Dans sa thèse « Refonder l’enseignement des langues anciennes : le défi de la lecture », Dominique Augé insiste sur la nécessité, pour faire des élèves latinistes ou hellénistes des lecteurs curieux, de leur présenter des textes en langue originale dont les schémas narratifs et certaines composantes, tels les personnages ou les lieux, « leur permettent de mobiliser des savoirs ou des référentiels antérieurs » (Augé 2013 : 154). Aussi recommande-t-elle de construire les postures du lecteur auprès des élèves en abordant la littérature grecque et latine à l’aide de textes relevant de genres littéraires connus en français, par exemple la fable, emboîtant le pas à Anne Armand (1997 : 79-97) et Mireille Ko (2000 : 41) : familiers des Fables de La Fontaine, les élèves nourrissent des attentes qui les motivent à entrer dans les Fables d’Ésope ou de Phèdre, tout en possédant un univers référentiel qui le leur permet (Augé 2013 : 147-175).
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Rap et "Bucoliques" de Virgile
Rap et "Bucoliques" de Virgile
I. Introduction et questionnement
Dans sa thèse «Refonder l’enseignement des langues anciennes : le défi de la lecture», Dominique Augé insiste sur la nécessité, pour faire des élèves latinistes ou hellénistes des lecteurs curieux, de leur présenter des textes en langue originale dont les schémas narratifs et certaines composantes, tels les personnages ou les lieux, «leur permettent de mobiliser des savoirs ou des référentiels antérieurs» (Augé 2013 : 154). Aussi recommande-t-elle de construire les postures du lecteur auprès des élèves en abordant la littérature grecque et latine à l’aide de textes relevant de genres littéraires connus en français, par exemple la fable, emboîtant le pas à Anne Armand (1997 : 79-97) et Mireille Ko (2000 : 41): familiers des Fables de La Fontaine, les élèves nourrissent des attentes qui les motivent à entrer dans les Fables d’Ésope ou de Phèdre, tout en possédant un univers référentiel qui le leur permet (Augé 2013 : 147-175).
Pour la plupart des genres littéraires antiques il existe un correspondant plus récent que les élèves ont déjà rencontré dans le cadre de leur parcours scolaire ou de leur parcours personnel au moment où l’on aborde en latin ou en grec un texte relevant dudit genre littéraire. Mais il y a aussi des genres que les élèves ne connaissent pas du tout et dont la thématique, de prime abord, n’est pas de celles qui les passionnent. Le genre bucolique en est un bon exemple. Ce n’est sans doute pas pour rien que les Bucoliques de Théocrite ou celles de Virgile ne sont pas mentionnées dans les Plans d’études actuels de Suisse romande pour l’école secondaire 1 ou 2, qu’elles ne figurent presque jamais dans les moyens d’enseignement1 et qu’elles sont encore plus rarement lues en classe.
Si cependant on investit un périmètre plus large que la littérature à la recherche d’expressions artistiques connues des élèves et dont l’exploitation éveillerait chez eux des attentes et les mettrait dans la posture de lecteurs actifs, cette lacune peut être comblée grâce au rap.
De fait, les dimensions poétique, rythmique et théâtralisée caractérisent pareillement cette création culturelle populaire issue du mouvement hip hop que la bucolique gréco-latine, ces textes «monumentalisés dans la culture savante» (Dupont 2015). Aussi l’omniprésence du rap et sa notoriété auprès de tous les élèves –certes à des degrés divers– semblent le désigner comme une possible porte d’entrée dans les Bucoliques. Comment? Ce sera le propos de la deuxième partie de cet article, qui décrira le dispositif didactique développé et en relatera trois mises en pratique, alors que la conclusion s’interrogera sur sa validité.
II. Virgile, le rap et des apprenants
a) Acte 1
Il convient de faire précéder la description de notre dispositif et de ses réalisations par une réflexion concernant le domaine dans lequel nous entendons faire construire des stratégies et des compétences par les apprenants. Alors que Ko, Armand et Augé recommandent de recourir à des genres littéraires connus des élèves pour leur permettre de mobiliser leurs savoirs littéraires, formels ou thématiques, le parcours que nous avons proposé convoque certes aussi des connaissances littéraires, mais également un ensemble de données performatives et énonciatives ; par conséquent, il stimule davantage une réflexion d’anthropologie historique avec une perspective ethnopoétique2. De fait, le pivot principal de notre dispositif consiste dans la battle que les protagonistes se livrent sur les divers niveaux évoqués, le performatif étant sans doute le plus important3.
La séquence a été réalisée pour la première fois en juin 2018 avec deux des classes de latin de Catherine Fidanza, regroupant dix élèves de 1ère et de 2ème année du Lycée Denis-de-Rougemont à Neuchâtel, en classe hétérogène. Ces élèves de 16-17 ans étaient à la fin de leur deuxième ou troisième année de latin – leurs connaissances étaient donc encore relativement modestes. Ils connaissaient Virgile pour avoir lu plusieurs passages de l’Énéide, mais ils n’avaient encore jamais entendu parler des Bucoliques. Pour disposer d’un bon point de comparaison, d’une Bucolique offrant un bon exemple de battle, nous avions choisi la Bucolique 3, qui met en scène deux pâtres, Menalcas et Damoetas. Au début du poème, Menalcas demande à Damoetas à qui appartient le troupeau de brebis qu’il garde. Les deux se disputent rapidement, puis Damoetas propose une joute à Menalcas. Tous deux présentent leur enjeu, ils demandent à un voisin de jouer à l’arbitre – et la joute commence.
Dans un premier temps, Catherine Fidanza a consacré deux périodes à parcourir cette Bucolique avec ses élèves et leur en faire découvrir en traduction française le contenu et les personnages.
Le cœur de la séquence, composé d’une amorce, de quatre activités et d’une conclusion, a occupé deux périodes de 45 min. Il a été modéré par les trois intervenants Catherine Fidanza, Antje Kolde et Martin Conod.
En guise d’amorce, les élèves ont été invités à répondre à la question suivante : «L’association des termes “Bucoliques” et “rap” fait-elle sens pour vous? Si oui, pourquoi?» Au cours d’un tour de table, certains ont déjà pointé l’affrontement entre deux personnages présents dans les deux expressions artistiques tout comme leur dimension poétique.
La première activité a consisté dans le visionnement d’une petite dizaine d’exemples de battles diverses, allant de plusieurs extraits de rap à des caricatures en passant par de la street dance, une joute orale népalaise, une battle de percussionnistes indiens, de chanteurs sud-coréens, de guitaristes émo-métal japonais et finlandais4. Le but était que les élèves dégagent les caractéristiques des battles modernes, tous genres confondus. À l’issue de discussions modérées par les intervenants, ils ont formulé les réponses suivantes : a) les joutes se pratiquent dans beaucoup de domaines et expressions artistiques ; b) ce sont des «performances» (au sens anglo-saxon : avec implication du public) ; c) l’expression est «holistique» : musique, rythme, corps, voix, mots, tout y participe ; d) elles sont ritualisées : les deux personnages s’affrontent, passant par l’émulation, l’invective et l’humiliation, le second reprenant et variant ce qu’a fait le premier.
La deuxième activité était centrée sur un extrait de la Bucolique retenue5. Les élèves devaient écouter un échange entre les deux pâtres présenté par Antje Kolde qui marquait le passage d’un berger à l’autre en se déplaçant dans la salle ; le texte latin était oralisé à l’aide d’une scansion respectant tant le rythme de l’hexamètre dactylique que l’accent tonique des mots et les césures ; sans donc avoir le texte sous les yeux, les élèves avaient la consigne de dire a) si certains mots étaient mis en évidence, b) si oui, par quels procédés et c) les remarques générales qui en découlaient du point de vue du contenu. Par un jeu de questions-réponses, les élèves ont trouvé diverses manifestations de variatio et d’imitatio, que ce soit au niveau de la thématique ou de procédés rythmiques6 et rhétoriques ; cela leur a permis d’établir des parallèles entre les battles modernes et celles de la Bucolique. Il convient de préciser que la recherche tant des mots mis en évidence par leur accentuation et leur place dans le vers que des réseaux entre les mots a poussé les élèves à articuler une réflexion profonde sur l’effet de la poésie aussi bien sur le poète que sur le personnage intradiégétique et l’auditeur / le lecteur.
La troisième activité revenait au rap : en écoutant un extrait d’un rap d’Oxmo Puccino7, les élèves ont dû pointer la correspondance entre contenu et forme induite par l’accentuation d’une syllabe.
La quatrième activité se proposait de faire découvrir aux élèves le même phénomène dans le texte latin8 : comme lors de la deuxième activité, les élèves n’ont pas eu de difficultés à réaliser l’activité, en écoutant attentivement l’oralisation du texte latin selon les mêmes modalités.
La séquence s’est conclue par la comparaison de plusieurs traductions des deux passages étudiés, datant d’époques différentes. Les élèves avaient comme consigne d’évaluer si les traducteurs avaient mis en valeur les éléments dégagés par la réception orale, comparable à une réception en rap.
En aval, les élèves ont dû répondre après quelques jours à deux questions visant tant la motivation qu’ils retiraient de cette démarche de comparaison que son utilité pour la suite de leurs études.
Les réponses à la première question montrent que les élèves ont été sensibilisés à la dimension esthétique du texte latin qui leur a été rendue accessible par l’actualisation opérée par le biais du rap, tout comme à la construction du sens du texte antique et au rapprochement créateur de sens avec les battles modernes. Ainsi, une élève énumère ce qu’elle retient particulièrement : «Les passages sur la scansion et ce qu’elle peut révéler sur le texte, les mises en évidence qu’elle opère et ce qu’en font les traducteurs, les liens faits entre les constructions du texte antique et celles des battles modernes.»
Si la deuxième question était censée porter sur le microcosme du lycée, certains l’ont élargie au macrocosme de la vie. Comme il leur était demandé, les élèves ont pris du recul et il ressort de leurs réponses qu’ils ont intériorisé la matière qui leur a été apportée puisqu’ils insistent sur l’importance des sonorités dans toute poésie, de la place des mots et du lien entre l’expression actuelle rappée et le texte de Virgile.
b) Acte 2
La séquence a pu être reconduite le 27 octobre 2018, à l’occasion du 6ème Lateintag à Wettingen. Le scénario a dû être adapté aux circonstances légèrement modifiées : le nombre d’intervenants réduit à deux, un temps à disposition de 60 min et le public composé de latinistes en partie d’un niveau très avancé. Le dispositif a été modifié en un point : les répliques des deux pâtres n’ont pas été oralisées par une seule et même intervenante, mais chaque berger a été représenté par une intervenante ; cette modification constitue une nette amélioration, car elle a facilité la compréhension de la partie latine par une meilleure répartition des voix. Les activités ont été réalisées avec le même succès qu’à Neuchâtel et les réactions du public ont été en tous points semblables à celles des gymnasiens.
c) Acte 3
La troisième réalisation de la séquence a eu lieu le 12 janvier 2019 à l’École Normale Supérieure de Lyon, à l’occasion d’une journée de formation ELLASS (Enseigner les Langues Anciennes dans le Secondaire et le Supérieur) : les conditions étaient identiques à celles du Lateintag ; le public était constitué d’une douzaine d’étudiants qui préparaient leur concours d’agrégation. Bien que la plupart des agrégatifs aient montré peu de sympathie pour le rap, la séquence et les activités ont rencontré un vif succès. À la fin de la séance, les étudiants ont souligné l’effet actualisant de cette approche, qui comble l’abîme spatio-temporel et culturel séparant le texte de Virgile du rap et lui confère par là un sens tout à fait actuel. «Avant, je trouvais que l’enseignement des langues anciennes était un enseignement mort», s’exprime l’un d’eux ; «maintenant, je sais qu’on peut le faire vivre.»
III. Conclusion : validité de la séquence ?
Interrogeons-nous en guise de conclusion sur la validité de notre dispositif, et cela du triple point de vue des connaissances acquises, de la motivation et des connaissances transmises.
Il est difficile de s’exprimer sur le premier point : il eût fallu tester les connaissances acquises après un certain laps de temps. Or, c’était impossible. De fait, nous n’avons jamais revu les participants à la deuxième et à la troisième réalisation ; quant aux élèves neuchâtelois, notre intervention était trop proche de la fin de l’année. Cependant, des remarques que les uns et les autres ont faites durant l’année scolaire 2018-2019 ont montré qu’ils avaient assimilé l’importance de la place des mots, de leur accent et du rythme pour l’énonciation du texte et la construction de son sens.
En ce qui concerne la motivation, l’enthousiasme rencontré lors des trois réalisations montre la validité du scénario, même s’il était à chaque fois imputable aussi à d’autres facteurs. Ainsi, la séquence s’est toujours située en dehors du quotidien de l’école – dans le cadre d’un festival de langues anciennes et d’une journée de formation pour les réalisations 2 et 3, dans celui d’un enseignement un peu particulier, d’emblée déclaré comme expérimental, en ce qui concerne les élèves neuchâtelois. À leur propos, la présence de deux personnes extérieures, dont un chanteur connu et annoncé dans le programme d’un festival de peu postérieur à son intervention, a certainement joué un rôle. Selon les dires des participants à l’issue des trois réalisations, c’était néanmoins le scénario et les connaissances variées qu’il convoquait qui étaient particulièrement motivants pour eux.
L’évocation des connaissances convoquées permet de passer au dernier point : les connaissances transmises. Pour aborder la lecture des Fables gréco-latines, les didacticiens recommandent fréquemment, nous l’avons vu, de recourir aux Fables de la Fontaine ; outre la stratégie didactique, la filiation entre la fable antique et celle du XVIIème légitime ce procédé. Qu’en est-il dans notre cas? Notre scénario risque-t-il de transmettre des erreurs ou repose-t-il sur des parallèles vraisemblables entre Virgile et le rap? La vraisemblance des parallèles nous semble plus que probable : le texte des Bucoliques, que l’on a l'habitude de voir comme «monument de la culture savante», porte en effet les traces d'activités collectives qui ont disparu, alors qu'elles étaient vivantes dans la culture populaire ; on a ainsi perdu l'usage lié à leur pratique, qui était sans doute, pour les Bucoliques, des mimes ou d'autres styles de spectacles. En d’autres termes, le texte des Bucoliques a été «déterritorialisé» (Dupont 2015) – mais le recours aux comparaisons avec le rap permet de le «reterritorialiser». Certes, plusieurs éléments sur lesquels nous nous appuyons, tels la scansion accentuée et la performance des Bucoliques, sont toujours débattus. Mais loin de constituer un frein pour notre scénario, cette donne fournit un argument en faveur de sa validité didactique : en expliquant ces débats aux élèves, on leur montre que les langues anciennes sont encore bien vivantes – puisqu’on débat à leur sujet.
Bibliographie
Armand, Anne (1997), Didactique des langues anciennes, Paris, Bertrand-Lacoste.
Augé, Dominique (2013), Refonder l’enseignement des langues anciennes : le défi de la lecture, Grenoble, Ellug.
Calame, Claude (2015), « Chanter les vulnérabilités : des poèmes de Sappho au rap bernois, du modèle choral au paradigme néolibéral », Cahiers du genre, 2015/1 (n° 58), p. 69-92. DOI : 10.3917/cdge.058.0069. URL : https://www.cairn.info/revue-cahiers-du-genre-2015-1-page-69.htm, consulté le 7 octobre 2019.
Dupont, Florence (2010). La voix actée, pour une nouvelle ethnopoétique, Paris, Kimé.
Dupont, Florence (2015) « La voix des classiques, aux arènes de Lutèce, Paris 2015 - entretien de Laure de Chantal », réalisation de Hocine Gasmi, URL : https://www.youtube.com/watch?v=z55Urz_ErQ4
Ko, Mireille (2000), Enseigner les langues anciennes, Paris, Hachette.
Damoetas : «Jupiter est le début de tout, Muses ; tout est plein de Jupiter ; il prend soin de nos terres, mes chants lui plaisent». Menalcas : «Et moi, Phoebus m’aime : j’ai toujours des offrandes pour Phoebus chez moi, du laurier et le doux hyacinthe pourpré». (Traduction : A. Kolde)
Nescio quis teneros oculus mihi fascinat agnos.» (Ibid. note 5).
Damoetas : «Hélas, comme il est maigre, mon taureau, dans son gras pâturage ! L’amour est pareillement la mort pour le troupeau que pour le maître du troupeau.» Menalcas : «Chez ceux-là – et l’amour n’est pas en cause ! – la peau tient à peine aux os ; je ne sais quel mauvais œil jette un sort à mes tendres agneaux». (Traduction : A. Kolde)
Pour citer l'article
Antje Kolde & Catherine Fidanza, "Rap et "Bucoliques" de Virgile", Transpositio, Comment ça s'enseigne, 2020http://transpositio.org/articles/view/rap-et-bucoliques-de-virgile
Voir également :
Manuels de lecture genevois au début du XXe siècle
Manuels de lecture genevois au début du XXe siècle
Manuels de lecture genevois au début du XXe siècle:
ou comment l’école œuvre à la fabrication
d’une culture suisse romande commune.
Ce bref texte montre à travers l’analyse de trois manuels scolaires suisses romands des XIXe et XXe siècles le lien étroit qui unit finalités conférées à l’enseignement de la littérature et politiques éducatives.
L’enseignement de la littérature est bien souvent au cœur des débats lorsqu’il s’agit de réformer l’école. Les finalités qu’on lui confère sont en effet étroitement liées aux «éthiques éducatives» que l’institution scolaire cherche à promouvoir et valoriser (David 2017). Ainsi, dans une perspective historique et didactique, il parait intéressant de se pencher sur les manuels scolaires parce qu’ils sont autant de traces qui témoignent des finalités conférées au fil du temps à l’enseignement de la littérature et plus largement à l’école. Nous proposons dans ce court texte de mettre en évidence ce lien entre politiques éducatives et enseignement de la littérature en analysant trois manuels utilisés à Genève dans les écoles secondaires entre la fin du XIXe et la première moitié du XXe siècle.
Le premier manuel suisse romand qui nous intéresse parait en 1871, soit une année avant l’adoption de la loi sur l’instruction publique instituant l’école obligatoire jusqu’à l’âge de 13 ans. Intitulé Livre de lecture à l’usage de la Suisse romande, ce manuel est destiné aux élèves de la fin du primaire et du début du secondaire inférieur. À cette époque, le secondaire est constitué d’un grand nombre de filières organisées en fonction du genre des élèves et de leur appartenance sociale (Farquet 1994). Dans leur préface, Dussaud et Gavard, concepteurs de ce livre de lecture, affirment que l’ouvrage s’adresse spécifiquement «au peuple hétérogène» de Suisse romande. Or ce détail n’est pas sans importance. En effet, ce manuel parait une vingtaine d’années après la guerre civile du Sonderbund qui opposa cantons catholiques et protestants. Ce conflit, qui aurait pu mal tourner, débouche finalement sur la première constitution Suisse (1848) et la création d’un état fédéral 1. Les concepteurs du manuel entendent unifier, autant que faire se peut, le peuple romand alors divisé par leurs confessions religieuses, mais également par l’usage de patois différents. Cette unification est rendue possible grâce à l’apprentissage d’une langue et d’une culture communes. Les textes littéraires présents dans cet ouvrage apparaissent comme un réservoir de récits exemplaires et comme l’occasion de mettre en avant la beauté de la langue française au moyen d’œuvres d’auteurs suisses romands et français (Ronveaux & Gabathuler 2017).
Durant cette même période, une réédition (1876) du premier tome de la Chrestomathie de Vinet, dirigée par Eugène Rambert, écrivain, éditeur et critique littéraire romand est utilisée à la fin du secondaire inférieur. Dans cette nouvelle édition, Rambert modifie quelque peu le corpus établi par Vinet. Dans sa préface, il met l’accent sur la dimension «utile» des morceaux en vers ou en prose en ce qu’ils mettent en avant, d’après lui, ce qui est «bon» et «vrai», c’est-à-dire des idées morales et chrétiennes. Rambert préconise également une certaine distance temporelle entre les auteurs proposés et les lecteurs. Il s’agit ainsi de faciliter l’accès «aux histoires d’un Philoctète ou d’un Aristonoüs» car l’Antiquité resterait, selon lui, «la grande école du gout, et celle qui nous enseigne encore, après 20 siècles, la simplicité et le naturel» (p. 4). Rambert ajoute également quelques auteurs romands au corpus:
Nous avons aussi fait place à quelques rares morceaux empruntés à notre littérature nationale. Notre jeunesse, nous le savons, a plus besoin qu’aucune autre d’être mise en présence des vrais modèles français. Toutefois, il nous a paru qu’il y aurait excès de purisme et injustice envers nous-même à écarter systématiquement les pages les mieux inspirées d’un de Saussure, par exemple, d’un Töpffer, d’un Juste Olivier, ou d’un Vinet lui-même. (Rambert 1876: 5)
L’approche de la littérature de Rambert est sensiblement différente de celle défendue par Dussaud et Gavard. En effet, on décèle dans l’extrait ci-dessus une vision plutôt circonspecte des productions littéraires romandes, une forme de défiance vis-à-vis des usages linguistiques régionaux. La norme et le «bon usage» sont fixés par Paris et les productions françaises paraissent être encore, pour ce niveau de la scolarité (à savoir la fin du secondaire inférieur), le meilleur modèle possible. Rambert perpétue ici la position de Vinet (1829) qui encourageait ses contemporains à purifier leur langue au contact des écrivains français du XVIIe. Cette position se retrouve également chez un Rossel, qui, dans son Histoire littéraire de la suisse romande (1889), exhorte ses compatriotes en ces termes:
Prenez (…) des cours de langue et des leçons à Paris, plutôt qu’à Genève ou à Neuchâtel. A Dieu ne plaise que nous devenions aussi peu romands et aussi parisiens que possible! Soyons d’excellents suisses, mais fanatiques du meilleur français! N’ayons pas le culte exclusif de nos petites originalités! (Rossel 1889/1903: 12 dans Meizoz 1996)
Durant la première moitié du XXe siècle, le secondaire genevois inférieur est soumis à de fortes tensions, provoquées notamment par la volonté affichée de certains partis libéraux de créer une école secondaire unique, garantissant une scolarité secondaire obligatoire pour tous les élèves, quels que soient leur provenance sociale, leur genre ou leur niveau scolaire. Ce mouvement, après deux tentatives infructueuses en 1927 et en 1946, aboutit en 1962 à la création du cycle d’orientation genevois. C’est dans ce contexte tendu qu’en 1908 une nouvelle anthologie romande voit le jour. Celle-ci est réalisée par Dupraz et Bonjour et approuvée par le département de l’instruction publique genevois. Cette anthologie, qui connaitra un immense succès et sera rééditée à de nombreuses reprises (1911, 1917, 1923, 1939), s’inscrit dans la volonté d’unification du secondaire inférieur. Le processus de démocratisation qui débute à la charnière du XIXe et du XXe siècles à Genève et qui s’illustre par la volonté de créer une école moyenne unique, obligatoire, à fin d’orientation, a pour effet la réduction du fossé qui avait pu auparavant séparer primaire et secondaire, a fortiori dans les filières plus professionnelles.
Dans les préfaces des différentes éditions, Dupraz et Bonjour se positionnent contre l’approche classique des manuels de lecture telle que celle préconisée par Rambert. En effet, ils mettent en avant la nécessité de se démarquer des ouvrages «parisiens» qui en «dehors de très grands noms (Rousseau ou Töpffer) ignorent tout de la culture suisse romande». Ainsi à côté «du fond commun de toutes les anthologies» se trouvent des auteurs suisses d’expression française, « des pages dignes d’être recueillies et données en exemple » (Dupraz & Bonjour: 5). Par ailleurs, Dupraz et Bonjour soulignent, contrairement à Rambert, la nécessité d’intégrer largement des auteurs « vivants » (Dupraz & Bonjour: 5). Cette anthologie semble ainsi participer à la fabrication d’une culture commune grâce à la littérature. Les auteurs classiques comme La Fontaine légitiment, par le simple fait de leur présence, toute une série d’auteurs romands contemporains (Ronveaux & Gabathuler 2017). On passe donc d’une conception de l’enseignement de la littérature qui vise l’acquisition de la langue et de l’expression, voire d’une éthique chrétienne, à une visée plus culturelle, la création d’une communauté romande.
L’école telle que voulue par les politiques au tournant du XXe siècle à Genève et en Suisse romande doit jouer ainsi deux rôles fondamentaux. Premièrement, elle a pour mission d’unifier les peuples romands autour d’une culture et d’une langue communes. Deuxièmement, elle doit réduire le fossé entre primaire et secondaire inférieur, fossé générateur de discriminations tant sociales que de genre. L’enseignement de la littérature, tel que nous pouvons le reconstruire à partir des manuels de lecture, c’est-à-dire à travers les choix de corpus et les préfaces des concepteurs, se voit attribuer un rôle non négligeable dans cette entreprise de démocratisation et de renforcement du sentiment d’appartenance romande. Les trois manuels que nous avons brièvement présentés rendent compte de trois moments distincts. Le Dussaud et Gavard (1871) a pour objectif de rassembler des cantons et des classes sociales diverses, de les unifier au moyen d’une langue et d’une culture commune, au moment même où l’école primaire devient obligatoire. La réédition du Vinet par Rambert (1976) s’inscrit dans la continuité des manuels du XIXe siècle. Le concepteur y revendique le primat de la langue et de l’expression française, ainsi que celui d’une certaine éthique chrétienne, sur l’expression locale d’une spécificité culturelle. Ce manuel, destiné aux élèves de la fin du secondaire inférieur, reconduit au seuil du secondaire supérieur, l’écart qui prévalait jusqu’alors entre primaire et secondaire. Enfin, le Dupraz et Bonjour (1908) privilégie les spécificités culturelles romandes par rapport à la culture française et entend réduire la distance entre les élèves du secondaire inférieur et les œuvres littéraires. En d’autres termes, l’objectif ici est de permettre à tous les élèves d’accéder à une certaine culture littéraire romande.
La préface
La table des matières
Bibliographie
David, Jérôme (2017), «Enseigner la littérature: une approche par les participations», Transpositio, n°1.
Farquet, Raphaël (1994), Le tremplin et l’obstacle I et II, Genève, Département de l’instruction publique.
Meizoz, Jérôme (1996), «Le droit de mal écrire», Actes de la recherche en sciences sociales, vol. 11-112, p. 92-109.
Ronveaux, Christophe & Chloé Gabathuler (2017), «Les fables à l’école d’un siècle en Suisse romande. Une comparaison des manuels du primaire et du secondaire», in M.-F. Bishop, L. Louichon & C. Ronveaux (dir.), Les fables à l’école. Un genre patrimonial européen?, Bern, Peter Lang, p. 75-94.
Pour citer l'article
Chloé Gabathuler, "Manuels de lecture genevois au début du XXe siècle ", Transpositio, Archives, 2017http://transpositio.org/articles/view/manuels-de-lecture-genevois-au-debut-du-xxe-siecle
Entre dialogue et contraintes : interroger les liens entre divers champs de réalisation de la didactique
Vouloir interroger « les modalités de circulation des savoirs entre la recherche et les pratiques enseignantes », objectif des dix-neuvièmes rencontres des chercheur·e·s en didactique de la littérature et du présent dossier qui en est issu, relève d’une intention dont peu d’acteurs ou d’actrices de ce champ contesteront la pertinence – sans qu’aucun·e, assurément, ne suppose que cette question soit neuve. De même que « la question de savoir si la philosophie peut devenir pratique est aussi ancienne que la philosophie » (Habermas 2008 : 487), de même que les sciences humaines et sociales sont, depuis leur constitution au XIXe siècle, confrontées à « la problématique de l’intervention » (Bronckart 2001 : 133), de même on peut aisément dire qu’il n’y a pas eu d’époque où le problème des relations entre recherche et pratique dans le domaine de l’éducation n’ait pas été posée, en général d’ailleurs d’une manière négative – des deux côtés. Comme le dit Huberman (1992 : 69) :
Entre dialogue et contraintes : interroger les liens entre divers champs de réalisation de la didactique
Introduction
Vouloir interroger «les modalités de circulation des savoirs entre la recherche et les pratiques enseignantes», objectif des dix-neuvièmes rencontres des chercheur·e·s en didactique de la littérature et du présent dossier qui en est issu, relève d’une intention dont peu d’acteurs ou d’actrices de ce champ contesteront la pertinence – sans qu’aucun·e, assurément, ne suppose que cette question soit neuve. De même que «la question de savoir si la philosophie peut devenir pratique est aussi ancienne que la philosophie» (Habermas 2008 : 487), de même que les sciences humaines et sociales sont, depuis leur constitution au XIXe siècle, confrontées à «la problématique de l’intervention» (Bronckart 2001 : 133), de même on peut aisément dire qu’il n’y a pas eu d’époque où le problème des relations entre recherche et pratique dans le domaine de l’éducation n’ait pas été posé, en général d’ailleurs d’une manière négative –des deux côtés. Comme le dit Huberman:
Le fossé entre l'univers de la recherche scientifique et celui de la pratique éducative a toujours passionné les esprits. Dans la plupart des cas, nous constatons ce phénomène à travers les litanies d'une communauté à l'égard de l'autre. (Huberman 1992 : 69)
D’une certaine manière, cette question a la caractéristique paradoxale des questions vives: par définition, elle ne donne pas lieu à des réponses consensuelles, mais en même temps on sent bien qu’elle a quelque chose de convenu, qui facilite sa répétition. Et il y a tout lieu de croire que, s’agissant des relations entre la recherche et l’enseignement, la question restera éternellement programmatique comme dans l’appel de Pastiaux-Thiriat et Berbain (1990) «pour une interactivité entre la recherche et les enseignants».
