La bande dessinée – forme considérée autrefois comme vulgaire – suscite aujourd’hui un vif intérêt au sein des études littéraires. Comme tout le monde, je suis étonnée par cette explosion en dépit du fait que, par le passé, j'ai rédigé un rapport au Département d’anglais pour défendre vigoureusement l’idée que nous ne devrions pas oublier cette forme narrative innovante. Cependant, s’il y a un essor de la bande dessinée, il s’accompagne aussi de confusions catégorielles et terminologiques.
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La bande dessinée est-elle de la littérature ? Lire les récits graphiques
La bande dessinée est-elle de la littérature ? Lire les récits graphiques
Cet article de Hillary Chute, publié en 2008 dans la revue de la Modern Language Association of America 1, a marqué un tournant dans les rapports entre bande dessinée et études littéraires sur le nouveau continent. Chute propose non seulement une définition de ce média, en insistant sur les spécificités sémiotiques de cette forme d’expression plurimodale, mais elle propose également de retracer brièvement son histoire et de réfléchir sur la littérarité de ce qu’elle rebaptise le « récit graphique », en s’attardant notamment sur les œuvres d’Art Spiegelman et de Joe Sacco. Nous sommes reconnaissants à Hillary Chute et à l’éditeur de nous avoir autorisés à republier cet article, qui a été traduit par Raphaël Baroni et Sébastien Graber.
La bande dessinée – forme considérée autrefois comme vulgaire – suscite aujourd’hui un vif intérêt au sein des études littéraires. Comme tout le monde, je suis étonnée par cette explosion en dépit du fait que, par le passé, j'ai rédigé un rapport au Département d’anglais pour défendre vigoureusement l’idée que nous ne devrions pas oublier cette forme narrative innovante. Cependant, s’il y a un essor de la bande dessinée, il s’accompagne aussi de confusions catégorielles et terminologiques. Pour ceux qui adoptent le point de vue des études littéraires, la manœuvre est évidente: soit on justifie l’intérêt de la bande dessinée en s’appuyant sur une défense de la culture populaire, soit on la rattache à la riche tradition des recherches sur les rapports entre textes et images, qui nous renvoie aux manuscrits enluminés du Moyen Âge. Mais la bande dessinée pose des problèmes que nous essayons encore de résoudre ; le terme n’entre pas facilement dans notre grammaire et la nomenclature qui l’entoure reste compliquée et controversée2. Le domaine des études littéraires n'a pas encore saisi les contours de cet objet fuyant, ni défini clairement son projet le concernant. Pour explorer les bandes dessinées contemporaines, nous devons dépasser certaines classifications antérieures : nous devons réexaminer les catégories de fiction, de narration et d’historicité. Les bourses d'études consacrées aux bandes dessinées – et plus particulièrement à ce que j'appelle les récits graphiques – sont en augmentation dans les sciences humaines. La bande dessinée peut être définie comme une forme hybride combinant des mots et des images, dans laquelle deux cheminements narratifs, l'un verbal et l'autre visuel, construisent une temporalité à l’intérieur d’un espace. La bande dessinée progresse temporellement en cheminant dans l'espace de la page, en s’appuyant sur une alternance de présences et d’absences, les cases saturées d’informations (aussi appelées vignettes ou cadres) alternant avec les gouttières (des espaces vides entre les cases). Extrêmement structurée dans sa construction narrative, la bande dessinée ne se contente pas de mélanger le visuel et le verbal – ni même d'illustrer l'un par l'autre – mais elle est plutôt encline à présenter les deux éléments de manière asynchrone : un lecteur de bande dessinée ne remplit pas seulement les blancs entre les cases, mais il opère aussi des allers-retours entre lecture et recherche visuelle du sens. Dans cet article, je traiterai la bande dessinée (comics) comme un média3, et non comme un genre populaire, telle qu’on l’entend habituellement4. Par ailleurs, je conclurai en attirant l’attention sur un genre particulièrement prégnant au sein de ce domaine : la bande dessinée non fictionnelle.
Je m’intéresserai particulièrement à la manière dont la bande dessinée met en jeu le problème de la représentation de l'histoire, car mon propre travail s'est concentré sur ce que cette forme rendait possible pour le récit non fictionnel, en particulier du fait de sa capacité de juxtaposer spatialement sur la page (et de faire se superposer) des moments passés, présents et futurs. Je m'intéresserai aussi à la manière dont la bande dessinée élargit les modes d'expression de soi et de l’histoire, tout en s'inscrivant dans la culture populaire5. Comment les bandes dessinées contemporaines s’y prennent-elles pour raconter des histoires collectives épouvantables ? Pourquoi les artistes féminines brouillent-elles la distinction entre histoires « privées » et histoires « publiques » ? L'impact esthétique et narratif des bandes dessinées à dimension historique est un élément central de MetaMaus, un livre d'Art Spiegelman à l'édition duquel je participe actuellement6 et qui portera sur les treize années qu'a duré le processus de fabrication de son livre, Maus : l'histoire d'un survivant, qui a été couronné par le prix Pulitzer.
Tour d’horizon
À l’heure actuelle7, trois revues scientifiques ont consacré des numéros spéciaux au récit graphique. Art Spiegelman a récemment donné un séminaire à l'Université de Columbia intitulé « Bandes dessinées : entrer dans le canon », et la Norton Anthology of Postmodern American Fiction intègre depuis peu des bandes dessinées. En dehors du monde académique, le récit graphique occupe l'avant-scène de la critique littéraire et des conversations culturelles : le magazine Time, baromètre du grand public, a nommé comme meilleur livre de 2006 le récit graphique d'Alison Bechdel : Fun Home. A Family Tragicomic. La même année, la maison d’édition Houghton Mifflin, qui publie The Best American Series, inaugurait le premier volume du Best American Comics. On pouvait même lire, en juillet 2004, dans un article de couverture du New York Times Magazine, que cette « nouvelle forme littéraire » rejoint « ce que le roman était autrefois – une forme accessible, vernaculaire [et] ayant un attrait massif » (McGrath 2004 : 24).
Le terme de roman graphique est un terme beaucoup plus commun et facilement identifiable que celui de récit graphique8. Mais ce qui était à l’origine un terme marketing doit aujourd’hui être replacé dans son contexte historique, celui de la seconde moitié du XXe siècle. L'impulsion est venue en partie d’une communauté éditoriale très active issue du milieu underground, qui souhaitait produire des œuvres liées au média de la bande dessinée, mais possédant un impact plus important : le premier usage public attesté de cette expression, par Richard Kyle, apparaît dans un bulletin de 1964 distribué aux membres de l'Amateur Press Association, et le terme fut ensuite emprunté par Bill Spicer dans son fanzine Graphic Story World. Beaucoup pensent que Will Eisneraurait inventé le terme parce qu'il l'a utilisé dans un contexte plus commercial, pour vendre à des éditeurs A Contract with God (1978). Composé d'une série de quatre histoires sérieuses, liées entre elles et racontant les conditions de vie sordides et les désirs d'assimilation de migrants vivant dans un immeuble du Bronx dans les années 1930, A Contract with God fut le premier livre commercialisé en tant que « roman graphique9 ».
Des dizaines d'années plus tard, on retrouve des sections « roman graphique » dans de nombreuses librairies. Pourtant, ce terme semble souvent impropre pour désigner les objets rangés dans ces rayons. De nombreuses œuvres fascinantes regroupées sous cette étiquette – y compris Maus de Spiegelman, qui a contribué à populariser le terme – ne sont pas du tout des romans : ce sont de riches œuvres non fictionnelles, ce qui explique l’accent que je mettrai ici sur le terme plus large de récit. En effet, cette forme remet en question l’idée reçue qui voudrait que, par défaut, le dessin en tant que système serait intrinsèquement plus fictionnel que la prose. Elle donne aussi une nouvelle image de ce que nous considérons comme de la fiction ou de la non-fiction. Dans ce que nous désignons par récit graphique, la longueur substantielle à laquelle faisait référence le terme roman peut être préservée, mais cette expression plus neutre suppose l’existence d'autres modes que celui de la fiction. Un récit graphique est un ouvrage de la longueur d'un livre qui se rattache au média de la bande dessinée10.
Il existe de nombreux formats pour la bande dessinée qui sont tous porteurs d'un bagage culturel unique. Aux Ėtats-Unis11, le comic strip a émergé avant le début du XXe siècle et possède une extension qui varie de moins d'une page à plusieurs pages ou même davantage. Il s'agit d’une séquence qui forme une unité minimale et s’apparente à ce que l’on pourrait désigner comme une histoire courte. Le comic book, qui a vu le jour dans les années 1930, compte généralement trente-deux pages et se présente soit comme un recueil de comic strips, soit comme une histoire continue, souvent sous la forme d’un épisode qui se rattache à une série12. La bande dessinée se décline ainsi en toutes sortes de formats et dans différents contextes sériels, des strips quotidiens ou hebdomadaires aux comic books publiés mensuellement, en passant par les personnages sériels représentés dans tous ces formats. J’ai soutenu ailleurs que la planche de bande dessinée est elle-même un matériau dans lequel s’inscrit une forme de sérialité. En effet, il s’agit d’une architecture narrative fondée sur l'établissement d’intervalles réguliers au sein de l'espace et sur des déviations de cette régularité. Formellement, la bande dessinée diffère du dessin animé (en anglais : cartoon), car ces derniers présentent une succession d’images formées d’une seule case. Alors que ces deux formes utilisent souvent des dispositifs visuels et verbaux similaires, les bandes dessinées, qui se déploient généralement sur plusieurs cases, ont une dynamique narrative qui diffère des dessins animés. Pourtant, les auteurs de bandes dessinées sont encore couramment appelés en anglais cartoonists. Cela s’explique par le fait que la définition historique du cartoon trouve une résonnance chez des auteurs impliqués dans la reproduction de masse d’images dessinées – un aspect de cette forme qui empêche la bande dessinée d'être rattachée aux « beaux-arts ». Cartoon vient du mot italien cartone, qui signifie carton, et désigne un support pour une image ou un motif destiné historiquement à être transféré sur des tapisseries ou des fresques (Harrison 1981 ; Janson 1991 ; Harvey 2001 ; 2005). Pourtant, comme le souligne Randall Harrison, « avec l'arrivée de l’imprimerie, le "cartoon" a pris un autre sens. Il s’agissait d’une esquisse qui pouvait être reproduite en série. C'était une image qui pouvait être largement diffusée13 » (1981 : 16).
Mais comment définir la forme de la bande dessinée, quelles sont ses propriétés, son extension et ses capacités expressives ? Les amateurs de bandes dessinées pourraient en fait dire, comme l'a fait le juge Potter Stewart au sujet de la pornographie : il suffit d’en voir pour savoir ce que c’en est14. La bande dessinée est une forme créative en perpétuelle évolution, toujours soumise aux contraintes des formats imposés par des entreprises commerciales, contrairement au livre d'artiste, qui a connu une histoire parallèle au cours du XXe siècle15. Une partie de la critique s’est occupée de ce que Scott McCloud a appelé les « descriptions fonctionnelles » de la bande dessinée et, dans la plupart des cas, ces travaux négligent joyeusement les méthodologies institutionnelles les mieux établies. Understanding Comics de McCloud (1993a), le premier livre à théoriser la bande dessinée à travers sa propre forme médiatique, en propose une définition délibérément large et provisoire16. Son analyse de la forme intègre, mais sans s'y limiter, le contexte des supports imprimés, paramètre que de nombreux praticiens et critiques considèrent comme essentiel (p. ex. Kunzle 1973 ; Dowd & Reinert 2004).
McCloud définit la bande dessinée comme des « images picturales et autres, volontairement juxtaposées en séquences, destinées à transmettre des informations et / ou à provoquer une réaction esthétique chez le lecteur17 » (2007 : 17). McCloud ajoute qu’avant sa projection, la pellicule d'un film « s’apparente à une bande dessinée observée au ralenti » (1999 : 5). Cet accent mis sur la séquence permet à McCloud de rattacher à la préhistoire de ce média des manuscrits d'images précolombiennes, la tapisserie de Bayeux et les Tortures de Saint-Erasme (1460), parmi d'autres antécédents culturels tout aussi improbables. En 2001, Robert Harvey a rejeté la conception de McCloud selon laquelle les bandes dessinées n'auraient pas besoin de contenir des mots pour être identifiées en tant que telles. C’est le cas également de Smolderen (2007), qui réfute l’idée que la séquence serait la propriété définitoire de la bande dessinée en analysant un « effet d'essaimage » à partir d’images uniques tirées de Bibles illustrées, de Bosch et de Brueghel, ainsi que de livres pour enfants. Harvey soulève quant à lui cette objection : « il me semble que la caractéristique essentielle de la bande dessinée – ce qui la distingue des autres types de récits picturaux – est l'incorporation de contenu verbal. […] Et l'histoire de la bande dessinée me semble mieux soutenir ma thèse que la sienne » (2001 : 75-76). Selon Harvey, l’histoire de la bande dessinée remonterait au XVIIIe siècle et débuterait dans les images produites par Hogarth, Gillray, Rowlandson et Goya (voir aussi Katz 2006 et Sabin 1993).
Les positions de McCloud et Harvey ne sont pas aussi contradictoires qu’on pourrait le penser. La bande dessinée dépend toujours de la manière dont la temporalité peut être construite en empruntant des chemins complexes, et souvent non linéaires, à travers l'espace de la page ; pour l'essentiel, cette forme s’appuie à la fois sur des mots et des images, bien que ce ne soit pas toujours nécessaire. Comme le suggère Spiegelman, les œuvres en bande dessinée « chorégraphient et donnent forme au temps » (2005 : 4). Et bien que cette fonction puisse être remplie par de nombreuses formes d’expression, c'est dans la manière spécifique dont la bande dessinée accomplit cette opération que l'on peut trouver ce qui constitue souvent l’aspect formel le plus intéressant de ce média. McCloud désigne les cases comme « l’élément iconique le plus important » de la bande dessinée (2007 : 106), car elles nous indiquent, de manière très générale, « que nous sommes face à une division de l’espace et du temps » (2007 : 107) et sont à la base de la grammaire de la bande dessinée. En effet, ainsi que l’affirme McCloud, les cases « fragmentent à la fois l’espace et le temps, proposant un rythme haché des instants qui ne sont pas enchaînés » (2007 : 75). Par cette succession de cases en alternance avec des espaces vides, une page de bande dessinée offre une riche carte temporelle, configurée autant par ce qui est dessiné que par ce qui ne l'est pas ; ce média est très conscient de l'artificialité de ses frontières sélectives, qui organisent la planche sous la forme d’un diagramme de moments encapsulés. McCloud soutient que l'espace vide, appelé la gouttière, « recèle beaucoup du mystère et de la magie qui sont au cœur de la bande dessinée » (2007 : 74), et il ajoute que « ce qui se situe entre les cases constitue le seul élément de la bande dessinée qui ne peut pas être imité par un autre média » (1993b : 13).
À travers les travaux de ces chercheurs et critiques, une histoire de la bande dessinée est en train de se constituer et de faire émerger une riche tradition liée à l’histoire des formes, nourrissant ainsi un engouement contemporain pour la narration graphique. La brève histoire que je retracerai dans ces lignes fait référence à plusieurs personnages et événements clés – j’évoquerai ici le contexte des œuvres américaines, mais sans mettre l’accent sur le développement de l’industrie de la bande dessinée commerciale, qui est dominée par deux éditeurs, Marvel et DC, spécialisés dans les histoires de superhéros. Même si McCloud et Harvey sont en désaccord, ils affirment l’un comme l’autre l'importance de Hogarth pour la bande dessinée (McCloud 2007 : 24 ; Harvey 2001 : 77). Dans Modern Fiction Studies, Marianne DeKoven et moi-même avons affirmé à propos d’une œuvre comme La Carrière d’une prostituée –comme dans une bande dessinée, cette œuvre représente des moments ponctuels encadrés qui s’inscrivent dans la progression d’un récit– que l’on peut « comprendre l'influence de Hogarth en lisant son œuvre comme une extension de l’ut pictura poesis, qui fait passer cette dernière de la poésie au genre du roman moderne. Il a introduit une structure séquentielle et romanesque dans une forme picturale » (2006 : 769). Plus tard, au XIXe siècle, Rodolphe Töpffer (1799-1846) – un enseignant suisse considéré comme l'inventeur de la bande dessinée moderne – établit les conventions de cette forme narrative, qu'il définit comme un « langage pictural18 » et qu’il décrit comme un style concis reposant sur l’apparition du cadre des cases dans la page ; il ajoute qu’il se fonde sur deux formes préexistantes : le roman et les histoires en estampe de Hogarth (Kunzle 1990 ; Willems 2007). En 1832, faisant l'éloge de l'œuvre de Töpffer, Goethe vante le potentiel pour la culture de masse de ce qui finira par être baptisé« romans en estampes19 ».
Même dans cette incarnation précoce, la bande dessinée était considérée comme une forme d'art antiélitiste. Néanmoins, les comic strips américains se sont distingués des formes européennes antérieures –lesquelles n'ont jamais été produites en masse de la même manière– par leur usage de personnages récurrents et leur publication dans des journaux à grande diffusion (cf. Gordon 1998). Il est communément admis qu'en Amérique, la bande dessinée a été inventée en 1895 – l’année même où les frères Lumière inventaient le film narratif à Paris – dans le journal de Joseph Pulitzer, le New York World, avec The Yellow Kid de Richard Fenton Outcault, qui mettait en scène des migrants urbains de cette époque, ainsi qu'un enfant attachant et odieux habitant un immeuble de l’East Side20. Pulitzer s'est rapidement rendu compte que la bande dessinée était un moyen d’augmenter la diffusion de son journal. La lutte qui s’ensuivit dans la presse à sensations entre William Randolph Hearst et Pulitzer au sujet du Yellow Kid aurait donné naissance au terme yellow journalism21, et trouverait son origine dans la couleur caractéristique de la robe de chambre du gamin.
Contrairement à la littérature moderniste, qui s'est développée à peu près à la même époque, le média de la bande dessinée a été marqué dès le début par son statut de marchandise. Cependant, on ignore encore souvent le fait que la bande dessinée des premières décennies du XXe siècle était à la fois un produit de la culture de masse et une forme qui influençait et était influencée par les pratiques de l'avant-garde, notamment celles se rattachant au dadaïsme et au surréalisme (Gopnik et Varnedoe 1990 ; Inge 1990). On ignore aussi souvent le fait qu'à la fin des années 1930, alors que les comic books commençaient leur ascension, portés par les épaules de Superman, les premiers récits graphiques modernes, appelés « romans sans paroles », avaient déjà fait leur apparition : il s’agissait d’œuvres gravées sur bois au rendu magnifique – dans certains cas vendues comme des romans classiques – qui servaient presque entièrement un agenda socialiste et incorporaient des pratiques expérimentales largement associées au modernisme littéraire (Joseph 2003). Ces « romans sans paroles », en dépit de leur désignation, comprenaient souvent du texte, mais pas sous la forme de cartouches ou de bulles (Beronä 2001 ; voir aussi Cohen 1977). Bien que ces œuvres n'aient pas toujours été associées à l'histoire de la bande dessinée, certains chercheurs ont commencé à les inclure dans le développement du récit graphique, ce qui leur a permis de montrer comment ce média, au début de son histoire moderne, a pu inclure des expérimentations formelles sans perdre son attrait pour la consommation de masse, ce qui représente un développement crucial pour l'impact de la forme actuelle22. En montrant les tensions entre, d'une part, une production éditoriale de masse et des pratiques artisanales, et, d'autre part, entre convention et expérimentation, ces œuvres montrent comment les premières versions des récits graphiques ont pu répondre aux enjeux de la culture contemporaine tout en anticipant l’émergence de genres marqués par un mélange entre la culture élitiste et populaire, que l'on identifie comme typiques de la littérature contemporaine23.
Dans les années 1950, 1960 et 1970, les bandes dessinées reflètent les bouleversements que l’on observe durant ces décennies dans la culture américaine, souvent en lien avec la Deuxième Guerre mondiale : elles créent un point de jonction entre la culture populaire américaine de masse et les expérimentations que l’on trouve dans les modernismes littéraires et artistiques. Fondée par le caricaturiste Harvey Kurtzman en 1952, la revue Mad Comics: Humor in a Jugular Vein (qui deviendra plus tard le magazine MAD) se présentait comme un comic book sérieusement autoréflexif et profondément préoccupé par l'esthétique de la bande dessinée. Avec Mad, Kurtzman établissait le projet d’une bande dessinée servant de critique pour les valeurs américaines dominantes, en particulier celles véhiculées par les médias, et pour cette raison, ce magazine a constitué une source d’inspiration pour la bande dessinée underground (souvent appelée comix) qui se développera à la fin des années 1960 et au début des années 1970.
Comme la littérature des années 1960, la bande dessinée de cette période est dominée par des oppositions. Les dernières années de la décennie sont marquées par la révolution des comix undergrounds, ce mouvement revendiquant explicitement son rattachement à l’avant-garde. En réaction aux codes de la censure, qui étouffaient l'industrie mainstream, la bande dessinée underground est devenue un support culturel influent, à la fois frappant et déstabilisant, parce qu'il se fondait sur la transgression des tabous. Rejetant les grands éditeurs, les représentants de la scène underground auto-publiaient des œuvres qui expérimentaient, hors des contraintes commerciales, les capacités formelles de la bande dessinée. C'est de cette culture que sont issus les récits graphiques les plus durables : des œuvres sérieuses et imaginatives explorant les réalités sociales et politiques en repoussant les limites d'un média historiquement inscrit dans la culture de masse. L'autobiographie, sans doute le mode dominant des récits graphiques actuels, a d'abord pris son essor dans cette culture underground.
Spiegelman en est l’exemple éloquent. Ses bandes dessinées expérimentales et ses récits autobiographiques, qui incluent le prototype que constitue Maus, ainsi que ses deux magazines Arcade (1975-1976) et RAW (1980-1991), transposent l’esthétique antinarrative de l'avant-garde dans le média populaire, et même populiste, qu’est la bande dessinée. À l’origine, Spiegelman détournait les attentes du public liées au développement de l’histoire, en travaillant à se démarquer des bandes dessinées de «divertissement». Plus tard, dans le magazine RAW, où Maus a été publié pour la première fois sous la forme d’une série, il a élargi cette pratique.À travers ces expérimentations, nous voyons que l’énonciation historique se construit de manière éclatée, à travers des espaces paradoxaux et des temporalités mouvantes : la bande dessinée – en tant que forme qui s'appuie sur l'espace pour représenter le temps – apparaît alors structurellement équipée pour remettre en question les modes dominants de la narration et de l’historiographie.
