comme la «construction textuelle du point de vue» (Rabatel, 1998) et ce que Jost (1989) rattache aux procédés audiovisuels d’ocularisation et d’auricularisation. Sur ce plan, il pourrait être utile également de sensibiliser les élèves aux spécificités médiatiques de ces processus de subjectivation de la représentation, par exemple en procédant à des comparaisons intermédiales entre cinéma et littérature, ou entre bande dessinée et littérature (Jost, 1989; Baroni, 2023a). Il peut aussi être utile de souligner les rapports étroits que l’on peut établir entre la dynamique de l’intrigue et différents régimes de savoir (restreint, équivalent ou élargi) ou de subjectivité (Baroni, 2017a; 2020a).
- Temps: les catégories liées au temps pourraient également être mieux articulées aux expériences immersives des lecteurs ou des spectateurs. En ce qui concerne les anachronies, on pourrait ainsi mieux distinguer, comme dans les études cinématographiques, le flashback (ou analepse «dramatisée») de l’analepse allusive (simple évocation du passé par un personnage ou par le narrateur), ainsi que les procédés stylistiques qui permettent un réancrage du récit dans le passé (Baroni, 2016b). On éclairerait ainsi une asymétrie entre l’analepse et la prolepse, cette dernière se limitant le plus souvent à une simple allusion à un futur possible ou avéré. Si le récit consiste bien à «monnayer un temps dans un autre temps» (Metz, 2013, p. 31), c’est surtout autour des anachronies «dramatisées» (flashbacks et flashforwards) ainsi que des changements de rythmes dans le récit que cette propriété des artefacts narratifs peut être explorée. L’opposition entre scène et sommaire devrait également être repensée sur la base de l’expérience immersive: tandis que la scène est une représentation qui nous replace dans la perspective temporelle de l’événement raconté, le sommaire se manifeste au contraire comme une narration distanciée, qui n’offre pas de points d’ancrage pour se représenter les événements dans l’actualité de leur développement (Baroni, à paraitre). Des travaux récents invitent aussi à repenser la question du «rythme» en se fondant sur les effets d’accélération et de ralentissement qui découlent d’une certaine organisation formelle du récit. Kathryn Hume a ainsi montré qu’un effet d’accélération du roman contemporain peut, paradoxalement, découler d’un effacement des sommaires (Hume, 2005), similaire à une succession rapide de plans courts dans le montage d’un film.
- Intrigue: le succès scolaire de la notion de schéma narratif fait écran à des formes alternatives d’organisation séquentielles des récits. Ce découpage de l’histoire en cinq phases, dérivé des travaux de Paul Larivaille (1974) et popularisé par la linguistique textuelle de Jean-Michel Adam (1997), demeure de toute évidence très utile pour soutenir des opérations de compréhension ou de résumé, ainsi que pour structurer la production de récits en donnant un cadre pour déterminer les actions principales qui constitueront la trame de l’histoire. En revanche, l’approche par la mise en intrigue permet de saisir des procédés narratifs visant à créer une tension dans la lecture (Baroni, 2017a; 2020b), offrant ainsi une approche susceptible d’articuler l’analyse des mécanismes textuels, graphiques ou audiovisuels avec la production d’un intérêt narratif. Il importe donc de clairement différencier trois manières très différentes d’envisager la séquence narrative: 1. comme trame de l’histoire (schéma narratif); 2. comme passage narratif contrastant, par exemple, avec la description ou le dialogue (séquence textuelle); 3. comme mise en intrigue par la création d’une tension lorsque le public progresse dans le récit (Baroni, 2020a; 2023b). Étudier la mise en tension du récit permet non seulement d’éclairer les actions racontées, mais aussi de mesurer leur valeur en les comparant avec les virtualités qui se dégagent du fil de l’histoire. Les possibles narratifs engagent non seulement un désir de progression vers le dénouement, mais ils soulèvent aussi des enjeux éthiques pour les personnages engagés dans des événements inextricables (Laugier, 2006; Baroni, 2023b).
- Personnage: il ne fait guère de doute que les personnages ne sauraient se limiter aux rôles actantiels qu’ils endossent dans l’intrigue. Parmi les pistes les plus intéressantes, il y a naturellement l’approche de Vincent Jouve sur l’effet du personnage, qui ménage une place fondamentale aux fonctions de support pulsionnel et d’identification (Jouve, 1992). Un cadre conceptuel potentiellement productif pour l’enseignement pourrait aussi être emprunté aux travaux du narratologue américain James Phelan, qui distingue trois fonctions fondamentales pour les personnages: la fonction mimétique (épaisseur, crédibilité du personnage envisagé comme personne), la fonction synthétique (prise en compte du rôle du personnage dans l’intrigue, lequel recouvre, entre autres choses, les rôles actantiels) et la fonction thématique (le personnage en tant que porteur de valeurs ou de symboles) (Phelan, 1989). D’une manière générale, il peut être utile de rappeler que l’épaisseur, mais aussi la relative opacité ou l’imprévisibilité d’un personnage sont des éléments essentiels de l’intérêt qu’on leur porte (Baroni, 2017a, p. 85-90; 2017c). Enfin, c’est évidemment en prenant le personnage au sérieux, c’est-à-dire en le considérant comme étant davantage qu’un simple «signe», qu’il devient possible de lui associer des enjeux de nature éthique, restituant ainsi à l’interprétation des formes narratives son plein potentiel pour une «éducation morale» (Laugier, 2006).
Si l’une ou l’autre de ces propositions devait susciter l’intérêt des enseignants, il faudrait alors procéder à une conceptualisation des propositions théoriques jugées en phase avec les finalités de l’enseignement du français, c’est-à-dire à une réduction du caractère instable de notions encore débattues dans le champ de la narratologie de manière à en fixer la terminologie et à produire des définitions intelligibles pour les élèves. Il y a de fortes chances que ce travail d’élaboration didactique soit le fait des enseignants eux-mêmes, pour autant qu’ils estiment que l’effort en vaut la chandelle. Ils sont en effet les mieux placés pour répondre, par exemple, aux questions relatives aux progressions curriculaires: faut-il commencer en fournissant des outils spécifiquement profilés pour l’enseignant, de sorte que ce dernier soit en mesure de sensibiliser les élèves aux enjeux narratologiques dès les premiers cycles, sans pour autant faire de ces outils des objets d’enseignement? Faut-il envisager des terminologies différenciées entre les degrés du secondaire 1 et du secondaire 2? Quel sont les outils-concepts les plus essentiels, ceux qu’il faudrait introduire en premier et ceux qui devraient être abordés ultérieurement? La métalepse et la narration à la deuxième personne doivent-ils être enseignés avant le stade de la formation post-obligatoire ou académique?