C’est sans doute en fait qu’une telle question contribue à façonner l’identité des acteurs qui (se) la posent. Et c’est ce qui explique sa constante reprise –et particulièrement dans des disciplines dont l’identité se questionne, comme c’est le cas de la didactique de la littérature. Car c’est bien à son identité que l’on touche quand on (re)pose cette question et qu’on la pose en des termes toujours identiques et toujours renouvelés: toujours identiques, car il suffit de lire des textes de notre champ des dernières décennies pour que la question d’aujourd’hui ne fasse pas l’effet d’une découverte; toujours renouvelés, parce que les contextes changent et se chargent de donner un écho particulier à nos discours, qui, de ce seul fait, se renouvèlent.
C’est dans cette optique je me propose ici d’identifier les questions identitaires qui sont en jeu dans la didactique de la littérature. Au reste, celle-ci existe-t-elle comme discipline? On peut voir là une manière de parler, pour désigner les approches didactiques de la littérature comme un contenu spécifique, de la même manière que l’on peut parler de la didactique de la grammaire, du nombre, de la danse, etc. On peut aussi entendre l’expression comme le nom d’une discipline de recherche autonome, comme on parle de didactique des mathématiques, de didactique de l’EPS, de didactique du français. Dans les deux cas, la question se pose de savoir quels sont les liens –d’appartenance, de concurrence, de complémentarité– que la didactique de la littérature peut entretenir avec la didactique du français, avec d’autres didactiques et/ou avec la didactique comme champ de recherche à la fois unifié et parcellisé.
Je me propose ici, en m’inspirant d’anciens de mes travaux sur la question (ce qui entrainera malheureusement quelque excès dans l’autocitation), de réfléchir assez librement, mais dans un classique plan ternaire, au statut de ce que pourrait être une discipline intitulée «didactique de la littérature», pour interroger les liens entre divers champs de réalisation de la didactique (la recherche, l’Institution, la pratique effective), liens que j’envisagerai comme dialogue et/ou contrainte, comme mon titre le laissait entendre.
Une discipline didactique ?
La question disciplinaire, si l’on peut dire, est ancienne, s’agissant de la didactique de la littérature – et elle concerne directement la question qui nous occupe ici des relations entre recherche et pratiques enseignantes. Elle prend en fait sa source dans l’histoire de la didactique du français et dans la relation complexe de cette discipline avec la matière scolaire enseignée. La configuration initiale de la didactique du français, dans les années 1970-1980, s’est faite dans un souci de ne pas reproduire sur le terrain académique la subordination de l’enseignement du français à la littérature. Cette dernière s’observait institutionnellement dans le secondaire, mais était également le fait de l’enseignement primaire, de deux manières : d’une part par la valorisation de la langue littéraire, promue comme modèle de la langue à enseigner, d’autre part par la logique de l’orientation qui amenait, dès ces années-là, tous les élèves du primaire à un cursus secondaire au moins partiel. D’où le choix des didacticien·ne·s, à l’origine, de ne pas isoler la littérature d’autres objets d’enseignement et d’apprentissage, choix revendiqué même par celles et ceux qui, s’inscrivant, par leurs travaux universitaires, dans le champ des études littéraires, se désignaient comme spécialistes de l’enseignement (et plus tard comme didacticien·ne·s) du français, non de la littérature. Ces chercheur·e·s reproduisaient là, d’ailleurs, la revendication d’acteurs et d’actrices de l’enseignement de l’époque, qui tenaient à se dire enseignant·e·s de français et non de lettres, cette distinction de dénomination marquant bien une différenciation de positionnement (vécu comme idéologique) dans la conception de l’enseignement du français. Petitjean, en 1998, 25 ans après la naissance de Pratiques, écrivait que les membres du collectif, dans les années 1970, «ont contribué […] à l’invention collective […] d’une nouvelle discipline (le français vs les Lettres) et d’un champ théorique : la didactique» (1998 : 3).
On voit ici, plus sur le terrain des valeurs que des savoirs, une double circulation entre la recherche et les pratiques enseignantes: celles-ci, dans leur version militante, ont contribué à façonner un champ de recherche; ce dernier a cherché en retour à construire une nouvelle matière scolaire sur le terrain des pratiques. La question qui se posait était celle de la place de la littérature dans l’approche didactique de l’enseignement du français et cette question pouvait être considérée comme relativement vive. En témoigne cet essai de synthèse –ou de compromis?– de 1998, dans le texte d’orientation de l’Association internationale pour la recherche en didactique du français langue maternelle (DFLM), l’ancêtre de l’AIRDF, Association internationale pour la recherche en didactique du français:
Les spécificités du fait littéraire justifient-elles une autonomisation plus radicale de son champ, ou bien plutôt un va-et-vient dialectique entre les démarches centrées sur l’appropriation du fait littéraire et celles qui privilégient le développement de la lecture et de l’écriture. (DFLM 1998 : 31)
Là encore, la question est indissociable de celle de l’unité de la matière enseignée, qui fait l’objet des recherches didactiques. On sait qu’historiquement, la didactique du français a voulu penser de manière intégrative les contenus de la matière français, en la concevant de façon ouverte comme lieu de la construction des compétences (méta)langagières, ce que permettait la mise en avant des notions de textes et de discours (voir Halté 1992). Mais l’unification des problématiques didactiques au sein de la didactique du français ne voulait pas dire que ces dernières étaient indifférenciées : si penser les différences et les liens entre les contenus permet d’éviter les essentialisations hâtives qui sont parfois le fait de croyance débordantes, la vigilance théorique des didacticien·ne·s à l’égard des contenus est assez vive pour qu’elle oblige à se demander ce qu’il peut y avoir de spécifique au traitement respectif de contenus comme la littérature.
Comme le dit Bernard Schneuwly, «la littérature est un objet culturel qui a des discours de référence multiples, mais disciplinairement relativement bien définis, c’est-à-dire avec des disciplines académiques de référence» et on peut identifier le «mode de penser et de parler particulier des pratiques littéraires qui se fondent sur des savoirs tout à fait spécifiques» (Schneuwly 1998 : 271). Ce sont finalement là des questions dont le traitement est rendu possible par les théories qui pensent, de diverses manières, la transposition didactique des savoirs, des pratiques ou des discours de référence.
Encore faut-il ne pas supposer le contenu préalable à sa théorisation didactique ; car quelle consistance épistémologique serait celle d’une discipline qui supposerait tel objet –au hasard: la littérature– susceptible d’un traitement scientifique sans être constamment construit et reconstruit théoriquement par ce même traitement scientifique ? Si la question vaut évidemment pour toutes les didactiques (cf. à cet égard Chevallard 2014), elle intéresse au plus haut point la didactique de la littérature. Pour reprendre les mots de Yann Vuillet, la désignation même de «didactique de la littérature» a quelque chose de surprenant, «eu égard à l’absence de définition conceptuelle “du” littéraire» (Vuillet 2017 : 326). Il y voit comme un «nœud idéologique», sorte de cristallisation «de processus d’évaluations sociales ne pouvant se “trancher” par des savoirs» (Vuillet 2017 : 234). Les travaux genevois sur la réputation littéraire ont apporté des éclairages importants à cet égard (Ronveaux & Schneuwly (dir.) 2019).
Je suis parti, dans l’élaboration de mon questionnement, d’une évocation de la didactique du français et de l’émergence en son sein de questions spécifiques à la littérature. Or il semble qu’il existe peu de débats théoriques, dans les approches didactiques de la littérature, sur les liens possibles entre didactique du français et didactique de la littérature, même si la question est posée de manière claire et intéressante dans la synthèse récente du champ par Sylviane Ahr (2015). Plus encore, il semble que soit peu traitée la question des liens possibles entre didactique de la littérature et autres didactiques, si ce n’est dans une perspective de réflexion transdisciplinaire entre didactique de la littérature et des arts (voir Chabanne 2016). Cela m’a conduit naguère, à l’issue des treizièmes rencontres des chercheur·e·s en didactique de la littérature à Gennevilliers en 2012, à m’interroger sur la faible utilisation de concepts élaborés dans d’autres didactiques (Daunay 2015).
S’il est intéressant de penser la spécificité d’une didactique, encore faut-il précisément la penser en faisant le même travail que celui que suscite la récurrence de la «question vive» que mettait à l’honneur la dix-huitième école d’été de didactique des mathématiques: «La didactique ou les didactiques?» (voir Matheron et al. 2016 ; Éducation & didactique 2014). De fait, la question qui se pose entre didactique de la littérature et didactique du français est finalement de même nature que la relation entre les diverses didactiques et c’est à la condition de renouveler constamment ce débat théorique qu’il est possible de prétendre, en respectant toutes les spécificités et les frontières qu’on voudra, construire comme champ spécifique la didactique, «dont l’unité et la diversité se conjuguent» (Daunay 2016 : 318).
Une discipline aux croisements
Pour interroger le processus de disciplinarisation et/ou d’autonomisation de la didactique de la littérature, je me propose de présenter une petite formalisation de la didactique, que j’ai réalisée en m’inspirant librement de deux textes anciens, écrits la même année, de Halté (1992) et de Reuter (dans Brassard & Reuter 1992) –pour suivre le fil historique que j’ai commencé à tendre.
Cette formalisation (dont une première version se trouve dans Daunay 2017) identifie trois possibles orientations de la didactique (de la littérature), complémentaires et non exclusives évidemment, qui se réalisent en dominantes, pour reprendre le terme d’Halté (Halté 1992 : 16). Ces orientations engagent des relations particulières avec des lieux de théories ou de pratiques.
Une première orientation de la didactique concerne le travail qu’elle réalise sur les contenus disciplinaires, en l’occurrence les contenus qui ont trait aux questions de littérature. La didactique est alors liée aux théories de références qui concernent les contenus, pour nous les théories littéraires, mais aussi l’analyse du discours, entre autres.
Orientation épistémologique
Une deuxième orientation que je nommerai subjectiviste renvoie à la préoccupation de la didactique (de la littérature, entre autres) pour les sujets didactiques (élèves comme enseignant·e·s) et les diverses institutions qui les assujettissent. Cette préoccupation théorique engage des relations avec des disciplines qui, sans nécessairement prêter d’attention aux contenus, s’intéressent aux sujets et aux institutions, de la psychologie à la sociologie, en passant par l’histoire, l’anthropologie, la philosophie, etc.
Orientation subjectiviste
Une troisième orientation serait celle qu’Halté appelait praxéologique, qui établit une relation entre la didactique de la littérature et les pratiques disciplinaires, c’est-à-dire celles qui concernent cette discipline scolaire «littérature», quelle que soit sa relation aux autres disciplines de la matière «français»:
Orientation praxéologique
Bien sûr, cette orientation est indissociable des sujets et des contenus et il vaudrait mieux identifier ainsi la dimension praxéologique:
Orientation praxéologique (2)
Rappelons les cases disparues et nous retrouvons l’ensemble des relations spécifiques que la didactique noue avec d’autres lieux.
Ce schéma dit bien la dimension systémique de la didactique (Halté 1992), mais aussi sa fragilité, qui tient à ses relations multiples avec des lieux variés, qui ont pu longtemps rendre difficile son autonomie, gage de sa disciplinarisation. C’est sur ce point que je voudrais m’arrêter maintenant, en interrogeant plus spécifiquement, au-delà du caractère généraliste de cette formalisation, la didactique de la littérature.
Les conditions d’une autonomie
La question de la disciplinarisation de la didactique de la littérature n’est pas sans rappeler celle qui s’est posée historiquement dans le processus de construction de la didactique du français comme discipline de recherche, faites de «tensions constitutives» que j’ai analysées ailleurs (Daunay 2007b: 21-28). Sans pouvoir reprendre cette histoire, rappelons que la didactique du français s’est constituée en cherchant à se libérer d’un paradigme applicationniste, qui pouvait se caractériser par une triple dépendance de la recherche : à l’égard des théories dites de référence (la linguistique essentiellement), à l’égard de l’Institution scolaire à travers ses réseaux décisionnaires ou militants, à l’égard de la pratique de terrain, matière qu’il s’agissait souvent de transformer avant de vraiment la connaitre… Le mouvement d’émancipation de la didactique du français, en quoi consiste son processus de disciplinarisation, n’est pas propre à la didactique du français mais concerne, mutatis mutandis, toutes les didactiques. La didactique de la littérature permet-elle d’observer ce même mouvement d’émancipation? Rien ne permet d’en douter, mais j’aimerais interroger, dans ce qui est encore une phase d’émergence, les modalités des relations entre la didactique de la littérature et ces trois lieux, en faisant jouer des dichotomies sans subtilité, mais utiles pour un débat : soumission ou parité? Dialogue ou contrainte?
Relation entre didactique de la littérature et théorie littéraire
Prenons pour commencer la relation entre la didactique de la littérature et la théorie littéraire, que l’on peut placer dans la case en haut à gauche de notre schéma:
La théorie littéraire est-elle, dans la pratique de recherche effective, essentiellement perçue comme une discipline contributoire ou comme une discipline en surplomb ? Qu’il y ait dialogue entre didactique de la littérature et théorie littéraire est assez naturel. Mais, comme cela a pu être le cas avec la linguistique aux débuts de la didactique du français, la référence vaut parfois révérence : qu’on pense, anciennement, aux théories de Picard (et de Jouve) –peut-être se rappelle-t-on que j’avais, naguère, mis en cause de manière polémique les travaux de Picard, précisément parce que je voyais dans l’usage qui en était fait par certain·e·s didacticien·ne·s, une bévue, dans la mesure où, tout au respect des propositions théoriques de l’auteur, elles ou ils ne voyaient pas ce qui pourtant, dans son discours, était idéologiquement contradictoire avec leur propre projet (Daunay 2007b : 39). Je me demande si l’on n’assiste pas au même phénomène de révérence avec un Pierre Bayard ou un Yves Citton… Pour interroger la possible subordination de la didactique de la littérature aux théories littéraires, on peut se saisir de trois indicateurs, que j’avais utilisés il y a dix ans (Daunay 2007a ; 2007b), pour interroger le statut de la didactique de la littérature:
– l’absence ou la parcimonie des références aux recherches didactiques dans les écrits des théoriciens de la littérature cités par les didacticien·ne·s;
– la rareté des discussions théoriques, en didactique, des propositions de ces mêmes auteurs;
– la primauté accordée à ces derniers en tant que théoriciens, visible particulièrement dans l’usage des syntagmes «théorique et didactique» ou «universitaire et didactique» (voir le titre de la dernière livraison de Pratiques, en 2018 : Poésie et langue : aspects théoriques et didactiques), qui laisse supposer que la didactique n’aurait pas la même vertu conceptuelle que la théorie littéraire instituée comme discipline de référence.
Ces trois indicateurs (qui gagneraient à être actualisés par une étude empirique d’un corpus récent, même si l’on peut intuitivement penser qu’elle donnerait les mêmes résultats) permettent au moins d’interroger une forme de relation de dépendance de la didactique à la théorie littéraire.
J’évoquais plus haut la place encore congrue faite aux autres didactiques –ou encore, entre autres, aux travaux de sociologie des apprentissages ou des usages– dans nombre de travaux de didactique de la littérature. Or la délimitation d’un espace propre de travail ne veut pas dire se priver des dialogues possibles avec les contenus pensés par d’autres disciplines et, au rebours de l’illusion de son irréductibilité, interroger ce qui est commun à l’enseignement de la littérature et de la langue, par exemple en redéfinissant à nouveaux frais le double processus de subjectivation et d’assujettissement que suppose la prise en compte du sujet parlant (donc écrivant, lisant, pensant…) –ce que permet du reste le concept de sujet lecteur ou scripteur, quand il est utilisé de manière ouverte (pensons ici à la question d’«enseigner les littératures dans le souci de la langue», pour reprendre le titre des onzièmes rencontres des chercheur·e·s en didactique des littératures de Genève : voir Ronveaux 2016). Le projet de didactique comparée peut aider à faire ressortir, dans l’étude d’un phénomène didactique, des «dimensions spécifiques (liées aux objets de savoirs) et génériques (liées à un fonctionnement indépendant de ces objets)», pour reprendre les termes que Florence Ligozat (2016 : 305) emprunte au vocabulaire propre des recherches en didactique comparée, et qu’elle illustre brillamment avec le cas de la lecture-compréhension littéraire dans le cadre des cercles de lecture.
Un rapprochement plus net avec les autres didactiques permettrait de mieux percevoir et de décrire, du point de vue didactique, les limites conceptuelles de certaines constructions théoriques littéraires et surtout l’inanité des propositions prétendument didactiques, c’est-à-dire, sous leur plume, pratiques, de certain·e·s théoricien·ne·s de la littérature, si peu aveuglé·e·s par le travail des didacticien·ne·s qu’ils peuvent gloser sur leurs objets en les ignorant… Cela permettrait de penser, indépendamment, l’origine et le devenir, en didactique de la littérature, de concepts propres, quand bien même ils seraient initialement empruntés : concernant l’emblématique lecture littéraire, on peut citer le travail de synthèse théorique de Brigitte Louichon (2011) et le programme de travail théorique que propose Jean-Louis Dufays (2016) pour affermir le concept, dans le double souci d’une clarification théorique et d’une mise à l’épreuve empirique –même si elle mérite d’être encore discutée (Gabathuler, Védrines & Vuillet 2019).
Finalement, pour parvenir à se discipliner, sans doute faudrait-il que la didactique de la littérature se fasse moins littéraire et plus didactique…
Relation entre didactique de la littérature et Institution scolaire
Qu’en est-il des relations de la didactique de la littérature avec l’Institution scolaire? Celle qui prend sa place dans la partie en bas à droite de notre schéma initial –que l’on peut finalement identifier comme un des champs de réalisation de la didactique:
La contrainte peut se voir notamment par l’identification fréquente du discours officiel comme source et non comme corpus de l’étude: pour prendre des exemples en France, nombreux sont les travaux qui supposent l’écriture d’invention inventée par les instructions officielles de 2002 ou qui –au contraire– parlent de la «lecture méthodique», de la «lecture analytique», de la «lecture cursive», de la «lecture d’images», comme si ces choses-là existaient en dehors de leur lieu d’institution, à savoir les programmes.
Ce qui peut sembler une soumission à l’Institution, dans le domaine de l’enseignement de la littérature, me semble avoir été observé, en France, au tournant des années 2000, au moment de l’élaboration de nouveaux programmes (pour le primaire comme pour le secondaire) où la question de l’enseignement de la littérature n’a pas été mineure. Observons d’ailleurs que c’est à cette époque qu’a eu lieu la première édition des Rencontres des chercheur·e·s en didactique de la littérature (2000).
La relation entre didactique et Institution ne s’opère alors pas seulement par le mélange des acteurs mais aussi par celui des genres de discours tenus sur les programmes : ainsi, un même contenu peut en effet être écrit par les mêmes personnes dans le cadre des documents d’accompagnement des programmes (sphère institutionnelle) et dans le cadre d’un article théorique (sphère de la recherche) (pour un développement, voir Daunay 2007b: 43). Depuis cette époque, la participation régulière d’inspecteurs ou d’inspectrices à des colloques de didactique de la littérature, qui pourrait être des occasions de confrontation, est plutôt le signe d’une sorte de consensus. Qu’on pense du reste à l’usage du terme didactique pour désigner des épreuves de concours en France ou des prescriptions de bonnes pratiques. Là encore, cette relation avec les représentants de l’Institution scolaire est placée sous le double signe de la contrainte et du dialogue: certes, on voit bien la volonté de penser la prescription comme moyen de diffusion de la recherche, mais ne doit-on pas plutôt y voir le signe d’un cadrage du champ qui réponde à ce qui est légitimement audible pour des représentants de l’Institution?
Que des didacticien·ne·s, en France comme ailleurs, aient participé à l’élaboration de certains programmes n’est un souci pour personne : on peut jouer un rôle de conseil et de proposition ingénierique sans pour autant abdiquer une indépendance théorique par rapport à l’Institution. Le problème est de s’assurer de cette indépendance, du moins si l’on considère que le propre d’une discipline de recherche est de se donner ses propres outils de pensée et d’analyse, ce qui suppose une forte distance avec ce qui existe déjà. Il est intéressant de noter qu’il semble que la didactique de la littérature, dans sa relation avec l’Institution, ait vu se reproduire le même phénomène de relation étroite entre l’Institution et la recherche qu’a connu la didactique du français, puisqu’on peut dire qu’en France, c’est dans des travaux réalisés dans le cadre du plan officiel de rénovation, sous la conduite d’Hélène Romian, qu’émergea la didactique du français. Mais je n’ai pas le souvenir, au début du XXIe siècle, de fortes tensions entre recherche et Institution, comme celle que connut la didactique du français à la sortie des programmes issus du Plan de rénovation, en 1972 (sur ce point, voir Romian 2014).
Relation entre didactique de la littérature et pratiques de classes
L’une des conséquences de ce suivisme à l’égard de l’Institution peut se voir dans la relation à la pratique dans les classes, cette case au centre de notre schéma, autre champ de réalisation de la didactique:
Interroger le lien entre les deux champs permet d’identifier la posture prescriptive parfois prise dans des travaux en didactique. Est-on sûr par exemple de toujours s’interdire de reprocher aux enseignant·e·s de ne pas respecter les instructions officielles, sans s’interroger sur les limites de ces dernières ? Est-on sûr aussi de ne pas privilégier ce qui est perçu comme innovant, reproduisant ainsi «l’anti-traditionalisme affiché par la didactique du français» dont parlait Claude Simard, qui plaidait pour un «un point de vue plus ouvert et plus explicatif face à la tradition» (Simard 2001 : 37) ?
En dehors des dérives évaluatives de certains discours didactiques (voir Daunay 2007c), la question de la soumission aux pratiques est plus sérieuse et, partant, plus complexe, puisque l’on sait le rôle que les pratiques d’enseignement et de formation ont pu jouer dans la construction des didactiques. Comme le dit Bernard Schneuwly, «le champ scientifique “didactique” nait [d’un] large fondement de la didactique pratique et normative» (Schneuwly 2014 : 18). De fait, on peut dire que toute didactique a suivi un processus de «disciplinarisation à dominante secondaire», qui caractérise plus généralement le champ des sciences de l’éducation (Hofstetter & Schneuwly 1998/2001). Il n’est pas inutile de préciser ici que si tou·te·s les didacticien·ne·s ne relèvent pas du champ institutionnel des sciences de l’éducation, la didactique est, par définition, une science de l’éducation et a partie liée, de ce fait, avec ce champ institutionnel.
La didactique de la littérature, comme la didactique du français, dans son processus de disciplinarisation, a dû «transformer des problématiques pratiques et théorico-pratiques en questionnement scientifique», c’est-à-dire «définir des problématiques, sous forme d’un appareil conceptuel cohérent, sous une forme qui permet de fournir des réponses à travers des méthodes de recherche systématiques et explicites» (Schneuwly 2014 : 18).
La didactique de la littérature, comme les autres didactiques, a encore à s’interroger sur les formes d’hybridation bien spécifiques qu’engendre le frottement d’une théorie et d’une pratique : car sauf à se contenter d’un applicationnisme qui montre vite ses limites théoriques et cantonne le discours qui le réalise dans une vision idéaliste et peu productive d’un point de vue scientifique, la relation entre théorie et pratique ne peut pas ne pas se penser au sein même de la discipline, au prix d’une mise en doute des évidences partagées. Il ne s’agit pas, pour emprunter ses mots à Marc Bru, qui parle plus généralement des sciences de l’éducation, d’«abandonner toute mise en relation des recherches et des pratiques», mais de «modéliser ces relations sans les réduire à une visée applicationniste ou à une version idéalisée, étrangères à ce que sont les pratiques en situation» (Bru 1998 : 54). Une telle modélisation, c’est-à-dire la pensée théorique de ces relations entre théorie et pratique, ne semble pas avoir fait l’objet d’une réflexion systématique au sein de la didactique de la littérature et c’est sans doute ce qui rend encore plus légitime la thématique des dix-neuvièmes rencontres des chercheur·e·s en didactique de la littérature.
J’aimerais à cet égard, pour finir, reprendre les mots de Jean-Paul Bronckart (2001) qui montrait qu’en sciences humaines et sociales, l’opposition entre recherche fondamentale et intervention pratique n’est pas un donné de départ mais l’effet d’une élaboration progressive, qui a abouti au dualisme actuel:
Entre les sciences humaines fondamentales et le domaine de l’éducation, se sont établis les rapports hiérarchiques et descendants de l’applicationnisme : les données scientifiques étaient injectées dans le champ pratique, la plupart du temps sans réelle prise en compte des multiples paramètres qui régissent ce dernier. (Bronckart 2001 : 136)
Et l’on voit bien les effets possibles pour la didactique : du fait de l’orientation praxéologique qui la définit en partie (représentée dans les derniers schémas de la formalisation présentée plus haut), l’applicationnisme est un risque possible.
Bronckart fait la critique de cette conception applicationniste pour en suggérer une autre:
Une telle position s’adosse en réalité à l’idéologie selon laquelle l’éducation-formation constituerait une démarche non problématique de transmission de savoirs non discutables, et c’est bien cette idéologie qui oriente la logique applicationniste préconisée par Piaget aussi bien que par Skinner. Mais si l’on considère que les savoirs, même savants, sont toujours discutables, que les processus de transmission sont complexes et problématiques, et que les enjeux sont en permanence à repenser à la lumière des évolutions réelles des sociétés, alors il y a place pour une science véritable, dont l’objet est constitué par les processus de médiation formative, tels qu’ils sont conçus, gérés et mis en place par les sociétés humaines. (Bronckart 2001 : 138)
Dans sa disciplinarisation, la didactique de la littérature gagnerait sans doute à continuer à penser cette question des relations entre recherches et pratiques, en s’interdisant l’applicationnisme que pourfend si bien Bronckart, sans pour autant se soumettre aux pratiques, autre risque possible que les réflexions de ce dernier minimisent peut-être.
Conclusion
Ce travail de disciplinarisation s’accompagnera nécessairement – et c’est ici le sens de mon propos – d’une identification des risques d’un applicationnisme à trois faces que représente la soumission à des instances extérieures (la théorie littéraire, l’Institution, la pratique). C’est à ce prix que la didactique de la littérature pourra se forger une véritable identité qui la fasse reconnaitre comme un champ théorique à part entière.
Mais si l’on peut trouver un avantage à établir des frontières, c’est à la condition de se rappeler qu’une frontière marque autant la séparation que la continuité : si une discipline gagne à être autonome, c’est pour n’être pas diluée dans un espace qu’elle ne peut pas penser, mais c’est aussi pour pouvoir mieux dialoguer avec d’autres dans cet espace – ce que les schémas initiaux voulaient proposer. Autrement dit, on peut supposer que le processus d’autonomisation de la didactique de la littérature, s’il est mené à son terme, pourra l’amener à se penser comme un «espace dynamique», pour emprunter leur expression à Florey, Ronveaux et Cordonier (2015). Se penser comme «espace dynamique», c’est, loin de toute contrainte de dépendance, se penser dans le dialogue avec d’autres champs de recherche et de pratiques.