Maus, qui a remporté un prix Pulitzer « spécial » et qui a fait découvrir la sophistication de la bande dessinée au monde académique, dépeint les Juifs comme des souris et les Allemands comme des chats. Ce récit raconte, en faisant des allers-retours entre la Pologne de la Seconde Guerre mondiale et le New York des années 1970 et 1980, l'histoire d'un auteur de bande dessinée, nommé Art Spiegelman et de son père, Vladek, un survivant de l'Holocauste. Maus a été largement commenté24. C'est une histoire captivante, un portrait émouvant d'une famille imparfaite. C'est aussi une œuvre dont la complexité esthétique et politique est liée aux spécificités de la bande dessinée. Marianne Hirsch souligne des aspects de l’œuvre de Spiegelman que l’on pourrait généraliser de manière à éclairer les potentialités du récit graphique. Selon elle, l'utilisation par Spiegelman de photographies dans un texte dessiné à la main
fait émerger non seulement la question de savoir comment, quarante ans après la sentence d'Adorno, l'Holocauste peut être représenté, mais aussi comment différents médias – la bande dessinée, la photographie, le récit, le témoignage – peuvent interagir les uns avec les autres pour produire un texte plus perméable et multiple, capable de refonder le problème de la représentation de l’Holocauste et de supprimer définitivement la séparation nette entre les domaines du documentaire et de l’esthétique. (1992-1993 : 11)
Spiegelman s'est battu publiquement, et avec succès, contre le New York Times pour faire passer son livre du classement des best-sellers appartenant au genre de la fiction à celui des œuvres non fictionnelles. En faisant s’entrechoquer dans la bande dessinée des couches narratives asynchrones ou concurrentes, il crée un niveau intense d'autoréflexivité (voir fig. 1). De plus, dans le récit graphique, le corps de l’auteur demeure présent dans le texte à travers le geste de la main visible dans le dessin25. Cette absence de transparence inscrit le récit déployé à la surface de la page dans le registre de la subjectivité, ce qui permet aux œuvres de bande dessinée d'être productivement conscientes de la façon dont elles «matérialisent» l'histoire – ce terme frappant étant utilisé par Spiegelman (Brown 1988 : 98). Concernant la place occupée par Maus dans la recherche académique, lors d’une interview donnée en 2003, Marianne Hirsch a affirmé que « dans le monde universitaire... c'est plus qu'une acceptation. Tout le monde se précipite pour écrire sur Maus » (2005).
Contextes
L'étude d'un texte de référence tel que Maus est en train de donner naissance à un domaine de recherche dont l’objectif est d’étudier plus largement le potentiel de cette forme d’expression. Dans un commentaire à propos de son œuvre, Spiegelman affirme que « la surface stylistique [de la page] était un problème à résoudre » (1994), ce qui caractérise bien la manière dont le récit graphique appréhende le style et la forme : il s’agit d’articuler les histoires à travers une esthétique spatiale liée aux cases, aux gaufriers26, aux gouttières et aux strips. Le récit graphique attire donc l'attention sur ce qui a été désigné par Mitchell comme un formalisme politique reconfiguré27. Selon lui, ce média nous confronterait aujourd’hui à un « nouveau type de formalisme », alors que le « moment moderniste de la forme […] est peut-être derrière nous28 » (2003 : 324). La narration graphique offre en particulier des exemples convaincants et diversifiés d’œuvres mobilisant différents styles, méthodes et modes pour traiter le problème de la représentation historique. Une conscience des limites de la représentation – qui est non seulement un problème spécifique à l’expression d’un traumatisme mais aussi une« condition sine qua non de toute représentation » (Kunow 1997 : 252) – fait partie intégrante du langage de la bande dessinée, du fait de sa forme architecturée, consciente d’elle-même et bimodale. Et simultanément, c’est pourtant à travers une visualisation à la fois saisissante, émouvante et directe des circonstances historiques, que la BD aspire à un engagement éthique.
Certains des livres les plus fascinants – ceux qui suscitent l’intérêt des critiques littéraires29 – représentent souvent des réalités historiques dramatiques. Par exemple, trois des auteurs de bande dessinée parmi les plus acclamés aujourd'hui, Art Spiegelman, Joe Sacco et Marjane Satrapi, travaillent dans un mode non fictionnel. Spiegelman s’est penché sur la Seconde Guerre mondiale et le 11 septembre, Sacco sur la Palestine et la Bosnie, Satrapi sur la révolution islamique en Iran et la guerre en Irak. Ce n'est pas une coïncidence. À travers sa manière congénitalement formaliste de raconter des histoires, à travers ses expérimentations avec les contraintes artificielles de son propre langage, la bande dessinée attire notre attention sur ce que Shoshana Felman et Dori Laub appellent la f«textualisation du contexte » :
le contenu empirique ne doit pas seulement être connu, mais doit être lu […]. L’exigence fondamentale et légitime de contextualisation du texte doit elle-même être complétée, simultanément, par le travail moins familier, et pourtant nécessaire, de textualisation du contexte. (Felman & Laub 1992 : xv)
Le récit graphique accomplit ce travail en rendant manifestes ses propres artifices et en attirant l’attention sur ses raccords. Sa grammaire formelle rejette la transparence et rend la textualisation visible, inscrivant le contexte dans la présentation graphique. Dans Maus, par exemple, le contexte du récit, sa nature de production culturelle sur l'Holocauste renonçant délibérément à la maîtrise esthétique, est affiché de manière extra-sémantique dans l’apparence de ses lignes au tracé hésitant. Lorsque nous lisons ce texte, nous percevons la texture granuleuse de ses lignes et nous constatons de ce fait le rejet des tropes nazis de la maîtrise.
Figure 1 : Art Spiegelman, Maus II: A Survivor’s Tale, p. 41.
Reproduit avec la permission de l’auteur.
Les récits graphiques les plus importants explorent les limites incertaines de ce qui peut être dit et de ce qui peut être montré, à l'intersection entre l’histoire collective et les histoires vécues30. Des auteurs comme Spiegelman et Sacco, aux prises avec un horizon historique, dépeignent la torture et le massacre sur un mode formel complexe, qui ne se détourne pas du traumatisme et qui ne cherche pas à l'atténuer. En fait, ils démontrent comment le fait de retracer visuellement ce traumatisme peut se révéler à la fois éthique et productif. Il y a aussi un riche éventail d'œuvres d'écrivaines qui explorent l'enfance et le corps – des préoccupations généralement reléguées au silence et à l'invisibilité de la sphère privée. Le récit de Satrapi sur sa jeunesse en Iran, Persepolis, ainsi que des œuvres d'autrices américaines comme Lynda Barry, Alison Bechdel, Phoebe Gloeckner et Aline Kominski-Crumb illustrent comment le récit graphique peut dépeindre la réalité quotidienne de la vie des femmes ; et cette réalité, tout en étant enracinée dans une individualité, apparaît investie et intriquée dans la collectivité, au-delà des modèles prescriptifs de l’altérité et de la différence sexuelle. Dans tous les cas, de l’échelle la plus large à l'échelle locale, le récit graphique met en scène l’aspect traumatique de l'histoire, mais tous ces auteurs et toutes ces autrices refusent de montrer cet aspect à travers le prisme de l'indicible ou de l'invisible ; à l’inverse ils ou elles transcrivent plutôt sa difficulté à travers des procédés textuels inventifs et variés.
On ne devrait pas conclure de cet enthousiasme engendré par les productions non fictionnelles que des œuvres puissantes ne pourraient pas relever de la fiction. Des auteurs comme Charles Burns (Black Hole), Daniel Clowes (Ghost World) et Chris Ware (Jimmy Corrigan : The Smartest Kid on Earth) ont rehaussé le niveau de la bande dessinée littéraire en racontant des histoires à la fois sérieuses dans leur portée et denses stylistiquement. Il s’agit cependant d’affirmer que la combinaison des mots et des images crée de nouvelles possibilités pour l'écriture de l'histoire en proposant des expérimentations formelles, tout en conservant l’attrait du texte pour un public de masse. La narration graphique suggère ainsi que l'exactitude historique n'est pas le contraire de l'invention créative, car la problématique de la distinction entre fait et fiction est rendue visible par le dessin. En effet, structurellement parlant, la bande dessinée est un média double et stratifié, qui peut juxtaposer différents moments historiques sur une même planche, ainsi qu’on peut le constater dans la dernière case de la figure 1, dans laquelle Spiegelman montre des cadavres de camps de concentration qui envahissent silencieusement son studio de SoHo.
Pour présenter certains travaux prometteurs sur ces questions, je reviendrai brièvement sur Mitchell, car sa manière de montrer comment les horizons formel et politique peuvent s'entrelacer est particulièrement pertinente pour réfléchir sur les récits graphiques non fictionnels. Mitchell s’est intéressé à After the Last Sky: Palestinian Lives, une œuvre d’Edward Said produite en collaboration avec le photographe Jean Mohr, dont le texte mélange des mots et des images. Dans son commentaire, Mitchell met en évidence l’importance de ce qu’il définit comme une « esthétique spatiale » (2003 : 324). Dans l'introduction du livre, Said écrit d’ailleurs : « Je crois que pour nous représenter, nous devrions utiliser essentiellement des formes d'expression non conventionnelles, hybrides et fragmentaires. […] Une double vision donne forme à mon texte » (2003 : 6).
Publié en 1986, la même année que l’œuvre charnière de Spiegelman, l'appel de Said au mélange des genres, des disciplines et des médias, explique son enthousiasme pour la bande dessinée, qu'il détaille dans l'admirable introduction qu’il a rédigée en 2001 pour le récit graphique de Sacco sur la Palestine, un exemple de ce que l'on appelle aujourd’hui le «journalisme en bande dessinée31». Selon lui, la bande dessinée offre une vision double en raison de son hybridité structurelle, par cette combinaison narrative de mots et d'images qui ne forment pas une synthèse. Dans une case de bande dessinée, les images et les mots peuvent signifier différemment, et de cette manière, l'œuvre peut véhiculer des récits ou des sens à double codage.
Le travail de Sacco, par la densité de ses détails, attire l'attention sur le rythme – un aspect formel que Said considère comme étant peut-être « la plus importantes de ses réussites » (Sacco 2015 : n.p.). Faisant l'éloge de Palestine, Naseer Aruri va jusqu’à écrire que « chaque page équivaut à un essai », une appréciation de la densité du récit qui ne se limite pas à la prose du texte, mais qui indique plutôt comment l'épaisseur de la forme iconotextuelle, telle qu’elle est travaillée par Sacco, transmet ce qui apparaît comme un surplus d'information ou de plénitude32. Peu de récits narratifs résistent mieux à la consommation facile que ceux de Sacco : le formalisme de ses pages constitue une jungle exigeant un intense travail de « décodage ». Ce terme, qui connote une difficulté, est utilisé conjointement par Spiegelman et par Said pour parler de la bande dessinée (Said 2001 : ii ; 2015 : np ; Spiegelman 1995 : 61). Les œuvres de Sacco s’appuient effectivement sur un va-et-vient disjonctif entre la contemplation de l’image et la lecture du texte, et ce rythme – souvent compliqué et coûteux en temps – fait partie de leur pouvoir de «captation», selon la formulation de Said, ce qui est particulièrement pertinent pour traiter un sujet aussi politisé et éthiquement compliqué que le conflit israélo-palestinien33. Said loue la façon dont Sacco associe bizarrement une forme d’accélération (les pages sautent aux yeux avec une sorte d’urgence) et de décélération (chaque page doit être arpentée de long en large pour être décodée), et il en conclut que ses « bandes dessinées offrent aux lecteurs un séjour raisonnablement long auprès d’un peuple » rarement représenté avec autant de complexité et de rigueur (2001 : v ; 2015 : np). Une planche de bande dessinée, à la différence d'un film ou d'un récit en prose traditionnel, est capable de maintenir ce flux contradictoire en tension, car le développement narratif est retardé, rétracté ou rendu récursif par la profondeur et le volume de la structure graphique.
Pour aborder la question de la littératie liée à l'idée d’un « décodage » de la bande dessinée, on pourrait s'inspirer de l’explication que donne Spiegelman de ce terme. Ses commentaires associent à la bande dessinée une littératie spécifique et active, ainsi qu’en témoigne la déclaration suivante, publiée en 1995 dans le Comics Journal :
Il me semble que la bande dessinée est déjà passée du statut d'icône de l'analphabétisme à celui de l'un des derniers bastions de la littératie. […] Si [ce média] a un problème aujourd’hui, c'est que le public actuel n'a plus la patience de décoder les bandes dessinées. […] Je ne sais pas si nous sommes à l'avant-garde d'une culture différente ou si nous sommes plutôt les derniers artisans d’une culture passée. (1995 : 61)
Ce commentaire s'écarte de l’image que beaucoup se font encore du média. Ainsi que l’écrivait Will Eisner dans Graphic Storytelling : « la bande dessinée en tant que forme de lecture a toujours été considérée comme une menace pour la littératie » (1996 : 3). Fredric Wertham, auteur en 1954 de l'incendiaire Seduction of the Innocent, un livre qui a contribué à introduire la censure dans le champ de la bande dessinée, désignait la consommation des récits graphiques comme « une dérobade à la lecture, et presque son contraire » (cité dans Schmitt 1992 : 157). Pourtant, en présentant des moments ponctuels encadrés qui alternent avec les espaces vides des gouttières au sein desquels il faut projeter une causalité, certains commentateurs (par exemple McCloud 1993a : 66-93, 106 ; Carrier 2000 : 51) soulignent que la bande dessinée exige une participation substantielle du lecteur pour construire le récit, allant jusqu’à favoriser une sorte d’«intimité interprétative» avec celui-ci (Mc Cloud 1993a : 69). Et même à l’intérieur de ses cases, le récit graphique, comme le suggère mon bref commentaire sur l’œuvre de Sacco, peut nécessiter un ralentissement, la forme pouvant devenir très exigeante mentalement. Étant donné que la construction spatiale de la page peut encourager les relectures et brouiller délibérément la linéarité narrative (en bande dessinée, la lecture peut se faire dans toutes les directions), la reconstruction du récit de base exige ainsi un degré élevé d'engagement cognitif34. Dans Goražde, Sacco spatialise le style elliptique de sa prose, que l’on pourrait rattacher à celui d’un écrivain de l’avant-garde littéraire comme Louis-Ferdinand Céline, en fragmentant le texte dans des cartouches flottant à la surface des images. Spatialiser le récit verbal pour dramatiser ou bousculer les fils du récit visuel, revient à introduire des ellipses dans la grammaire d'un support déjà caractérisé par la structure elliptique de la séquence case-gouttière-case. On peut voir un exemple de ce type dans l'une des pages les plus troublantes de Goražde, dans laquelle Sacco illustre le témoignage d’Edin, son ami bosniaque, qui est aussi traducteur. Cette image montre les cadavres des amis d’Edin, quatre hommes morts le premier jour de la première attaque serbe sur Goražde en mai 1992 (fig. 2).
La réaction négative suscitée par la bande dessinée « littéraire » en tant qu’objet de recherche, que l’on peut observer chez beaucoup d’universitaires, met en évidence l’anxiété engendrée par la dimension visuelle de la culture, en lien avec ce que Mitchell a identifié comme le «tournant visuel» (pictorial turn) des années 1990. Cette réaction montre aussi une suspicion envers une forme esthétique profondément marquée par son histoire populaire. Dans un éditorial publié en 2004 intitulé «Dommages collatéraux», Hirsch souligne la crainte de notre profession «qu'à l'ère médiatique contemporaine, nos étudiants (sans parler de nos représentants politiques) aient perdu leur littératie verbale et se soient abandonnés à une visualité dominante et incontrôlable qui altère la pensée». Mais elle écrit aussi – en introduisant les contributions à ce numéro de la revue PMLA portant sur les rapports entre études littéraires et arts visuels, qui comprend quatre prises de position sur la visualité dans The Changing Profession – que ces travaux «révèlent que notre domaine a déjà dépassé cette anxiété» (Hirsch 2004 : 1210).
En effet, le moment est venu d’élargir notre expertise scientifique et notre intérêt pour la bande dessinée. « Quel type de littératie visuelle et verbale sera en mesure de répondre aux besoins du moment présent ? » se demande Hirsch (2004 : 1212). Je parie – tout comme elle, qui analyse ensuite le dernier livre de Spiegelman In the Shadow of No Tower – que les récits graphiques embrassent certaines des questions les plus pressantes posées à la littérature contemporaine : quelle sont les structures narratives les plus pertinentes pour produire une représentation éthique de l’histoire ? Quels sont les enjeux actuels liés au droit de montrer et de raconter l'histoire ? Quels sont les risques de la représentation ? Comment les gens comprennent-ils leur vie en concevant des récits et parviennent-ils à rendre intelligible la difficulté du processus de remémoration ? Les récits graphiques font écho et prolongent les inventions formelles de la littérature, depuis les attitudes sociales et les pratiques esthétiques du modernisme jusqu’à la transition postmoderniste vers une démocratisation des formes populaires. Dans le récit graphique, nous voyons qu’une prise en compte de la reproductibilité et de la circulation de masse peut se conjuguer avec une attention rigoureuse et expérimentale à la forme comme mode d'intervention politique. Les approches critiques de la littérature, comme elles commencent à le faire, doivent porter une attention plus soutenue à cette forme en développement – une forme qui exige de repenser le récit, le genre et, pour reprendre l'expression de James Joyce, la «modalité du visible» (1948 : 39).
Figure 2 : Joe Sacco, Safe Area Goražde, p. 93.
Reproduit avec la permission de l’auteur.
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Pour citer l'article
Hillary Chute , "La bande dessinée est-elle de la littérature ? Lire les récits graphiques ", Transpositio, Traductions, 2020https://www.transpositio.org/articles/view/la-bande-dessinee-est-elle-de-la-litterature-lire-les-recits-graphiques
Voir également :
Apprendre la littérature, pour quoi faire ? Du débat des experts aux discours des élèves
La question des justifications de l’enseignement de la littérature n’a jamais autant mobilisé les didacticiens qu’en ce début de XXIe siècle. La thèse de Suzanne Richard Finalités de l’enseignement de la littérature et de la lecture de textes littéraires au secondaire (2004), le livre collectif Les valeurs dans/de la littérature (Canvat & Legros 2004), les actes du colloque Enseigner et apprendre la littérature, pour quoi faire ? (Dufays 2007), l’essai tout récent de Sylviane Ahr (2015) Enseigner la littérature aujourd’hui : « disputes » françaises, autant d’ouvrages qui ont fait de l’examen du sens de l’enseignement littéraire leur objet même.
Au-delà des didacticiens, les chercheurs en littérature sont eux aussi en pleine interrogation sur la place de leur activité dans la formation. De La littérature en péril de Todorov (2007) à Pourquoi étudier la littérature ? de Jouve (2010) en passant par Contre Saint Proust ou la fin de la Littérature de Maingueneau (2006), La littérature pour quoi faire ? de Compagnon (2007), Comment parler des livres que l’on n’a pas lus ? de Pierre Bayard (2007), Lire, interpréter, actualiser. Pourquoi les études littéraires ? d’Yves Citton ou encore Petite écologie des études littéraires de Jean-Marie Schaeffer (2011), le questionnement est devenu permanent.
Apprendre la littérature, pour quoi faire ? Du débat des experts aux discours des élèves
La question des justifications de l’enseignement de la littérature n’a jamais autant mobilisé les didacticiens qu’en ce début de XXIe siècle. La thèse de Suzanne Richard Finalités de l’enseignement de la littérature et de la lecture de textes littéraires au secondaire (2004), le livre collectif Les valeurs dans/de la littérature (Canvat & Legros 2004), les actes du colloque Enseigner et apprendre la littérature, pour quoi faire? (Dufays 2007), l’essai tout récent de Sylviane Ahr (2015) Enseigner la littérature aujourd’hui: «disputes» françaises, autant d’ouvrages qui ont fait de l’examen du sens de l’enseignement littéraire leur objet même.
Au-delà des didacticiens, les chercheurs en littérature sont eux aussi en pleine interrogation sur la place de leur activité dans la formation. De La littérature en péril de Todorov (2007) à Pourquoi étudier la littérature? de Jouve (2010) en passant par Contre Saint Proust ou la fin de la Littérature de Maingueneau (2006), La littérature pour quoi faire? de Compagnon (2007), Comment parler des livres que l’on n’a pas lus? de Pierre Bayard (2007), Lire, interpréter, actualiser. Pourquoi les études littéraires? d’Yves Citton ou encore Petite écologie des études littéraires de Jean-Marie Schaeffer (2011), le questionnement est devenu permanent.
Certes, ces différents ouvrages ne portent pas tous sur le même objet, puisqu’il y est question tantôt de formation littéraire à l’université tantôt d’enseignement obligatoire, et leurs thèses sont parfois loin de converger, mais c’est précisément cette diversité qui retient l’attention et justifie qu’on s’y attarde.
Ce débat, pour autant, n’a rien de bien nouveau. Comme l’a rappelé André Chervel dans son Histoire de l’enseignement du français du XVIIe au XXe siècle (2006), on enseigne la littérature française depuis plus de quatre cents ans et on n’a cessé depuis lors de justifier son enseignement sur la base d’arguments qui ont évolué à chaque génération. Pourquoi enseigner la littérature? Si les débats sont légion, c’est parce que les réponses émanent d’une diversité d’acteurs aux intérêts divergents. En l’occurrence, l’avis des chercheurs et des professeurs d’université spécialisés en littérature ne rejoint pas toujours celui des didacticiens du français; celui des décideurs du système éducatif – ministres, auteurs de programmes, inspecteurs, auteurs de manuels – diffère souvent de celui des enseignants de terrain; et celui des élèves est quant à lui rarement écouté 1.
Mais la diversité des positions tient aussi à la polysémie de la question elle-même. Qu’entend-on en effet par «justification de l’enseignement de la littérature»? Au moins trois types de choses, me semble-t-il, qui correspondent à trois types de débats parallèles, parfois entremêlés: certaines justifications concernent le corpus, d’autres, les manières de lire, et d’autres encore, les connaissances théoriques sur l’objet littérature.
Mon propos dans cet article sera d’essayer, très modestement, de démêler cet écheveau en examinant tour à tour trois discours de justifications: celui de l’institution scolaire, dont je retracerai l’évolution à grands traits depuis les origines, celui des experts, dans lequel je tenterai de dégager les termes et les positions du débat actuel, et celui des élèves du secondaire, dont j’ai recueilli les perceptions dans trois écoles aux profils contrastés. Mon espoir en confrontant ces trois regards est d’arriver à mieux mesurer à la fois leurs portées et leurs limites respectives.