Du côté du narratologue, le problème tient surtout à la manière de faire entendre ses propositions, ce qui passe avant tout par la défense de la place de la théorie du récit dans la formation initiale et continuée des enseignants. Il faudrait également pouvoir entamer un dialogue autour des prescrits, proposer de nouveaux manuels, impliquer didacticiens et enseignants pour élaborer et mettre à l’épreuve de la classe ces nouveaux outils-concepts et évaluer leurs effets sur la formation des élèves. J’ajoute que cette épreuve du terrain est une chance extraordinaire pour la théorie elle-même, dans la mesure où les modèles narratologiques, la plupart élaborés dans une démarche purement hypothético-déductive, ont trop rarement été confrontés à des tests empiriques, de sorte que leur validité demeure le plus souvent douteuse. Pour ma part, c’est souvent lorsque j’étais confronté à ma perplexité d’enseignant ou aux résistances de mes étudiants que j’ai réalisé la nécessité de faire évoluer la théorie (je précise: faire évoluer non seulement la théorie enseignée, mais la théorie elle-même, dont on découvre les aspérités). Ainsi que le suggère Karl Canvat, le renouvellement des modèles narratologiques pourrait donc bien impliquer une confrontation plus étroite avec les pratiques scolaires:
L’applicationnisme est la forme que prend ordinairement la transposition didactique lorsqu’elle adopte un mouvement descendant. L’implicationnisme est la forme qu’elle prend lorsqu’elle injecte dans les savoirs enseignés de nouveaux savoirs issus des savoirs de référence, mais aussi qu’elle met ces nouveaux savoirs en relation avec les pratiques scolaires, voire que celles-ci interrogent les savoirs de référence et les incitent à se renouveler. (Canvat, 2000, p. 64)
Par ailleurs, le théoricien du récit ne peut demeurer entièrement sourd aux critiques qui ont été formulées envers sa discipline, parfois mêmes relayées par certains narratologues de la première heure (Todorov 2007); mais plutôt que de se défendre en affirmant qu’il serait dommage de «jeter le bébé avec l’eau du bain» (Reuter, 2000, p. 7), il pourrait être intéressant de tenter de mieux comprendre ce qui constitue la résilience de l’appareil narratologique en dépit des reproches qui lui sont adressés depuis une bonne vingtaine d’années16. En outre, il faudrait explorer les éventuelles convergences observables entre l’évolution de la didactique du français et les changements qui ont affecté parallèlement la théorie du récit, qui se présente aujourd’hui sous une forme assez éloignée du modèle structuraliste. Cette comparaison pourrait ainsi faciliter le repérage des modèles théoriques en phase avec les enjeux actuels de l’enseignement du français, que ce soit en mettant en lumière les mécanismes qui président aux expériences immersives, esthétiques et éthiques des lecteurs, en montrant comment l’étude des textes narratifs permet de mieux comprendre le fonctionnement du langage verbal ainsi que celui d’autres médias (le théâtre, la bande dessinée, le cinéma, voire le jeu vidéo…), ou qu’il s’agisse simplement de contribuer à un enseignement explicite, l’outillage narratologique ayant au moins la vertu d’objectiver les procédures par lesquelles il est possible d’interpréter un texte narratif.
Je pense que sans un changement profond de la réputation de la narratologie dans les domaines des études littéraires, de la didactique et de l’enseignement du français, tout changement de fond demeurera impossible. L’image figée d’une discipline qui a fait son temps, continue souvent de faire obstacle à l’exploration du potentiel des modèles actuels. Seule la construction d’un véritable dialogue interdisciplinaire fondé sur la reconnaissance de l’existence d’une narratologie contemporaine (qu’on acceptera d’appeler «postclassique» si cela contribue à faire comprendre qu’il existe autre chose que les typologies structuralistes des années 1960-1970) pourra ouvrir un horizon pour une amélioration de l’outillage narratologique dans la classe de français. Pour terminer sur une note optimiste, on peut entrevoir un signe encourageant dans le fait que la 24ème rencontre des chercheurs en didactique de la littérature ait récemment choisi comme thématique «les territoires de la fiction», son appel à contribution mentionnant trois fois la narratologie, non pour en dénoncer des dangers, mais pour envisager l’apport des «outils de la narratologie post-classique».
Références
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Pour citer l'article
Raphaël Baroni, "Comment un théoricien du récit pourrait-il contribuer à améliorer l’outillage narratologique scolarisé?", Transpositio, n°6 Les outils narratologiques pour l'enseignement du français : bilan et perspectives, 2023http://www.transpositio.org/articles/view/comment-un-theoricien-du-recit-pourrait-il-contribuer-a-ameliorer-l-outillage-narratologique-scolarise
Voir également :
Introduction n°6: Pour une théorie du récit au service de l’enseignement
Le présent dossier trouve son origine dans une journée d’étude organisée en juillet 2023 à l’Université de Lausanne dans le cadre d’un projet de recherche financé par le fonds national suisse (n° 197612) intitulé «Pour une théorie du récit au service de l’enseignement». Cet évènement regroupait l’équipe qui porte le projet – le groupe DiNarr, pour «didactique et narratologie», qui inclut R. Baroni, V. Depallens, L. Mahieu, F. Moreno et G. Turin – ainsi que ses partenaires scientifiques – J.-F. Boutin, V. Capt, B. Daunay, N. Denizot, J.-L. Dufays et C. Gabathuler. Parmi le public, cette journée accueillait également Y. Vuillet et B. Védrines, qui participent à ce numéro.
Introduction n°6: Pour une théorie du récit au service de l’enseignement
Introduction
Le présent dossier trouve son origine dans une journée d’étude organisée en juillet 2023 à l’Université de Lausanne dans le cadre d’un projet de recherche financé par le fonds national suisse (n° 197612) intitulé «Pour une théorie du récit au service de l’enseignement». Cet évènement regroupait l’équipe qui porte le projet – le groupe DiNarr, pour «didactique et narratologie», qui inclut R. Baroni, V. Depallens, L. Mahieu, F. Moreno et G. Turin – ainsi que ses partenaires scientifiques – J.-F. Boutin, V. Capt, B. Daunay, N. Denizot, J.-L. Dufays et C. Gabathuler. Parmi le public, cette journée accueillait également Y. Vuillet et B. Védrines, qui participent à ce numéro. En amont de cette journée, l’équipe DiNarr avait mené une enquête portant sur la scolarisation de la narratologie impliquant le recueil de témoignages de témoins privilégiés ayant peu ou prou accompagné ce processus, et un recueil de données mené par L. Mahieu sous la forme d’un questionnaire en ligne auquel ont répondu plus de 500 enseignant·e·s du secondaire dans quatre pays francophones, les participant·e·s de la journée d’étude ayant été informé·e·s de nos premiers résultats.