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Pour citer l'article
Bertrand Daunay, "Entre dialogue et contraintes : interroger les liens entre divers champs de réalisation de la didactique", Transpositio, n°2 La circulation des savoirs: entre recherches et pratiques enseignantes, 2020http://transpositio.org/articles/view/entre-dialogue-et-contraintes-interroger-les-liens-entre-divers-champs-de-realisation-de-la-didactique
Voir également :
L’approche historico-didactique pour penser l’avènement du texte littéraire dans l’enseignement du français (Suisse romande, 1850-1930)
Le plan d’études romand actuel (2010){{https://www.plandetudes.ch/francais}}, dans la mouvance des orientations de la Conférence intercantonale de l’instruction publique de la Suisse romande et du Tessin (CIIP) de 2006, présente la littérature comme l’une des composantes de la discipline « français », au même titre que la compréhension ou la production de textes et la maîtrise du fonctionnement de la langue, et ce pour l’ensemble de la scolarité obligatoire. Ainsi, la voie gymnasiale{{La voie gymnasiale aboutit au certificat de maturité (l’équivalent pour la France du baccalauréat général).}} s’inscrit aujourd’hui, non dans la rupture, mais dans le prolongement de l’école obligatoire en ce qui concerne l’enseignement de la littérature. Or, si cette situation peut nous paraître aller de soi, elle résulte d’un processus sur le long cours, la littérature française n’ayant pas toujours eu la place et la fonction qu’elle a aujourd’hui, non seulement au primaire, mais également au secondaire.
L’approche historico-didactique pour penser l’avènement du texte littéraire dans l’enseignement du français (Suisse romande, 1850-1930)
1. Introduction
Le plan d’études romand actuel (2010)1, dans la mouvance des orientations de la Conférence intercantonale de l’instruction publique de la Suisse romande et du Tessin (CIIP) de 2006, présente la littérature comme l’une des composantes de la discipline «français», au même titre que la compréhension ou la production de textes et la maîtrise du fonctionnement de la langue, et ce pour l’ensemble de la scolarité obligatoire. Ainsi, la voie gymnasiale2 s’inscrit aujourd’hui, non dans la rupture, mais dans le prolongement de l’école obligatoire en ce qui concerne l’enseignement de la littérature. Or, si cette situation peut nous paraître aller de soi, elle résulte d’un processus sur le long cours, la littérature française n’ayant pas toujours eu la place et la fonction qu’elle a aujourd’hui, non seulement au primaire, mais également au secondaire.
Mais qu’entend-on par «littérature» ici? L’étude de Caron (1992) nous rappelle que le mot littérature dérive du latin litteratura qui désigne au départ le fait de savoir lire et écrire et, par extension métonymique, la connaissance des grands textes qui permet de bien lire et de bien écrire. Avec les lexicographes du XVIIe siècle, le terme désigne avant tout une compétence. Ainsi, dans le dictionnaire de l’Académie de 1694, on trouve l’expression avoir de la littérature, le terme littérature renvoyant ici aussi bien à des textes scientifiques qu'artistiques. Ce n’est qu’au cours du XVIIIe siècle que la littérature va se restreindre progressivement aux ouvrages à visée esthétique, devenant un synonyme de Belles Lettres, avant de s’en démarquer définitivement:
Belles Lettres affirmait une préoccupation prédominante du bien-dire dans l’étude des objets de langage. La multiplication des occurrences de littérature, non marqué à cet égard, ne traduirait-elle pas un recul de cette «utilisation» du texte? Autrement dit, n’assiste-t-on pas au passage d’un commentaire voué à l’acquisition d’un art langagier vers un discours plus «désintéressé», moins «instrumental» que savant, spéculatif, érudit, voire scientifique avant la lettre? (Caron 1992, : 189)
Le passage des Belles Lettres à la littérature se répercute dans le champ scolaire à la fin du XIXe siècle (Houdart-Mérot 1998). Ce processus va de pair avec le déclin des humanités classiques et la disparition du cours de rhétorique, supplanté par une discipline nouvelle, le «français». Savatovsky (1999) rappelle en effet qu’en France le «français» tel que nous le concevons aujourd’hui se met en place à cette période autour de trois principes:
- dans les collèges et les lycées, l’inversion de subordination entre les langues anciennes (grec et latin) et le français, ce dernier n’étant plus un auxiliaire des langues classiques mais une langue étudiée pour elle-même3;
- à l’école primaire, l’enrichissement progressif de la «formule des apprentissages fondamentaux» (Savatovsky 1999 : 37) –lire et écrire– par l’introduction de nouveaux savoirs liés à la langue nationale: projet scolaire d’acculturation et projet politique de francisation, en lieu et place des patois;
- dans les deux ordres d’enseignement, la mise en place de nouveaux exercices, «véritables éléments fédérateurs de la discipline en voie de constitution, et qui permettent d’allier à nouveaux frais la connaissance de la langue et celle de la littérature» (Savatovsky 1999 : 37).
Qu’en est-il en Suisse romande? Quand la littérature française entre-t-elle dans la sphère scolaire et sous l’influence de quels facteurs? Que recouvre alors cette notion et que vient-elle éventuellement remplacer? Par quels exercices est-elle abordée en classe? Et quels acteurs de la sphère scolaire jouent un rôle dans ce processus?
2. Précisions méthodologiques
Pour traiter ces questions, cette recherche prend appui sur la démarche historique et mobilise donc les outils de l’historien: recueil de sources, constitution de corpus et recours à la périodisation pour saisir le développement de la discipline observée. Ainsi, cette étude, tout en se centrant sur un empan temporel circonscrit –du milieu du XIXe au premier tiers du XXe siècle– s’appuie sur un vaste corpus archivistique (plans d’études, programmes, manuels scolaires, revues professionnelles) recueilli dans trois cantons: Genève (GE), Vaud (VD) et Fribourg (FR).
L’analyse de ces sources se fait ensuite sous deux angles complémentaires: d’une part, la place et les finalités assignées par les différents acteurs du monde politique et scolaire à la littérature dans l’enseignement du «français» au primaire et au secondaire; d’autre part, le choix des corpus, ainsi que celui des exercices et des approches privilégiées pour aborder ce corpus. Pour ce faire, deux concepts didactiques sont mobilisés. Il s’agit d’abord de la disciplinarisation, qui désigne le processus d’organisation progressive des savoirs en disciplines scolaires en lien avec la généralisation de la forme scolaire moderne qui s’opère tout au long du XIXe siècle (Hofstetter & Schneuwly 1998/2001)4. Il s’agit ensuite de la sédimentation des pratiques, selon laquelle l’enseignement est toujours le produit de pratiques provenant de différentes strates historiques (Schneuwly & Dolz 2009 ; Ronveaux & Schneuwly 2018).
Qui plus est, cette recherche prend en compte les deux ordres d’enseignement, primaire et secondaire. Elle se centre cependant pour le primaire sur les degrés intermédiaires et supérieurs (élèves de 9 à 15 ans environ), et pour le secondaire, sur le collège (élèves de 10 à 15 ans environ) et le gymnase (élèves de 16 à 18 ans environ)5, afin de mieux saisir quand la littérature française entre dans les classes et ce qu’elle vient éventuellement remplacer6.
Enfin, cette étude recourt à un jeu d’échelles. Tout en se situant au niveau de la Suisse romande, elle met en lumière certaines spécificités cantonales7, en lien avec deux facteurs : canton catholique (FR) versus cantons protestants (VD et GE) ; canton ville (GE) versus cantons ruraux (VD, FR). De même, des comparaisons ponctuelles avec la France permettent de mettre en exergue les spécificités de la Suisse romande en ce qui concerne l’avènement de la littérature dans la sphère scolaire au cours de cette période, mais aussi les circulations d’idées entre les deux contrées francophones.
Dans le texte qui suit, nous retraçons le processus d’entrée de la littérature au primaire et au secondaire en nous focalisant successivement sur trois périodes significatives. Nous nous centrons dans un premier temps sur les années 1850-1870, qui se caractérisent par le cloisonnement des ordres primaire et secondaire, chacun poursuivant des finalités très différentes, avec toutefois une ouverture à de nouveaux exercices et objets d’enseignement. Nous nous intéressons ensuite à la période allant des années 1870 aux années 1910, marquée par l’entrée du texte littéraire dans les corpus des deux ordres d’enseignement et l’émergence de l’explication de texte. Nous terminons avec une focale sur les années 1910-1930, période à laquelle les corpus et les exercices relatifs à la littérature se stabilisent. Enfin, notre propos est illustré par la présentation d’un ouvrage scolaire représentatif de chacune des périodes susmentionnées.
3. Les prémices d’un enseignement de la littérature (1850-1870)
Au début du XIXe siècle, le primaire et le secondaire ne sont pas destinés aux mêmes publics d’élèves. La plupart des écoliers –filles et garçons– effectuent leur scolarité à l’école primaire, centrée sur l’apprentissage de la lecture et de l’écriture. Le collège accueille, quant à lui, les garçons issus des familles aisées. Son programme, fidèle à l’idéal humaniste, est centré sur l’apprentissage du grec et du latin. Après 15 ans, les jeunes gens ont la possibilité de continuer leurs études à l’Académie.
Ce qui tient alors lieu de littérature française dans les collèges, ce sont, comme en France8, les Belles Lettres, soit un «corpus d’auteurs français, essentiellement des dramaturges, des historiens et des prédicateurs du XVIIe» (Gabathuler & Védrines 2018 : 44). L’enseignement prodigué au primaire vise l’acquisition des rudiments et ne laisse pas de place à la littérature.
Or, dès les années 1850, cette situation change sous la pression de facteurs à la fois politiques et sociaux (Hofstetter & Monnier 2015). En effet, l’instruction publique se met en place dès les années 1830, par le biais d’une série de règlements et de lois, au sein de chaque canton. Ce processus est renforcé par la Constitution fédérale de 1848 qui confère officiellement la responsabilité de l’instruction publique aux autorités cantonales. Dans ce contexte, la prise de pouvoir des Radicaux à cette même période, aussi bien dans les cantons de Vaud, Genève et Fribourg, est déterminante. Ceux-ci ont en effet la volonté de développer l’instruction publique et de la faire progresser, pour l’ajuster aux nouveaux besoins d’une société elle-même en évolution. Ainsi, la construction des systèmes scolaires en Suisse romande va se traduire, dès les années 1850, par une remise en cause du paradigme des humanités classiques, non sans impact sur la nature et la fonction des textes littéraires.
3.1. Une esquisse d’ouverture vers la compréhension des textes au primaire
Au milieu du XIXe siècle, l’enseignement primaire est encore très orienté vers la maîtrise des rudiments9. Ainsi, l’enseignement de la lecture reste principalement focalisé sur l’apprentissage du mécanisme pour parvenir à une lecture courante. En guise d’illustration, les analyses de Barras (1988) font état, pour le canton de Fribourg, de pratiques de lecture centrées sur les aspects mécaniques de l’apprentissage de la lecture, «l’intelligence» du texte, pour reprendre le terme usité à l’époque, n’important guère. Les recommandations exposées par A. Biolley dans la revue pédagogique l’Educateur en 1866 vont également dans ce sens : la lecture courante doit essentiellement porter sur la prononciation, l’observation de la ponctuation et les liaisons. Cependant, la série d’articles proposée par Biolley (1866) ne se limite pas à la lecture courante, ce dernier y ajoutant parmi les «espèces principales de lecture» (Biolley 1866 : 300), la lecture intelligente et la lecture expressive. Ces formes de lecture portent sur la compréhension du texte par l’élève qui se matérialise dans les programmes (ou équivalents10) par la prescription d’«explications» et de «comptes rendus».
Les prescriptions contenues dans les programmes sont très succinctes mais laissent à supposer que les explications sont essentiellement données par le maître. A titre d’exemple, dans le plan d’études vaudois paru en 1868, la leçon de lecture devient raisonnée et comporte des exercices d’intuition qui sont avant tout des questions précises posées par l’enseignant11 qui permettent aux élèves de mieux comprendre les textes.
Concernant les supports, les indications sont également vagues, comme en témoignent les prescriptions du programme genevois de 1852-1853 : des «livres élémentaires» pour les élèves de deuxième et troisième année ; des «livres moins faciles» pour les élèves de quatrième année ; enfin, des «livres plus difficiles» pour les élèves de cinquième année.
Néanmoins, l’analyse du corpus d’ouvrages pour l’enseignement de la lecture en usage à cette époque12 met en évidence que l’apprentissage du mécanisme s’effectue sur des tableaux de lecture, les élèves pratiquant ensuite la lecture courante sur des romans adaptés à la jeunesse dans les cantons protestants (Tinembart 2015), ou encore sur des textes religieux (Bible et catéchismes) dans le canton de Fribourg. C’est une visée instructive qui prédomine alors, la lecture courante se pratiquant sur des textes au caractère encyclopédique, moralisant ou éducatif, permettant à l’élève d’acquérir des connaissances utiles à son éducation.
Les différentes autorités cantonales sont à la recherche active d’ouvrages répondant à cette visée. Le canton de Vaud organise tout au long du XIXe siècle une série de concours pour doter les maîtres d’ouvrages scolaires de lecture destinés à l’enseignement. Les programmes de concours permettent aux auteurs d’alors de connaître les attentes des autorités et aux chercheurs d’aujourd’hui de mieux saisir la conception de la lecture et de la littérature des divers acteurs de l’époque.
Ainsi, dans l’école primaire vaudoise, la première trace laissée par les autorités scolaires relative à une préoccupation liée à la littérature remonte au Programme des concours pour la publication de livres élémentaires(1840)13. En effet, il s’agit pour les futurs auteurs de «conduire les jeunes élèves à lire couramment un livre quelconque, en leur offrant des exercices gradués de prononciation, et des lectures progressives, en accord avec les premiers développements de l'intelligence des enfants» (p. 44), mais aussi de leur apporter «toutes les choses bonnes, utiles, propres à concourir au but de l’éducation populaire» (p. 50). De plus, «on ne se fera pas un point d'honneur de n'offrir que des morceaux neufs et originaux: les grands écrivains présentent des pages aussi bien appropriées aux besoins des élèves d'une école primaire qu'elles sont admirées par l'homme du goût le plus cultivé» (p. 53). Enfin, les futurs auteurs sont également encouragés à s’inspirer de la Chrestomathie (1829, 1e éd.) d’Alexandre Vinet14, car son ouvrage offre des «modèles pour la composition» aux écoles primaires. Cette recommandation dénote une influence de l’ordre secondaire sur le primaire, la Chrestomathie de Vinet étant, comme nous allons le voir, un ouvrage conçu pour les élèves du secondaire.
La seconde trace remonte au 25 janvier 1859. En effet, suite à l’expertise d’un ouvrage de lecture, le rapport du Département donne l’autorisation d’éditer l’opuscule bien qu’«on ne saurait lui trouver un mérite réel, ni au point de vue philosophique ou scientifique, ni au point de vue littéraire»15. Certes, il était conseillé aux potentiels auteurs d’ouvrages scolaires de s’inspirer d’«exemples puisés dans les meilleurs écrivains»16, mais c’est encore avant tout le caractère encyclopédique et progressif des textes contenus dans les ouvrages de lecture qui régit le choix des autorités.
Il s’avère que les représentations liées à ce que devrait contenir un ouvrage de lecture destiné à l’école primaire changent dans la décennie suivante. Une volonté institutionnelle de faire entrer la littérature dans les ouvrages scolaires primaires s’exprime alors. En 1865, les cantons romands organisent une seconde Commission intercantonale en vue d’adopter un ouvrage commun pour les degrés intermédiaires (9 à 12 ans) et supérieurs (12 à 15 ans) de la scolarité obligatoire. Cette dernière propose de choisir des textes de complexité progressive allant de courts récits au degré intermédiaire à des morceaux de genres divers, choisis notamment dans la littérature, au degré supérieur.
3.2. Entre Belles Lettres et littérature
Qu’en est-il au collège et au gymnase? L’analyse des programmes de ces deux institutions montre que les années 1850 se situent dans un entre-deux, où l’ancien côtoie le nouveau.
Jusqu’alors centré sur les humanités classiques, le curriculum du collège s’ouvre à des disciplines nouvelles, dont le français, qui s’autonomise par rapport aux langues anciennes et comprend une véritable progression. Ainsi, à Genève (programme de 1859), le jeune homme commence dans les petits degrés par la récitation de morceaux choisis «dans le Manuel»17, pour finir par des exercices de composition en lien avec des «exercices d’analyse grammaticale et littéraire de morceaux en prose et en vers». Ces derniers sont tirés des tomes 1 et 2 de la Chrestomathie de Vinet. De même, dans le canton de Vaud, le programme de «langue française» de 1853 commence dans les premiers degrés par la lecture d’ouvrages d’Histoire adaptés aux enfants18, pour aller vers la «lecture analytique» et la «lecture cursive» de morceaux de la Chrestomathie de Vinet (tome 1, puis 2, puis 3), avec en dernière année l’introduction du Cinna de Corneille. Il n’en demeure pas moins que la lecture de ces morceaux reste au service de la composition qui constitue la finalité de cet enseignement, en vue de l’entrée au gymnase sur lequel souffle cependant également un vent nouveau.
Au gymnase, le cours de rhétorique à Genève (programme de 1859) s’intitule «rhétorique et littérature française». Le programme, sur deux ans, est le suivant : rhétorique et histoire abrégée des principaux genres de prose et de poésie, exercices de composition française, récitation de morceaux choisis tirés du tome 2 de la Chrestomathie de Vinet et récitation de l’Art poétique de Boileau. De même, à Fribourg, les programmes du gymnase de l’Ecole cantonale19 de 1849 et 1857 prescrivent pour le cours de «langue française» le recours aux deux premiers volumes de la Chrestomathie de Vinet20, auxquels s’ajoutent quelques auteurs du XVIIe (Boileau, La Fontaine, Fénélon), utilisés comme supports pour l’«analyse»21, et pour les exercices constitutifs du cours de rhétorique –«étude de modèles» ou encore «essais oratoires».
Ainsi, bien que l’on reste dans un enseignement très imprégné par la rhétorique, l’omniprésence de la Chrestomathie de Vinet dans les programmes des collèges et gymnases des trois cantons inscrit ceux-ci sans conteste dans une ère nouvelle. Dans l’Avant-propos du tome 1 de sa Chrestomathie (1829a), Vinet annonce la singularité de son projet qu’il met en regard des Leçons de Littérature et de morale de Noël et Delaplace (1804-1805):
Aussi les morceaux qui composent le recueil de MM. Noël et Delaplace paraissent-ils avoir été destinés surtout à des exercices de mémoire et de déclamation ; et ils y conviennent parfaitement. [...] Nous voudrions une chrestomathie qui renfermât sinon des ouvrages, du moins des morceaux assez considérables pour qu’on y pût voir déployés une grande partie des procédés nécessaires pour la confection totale de l’ouvrage auquel ces morceaux appartiennent (Vinet 1829a : 8)
L’ouvrage de Noël et Delaplace est un manuel de rhétorique (Douay-Soublin 1997). La littérature, bien que présente dans le titre, est encore un synonyme de «Belles Lettres», dans la mesure où, comme le rappelle Chervel «elle n’est pas en prise sur des ‘œuvres’ ; elle n’a besoin que de morceaux choisis à titre d’illustrations [qui] n’ont pas vocation à être ‘expliqués’ au sens moderne du terme, mais à être appris par cœur et imités» (Chervel 2006 : 488-489).
Or, le projet de Vinet est tout autre, même si sa visée reste rhétorique, car au service d’une composition centrée sur l’elocutio qui «seule a du prix à nos yeux» (Vinet 1829a : 7). Son point de départ est en effet l’enseignement de la langue française et de la littérature, non pas en contexte francophone, mais en contexte germanophone. Il s’agit d’abord pour Vinet, qui enseigne à Bâle, de proposer à ses élèves d’apprendre le français en lisant et en traduisant des extraits issus des grands textes de la littérature française. Le tome premier, La Littérature de l’Enfance, est d’ailleurs accompagné d’un lexique français-allemand fait par un ami de l’auteur. Dans ce cadre «expliquer» signifie donc «traduire».
Comme le rappelle Rambert (1930) cependant, Vinet a aussi songé aux écoles françaises en élaborant son anthologie. Plaçant sa réflexion sur l’enseignement de la littérature «à la croisée d’une visée morale de l’éducation, d’une ambition progressiste de l’école et d’une attention patiente aux textes» (David 2017 : 12), Vinet a l’ambition de faire lire en classe les auteurs classiques du XVIIe, mais aussi certains auteurs contemporains «avec les soins attentifs et la précieuse lenteur qu’on apporte à celle des classiques anciens» (Rambert 1930 : 174). Vinet s’en explique lui-même dans la préface de la première édition du tome 2 intitulé Lectures pour l’adolescence:
On a lieu de s’étonner que la méthode suivie dans nos écoles pour la lecture des auteurs latins et grecs ne soit appliquée, avec les modifications convenables, à la lecture des classiques de la langue maternelle. [...] Les circonstances qui m’ont porté à faire usage de cette méthode dans l’enseignement de la littérature française à de jeunes étrangers m’ont fourni l’occasion de me convaincre qu’elle est applicable, dans ce qu’elle a d’essentiel, au cas de jeunes gens lisant sous la direction d’un maître les chefs-d’œuvre de leur propre langue. (Vinet 1829b : 1-2)
Dans cette première édition, il ne développe cependant pas sa propre méthode, mais invite les enseignants à recourir avec leurs élèves à la méthode de Rollin22.
La Chrestomathie de Vinet comprendra 30 rééditions successives jusqu’en 1930. Dès la deuxième édition de 1833, elle devient rapidement un «best-seller». Intéressons-nous à présent à ses contenus.
3.3. La Chrestomathie de Vinet
Vinet, passionné d’œuvres littéraires, a à cœur de rédiger une Chrestomathie dont les extraits sont tirés «des chefs-d’œuvre classiques» (Vinet 1829a : IX). Ceux-ci doivent permettre «d’apprendre à les imiter sous le triple rapport de la langue, du style et de la composition générale, en un mot sous le rapport de l’art d’écrire, tel que Buffon le concevait» (Vinet 1829a : IX). La première édition du Tome 1 de 1829 destinée aux collégiens de 12-14 ans se compose de neuf parties ayant pour titres : narrations fictives (6 extraits), biographies (4 extraits), histoire (7 extraits), voyages (3 extraits), descriptions (2 extraits), genre didactique (3 extraits), dialogues (8 extraits), lettres (4 extraits) et poésies réparties en fables (25 fables), narrations (6 extraits) et scènes (2 extraits). La plupart des auteurs23 sont présentés sous la forme d’une courte biographie.
Si Vinet sélectionne des morceaux, c’est parce qu’un ouvrage complet «est hors de proportion avec la capacité de l’enfant ou le degré de ses connaissances philosophiques» (Vinet 1829a : V). Cela évite aussi à l’instituteur de devoir lui-même choisir les extraits. Ceux qu’il propose sont courts (en moyenne dix pages pour les textes narratifs et descriptifs) car «dans la jeunesse, ce sont les détails qui nous frappent et nous séduisent ; des figures neuves, des images éblouissantes, des expressions originales nous paraissent l’essentiel de l’art d’écrire» (Vinet 1829a : VII). Le grand choix de lectures proposé peut être «coordonné à l’enseignement grammatical» (Vinet 1829a : VIII) et permet de «retrouver dans un morceau d’histoire la plupart des éléments du talent de l’historien, dans un morceau d’éloquence les principales conditions qui constituent l’orateur, et ainsi des autres genres» (Vinet 1829a : VIII). Enfin, les morceaux sont organisés afin que «la marche du facile au difficile, du simple au composé, y fût suivie autant que possible, soit à l’égard du style, soit à l’égard des idées» (Vinet 1829a : IX) ; pour ce faire, une table des matières particulière permet à l’enseignant de concevoir la progression entre les textes. Enfin, Vinet a porté son choix sur les écrivains «qui font autorité en fait de langage et de style» (Vinet 1829a : IX) et les «talents contemporains» dans le but de «présenter la langue française avec toutes les acquisitions qu’elle a faites jusqu’à nos jours» (Vinet 1829a : X).
Vinet ajoute à la seconde édition (1833) 26 nouveaux extraits dont neuf appartiennent à une nouvelle sous-partie intitulée «poésie lyrique». Ces ajouts concernent tous les thèmes, mais essentiellement les lettres et les fables. Sur les 114 extraits que contient la deuxième édition de la Chrestomathie, Tome 1, les auteurs sont essentiellement français (seulement quatre Suisses figurent parmi eux). Un tiers des textes sont de Fénélon, La Fontaine, Florian et Madame de Sévigné. Nous trouvons 48 extraits d’auteurs du XVIIe siècle, 33 extraits du XVIIIe siècle et 28 extraits émanent de contemporains de Vinet encore vivants, dont 15 ajoutés dans la deuxième édition. Cet ajout démontre que l’auteur s’informe des nouveautés littéraires de son époque et souhaite que son ouvrage reste d’actualité.
4. Littérature et disciplinarisation du «français» (1870-1910)
La période couvrant la fin du XIXe et le début du XXe siècle se caractérise par l’avènement des «Etats enseignants» (Hofstetter 2012) qui, suite à la Constitution fédérale de 1874, vont entériner l’obligation scolaire jusqu’à 15 ans. Cette obligation entraîne alors la création d’institutions et de filières au niveau secondaire, d’enseignement général, mais aussi professionnel. Il s’agit en effet d’une part de répondre aux besoins de l’industrie qui se développe en Suisse et qui requiert des ouvriers qualifiés, d’autre part de préparer une élite à l’entrée dans les universités et les écoles polytechniques qui sont créées à cette période.
Chaque canton institue de fait un système scolaire, avec un ordre secondaire, constitué d’un degré inférieur et d’un degré supérieur, et désormais articulé à l’ordre primaire. Cette première phase de démocratisation de l’enseignement (Hofstetter & Monnier 2015), qui se traduit par l’ouverture du secondaire à tous les publics d’élèves, entraîne de fait la mise au rebut officielle des humanités classiques, au profit de disciplines nouvelles, dont le «français». Cette dernière s’étend rapidement sur l’ensemble du système, entraînant progressivement la montée vers le secondaire de certains manuels de lecture conçus pour le primaire supérieur, ces derniers étant élaborés sur le modèle de la Chrestomathie de Vinet.
4.1. Vers l’explication de texte (littéraire) au primaire
L’enseignement de la lecture au primaire prend une autre dimension à partir des années 1870. Les trois dernières décennies du XIXe siècle voient en effet s’amplifier le processus de disciplinarisation du «français» amorcé dans les années 1850, processus qui se caractérise notamment par une articulation de la lecture et des éléments relatifs à la langue (grammaire, conjugaison, orthographe, vocabulaire) dans un dispositif dont l’aboutissement est la composition. Dans ce processus, en partie influencé par les proposition du Père Girard, pédagogue fribourgeois, le livre de lecture devient progressivement central24, comme l’illustre ce propos tenu dans l’Educateur :
Le livre de lecture doit donc devenir désormais le point de départ, le centre de l’enseignement de la langue maternelle comme cet enseignement lui-même doit être le centre des études primaires. C’est à l’étude raisonnée du livre de lecture, que doit se rapporter le résumé grammatical ; c’est sur ce livre de lecture, que doit se régler aussi le cours de style et enfin le cours de composition. (Bourqui 1870 : 336)
Au niveau des prescriptions, on observe une diversification des formes de lecture : à la lecture courante est ainsi ajoutée la lecture expressive25 et le «compte rendu» évolue progressivement vers l’explication, processus qui s’achèvera avec l’avènement de la lecture expliquée dans les premières décennies du XXe siècle.
En continuité avec les prescriptions des années 1850-1860, le compte rendu s’inscrit tout d’abord dans le paradigme de la lecture instructive et morale. Ainsi, le règlement scolaire fribourgeois de 187626 préconise, pour le deuxième cours (élèves de 10-12 ans), d’effectuer le compte rendu «par le moyen d’interrogations de plus en plus générales et propres à orner la mémoire de l’enfant de connaissances utiles et à diriger son éducation morale» (Règlement pour les écoles primaires du canton de Fribourg, 1876). La visée morale de la lecture perdure ainsi jusqu’à la fin du XIXe siècle, comme en témoignent également les prescriptions vaudoises de 1899 : «Sujets en rapport avec les autres leçons. Analyse du contenu, énoncé des faits principaux, comparaison ; préceptes moraux et applications pratiques. Récitation de morceaux choisis» (Plan d’études pour les écoles enfantines et les écoles primaires du canton de Vaud, 1899, degré intermédiaire 2e année).
Cependant, tout en s’inscrivant dans la continuité des pratiques en place, le compte rendu s’oriente progressivement vers la compréhension du texte pour lui-même. On trouve ainsi dans le Programme prescrit pour les écoles primaires du canton de Fribourg de 1886 : «compte-rendu par le moyen d’interrogations de plus en plus générales et de nature à obtenir l’expression claire et correcte des principales idées du texte» pour le premier cours du degré supérieur ; «compte-rendu libre et constituant le résumé oral et correct des idées renfermées dans le texte» pour le deuxième cours du même degré. Le compte rendu s’y effectue essentiellement oralement: d’abord à partir des interrogations du maître, puis librement. Bien que les prescriptions varient en fonction des cantons, une tendance commune semble se dégager : une partie de l’explication porte sur le vocabulaire et la grammaire, une autre partie est consacrée à la compréhension du texte (dégager l’idée générale, énoncer les faits principaux, rechercher le plan, etc.).