Les discours de l’école
Un premier ensemble de discours sur les finalités de l’enseignement littéraire est celui qui émane de l’institution scolaire elle-même, à travers ses programmes et ses manuels. Par commodité, je m’en tiendrai ici au domaine de l’enseignement du français, et je distinguerai les finalités d’hier, qui ont été associées à cet enseignement du XVIIe siècle jusqu’au milieu du XXe siècle, et les finalités d’aujourd’hui, qui ont été préconisées depuis les réformes scolaires des années 1970.
Les finalités d’hier: évolution du XVIIe au XXe siècle
À la suite d’André Chervel (2006), il importe d’abord de se rappeler qu’aux origines de l’enseignement du français, au XVIIe siècle, la littérature n’était retenue que pour sa valeur gnomique : les maitres y puisaient des maximes de sagesse supposées universelles, destinées à former des esprits droits. Au siècle suivant, sous l’influence des écrivains classiques, cette visée se double d’une préoccupation esthétique : La Fontaine, notamment, est enseigné autant comme maitre du style que comme un maitre à penser, mais, comme Boileau et quelques autres, il prévaut aussi pour les analogies que son œuvre présente avec celles des auteurs antiques, lesquels continueront longtemps à servir de modèles et de matière première de l’enseignement. Au XIXe siècle, la sensibilité romantique accentuera la priorité accordée aux valeurs esthétiques et stylistiques, si bien qu’à la fin du siècle, au moment où l’école primaire se généralise, les œuvres littéraires sont enseignées en tant que modèles pour la rédaction.
Simultanément, on voit se développer en France les valeurs patriotiques, et l’histoire littéraire reçoit la mission de faire connaitre la culture nationale, même si une méfiance durable persiste envers les œuvres du Moyen Âge, du XVIe siècle et même du XIXe siècle qui sortent du canon classique et postclassique. Il faudra attendre les années 1930 pour voir se développer un nouvel enjeu, en contraste radical avec l’idéal de sagesse propre à l’enseignement des classiques: celui de la formation à la sensibilité et aux émotions, qui va se traduire par la promotion d’œuvres jusque-là ignorées comme le Dom Juan de Molière, la Phèdre de Racine ou Les fleurs du mal de Baudelaire.
Jusqu’au milieu des années 1960, la littérature demeure néanmoins le socle de l’enseignement du français, et l’enjeu qui prédomine reste un enjeu patrimonial, à forte dimension morale, culturelle et humaniste: enseigner la littérature vise d’abord à faire connaitre les grands courants de l’histoire littéraire et la vie et l’œuvre des grands auteurs, et par là à transmettre des modèles de vie, de pensée et d’écriture. Il s’agit à la fois d’éduquer les élèves et de les relier entre eux et aux générations précédentes. Il faut rappeler qu’à cette époque, l’enseignement secondaire n’était pas obligatoire et n’accueillait donc qu’une population limitée, favorisée socioculturellement, celle que Bourdieu appellera les «héritiers».
Les finalités d’aujourd’hui: quatre tendances depuis 1970
Si l’on considère ensuite les cinquante dernières années, quatre tendances successives, qui sont largement communes aux différents pays francophones (cf. Dufays, Gemenne & Ledur 2015), peuvent être dégagées.
Le discours sur l’enseignement de la littérature connait un premier changement radical à la fin des années 1960 dans la foulée des grands bouleversements sociologiques (explosion de la démographie scolaire, apparition de la problématique des échecs) et culturels (mai 68, révolution des sciences humaines, succès du nouveau roman, du nouveau théâtre, de la nouvelle critique, mouvements yéyé et hippie), qui conduisent à une remise en question de toutes les valeurs antérieures. Rompant avec l’idée de culture patrimoniale, les années 1970 seront désormais dominées par la centration sur les textes et par l’ouverture au paralittéraire et au non-littéraire. La transmission des chefs-d’œuvre consacrés fait place au rejet de toute hiérarchie entre les textes. Pour autant, la finalité de l’enseignement littéraire demeure tout aussi normative, mais au lieu de reposer sur la connaissance d’un corpus, la norme tient désormais à la maitrise d’une méthode, celle de l’analyse structurale. Pour reprendre les mots de Bernard Veck (1995), les humanités font ainsi place aux méthodes. Corollairement, l’enjeu qui prévaut à ce moment est à la fois « scientifique » et esthétique : il faut apprendre à lire toutes sortes d’œuvres pour elles-mêmes, pour autant qu’on le fasse méthodiquement. On passe ainsi d’un point de vue ségrégationniste à un point de vue intégrationniste, et d’une finalité externe, centrée sur les usages de la littérature, à une finalité interne, centrée sur ses textes.
Les années 1980 connaitront des mouvements opposés. En France, elles voient s’accentuer le versant méthodique à travers la lecture du même nom, qui apparait comme un prolongement de l’enjeu précédent: il faut lire la littérature pour acquérir une méthode et devenir un lecteur autonome et critique. Cette approche est très inspirée par les travaux d’Eco (1985) sur la coopération interprétative du lecteur modèle. En Belgique, si le réseau officiel prône un retour au patrimoine, dans le réseau catholique, on assiste plutôt à une rupture, marquée par l’avènement des théories affirmant la souveraineté du lecteur et l’importance de la diversification des réceptions. Désormais l’enjeu n’est plus seulement d’émanciper l’élève ni de le doter de méthodes – même si ces valeurs continuent de prévaloir–, il est avant tout de l’amener à lire, de lui donner le gout et la pratique de la lecture. C’est ainsi que l’on voit se développer des propositions qui privilégient l’entrée en littérature par les activités spontanées et/ou ludiques.
Dans les années 1990, un nouveau contraste se fait jour. D’un côté, l’entrée dans l’ère des compétences. Tenu de déboucher sur des productions balisées et évaluables, l’enseignement de la littérature se voit subordonné à une logique utilitaire: désormais il faut lire pour devenir un lecteur compétent, capable de réinvestir ses acquis et ses outils dans des tâches complexes inédites. De l’autre côté, l’entrée dans la lecture littéraire: cette notion qui inspire fortement les programmes du primaire en France et ceux du secondaire en Belgique et au Québec cherche à concilier les deux approches de la lecture mises en évidence par les théories de la lecture, notamment par les travaux de Picard. On assiste ainsi au développement du modèle de la lecture littéraire conçue comme un va-et-vient: désormais, il faut lire pour développer conjointement la participation psychoaffective à l’univers référentiel du texte et l’analyse critique de ses significations.
Si elles sont potentiellement en tension (cf. Dufays 2011), l’approche par compétences et la lecture littéraire peuvent, à l’occasion, se combiner dans des dispositifs qui intègrent l’alternance des postures de lecture au sein de séquences didactiques débouchant sur des productions finales évaluables, ou qui étendent la notion de compétence aux compétences culturelles. La capacité de mettre en relation des textes du présent et du passé devient ainsi une compétence clé dans le référentiel des Compétences terminales de 1999 de la Communauté française de Belgique, qui justifie comme suit l’enseignement de la littérature:
L'objectif à poursuivre dans l'enseignement de savoirs littéraires et artistiques n'est en aucune manière de transmettre une culture encyclopédique passéiste, mais de donner de manière vivante aux élèves la maitrise des références culturelles qui ont influencé durablement la pensée et l'écriture occidentale et/ou s'avèrent les plus utiles pour décoder les productions culturelles contemporaines. Seuls ont donc été retenus ici des savoirs – dont la liste n'est en rien exhaustive – qui, à l'analyse, participent de l'alphabet culturel de l'homme contemporain. (Ministère de la communauté française 1999: 17)
Les années 2000 enfin donnent lieu à nouveau à plusieurs mouvements contrastés, dont la perpétuation de la tension déjà évoquée entre deux conceptions de la lecture. D’un côté, en France surtout, sous l’influence de certains didacticiens (G. Langlade, A. Rouxel, M.-J. Fourtanier, C. Mazauric), la promotion du « sujet lecteur », qui conçoit la littérature avant tout comme un objet d’expériences personnelles. De l’autre côté, en Suisse surtout, la promotion d’un « archilecteur » (Ronveaux 2014), qui va dans le sens contraire, invitant l’école plutôt à former les élèves aux exigences communes d’un savoir légitimité par l’école et partagé au sein de la communauté interprétative que constitue la classe.
Parallèlement, les enjeux patrimoniaux résistent mais sont revisités : il faut désormais enseigner la littérature pour transmettre une culture commune mais aussi des codes pour lire le monde et la culture. Par ailleurs, tant en Belgique qu’en France, une place plus explicite est accordée à la lecture et à l’écriture littéraires dans l’enseignement qualifiant (technique et professionnel).
Par-delà les tensions, il semble que, dans les différents pays francophones, l’heure soit aujourd’hui au compromis à l’égard de la littérature : après avoir connu des mouvements en sens opposés, tous les programmes accordent désormais une place égale aux enjeux de la communication par rapport à ceux de la littérature. En témoigne par exemple l’introduction du Programme intégré de l’enseignement fondamental promulgué en 2001 par la Fédération de l’enseignement catholique (toujours en cours en 2016) :
[I]l est important de veiller à ce que les enfants soient sensibilisés aux deux grands pôles de l'utilisation de la langue: tantôt outil de simple communication, dans une perspective intellectuelle ou utilitaire; tantôt instrument de création et d'émotion, à des fins littéraires ou simplement ludiques. L'école évitera de privilégier la première dimension au détriment de la seconde, car, sans une réelle ouverture aux œuvres «littéraires» (au sens le plus large du terme: de la comptine à l'histoire drôle, en passant par la chanson ou les contes folkloriques...), les enfants risquent fort de n'avoir de leur langue et du monde qu'une expérience et une perception réductrices.
Ces œuvres en effet offrent deux apports essentiels à la construction du langage et de la pensée. D'une part, elles permettent une meilleure prise de conscience du langage en tant que tel, dont les différents niveaux constitutifs sont mis en évidence dans ce type de productions. D'autre part, elles permettent d'accéder, sur le mode intuitif, à une perception plus nuancée et à une compréhension plus fine de soi, des autres et du monde. (2001: 3)
Voilà qui témoigne d’une conception pour le moins ouverte de la notion de compétence littéraire… et aussi qui ponctue ce bref parcours historique à travers les programmes 2.
Les discours des experts
Dans quelle mesure le discours de l’école sur la littérature rejoint-il celui des experts ? Je regroupe sous ce terme des théoriciens de la littérature et des didacticiens, qui, certes, n’ont pas toujours le même point de vue sur la réalité scolaire mais s’adressent les uns et les autres aux enseignants, et parfois cumulent deux casquettes en se déployant à la fois sur le terrain de la théorie littéraire et celui de la didactique.
La réflexion sur les justifications de l’enseignement de la littérature était déjà au cœur des travaux de Lanson et elle a traversé tout le XXe siècle, mais c’est depuis les années 1970 qu’elle est devenue l’objet de débats permanents, notamment chez des acteurs de l’enseignement supérieur 3.
Si, au-delà de la énième querelle des anciens et des modernes qui a entouré un temps l’émergence de la nouvelle critique, les discours de ces experts ont parfois pu sembler consensuels, ils sont aujourd’hui traversés par trois clivages qui ne se recoupent que partiellement. Ceux-ci concernent la place du canon (quel corpus faut-il retenir et enseigner?), l’approche des textes (faut-il promouvoir l’analyse distanciée ou l’implication subjective?) et la place de la théorie littéraire (faut-il l’enseigner ou non?).
Quel canon pour quelle transmission?
Une première justification de la formation littéraire avancée par les experts s’appuie sur la valeur formative des œuvres qui constituent la littérature : il faudrait enseigner la littérature parce qu’elle regorge de richesses et qu’elle ouvre les jeunes à des savoirs et à des valeurs fondamentaux pour leur développement culturel et leur épanouissement personnel. Si cette idée semble faire largement consensus, l’accord disparait dès qu’on essaie d’en préciser les termes.
Le désaccord concerne d’abord le corpus des œuvres à enseigner. D’un côté, un certain nombre d’auteurs restent attachés au canon littéraire traditionnel et à l’idée d’enseigner prioritairement, voire exclusivement, la littérature consacrée par rapport aux autres productions, jugées « paralittéraires » ou moins légitimes. Cette position, proche à certains égards de celle qui prévalait dans les programmes scolaires jusqu’aux années 1960, traverse plus ou moins explicitement les propos de Vincent Jouve (2010), qui plaide pour que la littérature soit enseignée en tant qu’objet d’art, et plus encore ceux de Danièle Sallenave (1991, 1995, 1997, 2009), qui présente la littérature comme un monument : « Dire que la littérature n’est pas seulement document, dire qu’elle est d’abord monument, c’est en faire un instrument de mémoire, non en user comme d’une preuve » (1995 : 140-141). Chez l’un comme chez l’autre, c’est uniquement de littérature au sens strict qu’il est question, c’est-à-dire de textes reconnus par les instances de légitimation propres à ce champ, et la place qui pourrait être faite dans l’enseignement aux genres ou aux types de productions moins consacrés n’est guère prise en considération. Ceux-là estiment dès lors que l’enseignement de la littérature doit servir prioritairement à transmettre la connaissance des courants, des auteurs, des œuvres et des thèmes et des mythes qu’elle véhicule.
D’autres auteurs, à l’inverse, soulignent la relativité et le renouvellement régulier du canon, et conçoivent l’enseignement de la littérature comme une démarche d’ouverture et d’intégration des œuvres les plus diverses, plaidant pour qu’à côté des œuvres classiques, les enseignants accordent une place croissante aux œuvres dites paralittéraires et aux genres mixtes mêlant l’image au texte. Ces auteurs, dont les positions rejoignent les programmes scolaires des années 1970, s’opposent à la transmission exclusive des savoirs patrimoniaux au nom de divers arguments : le caractère conservateur du patrimoine, qui serait en décalage avec l’évolution de la culture, la relativité de tout canon, en évolution permanente, et qu’il serait donc dangereux de figer, la priorité accordée à la lecture, aux pratiques et aux méthodes sur les savoirs. On retrouve ici la thèse de Pennac (1992) sur les droits souverains du lecteur, mais aussi celle de Citton (2010) sur le passage de l’économie de la connaissance à la culture de l’interprétation. C’est également ce type de position que défendent Baroni (2007) ou Schaeffer (1999, 2011), qui puisent volontiers leurs exemples aussi bien dans la bande dessinée ou les productions audiovisuelles (y compris les jeux vidéo) que dans la littérature au sens strict.
A vrai dire, au vu de l’évolution des institutions culturelles et des choix effectués par les programmes d’enseignement, ce débat entre les points de vue ségrégationniste et intégrationniste semble aujourd’hui en voie d’obsolescence: si, à l’école, la littérature «classique» n’a certes pas perdu sa raison d’être, la présence à ses côtés, dans les programmes et les manuels, des œuvres de la «production élargie» est devenue, depuis une trentaine d’années au moins, un fait aussi irréversible qu’exponentiel. La question qui se pose aujourd’hui aux enseignants à propos du corpus concerne dès lors moins son ouverture – qui semble acquise – que les critères de sélection des œuvres à enseigner en tant que «noyau dur» du patrimoine. Sur ce point, si des auteurs comme Jouve ou Sallenave privilégient avant tout la portée existentielle des œuvres et leur contribution à la perpétuation d’une mémoire et d’une identité collective, d’autres s’appuient prioritairement sur des critères pragmatiques, comme la valeur emblématique de certaines œuvres par rapport à des genres ou à des courants déterminés (Balzac par rapport au réalisme, Mallarmé par rapport à la poésie contemporaine, etc.) (Legros 2005), ou bien l’importance des textes dérivés (les «objets sémiotiques secondaires») que ces œuvres ont inspirés (Louichon 2012), ou encore les stéréotypes qu’elles ont contribué à fonder ou à renouveler (Dufays & al. 2015). Plus généralement, pour Bayard (2007), ce que l’enseignement de la littérature se doit de transmettre avant tout, ce sont des repères permettant aux lecteurs de s’orienter dans la masse des textes: «La culture est d’abord une affaire d’orientation. `Être cultivé, ce n’est pas avoir lu tel ou tel livre, c’est savoir se repérer dans leur ensemble, donc savoir qu’ils forment un ensemble et être en mesure de situer chaque élément par rapport aux autres» (Bayard 2007: 26). Ces critères pragmatiques présentent le double avantage d’être les plus commodes à expliciter aux élèves et de donner moins prise à des débats idéologiques que les critères liés au contenu des œuvres.
Cela étant, les différentes justifications précitées n’ont rien d’incompatible, comme le montre la position médiane défendue à leur égard par Todorov (2007) ou Compagnon (1998) : s’il existe une difficulté à leur propos, elle semble plutôt venir de l’exclusivité que certaines tendent parfois à s’arroger et du caractère parfois peu explicite de leur mobilisation.
Valeurs de la distanciation vs de la participation
Justifier l’enseignement de la littérature ne se limite pas à promouvoir la connaissance ou la valeur de certaines œuvres, cela revient aussi à préconiser la manière de lire qu’on suppose la plus apte à former les esprits. À cet égard, une deuxième tension oppose les adeptes de la distanciation, qui promeuvent les droits du texte et les vertus de la lecture analytique, ancrée dans les valeurs esthétiques, aux adeptes de la participation, qui célèbrent à l’inverse les vertus de la lecture subjective, existentielle, ancrée dans les droits du lecteur et dans les questions vives de l’humain.
La première option vise avant tout à former l’élève à l’usage de méthodes et d’outils. Elle caractérise les approches dites «formalistes», qui considèrent les textes comme des supports ou des exemples servant avant tout à révéler des procédés et à exercer des démarches d’analyse. Enseigner la littérature dans cette perspective revient à développer des savoir-faire et des notions à propos de la littérature. Un temps incarnée par l’analyse structurale, puis par la coopération interprétative chère à Eco (1985), cette approche trouve aujourd’hui un prolongement dans le plaidoyer d’Yves Citton (2010) en faveur d’une culture de l’interprétation.
La seconde option caractérise à l’inverse une auteure comme Michèle Petit quand elle invite les enseignants à se montrer ouverts à la singularité des expériences de leurs élèves (2002 : 134), mais aussi Jean-Marie Schaeffer lorsqu’il préconise une « activation de la littérature comme mode d’accès au monde », qui seule, selon lui, « peut garantir que cette transmission soit autre chose qu’un savoir mort ». Il en conclut que « guider les élèves vers cette expérience devrait […], en toute logique, constituer le cœur même de l’apprentissage littéraire » (2011 : 117). C’est encore cette option que défend Todorov lorsqu’il demande aux enseignants de transmettre la littérature non pour former des spécialistes de l’analyse littéraire, mais pour former des connaisseurs de l’être humain (2007 : 88-89).
Sans doute une certaine solidarité relie-t-elle l’attachement au canon des classiques à la conception distanciée de la lecture, et à l’inverse, ceux qui conçoivent la littérature comme un monument acceptent généralement mal qu’on l’utilise à des fins strictement subjectives. Nulle nécessité cependant sur ce point: le fait de s’appuyer seulement sur un corpus traditionnel d’auteurs légitimés n’empêche pas Picard (1986) de plaider pour une lecture ludique et ouverte, et à l’inverse, nombreux sont les amateurs de paralittérature qui soumettent leur corpus aux analyses narratologiques ou poétiques les plus orthodoxes.
Cela étant, entre distanciation et participation, ou, pour parler comme Eco, entre interprétation et utilisation, faut-il choisir ? Ne convient-il pas plutôt de souligner, à la suite d’Annie Rouxel (2007), que les deux approches n’ont rien d’incompatible en contexte scolaire ? Il semble bien que le fait d’inviter leurs élèves à réagir subjectivement aux textes ne les empêche nullement de les soumettre ensuite à une analyse objectivante, et inversement.
Valeurs de la théorie vs valeurs du «sens commun»
La troisième opposition, qui oppose les enjeux de la théorie littéraire à ceux d’une approche des textes fondée sur le sens commun, est une variante de la précédente car la théorie relève par excellence de l’approche distanciée. Antoine Compagnon a consacré son essai Le démon de la théorie (1998) à déployer le conflit potentiel qui entoure chaque notion liée à la littérature: qu’il soit question de la notion de littérature elle-même, de l’auteur, du monde, du lecteur, du style, de l’histoire ou de la valeur, on voit bien qu’une fracture sépare ceux qui souhaitent enseigner la littérature comme un laboratoire langagier, comme un lieu d’explorations et d’expériences plus ou moins radicales, et ceux qui entendent à l’inverse l’ancrer dans les valeurs communes de la lecture ordinaire. Dans le premier cas, l’enjeu est d’expliquer aux élèves que l’auteur se dissout dans ses textes, que le monde que ceux-ci mettent en scène n’existe qu’en tant qu’illusion, que le lecteur est tout-puissant, que le style est une notion non pertinente et que toute valeur est relative; dans le second, à l’inverse, il s’agit de leur présenter l’intention de l’auteur comme une clé de lecture, les œuvres comme des miroirs du monde, le lecteur comme une instance docile (respectueuse du texte), le style comme un critère de distinction essentiel et la littérature comme le lieu d’une certaine hiérarchie des valeurs.
Ici encore, pourtant, l’alternative n’a rien d’implacable, car, comme Compagnon s’est attaché à le montrer, il est parfaitement possible de dépasser chacun des clivages en refusant d’accorder une valeur de vérité à l’un des deux termes : « c’est […] cette violente logique binaire, terroriste, manichéenne, si chère aux littéraires – fond ou forme, description ou narration, représentation ou signification – qui induit des alternatives dramatiques et nous envoie nous cogner contre les murs et les moulins à vent. Alors que la littérature est lieu même de l’entre-deux, du passe-muraille » (1998 : 145).
Bilan d’étape
Comme on s’en doute, cette rapide typologie des débats qui animent la noosphère littéraire est loin d’épuiser le sujet : il faudrait un livre entier pour analyser finement les arguments déployés par les uns et les autres. Ces quelques éléments pourraient cependant suffire pour l’objectif que je me suis fixé ici, qui était de démêler les principaux clivages repérables dans le discours des experts à propos de la justification de l’enseignement de la littérature.
Par ailleurs, ce bref examen montre à quel point certains débats ou tensions sont communs entre les experts et les auteurs des Instructions officielles. Chez les uns comme chez les autres, la tension est palpable entre les points de vue ségrégationniste et intégrationniste vis-à-vis du patrimoine ou du canon, de même qu’entre la lecture distanciée (analytique, coopérative, modèle, ancrée dans les droits du texte) et la lecture participative (utilisatrice, subjective, ancrée dans les droits du lecteur): l’étude du discours des experts montre combien toutes ces positions demeurent vivaces malgré l’ancienneté de leur inscription dans les programmes scolaires, mais il est frappant de voir que certains experts – comme Todorov (2007), Schaeffer (2011) ou David (2012) – rejoignent aujourd’hui le discours de l’école en faveur de la subjectivité des lectures.