Avant d’en venir plus précisément aux contenus des communications et des échanges ayant eu lieu durant cette rencontre et auxquels font écho les articles réunis dans ce numéro, il nous parait utile de présenter brièvement le projet dans lesquels s'inscrivent ces réflexions. Notre recherche se situe au croisement de la didactique du français et de la théorie du récit. En retraçant rapidement l’évolution de la narratologie parallèlement à celle de la didactique du français, le but sera de mettre en évidence un espace d’opportunités pour un renouvèlement de ce que nous appellerons la boite à outils narratologique. Par cette métaphore1, nous entendons définir un éventail de concepts issus de la narratologie, articulés entre eux et orientés vers un usage instrumental en contexte éducatif, que ce soit dans le cadre d’activités d’analyse, d’interprétation ou de production de récits. Nous évoquerons ainsi les liens qui peuvent être établis entre un outillage conceptuel issu des efforts de théorisation des récits, cette perspective étant ressaisie ici dans toute son épaisseur historique, et ses usages scolaires envisagés dans une perspective socioconstructiviste de l’apprentissage. À l’intérieur de ce cadre, l’objectif de notre recherche consiste à documenter l’histoire de la scolarisation de la narratologie, d’esquisser les contours des outils mobilisés dans les classes de français, de mieux connaitre leurs usages effectifs pour en évaluer l’ergonomie – autrement dit, l’efficience éducative – de sorte qu’il devient possible de réfléchir à la pertinence d’une éventuelle mise à jour de certaines ressources pour l’enseignement du français.
1. Du moment structuraliste de la théorie littéraire à la narratologie «postclassique»
La théorie du récit a pris son essor en France à la fin des années 1960 dans une atmosphère de contestation des approches traditionnelles basées sur l’histoire littéraire et la biographie des auteur·e·s. Elle s’est fondée notamment sur la redécouverte et la traduction des travaux des formalistes russes ainsi que sur la vogue du structuralisme en sciences du langage. En 1969, Tzvetan Todorov invente le terme narratologie pour décrire cette jeune «science du récit», dont le champ devait s’étendre bien au-delà du périmètre de la théorie littéraire, puisque cet acte de baptême est justifié par le constat que les récits se rencontrent «dans d’autres domaines qui pour l’instant relèvent, chacun, d’une discipline différente (ainsi contes populaires, mythes, films, rêves, etc.)» (Todorov 1969: 10). Cette discipline émergente s’est attachée dans un premier temps à décrire les «structures narratives» sous la forme de schématisations de l’histoire racontée (Bremond 1964; Adam 1984) et de typologies des modalités du «discours du récit» (Genette 1972) liées à la «voix» (théorie du narrateur), au «mode» (théorie de la focalisation) et au «temps» (théorie des rapports entre temps raconté et temps du discours).
Les concepts issus de ces travaux se sont rapidement institutionnalisés à travers leur adoption dans les classes de français, leur scientificité entrant en résonance avec un désir de réforme de l’enseignement traditionnel2. En revanche, au niveau de la théorie littéraire, la vague structuraliste est rapidement retombée pour faire place à de nouveaux paradigmes: théories de la réception, histoire culturelle, analyse du discours, sociologie de la littérature, etc. On pourrait ainsi avoir l’impression que la narratologie n’a représenté qu’un «moment structuraliste» dans l’histoire de la théorie littéraire, et que sa survivance actuelle se résume à un corpus limité de notions fossilisées que l’on rencontre dans différents lieux de formation visant une maitrise des codes du récit (cours de littérature, cours d’écriture scénaristique, formations marketing, etc.). À rebours de cette idée, il faut rappeler que la théorie du récit n’a jamais cessé d’évoluer: elle s’est surtout internationalisée et s’est diversifiée, ses multiples courants actuels se rattachant peu ou prou à une narratologie qui a été qualifiée de «postclassique» (Herman 1997; Prince 2008; Patron 2018). L’identité disciplinaire de la théorie du récit se définit aujourd’hui davantage par sa finalité (décrire les structures, les fonctions et le fonctionnement des récits) que par une méthode spécifique pour atteindre cet objectif. Des progrès significatifs ont ainsi été accomplis pour mieux articuler l’analyse raisonnée des formes narratives (exprimées par des schémas ou des classements typologiques) à leurs fonctions discursives et à leurs matérialisations médiatiques. Autrement dit, la narratologie contemporaine se préoccupe autant des formes invariantes dans lesquelles se moulent tous les «avatars» de la narrativité (Ryan 2006) que de la manière dont ces dispositifs donnent naissance à une expérience narrative en se fondant sur des spécificités médiatiques qui les caractérisent, évoluant vers ce que Marie-Laure Ryan et Jan-Noel Thon ont appelé une «media-conscious narratology» (Ryan & Thon 2014).
Par rapport aux approches de la période 1960-1970, qui visaient à décrire les structures des récits littéraires, ces nouvelles orientations ont permis d’étendre le champ de la recherche pour inclure l’étude d’artefacts non-littéraires ou non-verbaux. Ces approches permettent de mieux saisir les mécanismes engendrant l’immersion et le désir de progresser dans le récit, ainsi que les processus cognitifs qui en découlent: phénomènes de simulation mentale ou d’incarnation dans le plan de l’histoire, construction mentale du monde raconté, recyclage ou reconfiguration des stéréotypes culturels, anticipations sous forme de réseaux de probabilités ou de cadrages interprétatifs conditionnant la négociation des valeurs. Ces nombreux développements soulignent l’existence de compléments et parfois d’alternatives pour tous les concepts hérités de la période structuraliste.
2. La théorie du récit dans la didactique du français
Il y a une vingtaine d’années déjà, Yves Reuter rappelait, à un moment où elle commençait à faire l’objet de critiques assez virulentes3, que l’entrée de la narratologie dans les pratiques enseignantes s’est faite à une période antérieure à l’essor de la didactique du français, ce qui aurait eu selon lui quelques conséquences fâcheuses. Il souligne en particulier une dogmatisation de la théorie, une tendance à l’applicationnisme, des confusions notionnelles et une occultation des débats internes et externes à la discipline aboutissant à un figement des concepts (Reuter 2000: 10). Ce constat semble rejoindre en partie celui dressé par Antoine Compagnon, qui affirmait qu’à la suite de son intégration dans les pratiques scolaires, la théorie serait «devenue une petite technique pédagogique souvent aussi desséchante que l’explication de texte à laquelle elle s’en prenait alors avec verve» (1998: 11). Il faut noter cependant que, contrairement à Compagnon, Reuter explique que la logique d’un tel figement ne met pas en cause seulement l’école, mais les conditions mêmes de la transmission des savoirs initiaux à l’école. Ainsi que l’a montré Bertrand Daunay (2010), ce qui est en jeu dans cette différence, c’est la relation entre savoirs de référence et savoirs scolaires, les premiers étant un peu rapidement exemptés par Compagnon de leur responsabilité dans le figement de leurs propres concepts. Dans un article retraçant l’histoire de la didactique, Daunay rappelle que lorsqu’elles ont été introduites, ces méthodes «avaient le mérite d’adosser l’enseignement de la littérature à une approche scientifique des textes, au risque d’une illusion scientiste très vite dénoncée d’ailleurs par la plupart des acteurs de l’époque» (Daunay 2007: §75, italiques d’origine).