Enfin, les mentions relatives aux supports sont très succinctes dans les programmes : morceaux simples (pour les petits degrés), prose et poésie pour la récitation. Cette période voit cependant la parution de deux livres de lecture qui, comme nous allons le voir, annoncent l’entrée des textes littéraires au primaire.
4.2. Un ouvrage primaire et secondaire
En 1865, les cantons romands organisent une Seconde Commission intercantonale en vue d’adopter un ouvrage commun pour les degrés intermédiaires (9 à 12 ans) et supérieurs (12 à 15 ans) de la scolarité obligatoire. Cette dernière propose de choisir des textes de complexité progressive allant de courts récits au degré intermédiaire à des morceaux de genres divers au degré supérieur, choisis notamment dans la littérature. Les premiers livres de lecture adoptés par la Suisse romande (Renz 1871 ; Dussaud & Gavard 1871) en sont de parfaits exemples.
Le Livre de lecture à l’usage de la Suisse romande, degré supérieur de Dussaud et Gavard27 (1871) est destiné à la fois aux degrés supérieurs de l’école primaire vaudoise et genevoise. Les courts morceaux choisis par les auteurs, tous deux enseignants, sont numérotés et regroupés par thématiques qui se répartissent en neuf parties28: histoire naturelle (120 extraits descriptifs dont une moitié est anonyme), descriptions et voyages (16 récits), histoire (15 morceaux), biographies (huit portraits), anecdotes, traits moraux, caractères (21 extraits), style épistolaire (10 extraits de lettres), dialogues en prose (trois extraits de pièces théâtrales), dialogue en vers (trois extraits) et poésie narrative et lyrique (31 extraits).
Force est de constater que les thèmes de science naturelle prennent une grande place dans cet ouvrage annonçant la «leçon de chose», tout en offrant cependant également une place importante à la littérature de Suisse romande (Schneuwly & Darme 2015 ; Gabathuler 2017). Il y a en effet 32 textes d’écrivains suisses essentiellement vaudois et genevois (Agassiz, Vuillemin, Monnard, Porchat ou Töpffer) contre 75 auteurs français. Parmi eux, nous retrouvons certains auteurs déjà présents dans la Chrestomathie de Vinet (1833)29 (Fénélon, Florian, La Fontaine, Molière, Voltaire, Montesquieu, Chateaubriand ou Buffon). Fribourg renonce dans un premier temps à utiliser ce livre de lecture à l’école primaire, mais décide d’en éditer une adaptation en 1882. Celle-ci se divise alors en deux parties clairement identifiées, la partie scientifique et la partie littéraire, dont :
Les morceaux ne sont point choisis au hasard. Ils forment un petit cours de composition donnant des modèles de tous les genres de style, en même temps qu’une histoire littéraire, très succincte sans doute, mais bien suffisante pour les élèves auxquels ce livre est destiné. (Dussaud & Gavard adapté par Fribourg 1882 : 7)
Par l’observation de ces deux éditions, nous pouvons relever un processus de sédimentation : une grande part des auteurs choisis par Vinet (1833) sont repris par Dussaud et Gavard (1871); l’ouvrage propose ainsi une histoire de la littérature adaptée à l’âge des élèves, mais sur le modèle proposé dans le secondaire supérieur qui reste au service de l’enseignement de la composition selon le modèle rhétorique. Les textes sont numérotés, classés par catégories et organisés selon leur complexité.
4.3. Un corpus littéraire au service de nouvelles finalités
L’articulation progressive des degrés inférieurs et supérieurs du secondaire facilite la mise en place d’un «français» unifié sur l’ensemble du secondaire, qui va se caractériser avant tout par un corpus littéraire spécifique. En effet, contrairement à la période précédente où les enseignants s’appuient très largement sur la Chrestomathie de Vinet, le dernier tiers du XIXe siècle peut être considéré comme un moment clé dans l’élaboration de ce qu’on entend aujourd’hui par «littérature» en classe de français.
L’analyse des programmes du Collège cantonal de Vaud (1877, 1891) et des degrés inférieurs du Collège de Genève (1877, 1889) montre que, outre l’ouvrage de Dussaud et Gavard (1871) introduit dans les premiers degrés, la Chrestomathie de Vinet continue à être présente dans les derniers degrés30. Avec l’ouverture du secondaire à un nouveau public d’élèves, le nombre de classe augmente et l’utilisation d’un manuel qui a fait ses preuves permet de garantir une certaine harmonisation dans les pratiques.
Il n’en est cependant pas de même au secondaire supérieur, où les anthologies tendent à disparaître au profit d’une liste d’auteurs et de textes, élaborée par les enseignants eux-mêmes. Très succincts dans le dernier tiers du XIXe, et limités aux œuvres travaillées en classe de français, ces inventaires s’étoffent au tournant du XXe siècle pour devenir de véritables listes qui comprennent deux sections: les lectures à faire en classe, et –pratique nouvelle– un choix de lectures à domicile:
Les lectures faites à domicile et contrôlées en classe ne sont pas tout à fait une innovation. La plupart de nos établissements possèdent une bibliothèque où les élèves puisent abondamment. Ils continueront, espérons-le. Mais on veut qu’il y ait un plan de lecture graduée, commençant par des morceaux choisis et continuant par des fragments plus étendus des grands écrivains, par des pièces de théâtre, par des morceaux de poésie caractéristiques, de façon que l’enseignement de la littérature, venant à son heure, s’appuie sur des souvenirs précis, sur la connaissance de quelques textes. (Plan d’études pour les collèges et gymnases du canton de Vaud 1910 : 7-8)
Ce phénomène est particulièrement visible dans le programme du Collège de Genève de 1900 (cf. Annexe 1). Le corpus des lectures en classe, tout en conférant une large place aux auteurs du XVIIe siècle –Corneille, Racine, Molière, mais aussi Boileau, Fénélon et Bossuet– est organisé désormais selon une progression chronologique, qui va de la Chanson de Roland aux auteurs du XIXe (Chateaubriand, Musset, Gautier). Ce corpus sert avant tout de support au cours d’histoire de la littérature qui figure désormais à l’épreuve orale de maturité, laquelle comporte trois parties : grammaire française, histoire de la langue française et histoire de la littérature française31.
Le choix des textes proposés en lecture à domicile fait, quant à lui, état d’une sédimentation des pratiques. Ce corpus garde en effet des traces des Belles Lettres, avec une large place donnée aux textes historiques et rhétoriques du XVIIe siècle (Dialogues sur l’éloquence de Fénélon). Pourtant, au sein de cette continuité, le corpus comprend également une très large sélection de textes d’auteurs du XIXe, et offre une place de choix à la nouvelle, avec notamment Les Lettres de mon Moulin et Contes du lundi d’Alphonse Daudet, et au roman, avec par exemple François le Champi et La Mare au Diable de George Sand. Par ailleurs, les auteurs suisses romands (Eugène Rambert), voire genevois (Victor Cherbuliez, John Petit-Senn, Marc Monnier, Rodolphe Töpffer), sont largement représentés, dans la ligne directe du corpus proposé dans le Dussaud et Gavard (1871). On trouve ainsi des poètes, mais aussi des scientifiques (Horace Bénédict de Saussure) et des philosophes (Charles Secrétan).
Autrement dit, on sort avec ce double corpus du paradigme rhétorique où le texte littéraire est là pour être appris par cœur et imité, même si ce dernier perdure à titre résiduel. La lecture de ces textes, en classe ou à domicile, obéit désormais à de nouvelles finalités : l’acquisition d’une culture littéraire large, qui n’est cependant pas détachée de la construction d’une identité helvétique.
En 1911, Henri Mercier32 n’hésite pas à placer la Suisse romande en avance sur la France dans l’élaboration d’un corpus littéraire spécifique au «français» : «dans notre pays, nous n’avons pas certes attendu jusqu’en 1880 pour autoriser les Provinciales, pour donner un laisser-passer à Victor Hugo» (Mercier 1911 : 195). Il n’en demeure pas moins que l’ouverture du corpus aux auteurs modernes ne fait pas l’unanimité au sein du corps enseignant, comme le met en évidence cet article de Charles Favez33, publié la même année dans la Gazette de Lausanne, et qui porte le débat sur la place publique :
Dans l’étude faite au Collège et au Gymnase des grands écrivains français, M. Sensine34, comme M. Bouvier35, donne la préférence à ceux du XIXe siècle, parce, dit-il, que les grands maîtres du siècle de Louis XIV, «tout remarquables qu’ils sont, ont le défaut, au point de vue pédagogique, d’exprimer une autre âme que la nôtre et de parler une langue que nous n’employons plus, tandis que ceux du XIXe expriment notre vie, notre âme, et emploient vraiment notre idiome moderne». Je demande au distingué professeur la permission de discuter ici cette idée. […] A notre époque […] quoi de plus actuel que le caractère de Phèdre ou celui d’Oreste? […] Ce n’est pas tout : il y a encore la langue. […] Certes, personne n’admire plus que moi la prodigieuse invention verbale de Victor Hugo […]. Mais pour la pureté de la langue, il me paraît cependant qu’il faut donner la préférence aux écrivains du siècle de Louis XIV. (Favez 1911).
Au cœur du débat en réalité, la langue : faut-il privilégier les auteurs du XVIIe siècle, qui incarnent un certain idéal de la langue française, ou plutôt les auteurs du XIXe, qui s’expriment avec la même langue que les élèves? Et si l’on maintient les classiques du XVIIe siècle, ne doit-on pas imaginer de nouveaux exercices permettant aux élèves, toujours plus nombreux avec la création d’un secondaire pour tous, de comprendre ces textes, dont la langue n’est plus la leur?
5. De la lecture expliquée à l’explication de texte (1910-1930)
Le début du XXe siècle est marqué par la stabilisation des systèmes scolaires cantonaux qui va de pair avec la stabilisation des disciplines scolaires. Ainsi, le «français» s’organise désormais autour de composantes – grammaire, littérature, lecture, composition – et d’exercices spécifiques. C’est dans ce contexte qu’apparaît un nouvel exercice de lecture – la lecture expliquée – qui va s’étendre sur le primaire et le secondaire.
5.1. Avènement de la lecture expliquée au primaire
A partir des années 1920, l’orientation donnée à la lecture dans le dernier tiers du XIXe siècle s’affirme et se stabilise. Elle se caractérise notamment par la place centrale du texte littéraire dans la composante lecture et la lecture expliquée36 comme exercice phare au primaire (voir également les analyses de Schneuwly & Darme 2015).
Ainsi, en adéquation avec les recommandations figurant dans les préfaces des livres de lecture, les prescriptions recentrent clairement les exercices d’explication sur le texte littéraire. A titre anecdotique, mais révélateur de ce mouvement au niveau romand, on voit apparaître dans la partie pédagogique de l’Educateur une rubrique «Texte littéraire». En outre, on observe l’entrée du terme littéraire, jusqu’ici absent des prescriptions37, dans les programmes des trois cantons parus dans les années 1920-193038. Enfin, on y note l’apparition de la «lecture expliquée»39, qui résulte de la progressive stabilisation des exercices d’explication et de comptes rendus prescrits dès le dernier tiers du XIXe siècle.
Cette nouvelle forme de lecture a été amorcée dans différents articles spécialisés parus dans les revues pédagogiques dans les années 1910, à l’instar de La lecture expliquée par Henri Mercier (1911) et Comment et pourquoi donner des leçons de lecture expliquée par Henri Duchosal40 (1918). Fait significatif de l’articulation entre le primaire et le secondaire, ces deux écrits sont rédigés par des enseignants du secondaire. Celui de Duchosal est même une adaptation pour le primaire supérieur d’un article que ce dernier a publié dans l’Educateur en 1917 pour le secondaire inférieur:
Pensant que notre article sur la lecture expliquée paru dans L’Educateur, au mois de février 1917, et destiné aux établissements d’instruction secondaire, pourrait être aussi de quelque utilité pour les écoles primaires, le Département de l’Instruction publique a bien voulu nous demander de l’adapter à ce degré de l’enseignement en le simplifiant et en le faisant suivre d’exemples concrets qui lui donneraient un caractère pratique (Duchosal 1918 : Avant-propos).
De ces articles se dégagent quelques traits fondamentaux de la lecture expliquée au primaire. Ainsi, pour Mercier, une première phase de l’explication devrait être centrée sur le vocabulaire : «Un autre service de ces premières lectures expliquées devrait être d’enrichir le vocabulaire, le vocabulaire concret s’entend, encore si pauvre» (Mercier 1911 : 199). L’explication devrait être ensuite consacrée à l’étude du plan et à la compréhension des idées contenues dans le texte. La marche à suivre proposée par Duchosal (1918) est différente de celle de Mercier, mais on y retrouve les mêmes composantes, à savoir un travail sur le fond et un travail sur la forme (comprenant la grammaire en sus du vocabulaire). L’ordre des étapes est le suivant:
1. lire le morceau
2. donner le sujet du morceau et préciser le but de l’auteur
3. retrouver le plan
4. expliquer les idées du texte
5. discuter la valeur de celles-ci
6. dégager les caractéristiques formelles du morceau avec une centration sur le vocabulaire et la grammaire
7. procéder au compte rendu, soit à la synthèse de l’explication.
A noter que ce compte rendu pour Duchosal doit être effectué par un élève, les autres étapes de la leçon devant être réalisées sous la forme d’une leçon dialoguée entre maître et élèves.
Dans les prescriptions du primaire toutefois, il n’est pas aussi aisé de saisir en quoi consiste la lecture expliquée dans le détail ni la manière de procéder. En effet, certaines préconisations figurant dans les programmes restent assez vagues, à l’instar des exemples suivants : «Étude élémentaire du contenu et de la forme» (Guide et plan d’études de l’enseignement primaire dans le canton de Fribourg, 1932, degré moyen) ; «Remarques littéraires élémentaires» (Plan d’études pour les écoles primaires du canton de Vaud, 1926 : degré supérieur). Qui plus est, on relève la persistance d’une dimension morale, présente cependant explicitement chez Duchosal (1918), dans le programme fribourgeois de 1932 : «Exciter et développer le goût de la lecture saine et réconfortante par des lectures faites par le maître de pages littéraires et morales captivantes [...]» (p. 32).
5.2. Une nouvelle génération d’ouvrages de lecture
Si la littérature devient prépondérante dans les manuels de lecture au primaire comme au secondaire, désormais, c’est le type de littérature à privilégier qui sera discuté. En 1893, Le Département de l’Instruction publique et des cultes vaudois mandate Louis Dupraz et Emile Bonjour41 pour rédiger deux ouvrages afin de remplacer le Renz (1871) et le Dussaud et Gavard (1871). Non seulement les autorités vaudoises se désolidarisent des autres cantons romands, mais demandent en outre aux auteurs de faire une large place à la littérature nationale. Deux nouveaux ouvrages sont édités : le Livre de lecture à l’usage des écoles primaires. Degré supérieur (Dupraz & Bonjour 1895) et le Livre de lecture à l’usage des écoles primaires. Degré intermédiaire (Dupraz & Bonjour 1903).
Ces deux livres de lecture annoncent un changement quant aux morceaux choisis qui se confirme dans la seconde édition de l’opuscule destiné au degré supérieur (Dupraz & Bonjour 1899, 2e éd.). L’ouvrage comporte désormais un quart de textes d’auteurs suisses, dont la plupart sont francophones, et sept traductions. Nous constatons également que les textes descriptifs sur les sciences naturelles disparaissent au profit de textes littéraires dont le thème est la nature. Enfin, les morceaux choisis traitent de thématiques proches de l’environnement de l’enfant et de l’adolescent, ce qui permettrait, selon les auteurs, d’inscrire leur apprentissage dans leur quotidien (Tinembart 2018).
Dix ans plus tard, Dupraz et Bonjour, en collaboration cette fois-ci avec Henri Mercier, rédigent une Anthologie scolaire (1908) destinée aux collèges secondaires et aux écoles primaires supérieures (élèves de 13 à 15 ans) et adoptée par le canton de Genève. Cette anthologie comporte 259 extraits de textes répartis en dix parties. Non seulement elle contient des auteurs qui ne figurent pas dans le livre de lecture écrit pour les écoles primaires (Fénélon, Stendhal, Zola, Descartes, Flaubert, Flammarion, Montaigne, La Bruyère, Musset, etc.), mais une partie «études littéraires» et une partie «théâtre» sont intégrées. Dans la première, les élèves apprennent les caractéristiques de la langue française, les particularités de l’orthographe et de la ponctuation. Dans la seconde, ils font entre autres la connaissance de Corneille et retrouvent Racine et Molière. Enfin, l’ouvrage se termine par 26 pages regroupant des biographies succinctes des 159 auteurs présents dans ce manuel.
A la mort de Dupraz, Bonjour édite deux nouveaux manuels : Lectures à l’usage des écoles primaires : degré intermédiaire (1925) et Lectures à l’usage des écoles primaires : degré supérieur (1931). Les morceaux choisis abordent des thématiques qui concernent encore davantage les élèves telles que l’observation des animaux, les récits d’aventure, les qualités et les défauts, la vie quotidienne, etc. Celles-ci répondent plus aux intérêts des enfants et à leurs goûts personnels. L’influence de l’École nouvelle42 pourrait expliquer ce changement. La plupart des morceaux choisis écrits par des auteurs français ne figurent pas dans les ouvrages précédents de Bonjour. Celui-ci fait également entrer de nouveaux auteurs suisses tels que Maurice Porta, René Morax, Gonzague de Reynold ou encore Charles Ferdinand Ramuz. Sont également privilégiés les auteurs contemporains (sur les 244 textes présents dans l’ouvrage, 93 auteurs sont nés au XIXe siècle et 41 au XXe siècle). Le livre de lecture n’est désormais plus encyclopédique, mais il offre une grande diversité littéraire. Il propose ainsi des textes proches du vécu de l’enfant et ses extraits proviennent de la littérature suisse et française.
En 1910, Henri Mercier résume bien ce renouveau dans les ouvrages de lecture : «Gardons ce qui est substantiel en littérature, en morale, en histoire. Préoccupons-nous de la vie. Ornons les esprits, mais tâchons d’abord de les faire réalistes et pratiques» (Mercier 1910 : 90-91) ; «[…] Le manuel, lui aussi, s’est mis au ton du jour. Il suit le mot d’ordre : “Tout par les textes !”» (Mercier 1910 : 94).
5.3. De l’institutionnalisation de l’explication de texte au secondaire
Les années 1910-1920 peuvent être considérées pour le secondaire comme le moment clé où le «français» devient une discipline organisée désormais autour de trois piliers : un corpus littéraire spécifique et deux exercices progressivement placés à égalité. Il s’agit de la dissertation, présente dans les programmes dès la fin du XIXe, et de l’explication de texte, qui entre dans les pratiques à cette période, non sans débats cependant, comme le laisse entendre Mercier:
L'explication française, officiellement instituée partout ou peu s'en faut, n'est-elle qu'un vain ornement sur la façade des programmes? Est-ce une expression creuse et sonore? N'est-ce pas plutôt le bon sens même et une pièce essentielle de l'enseignement? Des livres excellents, de nombreux articles, des discussions courtoises ou vives nous prouvent l’intérêt, l’importance et la nouveauté de ce sujet. Oui, sa nouveauté. (Mercier 1911 :198)
Sur la scène romande en effet, si les pédagogues s’accordent sur la nécessité de travailler à partir de morceaux tirés d’anthologies, les approches pour aborder ceux-ci diffèrent. Ainsi, Bouvier, dans une conférence adressée aux futurs ou jeunes maîtres de français en 1910 à Zurich, défend la «lecture analytique», qu’il centre sur les auteurs du XIXe, et qu’il distingue de «l’explication française» (Bouvier 1910 : 16). Sa méthode, expérimentée à l’Université de Genève dans son séminaire de français moderne, est envisagée ici au niveau secondaire, pour «un maître idéal et un élève idéal, affranchis de la surveillance administrative et du souci des examens» (Bouvier 1910 : 2). Celle-ci s’organise autour de deux questions : «qu’est-ce que l’auteur a voulu faire? Par quels moyens l’a-t-il réalisé?» (Bouvier 1910 : 12). Son but? «Faire saisir à notre élève l’individualité de chaque écrivain» (Bouvier 1910 : 10).
Mercier (1911), quant à lui, prône la lecture expliquée selon la méthode proposée par Ch.-M. Des Granges43 dans son manuel Morceaux choisis des auteurs français du Moyen-Âge à nos jours préparés en vue de la lecture expliquée de (1910/1920). Celle-ci comprend les étapes suivantes : replacer, s’il y a lieu, le morceau dans l’ensemble dont il a été détaché ; le lire à haute voix, établir son plan; le commenter phrase par phrase sans tomber dans la paraphrase, en s’arrêtant sur la propriété des termes et sur les figures de style ; terminer par une conclusion philosophique et morale. Mercier précise néanmoins : «Y a-t-il pour expliquer un auteur français une seule méthode? Non pas. Qui ne sent qu’on ne commente pas Boileau comme Lamartine. […] Cela dépend aussi de la préparation de l’élève» (Mercier 1911 : 204).
C’est la lecture expliquée qui l’emporte. Présente dans les programmes du collège de Genève dès 1914 au secondaire inférieur, celle-ci se répand dès 1918 au secondaire supérieur et, comme nous l’avons vu, au niveau du primaire supérieur, suite à des propositions pédagogiques publiées au niveau romand (Duchosal 1918). Corollairement, alors que la fin du XIXe se caractérise au niveau de la voie gymnasiale par une absence des manuels, dès les années 1920, le manuel de Ch.-M. Des Granges (1910/1920) est cité dans les programmes aussi bien à Genève (1925) qu’à Fribourg (1926). Cela est d’autant plus intriguant qu’à Fribourg, on reste au secondaire dans un enseignement de la «langue française» très influencé par la rhétorique, centré dans les petits degrés sur la grammaire et qui aboutit en dernière année à la «rhétorique» avec, comme exercices, le discours, les analyses et critiques littéraires et les plaidoyers.
Le choix de l’anthologie de Des Granges, loin d’être le produit du hasard, signe en réalité une ère nouvelle dans l’enseignement du «français» en Suisse romande. Cette anthologie est en effet prescrite dans la voie gymnasiale en lien avec le cours d’histoire de la littérature qui procède désormais par siècles : Moyen-Âge et XVIe siècle en 1e année, XVIIe siècle en 2e, XVIIIe siècle en 3e et XIXe siècle en 4e. Contrairement aux anthologies précédentes, celle de Des Granges a en effet l’avantage de proposer une série de morceaux d’auteurs allant du Moyen-Âge à 1900, classés par siècles, et à l’intérieur de chaque siècle, par genres. Mais surtout, comme le relève un critique belge de l’époque, «cette anthologie est particulièrement intéressante pour les professeurs, car plus de vingt textes commentés donnent des modèles d’explication littéraire et constituent une véritable méthode» (Hombert 1932), plaçant de fait le texte littéraire au centre de l’enseignement du «français».
L’institutionnalisation de la lecture expliquée sur l’ensemble du secondaire en Suisse romande semble donc s’opérer plus tardivement qu’en France où «c’est […] des premières années du XXe siècle que date la pratique régulière de l’explication française dans les classes» (Chervel 2006 : 531). Elle se réalise in fine par le biais de l’épreuve orale de maturité qui devient, dans les années 1920, une «explication de texte»44, aux côtés de l’épreuve écrite de français, qui est une «composition sur un sujet littéraire ou scientifique», soit une dissertation45. Avec cette nouvelle épreuve, l’interprétation des morceaux littéraires va alors s’imposer dans les pratiques, au point de devenir «à l’école secondaire, la branche la plus importante de l’enseignement du français» (Robadey 1933 : 193).
6. Conclusion
Que retient-on de ce parcours historique? Dans les classes de Suisse romande, il apparaît que l’avènement du texte littéraire en «français» s’opère entre la fin du XIXe et le début du XXe siècle, en lien avec la disciplinarisation du «français» au primaire et au secondaire. A l’intérieur de ce processus cependant, le modèle rhétorique perdure dans les pratiques sous forme de traces, et ce dans les trois cantons, même si les cantons protestants de Genève et de Vaud apparaissent comme plus avant-gardistes que Fribourg. En tant que canton catholique, ce dernier continue en effet sur cette période à privilégier les manuels français du XIXe siècle, au détriment de ceux édités sur la scène romande par les cantons protestants.
Dans les grandes lignes du processus que nous avons retracé, la Suisse romande ne se distingue pas de la France vers laquelle les professeurs de l’époque se tournent largement pour repenser leurs pratiques. Rollin, Des Granges, pour ne citer que quelques noms, constituent en effet des références incontournables pour les pédagogues romands. Cependant, cette histoire comprend des spécificités liées notamment au fait que la Suisse est constituée de plusieurs régions linguistiques, dans lesquelles le «Français» a le statut, soit de langue maternelle, soit de langue étrangère. La Chrestomathie de Vinet est emblématique de la circulation des idées pédagogiques entre les cantons suisses, mais aussi entre les pays à cette période. L’originalité de cette anthologie –lire les auteurs de langue française en suivant la méthode utilisée alors pour les auteurs de l’Antiquité– tient au fait qu’elle est prévue au départ pour l’enseignement de la langue et de la littérature française à Bâle (canton germanophone). Or, elle va non seulement s’imposer dans l’ensemble du secondaire en Suisse romande, mais elle sera également imprimée en France et en Belgique.
Par ailleurs, cette étude montre que les professeurs du secondaire, dont certains ont été au début de leur carrière instituteurs, ont joué un rôle majeur dans l’avènement du texte littéraire à l’école. Ce sont eux qui façonnent les contours de la littérature française dans les classes de Suisse romande, et qui élaborent de nouveaux exercices pour lire, comprendre et interpréter ces textes, selon une progression qui va du primaire à la fin du secondaire supérieur. Ainsi, au primaire, les auteurs contemporains sont plus présents qu’au secondaire où, dès le début du XXe siècle, l’approche de la littérature est désormais chronologique, allant du Moyen-Âge au XIXe siècle. De plus, au primaire, les morceaux choisis sont également plus proches de l’enfance au niveau des thèmes abordés. Corollairement, la manière d’approcher ceux-ci s’inscrit dès les années 1920 dans une progression, qui va de la lecture expliquée de type littérale (axée sur le vocabulaire et la grammaire) au primaire à l’explication de texte qui laisse une large place au commentaire (axé sur les figures de style et visant à dégager le style particulier de l’auteur) au secondaire supérieur.
Les choix qui ont été faits par les acteurs du système scolaire à cette période ont été décisifs. Ils constituent encore la base de la discipline «français» aujourd’hui. Dans les Directives pour l’examen suisse de maturité (2012), il est en effet précisé que, pour le «français» langue première, le candidat sera évalué par le biais d’une épreuve écrite, soit une dissertation, et d’une épreuve orale, soit une analyse d’un extrait tiré d’une œuvre littéraire. Cependant, aussi bien au secondaire qu’au primaire, les plans d’études ne prescrivent pas un corpus littéraire précis, se limitant à des indications en ce qui concerne les genres à travailler et les siècles à couvrir pour chaque année. Le choix de telle ou telle œuvre et la manière de la travailler en classe relève de l’expertise de l’enseignant. Ce dernier, comme ceux d’hier, contribue ainsi, à son échelle, à la définition de ce qu’est la littérature scolaire aujourd’hui.
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Canton de Genève
Programmes de l’enseignement primaire (1852, 1875, 1889 1912, 1923) : Bibliothèque de Genève (BGE).
Programmes d’enseignement du Gymnase (1848-1886) : BGE.
Programmes d’enseignement et plans d’études du Collège de Genève (1855, 1877, 1889, 1900, 1925) : BGE.
Canton de Fribourg
Programmes et plans d’études pour l’enseignement primaire (1886, 1899, 1932) : Office du matériel scolaire Fribourg, Bibliothèque cantonale et universitaire de l’Etat de Fribourg (BCUEF).
Règlement pour les écoles primaires du canton de Fribourg (1850, 1876) : Archives d’Etat de Fribourg.
Programme général des cours de l’école cantonale de Fribourg (1848, 1856) : BCUEF.
Programme des études du collège et du lycée de Fribourg et de l’école normale d’Hauterive (1871) : BCUEF.
Programme des études du collège Saint-Michel (1887, 1926) : BCUEF.
Canton de Vaud
Catalogue des élèves du collège cantonal et de l’école préparatoire. Objets d’enseignement. (Année scolaire 1853-1854). Lausanne : Imprimerie Pache-Simmen.