Enfin, on remarquera que, si les experts comme les instructions officielles associent surtout la littérature soit à la culture (patrimoniale) soit à la lecture, ils la relient assez peu à l’oralité et à l’écriture: ce privilège de la réception sur la production et de la lettre sur la voix mériterait assurément d’être analysé plus avant.
Le discours des élèves
Dans quelle mesure les tensions que l’on vient de parcourir concernent-elles les perceptions des élèves ? Plus fondamentalement, quel est leur discours à eux sur les justifications de l’enseignement de la littérature ? Jugent-ils cet enseignement utile, nécessaire ? Quel regard posent-ils sur lui ? Pour le savoir, j’ai mené l’enquête dans neuf classes de français des trois dernières années du secondaire, en vue de recueillir les avis des 193 élèves concernés sur le sens qu’ils accordent au cours de français, et à l’intérieur de celui-ci, à l’enseignement de la littérature. Le choix d’interroger sur le cours de français dans son ensemble avant de se focaliser d’emblée sur la seule littérature devait permettre de cerner la place relative accordée par les élèves à celle-ci par rapport aux autres contenus de la discipline « français ». Afin de viser une certaine représentativité sociologique, l’enquête a été menée dans trois écoles d’indices socioéconomiques contrastés : le Lycée Martin V de Louvain-la-Neuve (qui jouit d’un indice maximal), l’Institut du Sacré-Cœur de Ganshoren (indice moyen) et l’Institut de l’Enfant Jésus d’Etterbeek (indice faible) 4. Dans chacune d’elles, le même questionnaire a été soumis à trois classes de français (de 4e, 5e et 6e année), à qui il était demandé de répondre à quatre questions ouvertes :
- Que t’apporte personnellement le cours de français ?
- Quels sont les aspects du cours de français qui te plaisent le plus ?
- Quelles sont les difficultés particulières que tu rencontres dans le cours de français ?
- Quels liens y a-t-il entre le cours de français et ta vie de tous les jours ?
Le premier constat qui ressort nettement des réponses est que, pour les élèves des trois dernières années du secondaire, le premier intérêt du cours de français réside dans ses dimensions culturelle et analytique: celles-ci sont en effet mentionnées par la moitié des réponses à la question 1 et par 28 % des réponses à la question 2. Même si 28 % signalent l’analyse de textes comme source de difficulté, la même proportion estime que les compétences d’analyse et la culture transmise par le cours sont des éléments essentiels pour la vie de tous les jours.
Selon les élèves, plus précisément, c’est la littérature qui est la matière la plus importante du cours de français: tout au long des trois années, elle est plébiscitée par plus de la moitié d’entre eux en tant qu’apport principal du cours de français. C’est qu’elle présente à leurs yeux deux intérêts majeurs: elle enrichit leur culture («une découverte de nouveaux horizons», «une ouverture d’esprit», «une meilleure connaissance des auteurs importants», «voir par des textes comment la mentalité et la manière de vivre a évolué au fil du temps») et elle développe leur capacité d’analyse («une capacité à développer ma façon de voir les choses et à mieux les expliquer», «une plus grande réflexion», «un meilleur esprit critique», «une vision de la littérature différente»), ainsi que, pour environ 15 % d’entre eux, leur plaisir de lire («le plaisir de découvrir de nouvelles histoires», «d’autres styles de textes»).
On observe à ce propos une évolution spectaculaire de la 4e à la 6e année secondaire : plus les élèves avancent dans la scolarité, plus ils passent de l’intérêt accordé à la lecture participative (que plusieurs d’entre eux appellent « lecture plaisir ») à l’intérêt accordé à la lecture critique et analytique : cette dernière est en effet plébiscitée par 49 % des élèves de 6e, alors qu’elle n’obtient que 19 % des suffrages en 5e et 15 % des suffrages en 4e. Parallèlement, l’importance donnée à l’expression écrite cède le pas à celle qui est attribuée à la littérature et à l’analyse, puisque la première passe de 58 % en 4e à 30 % en 6e, tandis que la seconde connait exactement l’évolution inverse.
Pour autant, tous les élèves ne sont pas des adeptes de l’enseignement de la littérature: si les scores d’adhésion à cette matière frisent le maximum dans l’école qui possède l’indice socioéconomique le plus élevé, ils touchent seulement la moitié des élèves de l’école dont l’indice socioéconomique est le plus bas. Qui plus est, la littérature est perçue comme une source de difficultés pour un dixième des élèves environ, surtout pour les problèmes d’analyse qu’elle pose (les aspects historiques et culturels ne faisant, quant à eux, l’objet de presque aucune remarque critique).
Pour un tiers des élèves, la reconnaissance des apports de l’enseignement de la littérature se double d’une ferveur avouée à l’égard de cette dimension du cours de français, puisqu’en réponse à la question «quels sont les aspects du cours qui te plaisent le plus?», 33 % (avec un pic de 40 % en 5e année) évoquent la littérature et son histoire («découverte de nouveaux courants et auteurs», «lire des textes qui nous aident à comprendre la philosophie des gens à des époques différentes», «l’étude de la poésie et des courants littéraires») et environ 15 % (chiffre stable au long des trois années) plébiscitent l’analyse de textes («avoir appris à regarder derrière les lignes d’un livre, d’un texte, voir la littérature autrement», «les analyses de livres», «l’analyse de poèmes»).
Mais la littérature ne se limite pas à une matière culturelle et à un support de lecture et d’analyse : pour 25 % des élèves (dont 35 % des élèves de 4e), elle est appréciée aussi en tant qu’objet d’interactions et de liberté d’expression : pour eux, « parler des livres qu’on a lus », « pouvoir donner son avis » constitue une source d’intérêt essentiel du cours de français et une justification majeure de l’enseignement de la littérature.
Enfin, de manière plus surprenante, lecture et culture sont perçues comme « utiles pour la vie de tous les jours » par un élève sur quatre : « la littérature est partout », « ça ouvre notre champ de lectures personnelles », « je passe plus de temps à lire qu’à être sur internet » affirment ainsi plusieurs d’entre eux, qui témoignent par là d’une conception originale du critère d’utilité.
Cette enquête montre en somme que les élèves attachent autant d’importance à développer leurs moyens d’expression et à être initiés aux outils d’analyse de la littérature qu’à connaitre les œuvres littéraires. Ils perçoivent que ces compétences sont en lien avec leur vie quotidienne envisagée à court et à long terme :
Le cours de français m’est utile pour mieux m’exprimer, utiliser des mots adéquats, m’ouvrir aux différentes cultures, m’intéresser davantage à l’actualité et pour synthétiser des informations.
Last but not least, beaucoup d’élèves témoignent d’une disposition à la réflexivité qui parait étroitement liée à leur découverte de la littérature :
Le cours de français m’est utile pour enrichir ma culture générale, développer mes capacités critiques, changer positivement ma façon de penser, et je procède en me focalisant et en analysant des textes intéressants.
Pour conclure
Même si les questions posées aux élèves dans l’enquête qu’on vient d’évoquer ne permettent d’avoir qu’un aperçu des finalités qu’ils attribuent à l’enseignement de la littérature, il est frappant de voir que celles qu’ils expriment rejoignent plus clairement les plaidoyers de Sallenave et de Bayard en faveur de l’histoire littéraire ou celle de Citton en faveur du travail interprétatif que ceux de Todorov ou de Schaeffer pour les vertus existentielles et psychoaffectives de la lecture. Pour les élèves que j’ai interrogés, en effet – qui, rappelons-le, sont issus seulement des trois dernières années du secondaire 5 –, la littérature est avant tout l’objet d’un double apprentissage: celui d’un enrichissement culturel et celui d’une compétence analytique, et si la lecture participative est certes plébiscitée par certains d’entre eux, elle perd du terrain à mesure qu’ils avancent en âge. Ce constat devrait bien sûr être confirmé par d’autres enquêtes, et il ne suffit pas comme tel à justifier une approche plutôt qu’une autre, mais, si l’on accepte d’accorder une certaine pertinence au point de vue des élèves, il pourrait servir de balise aux décideurs qui ont la charge d’actualiser les programmes et de définir des équilibres. C’est l’occasion ici de redire combien un modèle dialectique comme celui de la «lecture littéraire», entendue comme l’activation alternée ou intégrée des modes de réception «participatif» et «distancié», et donc des appréciations à dominante éthique et à dominante esthétique, permet de dépasser des dichotomies qui paraissent aujourd’hui aussi datées que peu productives (Dufays 2017).
Un autre enseignement de cette enquête est que le seul fait d’interroger ainsi les élèves sur leurs intérêts à l’égard du cours de littérature présente en soi un enjeu didactique majeur, dès l’instant où l’enquête apparait non pas comme une fin en soi, mais comme une production que l’on exploitera ensuite explicitement avec eux en dépliant ses résultats, en explicitant les différentes valeurs en jeu ainsi que les différences dont elles font l’objet au sein de la classe et en suscitant un échange de vues collectif. En proposant à ses élèves un tel dépliage de leurs propres valeurs et représentations, l’enseignant leur montre concrètement qu’il s’intéresse à eux, qu’il entend tenir compte de leurs attentes, qu’il entend aussi susciter leur réflexivité et leur recul critique, qu’il cherche à développer chez eux un savoir mobilisable sur les valeurs, ainsi qu’à favoriser une meilleure perception du sens des «matières» de l’année. Mobiliser les élèves dans la tâche et se soucier de leurs attentes: dans une perspective de justification de l’enseignement de la littérature, n’est-ce pas là la première nécessité?
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Pour citer l'article
Jean-Louis Dufays, "Apprendre la littérature, pour quoi faire ? Du débat des experts aux discours des élèves", Transpositio, n°1 Justifier l’enseignement de la littérature, 2017https://www.transpositio.org/articles/view/apprendre-la-litterature-pour-quoi-faire-du-debat-des-experts-aux-discours-des-eleves
Articulations entre pratiques et recherches en sciences du langage et didactique de la littérature dans la formation des enseignants de FLE
Alors que l’émergence d’une approche nouvelle – dite communicative – dans l’enseignement-apprentissage du français langue étrangère (FLE) succède, au début des années 1980, à des méthodologies centrées uniquement sur l’oral, le texte littéraire se trouve réintroduit en classe. Confrontés aux pratiques pédagogiques, les travaux scientifiques et didactiques menés sur l’enseignement de la littérature en FLE vont permettre une articulation entre la recherche et le terrain. Nous nous intéresserons plus précisément à celui de la formation continue, qui constitue un espace de rencontre(s) entre chercheurs et praticiens, à travers l’exemple du stage proposé par le Bureau d’études pour les langues et les cultures (BELC{{Le Bureau d’études et de liaison pour l’enseignement du français dans le monde (BEL), relevant conjointement de l’enseignement secondaire et du Ministère des affaires étrangères, fut créé en 1959 et dirigé par Guy Capelle (ce n’est que lors de son rattachement au Centre international d’études pédagogiques –CIEP, en 1966, qu’il prendra le nom de Bureau d’enseignement de la langue et de la civilisation françaises à l’étranger puis, en 1992, celui de Bureau d’études pour les langues et les cultures –Belc).
Articulations entre pratiques et recherches en sciences du langage et didactique de la littérature dans la formation des enseignants de FLE
Alors que l’émergence d’une approche nouvelle –dite communicative– dans l’enseignement-apprentissage du français langue étrangère (FLE) succède, au début des années 1980, à des méthodologies centrées uniquement sur l’oral, le texte littéraire se trouve réintroduit en classe. Confrontés aux pratiques pédagogiques, les travaux scientifiques et didactiques menés sur l’enseignement de la littérature en FLE vont permettre une articulation entre la recherche et le terrain. Nous nous intéresserons plus précisément à celui de la formation continue, qui constitue un espace de rencontre(s) entre chercheurs et praticiens, à travers l’exemple du stage proposé par le Bureau d’études pour les langues et les cultures (BELC1), opérateur légitime du Ministère de l’Éducation nationale français pour le FLE, qui propose depuis cinquante ans des modules de formation autour de la littérature à des enseignants exerçant auprès de publics variés (enfants, adolescents, adultes) pour qui le français n’est pas la langue maternelle ou première2.
Lieu de découverte de supports, d’outils, d’activités ou de méthodes pour ces formateurs, ce stage est également, pour ses animateurs, un lieu d’expérimentation qui permet d’éprouver leurs propositions pédagogiques à travers des simulations de pratiques. Lorsque ces «formateurs de formateurs» sont également des chercheurs qui s’intéressent à la didactique de la littérature, ces stages leur permettent alors de nourrir une réflexion théorique, de les aider à mieux saisir les interactions entre contextes variés d’enseignement (du FLE et/ou du Français Langue Seconde) et textes littéraires, grâce aux échanges avec les stagiaires (témoignages, comptes rendus d’expérience, etc.). Ils peuvent également leur inspirer des activités pratiques, esquissées au cours de la formation en collaboration avec les stagiaires, en lien avec les domaines scientifiques : linguistique, sémiotique du texte, stylistique, pragmatique de la lecture ou esthétique de la réception3. Quels liens existe-t-il entre les notions, concepts et théories que ces chercheurs-formateurs déclinent ou promeuvent dans les publications scientifiques de référence du champ auxquelles il leur arrive de contribuer et les propositions pédagogiques qu’ils préconisent durant leurs formations? Quelles sont les priorités que se fixent les «formateurs de formateurs» pour la sélection des supports littéraires (genres, auteurs, types de texte, etc.) et dans l’élaboration des activités pédagogiques proposées?
S’appuyant sur l’étude des programmes des stages du BELC, sur les articles, ouvrages écrits par les formateurs eux-mêmes et les chercheurs auxquels ils se réfèrent, notre analyse permettra de nous interroger sur l’évolution du choix des corpus littéraires au regard des pratiques que les formateurs du BELC préconisent et des références théoriques sur lesquelles ceux-ci s’appuient en sciences du langage comme en didactique de la littérature, depuis plus de trente ans.
1. Contexte et corpus de référence
Initialement «Institut de recherche en linguistique appliquée», le BELC, acteur incontournable dans le domaine de la formation de formateurs en FLE, crée, il y a cinquante ans, un stage d’été4 dont l’objectif consiste à présenter et promouvoir des pratiques nouvelles aux enseignants de français du monde entier. Né à Besançon, il a été itinérant, faisant le tour des universités françaises: transféré à Aix en Provence puis à Grenoble, à Saint-Nazaire, à Marseille Luminy, au Mans, à Strasbourg, à Caen et à Nantes. Fait marquant, des modules de formation centrés sur la littérature y ont toujours été dispensés, alors même que celle-ci se trouvait délaissée au fil des approches méthodologiques dominantes dans le champ du FLE, et dans les manuels (XX, 2018). Une littérature qui, bien que «tombée de son piédestal» n’aura pas vraiment «pour autant disparu de la réalité de l’enseignement», constataient déjà Denis Bertrand et Françoise Ploquin en 1988 (Bertrand, Ploquin 1988 : 2).
Pourquoi choisir la fin des années 1980 comme focale de départ de cette analyse? Ce choix s’explique légitimement par le tournant méthodologique qui s’opéra à une période marquée par l’avènement d’une approche communicative en didactique du FLE ; période particulièrement féconde en publications scientifiques autour de l’enseignement de la littérature et le retour du texte littéraire en classe et dans les manuels de langue qui se réclament de cette nouvelle approche. Alors qu’une première méthodologie (XVIe siècle – 1950) dans l’histoire de la didactique du FLE avait privilégié l’écrit et le texte littéraire, en particulier en favorisant un enseignement grammatical, les méthodologies qui lui ont succédé (audio-orales, audio-visuelles et structuro-globales audio-visuelles), centrées sur le développement de compétences orales, ont renoncé à la littérature. Il faudra attendre les années 1980 et l’avènement d’une nouvelle méthodologie, l’approche communicative qui développe une compétence de communication orale et écrite, pour que soit réhabilité le texte littéraire. Il entre alors en concurrence, comme support d’apprentissage, avec d’autres documents, dits «authentiques»5, issus le plus souvent de la vie quotidienne (articles de presse, publicités, recettes de cuisine…). C’est dans ces conditions que se trouvera réintroduit le texte littéraire, permettant de «développer la compréhension de l’écrit et comme déclencheur de l’expression orale», alors même que celui-ci était considéré jusqu’à la fin du XIXe siècle, comme un corpus idéal «véhicul[ant] la norme, réuniss[ant] les objectifs linguistiques, rhétoriques et culturels d’un enseignement qui favorisait l’écrit, et offrait un regard intériorisé sur la civilisation française» (Cuq 2003 : 158).
Dans la mesure où l’histoire du stage du BELC se confond avec l’évolution de la recherche en didactique du FLE6, on peut poser l’hypothèse que les formations proposées auront été un terrain privilégié de réflexions, d’expérimentations et de confrontations entre la recherche en didactique du FLE et ses praticiens, sachant que les linguistes et «méthodologues» y intervenaient souvent en qualité de formateurs et même parfois de «formés» ; ce stage accueille non seulement des enseignants mais aussi des conseillers pédagogiques, coordinateurs institutionnels et universitaires français et étrangers7. Il s’agira d’analyser les initiatives adoptées par les formateurs, dans leur tentative de répondre aux besoins ou attentes des enseignants de FLE, à partir des contenus et objectifs des modules de formation dispensés dans les stages d’été du BELC depuis 1988 jusqu’à 2018, mais aussi des supports de formation, bibliographies et articles rédigés par les formateurs eux-mêmes dont certains revêtaient par ailleurs la «casquette» de chercheur en sciences du langage, spécialiste de littérature ou didacticien.
Pour interroger le lien entre recherche et application, deux ouvrages écrits en grande majorité par les animateurs des deux principaux centres de recherches pédagogiques et linguistiques (le BELC et le CRÉDIF8), «orchestre[ront] l’actualité de réflexions qui font pressentir des lignes de forces susceptibles d’ouvrir à la littérature les voies d’une légitimité renouvelée en didactique des langues» (Bertrand & Ploquin 1988 : 2) à partir des années 1980 et continuent d’ailleurs à faire référence aujourd’hui en didactique du FLE. Cités par les formateurs dans leur bibliographie9, dès le début des années 1990 (M1, M2, M3), il s’agit de l'ouvrage coordonné par Jean Peytard (Littérature et classe de langue, français langue étrangère, 1982) et du numéro spécial du Français dans le monde, Recherches et applications («Littérature et enseignement. La perspective du lecteur», coord. Denis Bertrand et Françoise Ploquin, 1988).
Dès octobre 1978, le CRÉDIF ouvre un champ de recherche sur l’enseignement de la littérature en classe de FLE. Sur un projet de Louis Porcher et de Jacques Cortès, un séminaire dont la direction est confiée à Jean Peytard se tiendra mensuellement durant trois années, ayant pour but «de parvenir à comprendre plus clairement la place et la fonction de la littérature dans l’enseignement du FLE» (Peytard 1988 : 10). Il donnera lieu à la publication, en 1982, de l’ouvrage, Littérature en classe de langue, «produit d’une équipe de chercheurs appartenant au CRÉDIF et au BELC, ainsi que le résultat d’une réflexion collective» (Ibid.). Coordonnée par J. Peytard, de l’université de Franche-Comté, cette publication accueille les contributions d’universitaires qui vont participer à la constitution de ce champ du FLE comme Henri Besse, Daniel Coste ou encore Louis Porcher.
Après une description de la place actuelle du littéraire dans les ensembles pédagogiques, les méthodes d’enseignement et les choix d’apprentissage, la deuxième partie de cet ouvrage pose un regard plus sociologique et étudie des discours d’enseignants sur leurs pratiques. Enfin, une troisième partie, propose divers instruments et exemples d’analyse sémiotiques pour une pratique des textes littéraires en classe de langue, du poème à la nouvelle et au roman. (Peytard 1982a : 4e couv.)
On retrouve également dans le Numéro spécial du Français dans le monde une partie des chercheurs ayant contribué à l’ouvrage de 1982: Henri Besse, Jean Peytard mais aussi Denis Bertrand qui est, comme Marie-Laure Poletti, formateur dans le stage du BELC.
L’axe directeur de cet ouvrage est le contact entre le texte et son lecteur. Autour de cet axe, les notions clés utilisées par les auteurs sont celles de «culture», de «plaisir du texte», de «sujet lecteur» et d’«intersubjectivité», rappelant et soulignant que cette méthodologie en vigueur plaide pour la «centration sur l’apprenant», qui cesse d’être perçu comme un simple objet de formation, mais comme un acteur de son apprentissage. Les théories convoquées sont la «pragmatique de la lecture, l’esthétique de la réception et la sémiotique du texte» (Bertrand, Ploquin 1988 : 3).
Notre corpus de références théoriques est également composé d’articles rédigés par des formateurs au BELC, comme M.-L. Poletti10 qui sont pour certains devenus des universitaires (Abdelmadjid Ali Bouacha, D. Bertrand) mais aussi d’écrits de chercheurs cités en bibliographie dans les programmes des modules sur l’enseignement de la littérature en FLE qui n’ont pas - ou furtivement — participé au BELC, à l’instar de Francine Cicurel11. Plusieurs articles publiés dans la version du Français dans le monde destinée aux enseignants de FLE ont été convoqués dans la mesure où les personnels de rédaction faisaient partie du BELC, mais «[…] avai[ent] une très large autonomie pour qu[e la revue] ne soit ni l’expression officielle, ni l’organe du BELC ; et pour qu’elle s’ouvre à tous les courants, à tous les groupes travaillant sur la didactique du français» (Debyser 2007 : 14).
2. Des modules centrés sur le choix des supports littéraires
2.1. Des classiques aux œuvres contemporaines
Outre la question des pratiques pédagogiques à partir des textes littéraires, celle du choix du corpus apparaît comme centrale dans l’ensemble des formations qui semblent naviguer entre deux visions : une perspective ségrégationniste qui repose sur un corpus exclusif, ancien et stable et une perspective intégrationniste qui accueille des textes d’appartenance générique variée, de différents siècles et prend en compte la littérature dans sa sphère de production large. Le chercheur J.-P. Goldenstein en résume ainsi les enjeux qui pourraient correspondre aux questions que semblent se poser les formateurs du BELC :
Notre enseignement va-t-il s’attacher à la transmission d’un corpus reconnu qui répondrait à une sorte de SMIG culturel? Un Savoir Minimum Intellectuel Garanti donc. Privilégierons-nous les grandes œuvres du passé jugées incontournables, l’étude des Grandes-Têtes-Molles pour parler comme Isidore Ducasse*12, ou bien tenterons-nous d’aborder des productions moins valorisées mais reconnues elles aussi comme littéraires? (Goldenstein 1991 : 5)
Après une période durant laquelle la littérature est présentée dans sa généralité - on remarque d’ailleurs que les termes de «littérature», «texte littéraire» (M4, M1, M5, M6, M7) sont les dénominations privilégiées dans les titres des modules des années 1980 et au début des années 1990 -, des genres littéraires spécifiques vont peu à peu apparaître avec un accent mis sur la littérature contemporaine notamment à travers des modules qui lui sont exclusivement consacrés (M8 à M12). On relève ainsi, au fil des années de nouveaux supports, parfois destinés à un public spécifique, alors que l’offre de formation du BELC se diversifie et se précise à travers un nombre croissant de modules. Certains formateurs mettent l’accent sur les genres canoniques (poésie, théâtre, roman (M1 et M13)) et des sous-genres (contes, le genre autobiographique (M14, M15 et M16)), d’autres, moins nombreux, privilégient des mouvements littéraires (M17). Le recours à la littérature contemporaine ne s’accompagne pas pour autant d’une disparition des classiques. Certains formateurs les réunissent d’ailleurs sans les distinguer ou les hiérarchiser: des fragments de Chateaubriand, Flaubert et Zola côtoient ainsi un extrait du Chercheur d’or de Le Clézio et un texte de Sefrioui (M1).