Le risque était grand dès le départ – il s’est notamment vérifié plus tard dans les manuels et dans les instructions officielles –, d’un surcroît de formalisme et de technicisme dans l’approche scolaire des textes littéraires et de la construction d’une nomenclature théorique, passablement hétérogène d’ailleurs, devenue et restée encore aujourd’hui incontournable – qu’il s’agisse particulièrement de l’analyse des structures du récit (du repérage du schéma narratif dès les premières années du primaire à l’étude structurale du récit dans les plus grandes classes, via Propp, Greimas, Barthes, Larivaille, Bremond, Adam, etc.), des modalités de la narration (via la narratologie de Genette, essentiellement), des caractéristiques formelles de la poésie (via les nombreuses études inspirées des principes de Jakobson) ou, pour clore une liste non exhaustive, du fonctionnement du texte théâtral (via Ubersfeld, particulièrement). (Daunay 2007: §80)
En réaction à ce «technicisme», la notion qui a renouvelé en profondeur la didactique de la littérature dès les années 90 est celle de lecture littéraire. Malgré la modélisation dialectique inspirée de Picard (1986) que Dufays et d'autres en ont proposée (Dufays, Gemenne & Ledur 2015), cette notion a parfois été naturalisée et réduite à une pratique lettrée soumise aux droits du texte, comme l’observent Daunay (1999) et Daunay & Dufays (2016). En complément à cette approche, certain·e·s didacticien·ne·s – en particulier Rouxel & Langlade (2004) – ont alors jugé nécessaire de la préciser en l’orientant davantage du côté de la subjectivité, l’accent étant mis sur l’agentivité et la diversité potentielle des expériences esthétiques du lecteur ou de la lectrice, au risque de faire basculer la notion vers une pratique idiosyncrasique. Au-delà de leurs divergences, ces travaux permettent de concevoir la lecture des récits comme unva-et-vient entre lectures participative et distanciée, et l’interprétation est envisagée comme une démarche essentiellement inductive et dialogique, au lieu de se fonder sur des procédures normalisées par des cadres imposés, parmi lesquels l’outillage narratologique apparait comme l’une des ressources les plus saillantes.
En dépit de ces limites imposées aux approches mobilisant la théorie du récit dans la classe de français, Reuter – qui a lui-même rédigé un ouvrage de vulgarisation de la narratologie maintes fois réédité (Reuter 2016) – suggérait de ne pas «jeter le bébé avec l’eau du bain» (2000: 7), mais plutôt d'aborder la question dans une perspective proprement didactique en se demandant: «Quels savoirs pour qui? (chercheurs? formateurs? enseignants? élèves?) et pour quoi?» (2000: 7). Daunay ajoute que
mettre en cause une entreprise de négation de certains rapports au texte littéraire n’est pas prôner un retour à un subjectivisme empiriste dans l’approche scolaire des textes littéraires: un danger guette toujours, qui est celui d’un empirisme spontanéiste, qui négligerait la nécessité didactique de la construction d’outils conceptuels pour la lecture. (Daunay 2007: 46-47)
En effet, dans le prolongement des recherches de Lev Vygotski sur le développement des fonctions langagières (2019 [1934]), de nombreux travaux en didactique du français se sont intéressés aux outils mobilisés dans l’apprentissage du français. Dans le cadre d’une approche socioconstructiviste (Schneuwly & Bronckart 1985), ces outils sont pensés comme des médiatisations socialement construites qui élargissent la capacité du sujet d’interagir avec son environnement, et l’apprentissage est alors conçu comme un processus d’intégration:
L’action de l’homme sur la nature, le travail, n’est jamais immédiate, mais médiatisée par des objets spécifiques, socialement élaborés, fruits des expériences des générations précédentes et par lesquels, entre autres, se transmettent et s’élargissent les expériences possibles. […] Un outil médiatise une activité, lui donne une certaine forme. Mais ce même outil représente aussi cette activité, la matérialise. Autrement dit: les activités ne sont plus seulement présentes dans leur seule exécution. Elles existent en quelque sorte indépendamment d’elles dans les outils qui les représentent et par là-même signifient. L’outil devient ainsi le lieu privilégié de la transformation des comportements: explorer leurs possibilités, les enrichir, les transformer, les compléter sont autant de manières de transformer l’activité qui est liée à leur utilisation. L’existence matérielle, extérieure des médiateurs de l’activité est le présupposé de l’élargissement des possibilités. (Schneuwly 2008: 15-16)
Dans une telle perspective, «la construction d’outils conceptuels pour la lecture» (Daunay 2007: 47), qu’incarne, entre autres, l’outillage narratologique, ne fournit pas seulement un étayage de l’interprétation sous forme de procédures objectivables, cette médiatisation s’inscrit également dans un processus de socialisation, de construction du sens et d’élargissement des capacités du sujet d’interagir dans un monde tissé de récits.
Les dérives scientistes ou applicationnistes que les didacticien·ne·s associent parfois à la théorie du récit ne sont donc pas imputables à l’outillage narratologique en tant que tel, mais à certains usages institutionnels ou disciplinaires et, c’est là que nous proposons d’intervenir, à un défaut d’ergonomie de tel ou tel outil en particulier appelant à sa reconceptualisation en s’appuyant sur les ressources offertes par les théories contemporaines de la narrativité. Mais de tels défauts ne pourront être corrigés que lorsqu’aura été reconnue la valeur potentielle de l’outillage en général, en tant que médiatisation permettant le développement de compétences interprétatives, critiques ou rédactionnelles, ainsi que nous y invitent dans ce numéro Yann Vuillet et Bruno Védrine. Cette valeur explique certainement l’étonnante résilience de la narratologie enseignée, laquelle semble inusable en dépit des critiques répétées dont elle a fait l’objet dans les milieux de l’éducation, ainsi que le constatent Bertrand Daunay et Nathalie Denizot dans leurs articles respectifs.
Mais, alors que de nombreuses recherches en didactique se sont penchées sur les outils langagiers ou informatiques, et même sur le mobilier dont il est fait usage dans la classe de français (Plane & Schneuwly 2000), elles négligent le plus souvent l’examen de la boite à outils narratologique, qui continue pourtant d’être largement utilisé par les enseignant·e·s, ainsi que le montre l’étude de terrain présentée dans ce numéro par Luc Mahieu. Dufays et Brunel déplorent ainsi, dans un récent état des lieux, «le peu d’impact visible chez les didacticien·ne·s des derniers travaux de la narratologie» (Dufays & Brunel 2016: 252) et ce constat suggère que les questions adressées à la narratologie il y a plus de vingt ans par Reuter n’ont pas encore trouvé de réponses satisfaisantes, voire qu’elles n’ont en réalité presque jamais été posées.