Plan d’études pour l’enseignement primaire (1868, 1899, 1926) : Archives cantonales vaudoises (ACV)
Plan d’études général pour les collèges et les gymnases, ainsi que pour les écoles supérieures de jeunes filles du canton de Vaud (1910) : ACV.
Programme des cours du Collège cantonal (1877, 1890) : ACV.
Annexe 1 : Contenus des parties qui composent le Livre de lecture à l’usage de la Suisse romande, degré supérieur de Dussaud et Gavard (1871)
- Histoire naturelle comprenant la zoologie, l’étude des animaux (mammifères, oiseaux, reptiles et batraciens, poissons, insectes, mollusques, crustacés, zoophytes), la botanique (fleurs, herbes, arbres, arbres exotiques, arbustes) et l’industrie (machine à vapeur, imprimerie). De nombreuses illustrations accompagnent ces textes descriptifs. Parmi les 120 extraits, 23 sont d’Adam Vuillet et 20 de Milne-Edwards. La moitié sont anonymes.
- Descriptions et voyages qui reprend 16 récits d’auteurs différents, mais parmi lesquels nous retrouvons huit descriptions de voyages en Suisse.
- Histoire qui contient 15 morceaux dont « Regulus » de Chateaubriand déjà présent dans la Chrestomathie de Vinet. Là encore, la moitié des textes concerne l’histoire suisse.
- Biographies : parmi les huit portraits, certains mettent notamment à l’honneur deux pédagogues suisses (Pestalozzi et le père Grégoire Girard de Fribourg), mais également un inventeur (Jean-Marie Jacquard), un géologue (Esther de la Linth), un général d’empire (Antoine Drouot)
- Anecdotes-traits moraux-caractères : 21 extraits hétéroclites au niveau des sujets composent cette partie. Parmi eux figurent quatre textes de Fénélon et deux de La Bruyère.
- Style épistolaire : Mme de Sévigné côtoie Racine, Voltaire, Rousseau, Constant et Montesquieu, mais d’autres comme Joseph Joubert ou Paul-Louis Courrier sont également présents.
- Dialogues en prose sont constitués de trois extraits de théâtre dont un de Molière (Don Juan) et deux de Brueys et Palaprat (Patelin).
- Dialogues en vers au nombre de trois dans lesquels figure également Molière (Tartuffe), un extrait d’Edmé Boursault (Le Mercure Galant) et Petit-Senn.
- Poésie narrative et lyrique : sur les 31 extraits, il n’y a que trois fables de La Fontaine et deux de Florian. Par contre, nous trouvons deux textes de Lamartine et deux de Hugo.
Annexe 2 : La littérature prescrite en « français » dans la voie gymnasiale à Genève, 1900
Alexandre Gavard (1845-1898): régent, puis professeur du collège, cet homme politique genevois sera désigné conseiller d’Etat en charge du Département des travaux publics, puis du Département de l’Instruction publique.
Louis Dupraz (1852-1920) : instituteur, puis maître de français au collège de Payerne, il complète sa formation en Lettres à Paris. Il est désigné professeur de français à l’école supérieure de jeunes filles de Lausanne en 1881. En 1893, il est nommé chef bibliothécaire à la Bibliothèque cantonale et universitaire. Il en devient le directeur en 1898.
[Page Web]. URL : https://data.bnf.fr/14301685/charles-marc_des_granges/
Pour citer l'article
Anouk Darme-Xu, Anne Monnier & Sylviane Tinembart , "L’approche historico-didactique pour penser l’avènement du texte littéraire dans l’enseignement du français (Suisse romande, 1850-1930)", Transpositio, n°2 La circulation des savoirs: entre recherches et pratiques enseignantes, 2020http://transpositio.org/articles/view/l-approche-historico-didactique-pour-penser-l-avenement-du-texte-litteraire-dans-l-enseignement-du-francais-suisse-romande-1850-1930
Voir également :
La lecture littéraire professionnelle : une configuration dynamique de textes de lecteurs
Le concept de « texte du lecteur » est aujourd’hui assez usuel dans le champ de la didactique de la littérature. Nous interrogerons ici son intérêt et sa pertinence pour décrire les séances de littérature dès lors que les cadres théoriques mobilisés croisent ceux de la didactique de la littérature avec l’analyse de l’activité, de la vidéoformation (Barbier & Durand 2003 ; Flandin, Leblanc & Muller 2015), de la didactique professionnelle (Pastré 2011 ; Bucheton & Soulé 2009).
La lecture littéraire professionnelle : une configuration dynamique de textes de lecteurs
Le concept de «texte du lecteur» est aujourd’hui assez usuel dans le champ de la didactique de la littérature. Nous interrogerons ici son intérêt et sa pertinence pour décrire les séances de littérature dès lors que les cadres théoriques mobilisés croisent ceux de la didactique de la littérature avec l’analyse de l’activité, de la vidéoformation (Barbier & Durand 2003 ; Flandin, Leblanc & Muller 2015), de la didactique professionnelle (Pastré 2011 ; Bucheton & Soulé 2009).
Ce questionnement s’appuie sur un projet de recherche, «Du texte à la classe» (projet TALC1), qui entend documenter les pratiques effectives et ordinaires de l’enseignement de la littérature en cycle 3. Pour ce faire, nous avons soumis un extrait d’œuvre à des enseignant·e·s. Les séances de travail sur ces textes dans les classes ont été filmées ainsi qu’une autoconfrontation et un entretien. Quelques semaines plus tard, les enseignant·e·s ont participé à trois journées de formation. Les échanges ont été enregistrés et transcrits.
Notre contribution s’articulera en trois temps. D’abord, nous présenterons le projet de recherche et le recueil de données sur lesquels s’appuie cette contribution et nous reviendrons sur le concept de «texte de lecteur» (dorénavant TdL). Ensuite, nous décrirons une séance à l’aide du concept de TdL pour conclure sur son intérêt au regard des compétences de lecture professionnelle dont la formation doit doter les enseignant·e·s de littérature.
1. Cadrage
1.1. Le projet TALC
Le projet TALC (du Texte à La Classe) s’inscrit dans une dynamique à l’œuvre dans le champ de la didactique de la littérature qui voit se développer des projets visant à la description des pratiques ordinaires en s’appuyant sur un collectif de chercheur·e·s. On songe ici par exemple aux travaux du Grafelit (Schneuwly & Ronveaux 2019) ou au projet GARY (Capt et al., 2018) regroupant des chercheurs de plusieurs pays francophones; ou encore au projet PELAS (Plissonneau et al., 2017).
TALC s’intéresse aux pratiques effectives ordinaires des enseignant·e·s de littérature de cycle 3. Ce projet est lié à la mise en place, en France, en 2016, de nouveaux programmes présentant deux nouveautés (MEN 2015). La première, curriculaire, reconfigure le cycle 3. Anciennement composé des trois dernières classes de l’école élémentaire (CE2-CM1 et CM2), le CE2 est dorénavant intégré au cycle 2 et la classe de 6ème au cycle 3. Ce dernier conjoint donc les deux derniers niveaux de l’école primaire et la première classe du collège (élèves de 11-12 ans) avec l’objectif de faciliter la transition entre l’école, où les élèves ont un·e seul·e enseignant·e, polyvalent·e, et le collège où les enseignements sont dispensés par les différent·e·s spécialistes d’une discipline. La seconde nouveauté concerne les objectifs assignés à l’enseignement de la littérature puisque celui-ci vise des enjeux de «formation littéraire» et de «formation personnelle» (Brinker & Di Rosa 2018).
Au regard de cette double évolution, nos hypothèses sont que, d’une part, même si un programme commun couvre l’ensemble du cycle, les pratiques sont différentes suivant les structures: l’école (niveau primaire) vs le collège (niveau secondaire I) ; d’autre part que les pratiques sont différentes suivant le genre littéraire2 auquel appartient l’œuvre (ou l’extrait) lue.
L’essentiel du recueil de données s’est déroulé en 2017-2018. Des enseignant·e·s volontaires3 (12 en CM et 7 en 6ème) sont répartis en binômes. Une œuvre littéraire, choisie par les chercheur·e·s, leur est imposée ainsi qu’un extrait. Aucune induction didactique n’est donnée, et le projet de recherche est présenté de manière minimale. Seule la séance durant laquelle les classes lisent et étudient l’extrait est filmée (19 séances). À sa suite, un entretien d’auto-confrontation est mené avec l’enseignant·e (18 entretiens) ainsi qu’un entretien croisé entre les deux enseignant·e·s du binôme (5 entretiens). Les séances et les entretiens ont été retranscrits.
Ce matériau a nourri un stage de formation4 se déroulant en février 2018 et auquel certain·e·s enseignant·e·s ont participé. Durant deux jours, nous sommes revenus sur le projet de recherche, avons relu les textes et analysé les pratiques observées. Le stage a été filmé et les échanges retranscrits.
La spécificité du projet tient à sa dimension interdisciplinaire qui permet une multiplicité de regards croisés. Le collectif de chercheur·e·s regroupe en effet des didacticien·ne·s de la littérature, des linguistes et des spécialistes des gestes professionnels et de l’analyse de l’activité. Nous essayons ensemble de comprendre comment la lecture et l’appropriation des textes littéraires (en tant qu’objets sémiotiques et/ou culturels et/ou esthétiques et/ou scolaires et enjeux d’apprentissages) participent des préoccupations des enseignant·e·s, de manière éventuellement différenciée, suivant le niveau (CM ou 6ème) et le genre littéraire du texte. La pluralité de ces points de vue enrichit, dans différents temps du projet, les échanges entre terrain et recherche.
Dans la classe de littérature, «la lecture (de manière littéraire) d’un texte (réputé) littéraire» constitue l’objet à enseigner (Ronveaux & Schneuwly 2018 : 90). «L’objet enseigné est […] le résultat sans cesse retravaillé de l’action de l’enseignant, suivant sa propre logique, articulé continuellement à cette autre action, l’apprentissage scolaire, qui suit la logique des élèves» (Schneuwly 2009 : 24).
Nous considérons que la lecture professionnelle de l’enseignant·e se situe à l’interface de l’objet à enseigner –le texte donné à lire– et de l’objet enseigné –le texte lu. Et pour l’appréhender, nous convoquons le concept de «texte du lecteur».
1.2. « Le texte du lecteur »
Dans le champ de la didactique de la littérature, le «texte du lecteur» est un concept usuel depuis qu’en 2008, un colloque lui a été consacré, lequel a donné lieu à deux publications (Mazauric, Fourtanier & Langlade 2011a ; 2011b). Dans le premier de ces volumes, Vincent Jouve propose une clarification du concept qui, selon lui, peut avoir deux sens possibles, celui de «compétence» ou celui de «performance». C’est la première acception que lui donnent Barthes dans S/Z (1970), Otten (1987) parlant des «codes» du lecteur, Eco (1985) de «l’encyclopédie du lecteur» ou Dufays des «systèmes de savoirs» du lecteur (1994). La seconde acception renvoie au résultat de la lecture, à la recréation toujours singulière et toujours originale que représente toute lecture. C’est la conception que l’on trouve chez Bellemin-Noël : «le trajet de lecture qui est tissé de la combinaison fluctuante de la chaine de ma vie avec la trame des énoncés une fois pour toutes combinés par l’auteur mériterait d’être appelé texte» (2001 : 21) ou chez Pierre Bayard : «le texte se constitu[e] pour une part non négligeable des réactions individuelles de tous ceux qui le rencontrent et l’animent de leur présence» (1998 : 130).
Pour autant, si l’on reprend ces discours relevant du champ de la théorie de la lecture, il existe aussi des convergences et l’on peut considérer que pour Barthes, Eco, Otten, Dufays, Jouve, Bellemin-Noël et Bayard, il y a bien toujours un texte à lire, des compétences et une performance.
Pour ce qui concerne le texte à lire, si Jouve affirme qu’«il existe ne serait-ce qu’au niveau dénotatif un contenu objectif que l’on peut toujours reconstruire» (Jouve 2011 : 59), Otten parle lui de «lieux de certitude», Dufays, reprenant la proposition d’Hamon (1977 : 264), préfère la notion «d’éléments de lisibilité». Mais nous avons noté que Bellemin-Noël affirme bien qu’il existe une «trame des énoncés une fois pour toutes combinés par l’auteur». Quant à Bayard, dans la préface au volume Texte du lecteur et dans la veine de «fiction critique» qu’il affectionne, il se demande si Julien Sorel était noir. Mais il prend bien soin de conclure, à propos de cette lecture, «si elle est énoncée par quelqu’un qui n’a jamais lu Stendhal, il y a toutes les chances qu’il s’agisse d’un contresens par rapport à ce que dit le texte et ce qu’a voulu faire Stendhal» (2011 : 15). Autrement dit, le texte à lire existe et ses droits ne peuvent être ignorés, comme l’écrit Eco: «l’univers du discours intervient pour limiter le format de l’encyclopédie» (1985 : 74).
Pour ce qui concerne les compétences du lecteur, la différence tient à la nature de ce avec quoi le lecteur lit5. Au «lecteur-texte» d’Otten, aux codes et encyclopédie d’Eco, Barthes ou Dufays répondent la «chaîne de ma vie» (Bellemin-Noël 2001: 21), l’inconscient (Bayard 2011; Bellemin-Noël 2001), les «angoisses, fantasmes, rêveries […] la part de subjectivité» (Bayard 2011 : 15).
Pour ce qui concerne la performance, il y a bien, selon Jouve, un «résultat de la lecture» (Jouve 2011 : 52), un «trajet de lecture» (Bellemin-Noël 2001 : 21), voire une recréation originale comme le propose comme le propose Marc Escola (2003) dans la perspective tracée par Michel Charles (2003).
On peut donc considérer que, dans le champ des théories de la lecture, il existe un certain nombre de convergences et que finalement, c’est l’accent mis sur tel ou tel aspect de l’activité de lecture avec plus ou moins de virulence (Jouve) ou de malice (Bayard) qui diffère, eu égard à des finalités liées aussi aux situations dans lesquelles la lecture s’exerce et le discours sur la lecture s’énonce6. Comme l’écrit Bayard, «Tout accès à un texte est marqué en profondeur […] par la situation de celui qui le rencontre» (Bayard 2011 : 14).
1.3. Le « texte du lecteur » dans la classe
Sur la base des travaux des didacticiens du sujet lecteur (Rouxel & Langlade 2004), le concept de TdL a été introduit dans le champ de la didactique (Mazauric, Fourtanier & Langlade 2008a ; 2008b). Dépassant la simple métaphore, il va souvent devenir un objet à produire, un véritable «texte écrit […]mettant en jeu une expérience subjective de lecture» (Fourtanier 2017 : 79). Dès lors, le «texte du lecteur» relève assez largement des «écritures de la réception» (Le Goff & Fourtanier 2017). Dans cette logique, il s’agit plus de faire advenir le TdL que de le mettre au jour. Nul doute que les dispositifs mis en place amènent un TdL différent de celui que la simple lecture aurait généré. Gagnant en efficacité ingénierique, il perd cependant de sa pertinence conceptuelle car le texte du lecteur, «le résultat de la lecture» (Jouve) est, stricto sensu, un «texte fantôme, sans matérialité»7. Et, de fait, «la saisie du texte du lecteur n’est […] pas chose simple» (Goulet 2008).
Cependant, dans le cadre intersubjectif de la classe, ce texte fantôme se donne à lire, non pas dans sa matérialité et son intégralité, mais de manière indirecte et fragmentaire, à travers les énoncés langagiers, ceux-ci devenant «l’ensemble des données permettant la description de l’activité réelle de lecture sous un vocable commun et unique»(Louichon 2016: 392).
En situation scolaire, le texte à lire va générer plusieurs textes du lecteur: celui de l’enseignant·e, celui de chacun·e des élèves ou «textes singuliers»(Goulet 2011 : 65-66), celui de la classe ou «texte commun»(Goulet 2011: 65).
Notre propos est maintenant de réfléchir à ce que peut signifier «texte du lecteur» en situation d’enseignement/apprentissage de formation à la lecture littéraire.
Nous considérons que dans cette situation co-existent ou peuvent co-exister parallèlement et/ou chronologiquement:
- Un texte (à lire).
- Un «texte du lecteur de l’enseignant». Il s’agit de ce texte que l’enseignant donne à lire à ses élèves, ce jour-là, en fonction (entre autres) des compétences supposées de ses élèves et de ses objectifs. Ainsi, à partir du texte mais aussi de la situation, l’enseignant va supposer des lieux de certitude ou des îlots de certitude et des lieux de lisibilité ou d’illisibilité. Il va aussi (éventuellement) neutraliser des lieux d’incertitude, voire des lieux de certitude. Dans une classe, le support de lecture du texte, les activités proposées aux élèves, les interactions sont des révélateurs de ce «texte du lecteur de l’enseignant», que l’on peut aussi désigner comme «le texte donné à lire aux élèves». Et d’une certaine manière, ce texte-donné-à-lire-aux-élèves programme sa réception, un peu comme un texte programme son Lecteur Modèle. Le TdL de l’enseignant est le résultat de sa lecture professionnelle.
- Un «texte du lecteur de chaque élève». Les lieux de certitude ou d’incertitude, les îlots de lisibilité ou d’illisibilité vont plus ou moins coïncider avec les suppositions de l’enseignant·e. Les élèves vont investir de manière singulière le texte. Ce sont les diverses tâches réalisées par les élèves et les interactions qui vont révéler les performances théoriquement et potentiellement toutes différentes des élèves. Ces «textes du lecteur de chaque élève» vont co-exister dans la classe même s’il est difficile d’y accéder.
- Un «texte du lecteur de la classe». Il s’agit d’une performance de lecture acceptable pour chacun·e et acceptée par tou·te·s. Elle constitue une forme de stabilisation du texte donné à lire aux élèves. Elle peut s’énoncer en cours de séance mais relève souvent du bouclage, voire de l’institutionnalisation.
Nous faisons l’hypothèse que la centration sur ces divers textes ainsi définis est un outil théorique susceptible de nous aider à décrire et comprendre ce qui se passe dans la classe de littérature, particulièrement du point de vue de l’enseignant·e.
2. Analyse d'une séance de littérature
Pour décrire avec précision ce que nous pouvons observer et comprendre, nous choisissons de restreindre l’analyse à une seule classe. Il s’agit d’une classe de 6ème d’un collège d’une petite ville des Pyrénées Orientales. Les élèves appartiennent à un milieu socio-professionnel hétérogène. L’enseignante a dix-huit ans d’expérience mais n’a jamais exercé de fonction ou de mission de formation. Elle construit ses séquences et séances de littérature conformément aux prescriptions officielles sans problème notable. Nous avons choisi cette séance car les TdL y sont lisibles, particulièrement le TdL de la classe que l’on a parfois du mal à identifier dans d’autres séances. Autrement dit, le choix de cette classe relève de préoccupations méthodologiques, il ne prête à cette séance aucun caractère exemplaire ou représentatif. Il vise à permettre l’exploration théorique proposée.
2.1. Le texte à lire
Il s’agit d’un extrait de la pièce de théâtre Le Petit Chaperon Uf, de Jean-Claude Grumberg, auteur présent dans les listes de cycle 3 depuis 2002 (annexe 1). La pièce est parue en 2005 chez Actes Sud et est rééditée dans la collection «Étonnants classiques collège» chez Flammarion en 2015, dénotant ainsi son actuelle légitimité scolaire. Réécriture du célèbre conte, l’œuvre s’ouvre sur un court texte signé de l’auteur : «Connaître l’histoire, les histoires, la vraie Histoire, à quoi cela sert-il aujourd’hui? Sinon à alerter les chaperons d’aujourd’hui, à avertir les enfants que la liberté de traverser le bois […] n’est jamais définitivement acquise» (Grumberg 2005 :7). Le loup s’y nomme Wolf, porte un uniforme, s’exprime dans un français mâtiné d’allemand fortement stéréotypique8, interdit au petit chaperon de porter du rouge et, par la ruse, est sur le point d’arrêter la Mère-Grand. Tout cela jusqu’à ce que la petite fille refuse d’aller plus loin, l’oblige à cesser le jeu et à réintégrer «la vraie histoire» du Petit Chaperon Rouge9.
Par-delà son intérêt littéraire, cette œuvre a été choisie d’une part du fait de sa légitimité scolaire et d’autre part de sa plasticité au regard des objectifs potentiels des enseignant·e·s et des entrées du programme de cycle 3 (MEN, 2015). L’extrait sélectionné se situe au début de la pièce. La situation et les relations entre les personnages se mettent en place.
2.2. Le texte du lecteur de l'enseignante
Nous allons dans un premier temps tenter de mettre au jour ce texte que nous avons désigné comme «le texte donné à lire aux élèves». Ce texte-là peut être déduit et reconstruit à partir des activités proposées et du discours adressé aux élèves dans le cadre de la séance décrite en annexe 2 d’après la fiche de préparation de l’enseignante et les observations réalisées en classe.
Le tableau ci-dessous fait correspondre les éléments du texte donné à lire par l’enseignante et les moments de la séance, que l’on peut retrouver plus détaillés en annexe 2.
Éléments donnés à lire | Extraits du verbatim | Phase concernée |
Le texte est une réécriture du conte | Activité à faire antérieurement à la maison : points communs avec le conte | Phase 0 |
Projet de lecture : « Premièrement on va essayer, pour faire un point d’appui, de voir ce qu’on trouve comme différences entre ce texte et le Petit Chaperon Rouge (410) » | Début phase 1 | |
Synthèse écrite intermédiaire : « les différences avec le conte traditionnel » (122) | Fin de la phase 4 | |
Le loup incarne le fort et la petite fille le faible, mais elle résiste au loup et se moque même de lui | Problématique notée au tableau et lue par l’enseignante : « Donc, la question qu'on va se poser – quelles sont les ressources du faible pour résister au fort ? (1) | Phase 1 |
« vous avez bien perçu le rapport de force entre le loup … et la petite fille » (4), « elle se laisse pas faire … quand elle dit non, c’est non » (10) | Phase 3 | |
« Le Petit Chaperon Rouge se défend très bien » (70) | Phase 4.2 | |
Synthèse écrite intermédiaire (lecture du titre de la séance au tableau, à noter par les élèves) : « quelles sont les ressources du faible pour résister au plus fort ? » (122) | Phase 4.4 | |
« On verra comment, dans sa manière de se comporter, le Petit Chaperon Uf résiste à ce racket, à cette injustice, au comportement bête et méchant du loup » (154) | Phase 6 | |
(après lecture des élèves) : « vous avez montré que le Petit Chaperon Rouge était toujours agacé par le loup » (172) | Phase 7 | |
« Est-ce qu’elle se laisse faire la petite ? » (178) | ||
« Alors donnez-moi des exemples qui montrent qu'elle se laisse pas faire » (180) | ||
« Elle se moque un peu de lui ou pas ? » (186). | ||
« Moi, quand on lit le texte, j’ai l’impression que ce Petit Chaperon Uf il prend plus de place que celui qui est dessiné sur l’image. Vous trouvez pas ? » (188) | ||
Activité : Valider ou invalider une affirmation en justifiant par relevé dans le texte. Affirmation : « Le Petit Chaperon Rouge ne se laisse pas faire, elle est maligne, elle conteste ce que dit le loup » (189) | Phase 8 | |
« Elle est pas intimidée » (204) | ||
Bilan final oral de l’enseignante : « dans le langage théâtral, le loup est ridiculisé et la petite fille plus forte que lui, finalement, dans la manière de s’exprimer » (217) | Phase 9 | |
Le loup s’exprime dans un registre particulier | « Comment on appelle un registre de langue où on enlève certains mots ? » (44) | Phase 4.2.1 |
« Alors là est-ce qu'on pourrait relever une phrase qui montre qu'il a un langage soit brutal, soit incorrect et qu'en plus il est ridicule » (210) | Phase 8 | |
Le texte fait référence au contexte historique du nazisme | « Ça vous fait penser à un élément de l’Histoire qui s’est passé en réalité ? Un événement historique qui s’est vraiment passé où on obligeait les gens à porter des trucs jaunes (58) | Phase 4.2.2 |
« Oui, ça fait penser à la Seconde Guerre mondiale où les nazis, les Allemands […] les Juifs, ils devaient porter une étoile jaune » (68) | ||
« il y a un petit lien dans ce texte entre le conte traditionnel et l’événement historique » (68) | ||
(en allusion à la couverture du livre) : « Oui, il est habillé carrément comme les nazis. Dans l'illustration, c'est montré … il est habillé comme un officier avec un long manteau, des bottes, quelque chose de militaire » (188) | Phase 8 | |
Le texte est une parodie | « Comment ça s’appelait ce type de conte qui reprenait des éléments du conte et qui les transformait en étant comique ? » (74) | Phase 4.2.3 |
« Oui, … Donc ce texte c’est un peu pareil, c’est aussi une parodie (82). | ||
Synthèse écrite intermédiaire : « vous pouvez noter que ce texte est une parodie » (122) | ||
Le texte appartient au genre théâtral | Activité à faire antérieurement à la maison : « est-ce que vous pouvez me dire tous les éléments qui font que ce texte est du théâtre » (102) | Phase 4.4 |
« Là c’est du théâtre, à quoi avez-vous reconnu que c’est du théâtre ? » (102) | ||
Synthèse photocopiée des éléments caractéristiques du texte théâtral : « L'idée c'est qu'on prenne un petit bilan pour qu'on redise ce qu’on a dit sur le texte théâtral » (218) | Phase 9 |
Les données listées donnent forme et lisibilité au texte du lecteur de l’enseignante, autrement dit au texte donné à lire aux élèves, que l’on peut ainsi caractériser. C’est un texte littéraire qui fait écho à une mémoire didactique collective. En tant que texte théâtral, en tant que parodie et réécriture, en tant que texte relevant d’un registre de langue particulier, il permet potentiellement de réactiver des savoirs génériques, intertextuels ou linguistiques. Pour autant, ces dimensions ne sont pas centrales. De même, la référence historique, nécessaire pour que le lecteur comprenne l’allusion que l’on peut imputer à l’auteur est certes mentionnée, mais de manière marginale. Le TdL de l’enseignante porte sur les relations entre les deux personnages. Tout au long de la séance, le texte enseigné, celui que l’enseignante donne à lire à ses élèves, met en scène un loup ridicule et un Petit Chaperon Rouge moqueur.
2.3. L’accueil des TdL des élèves par l’enseignante
Dans la mesure où une partie importante de la séance relève du cours dialogué, les productions orales des élèves constituent le matériau à partir duquel l’enseignante produit un TdL de la classe, c’est-à-dire un TdL articulant le TdL de l’enseignant et le TdL des élèves dans une énonciation collective. Pour articuler un TdL de la classe qui ne se réduise pas à l’énoncé du TdL de l’enseignant, il faut que les élèves y mettent du leur et que l’enseignante noue l’ensemble.
On observera quatre configurations différentes :
a) Dans la première, TdL de l’élève et TdL de l’enseignante sont compatibles et celui de l’élève est intégré au TdL de la classe. Au début de la séance, l’enseignante demande de relever les points communs et les différences entre la version «connue» du Petit Chaperon Rouge et Le Petit Chaperon Uf :
17. Élève : Ça se passe dans la forêt ?
L’enseignante réplique :
18. Enseignante: Ça se passe dans…Hmm, ça se passe dans la forêt, c’est indiqué ou pas ? On sait pas trop. Mais t’as raison, il dit «Faire respecter loi dans bois parc jardin»11. J’y avais pas pensé mais ça indique, ça induit que ça se passe dans un parc. Bon, donc on retrouve les personnages, le contenu et puis le décor…
Ici le TdL de l’élève («Ça se passe dans la forêt?») réactive et oriente le TdL de l’enseignante («J’y avais pas pensé mais ça indique, ça induit que ça se passe dans une parc.») et peut devenir un élément du TdL de la classe («Bon, donc on retrouve les personnages, le contenu et puis le décor…»).