Si certains modules restent exclusivement centrés sur la littérature patrimoniale, d’autres supports qui sont le plus souvent perçus comme paralittéraires font leur apparition comme la bande dessinée (M19) et la littérature de jeunesse (M20 à M24). L’introduction de ces deux corpus comme celui de l’album pour enfants s’explique par la présence des images qui en fait «un support motivant pour un public d’enfants ou d’adolescents» tout en facilitant l’entrée dans le texte et l’accès à son sens. Autres arguments invoqués : la littérature jeunesse «associe, le plus souvent avec beaucoup d’inventivité et de réussite, texte et illustration», et la brièveté de ses ouvrages offre «l’occasion d’aborder la lecture individuelle de textes complets» et représente une «passerelle» vers d’autres textes littéraires (M20).
En 1997, M.-L. Poletti plaide pour l’introduction de ce qu’elle nomme les «mauvais genres» littéraires en classe de FLE ; genres plébiscités dans ses modules du BELC «qui appartiennent à la littérature traditionnellement non reconnue par l’institution scolaire- littérature de jeunesse ou littérature policière par exemple». Elle justifie ce choix qui témoigne d’une conception «extensive»13et «intégrationniste» ou «relativiste» de la culture, considérant la littérature dans sa sphère de production large incluant aussi bien les genres mineurs que les genres traditionnellement reconnus : «parce que le " mauvais " livre peut, quelquefois, être le plus important pour déclencher un désir de lecture ou comprendre une autre culture» (Poletti 1997 : 38).
La tendance intégrationniste est accentuée par l’ouverture de certains modules à la littérature internationale. Si l’accent est effectivement mis sur les auteurs et textes français, certains formateurs élargissent leur corpus à celui des littératures francophones (M25 à M29) ou internationales traduites (M30), comme l’album pour enfant d’Anthony Brown, Une Histoire à quatre voix (M24).
Les termes «approches», «entrées», «panorama» (M19, 22, 31) présents dans le titre du module ou dans celui des différentes séances qui le composent dévoilent l’objectif que se fixent les formateurs en introduisant des supports littéraires variés. Leur priorité est de faire découvrir des textes méconnus par les enseignants notamment parce qu’ils ne sont guère diffusés dans les outils pédagogiques proposés par les éditeurs spécialisés en FLE : manuels de langue ou collections d’œuvres littéraires réécrites en français facile, dans une version abrégée adaptée aux différents niveaux linguistiques des apprenants de FLE14(M9 2000).
Plutôt que de se limiter à quelques textes, certains formateurs souhaitent présenter aux stagiaires un «large corpus d’ouvrages» (M20 1996). Ils ne se contentent pas toutefois de leur fournir une «banque de textes» (M16), mais cherchent à leur donner des éléments critiques sur un corpus contemporain qu’ils méconnaissent et pour lequel «les ouvrages de synthèse en langue française sont presque inexistants, [et] même les revues ne l’aident guère» (M8 1994) comme c’est le cas pour le Nouveau Roman durant les quinze dernières années (M11).
Tout en permettant de «mieux se repérer dans la littérature contemporaine», la visée du formateur est également d’inciter les apprenants, et peut-être les enseignants, à lire cette littérature qui n’est pas transmise dans les manuels, tout en s’interrogeant à partir de l’ouvrage de Pierre Bayard cité en bibliographie et paru l’année du module, «comment parler des livres qu’on n’a pas lus?» (M32)
Aider les enseignants à se détacher des manuels de langue apparaît comme une vocation partagée par les formateurs du BELC, comme le rappelle D. Bertrand évoquant un article marquant de F. Debyser en 1973 dans lequel était annoncée la mort du manuel de langue15. Dans le sillage de cet article16, les formateurs se démarquent des auteurs de manuels, qui introduisent le texte littéraire à un niveau intermédiaire ou avancé d’apprentissage, et invitent les enseignants à l’exploiter dès un niveau débutant (M30, M33, M34).J. Peytard prône également d’en faire usage «dès l’origine du cours de langue» car celui-ci constitue «un document d’observation et d’analyse des effets polysémiques» (Peytard 1982b : 102). Les formateurs critiquent parfois les dialogues fabriqués dans les manuels et incitent les enseignants à les remplacer par d’autres, issus de la littérature contemporaine «de bonne qualité, parfois aussi linguistiquement plus simples que ceux des manuels» (M35).
2.2. Du fragment à l’œuvre complète
Si, pour des raisons pratiques, qui relèvent à la fois de contraintes temporelles et de la tradition scolaire, certains formateurs privilégient le fragment, issu d’un roman moderne ou d’une pièce de théâtre, on perçoit également une volonté de renoncer au format scolaire du texte littéraire tel qu’on peut le trouver dans les manuels scolaires (c’est-à-dire à l’extrait d’une dizaine de lignes). Cette tendance fait écho aux préconisations d’Isabelle Gruca (2004) et de Francine Cicurel, chercheuses en Didactique du FLE qui plaident pour le recours au texte bref complet. Comme à une époque antérieure dans l’enseignement secondaire du français langue maternelle (FLM), dans le chapitre consacré à la lecture littéraire de son ouvrage Lectures interactives, F. Cicurel (1991) recommande aux enseignants de FLE de préférer aux «morceaux choisis» les «textes intégraux», non tronqués ou simplifiés, non détachés de l’œuvre, ne privant pas l’apprenant du début et/ou de la fin du texte. Elle se fonde alors sur les théories de la lecture –en particulier celle de la coopération du lecteur d’Umberto Eco– pour décrire l’implication du lecteur et les manières dont il participe à la construction du monde qu’il est en train de lire (Godard 2015 : 41). «Un véritable apprentissage de la lecture passe par une lecture intégrale afin que l’apprenant puisse suivre le déroulement du récit et s’appuyer sur les indices successifs du texte pour en voir la signification» (Cicurel 1991 : 130), explique-t-elle.
À la recherche de formats adaptés aux cours de français langue étrangère, l’utilisation d’œuvres littéraires brèves «dont la durée de lecture ne risque pas de démotiver l’étudiant comme pour le roman» (Cicurel 1983 : 62) sera privilégiée dans les stages du BELC (1992-1994 particulièrement).
Au-delà des extraits, des fragments pour lesquels «l’artifice scolaire» sera évoqué par I. Gruca et F. Cicurel, le livre représente également un support de choix pour les formateurs. «Lire un livre, c’est investir toutes nos habitudes et nos comportements de lecture, y compris les plus inavouables en situation scolaire : sauter des pages, aimer, ne pas aimer…» (M36)
Comparé à l’extrait qui, détaché de l’œuvre, prive le lecteur du début et/ou de la fin du texte, le livre représente un véritable document authentique qui, dès le survol de sa couverture, offre des informations précieuses sur l’œuvre, permettant d’anticiper son contenu et de faciliter l’entrée dans le texte. L’un des objectifs, qui représente parfois la visée principale du module, consiste à faire découvrir des textes, à permettre aux stagiaires de «se repérer dans le vaste champ de la littérature» mais la finalité première de la majorité des formations est en réalité d’ordre méthodologique. Il s’agit en effet de permettre aux stagiaires de construire des séquences pédagogiques autour d’un texte littéraire.
3. Les fonctions de la littérature
Jean Peytard explique en 1988 que «deux attitudes, adverses apparemment, mais en réalité complémentaires, font figure dominante dans le champ didactique de la littérature en classe de FLE : une ‶attitude fondatrice″ et des ‶attitudes libérées″» (Peytard 1988 : 12); ces deux attitudes se retrouvent dans les programmes du BELC à travers des propositions pédagogiques centrées soit sur le texte soit sur l’apprenant qui est perçu avant tout comme un lecteur ou un écrivain,voire un créateur.
3.1 Centration sur le texte comme document authentique et/ou objet d’analyse
«L’attitude fondatrice», la plus ancienne «est homologue absolument aux pratiques de l’école et de l’université françaises: la lecture est régie par l’exercice d’explication de texte; l’écriture, par celui de la dissertation.» (Peytard 1988 : 12). Dans ce sillage, certains modules affichent leur centration sur les exercices de lecture analytique issus de l’enseignement du FLM - l’analyse méthodique des textes ou du commentaire de texte -, avec pour objectifs d’«approfondir et [de] partager différentes méthodes d’analyse de textes littéraires» (M3) avec les stagiaires. Leur dessein est dès lors d’adapter ces exercices à l’enseignement du FLE. Une formatrice choisit d’«inscrire l’apprentissage de la grammaire dans les objectifs de lecture analytique» (M27), la décrivant dans son programme comme un outil souple et efficace. Une autre s’interroge sur la manière de l’évaluer et propose aux stagiaires d’élaborer un questionnement efficace.
Jusqu’au début des années 1990, on constate la prédominance de la linguistique et plus précisément de la sémiotique dans les modules centrés sur la littérature. Cette tendance fait écho aux principes partagés par Michel Benamou (1971), J.Peytard (1982a)et une grande majorité des auteurs ayant contribué au numéro spécial du Français dans le monde (1988).
Dès 1971, M. Benamou, dans ses propositions pédagogiques, mettait en garde les enseignants de FLE contre «la pédagogie d’autorité de l’explication de texte» en prônant une pédagogie de la découverte. Convoquant Greimas et proposant néanmoins de conduire une analyse structurale d’un texte, il évoquait «le ̏risque de dogmatisme̋ que courait l’enseignant en choisissant un texte n’ayant qu’une structure possible» (Benamou 1971 : 26-27). Quelques années plus tard, J. Peyard cherche également à se détacher de la pratique scolaire du texte littéraire en FLM en proposant pour l’enseignement du FLE une démarche de découverte fondée sur le repérage des «entailles»17 du texte, en lien avec les propositions didactiques de l’approche globale ou approche communicative de la lecture, exposées par Sophie Moirand dans Situations d’écrits en 1979. Centrée sur la sémiotique, la démarche de J. Peytard «n’est pas de conduire les praticiens à l’usage d’une méthode d’analyse du texte littéraire mais de les inciter à une réflexion –marquée par la prise en compte d’une sémiotique de l’écriture– sur la spécificité langagière de la littérature, pour trouver en elle un stimulant à pratiquer la langue en son fonctionnement optimal.» (Peytard 1988 : 11).
«L’attitude fondatrice» est plus rarement suivie par les formateurs du BELC que la deuxième attitude, qualifiée de «libérée», qui apparaît dans l’usage du texte littéraire comme «authentique» ou ressenti comme tel. Reprenant l’expression utilisée par J. Peytard dans l’ouvrage qu’il coordonne en 1982 et en 1988, certains formateurs (M37) considèrent le texte littéraire comme un «laboratoire langagier, où l’on a la chance d’observer et de comprendre ce que c’est qu’une langue» (Peytard 1988 : 11). Support prétexte à la réalisation d’activités «techniques» de la langue, il offre aux apprenants des modèles de régularité morphosyntaxique. Mais en le considérant comme «fournisseur de mots et de phrases, pour une exploitation du lexique et de la syntaxe», J. Peytard affirme que l’enseignant court le risque de le banaliser en en faisant l’égal de tout document non littéraire authentique (journal, affiche ou notice) que l’on sollicite «par extraction échantillonnée […] afin de soutenir une analyse de la langue. Ce faisant tout caractère propre du texte littéraire est gommé. Toute "littérarité" est occultée.» (Ibid. : 14). Appelée par l’auteur «effet réservoir», cette tendance que l’on retrouve fréquemment dans les manuels de FLE semble partagée par certains formateurs du BELC pour qui «le texte littéraire recèle des trésors langagiers que l’enseignant peut exploiter, même avec un public de débutants» et qui «utilise[nt] les genres littéraires les plus connus, non pour en étudier la spécificité, mais plutôt comme prétextes à un grand nombre d’activités de langue» (M33 2000).
De la même manière, le texte littéraire est également perçu comme un support permettant d’aborder des objectifs culturels et anthropologiques. Les formateurs le perçoivent comme un «miroir de la société» (M2), un «formidable réservoir de documentation culturelle» (Bertrand, Ploquin 1988 : 4). Certains d’entre eux choisissent ainsi des œuvres contemporaines (romans, BD ou littérature de jeunesse) parce qu’elles offrent «une vision de la société française» à une période donnée (M9 1999). Cherchant à multiplier les approches interdisciplinaires, ils s’appuient dès lors sur l’anthropologie culturelle ou suivent une approche sociolinguistique, «à partir des notions de dialogisme, d’hétérogénéité, de plurilinguisme, d’hétérolinguisme et de métissage textuel» (M28).
Outre l’effet réservoir, J. Peytard évoque «l’effet communion», autre conséquence de la désacralisation du texte littéraire qui repose sur la notion de plaisir. Dépouillée d’appareil pédagogique, non guidée par l’enseignant qui ne cherche pas à conduire une analyse de texte, la lecture du fragment littéraire représente un temps de repos pour les enseignants et de récréation pour les apprenants (Peytard 1988 : 14). Cette tendance se retrouve dans plusieurs manuels édités dans les années 1980 et 1990 qui proposent en fin d’unité un texte littéraire sans consignes ni questions ni activités, invitant ainsi l’apprenant à réaliser une lecture autonome proche d’une pratique privée, non médiatisée18.
3.2 Centration sur l’apprenant, pour le plaisir de lire, écrire et créer
Les formateurs choisissent le texte littéraire avant tout comme support pour mener des activités de lecture et travailler donc des compétences en «compréhension écrite». L’accent n’est ainsi plus mis sur le texte mais sur l’apprenant que l’enseignant doit «apprivoiser», dont il doit «soutenir la motivation» et la compétence de lecture sans oublier la compétence linguistique. Les approches proposées doivent avant tout faciliter la lecture, l’accès au sens (M6 1992).
Conformément à ce que recommande F. Cicurel dans Lectures interactives (1991), ouvrage fréquemment cité dans les bibliographies des formateurs, l’accent est mis sur l’apprentissage de «stratégies» pour apprivoiser «les obstacles, en particulier lexicaux, [qui] y sont effrayants» (M36). Alléger la lecture en donnant ou en faisant découvrir des indices visuels, la structuration du texte, la reconnaissance du thème permet de maintenir la motivation de l’apprenant, de le rendre actif car il coopère avec l’enseignant et avec les autres apprenants pour construire un sens. Déjà en 1979, S. Moirand dans Situations d’écrits encourageait les enseignants à offrir aux élèves les moyens de parvenir à une compréhension non pas exhaustive, mais globale du texte, reposant sur le repérage d’indices et non sur le déchiffrage intégral du document19 : jeux de rôles, simulations, dramatisations ou jeux de créativité langagière, notamment issus de l’Oulipo dont F. Debyser, formateur et directeur du BELC (1967-1987), était membre, car ils considèrent que ceux-ci peuvent servir les objectifs d’enseignement-apprentissage du littéraire en classe de langue.
Dans son célèbre article de 1973, F. Debyser défendait l’introduction d’«une pédagogie de la simulation» qui était alors peu familière des enseignants mais déjà présentée dans les formations du BELC car, «impliquante pour les participants», elle avait pour «but de permettre l’action (simulée) et l’expérimentation (réelle)» (Debyser 1973 : 67-68) en s’appropriant les situations de communication.
Dans la tradition des modules animés par F. Debyser, Jean-Marc Caré et Christian Estrade et dans le sillage de leurs publications20, un module de simulation globale21 adapté au fait littéraire en 2004 (M39) puis un autre, trois ans plus tard centré sur les jeux de rôle, sont ainsi proposés, ayant pour objectif de développer la créativité des enseignants face aux textes littéraires tout «en conservant une rigueur didactique», cherchant ainsi à concilier analyses littéraires et techniques de créativité en «montr[ant] que certaines techniques […] permettent, à travers la création de situations cadre, de désenclaver le littéraire de son académisme pour en faire un objet d’apprentissage vivant et interactif» (M40). Faire naître le plaisir d’apprendre apparaît également comme un facteur déterminant qui justifie l’utilisation des jeux de langage en 2001 (M41) comme en 2007 (M40).
Conclusion
En privilégiant une perspective intégrationniste plutôt que ségrégationniste par l’introduction d’œuvres contemporaines aussi bien que de classiques, de genres mineurs (bande dessinée, littérature de jeunesse, romans policiers…) et de genres reconnus, les formations dispensées dans les stages du BELC tout au long de ces trente dernières années auront, sans aucun doute, chercher à renouveler, à modifier les représentations parfois réductrices de la littérature et du traitement pédagogique qui en est fait dans les manuels de langue.
Si ces stages ont reflété les orientations didactiques qui étaient mentionnées dans les articles publiés notamment entre 1971 et 1991 en didactique de la littérature en FLE (accent mis sur la sémiotique littéraire à travers les écrits de J. Peytard et D. Bertrand, sur les théories de la lecture en FLE de S. Moirand ou F. Cicurel, et sur le plaisir de jouer et de créer en classe de langue défendu notamment par J-M. Caré, F. Debyser), il est plus difficile d’affirmer que c’est encore le cas aujourd’hui, notamment parce qu’il ne reste désormais de cet «Institut de recherche en linguistique appliquée», qu’un stage bi-annuel dans lequel peu de chercheurs interviennent. Au regard des bibliographies sur lesquelles s’appuient les modules de littérature actuels, on constate que des références très diverses sont centrées davantage sur les outils pour enseignants que sur les publications de chercheurs. La réflexion sur la didactique de la littérature est pourtant bien vivante comme en témoigne le numéro de Recherches et applications de janvier 201922. Les stages de formation en FLE sont aujourd’hui certes moins des lieux de circulation entre théories et pratiques, chercheurs et formateurs qu’il y a vingt ou trente ans ; mais cette circulation se déploie à présent au sein d’équipes de recherche, dans les universités, qui conduisent des projets collaboratifs avec les acteurs du terrain (enseignants, inspecteurs, conseillers pédagogiques, formateurs) et dans des espaces de dialogues comme les colloques scientifiques dédiés à l’enseignement/apprentissage des langues. Autrefois centrée sur l’enseignement du français langue première, conformément à son ancienne dénomination (DFLM), l’Association internationale pour la recherche en didactique du français (AIRDF) a accueilli, au fil des années, un nombre croissant de chercheurs en FLE dans les Rencontres des chercheur·e·s en didactique de la littérature qu’elle organise chaque année depuis 2000. Dans le cadre de recherches sur la formation des enseignants et en prolongement de notre étude, peut-être conviendrait-il de se focaliser désormais sur la manière dont l’expérience que les enseignants-stagiaires, de formations et de contextes divers internationaux, apportent dans la construction et le développement de ces stages, nourrit et/ou influence aujourd’hui l’articulation entre réflexions théoriques et pratiques de classes opérée par les «formateurs de formateurs».
Bibliographie
Benamou, Michel (1971), Pour une nouvelle pédagogie du texte littéraire, Paris, Hachette/Larousse (Le français dans le monde/BELC).
Bertrand, Denis & Françoise Ploquin (1988), « Présentation : la perspective du lecteur », Le Français dans le monde. Recherches et applications, n° spécial : « Littérature et enseignement, la perspective du lecteur », p. 2-4.
Bertrand, Denis & Juliette Salabert (2018), « Le BELC, un laboratoire du langage. Entretien » dans H. Portine et alii, (coord.), Expertise au service des acteurs du français dans le monde. Mélanges pour les 50 ans du Belc, Sèvres, CIEP, p. 43-52 [réédité en 2019 dans Le BELC 50 ans d’expertise au service de l’enseignement du français dans le monde, Paris, Hachette Français langue étrangère, pp. 45-58.]
Chartier, Roger (1993), « Du livre au lire » dans R. Chartier (dir.), Pratiques de la lecture, Paris, Éditions Payot et Rivages (Petite Bibliothèque Payot) (éd. orig. : 1985), p. 79-113.
Cicurel, Francine (1983), « Lecture de la nouvelle », Le Français dans le monde, n°176, p. 62-68.
Cicurel, Francine (1991), Lectures interactives en langue étrangère, Paris, Hachette Français langue étrangère.
Cuq, Jean-Pierre (dir.) (2003), Dictionnaire de didactique du français langue étrangère et seconde, Paris, Clé international.
Debyser, Francis (1973), « La mort du manuel et le déclin de l’illusion méthodologique », Le Français dans le monde, n°100, p. 63-68.
Debyser, Francis (1996), « Éloge du savoir-vivre… Et pour tordre le cou au ̏savoir-être ̋», Le Français dans le monde, n°282, p. 40-41.
Debyser, Francis (2007), « Le BELC : un entretien avec Francis Debyser », Le Belc a 40 ans, Sèvres, CIEP, p. 9-22.
Godard, Anne (2015), « La littérature dans la didactique du français et des langues : histoires et théories » in A. Godard (dir.), La Littérature dans l’enseignement du FLE, Paris, Didier, p. 14-55.
Goldenstein, Jean-Pierre (1991), « Quels enseignements pour quelles littératures », Les Cahiers de l’Asdifle, n°3, p. 4-9.
Gruca, Isabelle (2004), « Le conte : pour le plaisir de lire, pour le plaisir d’écrire », Dialogues et cultures, n°49, p.73-77
Peytard, Jean (éd.) (1982a), Littérature et classe de langue : Français langue étrangère, Paris, Hatier-Crédif, coll. « LAL ».
Peytard, Jean (1982b), « Sémiotique du texte littéraire et didactique du F.L.E. », Études de linguistique appliquée, n°45, p. 91-103.
Peytard, Jean (1988), « Des usages de la littérature en classe de langue », Le français dans le monde, n° spécial, « Littérature et enseignement », p. 8-17.
Poletti, Marie-Laure (1997), « Ne lisez pas entre les lignes », Le français dans le monde, n° 290 « 1967-1997 : 30 ans de stages BELC », p. 37-38.