Cette absence de dialogue entre narratologie et didactique apparait d’autant plus regrettable si l’on considère les convergences entre sciences du récit et sciences de l’éducation. La revalorisation d’une lecture «au premier degré» (David 2014), qui ménage une place aux expériences immersives des lecteurs et à la dynamique d’une progression aimantée par la mise en intrigue, n’est plus jugée incompatible avec un travail scolaire sur la forme du discours, les idées de l’écrivain ou son contexte historique. Cette remise au premier plan d’un rapport à la littérature autrefois méprisé ou négligé entraine en même temps la nécessité de renouveler les outils à même de construire une réflexion sur les mécanismes narratifs qui sont à la base de l’immersion, de la consistance des univers narratifs ou de l’engendrement d’une tension narrative. Comme l’explique Jérôme David:
On comprend qu’il faille s’appuyer dans cette démarche sur des savoirs historiques, mais également narratologiques ou poétiques. On devine également ce qui nous manque encore en termes de ressources analytiques pour décrire adéquatement les diverses façons dont la littérature sollicite le lecteur, l’attire dans chacun de ses univers, le constitue en sujet d’une expérience esthétique et, surtout, lui propose une ontologie inédite et l’inscrit dans une communauté de lecteurs avant de prendre congé de lui après un nombre de pages fixé d’avance. Ces lacunes (savoirs encore exploratoires, transposition didactique embryonnaire) rendent presque impossible, à l’heure actuelle, la transmission scolaire d’un savoir en la matière. (Raison de plus, je crois, pour s’y atteler sans retard). (David 2014: §37)
Dans le cas présent, la «lacune» évoquée découle surtout d’un manque de visibilité et d’accessibilité des ressources existantes, puisque les narratologies d’orientation rhétorique, stylistique ou cognitiviste offrent un attirail conceptuel très riche pour décrire les mécanismes textuels présidant à l’immersion dans le monde raconté ou à la dynamique de la tension narrative (Phelan 1989; Rabatel 1998; Patron 2009; Baroni 2017b; Caracciolo & Kukkonen 2021). Si David appelle de ses vœux une théorisation des phénomènes impliqués par un rapport à la littérature «au premier degré», le principal obstacle à la transmission scolaire d’un tel «savoir» consiste donc plutôt en un défaut de transposition de concepts narratologiques déjà disponibles. Par ailleurs, à un second degré également, de nombreuses approches narratologiques alternatives aux approches structuralistes (par exemple les théorisations portant sur les textes possibles, la construction textuelle du point de vue, la fiabilité des instances narratives, la polyphonie ou les virtualités actionnelles) permettraient d’éclairer la nature équivoque, plurivoque ou justement parfois trop univoque des situations mises en scènes par les fictions, offrant des leviers pour mieux en saisir les soubassements argumentatifs et idéologiques.
Il faut ajouter enfin, ainsi que le soulignent notamment Monique Lebrun, Nathalie Lacelle et Jean-François Boutin (2012), que l’évolution du contexte médiatique invite à repenser les «compétences littératiées» faisant l’objet d’un travail scolaire. Jacques Migozzi résume ce renouvèlement dans la didactique du français de la manière suivante:
[C]ertaines recherches de grande ampleur menées depuis une dizaine d’années au Québec […] ont conduit à la stabilisation théorique (et à la reconnaissance institutionnelle via la création récente d’une chaire à l’UQAM) de la notion de «littératie médiatique multimodale», définie […] comme la capacité d’un individu médiaculturel à recevoir, interpréter, évaluer mais aussi élaborer, créer et diffuser des messages articulant de manière diversifiée les modes iconiques, linguistiques, gestuels et auditifs, autrement qualifiés de «multitextes». (Migozzi 2019: §19)
Sur ce point également, il nous semble que l’orientation transmédiale de la narratologie contemporaine permet de réfléchir à la transférabilité des compétences mobilisées en classe pour l’analyse et la production de récits littéraires, vers une meilleure compréhension des incarnations non-verbales de la narrativité (Baroni 2017a). Les approches transmédiales n’ont pas seulement étendu l’applicabilité des concepts à d’autres médias, mais elle a également permis d’éclairer les effets induits par la matérialité des supports sur la construction des récits, mettant par exemple en lumière les caractéristiques des formes sérielles ou déployées sur des supports visuels, audiovisuels, graphiques ou composites. Du côté de la narrativité verbale, cela a également permis d’intégrer de manière beaucoup plus conséquente les approches stylistiques, qui ont considérablement enrichi la compréhension de phénomènes aussi essentiels que la construction du point de vue (Rabatel 1998) ou le statut optionnel d’un narrateur verbal (Patron 2009).
3. Le dossier
Notre recherche vise en premier lieu à inventorier aussi précisément que possible le corpus des outils habituellement enseignés au secondaire I et II dans les classes de français comme langue de scolarisation, tout en documentant les difficultés ou les limites que rencontrent les enseignant·e·s quand ils ou elles tentent de s’en servir. Il s’agit aussi, dans un deuxième temps, d’envisager la possibilité d’une amélioration de l’ergonomie de l’outillage narratologique en le pensant au plus près de ses usages scolaires et des réalités du terrain de l’enseignement. Cette seconde étape, à laquelle est liée l’organisation de la journée d’étude évoquée plus haut, passe par la reconstruction d’un dialogue entre narratologues et didacticien·ne·s du français, en surmontant un cloisonnement disciplinaire qui a trop longtemps prévalu et en se fondant sur des témoignages avérés de praticiens de la boite à outils dont il s’agit de discuter de la pertinence. Le dossier présenté dans ce numéro constitue ainsi un premier jalon dans cette enquête et dans ce dialogue interdisciplinaire dont on peut espérer qu’il contribuera à construire une réflexion productive sur la narratologie enseignée.
Le premier volet de ce dossier est donc consacré à quelques «grand·e·s témoins», acteur·rice·s de la scolarisation de la narratologie, à qui nous devons l’honneur d’un partage d’expérience de première ligne. Bien que leurs parcours soient distincts, un aspect commun apparait pour la majeure partie de ces témoins ; aspect qui étonne s’agissant de personnalités que nous pensions solliciter pour leur participation essentiellement théorique à la recherche narratologique: nombre d’entre eux font valoir avant tout une expérience de terrain, d’enseignement au niveau secondaire, voire primaire, ainsi qu’au niveau des formations continues. On remarque aussi à quel point l’époque a changé et combien l’ancienne porosité entre les mondes de la recherche et de l’enseignement s’est réduite. Pour le dire avec les termes de Dumortier: «Trente ans plus tard, les “courroies de transmission” du savoir narratologique que sont les revues pédagogiques, les ouvrages de vulgarisation scientifiques, la formation en cours de carrière, les programmes, les manuels, les conseils de l’inspection se sont distendues ou ont tout bonnement disparu». Un tel constat confirme en partie la pertinence de notre projet, puisqu’il s’agit pour nous de réactiver ou de reconstruire de telles «courroies de transmission».