On voit comment fonctionne, entre acculturation scolaire (mettre les textes en réseau à partir d’un relevé d’indices) et caractéristiques du genre (l’utilisation du langage comme spécificité du théâtre), le jeu des sollicitations et des attentes entre les acteurs. Quand l’élève déclare: «Ça se passe dans la forêt?», il est difficile de savoir si l’élève répond à une question du type «Où se passe (traditionnellement) l’histoire du Petit Chaperon Rouge?» ou s’il a inféré le mot «forêt» de la formule utilisée par le loup dans la pièce : «bois parc jardin». Après une reprise dubitative («Ça se passe dans…Hmm, ça se passe dans la forêt, c’est indiqué ou pas? On sait pas trop»), l’enseignante valorise la réponse de l’élève. Elle agira de même avec une autre élève :
25. Élève : Ben que là elle est pressée alors que l’autre elle cueille des fleurs
26. Enseignante : Ah oui, très bien ! La petite fille est pressée, tiens j’avais pas pensé à ça, j’avais pas noté cette différence…
Dans ces deux cas de figure, les propositions des élèves sont explicitement ajoutées au TdL de l’enseignante. Elles sont accueillies positivement, valorisées et permettent aussi de construire une représentation du TdL de la classe effectivement nourrie des apports des élèves. Ici, le TdL de la première élève et le TdL de la seconde, qui ne contreviennent pas au TdL de l’enseignante, sont intégrés au TdL de la classe: il s’agit ici de lire le Le Petit Chaperon Uf comme une réécriture du Petit Chaperon Rouge.
b) La deuxième situation exemplifie un moment où TdL de l’élève et TdL de l’enseignante sont compatibles (le TdL de l’élève est acceptée par l’enseignante) mais le TdL de l’élève n’est pas intégré au TdL de la classe. La question de la référence historique, on l’a vu, est fortement minorée dans le TdL de l’enseignante. Et elle n’est pas présente dans les propos des élèves sauf à la fin de la séance, quand les élèves ont le livre entre les mains. L’échange s’instaure d’ailleurs à l’initiative d’un élève.
187. Élève : [montrant une illustration du livre] Madame, il est habillé un peu comme les nazis.
188. Enseignante : Oui, il est habillé carrément comme les nazis. Dans l'illustration, c'est montré … il est habillé comme un officier avec un long manteau, des bottes, quelque chose de militaire. Moi quand on lit le texte, j'ai l'impression que ce Petit Chaperon Uf il prend plus de place que celui qui est dessiné sur l'image – vous trouvez pas ? Alors, avant de mettre … Enfin vous collez votre petit texte et vous mettez … Qui est fort qui est faible, finalement. On colle ça et on se dépêche, allez !
Dans cet échange, l’élève accède potentiellement à une lecture du texte prenant en compte la référence historique. L’enseignante, tout en validant sa lecture de l’image («Oui, il est habillé carrément comme les nazis. Dans l'illustration, c'est montré»), ne propose pas de lecture du texte et n’intègre pas le propos dans un TdL de la classe. Elle ignore le TdL de l’élève (Wolf est un nazi) et va lui substituer son TdL, qui s’exprime dans la suite de l’échange. D’une part, elle l’oppose à celui de l’illustrateur en affirmant une lecture singulière («Moi, j’ai l’impression»). D’autre part, elle institutionnalise la question du rapport fort/faible. La proposition de l’élève ne nourrit pas le texte collectif parce que le TdL de l’élève entre en concurrence avec le TdL de l’enseignante. Sans être totalement rejeté, cette interprétation n’est pas discutée, elle est ignorée, parce que ce qui importe pour l’enseignante –conformément à ce que l’analyse de son TdL nous a appris– ce n’est pas la référence historique mais le rapport fort/faible.
c) Dans la troisième situation, le TdL de l’élève devient le TdL la classe.
192. Enseignante : Bon, est-ce que ce texte il dit ça, est-ce qu'il met ça en scène12 ?
193. Élèves : Non.
194. Enseignante : Non, pourquoi ?
195. Élève : La loi déjà, c'est pas vrai …
196. Enseignante : Ah, c'est pas vrai, le loup en fait abuse de quelque chose. D'accord, moi je l'avais pas vu comme ça, pour moi dans le texte c'était vrai ça. Mais vous avez raison de dire que c'est plutôt aux yeux du loup … Le loup impose une loi injuste mais qui n'est pas la vérité. D'accord. Pourquoi pas. Donc on le souligne ou pas ?
197. Élèves : Non Oui
198. Enseignante : Vous vous l'avez souligné ? Moi je l'aurais souligné. Quand j'ai fait l'exercice, je l'ai fait comme ça dans ma tête. Mais vous vous le lisez autrement, vous voyez que les lois du loup sont … Pas des lois partagées par tous mais juste les siennes, finalement.
Autrement dit, le TdL de l’enseignante, la lecture programmée du texte est contredite par la lecture de l’élève qui affirme qu’il n’existe pas de loi et que le loup l’a inventée pour abuser la petite fille. «Vous le lisez autrement» dit l’enseignante, semblant attribuer à l’élève la capacité à mettre en mots le TdL de tous les élèves, lors même qu’en 197, on observe justement que les élèves ne sont pas tous d’accord. De fait, à la toute fin de la séance, un autre élève affirme: «Pour moi, il détient pas la loi parce que c’est une fausse loi».
Les deux entretiens permettent de revenir sur ce qui se passe à ce moment-là. Durant l’entretien d’autoconfrontation, l’enseignante propose une lecture du texte bien différente de celle qu’elle a acceptée: «La loi existe, affirme-t-elle, et il en est l'exécutant et il applique … Il est l'exécutant d'une loi injuste mais qui…». Elle continue: «Donc là c'est intéressant parce que, finalement, ils mettent en cause le bien-fondé d'une loi même si elle est injuste. Enfin, ils remettent en cause le système quoi? Donc moi je trouvais ça intéressant comme hypothèse, finalement, aussi dans leur bouche».
Dans l’entretien croisé avec une jeune enseignante de CM2, la question revient et l’on observe que dans les deux classes, les élèves ont dit la même chose : «son code d’Uf, c’est même pas une vraie loi, c’est lui qui l’a inventée». «J’avais l’impression, dit la professeure des Écoles, que cette loi, elle était tellement impensable et inimaginable pour eux». Mais l’enseignante de 6ème va plus loin :«C’est une façon de la désamorcer, de la mettre à distance. Comme insupportable. De pouvoir en parler d’une façon ou d’une autre». On comprend ainsi que l’enseignante valide la mécompréhension de l’élève en 196, soit en réécrivant son TdL («ils mettent en cause le bien-fondé d’une loi») soit en le justifiant («c’est une façon de la mettre à distance»). Dans le meilleur des cas, cette validation de la lecture de l’élève relève du malentendu et conduit au malentendu, pour ne pas dire au contresens.
Quoi qu’il en soit, c’est le TdL de l’élève qui devient TdL de la classe parce qu’il est compatible avec le TdL de l’enseignante. En effet, ce qui importe c’est le rapport fort/faible. Que le loup soit un nazi ou un escroc ne change finalement pas la donne.
d) Or, et c’est notre quatrième situation, il est assez évident que les élèves rechignent un peu à cette lecture. L’échange suivant intervient à la fin de la séance, juste avant le bouclage qui va s’effectuer par le biais d’affirmations qu’il faut valider ou invalider (annexe 2). Se formule par le biais de cette activité un discours commun, un TdL de la classe. Il n’est pas étonnant que l’enseignante veuille s’assurer de la compréhension de ce qui est orienté par son TdL.
172. Enseignante : Comment il apparait dans ce deuxième extrait ? Comment … Quels traits de caractère il a, quels défauts il a ?
173. Élève : Méchant.
174. Enseignante : Méchant, oui. Continue, explique pourquoi ?
175. Élève : Parce qu'il prend ce qu'elle veut donner à sa grand-mère.
176. Enseignante : Ok, d'accord. Voleur, méchant, ok. Alexandra ?
177. Élève : Ben en fait, il fait croire que … Au Petit Chaperon Rouge que le beurre c'est interdit et en fait il en profite pour … Il en profite pour manger …
178. Enseignante : voilà, pour son intérêt personnel, comme on dit. Très bien. Il fait vraiment … C'est vraiment un fort, mais il utilise pas sa force, son autorité pour le bien. Il utilise sa force, son autorité pour son intérêt personnel. Et est-ce qu'elle se laisse faire la petite ?
179. Élèves : Non.
180. Enseignante : Pas du tout. Alors donnez-moi des exemples qui montrent qu'elle se laisse pas faire.
181. Élève : Elle dit « non non non, c'est pour mère-grand ».
182. Enseignante : D'accord, donc elle se défend, elle défend son bien. Elle insiste euh … Elle se moque un peu de lui ou pas ?
183. Élève : Non.
184. Enseignante : Non ?
185. Élève : Elle est plutôt sérieuse.
186. Enseignante : Elle est sérieuse, donc elle se moque pas de lui ? Alors ça c'est un point qu'on va travailler.
Des répliques 174 à 183, l’enseignante valide les réponses des élèves par des «oui», «OK», «d’accord»… Un consensus s’opère autour du loup incarnant la force : «c’est vraiment un fort». La question concerne ensuite la manière dont réagit la fillette. Un nouveau consensus apparait concernant le fait qu’elle tente de se défendre «D’accord, elle se défend». En 182, l’enseignante pose la question centrale : «elle se moque un peu de lui ou pas?». Une élève répond clairement négativement et, malgré l’interrogation rhétorique de l’enseignante, développe son propos : «Elle est plutôt sérieuse». L’enseignante parait surprise de la réponse et nous sommes en toute fin de séance. Quoi qu’il en soit, on observe une forme de dissensus interprétatif que l’enseignante n’accepte pas. Le TdL de l’élève est ici incompatible avec le TdL de l’enseignante.
Si l’on se situe dans une perspective strictement pédagogique ou même didactique, il est difficile de comprendre pourquoi à certains moments l’enseignante accueille la parole des élèves et les engage dans une co-construction des significations tandis qu’à d’autres moments elle va l’ignorer ou même la rejeter. Le recours au concept de TdL permet de comprendre que l’enseignante accueille le TdL des élèves au regard de son TdL.
Mais l’orientation des échanges s’opère au risque, nous l’avons vu, du malentendu voire du contresens. Or, nous l’avons vu aussi grâce à l’entretien, ce contresens accepté («il a inventé la loi») ne l’est pas au regard de la lecture de l’enseignante. Elle-même lit parfaitement le texte («la loi existe, il en est l’exécutant, il l’applique»). On peut expliquer le phénomène parce que cette lecture-là («il est l’exécutant de la loi nazie») ne correspond pas au TdL de l’enseignante, dans le sens que nous avons proposé, c’est-à-dire du texte donné à lire aux élèves.
Ainsi, le recours au concept de TdL décliné dans ses trois modalités (TdL des élèves, TdL de l’enseignant·e, TdL de la classe) permet de comprendre ce qui se joue dans la séance. De manière plus hypothétique13, on peut envisager que le jeu entre les TdL soit une des pistes de compréhension de ce qui se joue dans la classe de littérature. La mise au jour du TdL de l’enseignant·e apparait alors comme une nécessité méthodologique.
Quoiqu’il en soit, nous proposons d’en tirer quelques éléments susceptibles de circonscrire les contours de la lecture littéraire professionnelle.
3. La lecture littéraire professionnelle
3.1. La gestion des TdL comme marqueur d’expertise
Les quatre situations décrites dans la séance analysée montrent que la lecture littéraire dans la classe engage la professionnalité de l’enseignant dans sa capacité à trouver ou non des compromis entre les différents TdL. Qu’il soit plus ou moins accepté et compatible avec le TdL de l’enseignant, c’est le Tdl des élèves qui conditionne la dynamique de la lecture. Autrement dit, c’est la prise en compte de la parole des élèves et la régulation de cette parole qui décide de la co-construction d’un TdL de la classe.
De fait, la lecture d’un texte littéraire en classe s’organise autour d’un ensemble de possibles : les possibles du texte (ce qu’il donne à lire), de l’enseignant·e (ce qu’il lit dans le texte et décide de mettre au travail dans la classe), des élèves (leurs propositions de lecture), de la situation de lecture (ce que les activités proposées à partir du texte et les interactions produisent). La gestion de ces possibles, plus ou moins ajustés et explicités, implique quatre niveaux d’expertise. Le premier consiste à avoir une lecture du texte et de son exploitation pédagogique et didactique la plus précise possible. Pour autant, le deuxième niveau d’expertise doit éviter d’imposer le TdL de l’enseignant·e car il vise d’abord l’émergence du TdL des élèves en anticipant les problèmes de compréhension, en ouvrant des espaces d’interprétation et de débat. D’où la difficulté, troisième niveau d’expertise, de mesurer précisément et constamment au cours de la séance les écarts entre le TdL de l’enseignant·e et le TdL des élèves et d’ajuster, quatrième niveau d’expertise, ces différents TdL par un jeu de valorisation, de refus ou de négociation pour parvenir à élaborer un TdL de la classe.
Cette expertise ne se réduit donc ni à une expertise littéraire, à l’instar de ce que proposait l’Association Française pour la Lecture (AFL) avec ses «lectures expertes», ni à une expertise pédagogique susceptible d’accueillir la parole des élèves. Elle opère à partir d’un savoir-faire didactique qui conçoit la lecture littéraire comme plurielle et située.
3.2. Les TdL… comme « possibles d’action »
Cette caractérisation nous conduit à faire trois remarques. La première consiste à reconnaitre qu’il est problématique de dissocier ou de prioriser la part proprement personnelle que laisse entendre l’expression texte du lecteur de… et la part scolaire, toujours dépendante d’un contexte de lecture fortement situé. Il nous parait difficile, au regard de l’analyse proposée, d’adhérer totalement à la proposition formulée par les promoteurs du concept de TdL en contexte didactique:
Pour ces derniers [les enseignants], il s'avère plus que jamais nécessaire d'admettre que les sujets lecteurs qu'ils sont investissent des parts notables de cette subjectivité dans leur pratique enseignante, apportant et fabriquant, dans l'espace intersubjectif de la classe et à travers les interactions vivantes qui s'y jouent, des textes de lecteurs dont il convient d'explorer la texture (Fourtanier, Langlade & Mazauric 2011 :13).
C’est précisément parce que l’espace est irréductiblement «intersubjectif» que dans l’entrelacs des «interactions vivantes», les «réalisations» effectives produisent certes des TdL mais des textes dont «les parts notables de subjectivité» se diluent dans ce qui apparait alors comme un interdiscours flottant (amalgame de TdL sans véritable cohérence, sans véritable partage, sans manifestation de l’intime), radical (seul s’éprouve et se vérifie le TdL de l’enseignant), coupé de toute subjectivité (le TdL de la classe comme institutionnalisation programmée) ou fédérateur (le TdL de la classe venant en quelque sorte subsumer toutes les subjectivités).
Le verbatim de la séance et des entretiens montre à quel point il est difficile d’isoler les traces d’une activité de lecture subjective contraintes du genre discursif scolaire auxquelles cette subjectivité est soumise (Maingueneau 1991).
Cela vaut pour l’enseignant : sa lecture subjective du texte (le rapport de force entre le loup et le Petit Chaperon Uf) influence, mais peut aussi être influencée par ce qui se passe en classe (le problème de la loi). Cela vaut aussi pour les élèves : leur lecture subjective influence et peut être influencée par les modalités du travail qui leur est proposé14.
La deuxième remarque met également en question la notion de sujet didactique. Parlant de l’élève, Reuter le situe «dans le système didactique, c’est-à-dire dans une relation explicite, formelle, institutionnelle, à des savoirs disciplinairement médiés par le maitre» (Reuter 2007 : 92). Reprenant cette définition, Daunay (2007 : 43) rappelle que «ce sujet ne saurait être un simple calque du sujet épistémique (concerné par le seul rapport au savoir) mais intègre d’autres dimensions, sociales, affectives, psychologiques, cognitives» et propose la notion de «sujet lecteur en didactique». Pour autant, faut-il s’en tenir à la seule emprise didactique? Même si l’on adopte cette conception intégratrice de la didactique, une séance de lecture littéraire, comme toute séance d’enseignement, comporte à côté des «déterminants didactiques» des «déterminants pédagogiques» (Mauroux, David & Garcia-Debanc 2015) impliquant différents niveaux de gestion, du temps, des tâches, du climat de classe, des interactions…, qui débordent la part didactique autant qu’ils impactent la formation des TdL.
La troisième remarque tient aux cadres théoriques mobilisés dans le projet TALC, qui ont comme objet l’analyse de l’activité. Il s’agit d’abord de penser avec Clot que «le réel de l’activité possède un volume dont l’activité réalisée par un opérateur n’est jamais que la surface» (2004 : 31), ce qui, sans l’annuler, limite toute interprétation sur la constitution de tel ou tel texte du lecteur. On peut aussi envisager la lecture littéraire comme «cours d’action» (Theureau 2004), combinant des actions individuelles de l’enseignant et des élèves soumises à des préoccupations –c’est-à-dire à «ce que l’acteur cherche à faire à un instant t», «selon ce qui fait signe pour lui»– et reconnaitre que «le lien entre l’accomplissement situé de l’action et ses composantes intentionnelles est conçu comme ouvert et indéterminé» (Veyrunes, Gal-Petifaux & Durand 2007 : 61), ce qui là encore fragilise une conception trop figée des textes de lecteur ou de la notion de sujet lecteur en contexte scolaire! On peut enfin souligner, s'agissant du texte de lecteur de l'enseignant et de la possibilité de définir le professeur comme «sujet lecteur professionnel», que ce texte est fortement dépendant de la manière dont la séance est menée et par conséquent dont l'action est, dans chaque situation de lecture, conceptualisée (Pastré, 2011 : 149-181).
Caractéristique de la lecture littéraire comme lecture professionnelle, la dynamique de l’activité résiderait donc bien dans l’articulation des «possibles d’action» (Veyrunes, Gal-Petifaux & Durand 2007 : 61) où s’originent les différents TdL, dès lors que chaque acteur adopte telle ou telle posture définie comme «schème préconstruit du “penser-dire-faire” que le sujet convoque en réponse à une situation ou à une tâche scolaire donnée», posture par conséquent «relative à la tâche mais construite dans l’histoire sociale, personnelle et scolaire du sujet» (Bucheton & Soulé : 2009 : 38).
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Annexe 1: Le Petit Chaperon Uf, J.-C. Grumberg, édition Flammarion « Étonnantissimes », p. 31-40
Demande en cours pour l'obtention des droits de reproduction auprès de la maison Flammarion.
Annexe 2 : Déroulé synthétique de la séance Le Petit Chaperon Uf, J.-C. Grumberg, édition Flammarion « Étonnantissimes», p. 31-40 – durée : 48 minutes.
La lecture analytique de l’extrait est la deuxième séance d’une séquence autour de l’entrée du programme « Résister au plus fort » menée au mois de janvier. Le titre donné par l’enseignante à la séance, « Le plus faible a des ressources », semble ouvertement programmatique. La fiche de préparation a pour objectif déclaré d’« observer comment le langage (genre théâtral) permet de mettre à distance la puissance mal placée du plus fort et de donner une place au faible » ; les compétences visées sont essentiellement liées à la découverte du genre hybride de l’œuvre : « lire et comprendre un texte théâtral / Se préparer à l’écriture théâtrale / Lire et comprendre une parodie ».
L’activité réalisée antérieurement à la maison par les élèves (phase 0) consiste en la lecture personnelle d’une partie de l’extrait (seule les pages 31- 34 ont été photocopiées) assortie de trois questions : il s’agit d’abord de retrouver les « ingrédients du conte dans ce texte et comment ils sont revisités » et de chercher dans un dictionnaire de langue vivante le « mot LOUP en anglais / allemand / catalan / espagnol » ; une question générale porte également sur le genre : « à quoi reconnait-on un texte de théâtre ? »
Déroulement de la séance :
Phase 1 – Présentation de la séance par l’enseignante. Le titre et la problématique apparaissent vidéoprojetés : « quelles ressources trouve le plus faible face au plus fort ? » – (1’) Tours de parole 1 à 2.
Phase 2 – Lecture oralisée (prise en charge par les élèves) de la première partie de la scène à « Qu’est-ce que mademoiselle Uf transporte dissimulé dans petit panier osier ? » – (2’) Tour de parole 3.
Phase 3 – Annonce par l’enseignante du déroulé de la séance autour de deux axes forts qui correspondent à un double projet de lecture : percevoir « les différences avec le conte traditionnel » et comprendre « comment s’organise le rapport de force entre les deux » personnages, premières questions portant sur les impressions de lecture des élèves sur les personnages – (2’) Tours de parole 4 à 10.
Phase 4 – Cours dialogué avec synthèse écrite intermédiaire sous la forme d’une prise de note partielle en fin de phase, retour sur le travail préparatoire réalisé par les élèves à la maison – (15’) Tours de parole 10 à 122 :
- 4.1 L’enseignante consigne et vidéoprojette les points communs et différences entre hypotexte et hypertexte au fur et à mesure des propositions des élèves (tours de parole 10 à 38) ;
- 4.2 À partir des réponses des élèves, l’enseignante oriente la réflexion des élèves sur trois points qu’elle commente : le langage de Wolf (4.2.1 tours de parole 39 à 56), le contexte historique (4.2.2 tours de parole 56 à 70) et la notion de parodie (4.2.3 tours de parole 74 à 82) ;
- 4.3 L’enseignante note au tableau blanc les propositions de traduction du mot « loup » dans différentes langues (tours de parole 84 à 102) ;
- 4.4 L’enseignante note au tableau blanc les caractéristiques de la forme théâtrale énumérées par les élèves (tours de parole 102 à 122).
Phase 5 –Réfléchir « mentalement » à ce qui va se passer après le passage (après la découverte de ce que cache le Petit chaperon Uf) et mise en commun – (6’) Tours de parole 122 à 157.
Phase 6 – Lecture oralisée (prise en charge par les élèves) de la suite de l’extrait après distribution du livre – (7’) Tours de parole 158 à 165.
Phase 7 – Cours dialogué centré sur les personnages (« langage » du loup, « traits de caractère », intentions, force / faiblesse) – (2’) Tours de parole 166 à 188.
Phase 8 – Activité, distribution d’une feuille comportant cinq affirmations, avec la consigne : « surligne celles qui correspondent bien au texte et recopie un exemple tiré du texte pour les justifier » – (11’ dont 6’ de recherche individuelle) Tours de parole 188 à 216.
Affirmations proposées par l’enseignante :
- Le Petit Chaperon fait partie d’un groupe, les Ufs, qui n’ont aucun droit
- Le Petit Chaperon ne se laisse pas faire : elle est maline, elle conteste ce que dit le loup
- Le loup intimide le Petit Chaperon qui n’a qu’une envie, fuir
- Le loup est méchant et bête ce qui est visible dans ses paroles : il est fort car il détient la loi mais l’utilise pour intimider et se satisfaire lui-même
- Le ton est comique : le loup est glouton, bavard, il s’exprime dans un langage brutal et incorrect
Phase 9 – (Après la sonnerie) Distribution d’une feuille photocopiée faisant la synthèse des éléments caractéristiques du texte théâtral, tentative avortée de bilan final oral de l’enseignante sur le rapport de force entre les deux personnages, prise de note du travail à faire pour le mardi suivant : « Imaginez quelques répliques de théâtre quand le loup arrive chez la mère-grand. Gardez le même ton. » – (2’) Tour de parole 217.
Pour citer l'article
Brigitte Louichon, Sandrine Bazile & Yves Soulé, "La lecture littéraire professionnelle : une configuration dynamique de textes de lecteurs", Transpositio, n°2 La circulation des savoirs: entre recherches et pratiques enseignantes, 2020http://transpositio.org/articles/view/la-lecture-litteraire-professionnelle-une-configuration-dynamique-de-textes-de-lecteurs
Voir également :
Introduction n°2 - La circulation des savoirs: entre recherches et pratiques enseignantes
Le présent numéro fait état de plusieurs études qui témoignent d’une circulation réussie entre la recherche et l’enseignement, au sein des approches didactiques de la littérature. Les disciplines didactiques, en raison de leur double destinataire – les praticiens de l’enseignement et les chercheurs –, sont enrichies par la collaboration possible de deux corps aux méthodes et aux finalités distinctes. Les textes présents dans ce numéro esquissent des solutions pour permettre la circulation des savoirs, en invitant les différents acteurs impliqués à dialoguer. Les modalités de ce dialogue convoquent dans ce numéro des apports prioritairement théoriques, pour recenser, décrire et analyser des pratiques enseignantes, dans un rapport d’égalité et de réciprocité{{Un prochain numéro de Transpositio, coordonné par Vincent Capt et Antje Kolde, traitera de la thématique de la circulation des savoirs, en privilégiant le point de vue des pratiques enseignantes : il portera plus spécifiquement sur les outils que les chercheurs et les enseignants ont mis en place pour concrétiser une forme de collaboration entre recherche et pratiques enseignantes.}}.
Introduction n°2 - La circulation des savoirs: entre recherches et pratiques enseignantes
Didactique de la littérature : quand théorie et savoirs pratiques contribuent à la construction des savoirs
Le présent numéro fait état de plusieurs études qui témoignent d’une circulation réussie entre la recherche et l’enseignement, au sein des approches didactiques de la littérature. Les disciplines didactiques, en raison de leur double destinataire –les professionnels de l’enseignement et de la recherche–, sont enrichies par la collaboration possible de deux corps aux méthodes et aux finalités distinctes. Les textes présents dans ce numéro esquissent des solutions pour permettre la circulation des savoirs, en invitant les différents acteurs impliqués à dialoguer. Les modalités de ce dialogue convoquent des apports prioritairement théoriques, pour recenser, décrire et analyser des pratiques enseignantes, dans un rapport d’égalité et de réciprocité1.
Quatre orientations ont été choisies par nos auteurs. La réflexion méthodologique autour de la notion de disciplinarisation de la didactique de la littérature en relation avec d’autres disciplines (notamment les sciences de l’éducation et la didactique du français) (Daunay); le parcours historique visant à redécouvrir et à discuter des pratiques enseignantes d’antan dans l’enseignement de la langue et de la littérature (Darme, Monnier & Tinembart pour le français langue première et Raimond pour le français langue étrangère); la convocation de savoirs en théorie littéraire mis à contribution de l’enseignement pour repenser les modèles d’analyse littéraire utilisés par les enseignant·e·s (Baroni); enfin la description d’une modalité de recherche collaborative entre chercheuses et enseignantes qui vise à analyser la mobilisation de la notion théorique de texte du lecteur dans les pratiques de classe (Louichon, Bazile & Soulé).
Du clivage à la circulation
Les articles sont issus d’une sélection de communications présentées lors des 19e Rencontres des chercheurs en didactique de la littérature qui se sont déroulées à Lausanne du 21 au 23 juin 2018. Partant du constat décrit par Bertrand Daunay et Yves Reuter (2008) qu’un malentendu historique existe relativement à la dimension praxéologique de la didactique, souvent ramenée à un avatar de l’applicationnisme, «entre les savoirs (construits ou convoqués) pour la recherche didactique (qui ne sont pas censés quitter le cadre théorique où ils prennent sens) et les savoirs pour l’enseignement» (Daunay & Reuter 2008 : 57), ce colloque visait à questionner les modalités qui permettent d’engendrer une circulation entre la recherche et les pratiques enseignantes.
Si un consensus existe sur les avantages d’un dialogue réciproque entre les deux corps professionnels, les résultats d’études récentes en didactique du français ont montré que peu de travaux de didacticiens sont exploités par les enseignant·e·s dans la classe de français (Garcia-Debanc & Dufays 2008 ; Chartrand & Lord 2013). Les résultats documentés par la recherche ne seraient que rarement lus par le corps enseignant et ne conduiraient guère à faire évoluer certaines pratiques considérées comme inefficientes. Inversement, certaines questions des enseignants n’intéresseraient pas les chercheurs, ou encore, les besoins identifiés par le terrain seraient parfois compris et traduits de manière erronée par la recherche, dont les réappropriations deviennent alors les réécritures infidèles des problèmes observés dans la classe.
Le risque d’un possible éloignement entre la recherche et la pratique nous invite ainsi à interroger ce qui permet et favorise la circulation des savoirs: au-delà des orientations, des finalités et des perspectives que se donne la discipline, quel partage de savoirs, de concepts, d’objets et de méthodes observe-t-on entre la pratique enseignante et la recherche en didactique de la littérature? Pour le dire autrement, si le lectorat escompté des résultats de la recherche en didactique de la littérature est composé autant de chercheurs et de chercheuses que d'enseignant·e·s, le lectorat réel des mêmes textes correspond-il à cette ambition?
Plusieurs indices nous ont effectivement laissé penser que ce double destinataire des recherches en didactique était parfois atteint, à différents niveaux, contribuant ainsi à créer les conditions d’une possible circulation. D’où notre volonté de questionner ces conditions mêmes, par l’analyse de leurs modalités, de leurs objectifs, de leurs réussites ou de leurs échecs. Les objets d’étude, s’ils ont été souvent définis par les chercheurs et chercheuses, sont de plus en plus choisis en fonction des tensions signalées par les enseignant·e·s, voire même déterminés avec ces derniers, équilibrant ainsi les dimensions théoriques et praxéologiques (Dufays 2001). Certains dispositifs de recherche, tels que la recherche-action (Kervyn 2011) ou la recherche orientée par la conception (Sanchez & Monod-Ansaldi 2015), associent les professionnels de l’enseignement et de la recherche à toutes les étapes du processus: organisés autour de problèmes identifiés par les enseignant·e·s, ces deux dispositifs articulent des phases de conception de séquences d’enseignement relatives à un objet de savoir, par exemple, et des phases de mise en œuvre, enrichies par une logique itérative et des analyses critiques censées faire évoluer la séquence d’enseignement vers une réponse au problème posé.