La lecture est également étroitement liée à l’écriture dans «un va-et-vient» (M22) où sont intégrées des activités créatives et artistiques comme la fabrication d’un livre destiné à la jeunesse (M21). Dans un autre module, l’objectif est en quelque sorte de désacraliser la littérature en découvrant et en acquérant «de multiples techniques d’écriture spécifiquement liées au roman, à la nouvelle, au conte, afin d’explorer sa propre créativité» (M7 2000). Des formateurs introduisent dans leurs modules différentes techniques de créativité{{«[…] cette créativité est devenue une sorte de label maison» pour D. Bertrand (Bertrand & Salabert 2018 : 47).
Pour citer l'article
Anne-Claire Raimond, "Articulations entre pratiques et recherches en sciences du langage et didactique de la littérature dans la formation des enseignants de FLE", Transpositio, n°2 La circulation des savoirs: entre recherches et pratiques enseignantes, 2020https://www.transpositio.org/articles/view/articulations-entre-pratiques-et-recherches-en-sciences-du-langage-et-didactique-de-la-litterature-dans-la-formation-des-enseignants-de-fle
Voir également :
Quelle didactique pour la bande dessinée? Retour sur trois tournants théoriques de la décennie 2010-2020
Depuis les années 2010, la bande dessinée connaît des mutations sociales et culturelles sans précédents. En 2017, au regard d’une légitimité devenue incontestable dans les médias, dans les musées et sur le marché de l’art, la revue Le Débat titre sur «le sacre» du médium. Dix ans après la publication de son ouvrage Un objet culturel non identifié (2006), Thierry Groensteen fait le compte des handicaps symboliques et institutionnels qui ont été levés et constate la percée de la bande dessinée dans le champ universitaire (2016). L’apparition de nouveaux genres comme l’autobiographie, la BD-reportage, l’essai scientifique, le succès de nouveaux formats éditoriaux comme le roman graphique, ainsi que la publication d’œuvres méconnues du patrimoine du XIXe et du premier XXe siècle{{Voir par exemple: Gustave Doré, Des-agréments d’un voyage d’agrément – D’après l’édition de 1851, éditions 2024, 2013; Gustave Doré, Les Travaux d’Hercule, éditions 2024, 2018; George Herriman, Intégrale Krazy Kat, tome 1 (1925-1934), tome 2 (1935-1944), 2018, éd. Les Rêveurs}}, constituent des marqueurs élitaires forts.
Quelle didactique pour la bande dessinée? Retour sur trois tournants théoriques de la décennie 2010-2020
1. Introduction
Depuis les années 2010, la bande dessinée connaît des mutations sociales et culturelles sans précédents. En 2017, au regard d’une légitimité devenue incontestable dans les médias, dans les musées et sur le marché de l’art, la revue Le Débat titre sur «le sacre» du médium. Dix ans après la publication de son ouvrage Un objet culturel non identifié (2006), Thierry Groensteen fait le compte des handicaps symboliques et institutionnels qui ont été levés et constate la percée de la bande dessinée dans le champ universitaire (2016). L’apparition de nouveaux genres comme l’autobiographie, la BD-reportage, l’essai scientifique, le succès de nouveaux formats éditoriaux comme le roman graphique, ainsi que la publication d’œuvres méconnues du patrimoine du XIXe et du premier XXe siècle1, constituent des marqueurs élitaires forts. Le passage au numérique, qui s’est accéléré à partir de 2009-2010 (Baudry 2012), a généré une interactivité nouvelle à travers les blogs BD, tandis que le turbomédia2 transforme les contours sémiotiques d’un mode d’expression qui se réinvente avec une plasticité et des propositions multimodales inédites (Robert 2016).
L’ensemble de ces transformations a conduit la recherche sur la bande dessinée à réinterroger ses catégories et ses paradigmes d’analyse. Je souhaiterais ainsi revenir sur trois tournants théoriques importants survenus dans la décennie 2010-2020. Le premier concerne un changement de conception dans la sociologie des champs culturels, avec le passage d’une théorie de la légitimation à celle d’une culture post-légitime de la BD. Le second tournant concerne la sémiologie et l’histoire du médium, à travers le passage d’une théorie de la BD comme littérature séquentielle à la conception élargie d’une généalogie polygraphique du médium. Enfin le troisième tournant concerne la réflexion pédagogique et didactique sur la bande dessinée. La légitimation culturelle de la bande dessinée, ainsi que son intégration scolaire ne se sont pas accompagnées d’une théorisation didactique éclairant les enjeux et les modalités de son étude en classe. Après avoir assigné à la BD, dans les années 1970 et 1980, un rôle de démocratisation de la lecture, voire un rôle de remédiation aux difficultés pour lire et écrire (sans véritablement questionner ce présupposé), on s’est ponctuellement avisé des difficultés spécifiques et des malentendus sociocognitifs qui pouvaient accompagner son étude. Au début des années 2010, la réflexion s’est surtout développée dans une perspective programmatique et ingéniérique, alors que manquait encore une description précise et compréhensive des pratiques effectives. Dans les situations ordinaires de classe, quelles finalités chaque discipline scolaire assigne-t-elle au médium? Comment ce dernier est-il reconfiguré comme objet disciplinaire? Ce chaînon manquant d’une didactique descriptive semble désormais en passe de se combler pour la discipline du français. Or cette évolution intervient au moment même où les tournants théoriques dans la compréhension culturelle, sémiotique et historique de l’objet BD pourraient bien rebattre les cartes.
2. Du paradigme de la légitimation au paradigme de la culture post-légitime
L’histoire de la reconnaissance socio-culturelle et socio-institutionnelle de la bande dessinée a été en premier lieu décrite et analysée par les spécialistes comme un processus de légitimation prenant naissance dans les années 1960. En 1975, dans un article intitulé «La Constitution du champ de la bande dessinée», le sociologue Luc Boltanski décrit un phénomène d’autonomisation, «sur le modèle des champs de la culture savante», selon un processus à quatre niveaux: changement dans les caractéristiques des producteurs, conquête d’un nouveau public, apparition d’un nouveau rapport avec les œuvres débouchant sur des instances de médiation et de célébration, enfin double polarisation entre grande production et production restreinte, conservateurs et novateurs. Les faits semblent donner raison à cette théorie classique de la légitimité culturelle d’inspiration bourdieusienne (1979; 1992), qui voit la création d’un centre d’intérêt commun se transformer en champ, à travers un transfert de légitimité et d’habitus académique par les producteurs majeurs et les intellectuels. Les grandes étapes en ont été largement décrites pour la sphère francophone (Groensteen 2006; Ory et al. 2012; Heinich 2017; Raux 2019): créations en 1962 d’un club de collectionneurs, d’une revue spécialisée, ainsi que d’un «Centre d’étude des littératures graphiques» animé par le journaliste Francis Lacassin, le cinéaste Alain Resnais et la sociologue Evelyne Sullerot; classification de la BD comme neuvième art en 1964 par le critique de cinéma Claude Beylie; première anthologie des Chefs d’œuvre de la bande dessinée et première exposition au musée des arts décoratifs en 1967; apparition d’une génération d’avant-garde (souvent issue du journal Pilote) revendiquant des ambitions artistiques, et création d’une édition indépendante (L’Echo des savanes en 1972, Futuropolis en 1974, Métal Hurlant en 1975); création en 1974 du salon d’Angoulême et de la collection «les maîtres de la bande dessinée» chez Hachette; apparition en 1978 du Mensuel A suivre, ambitionnant de faire concurrence à la littérature à travers de grands romans graphiques en noir et blanc. Durant la décennie 1970, la bande dessinée francophone européenne se recompose ainsi complètement dans ses styles, ses genres, ses supports, ses formats et ses publics. Elle ne s’adresse plus exclusivement à la jeunesse et s’affranchit progressivement de la presse pour devenir un phénomène de librairie à destination d’un public de connaisseurs plus adultes. La polarisation du champ analysée par Boltanski semble se vérifier avec l’apparition d’un «modèle de lecture savante et distanciée» (Lesage 2019): l’année 1984 en marque sans doute la date symbolique avec la création des Cahiers de la bande dessinée (sur le modèle des Cahiers du cinéma) et celle de l’ACBD, l’association des critiques de bandes dessinées, regroupant journalistes et essayistes spécialisés. Différentes enquêtes sur les pratiques culturelles des français (BPI & DEPS 20113) mettent non seulement en évidence le fait que les lecteurs de BD sont aussi des lecteurs de littérature en général, mais associent également cette pratique au capital culturel des classes moyennes et supérieures (Evans 2015; Maigret 2015). La dernière étape du processus de légitimation est l’entrée dans les musées (l’exposition d’Hugo Pratt au Grand Palais en 1986 ouvrant la voie à la multiplication des expositions dans les années 2000 et 2010), l’intégration de la BD par l’art contemporain (FIAC 2009) et la cotation sans cesse à la hausse des auteurs de référence sur le marché de l’art. Pour Nathalie Heinich (2017), il ne s’agit plus d’une simple ascension linéaire dans la hiérarchie des genres, mais d’un changement profond, qu’elle nomme «artification».
Ce paradigme interprétatif d’un processus continu de légitimation a pu être nuancé et complété. Harry Morgan (2003; 2012) a montré comment une première théorie du médium s’est en réalité construite en négatif dans les discours de réaction, dès le début du XXe siècle, et situe dans le courant des années 1950 les toutes premières analyses légitimantes en ce qui concerne la France. Matteo Stefanelli, dans son archéologie internationale des discours sur la BD (2012), rappelle que le médium devient un objet de discours intellectuel et scientifique dès les années 1920 aux États-Unis et que la sédimentation s’est interrompue dans les années 1950 à cause de la psychiatrisation des discours de réaction.
Cependant ce paradigme bourdieusien de la légitimation fait désormais l’objet de critiques de la part des historiens et des sociologues, en ce qu’il constitue un cadre limité voire contre-productif pour appréhender le phénomène social et culturel de la bande dessinée. Éric Maigret et Matteo Stefanelli (2012) constatent qu’il a engendré une critique «légitimiste» qui s’est enferrée dans un discours essentialiste, excessivement sémio-centré, sur la BD «en soi» et ses caractéristiques. Ce sont les débats sur son statut «séquentiel» (Eisner 1985; Mc Cloud 1993), son appartenance à la littérature (Morgan 2003), sa multimodalité (Frezza 1999; Boutin 2012), ou les discours sur son «ontologie visuelle» (Lefèvre 2007). Éric Maigret constate de surcroît que cette quête d’un langage BD s’est doublée de la recherche historique d’un point de départ originel (Töpffer chez Thierry Groensteen et chez Benoît Peeters), pour définir et légitimer «un quasi-invariant» sémiotique (2012: 7).
Une seconde critique porte sur les effets d’exclusion de la critique «légitimiste». Nathalie Heinich (2017) note que la reconnaissance pleine et entière de la BD au titre d’art est ralentie voire bloquée par deux facteurs: le maintien d’un large secteur destiné à la jeunesse et d’autre part un mode de production et de diffusion industriel. Chaque étape de la consécration d’une certaine bande dessinée adulte novatrice s’accompagne alors de la reconduction de discours de dévalorisation à l’égard de productions émanant du pôle opposé du marché éditorial, celui de l’industrie culturelle. Éric Maigret invite à ne jamais sous-estimer cette «stratégie de minoration» (Maigret 2012b: 143), la plus spectaculaire ayant été les discours de condamnation des mangas durant les années 1990, dans des polémiques, note Sylvain Lesage, «qui ne sont pas sans rappeler celles des années 1940» sur l’encadrement des lectures pour la jeunesse (2018: 20). A l’autre bout de l’échelle, la valorisation éditoriale du «roman graphique» procède elle aussi d’une pure logique de distinction, afin de considérer inversement une certaine bande dessinée comme de la littérature à part entière (Groensteen 2012: 12). Pour l’historien Sylvain Lesage, ces mécanismes de sélection et de distinction de la critique ont conduit à fabriquer un canon qui finit par déformer la connaissance historique du neuvième art, en déniant l’intérêt de certaines productions: par exemple les publications «trop communistes» comme Vaillant, ou «trop populaires» comme Le Journal de Mickey, ou les «petits formats» type Comics pocket (2018: 14).
Plusieurs auteurs montrent du reste que la réalité du champ contredit en partie cette vision classique d’un processus linéaire de légitimation, où la BD serait appelée au sein de la hiérarchie des arts, à rejoindre les champs dominants. Thierry Groensteen (2006; 2017), pointe des déficiences persistantes en médiation, qu’elles soient institutionnelles ou culturelles, en particulier dans le domaine scolaire. Jean-Matthieu Méon (2015) montre que la légitimation médiatique de la BD consiste encore à la défendre pour ce qu’elle n’est pas, en lui prêtant les qualités de la littérature, du cinéma ou de la peinture, c’est à dire en important les critères de domaines artistiques plus légitimes. Eric Maigret pointe les «retours de bâtons» violents dont elle fait l’objet de la part de fractions culturelles qui se sentent menacées par la montée d’un nouveau régime multiculturel. Il montre aussi comment la réalité contredit les hiérarchisations au sein du champ: des chefs de file de l’avant-garde, à l’instar d’Art Spiegelman, sapent délibérément les effets d’hermétisme du schéma distinctif classique et revendiquent l’héritage de la bande dessinée populaire; réciproquement des séries jeunesse grand public (Astérix, Titeuf, Le Petit Spirou) subvertissent certains discours idéologiques, que ces derniers portent sur l’enfance, l’identité nationale ou le choc des civilisations.
Le sociologue propose ainsi de revisiter l’histoire socio-culturelle et socio institutionnelle de la BD à l’aune d’un second paradigme, celui de la post-légitimité, pensé sur le mode des théories postcoloniales. Pour lui l’émancipation des nouveaux arts ne peut être qu’en «demi-teinte», dans un monde ou l’enjeu de légitimité culturelle est moins central. Car les sociétés occidentales contemporaines ne croient plus entièrement au mythe moderniste du XIXe siècle fondé sur le grand partage entre «Haute Culture» et «culture de masse». Le nouveau régime multiculturel ne signifie pas pour autant un abandon de la hiérarchisation, mais «sa translation progressive vers une distinction intra-genre […] reposant sur une pluralité des ordres culturels» (Maigret 2012b: 140). Il prône ainsi un «travail de défense des multiples cultures» qui composent la culture de la BD, «notamment celles qu’on labellise comme "populaires", "juvéniles", "féminines", voire "étrangères", en distinguant non plus seulement des valeurs, mais des mondes et des échelles.» (Maigret 2012b: 146-147)
Une seconde recommandation de Maigret, qui s’adresse aux comics studies, est de cesser de «réclamer l’instauration d’un champ autonome, sur le mode dur, dix-neuviémiste», mais d’accepter au contraire «l’incomplétude, l’impossibilité de se délimiter, d’être un Art, c’est-à-dire une entité quasi-métaphysique» (2012b: 146). Car une conséquence paradoxale du nouveau régime multiculturel est que si la reconnaissance des ex-cultures populaires se généralise, elle ne peut advenir que partiellement, en l’absence d’une clé de voûte unique à la légitimation. Si le champ de la BD doit faire le deuil d’une complète légitimité, il y gagne en retour une transitivité nouvelle pour être pensé comme processus vivant de l’échange culturel. Éric Maigret prend ainsi acte du passage à la BD numérique, de la culture participative qu’elle entraîne, brouillant les frontières de la création et de la réception, ainsi que du décloisonnement des activités artistiques qui touche tous les ensembles historiquement constitués. De même Matteo Stefanelli considère la marginalité de la BD comme une ressource stratégique pour son développement en tant que «cas paradigmatique de la culture de la participation» (2012: 256). La finalité dernière du champ, dans le paradigme d’une culture post-légitime, c’est-à-dire ayant dépassé le stade premier du différentialisme, étant de «permettre à un nombre toujours croissant d’individus, de vivre mieux et de s’accepter» (Maigret 2012b: 147).
Le paradigme de la post-légitimité place ainsi au centre des considérations la plasticité culturelle de la BD, plutôt que sa plastique propre et son rapport aux arts légitimes. Ce déplacement théorique, qui est intervenu dans le courant des années 2010, s’est accompagné d’une autre modification d’importance dans la compréhension de sa nature médiatique. Afin d’en cerner toute la portée, il convient de retracer les différentes approches des liens entre BD et littérature.
3. La BD, une littérature dessinée? De la paralittérature à la culture polygraphique
Les travaux théoriques qui envisagent les relations de la bande dessinée et de la littérature peuvent être résumés autour de quatre orientations principales.
La première est de considérer la BD comme une production littéraire de masse. C’est dans ce cadre qu’elle est abordée en 1967 dans le colloque de Cerisy dirigé par Noël Arnaud, ou encore en 1992 dans l’ouvrage de Daniel Couégnas sur la paralittérature. Selon cette catégorisation, la BD serait le vecteur de formes textuelles dégradées ainsi que d’un imaginaire moins domestiqué. La classification comme «littérature populaire» accrédite l’idée d’une hiérarchisation entre une lecture «dominante» distanciée, celle du public cultivé, et une lecture «dominée», celle du grand public, conçue comme un délassement sans recul critique. Elle ne prend pas en compte la bande dessinée élitaire de production restreinte ni ne permet de s’intéresser au fonctionnement spécifique du média considéré. Pour sortir de cette impasse, les recherches sur la littérature de grande diffusion4, dans les années 1990, ont repensé l’approche du champ littéraire en l’élargissant à la notion de «culture médiatique». Il s’agit de considérer que l’imaginaire narratif d’une collectivité s’inscrit autant dans les fictions de masse que dans la production restreinte de la littérature légitimée, en puisant dans un répertoire commun de pratiques symboliques, d’événements culturels, historiques, politiques, sociaux, appréhendé selon des schèmes spécifiques (Quéfellec-Dumasy 1997). De nombreuses études ont ainsi donné une résonance nouvelle aux récits en bande dessinée, pour en montrer la portée inédite dans des champs aussi variés que la psychanalyse (Tisseron 2000; Rouvière 2014), la sociologie historique (Gabilliet 2005) ou l’anthropologie politique (Rouvière 2006). Parallèlement, le développement d’œuvres exigeantes, de même que l’apparition de genres nouveaux (autobiographie, romans graphiques, BD-reportage, essais) ont définitivement sorti la BD du cadre conceptuel des paralittératures.
La seconde approche, essentiellement sémiotique, est de considérer la BD comme une forme de langage médiatique visuel, successivement appréhendé comme une grammaire dérivée de modèles linguistiques (Eco 1964; 1972; Fresnault-Deruelle 1972), comme un «art séquentiel» (Eisner 1985; Mc Cloud 1993), comme un «système» narratif spatialisé (Groensteen 1999) ou comme une «littérature dessinée» (Morgan 2003). La longue histoire de ces recherches sémiotiques a bien été résumée par Stefanelli et Maigret (2012), avec ses premières impasses (rechercher des unités élémentaires de l’image qui relèveraient d’une double articulation, comme dans la langue) et ses différents concepts (arthrologie, spatio-topie, multicadre, site, graphiation, récitant, monstrateur, etc.). S’appuyant sur les travaux de Groensteen, Harry Morgan définit ainsi la bande dessinée selon les caractéristiques suivantes:
- - la présence d’un dispositif spatio-topique, comme une distribution de vignettes en bandeaux, ou une page compartimentée distribuant texte et images, impliquant un travail de mise en page spécifique et surtout un ancrage permanent de la lecture par l’image (contrairement à la littérature illustrée où l’ancrage demeure le texte écrit);
- - le caractère volontiers narratif des images, lorsque celles-ci induisent en elles-mêmes un avant et un après, un lien de causalité et de consécution;
- - enfin la séquentialité, c’est à dire la présence de ce même lien de causalité et de consécution dans une séquence d’au moins trois images par page. La triade constituée par la vignette en train d’être lue, celle qui précède et celle qui suit, constitue une micro-chaîne qui se déplace tout au long de la lecture. C’est un plan de signifiance à part entière, au même titre que la vignette isolée et le dispositif spatio-topique à l’échelle de la page ou de la double-page.
Cette définition minimale, qui écarte les notions de bulle, de case ainsi que les rapports texte-image, considérés comme non définitoires, a le mérite d’ouvrir les représentations du médium en intégrant une très grande variété de dispositifs graphiques. Elle donne toute sa place au pilotage par l’image et rompt avec l’influence des théories du cinéma, pour affirmer clairement que la maîtrise du temps par le récepteur place la BD dans le monde de la lecture. C’est à ce titre que le médium bande dessinée est considéré comme l’une des branches des « littératures dessinées », au côté des cycles de dessins ou de gravures, auxquels on peut ajouter les albums pour enfant (Rouvière 2008a).
La troisième façon d’envisager les liens entre BD et littérature se développe à travers une approche comparative, fondée sur l’idée que les deux arts ont en commun le fait de raconter une histoire (Groensteen 1999; 2010) et qu’ils partagent des liens intertextuels. L’étude de l’adaptation occupe alors une place privilégiée (Gaudreault & Groensteen 1998; Rouvière 2008; Baetens 2009; Mitaine et al. 2015). Plusieurs auteurs s’inquiètent d’un usage «marchepied» de la BD, au service de la compréhension du texte source. Jean-Paul Meyer (2012) s’affranchit du débat sur la fidélité des adaptations, pour montrer combien l’intérêt d’une transposition en bande dessinée est de «donner à voir», littéralement, les particularités sémiotiques, narratives et énonciatives selon lesquelles une BD raconte une histoire. De même, Jan Baetens (2009) invite à analyser les œuvres adaptées en elles-mêmes pour juger de l’utilisation qu’elles font du langage BD et de ses potentialités «médiagéniques» (Gaudreault et Marion, 2013). C’est alors que peuvent s’éclairer comparativement, dans un second temps, les ressources propres à chaque médium. Une sémiotique comparative peut faire apparaître par exemple une plus grande polyphonie de l’instance énonciative en bande dessinée (qui se partage entre récitant, monstrateur et narrateur fondamental) que dans le texte littéraire d’origine. Sur le plan axiologique, cette polyphonie peut conduire à créer des contrastes, voire des renversements de système de valeurs par rapport à l’œuvre source (Rouvière 2008b; Garric 2014). Enfin, dans une perspective métaculturelle, la bande dessinée peut en profiter aussi pour dire quelque chose de sa position dans le champ artistique à l’égard de la littérature et développer un discours ironique et critique sur son statut d’œuvre seconde (Garric 2014).