Pour ce qui est de leurs constats communs, les contributeurs et la contributrice de ce dossier tombent d’accord sur une série importante d’observations qui retissent le fil de l’histoire récente de la discipline. Tous·tes reviennent sur les raisons historiques de l’apparition et de la fortune scolaire de la narratologie, souvent associées à un enjeu politique de démocratisation du littéraire, à un dégout de la «doxa commentative» (Reuter) alors au centre des pratiques universitaires, et à la volonté de renouvèlement de l’enseignement qui accompagne mai 68. Dans cette logique, Tous·tes mettent en avant l’importance des revues, en particulier Pratiques.
Cette revue est perçue comme un poste d’observation privilégié permettant de retracer avec nuance l’entrée de la narratologie dans les programmes éducatifs. Si nos témoins reviennent sur le danger d’une théorisation qui apparaisse comme directement applicable à ces programmes, ils reconnaissent aussi que ce danger n’a pas toujours été évité. D’où la reconnaissance, généralement partagée, d’une mise en crise de la narratologie issue du structuralisme, via l’accusation de technicisme, et la forte présence dans les programmes de concepts tels que le schéma quinaire, le schéma actantiel, ou d’autres étiquettes facilement exportables. On trouve enfin, pour beaucoup de nos spécialistes, le rappel d’un idéal visant la libération de la parole des élèves, cette émancipation impliquant une utilisation réfléchie des concepts.
Pour ce qui est des constats individuels, on observe chez Jean-Michel Adam et Françoise Revaz l’importance et la prééminence de catégories attachées au récit (les «gradients de narrativité») plutôt que le récit en tant qu’objet – une objectification coupable de fournir des structures immuables et réutilisables à des fins douteuses: le révisionnisme des fake news, ou plus généralement la perspective d’un tout-récit qui menace d’englober l’ensemble de nos expériences en nous coupant de la saine distance dont nous avons besoin pour les appréhender.
Dans sa contribution, Jean-Paul Bronckart met en garde contre l’usage des méthodes classiques de transposition didactique (théorisée par Chevallard) face à un objet hétérogène, et donc non unifié. Il appelle de ses vœux un cadrage didactique renouvelé et pertinent de la narratologie.
Jean-Louis Dumortier pose quant à lui un regard nuancé sur le problème, presque toujours soulevé par ses collègues, de la technicisation de la narratologie scolarisée. Si le didacticien belge relève bien entendu les accusations de dérive formaliste adressées à la narratologie, il précise aussi les avantages et les conséquences de la scolarisation de ces techniques d’analyse. Selon lui, nombre de notions narratologiques sédimentées dans l’institution scolaire doivent leur longévité à leur inscription dans des oppositions binaires, les rendant facilement mémorisables, donc évaluables. Si la critique est évidente, elle se double aussi d’une réévaluation, voire d’une réhabilitation, de ces «moyens» de la formation littéraire si souvent conspués.
Par un regard historique très exhaustif orienté sur la revue Pratiques qu’il a contribué à fonder et dirige depuis bientôt cinquante ans, André Petitjean offre une ouverture passionnante sur un monde en partie disparu mais dont demeurent certaines survivances. Disparues sans doute les années où enseignement dans le secondaire, activités intenses à l’avant-garde de la recherche et activisme politique pouvaient se conjuguer harmonieusement. Mais heureusement, une réflexion sur les enjeux de l’enseignement du français reste actuelle, à l’heure où l’importance de la narratologie se mesure à celle de faire écrire: «il importe de donner aux élèves la possibilité de "faire" de la littérature et pas uniquement de la commenter».
Yves Reuter, quant à lui, rappelle que cet engouement propre aux années post-68 n’était pas propre à la théorie des textes et que la narratologie naissante travaillait sur ce plan en concurrence avec la philosophie ou la politique. Partageant en cela l’avis de Bronckart, il ajoute qu’il faudrait mieux parler d’«élaboration» plutôt que de «transposition» didactique, le modèle chevallardien ne convenant pas, car pouvant être suspecté d’applicationnisme. Mais il remarque également, comme Dumortier, que c’est le caractère relativement autonome des exemples de la première narratologie qui a valu à celle-ci sa fortune scolaire. En conclusion, il estime que la mauvaise réputation de la narratologie est d’autant plus regrettable que les récits restent plus que jamais au centre de l’enseignement littéraire.
Enfin Claude Simard, représentant le versant outre-Atlantique de cette série de témoignages, rappelle que l’importance historique de la narratologie à l’école trouve aussi son explication dans les programmes ministériels québécois. À l’époque comme de nos jours, les directives institutionnelles ont eu beaucoup de poids dans le développement des programmes. Simard préconise en conclusion un équilibre «entre l’intellect et l’affect» pour développer via l’étude de la littérature une conscientisation des phénomènes narratifs, dans un monde où notre besoin de récits n’est pas près de s’éteindre.
Pour présenter plus en détail ces entretiens, Luc Mahieu propose une introduction à ceux-ci et rappelle le dispositif adopté pour recueillir la parole de ces grand·e·s témoins. Forme synthétique des réponses proposées, cette contribution permet également de percevoir au fil de ces discours des lignes de convergence (notamment autour de l’importance attribuée à un contexte de changement de configuration disciplinaire et d’émergence de la didactique en tant que champ de recherche) et de divergence (retours réflexifs contrastés sur les rôles joués par ces acteur·rice·s ou évaluations diverses sur les notions narratologiques qui auraient pu connaitre un autre sort en contexte scolaire).