Autre exemple, les recherches théoriques en didactique de la littérature, qui ont dominé le champ disciplinaire depuis les années 1990, laissent la place, depuis une dizaine d’années, à des recherches qui s’intéressent plus intensément aux pratiques réelles et non plus seulement aux pratiques déclarées ou supposées (Daunay & Dufays 2007 ; Dufays & Brunel 2016): les recherches dites descriptives se posent en condition nécessaire pour réfléchir, de manière pertinente et scientifique, aux enjeux de la didactique de la littérature. Enfin, s’intéressant aux innovations pédagogiques et aux facteurs favorisant leur intégration heureuse en contexte scolaire, autrement dit au trajet d’un résultat de recherche à sa réappropriation dans la classe, Goigoux (2017) cite une étude anglo-saxonne (Tyack & Cuban 1995) qui définit un subtil équilibre entre la compatibilité de l’élément nouveau avec les schèmes professionnels des enseignant·e·s et l’efficience de l’intervention.
Dans les pistes esquissées pour que recherches et pratiques dialoguent, on peut en citer deux qui semblent tout particulièrement pertinentes pour notre problématique: la première consiste à «construire un partenariat structuré et soutenu entre les praticiens et les chercheurs» et la seconde propose de «partir des préoccupations des praticiens pour déterminer les problématiques de recherche» (Goigoux 2017 : 137). Ces principes recommandent de considérer les apports de chaque groupe d’acteurs comme d’égale valeur et de connaître le contexte et les exigences du terrain de l’autre, ainsi que de valoriser les démarches ascendantes, faisant émerger de nouvelles questions de recherche à partir des problèmes professionnels rencontrés par les enseignant·e·s.
À un certain niveau, donc, les conditions semblent réunies pour favoriser un partage de savoirs théoriques ou praxéologiques entre les enseignant·e·s et les chercheurs. Les contributions des 19e Rencontres des chercheurs en didactique de la littérature –dont ce numéro n’est qu’un petit aperçu– nous ont montré que cette circulation est possible, qu’elle est même déjà active à plusieurs niveaux et selon des modalités variées, et que les acteurs en présence la souhaitent et s’investissent pour la poursuivre.
Les articles qui suivent explorent et dépassent les écarts supposés entre les différents acteurs, contextes et visées du champ de recherche et permettent ainsi d’instaurer et d’analyser une circulation entre trois instances et trois groupes d’acteurs: les recherches en didactique des littératures, les recherches dans les savoirs fondamentaux en littérature et les pratiques enseignantes.
La question de la circulation entre recherche et pratiques enseignantes est posée d’emblée par le texte de Daunay, qui, en guise d’introduction au numéro, en élargit le point de vue à l’identité même de la discipline. Pour l’auteur, la question a accompagné de manière récurrente l’émergence et l’histoire de la didactique de la littérature, parce qu’elle participe à construire l’identité des didacticiens. Ainsi, Daunay interroge et contextualise l’autonomie de la didactique en décrivant ses relations à trois instances extérieures (les théories de référence, l’institution scolaire et la pratique enseignante). S’il montre successivement les risques d’une subordination aveugle à ces dernières, il évoque également l’intérêt d’une autonomie adéquatement pensée dans chacun de ces trois espaces.
Les deux articles suivants témoignent de l’importance de recourir à une perspective historique pour analyser textes, outils et moyens pour l’enseignement. L’article de Darme, Monnier et Tinembart met en relation les savoirs en littérature et les pratiques enseignantes et propose une analyse détaillée des moyens d’enseignement adoptés en Suisse francophone entre 1850 et 1930. À travers des citations des manuels de l’époque, il est possible de reconstruire les discours sur la littérature et sur son enseignement, leurs enjeux et leurs évolutions. Cette perspective historique permet de prendre conscience de l’origine des pratiques et des représentations encore actuelles concernant l’enseignement du français et son rapport au corpus littéraire, au moins celles qu’on peut inférer des outils et des prescriptions publiées.
Le texte de Raimond, inscrit en didactique du français langue étrangère, analyse les documents officiels et les descriptifs des programmes de formation conçus au sein du Bureau d’études pour les langues et les cultures (BELC), l’instance financée par le gouvernement français chargée de former les enseignant·e·s de français des Instituts internationaux de l’Alliance française. Il est possible ainsi de découvrir la place et le rôle de la littérature dans les enseignements du FLE, sa conception, la valeur qu’on lui attribue, et son rôle dans l’appropriation du français comme langue étrangère. En même temps, ces textes témoignent d’une circulation avérée entre les recherches en didactique du français langue étrangère et l’enseignement. Le FLE se révèle donc ici une discipline pionnière dans la circulation entre recherches et pratiques enseignantes.
L’article de Baroni problématise, quant à lui, une circulation entre des concepts de théorie de la littérature et la didactique, entendue à la fois comme pratique d’enseignement et comme champ de recherche. Le texte se fonde sur des outils de la narratologie contemporaine, notamment en revisitant les notions d’intrigue et de focalisation, appelant à les repenser tant au niveau de l’enseignement que de la recherche. Les dernières recherches en analyse littéraire sont ainsi mises au service des pratiques enseignantes, du renouvellement aussi bien des outils pour enseigner la littérature que des corpus littéraires.
Enfin, l’article de Louichon, Bazile et Soulé analyse la circulation entre la recherche en didactique de la littérature et l’enseignement à travers la description d’une recherche collaborative qui a concerné d’emblée des chercheurs et des enseignant·e·s. En partant de la notion de «texte du lecteur» et de l’analyse de sa mise en œuvre en classe, les auteurs ouvrent la voie à différentes manières de concevoir et de réaliser un enrichissement mutuel entre recherches et enseignement.
La question de la circulation des savoirs conduit à une pluralité d’interrogations que ce numéro ne fait qu'effleurer. Plusieurs autres questions restent ouvertes et mériteraient d’être approfondies. Celles-ci pourraient notamment porter sur les connaissances acquises sur les pratiques en classe, sur les questions que se posent les enseignant·e·s, sur la manière de construire une réelle collaboration dans la recherche ou encore sur les effets des dimensions plus administratives de l’univers de la recherche sur les questions des enseignant·e·s.
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Schneuwly, Bernard & Chistophe Ronveaux (2018), Lire des textes réputés littéraires : disciplination et sédimentation. Enquête au fil des degrés scolaires en Suisse romande, Bern, Peter Lang.
Pour citer l'article
Sonya Florey & Chiara Bemporad , "Introduction n°2 - La circulation des savoirs: entre recherches et pratiques enseignantes", Transpositio, n°2 La circulation des savoirs: entre recherches et pratiques enseignantes, 2020http://transpositio.org/articles/view/introduction-n-2-la-circulation-des-savoirs-entre-recherches-et-pratiques-enseignantes
Voir également :
Ingénierie didactique collaborative de seconde génération: le cas de l'articulation langue-texte
Dans quelles conditions la conception, l’expérimentation et la validation de dispositifs didactiques peuvent-elles rapprocher chercheurs et praticiens? Comment des enseignants peuvent-ils s’approprier et mettre en œuvre des dispositifs construits à la fois par des chercheurs et des collègues enseignants? Le présent article tente, à partir de données de recherche, de répondre à ces questions. L’angle que nous choisissons de développer ici est résolument méthodologique: il s’agit de montrer comment s’opérationnalise concrètement une recherche à travers laquelle cohabitent deux logiques d’agir et de penser: celle du chercheur et celle du praticien qu’est l’enseignant.
Ingénierie didactique collaborative de seconde génération: le cas de l'articulation langue-texte
Notre projet de recherche
Dans quelles conditions la conception, l’expérimentation et la validation de dispositifs didactiques peuvent-elles rapprocher chercheurs et praticiens? Comment des enseignants peuvent-ils s’approprier et mettre en œuvre des dispositifs construits à la fois par des chercheurs et des collègues enseignants? Le présent article tente, à partir de données de recherche, de répondre à ces questions. L’angle que nous choisissons de développer ici est résolument méthodologique: il s’agit de montrer comment s’opérationnalise concrètement une recherche à travers laquelle cohabitent deux logiques d’agir et de penser: celle du chercheur et celle du praticien qu’est l’enseignant.
Les réflexions à la source de cet article découlent d’un projet de recherche doctoral qui porte sur l’articulation langue-texte dans la classe de français au Québec et en Suisse romande. Le volet québécois de ce projet s’inscrit, en partie, dans une autre recherche menée dans la région de Québec sur l’approche de l’articulation lecture-grammaire-écriture1. Dans le cadre de notre recherche doctorale, nous avons coélaboré, avec des enseignantes du secondaire dans le canton de Genève, et mis en œuvre une séquence d’enseignement articulant l’étude de la langue à celle des textes littéraires à travers un genre dont l’enseignement est relativement récent: le slam. Au Québec, toujours dans l’idée d’articuler langue et texte, nous avons, à partir d’un genre plutôt patrimonial –la fable– fait expérimenter à des enseignantes du secondaire une séquence didactique qu’elles n’ont pas coélaborée2. Précisons que ce second dispositif a fait l’objet d’une coélaboration et d’une première expérimentation avec une enseignante du secondaire dans le cadre de la première phase de la recherche menée par Marie-Andrée Lord. Nous n’avons pas retenu les données de cette première phase. Nous avons fait le choix de retenir uniquement les données de la double expérimentation3 de la fable, car nous voulions analyser les différentes conditions de mise en œuvre de nos deux séquences: double expérimentation pour la fable et toutes les expérimentations pour le slam.
Quatre grandes questions ont orienté les réflexions de l'un d'entre nous (Florent Biao) dans le cadre de son projet doctoral4: (1) Quelles sont les dimensions textuelles et langagières impliquées dans la compréhension des textes étudiés? (2) Quels dispositifs5 favoriseraient l’articulation langue-texte? (3) Comment juger de la validité de tels dispositifs? (4) Quelles sont les conditions qui facilitent l’appropriation de ces dispositifs par les enseignantes-participantes? Ce projet de recherche s’est articulé autour de deux axes: l’un théorique et l’autre méthodologique. En effet, il s’agissait de voir dans quelles conditions la mise en œuvre d’une démarche de recherche d’ingénierie didactique collaborative avec des enseignants faciliterait l’opérationnalisation d’une approche théorique aussi complexe que l’articulation. En raison de la complexité de cette mise en œuvre (Biao, 2015), il nous apparait pertinent d’expliciter dans cet article notre démarche méthodologique: l’ingénierie didactique collaborative.
Cadrage conceptuel
Pour répondre aux questions que nous nous sommes posées et ainsi atteindre nos objectifs de recherche, nous avons opté pour l’approche méthodologique d’ingénierie didactique collaborative. Cette dernière se construit sur les fondements de l’ingénierie didactique telle que théorisée par Douady (1994), Artigue (1996) et Chevallard (2009) d’une part et des recherches dites collaboratives d’autre part (Desgagné, 1997; Mercier, 2010; Bednarz, 2013). Elle implique:
- - la conception de dispositifs qui tiennent compte des contraintes du milieu;
- - la formation et la médiation du chercheur qui apporte un appui théorique aux praticiens pour nourrir leur réflexion;
- - une activité de recherche et de formation.
Dans le domaine de l’éducation, la notion d’ingénierie didactique émerge en premier en didactique des mathématiques (Artigue, 1989). Les didacticiens cherchent alors à établir des liens entre le travail didactique et celui de l’ingénieur: réaliser un projet en s’appuyant sur des connaissances scientifiques, en exerçant un contrôle rigoureux de l’ensemble de la démarche de réalisation du projet, tout en acceptant une part d’incertitude en raison de la complexité du contexte humain dans lequel se construisent les activités. L’ingénierie didactique a donc pour principaux objectifs l’élaboration de dispositifs pour l’enseignement d’un contenu, l’étude d’une notion spécifique et la mise en place de stratégies globales d’enseignement.
Musial, Pradère et Trucot (2012), dans une acception plus large, assimilent l’ingénierie didactique à ce que les anglo-saxons appellent instructional design. À l’instar de Chevallard (2009),ils définissent l’ingénierie comme une activité rationnelle de conception de dispositifs d’enseignement communicables et reproductibles, ce qui fait dire à ces auteurs que l’ingénierie didactique implique nécessairement une description et une justification précises des choix didactiques qui sont faits. Chevellard (2009) distingue deux types d’ingénierie didactique: celle de développement et celle de recherche. L’ingénierie didactique de recherche vise à créer un contexte d’observation propice à l’étude et à la compréhension du fonctionnement didactique alors que l’ingénierie didactique de développement viserait davantage la conception et la validation de contenus d’enseignement en proposant des solutions à un problème didactique identifié. Toutefois, nous pensons que ces deux types d’ingénierie ne s’excluent pas dans les recherches de type collaboratif qui visent à la fois l’analyse et la compréhension d’un objet didactique et le développement professionnel des participants.
Artigue (1996), quant à elle, conçoit l’ingénierie didactique comme une méthodologie de recherche qui se caractérise d’abord par un schéma expérimental fondé sur des réalisations didactiques en classe: la conception, la réalisation, l’observation et l’analyse de séquences d’enseignement. Même si l’ingénierie didactique s’inscrit dans la grande famille des recherches expérimentales, elle se distingue fondamentalement de celles-ci en ce que, contrairement à ces autres types de recherches basées sur l’expérimentation, elle s’appuie sur un processus de validation interne fondée sur l’analyse. En effet, comme le soutient Artigue (1989), les autres types de recherches adoptent très souvent une approche comparative qui repose sur un processus de validation externe. Autrement dit, ces recherches dites expérimentales minimisent l’analyse interne en accordant une primauté à la comparaison entre elles, alors que l’ingénierie didactique vise à analyser et à comprendre, pour chaque séquence d’enseignement, les conditions qui facilitent la transposition des savoirs et leur appropriation par les élèves.
Douady (1994), Artigue (1996), Brousseau (2008) et Chevallard (2009) reconnaissent deux grands pôles à l’ingénierie didactique: le pôle de la conception des dispositifs et celui de l’analyse des pratiques.
Musial et alii. (2012) appréhendent le pôle de la conception dans un sens large, car ils conçoivent la conception comme une tâche cognitive complexe qui relève de la résolution de problèmes. Dans un sens plus didactique, la conception renverrait à l’ensemble du processus de planification d’un enseignement. Le pôle de conception prendrait donc en compte les dimensions épistémologique, psycho-socio-institutionnelle et psycho-socio-cognitive, qui renvoient respectivement aux trois pôles du triangle didactique: savoirs, enseignant et élève (Simard, Dufays, Dolz & Garcia-DeBanc, 2010 : 13).
Le second pôle de l’ingénierie didactique renvoie à l’analyse des pratiques d’enseignement. Sur le plan scientifique, cette analyse permet de rendre compte de la manière dont s’enseigne véritablement la discipline. Une telle perspective permettrait aussi, selon ces chercheurs, d’aider à «mieux comprendre comment et par où changent les pratiques d’enseignement et de voir dans quelle mesure elles peuvent contribuer à déterminer des axes stratégiques pour le travail en formation» (Garcia-Debanc & Lordat, 2007 : 43). Dolz & Simard (2009) dressent une liste d’éléments que l’on pourrait rattacher à ces pratiques:
- - les contenus réellement enseignés;
- - l’organisation et la transformation de ces contenus;
- - l’épistémologie qui fonde le choix des objets traités;
- - les démarches et modes d’interventions des enseignants;
- - les supports, les types d’activités et les formes de travail exploités.
Quelques précisions sur les recherches dites collaboratives
Ces dernières années, beaucoup de recherches de type collaboratif ont émergé en sciences de l’éducation. Même si l’on distingue diverses formes de collaboration, ce type de recherche s’appuie originellement sur la volonté de prendre en compte les points de vue des acteurs sociaux, soit pour produire des connaissances nouvelles, soit pour éclairer des problématiques complexes qui les concernent (Morissette, 2013). Ainsi, lorsqu’il est question de ce type de recherche, on distingue principalement deux catégories. Il y a d’un côté les recherches-actions qui, selon Savoie-Zajc (2001), renverraient à une approche de changement planifié dans le but de résoudre un problème que vit une communauté. D’un autre côté, il y a la recherche dite collaborative, qui renvoie essentiellement à une démarche d’exploration d’un objet et qui conduit à la coconstruction de savoirs autour d’une pratique professionnelle (Desgagné, 1997). Toutefois, même si nous nous inspirons des travaux fondateurs de Desgagné (1997), la perspective que nous adoptons diffère fondamentalement de l’approche traditionnelle de la recherche collaborative telle qu’il l’a théorisée puisque nous adoptons une perspective où le chercheur joue un rôle de formation et de médiation: celui-ci fait des apports théoriques qui orientent la recherche et il suggère des ajustements au fur et à mesure de l’élaboration du dispositif, à la lumière d’un savoir théorique dont ne disposent pas forcément les enseignants-participants.
Nous ne nous inscrivons pas dans la perspective de Desgagné où l’objet de la recherche doit se construire dans l’interaction et où chercheurs et praticiens sont sur un pied d’égalité. Il nous semble ainsi plus pertinent de parler d’une collaboration-médiation entre le chercheur et l’enseignant puisque le premier joue un rôle prédominant dans la structuration des objectifs de recherche avec, dans notre cas, des a priori théoriques (Biao, 2016) par rapport à l’articulation. D’ailleurs, ce sont nous, chercheurs, qui avons prédéterminé l’objet de la recherche, à savoir l’articulation langue-texte. Il s’agit dans notre cas d’une recherche fortement orientée, car le choix de l’objet et l’orientation théorique ne sont pas à négocier dans le partenariat collaboratif. Une telle perspective implique aussi que le chercheur assure une formation préalable aux enseignants sur l’objet choisi. Il y a donc un apport d’expertise du chercheur avant le début de l’élaboration des séquences, laquelle constitue le cœur du projet de collaboration. Il est toutefois important de préciser que les apports sont complémentaires, car l’enseignant apporte une connaissance du terrain et des élèves que n’a pas le chercheur.
Choix méthodologiques
Notre étude s’est déroulée au Québec et en Suisse romande. Au Québec, nous avons choisi deux zones géographiques: la région de Chaudières-Appalaches et celle de la Capitale-Nationale. En Suisse, les études ont été menées dans deux écoles secondaires du Canton de Genève, à Pinchat et à Meyrin.
Afin de réduire les risques d’abandon, compte tenu de la lourdeur de notre démarche, et aussi en vue de favoriser une plus grande implication des enseignants, nous avions prévu de mener cette recherche avec des enseignantes d’expérience6. Cela n’a toutefois pas été possible pour les deux participantes suisses en raison des modalités du recrutement des enseignantes. En effet, dans le Canton de Genève, c’est le Département de l’instruction publique (DIP) qui assure le lien entre les chercheurs et les enseignants. Nous avons soumis notre projet à ce département, qui s’est ensuite chargé de nous mettre en relation avec des enseignantes volontaires. Nous n’avons donc pas eu d’emprise dans ce processus. Toutefois, comme les deux enseignantes de Genève étaient volontaires et très intéressées par notre objet de recherche, le critère d’ancienneté a perdu sa pertinence. Au Québec, la situation a été différente. Toutes les enseignantes qui ont participé au projet avaient entre huit et vingt ans d’expérience.
Au Québec, trois enseignantes7 d’une même école ont participé à la recherche: Nadine, Karelle, Jade8. Toutes enseignaient dans le secteur régulier9 à des élèves de 13-14 ans. Ces enseignantes, qui cumulent plusieurs années d’expérience, ont témoigné dès le départ un grand intérêt à la fois pour l’approche d’articulation et pour la démarche que nous leur avons présentée. Ainsi, dès les premières rencontres, un rapport de confiance s’est créé. Nous étions certains d’une implication soutenue de ces participantes, ce qui constituait pour nous une condition de réussite étant donné le type de recherche que nous menons. Ces enseignantes avaient toutes une formation initiale en enseignement du français au secondaire et enseignaient depuis quelques années le français. Ce second élément constituait aussi pour nous une condition indispensable en raison de la complexité de la mise en œuvre de l’approche d’articulation. Il était donc nécessaire que les participantes aient une bonne connaissance des objets d’enseignement prescrits.
Dans le canton de Genève, deux enseignantes ont participé à la recherche: Estelle et Gisèle10 qui avaient respectivement neuf et quatre ans d’expérience. Ces deux enseignantes interviennent à la fois au secondaire I et au secondaire II, soit auprès d’élèves de 12 à 15 ans, dans deux écoles de Genève. Là aussi, ces participantes ont témoigné, dès le départ, un fort intérêt pour la recherche, ce qui a constitué pour nous un élément facilitateur. Toutefois, contrairement aux participantes de Québec qui avaient un profil plutôt orienté vers l’enseignement de la langue, Estelle et Gisèle étaient des littéraires avant d’être enseignantes de français.
Les principales phases de la recherche
Que ce soit à Québec ou à Genève, notre recherche s’est déroulée en respectant les quatre phases de l’ingénierie didactique: cadrage théorique, conception, observation et analyse des données.
La phase de cadrage théorique intervient au tout début du processus de la recherche, avant même la conception, et vise à mener une réflexion théorique et épistémologique qui s’appuie sur les connaissances didactiques déjà acquises dans le domaine. Cette phase, encore dite «d’analyses préalables», constitue le socle sur lequel reposent les dispositifs à construire. Concrètement, durant cette phase, nous avons eu plusieurs rencontres avec les participantes pour discuter à la fois de la notion d’articulation et des modalités de collaboration. Les premières rencontres ont été consacrées aux entretiens pré-expérimentaux qui visaient à dégager les représentations et les pratiques déclarées des enseignantes-participantes sur l’enseignement de la langue et des textes littéraires. Les autres rencontres de cette phase nous ont permis de préciser avec ces participantes certains aspects théoriques en lien avec la notion d’articulation, entre autres l’idée que le travail sur la langue et celui sur les textes doivent se nourrir mutuellement.
La seconde phase a été celle de la conception des dispositifs didactiques. Ainsi, pour l’élaboration de la séquence sur le slam avec les enseignantes-participantes de Genève, nous avons déterminé un corpus, discuté des notions à travailler, délimité la durée de l’expérimentation, fixé des objectifs didactiques et élaboré les différentes activités. Cette phase a fait de la négociation le socle de l’ingénierie didactique collaborative, puisque nous avons dû tenir compte à la fois des impératifs de notre recherche et de ceux des classes : contenus à enseigner et contraintes institutionnelles (nombres d’heures consacrées à la discipline, sorties pédagogiques, examens prévus de longue date, etc.). Toutefois, il parait important de préciser qu’en raison de la lourdeur des tâches des enseignantes, nous avons joué un rôle de médiation et d’organisation pour donner forme aux pistes que nous dégagions avec elles. Ainsi, après les rencontres, nous nous chargions d’élaborer les différents modules11 d’enseignement et de les soumettre ensuite à l’appréciation des participantes. Elles formulaient des commentaires que nous intégrions par la suite dans ces modules. Le processus était donc itératif et spiralaire puisque les enseignantes avaient même la possibilité de modifier les dispositifs avant et pendant l’expérimentation. Lorsque cela se produisait, nous en discutions pour connaitre les raisons de ces changements et intégrions, par la suite, les ajustements dans le dispositif final qui, lui, ferait l’objet d’une double expérimentation par des enseignantes non auteures des séquences d’enseignement.
La troisième phase, dite d’observation, est consacrée à l’expérimentation des dispositifs construits. Nous l’avons subdivisée en deux phases: expérimentation et double expérimentation. Dans un premier temps, nous avons filmé la mise en œuvre des séquences dans les classes sans intervenir. Toutefois, puisqu’elles en avaient le droit, certaines participantes ont refusé d’être filmées lors de l’expérimentation des dispositifs. Ainsi, à Genève, nous avons pu filmer deux expérimentations sur les trois prévues12. Au Québec, pour la séquence sur la fable, ce sont deux enseignantes sur quatre qui ont été filmées. Que ce soit à Genève ou au Québec, les enseignantes dont les expérimentations n’ont pas fait l’objet de captations vidéo ont rempli un journal de bord détaillé que nous avions préparé à cet effet. Après ces premières expérimentations, nous avons réalisé avec les participantes des entretiens post-expérimentations qui visaient à faire un bilan de la mise en œuvre des séquences pour y apporter les derniers ajustements avant la double expérimentation avec d’autres enseignantes. Ces entretiens post-expérimentations se voulaient aussi le cadre d’une démarche réflexive à travers laquelle nous entendions amener les enseignantes à porter un regard méta sur l’ensemble de la collaboration: qu’est-ce que le fait de coélaborer avec nous les séquences leur a apporté de plus lors de leur mise en œuvre, mais aussi dans leurs pratiques? Considèrent-elles qu’elles se sont mieux approprié de cette façon les contenus et démarches?
Après les ajustements apportés aux séquences à la suite du bilan réalisé avec les enseignantes participantes de la première expérimentation de la séquence sur le slam à Genève, nous avons fait expérimenter cette séquence au Québec par quatre autres enseignantes afin de voir dans quelle mesure elles s’appropriaient des dispositifs qu’elles n’avaient pas coélaborés. En clair, cette double expérimentation visait à apporter une réponse à une de nos questions de recherche: que se passe-t-il pour l’expérimentation de séquences didactiques avec des conditions d’élaboration et de mise en œuvre différentes? Nous avons suivi le même processus pour la séquence portant sur la fable coélaborée avec une enseignante de Québec: nous l’avons soumise à trois enseignantes de la région de Québec et à Estelle13 du canton de Genève pour une double expérimentation après les ajustements apportés à la suite de la première expérimentation. Le tableau ci-dessous présente une synthèse des différentes expérimentations que nous avons réalisées.
Finalement, la dernière phase est consacrée à l’analyse des données proprement dite. Nous n’abordons cependant pas cette question dans cet article puisque son objet est tout autre. Nous limitons notre réflexion à l’apport de l’ingénierie didactique collaborative dans le processus d’élaboration, d’appropriation et de mise en œuvre de dispositifs didactiques.
Les critères de validation des dispositifs
À terme, nous voulions rendre disponibles des dispositifs éprouvés et validés qui seraient alors transposables dans des classes de français. Pour ce faire, il nous a semblé important de définir des critères qui permettraient de valider ces dispositifs. En nous référant aux réflexions de Dolz et alii. (2001) sur l’ingénierie didactique et en prenant en compte les trois pôles du triangle didactique (Halté, 1992), nous avons déterminé trois critères de validation.
Le premier critère est lié aux objets enseignés. Rattaché aux savoirs dans le triangle didactique, ce critère vise à répondre à une question : est-ce que la transposition des savoirs a été possible? Nous avons choisi d’étudier ce pôle objet par le biais de l’analyse du travail enseignant (Schneuwly & Dolz, 2010): comment les enseignants s’approprient-ils et mettent-ils en œuvre des séquences d’enseignement portant sur une approche aussi difficilement appréhendable que celle de l’articulation?
Le second critère est lié aux élèves. Ce critère visait à répondre à la question: est-ce que les élèves progressent dans leurs apprentissages? Nous avons étudié ce critère avec le regard des enseignants lors du bilan collaboratif et des productions finales que nous avons observées. En effet, dans la séquence sur le slam, tant lors des premières expérimentations qu’au moment des doubles-expérimentations, les élèves ont produit des textes, que nous avons considérés comme des productions initiales (Dolz et alii., 2001). Ceux-ci ont été réalisés en début de séquence, donc avant même le début des apprentissages. Au terme de la séquence, ils ont produit un autre texte en s’appuyant sur les différentes notions travaillées. Entre ces deux productions, il y a eu des écrits intermédiaires qui consistaient pour les élèves à bonifier leur production initiale en y intégrant au fur et à mesure les notions travaillées dans les différents modules. Même si notre focale n’était pas le travail des élèves, il s’agissait notamment pour nous, sans nécessairement attester de profonds changements, de voir, à partir de ces productions et des observations des enseignants, dans quelle mesure le travail effectué dans le cadre de l’expérimentation a aidé, ou pas, les élèves dans leurs apprentissages.