Cependant, comme le regrette Hélène Raux, «une certaine inféodation de la bande dessinée à la littérature semble toujours à l’œuvre dans le domaine des études littéraires» (2019: 22). Elle critique ainsi le fait que l’essai de Jacques Dürrenmatt, Bande dessinée et littérature (2013), soit structuré autour d’intitulés trahissant un dialogue asymétrique entre les deux arts: «être ou ne pas être de la littérature», «s’emparer de la littérature», «représenter la littérature», «rivaliser avec la littérature». Plus problématique encore, l’auteur cèderait selon elle à une logique de segmentation au sein du champ de la BD, usant du qualificatif de «littéraire» comme d’une marque de distinction plutôt que comme une véritable catégorie d’analyse.
La quatrième façon d’envisager les liens entre BD et littérature est de réinscrire la BD dans une généalogie culturelle croisée. Cette approche, qui est celle de Thierry Smolderen (2010), rompt avec la vision de David Kunzle (1990), Benoît Peeters et Thierry Groensteen (1994), selon laquelle Rodolphe Töpffer, dans les années 1830, serait l’inventeur de la bande dessinée, parce qu’il aurait créé à la fois l’album autographié, le dispositif spatial de la planche et le héros graphique moderne. Pour Peeters, les «histoires en estampes» de Töpffer s’affranchiraient ainsi de la prééminence du littéraire, en ce que l’histoire naîtrait entièrement de la logique propre engendrée par le dessin. Pour Smolderen (2012) il s’agit là d’une vision rétrospective qui procède d’une définition contemporaine purement axiomatique de la BD comme art séquentiel. Elle empêche de comprendre le rapport de la bande dessinée avec le très riche passé des histoires en images au XVIIIe et au XIXe siècle. Pour lui, la croyance dans une essence ontologique du médium conduit à un contresens sur le projet de Töpffer, qui n’est pas de promouvoir l’art séquentiel, mais au contraire de critiquer les théories de Lessing prétendant refonder la poésie comme description d’une action progressive. Töpffer s’emploie à donner une traduction graphique caricaturale de ces principes, en s’appuyant sur les illustrations des manuels de gestualité dramatique, qu’il parodie et enchaîne. Il invente cette forme pour se moquer de la mécanique stupide à laquelle aboutirait la rhétorique du progrès. En s’inspirant des écrits de Bakhtine sur la polyphonie et le dialogisme, Smolderen montre comment le dispositif de Töpffer s’inscrit dans une culture polygraphique antérieure beaucoup plus vaste, contemporaine du caricaturiste William Hogarth et des romans d’avant-garde anglais humoristiques du XVIIIe siècle. Hogarth, dans ses cycles narratifs de gravures, détourne et télescope des diagrammes visuels appartenant à différents registres, populaires ou archaïsants. Il s’inscrit dans une veine parallèle au «roman arabesque», dont le Tristram Shandy de Laurence Sterne est emblématique. Le novel humoristique anglais et la caricature procèderaient ainsi du même creuset culturel fondé sur l’hybridation stylistique, la parodie d’idiomes préexistants, l’ironie, la mise en abyme. Pour les contemporains de Töpffer, comme Goethe, ou pour ses successeurs comme Cham ou Gustave Doré, les récits séquentiels du Genevois relèvent à l’évidence des dispositifs ironiques du roman excentrique, à la fois polyphonique et polygraphe.
A travers le prisme de la culture polygraphique proposé par Smolderen, c’est soudain une généalogie de la BD beaucoup plus complexe qui apparaît, où la linéarité visuelle de la bande n’est pas première. Ce dispositif séquentiel ne trouve de postérité, dans les décennies suivantes, qu’à la faveur du support presse et d’autres gestes polygraphiques, comme la transposition de scripts sociaux, la schématisation inspirée des recherches chronophotographiques sur la décomposition du mouvement, le détournement de la fonction emblématique du phylactère (détournement concomitant à l’invention du phonographe), l’attraction de l’affiche publicitaire, ou encore la reprise de la culture foraine des images déformantes. Le travail d’historien de Smolderen, en rompant avec un «cycle essentialiste» sémio-centré (Stefanelli, 2012) au profit d’une approche culturaliste, a entraîné dans son sillage un déplacement prometteur des questions théoriques au sein des recherches sur la BD.
Le premier est porté par Henri Garric (2013) et concerne «l’engendrement des images en bande dessinée». Il s’agit de réfléchir aux moyens par lesquels une BD se constitue à partir de la seule répétition et métamorphose des formes et des objets, selon un jeu libre de l’image avec elle-même. Toute bande dessinée illustre une «plasticité métamorphique des images» (Garric 2013: 44), des jeux de genèse et de combinaisons des dessins, selon un bricolage qui se nourrit aux sources les plus éclectiques. Ce processus «déborde» la séquentialité chronologique des cases, pour s’exercer à l’échelle de la planche, de l’album, voire d’un genre tout entier. Il s’exerce également dans la BD numérique, à travers le déroulement vertical et la circulation hypertextuelle. Henri Garric fait ainsi une relecture des gags de Gaston Lagaffe à l’aune de l’opposition entre raideur et souplesse, entre trait rectiligne et ligne serpentine, diagrammes mécaniques et jeux d’arabesques (2013b). Il montre comment ces formes sont frappées de valeurs (la raideur mécanique et productiviste d’un côté, la liberté subjectivante du vivant de l’autre), dans un jeu d’échange dialectique qui engendre littéralement le scénario du gag. Cet axe de lecture permet de saisir simultanément, dans le mouvement de naissance de l’image, l’imaginaire particulier de l’auteur qui le porte, mais aussi le pouvoir de perturbation critique du dessin, «ouvrant à partir de n’importe quel prémice, n’importe quelle situation narrative, un récit qui vient défaire la cohérence et la linéarité temporelles» (Garric 2013b: 14-15). On toucherait là un noyau central de l’expression en bande dessinée, au point que «l’engendrement des images est ce qui reste de la BD quand elle tente une radicalisation et une concentration expérimentale de ses moyens», et constituerait pour certains un «idéal créatif» (Garric 2013b: 14).
Cette attention au jeu des auteurs sur l’apparition des images, en particulier à partir du creuset que constituent la mémoire, les rêves et les fantasmes (Rostam 2013), trouve son pendant dans un questionnement renouvelé sur les images que se forme le lecteur. Ce déplacement vers la réception est déjà présent dans la théorie de l’art invisible de Mc Cloud (1993), qui s’intéresse au jeu mental du lecteur avec l’espace inter-iconique (le blanc entre les cases), mais dans un paradigme où l’activité imageante du récepteur est prédéterminée, par les effets de cadrage, d’ellipse et de temporalité du récit. De même, les différentes théories sémio-structurales qui s’intéressent à la navigation du regard, traitent la page comme un objet statique en relation avec la théorie de la narration (Taylor 2004; Nakazawa 2005; Ingulsrud & Allen 2009), où l’ordonnancement est supposé introduire un balisage du sens de lecture. Or, si l’on considère que le processus d’engendrement des images fuit, déborde ou échappe en réalité à cet ordonnancement, leur puissance de surgissement invite à considérer autrement l’expérience lectorale. Eric Maigret, qui se dit particulièrement attaché aux principes d’autonomie de la réception, refuse de réduire les cheminements internes du lecteur au seul décodage ou pré-cadrage d’un parcours du regard. Il invite au contraire à considérer que les assemblages de sens effectués par le lecteur peuvent être «décentrés, faiblement cohérents, non hiérarchiques, sans but narratif ultime, partager des frontières floues avec d’autres formes d’expression» (2012a: 57). Matteo Stefanelli (2011; 2012) questionne quant à lui les relations entre réception et corporalité. Tout d’abord l’énonciation graphique, définie comme «graphiation» par Philippe Marion (1993: 31) est une trace idiosyncrasique, une empreinte-signature qui entraîne une relation subjective, fantasmatique du lecteur avec un corps-dessinant. Cette corporéité permet d’embrasser sur un plan idéel et mental le regard de l’artiste comme corps visionnaire. D’autre part, l’interface matérielle de la page et des écrans dépasse la modalité de la simple vision et appelle à prendre en compte l’engagement corporel du lecteur dans l’expérience de lecture. La matérialité de cette expérience immersive est du reste également prise en compte par les études sociologiques qui s’intéressent aux usages sociaux des comics ou des mangas, comme le cosplay 5 ou le scanlation6. La BD s’insère alors dans la vie quotidienne comme ressource identitaire, à travers un réseau de pratiques performatives et de communautés online, comme le montrent les recherches sur la dimension participative des médiacultures (Jenkins 2006; Ito 2008; Lunning, 2010).
Enfin les premières recherches sur la bande dessinée numérique remettent en cause le partage établi par Harry Morgan (2003) entre les arts qui pilotent la durée et qui l’imposent au récepteur (en particulier les arts audiovisuels), et les arts de la lecture qui laissent le récepteur gérer le temps (peinture, gravure, dessins, littérature dessinée). Anthony Rageul (2014) propose le concept de «lectacture» pour indiquer que la modalité de réception n’est plus seulement la lecture:
«lire» une bande dessinée numérique, c’est lire et agir ou lire et visionner. La lecture et l’action ou la lecture et le visionnage peuvent apparaître alternativement (ex: bande dessinée entrecoupée de passages jouables ou animés) ou se faire en même temps et ne faire qu’une (ex: explorer l’image avec la souris ou l’écran tactile). C’est une nouvelle modalité que j’appelle lectacture, en détournant la notion de Weissberg. En bande dessinée numérique, il y a deux axes, un qui va chercher du côté de l’animation, l’autre du côté du jeu vidéo. (cité dans Baudry 2015)
Rageul reprend le concept de «narrateur-arbitre» issu des recherches de Dominique Arsenault sur le jeu vidéo (2006), pour concilier une approche narratologique et une approche ludologique. Il établit ainsi un embryon de narratologie de la bande dessinée numérique qui tient compte de la participation du «lectacteur». Pour lui l'expérience de l'œuvre se joue sur le mode du gameplay et cela a des répercussions sur la narration, qui doit intégrer ces modalités particulières. Le récit ne reposerait plus seulement sur les mécanismes de la narration. Il exhiberait toute sa matérialité au lectacteur et reposerait en grande partie sur des mécanismes d'ordre poétique.
L’état des lieux qui précède sur les réflexions et les connaissances au sein des comics studies, dessine un objet culturel complexe et permet de mieux cerner les spécificités et les décalages avec la situation scolaire du médium dans les classes de français, telle qu’en rend compte la littérature pédagogique et didactique.
4. La reconfiguration scolaire de la BD
4.1. Un processus parallèle à celui de la légitimation culturelle
L’intégration scolaire de la BD s’est développée en parallèle de son intégration sociale, de façon assez autonome et sans recouper tout à fait cette dernière. Plusieurs synthèses historiques (Rouvière 2012; Raux 2019) en ont retracé en France les étapes successives, qui ont abouti à une forme de normalisation dans le courant des années 2000. À partir des programmes de 1972 pour l’école primaire, l’intégration de la BD se fait de façon d’abord résignée et méfiante. La volonté de valoriser les intérêts des élèves coexiste avec un discours de réprobation des mauvaises lectures, ce qui reflète les tensions qui entourent la rénovation de la discipline et plus largement de l’école. La BD reste alors en marge de ce qui est pleinement considéré comme lecture. Par la suite un deuxième mouvement se fait à la croisée des disciplines, par la lecture de l’image dans les programmes de collège de 1985 puis de 1996. De même, dans les programmes de 2008, la BD est évoquée au titre de l’histoire des arts (sans toutefois que les objectifs d’apprentissage soient clairement définis dans le cadre d’un dialogue interdisciplinaire). Le troisième mouvement est celui d’une intégration progressive aux lectures scolaires à partir des programmes de 1996 pour le collège. On passe d’une perspective d’exploitation instrumentale au service de la maîtrise de la langue et des discours (1996) à la reconnaissance de la BD comme support de la lecture interprétative, en particulier grâce au saut décisif des programmes de 2002 pour l’étude de la littérature jeunesse à l’école primaire. On note à ce titre la diversification croissante, depuis 1996, des œuvres conseillées pour l’école et le collège, sur le plan des genres, des styles, des univers fictionnels et des auteurs.
Ce processus n’est pas linéaire. Ainsi, les programmes de français de 2008 pour le collège tendent à évacuer la BD en recentrant la lecture sur la littérature classique et patrimoniale. De même, le réaménagement en 2018 des programmes de 2015 retire la BD de la liste des «genres» pour la compétence «comprendre un texte littéraire» en fin de cycle 3. Par ailleurs l’intégration de la BD reste segmentée selon les niveaux de classe et les filières. Comme le rappelle Hélène Raux, alors que la référence au médium dans les programmes de français du lycée professionnel est continue depuis 1987, celle-ci reste extrêmement marginale dans ceux du lycée général et technologique (malgré l’ouverture qu’avaient constitué les programmes de 1970 et 1981). Pour la chercheuse, c’est le signe que l’institution scolaire continue de conférer à la BD un rôle de remédiation ou de marchepied vers la lecture. Plusieurs auteurs pointent ainsi les limites du processus d’intégration, évoquant une forme de «trompe-l’oeil» (Rouvière 2012), de «réversibilité» (Aquatias 2017), ou de «décalage» avec les pratiques (Depaire 2019). Plusieurs enquêtes tendent à montrer que l’on n’étudie pas de BD en œuvre intégrale à l’école et au collège (Louichon 2008; Massol & Plissonneau 2009; Bonnéry et al. 2015). Pour Hélène Raux (2019), les usages scolaires de la bande dessinée restent minoritaires, périphériques et possiblement sujets à des malentendus sociocognitifs, tandis que manque une véritable théorisation didactique du médium.
Ce paradoxe pourrait s’expliquer selon le paradigme de la culture post-légitime développé par Eric Maigret (1994): à l’image de ce qui se produit en dehors de la sphère scolaire, l’intégration de la BD serait vouée à demeurer partielle et contradictoire, l’école reproduisant en interne, dans le choix et l’étude des corpus, des logiques de distinction extérieures. Cependant, les travaux sur l’histoire de l’enseignement (Chervel 1998) et la scolarisation des genres (Denizot 2013) offrent un autre modèle explicatif: en effet, la culture scolaire a la particularité de reconfigurer ses objets de façon autonome pour ses besoins propres.
Hélène Raux (2019) en fait la démonstration pour la bande dessinée à travers l’étude historico-didactique de 120 articles mentionnant la BD, qui ont été publiés entre 1968 et 2018 dans trois revues didactiques de référence (Repères, Pratiques, Le français aujourd’hui) ainsi que dans une revue professionnelle plus ancrée sur les pratiques enseignantes (la Nouvelle Revue Pédagogique). Durant la période de rénovation de l’enseignement et jusqu’au milieu des années quatre-vingt, la BD est appréhendée comme mass média, étant donné que, dans une logique communicationnelle, tout est discours parmi les langages présents dans l’environnement social. De façon inattendue, certains discours hostiles à la BD émanent alors de rénovateurs de l’enseignement, pour des raisons essentiellement idéologiques: en tant que production de masse, la BD est soupçonnée de diffuser les valeurs de la classe dominante et de véhiculer des stéréotypes sociaux. S’il faut l’étudier, c’est alors comme support propédeutique pour développer l’esprit critique face aux médias. Lorsque la BD est appréhendée de façon complètement positive par les rénovateurs, c’est cette fois-ci au détriment de sa spécificité médiatique, le plus souvent comme support d’une analyse structurale du récit. Dans les deux cas, Raux pointe le risque de renforcer les hiérarchies culturelles et les effets d’exclusion à l’égard de la culture privée qu’on prétend intégrer.
À partir de la fin des années 1980, Raux décrit une période marquée par une transition vers la reconnaissance de la BD comme lecture à part entière. Avant les années 1990, le support est pensé comme facilitateur pour la lecture, puis reconnu comme art complexe après les années 2000. De la paralittérature (Reuter 1986) à la lecture littéraire, la chercheuse retrouve les logiques de distinction qui conduisent à prendre en considération surtout des œuvres éloignées des lectures prisées des élèves (Bruno 1995), voire de minorer la complexité de ces lectures. L’ouverture aux lectures privées est toujours ambivalente, avec la volonté de leur faire prendre une distance critique par rapport aux productions qu’ils plébiscitent et de valoriser des œuvres fortement mises à distance des productions les plus populaires. Par ailleurs, la lecture de BD évolue, d’une lecture narratologique à une lecture sémiotique, via la lecture de l’image, jusqu’à esquisser une lecture didacticienne de productions d’élèves, par le travail sur l’adaptation. Raux montre surtout à quel point la didactisation de la BD est quasiment absente des articles. La présence de la BD reste incidente au profit d’objectifs variés. Elle n’est pas interrogée comme objet disciplinaire et son rôle supposé de remédiation n’est guère questionné. Rares sont les articles qui mettent en garde contre une sous-estimation de sa complexité (Huyhn 1991; Bautier et al. 2012). On s’en tient à des esquisses de pistes pédagogiques possibles (Bomel-Rainelli & Demarco 2011), tandis que l’analyse de productions d’élèves reste l’exception (Hesse-Weber 2017). Par ailleurs, la production de planches n’est pas mise en relation avec la lecture d’œuvre. Pour expliquer ce déficit, la chercheuse évoque la position «satellitaire» du médium par rapport à la littérature et fait le constat plus général d’un retard de la réflexion didactique sur l’image. Dans ce domaine, elle pointe les limites d’une approche qui est restée formaliste et elle critique un isomorphisme supposé entre image et texte (Raux 2019: 109-113).
4.2. Lever des présupposés non questionnés: d’une didactique programmatique à une didactique descriptive et compréhensive
Lorsqu’en 2010 est organisé à Grenoble le colloque international «Lire et produire des bandes dessinées à l’école», il s’est agi d’impulser dans le champ de la didactique de la littérature une réflexion pédagogique qui, depuis la fin des années 1970 et le colloque de la Roque d’Anthéron «Bande dessinée et éducation» (1977), ne s’était poursuivie de loin en loin que dans le champ disciplinaire de l’histoire. Les actes Bande dessinée et enseignement des humanités, publiés en 2012, proposent ainsi un état des lieux et une perspective programmatique pour envisager comment la BD pourrait contribuer à la construction de compétences de lecture. Ces actes incluent aussi des récits d’expériences de classe, principalement orientés vers l’ingénierie. Rétrospectivement, en 2020, apparaissent les limites de certains discours fondés sur des présupposés non toujours démontrés. Certains reposent sur des déclarations d’intention qui n’ont pas été suivis par des expérimentations attendues; d’autres prônent des mises en œuvre, qui n’ont pas été suivies de recueils et d’analyses de données suffisants, sur la situation scolaire du médium et la représentation comme objet disciplinaire que s’en font les acteurs institutionnels. D’autres enfin relèvent d’une praxéologie empirique, sans que l’on puisse véritablement tirer de conclusion générale sur les effets de cette dernière.
Les études qui se sont poursuivies dans la décennie 2010-2020 se sont appuyées sur une méthodologie et des données plus conséquentes pour lever un certain nombre de méprises sur la lecture de BD en classe. Tout d’abord, l’étude de Beaudoin et al. (2015), qui porte sur l’enseignement explicite de stratégies de compréhension en lecture, tend à montrer qu’il n’y a pas d’effet significatif du recours à la BD sur l’habileté à produire des inférences ou à développer la conscience métacognitive. Par ailleurs, le postulat selon lequel la bande dessinée serait facile d’accès est battu en brèche par plusieurs recherches. Sur des supports aussi variés que la BD historique ou le roman graphique, Virginie Martel et Jean-François Boutin (2015), ainsi que Nathalie Lacelle (2015), montrent que la prise d’information visuelle fait souvent défaut, en articulation avec la modalité textuelle, pour produire une interprétation générale. Les auteurs plaident donc pour une formation spécifique des élèves aux compétences de lecture multimodale. La bande dessinée peut même nuire aux apprentissages, lorsque les difficultés de réception du médium sont sous-estimées, comme le montrent Bautier et al. (2012) dans une séance de lecture en CP, à partir d’une planche présentant une pluralité de codes sémiotiques. Polo et Rouvière (2019) montrent qu’en classe de Première Sciences économiques et sociales, le choix d’un récit biographique de sept planches, donné comme support d’évaluation sans travail préalable sur les compétences spécifiques de lecture, suscite des erreurs de compréhension imputables au médium choisi, quel que soit le ressenti positif ou négatif des élèves. Le décalage qu’ils pointent entre l’effet subjectif plutôt positif du médium sur les élèves et les effets objectifs sur leur compréhension recoupe sur ce plan les analyses de Beaudoin et al. (2015).
Par ailleurs, loin de faciliter la compréhension et les apprentissages, la persistance de malentendus peut réduire l’étude de la bande dessinée à un simple vecteur de motivation. Hélène Raux (2019), qui a mené une étude sur les pratiques ordinaires des enseignants, incluant une série d’entretiens avec les praticiens, montre que la BD est essentiellement perçue comme une lecture plaisir, susceptible de raccrocher les petits lecteurs, a fortiori dans des démarches de projet supposées créer de la motivation et bonifier le climat de classe. La méconnaissance du domaine BD par les enseignants surdétermine le choix de corpus connus au graphisme accessible. Hélène Raux montre par ailleurs le décalage entre les premières représentations des professeurs et les fragilités qu’ils éprouvent ensuite face à l’objet. Ils disent leur manque d’outils pour travailler la BD dans le champ de la littérature. De fait, l’étude par la chercheuse de vingt-six séquences de français au sein du réseau «communauté des profs blogueurs» montre une très faible didactisation du médium dans la discipline. En l’absence d’une approche interdisciplinaire qui articule texte et image dans une démarche interprétative, l’usage de la BD oscille d’une part entre un outillage technique sur les codes sémiotiques, sans mise en relation avec l’effet de sens, et d’autre part une focalisation sur le texte et les enjeux globaux du récit, au détriment de la dimension visuelle.
Hélène Raux montre malgré tout que certaines pratiques «ordinaires» qu’elle a observées mettent en œuvre, avec la BD, des modalités de lecture interprétative et de questionnement ouvert, à partir d’éléments «résistants» dans des compositions visuelles polysémiques. Le cadre de l’observation, qui est celui du projet TALC (Du texte à la classe), est cependant spécifique7. Il s’agit d’enseignants volontaires sollicités à l’occasion d’une formation consacrée à l’enseignement de la littérature, tandis que le choix de la BD a été imposé. De façon significative, elle met cependant en évidence des embarras liés à l’intégration du médium, par exemple le besoin de faire un cadrage liminaire sur les codes de la BD, ou encore des logiques centrifuges symptomatiques à travers des activités de langue extérieures aux activités de lecture. Comparativement aux autres «genres» proposés dans le projet TALC, les enseignants demandent surtout très peu aux élèves de justifier leur lecture par des prises d’indices dans la BD.