Afin de compléter ces regards sur le passé de la scolarisation des théories du récit, Nathalie Denizot partage un regard sur «l’aventure scolaire de la narratologie» au lycée. La chercheuse y exploite les instructions officielles françaises publiées depuis les années 1970, un corpus de manuels publiés entre 1984 et 2020, ainsi que les entretiens présentés ci-dessus. Cette analyse historico-didactique lui permet de montrer que la narratologie devient dans les années 1990 le cadre d’analyse hégémonique pour travailler le récit, et ce aux dépens des autres théories du texte et de la linguistique textuelle. Mais l’analyse parallèle des programmes et des manuels permet également de voir qu’après une présence explicite des notions narratologiques dans les prescrits (de 1987-88) et dans les manuels scolaires, suit, à partir de 2000-2001, une période durant laquelle la théorie du récit disparait des instructions officielles, alors que les outils narratologiques perdurent dans les méthodes d’enseignement en tant que «véritables savoirs disciplinaires, avec des définitions précises, des exercices pour s’exercer à leur emploi». Plongeant plus en profondeur dans les manuels, Denizot montre que la notion la plus présente est sans conteste celle de «point de vue», tout en précisant que l'institutionnalisation des catégories genettiennes autour de celle-ci s’accompagne d’un travail d’exercisation sur des corpus d’extraits majoritairement issus de la production romanesque du XIXe siècle, et plus précisément de certains auteurs, tels que Flaubert, Stendhal ou Zola, qui ont «justement contribué à l’histoire de la subjectivation du récit». Si la chercheuse s’intéresse également aux autres notions présentes dans les manuels – narrateur, schéma narratif, fonction des personnages, catégorie relatives à l’ordre du récit –, c’est pour remarquer qu’à de rares exceptions près (lesquelles intègrent quelques bandes dessinées), le travail d’exercice proposé sur les notions narratologiques se fait sur la base exclusive des textes littéraires, se conformant ainsi à une conception étroite du récit partagée par certains narratologues, dont Gérard Genette. Banalisée, restreinte à des corpus littéraires et des exercices «parfois un peu myopes et technicistes», la narratologie n’en est pas moins devenue, selon Denizot, «incontournable dans les manuels de méthode qui cherchent à "outiller" les élèves dans le travail sur les textes».
Après avoir scruté le passé scolaire de la narratologie, deux contributions permettent d’explorer le présent des pratiques enseignantes. Dans une synthèse des premiers résultats de son enquête, Luc Mahieu propose d’exploiter les données issues d’un questionnaire complété par 529 enseignant·e·s du secondaire (élèves de 12 à 18 ans) en Belgique, en France, en Suisse et au Québec. S’en dégage une «boite à outils» narratologique relativement partagée dans les pratiques enseignantes, même s’il faut constater quelques différences (notamment dans la terminologie, la fréquence d’utilisation des notions ou l’importance de celles-ci dans la réussite de l’épreuve finale) qui renvoient à des configurations disciplinaires elles-mêmes différenciées selon les pays. Les répondant·e·s français·es et suisses semblent ainsi accorder une place plus importante à l’outillage narratologique que leurs homologues belges et québécois·es, ce qui renvoie parallèlement, dans ces deux ensembles, à des places différenciées accordées à la littérature dans les cours de français (plus importante en France et Suisse). Au-delà des fréquences d’utilisation, le sentiment d’utilité associé aux notions d’analyse du récit a également été sondé, conduisant à la constatation (est-ce une surprise?) que 94% des répondant·e·s estiment utile ou très utile que leurs élèves soient ainsi formés sur le plan de la théorie du récit. Parmi les nombreux résultats obtenus permettant de dresser un état des lieux des pratiques actuelles, il est en revanche plus surprenant de voir que les enseignant·e·s n’estiment pas que les notions narratologiques et leur utilisation éloignent les élèves de la lecture-plaisir.
La question narratologique est également envisagée par Jean-Louis Dufays à l’aune du projet Gary, une enquête qui éclaire en particulier l’implication des enseignant·e·s et la performance de lecture des élèves concerné·e·s. Dans le cadre de ce projet, on a fait lire une nouvelle de Romain Gary à près de 2000 élèves encadrés par 70 enseignant·e·s. À partir de ces observations, Dufays constate entre autres que le travail sur la construction narrative du texte se présente comme une base très sédimentée dans les pratiques scolaires. Si, dans l’ensemble, les compétences de lecture apparaissent étayées par l’approche narratologique, les compétences interprétatives semblent moins sollicitées. Dans le second volet de sa contribution, Dufays préconise la mise en parallèle de la compréhension et de l’interprétation, envisageant les «outils comme moyens d’enrichir le sens plutôt que comme conditions d’accès à celui-ci». Il ajoute à ces observations qu’il serait nécessaire de prendre en charge la question de l’appréciation des récits, la validation du rapport affectif qui lie les textes aux élèves, même s’il reste difficile à évaluer, pouvant représenter un aspect essentiel du travail scolaire.
Enfin, les derniers contributeurs à ce dossier nous invitent à nous tourner vers le futur de la narratologie enseignée.
Bertrand Daunay propose une contribution en deux parties, oscillant comme son titre l’indique entre scepticisme et optimisme quant à la possibilité d’améliorer les pratiques enseignantes relatives à l’outillage narratologique. Dans un premier temps, il revient sur les processus de construction des savoirs scolaires en distinguant deux conceptions – l’une transpositionniste et verticale (Chevallard 1985), l’autre créationniste et horizontale (Chervel 1988) – qu’il propose de croiser pour mieux envisager les processus complexes de scolarisation qui finissent par constituer ce que Denizot (2021) appelle la culture scolaire. Ce cadre planté, Daunay s’attache plus particulièrement aux contenus narratologiques en voyant justement dans leurs modalités de scolarisation un facteur d’explication de leur succès: l’école se saisit en effet d’autant mieux, en les remodelant, «de savoirs qui peuvent se combiner à ceux qu’elle transmet déjà». La narratologie a donc pu remplacer l’histoire littéraire comme socle épistémologique légitime d’une approche scolaire de la littérature. Sur ces bases, s’il juge difficile de préjuger de l’avenir de la narratologie scolaire, Daunay estime que «rien n'empêche que son règne se poursuive», voyant un indice de la présence continuée de la narratologie à l’école dans un extrait d’un récent programme du lycée (2019) évoquant la nécessaire «acquisition d’un vocabulaire technique» et mentionnant explicitement la focalisation.
Raphaël Baroni s’interroge quant à lui sur les raisons pour lesquelles un théoricien du récit s’est mis en tête d’améliorer l’outillage narratologique scolarisé et sur la complexité de cette quête ardue, si ce n’est impossible. Dans ce retour réflexif sur son propre parcours, Baroni envisage certains acquis du projet DiNarr lancé voici deux ans, dont les premiers résultats ont été publiés dans des revues de didactique du français (Baroni 2023a; 2023b). Puisque se confirme à la fois la résilience de la narratologie dans les pratiques scolaires et les difficultés dans le maniement de certaines notions (voir la contribution de Luc Mahieu), il s’agit dès lors de mesurer quelles peuvent être les contributions spécifiques d’un narratologue pour améliorer «l’ergonomie de l’outillage narratologique pour le mettre véritablement au service des besoins des enseignants et des élèves». Dans cette perspective, Baroni estime que le narratologue doit a minima légitimer une remise en question salutaire des modèles hérités, qui ont été parfois sacralisés sous la figure tutélaire de Gérard Genette, et il peut aussi informer enseignant·e·s et didacticien·ne·s de l’existence de débats autour des modèles hérités et d’alternatives à ceux-ci. Il termine son article en dressant un inventaire des éventuels lieux d’intervention en passant en revue les notions traditionnellement enseignées et la manière dont elles pourraient être renouvelées: narrateur, focalisation, temps du récit, intrigue, personnage. Si ces propositions doivent aller à la rencontre du terrain de la classe et du monde de l’école en général (prescrits, manuels, formations initiale et continue des enseignant·e·s…), il espère qu’en retour, c’est la théorie elle-même qui en sera enrichie par cette confrontation avec les usages qui peuvent en être faits. Il regrette en effet que les modèles narratologiques, souvent élaborés dans une démarche purement hypothético-déductive, aient «trop rarement été confrontés à des tests empiriques, de sorte que leur validité demeure le plus souvent douteuse».