Le troisième critère qui nous permet de conférer une validité à nos dispositifs est la double-expérimentation. Ce critère, qui renvoie au pôle enseignant dans le triangle didactique, visait à voir dans quelle mesure des enseignants, différents de ceux ayant collaboré à l’élaboration des dispositifs, étaient eux aussi capables de s’approprier ces dispositifs et de les mettre en œuvre dans leur classe. Pour ce faire, nous avons défini trois indicateurs à partir desquels nous analysons cette double expérimentation: la mise en œuvre complète ou non de la séquence, l’ampleur des modifications apportées pour conduire à terme la séquence (activités, outils et divers obstacles didactiques ou cognitifs) et le point de vue des enseignants recueilli lors de l’entretien post-expérimentation.
Les apports et les défis d’une telle méthodologie
L’approche méthodologique que nous avons adoptée dans le cadre de cette recherche permet d’apporter une dimension nouvelle à la recherche collaborative en éducation. Tous les choix que nous avons faits ont été concertés, négociés et validés par l’ensemble des intervenants. Nous pouvons ainsi, à la lumière du parcours qui a été le nôtre dans cette recherche, focaliser notre attention sur quatre points que nous qualifierons de saillants.
D’abord, notre position nous permet de porter un regard méta sur l’ensemble de la démarche. Tout au long du processus, quelle que soit la phase en question, quel que soit le pays et quelles que soient les enseignants impliqués, la recherche a été marquée par des allers et retours visant à faire des ajustements mélioratifs avant, pendant et après leur mise en œuvre dans les classes. Il y avait ainsi une ouverture de notre part et de la part des enseignantes tant sur les notions enseignées que sur les modalités pédagogiques. Chaque étape s’est déroulée dans la négociation et la concertation. Cela a d’ailleurs permis de surmonter certains obstacles et défis14 qui émergent lorsqu’un enseignant doit planifier ou concevoir seul des séquences d’enseignement. Autrement dit, le travail d’équipe induit une réflexion qui enrichit les objets enseignés et les modalités de travail. Cette collaboration, telle qu’elle a été menée, est donc de nature à contribuer au développement professionnel des enseignants-participants comme le soulignent Richard, Carignan, Gauthier & Bissonnette (2015). Ces chercheurs, au terme d’une méta-analyse sur les modèles de formation continue efficaces, soutiennent en effet que le travail collaboratif constitue un des principes clés de l’efficacité du développement professionnel, car il induit une démarche de pratique réflexive à travers les échanges.
Le second point est en lien avec la mise en œuvre des séquences. En effet, du point de vue des enseignantes qui ont participé à cette recherche, leur implication dans toutes les phases de la recherche (du choix du corpus à celui des modalités pédagogiques aidantes) a permis d’ancrer la recherche dans leur quotidien et de réduire considérablement les barrières (réticence des enseignants à ouvrir leurs portes aux chercheurs, perception selon laquelle les recherches seraient déconnectées des réalités de terrain, etc.) qu’elles avaient jusqu’alors perçues entre les chercheurs et elles. Elles soutiennent donc que cette implication a amoindri l’effort d’appropriation qu’elles auraient dû déployer et que, finalement, cela représente des gains en termes d’apprentissage parce que les objets d’enseignement et les démarches pédagogiques sont mieux maitrisés.
Le troisième point saillant repose sur la double expérimentation qui constitue un test de validité des dispositifs expérimentés. En comparaison avec les enseignants-coauteurs, ceux qui réalisent la double expérimentation déploient un effort plus grand pour s’approprier les séquences d’enseignement. Cet effort d’adaptation peut constituer un réel obstacle, notamment quand il est question d’approche complexe comme celle de l’articulation des composantes de la discipline français.
Les entretiens post-expérimentation que nous avons effectués permettent de dégager comme quatrième point saillant la façon dont les enseignantes se sont senties respectées et valorisées durant tout le processus. Loin d’être anodin, ce sentiment de valorisation constitue un facteur important dans la réduction de l’écart qui a toujours existé entre le monde de la recherche et celui des praticiens. Un tel rapprochement peut contribuer à l’amélioration des pratiques d’enseignement, car il pousse davantage les enseignants à intégrer les résultats de recherche dans leurs pratiques comme le fait remarquer le Conseil supérieur de l’Éducation (2006). Dans son rapport, le Conseil en arrive d’ailleurs à la conclusion qu’il existe un lien positif entre le rapprochement milieu de recherche – milieu de pratique et la mise en place par les enseignants de pratiques d’enseignement innovantes issues de la recherche. Le Conseil note aussi que les enseignants qui utilisent le plus les données issues de la recherche sont ceux qui y sont associés ou exposés d’une manière ou d’une autre.
Conclusion
Cet article avait pour objet de décrire la dynamique de la démarche d’ingénierie didactique collaborative que nous avons mise en œuvre dans une recherche portant sur l’articulation langue-texte au secondaire. Pour connaitre la manière dont des enseignants peuvent s’approprier et mettre en œuvre des séquences didactiques fondées sur l’approche de l’articulation langue-texte, nous avons fait le choix de les associer à l’ensemble du processus de conception de ces séquences. Puis, d’autres enseignants sont venus tester ces dispositifs pour, entre autres, nous permettre d’en mesurer la validité. La démarche d’ingénierie didactique à double perspective que nous avons ainsi adoptée présente, selon nous, plusieurs intérêts:
- - le chercheur est moins perçu par les enseignants comme le savant qui apporterait sa vérité;
- - les dispositifs élaborés et testés répondent à des problématiques qui sont au cœur de la pratique enseignante;
- - le développement professionnel des enseignantes-participantes est favorisé;
- - l’enrichissement de notre expertise en tant que chercheur est aussi favorisé puisque celle-ci se nourrit des réalités du terrain.
De façon générale, nous constatons que la forme de collaboration établie, dans notre recherche, avec les enseignantes-participantes a grandement facilité le déploiement des objets d’enseignement choisis et notre intégration dans le milieu, puisque ces enseignantes se sont senties parties prenantes, donc beaucoup plus investies que nous ne l’avions imaginé. Il y aurait donc une nécessité à creuser cette avenue en donnant plus de place aux praticiens que sont les enseignants dans nos recherches si nous voulons que celles-ci atteignent leurs finalités.
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Pour citer l'article
Florent Biao, Érick Falardeau & Marie-Andrée Lord , "Ingénierie didactique collaborative de seconde génération: le cas de l'articulation langue-texte", Transpositio, n°3 Formes de la circulation entre recherches didactiques et pratiques enseignantes de la littérature, 2021http://transpositio.org/articles/view/ingenierie-didactique-collaborative-de-seconde-generation-le-cas-de-l-articulation-langue-texte
Voir également :
Introduction n°3: quelles circulations entre recherches didactiques et pratiques enseignantes en littérature ?
Quels sont aujourd’hui les outils théoriques, les méthodes de recherche et les canaux de diffusion que mobilisent les chercheur.e.s{{Dans ce numéro, le choix de l’écriture inclusive ou non a été laissé libre aux aux auteur.e.s de chaque article.}} en littérature pour penser et nourrir le lien qui les unit à l’enseignement effectif de cet objet ? Pour rappel sont ici réunies certaines contributions des 19èmes Rencontres des chercheur.e.s en didactique de la littérature, tenues à la HEP-Vaud à Lausanne en juin 2018, qui avaient pour titre: Littérature(s) et langue(s) en classe: quelle circulation entre méthodologies de recherche et pratiques enseignantes?
Introduction n°3: quelles circulations entre recherches didactiques et pratiques enseignantes en littérature ?
[I]l ne suffit pas que les enseignants soient informés ni même convaincus de la pertinence des résultats produits pour qu’ils changent leurs pratiques.
Sylvie Cèbe & Roland Goigoux (2018)
Le constat d’un écart entre recherches et pratiques
C’est par cette citation –a priori peu réjouissante– que nous souhaitons commencer la présente introduction. Non pour entamer un propos défaitiste, mais au contraire pour interroger les pratiques de recherche à l’œuvre en didactique pour ce qui concerne leurs rapports aux pratiques enseignantes de la littérature. Quels sont aujourd’hui les outils théoriques, les méthodes de recherche et les canaux de diffusion que mobilisent les chercheur.e.s1 en littérature pour penser et nourrir le lien qui les unit à l’enseignement effectif de cet objet ? Pour rappel sont ici réunies certaines contributions des 19èmes Rencontres des chercheur.e.s en didactique de la littérature, tenues à la HEP-Vaud à Lausanne en juin 2018, qui avaient pour titre: Littérature(s) et langue(s) en classe: quelle circulation entre méthodologies de recherche et pratiques enseignantes? Le texte de cadrage de la manifestation rappelait les éditions 2000 et 2001, qui avaient vu l’émergence de débats fondateurs relatifs au statut, aux modalités et aux effets de la recherche en didactique de la littérature. On se souvient que ces questions avaient aussi fait l’objet un peu plus tard d’analyses stimulantes, notamment de la part de Bucheton (2005).
Si la didactique de la littérature a abordé cette question à plusieurs occasions déjà, il est nécessaire de la considérer à nouveaux frais, tant les recherches –en particulier en ergonomie du travail, comme Béguin (2013) ou Barcellini et alii (2013)– ont avancé sur le sujet et continuent de rendre compte de la difficulté pour la recherche à faire circuler ses résultats en dehors de sa propre sphère et, de surcroît, à faire intégrer ces mêmes résultats dans les pratiques ordinaires des professionnels du champ concerné. Ce sont là des points connus depuis longtemps des démarches d’accompagnement et de conceptions participatives de projets. Le constat a déjà été identifié aussi en didactique du français (Dufays, 2001; Reuter, 2007; Daunay & Dufays, 2007; Daunay & Reuteur, 2008; Cèbe & Goigoux, 2018). Il concerne autant l’éloignement entre chercheur.e.s et enseignant.e.s que l’absence d’adoption dans les pratiques enseignantes de nombre de dispositifs didactiques pourtant éprouvés. En somme, la transposition et l’intégration des résultats de recherche ne sont pas satisfaisantes. Cette observation est souvent partagée –et généralement regrettée. Mais il n’en reste pas moins vrai qu’interroger les formes de circulation entre les méthodologies de recherche en didactique de la littérature et les pratiques enseignantes peut signifier pour le champ «mettre le doigt où ça fait mal». Une part importante de l’organisation de l’activité des chercheur.e.s ainsi que la diffusion de leurs propositions en dehors de leur sphère se trouvent en effet interrogées... À se considérer autant comme activité théorique que comme pratique de médiation et d’implémentation de contenus et de dispositifs d’enseignement, la didactique de la littérature a tout intérêt à ouvrir et à approfondir le dialogue avec les travaux en analyse du travail, tout comme à les prendre sérieusement en considération afin de ne pas creuser l’écart qui la sépare trop souvent encore des acteurs de la littérature en classe.
De multiples tentatives de rapprochement
Divers facteurs peuvent expliquer cette malheureuse distance, parmi lesquels la culture persistante des modèles verticaux de recherche, dits applicationnistes, qui ont longtemps été hégémoniques. Depuis bientôt une trentaine d’années, les méthodologies de recherche sur l’activité professionnelle ont énormément évolué, en particulier en analyse du travail, notamment en médecine et en sciences de l’éducation. Les evidence-based research sont bien sûr légion aujourd’hui en didactique, mais plusieurs études, notamment Gentaz et alii (2013), se montrent très prudentes, voire critiques. «Une fois mises en place et évaluées en contexte ordinaire, ces méthodes ne produisent pas les effets positifs attendus» (Cèbe & Goigoux, 2018: 79). Depuis une quinzaine d’années, une orientation voisine est mobilisée en didactique du français (notamment Kervyn, 2011): la recherche-action qui, selon Savoie-Zajc (2001), renvoie à une approche de changement planifié dans le but de résoudre un problème que rencontre une communauté. Enfin, l’offre s’est encore étoffée avec la recherche dite collaborative (Design-Based-Research-Collective, 2003), qui renvoie essentiellement à une démarche d’exploration d’un objet et qui conduit à la coconstruction de savoirs autour d’une problématique professionnelle donnée (Desgagné, 1997).
Bien que les recherches théoriques et descriptives soient encore dominantes en didactique du français (Dufays & Brunel, 2016), des projets (comme Gagnon & Laurens, 2016 ou Sénéchal, 2018), ainsi que de nombreux colloques et numéros de revue se proposent désormais de repenser les relations entre recherche et pratiques à l’aune de ce paradigme2, dont le présent numéro, centré sur des recherches en didactique de la littérature. L’interrogation porte sur la capacité du champ à infléchir significativement (durablement et globalement) les pratiques enseignantes et, partant, les apprentissages des élèves. Comme les tentatives de rapprochement entre recherches et pratiques se multiplient, il est important de donner à voir dans quelle mesure la didactique de la littérature manifeste elle aussi le souci de faire intégrer par les praticien.ne.s sur le long terme ses résultats et ses dispositifs. Concrètement, quel positionnement adopter pour les didacticien.ne.s de plus en plus situé.e.s à l’interface entre la recherche et les exigences des acteurs et actrices du terrain? Entre chercheur.e.s, formateurs et formatrices, enseignant.e.s ou médiateurs et médiatrices, quelle répartition des rôles concevoir dans un tel contexte de reconfiguration de certains rôles? La réflexion proposée ici et dans le numéro de Transpositio précédent (dirigé par Chiara Bemporad & Sonya Florey) rend compte d’une forte diversité des formats et il convient d’annoncer que l’objet «Littérature» pourra parfois paraître neutralisé par l’orientation méthodologique fortement marquée de ces deux livraisons.
Recherches ou… formations?
Le terme aujourd’hui en vogue de «recherche collaborative» (récemment Vinatier & Morrissette, 2015 ou Bednarz 2013 & 2015) masque –peut-être excessivement– des mises en œuvre hétérogènes. C’est à cette diversité que le présent numéro s’intéresse. Le fait de réunir ici des recherches dont le rapport au terrain constitue un enjeu fort sinon central permet de présenter et de décrire une ébauche de panorama des modalités actuelles que peut adopter la circulation entre pratiques enseignantes et recherches en didactique de la littérature.
Si l’on prend un peu de recul relativement à la désignation «recherche collaborative», il apparaît qu’il n’a pas fallu attendre l’émergence du terme pour que la recherche en didactique de la littérature s’interroge sur les modalités de son rapport au terrain. Comme rappelé supra, la thématique n’est pas investiguée ici pour la première fois, mais elle semble prendre une tournure qui paraît déjà significative dans la mesure où les modèles verticaux de la recherche, exclusivement «top-down», sont de moins en moins légitimes, faute d’intégration ou de transfert vers le terrain. Dans le prolongement, l’équilibre et la répartition des rôles entre enseignant.e.s et chercheur.e.s, longtemps bien délimités (on pense par exemple aux figures du «chercheur savant» et de «l’enseignant artisan»), perdent de leur stabilité. L’accent est mis sur une prise en compte mutuelle des expertises respectives (scientifique d’une part, expérientielle d’autre part). Toute l’idéologie du «didacticien éclairé» se trouve ébranlée.
Une multitude de tentatives de rapprochement se font ainsi jour, laissant place à un moment particulièrement heuristique de la recherche sur le plan méthodologique. C’est aussi le cas pour ce que Class & Schneider ont nommé en 2013 «recherche design». Dans un entretien, Boutin en parle récemment aussi, en ces termes:
La recherche design est une perspective méthodologique récente. Proche de la recherche collaborative, de la recherche développement et de la recherche action, elle réunit des chercheurs, des formateurs, des praticiens autour d’un problème rencontré par des enseignants. A grands traits, la démarche consiste à créer collectivement un dispositif d’enseignement, de le dessiner, de l’éprouver «sur le terrain», puis de revenir, après la mise à l’essai, et de débriefer pour voir ce qui fonctionne et ce qui doit être amélioré, en tenant compte bien sûr des résultats de la recherche et des théories scientifiques qui concernent la question. (Boutin, 2019)
Dans cette autre configuration, un principe s’impose: associer les enseignant.e.s à la démarche de conception. Le processus de validation de la recherche est alors interne à la recherche elle-même. Cela n’est pas sans conséquence: «Dans le modèle de partenariat qui en découle, les chercheurs doivent faire l’effort de connaitre les réalités de la pratique, les praticiens d’identifier la rigueur et les exigences de la recherche. Les problèmes rencontrés sont, en effet, à résoudre ensemble» (Cèbe & Goigoux, 2018: 92). Pour que cette «action conjointe» porte ses fruits, sont primordiales la prise en compte des contextes concrets d’enseignement et celle des habitus professionnels des enseignant.e.s concerné.e.s.
Les chercheur.e.s sont donc face à un défi de taille: il faut à la fois paramétrer ses propositions relativement à des pratiques ordinaires documentées… et les dépasser. Le jeu d’équilibre consiste d’une part à déboucher sur des propositions suffisamment proches des pratiques ordinaires pour être intégrées sans coûts excessifs dans le quotidien d’un enseignement et d’autre part à ouvrir à une certaine nouveauté qui puisse donner le goût d’infléchir dans le long terme et in fine sans soutien externe certaines habitudes vers une direction encore inexplorée. En somme les propositions didactiques ne devraient être ni trop proches ni trop éloignées de ce qu’on pourrait nommer, après d’autres, la zone proximale de développement professionnel des enseignant.e.s.
Il faut en outre accepter les contraintes qu’impose la logique collective à la constitution progressive de la recherche. D’une part un work in progress potentiellement infini, une conception continuée et modifiée dans l’usage, une théorisation a posteriori du modèle ou des risques d’essoufflement voire d’abandon… D’autre part, un calendrier souvent long, rythmé par des phases d’accompagnement, d’expérimentation, d’amélioration, d’adaptation, de modifications, de communications diverses...
Dans les recherches proposées ici, les modalités de dialogue avec les enseignant.e.s prennent différentes formes (linéaire, alternée, cyclique, itérative…) et il est passionnant d’entrer dans le détail de chacune de ces collaborations pour apprécier les avantages ou au contraire les inconvénients, voire les difficultés rencontrées autant sur le plan logistique que didactique, du côté des enseignant.e.s et/ou de celui des chercheur.e.s. Parfois la recherche semble se rapprocher de dispositifs de formation. Selon Cèbe & Goigoux (2018) à nouveau,
La formation apparait comme un facteur décisif dans la capacité des enseignants à s’approprier un outil et à s’impliquer dans un dispositif […]. Les formations ponctuelles n’entrain[e]nt généralement pas de changement durable dans la pratique ou l’adoption d’une innovation […]. Le plus souvent cependant, la formation ne suffit pas à transformer les pratiques de manière durable, c’est pourquoi un accompagnement prolongé et régulier est préconisé.
Nous voilà informé.e.s… Un pan de la réflexion méthodologique devrait inévitablement concerner le suivi prolongé des propositions élaborées. Se présente une grande diversité de formats (formations négociée, continue, communautés de pratiques…). Évidemment le «cahier de charges» d’un.e chercheur.e est ici vite dépassé et il convient d’interroger aussi les limites du travail des didacticien.ne.s et d’identifier les modalités possibles d’accompagnement des enseignant.e.s dans leur rencontre et leur usage des dispositifs didactiques.
Une diversité d’acteurs dans la chaine de circulation des savoirs didactiques
Les chercheur.e.s en didactique de la littérature sont généralement en lien (à des degrés divers) avec une diversité d’acteurs (étudiant.e.s en formation, enseignant.e.s, inspecteurs et inspectrices, conseillers et conseillères pédagogiques, praticiens-formateurs et praticiennes-formatrices, concepteur.e.s de manuels…) qui rencontrent certaines de leurs propositions. C’est là une bonne nouvelle. En revanche, très rares sont les didacticien.ne.s qui parviennent à élargir leur sphère d’influence pour concevoir des manuels, modifier des programmes, des plans d’études… ou certaines décisions politiques en éducation. Bien sûr la question varie grandement selon les contextes (institutionnels, régionaux, nationaux). Il n’en demeure pas moins vrai qu’au-delà de la formation (initiale ou continue), les didacticien.ne.s n’ont guère de prise «directe» sur le développement professionnel des enseignant.e.s (à considérer que cette prise soit adéquate…).
Dans la chaine d’acteurs et d’actrices qui traitent des savoirs didactiques, les didacticien.ne.s forment un maillon qui doit se préoccuper des retombées et des limites de leurs recherches. La collaboration avec les enseignant.e.s devrait assurer un débouché win-win... Se posent, partant, des questions très concrètes: Comment solliciter les enseignant.e.s pour leur donner confiance et envie de coconstruire un projet? À quels moments de la recherche, à quelle fréquence et dans quels buts? Quelles formes d’interactions privilégier? Quelles sont les portes ouvertes à l’innovation durant ces négociations (Thurler, 2000)? Quels enjeux expliciter ou désamorcer lors des rencontres? Quelle répartition de rôles organiser? Comment décristalliser certaines représentations enseignantes et didactiques? Quel support pour capitaliser les échanges? Qui rédige quoi? Comment visibiliser le projet? Comment équilibrer les objectifs de recherche et ceux de formation? Quel rapport aux savoirs et à la production de savoirs? (Morrissette, 2013)? Quels outils didactiques retenir et pourquoi? À quel objet ou produit finalement aboutir? Quels formats celui-ci doit-il prendre?… C’est à ces interrogations que les contributions réunies ici se proposent moins de répondre que de donner des exemples concrets de réalisation, toujours guidés par des principes méthodologiques explicites qui entrent en dialogue dans l’entier de ce numéro.
Malgré le peu de recul sur le sujet, on a pourtant déjà l’impression d’assister et de participer à un moment autocritique de la recherche didactique pour ce qui concerne son rapport au «terrain». La présente livraison propose ainsi une sorte d’ethnographie des pratiques actuelles de la recherche en didactique de la littérature pour ce qui concerne leur lien avec les pratiques enseignantes. Une promesse déjà: d’intéressants changement de postures professionnelles se font jour… autant chez les enseignant.e.s que chez les didacticien.ne.s!
Les contributions réunies dans le présent numéro
Comme s’ils s’étaient donné le mot, les auteur.e.s des cinq articles de ce numéro se penchent ainsi tou.te.s sur la recherche de type collaboratif comme théâtre de la circulation des savoirs entre chercheur.e.s et enseignant.e.s, l’éclairant chacun.e d’un point-de-vue différent. Travaillant sur des projets qui impliquent des enseignant.e.s en didactique de la littérature en français L1 au degré secondaire, certains sont de jeunes chercheur.e.s, d’autres des chercheur.e.s confirmé.e.s.
Sylviane Ahr et Isabelle De Peretti se proposent de détecter les atouts et les limites que la recherche collaborative peut avoir aux yeux des praticien.ne.s. À cette fin, elles laissent la parole aux enseignant.e.s qui ont participé aux côtés de chercheur.e.s à deux projets portant sur les pratiques effectives de la lecture analytique dans le secondaire, à savoir une recherche formation collaborative réalisée au sein de l’académie de Versailles (2015-2018) et une recherche collaborative menée à Lille (2015-2017). Dans leurs témoignages, les deux groupes d’enseignant.e.s soulignent de quelle manière ils ont changé de posture au cours des recherches, actualisé leur savoirs et modifié leur pratique quotidienne. À l’issue de l’analyse des données recueillies auprès des enseignant.e.s, Ahr et De Peretti insistent sur la complexité des recherches collaboratives lorsque le développement professionnel des praticien.ne.s s’inscrit parmi leurs objectifs. De fait, recherche et formation se déployant dans deux temporalités différentes, il convient alors d’élaborer une double planification et une double structuration.
Cinq ans après une recherche de type collaboratif qui a réuni de 2009 à 2013 dix enseignant.e.s formateurs et formatrices de collège et de lycée d’établissements de types variés dans l’académie de Versailles autour de démarches didactiques de lecture littéraire, Cécile Couteaux propose d’en tirer le bilan relatif à la manière dont les participant.e.s ont vécu cette collaboration, et ce sur la base de questions ciblées et des articles rédigés par l’enseignante-chercheure responsable du projet de la recherche. L’analyse des réponses qu’elle a reçues lui permet d’aboutir à la conclusion suivante: amenés à coconstruire les savoirs professionnels à l’aide de leur propre pratique et des moyens théoriques et méthodologiques offerts par la recherche collaborative, les enseignant.e.s sont entrés dans des analyses réflexives et ont modifié leurs pratiques enseignantes et leur rapport à la recherche.
Florent Biao, Érick Falardeau et Marie-Andrée Lord appuient leur contribution sur une recherche doctorale portant sur l’articulation grammaire-texte en classe de français au Québec et en Suisse romande et s’intéressent précisément à la question de savoir comment s’opérationnalise une recherche qui vise à faire collaborer deux logiques d’agir et de penser, à savoir celle de la recherche et celle du terrain. Comme ils le constatent dans leur conclusion, leur démarche d’ingénierie didactique à double perspective – les séquences abordant des problématiques au cœur de la pratique enseignante ont été testées une première fois par les enseignant.e.s qui les ont coconstruites, puis une seconde fois par d’autres enseignant.e.s – leur a permis d’atteindre plusieurs buts : le/la chercheur.e est moins perçu.e comme le savant détenteur/la savante détentrice de vérité par les enseignant.e.s, qui sont davantage investi.e.s dans tout le processus, le développement professionnel des enseignant.e.s est favorisé, tout comme l’enrichissement de l’expertise des chercheur.e.s, et cela grâce aux apports des réalités du terrain.
C’est également un projet international qui se trouve à la source de l’article d’Isabelle Brun-Lacour et Jean-Louis Dufays, à savoir le projet «Gary», qui a déjà donné lieu à de nombreuses publications. Cette recherche s’interroge sur l’évolution tant des compétences de lecture des élèves que des pratiques enseignantes et sur les relations réciproques entre ces deux pôles à trois stades du curriculum et dans un milieu socio-économique moyen, en Belgique, France, Québec et Suisse. Dans le présent article, les auteurs analysent les réponses que les enseignant.e.s impliqué·e·s ont données aux questions suivantes: Quels sont les objectifs et finalités de leur pratique et quel est leur rapport au savoir? L’expérience a-t-elle favorisé une meilleure circulation des savoirs entre chercheur.e.s et enseignant.e.s? Comment optimiser cette circulation? Et de constater que les enseignant.e.s qui ont participé à la recherche collaborative sont entré.e.s dans une dynamique de questionnement, de recherche et de changement.
Après avoir formé une trentaine d’enseignant.e.s à la DSEL (Démarche stratégique d’enseignement de la littérature) développée dans le cadre d’une recherche collaborative entre 2006 et 2010 au Québec, Suzanne Richard et Jacques Lecavalier ont rassemblé dans un corpus les interventions par lesquelles deux enseignantes ont accompagné leurs élèves lors d’une lecture en classe de littérature. Définissant et distinguant dans un premier temps l’intervention didactique et l’intervention pédagogique, les auteurs illustrent ensuite leurs propos théoriques à l’aide d’un exemple précis où ils analysent les interventions de l’enseignante et les classent dans l’une ou l’autre catégorie. Ils soulignent en guise de conclusion que même si le matériau sur lequel ils s’appuient est sans doute insuffisant, leur recherche aboutit à l’esquisse d’un modèle complexe laissant entrevoir une circulation multidirectionnelle entre recherche et terrain.
Comme on peut le constater, les cinq articles de ce numéro insistent sur les modifications que la recherche de type collaboratif induit sur les postures et pratiques des enseignant.e.s associé.e.s, même si, comme le soulignent Richard et Lecavalier, « le développement des enseignants est une retombée, mais pas un objectif de la recherche », en renvoyant à Bednarz, Rinaudo & Roditi (2015 : 171). Plusieurs chercheur.e.s, notamment Biao et alii et Couteaux, démarquent par ailleurs explicitement les dispositifs de recherche collaborative qu’ils analysent des recherches-actions, «qui entretenai[en]t des objectifs de changement social ou éducatif» (Richard & Lecavalier). Si les acteurs et actrices du terrain sortent changé.e.s de ces expériences, il en va de même des chercheur.e.s. Et dans cette circulation des savoirs, insiste entre autres Couteaux, un rôle-clé revient au(x) responsable(s) du projet. Il s’ensuit, pour le dire avec les mots de Biao et alii, qu’«il y aurait donc une nécessité à creuser cette avenue en donnant plus de place aux praticiens que sont les enseignants dans nos recherches si nous voulons que celles-ci atteignent leur finalité».
Bibliographie
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Pour citer l'article
Vincent Capt & Antje Kolde, "Introduction n°3: quelles circulations entre recherches didactiques et pratiques enseignantes en littérature ?", Transpositio, n°3 Formes de la circulation entre recherches didactiques et pratiques enseignantes de la littérature, 2021http://transpositio.org/articles/view/introduction-n-3-quelles-circulations-entre-recherches-didactiques-et-pratiques-enseignantes-en-litterature
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