Yann Vuillet et Bruno Védrines partent du constat selon lequel la narratologie reste d’actualité à l’école. Reste à interroger son sens, qui pour eux est double: le développement intellectuel de l’élève et sa compréhension des émotions. Il s’agit d’abord de renverser la hiérarchie académie-école: ce n’est pas la seconde qui doit ses matériaux et leurs développements à la première, ce serait bien plutôt à la scolarisation de leurs théories que les universitaires doivent la vitalité de celles-ci. Et de procéder ensuite à une explicitation par le terrain scolaire, afin de tordre le cou aux idées reçues selon lesquelles enseigner les techniques d’analyse du récit serait le signe d’une autosatisfaction théorique. À rebours de cette idée, ils estiment qu’«il vaut mieux partir d’un réel état des choses, sous peine de rêver la réalité plutôt que la décrire». Les auteurs s’appuient sur le modèle élaboré par Lev Vygotski pour rappeler la valeur des «concepts» enseignés, en particulier narratologiques. Dans une telle approche, ils soulignent que la question émotionnelle n’est pas absente de l’apprentissage conceptuel, tout simplement parce que l’émotion se conceptualise aussi, ce qui permet de la conscientiser et de la partager. L’enjeu central, rappellent-ils en conclusion, consiste à «se départir de rapports plus ou moins spontanés où s’encourt toujours le risque de confondre l’objet que l’on souhaite décrire avec l’effet qu’il a sur nous».
Jean-François Boutin se propose quant à lui d’élargir les corpus enseignés pour y inclure les productions transmédiatiques, jusqu’ici peu traitées dans le contexte scolaire, la narratologie contemporaine pouvant servir de levier pour permettre ce désenclavement. La nécessité d’adopter de nouveaux outils aptes à rendre compte de la nature hybride de ces productions transmédiatiques se pose en particulier au Québec, où les programmes scolaires semblent encore fortement alignés avec une narratologie classique très verbo-centrée. Assouplir le rapport à la théorie du récit implique-t-il aussi de remettre en question nos propres méthodologies? L’auteur le suggère en quittant les rivages prudents de l’analyse critique pour mettre en scène un sujet empêtré dans le labyrinthe des fictions transmédiatiques. Il s’agit dès lors d’en appeler à une plus forte adaptabilité des concepts théoriques face à une réalité fictionnelle qui se présente de plus en plus sous la forme d’expériences hybrides, foisonnantes et ultra-immersives, qui se révèlent réfractaires à une analyse fondée sur des outils critiques traditionnels. En somme, le rapport distancié (on pourrait dire: moderne) au concept est aujourd’hui insuffisant pour rendre compte de telles expériences, qui doivent se munir d’outils – y compris narratologiques – capables de répondre de cette hybridité en l’intégrant.
4. En guise de conclusion
Si la narratologie cesse d’être un épouvantail dans le domaine des recherches en didactique de la littérature, c’est sans doute parce que l’on commence à s’intéresser sérieusement à la notion de «réputation», en observant que celle de la narratologie n’est peut-être pas assez bonne, tandis que celle de la littérature l’est trop. Comme le montrent de récents travaux (Ronveaux et Schneuwly, 2018, et jusqu’à l’intervention de Y. Vuillet et B. Védrines dans ce dossier), l’enseignement de la littérature a été longtemps conditionné par la réputation littéraire des textes enseignés, et par son corollaire d’une fausse universalité, naturalisée, conduisant à une collusion d’initiés. Le rééquilibrage que ces travaux appellent de leurs vœux, pour s’émanciper d’une «sacralisation» de la littérature (Meizoz, 2023), rejoint la nécessité de réévaluer la réputation de la narratologie. Sans un changement profond de l’image de ce domaine de recherche dans les études littéraires, la didactique et l’enseignement du français, tout changement de fond demeurera impossible. L’ambivalence de Tzvetan Todorov est révélatrice sur ce point, car, comme le rappellent certains articles réunis dans ce dossier, il n’est pas seulement l’un des pionniers de la narratologie, il est aussi l’auteur de La littérature en péril (2007), ouvrage qui cumule ce double déséquilibre réputationnel: celui d’une littérature sanctifiée et d’une narratologie conspuée. Et si le «péril» est justement reconnu par quelques-uns des contributeur·ice·s de notre dossier comme étant lié à cette «analyse structurale» dont Torodov fut l’un des promoteurs (Todorov 2007: 23), «la littérature» serait à plaindre selon lui à cause d’une approche qui la priverait de «sens»:
Le lecteur ordinaire, qui continue de chercher dans les œuvres qu’il lit de quoi donner sens à sa vie, a raison contre les professeurs, critiques et écrivains qui lui disent que la littérature ne parle que d’elle-même, ou qu’elle n’enseigne que le désespoir. (Todorov 2007: 72)
Or ce «sens» évoqué par Todorov semble aujourd’hui bien difficile à admettre de manière unilatérale. Il le justifie par un principe téléologique hérité de Kant, selon lequel toute production narrative s’apparenterait à «un pas obligé de la marche vers un sens commun, autant dire vers notre pleine humanité» (p. 78). Il semble bien, plutôt, que l’on ait affaire à un effet implicite et inavoué de connivence (Gabathuler, Védrines & Vuillet 2019), dont on ne peut se satisfaire comme d’un donné universel, équitablement partagé. Délivré de cette connivence, le sens peut se remettre à exister, à condition de faire l’objet d’une reconstruction constante et communautaire dans les domaines de la scolarisation et de la médiation de la littérature. Ajoutons à cela le fait que Todorov, comme nombre d’universitaires spécialistes de critique littéraire (Gabriel, Gillain & Vrydaghs, 2020: 242), ne démontre aucune connaissance des travaux de didactique de la littérature, et nous pourrons en conclure que, sur le plan des rapports entre enseignement de la littérature et des théories du récit, ni la première ni les secondes ne sont en péril.
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Pour citer l'article
Gaspard Turin, Luc Mahieu, Raphaël Baroni, "Introduction n°6: Pour une théorie du récit au service de l’enseignement", Transpositio, n°6 Les outils narratologiques pour l'enseignement du français : bilan et perspectives, 2023http://www.transpositio.org/articles/view/introduction-n-6-pour-une-theorie-du-recit-au-service-de-l-enseignement
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