Il en va différemment lorsque l’expérimentation en classe vise à tester un scénario pédagogique spécialement conçu par un didacticien pour embrasser les différentes composantes du médium et mettre les élèves en situation de questionnement (Rouvière 2012b; 2013). A travers la mise en évidence d’analogies de composition, les élèves peuvent parvenir à quitter le simple niveau de la fiction pour passer à l’examen plus distancié de procédés narratifs «littéralement visibles». Ils découvrent alors que le pilotage du récit par l’image est lourd d'effets implicites, ouvrant la voie à une lecture symbolique.
Il est à noter dans les recherches de Raux et Rouvière que ce sont les planches ou les scènes muettes qui donnent lieu à un travail interprétatif mobilisant l’analyse de compositions visuelles «résistantes». Cela rejoint le paradoxe pointé par Baetens (2012) à propos du roman graphique: le rapprochement avec la lecture dite «littéraire» serait plus grand lorsque le pilotage du récit n’est pas d’abord textuel.
Alors qu’un déplacement vers la question de la réception subjective s’amorce dans les comics studies et que les théories du sujet-lecteur informent depuis 2004 les réflexions en didactique de la littérature, il est à noter qu’aucune recherche d’envergure n’a été menée sur ce plan avec la BD, contrairement à d’autres genres et médium (album pour enfants, poésie, théâtre, genres narratifs).
4.3. La production de planches de BD en classe: de l’observation de pratiques «ordinaires» à l’expérimentation d’un dispositif spécifique
On doit à nouveau à Hélène Raux (2019) d’avoir mené un travail descriptif et compréhensif des pratiques ordinaires de production de BD en classe. La chercheuse a ainsi observé différents ateliers en CE2 et en classe de sixième dans le cadre d’une pédagogie de projet assortie, dans l’un des cas, de l’intervention d’une artiste. Son analyse s’appuie sur un ensemble de productions d’élèves des différentes classes et des entretiens menés avec chacune des enseignantes. La chercheuse retrouve dans les modalités de travail inspirées de la pédagogie de projet un certain nombre de limites déjà pointées par des sociologues de l’apprentissage comme Bonnéry (2007) ou Bautier et Rochex (2007): un investissement variable des élèves, des phénomènes de division du travail, une finalisation étroite des activités, une réduction chez certains élèves de la compréhension des enjeux de la tâche. L’atelier BD est valorisé par les enseignants au nom d’une pédagogie de la réussite supposée restaurer l’estime de soi, selon le présupposé d’un pouvoir remédiant du médium ou des vertus mêmes du détour. Mais cette réalité ne vaut que pour une poignée d’élèves, tandis que la démobilisation des autres est acceptée par les professeurs au nom de l’inédit, l’essentiel étant de sortir des sentiers battus de la discipline.
Les enjeux cognitifs passant au second plan, non seulement les résultats décevants entretiennent les difficultés, mais paradoxalement, l’activité s’avère surtout porteuse pour les bons élèves. Sur un plan plus technique, la chercheuse constate que la capacité à créer un enchaînement narratif visuel n’est pas enseignée comme une compétence. Le découpage du récit en images est pensé comme naturel et allant de soi. Pour y parvenir, les élèves sentent qu’il serait possible de faire un découpage dessiné, mais comme il leur est demandé de faire un découpage écrit, l’activité se mue au mieux en une segmentation de texte à illustrer, où le dessin ne pilote pas le récit. Hélène Raux montre le flou des représentations enseignantes sur la notion de scénario, elle montre comment une partie des élèves dessine malgré tout et insère du texte transformé, enfin comment le découpage scénaristique peut se trouver délégué à un intervenant extérieur, annihilant l’intérêt pédagogique de l’activité pour les élèves.
De fait, si l’écriture d’un synopsis mobilise des compétences d’écriture scolaires traditionnelles, le découpage, en revanche, suppose que les élèves aient la capacité spécifique de pré-visualiser ce qu’ils racontent et mettent en scène: le site, la taille et la forme des cases, les types de plans, le contenu figuratif, etc. Or, cette compétence particulière, qui consiste véritablement à «penser en images» devrait faire l’objet d’un apprentissage préalable. Ainsi, des élèves performants dans l’écriture du synopsis peuvent-ils se trouver démunis lorsqu’il s’agit de passer à l’étape suivante. C’est pour remédier à ce problème qu’a été inventé le dispositif collaboratif de «l’écriture post-it», qui a été expérimenté avec succès (Rouvière 2015; 2017). Le principe «1 post-it = 1 action» permet de créer une histoire pré-découpée selon l’équivalence implicite «1 post-it = 1 case». A quoi s’ajoute ensuite deux autres couches de post-it de deux couleurs différentes, l’une pour le texte, l’autre pour décrire le visuel. Le synopsis s’invente ainsi ou se réinvente en même temps que le scénario s’écrit, case après case. Planification, mise en texte et révision ne sont plus des étapes chronologiques, mais se fondent dans un seul et même processus dynamique. Ainsi certains élèves en difficulté dans des productions écrites traditionnelles se découvrent une capacité à pré-visualiser et mettre en scène avec ces petits papiers ce qu’ils veulent raconter.
4.4. L’étude des adaptations: une porte d’entrée incontournable de la BD en classe?
Dans son étude historico-didactique, Hélène Raux (2019) montre que l’étude de l’adaptation en BD des classiques de la littérature se situe à un point d’équilibre des tensions culturelles qui entourent la légitimation du médium et, à ce titre, constitue une porte d’entrée possible pour une didactique de la BD en classe. C’est ce que pourrait laisser espérer l’article de Hesse-Weber (2017), qui s’appuie sur l’analyse de productions d’élèves pour étudier les enjeux de l’adaptation d’une pièce de théâtre en bande dessinée. La place donnée à la BD reste cependant celle d’un «satellite gravitant autour des œuvres littéraires» (Raux 2019: 107). D’autres études confirment que la production en classe d’adaptation en BD reste subordonnée pour le professeur à des objectifs d’appropriation subjective, de compréhension et d’interprétation du texte littéraire (Lacelle & Lebrun 2015). Il en ressort tout de même que l’adaptation par les élèves peut donner une réelle impulsion à l’exploration du texte source pour construire la compréhension (Rouvière 2015). Elle oblige les élèves à plonger dans le texte, à le découper, à distinguer les différentes factures de discours et les instances énonciatives, à séquencer les actions, les dialogues ou les passages descriptifs. Le processus engage par ailleurs chez les élèves un effort d'élucidation lexicale et de représentation mentale pour se forger des images. Effort qui est souvent étayé par des recherches documentaires pour enrichir la lecture et nourrir le projet.
Cependant, en ce qui concerne la lecture proprement littéraire, le bénéfice pour l’interprétation du texte source semble limité. Dans une expérimentation que j’ai pu mener (Rouvière 2017), il est apparu qu’une fois que les élèves ont dégagé une note d’intention, le texte source servait de réservoir utile à d'autres fins qu'à sa propre lecture, dans le sens d’'une réduction et d'une simplification. Lors de la présentation ultérieure des planches, le travail comparatif s’est avéré également assez pauvre et n'a pas enrichi véritablement la lecture littéraire. Les élèves ont vu le texte original à travers le prisme de leur propre adaptation, pour étayer leur projet. L'activité fictionnalisante du lecteur (Langlade 2004) a certes été mise en mouvement, mais en amont du processus de l’adaptation lui-même, après la lecture-découverte, lorsqu’était suscité par exemple un jeu d’images associatives. La transmodalisation a apporté en aval peu de gain supplémentaire sur ce plan. Par contre l'analyse que les élèves ont faite de leur planche a montré le plus souvent une articulation explicite entre une intention signifiante, des procédés de composition et des effets de sens (même s’il s’agissait d’un discours reconstruit). La BD m’apparaît comme un médium particulièrement propice à l'adoption de cette posture, pour peu que l’on exerce le regard des élèves sur quelques procédés (choix d’un multicadre, taille, forme et site des vignettes, jeux d’échelle sur l’échelle des plans ou sur les angles de vue, etc.). Ce résultat peut du reste être obtenu en lui-même, sans le détour par l’adaptation d’un texte littéraire.
En ce qui concerne la lecture en classe de bandes dessinées adaptées d’œuvres littéraires, la réflexion didactique, quoi qu’elle en dise, parvient également difficilement à s’affranchir d’une approche «marche-pied», car l’objectif est de contribuer à la formation d’une lecture littéraire de l’œuvre source. Les adaptations BD sont envisagées comme des «textes de lecteurs», et à ce titre, fournissent l’exemple de lectures subjectives (Fourtanier 2012) et sensibles (Ahr 2012). Cependant Brigitte Louichon (2012) montre que l’étude de la reproduction intégrale du texte source peut aussi avoir pour effet de questionner les particularités sémiotiques du langage BD et s’avère une modalité porteuse pour problématiser la lecture.
4.5. Vers une didactique de la culture polygraphique?
Le paradigme de la culture polygraphique proposé par Thierry Smolderen (2009; 2012) pour cerner le creuset où prend naissance et se réinvente la bande dessinée, invite sans doute à élargir les perspectives pour une didactique du médium.
Cela concerne d’abord les frontières d’une acculturation générale au média: ouvrir les représentations des élèves à la diversité des univers de fiction, des genres, des styles graphiques et des esthétiques semble une nécessité, de même que les ouvrir au processus de création, à l’histoire du médium et à ses différentes sphères culturelles à travers le monde. Mais il semblerait fructueux également de questionner en classe les frontières sémiotiques du médium avec d’autres formes d’expression: le dessin de presse, les caricatures séquentielles, le roman-photo, la peinture d’images itératives (profanes ou religieuses), les albums pour enfants, les recueils d’illustrations ou de caricatures, l’art de l’affiche, du vitrail ou de la fresque, dans une approche véritablement interdisciplinaire avec les arts plastiques.
Lorsqu’il s’agit d’étudier le «langage» de la BD, le concept de culture polygraphique invite également à décloisonner l’approche des codes formels. Rencontrer un même procédé (cadre, site, plan, angle de vue…) dans des contextes stylistiques et compositionnels diversifiés éviterait de figer les représentations sur les effets induits, tout en développant la culture du regard et la sensibilité.
En ce qui concerne la production de planches par les élèves, l’intégration d’éléments composites (photogrammes, détails grossis ou inversés de reproductions de tableaux, diagrammes divers) apparaît comme une pratique légitime, de même que le détournement, le collage et l’invention patchwork de planches à partir d’emprunts à d’autres BD ou différentes banques d’images disponibles (Rouvière 2015; 2017). A ce titre, les directions de recherche impulsées depuis 2016 par l’association Stimuli et le laboratoire de didactique André-Revuz de l’Université Denis-Diderot, dans le champ de la didactique des sciences, s’avèrent tout à fait prometteuses. Les enseignants et les chercheurs qui utilisent les arts narratifs et visuels pour faire vivre la science dans leur classe ou médiatiser leurs recherches en laboratoire, utilisent des dispositifs icono-textuels qui s’inspirent de la BD autant qu’ils la nourrissent: par exemple certains organisent la page comme un champ panoptique et insèrent des photogrammes qu’ils traitent comme des vignettes de BD (avec récitatifs et bulles), en les recadrant, en estompant les éléments non discutés, en épurant les éléments importants avec des dessins aux lignes claires, et en les complétant d’annotations graphiques (Goujon 2020); d’autres font produire aux élèves des narrations graphiques codées à partir d’albums pour enfant (Moulin & Hache 2020) et des cartes dites «sensibles» (Gaujal 2020), pour favoriser l’appropriation de savoirs disciplinaires en cours d’acquisition8.Thierry Smolderen (2012) rappelle à quel point toute forme de modélisation théorique peut se révéler stimulante pour l’imagination d’un dessinateur polygraphique. Il y voit l’une des clés du dynamisme de la bande dessinée, qui trouve historiquement sa source dans un imaginaire diagrammatique et spéculatif. Ce propos est confirmé par différentes expériences universitaires récentes, qui invitent les jeunes chercheurs à transposer leur recherche en BD9.
Sur le plan de la lecture, la notion de culture polygraphique invite par ailleurs à sortir d’une approche strictement séquentielle du médium. En contrepoint d’une approche scénaristique de la BD (telle qu’induite par exemple par la narratologie ou le dispositif de l’écriture post-it), il est sans doute possible de promouvoir une approche non linéaire axée sur l’engendrement des images. A la suite des approches tracées par Marion Rostam et Henri Garric à propos des œuvres de David B. et de Franquin, il s’agirait par exemple de rechercher avec les élèves, parmi le flux et l’entrelacement des formes et des figures au sein de certaines œuvres graphiques, un possible dispositif dialectique. Tout se passe parfois comme si la tension entre certaines formes ou certains motifs (la droite vs la courbe, le contour vs le détour, le noir vs le blanc, le vide vs le plein, le texte vs l’image, le figuratif vs l’emblématique) recouvrait un conflit de valeurs et se prêtait à des jeux de combinaison réversibles.
Une autre source d’engendrement des images est l’imaginaire linguistique. Roland Barthes (1982) l’avait montré à propos de l’art du peintre Arcimboldo fondé sur un jeu de métaphores, de métonymies et d’expressions langagières transposés dans une composition visuelle. On retrouve cette direction dans une proposition de Tatiana Blanco Cordon (2012), en classe d’espagnol langue étrangère, qui consiste à effectuer une lecture «littérale» de certains motifs, pour en déduire des expressions linguistiques. Cette méthode semble approcher d’assez près le nœud d’imaginaire où la création iconique parfois s’origine. Il est possible en effet que l’image ait sa source dans un «texte souterrain», qu’elle procède de certaines expressions de la langue qui la parle à l’avance (Rouvière 2012a: 373). On sait par exemple qu’il s’agit chez René Goscinny de l’un des ressorts de l’invention du gag visuel (Kaufmann 1983) ou du cryptage symbolique (le sang-lier). On aboutit alors à des énoncés littéraux, une «lettre» de l’image qui redonne toute leur profondeur aux mises en scène par la bande.
Enfin, au regard de l’hybridation stylistique et de la distanciation ironique partagées par le roman comique et la culture polygraphique, les travaux de Thierry Smolderen légitimeraient d’inscrire dans les programmes de Lycée la culture du roman arabesque et du récit excentrique, au XVIIIe et au XIXe siècle, en incluant les œuvres de Töpffer, Cham ou Doré. Ce serait là le signe d’un saut véritablement «post-légitime» dans l’appréhension du médium BD.
5. Conclusion
Les trois champs théoriques qui ont été mis en regard peuvent sembler relativement hermétiques les uns vis-à-vis des autres, en particulier celui de la recherche en éducation. Intuitivement, on pourrait penser à l’inverse qu’il existe socialement une logique descendante, qui va de la légitimation culturelle du médium à la connaissance savante de son langage et de son histoire, pour aboutir à son intégration scolaire. Mais en raison de logiques de scolarisation propres à la discipline (Chervel 1998; Denizot 2013; Raux 2019), la trajectoire scolaire de l’objet BD tend à se développer en parallèle de son histoire sociale, sans la recouper totalement. Par ailleurs, alors que l’on semble progresser vers une théorisation didactique du médium, jamais la plasticité culturelle de ce dernier n’est apparue aussi grande, du roman arabesque au jeu vidéo, bouleversant les catégories préexistantes à travers lesquelles l’objet était pensé. La notion de culture polygraphique ou encore de dispositif d’images en flux, pourrait à moyen terme faire apparaître comme daté le dispositif de la bande dessinée tel qu’il s’est stabilisé au XXe siècle sur support papier. A moins que cette muséification progressive soit précisément l’une des conditions culturelles et institutionnelles d’une intégration scolaire à venir plus forte encore. L’inscription d’une bande dessinée au programme de Lettres du baccalauréat constituerait sans doute une étape majeure en ce sens. Mais la recherche en didactique sur l’étude de la BD doit encore progresser, en s’intéressant en particulier à la lecture subjective, pour répondre aux besoins qui se feraient jour et accompagner favorablement les pratiques de classe.
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Pour citer l'article
Nicolas Rouvière, "Quelle didactique pour la bande dessinée? Retour sur trois tournants théoriques de la décennie 2010-2020", Transpositio, n°4 Enseigner la bande dessinée comme (de la) littérature, 2021https://www.transpositio.org/articles/view/quelle-didactique-pour-la-bande-dessinee-retour-sur-trois-tournants-theoriques-de-la-decennie-2010-2020
Voir également :
La bande dessinée dans les manuels de FLE (1919-2020)
Dans ce numéro consacré au rapport entre didactique et bande dessinée, la réflexion que nous allons présenter se situe dans le champ du français langue étrangère (FLE) avec une perspective historique. Nous nous poserons la question de savoir quelle est et quelle a été la place de la BD dans l’enseignement du FLE, et nous nous demanderons en particulier quel(s) rôle(s) elle a joué en relation avec les méthodologies dans lesquelles elle s’insère. Pour répondre à ces questions on cherchera à retrouver dans les manuels de FLE les traces de son exploitation et à étudier son évolution, de manière à se faire une idée des changements de représentations et de pratiques dans le discours méthodologique.
La bande dessinée dans les manuels de FLE (1919-2020)
Dans ce numéro consacré au rapport entre didactique et bande dessinée, la réflexion que nous allons présenter se situe dans le champ du français langue étrangère (FLE) avec une perspective historique. Nous nous poserons la question de savoir quelle est et quelle a été la place de la BD dans l’enseignement du FLE, et nous nous demanderons en particulier quel(s) rôle(s) elle a joué en relation avec les méthodologies dans lesquelles elle s’insère. Pour répondre à ces questions on cherchera à retrouver dans les manuels de FLE les traces de son exploitation et à étudier son évolution, de manière à se faire une idée des changements de représentations et de pratiques dans le discours méthodologique. Des parallèles peuvent être esquissées entre les champs de la didactique du FLE et du français langue dite maternelle (FLM), par exemple sous l’angle historique de la situation de la BD dans l’enseignement au siècle dernier1. Nous en rappellerons quelques-uns sous forme de déficits:
- - la BD est peu présente dans l’enseignement;
- - elle manque de travaux de recherche académique;
- - elle manque d’instruments didactiques pour l’exploitation en classe;
- - elle manque de formation initiale ou continue pour les enseignants;
- - elle souffre encore d’un déficit de légitimité et les corpus enseignés peinent à s’émanciper du cadre étroit de la BD pour enfants;
- - elle est majoritairement instrumentalisée à des fins d’apprentissage pour d’autres savoirs (en particulier linguistique, mais aussi culturels, historiques, etc.).
Mais des nuances importantes doivent être prises en compte, notamment concernant la nature des documents exploités et leur fonction dans l’espace social. L’influence des différents courants méthodologiques dans le domaine de la didactique des langues étrangères joue sans doute un rôle essentiel dans l’intégration de la BD dans les manuels d’enseignement selon les époques. Pour clarifier ces nuances, il convient aussi de préciser une distinction fondamentale dans le champ de la didactique du FLE concernant le type de BD dont il sera question. En effet, il faut rappeler l’importance, dans le champ de la didactique des langues étrangères, depuis les années 1970, du débat sur la distinction entre document authentique (entendu comme objet de discours circulant dans la société-cible) et document fabriqué (entendu comme objet de discours fabriqué pour l’enseignement de la langue).
En général, le document fabriqué s’oppose au document authentique en ce qu’il présente une langue artificielle, et qu’il perd les éléments contextuels, les implicites et tous les éléments susceptibles d’être jugés trop difficiles pour le niveau des apprenants. Il y a donc les pour et les contre et le débat est vif (Boyer & Butzbach 1990). Mais de manière générale, l’utilisation du document authentique est fortement recommandée par les didacticiens des langues depuis les années 1980 et l’arrivée de l’approche communicative (Cuq & Gruca 2003: 392). Ce type de documents va s’imposer dans les manuels et progressivement envahir l’espace visuel dans les méthodes actionnelles des années 2000: publicités, affiches, tracts, brochures, etc. Toutefois, cette profusion de documents authentiques concerne surtout les textes écrits, les documents oraux authentiques étant souvent considérés comme trop difficiles pour l’accès au sens.
Pour ce qui est de la BD, nous utiliserons cette distinction entre BD fabriquée pour l’enseignement de la langue étrangère et BD authentique circulant dans la société-cible (désormais BDF et BDA) pour rendre compte des usages dans les manuels de FLE: jusqu’aux années 1980, la BDA y est absente, puis elle apparait timidement dans les suppléments culturels. Pourtant, Rouvière (2012: 283) mentionnait une «très large présence» de la BD dans les manuels de langue et civilisation depuis les années 1970. Cuq et Gruca (2003) font le même constat2, mais ces affirmations sont contraires aux résultats de notre recherche si l’on prend en compte seulement les BDA, qui s’avèrent rares dans les manuels que nous avons observés. En effet, ces supports graphiques semblent faire l’objet des mêmes résistances que les documents authentiques oraux: ils sont généralement jugées trop difficiles et n’apparaissent que dans les niveaux plus avancés. En revanche, le dessin assimilable à des BDF est massivement exploité sous toutes ses formes, avec une densification dans les premiers niveaux.
Toutefois, la frontière entre BDA et BDF n’est pas toujours claire: les illustrations fabriquées adoptent plus ou moins les caractéristiques spécifiques de la bande dessinée authentique, comme on le verra, selon les objectifs à traiter. Nous en viendrons par la suite à relativiser cette distinction, qui repose surtout sur un critère éditorial. En lien avec cette question d’authenticité, si l’on veut rendre compte de la place de la BD dans les manuels de FLE, on doit également tenir compte de la dimension sérielle et du nombre de cases dessinées, avec plusieurs cas de figure:
- Des BD allant de une à trois vignettes pour illustrer et faire comprendre un contenu: dans ce cas, l’utilisation de dessins fabriqués est omniprésente, mais cette proportion diminue à mesure que l’on progresse dans les niveaux de langue. La BD fonctionne alors comme support et illustration d’un discours autre: celui de la méthode. Les dessins authentiques de ce type, beaucoup plus rares dans notre corpus, s’apparentent au dessin de presse, souvent satirique, mettant l’accent sur la dimension critique ou humoristique.
- Des séquences de BDA tronquées, sous forme de vignettes sorties de leur contexte: dans cette configuration, on peut se demander si l’on est encore en présence d’un document authentique. Les planches complètes sont très rares.
- Une ou deux pages de BDA: ce type d’usage s’observe rarement dans les manuels, la BD étant considérée comme un objet discursif en tant que tel. L’activité est alors rangée dans les objectifs socioculturels des manuels3.
Mais que recouvre exactement le terme de «bande dessinée» quand il est utilisé dans le cadre de la didactique du FLE? Dans une perspective historique, nous avons eu recours aux deux principaux dictionnaires francophones de didactique des langues. Dans celui de Cuq (2003), il n’y a pas d’entrée BD. Dans celui de Galisson & Coste (1976), on trouve une page consacrée à la bande dessinée et deux pages concernant l’image (à l’époque, les méthodes audiovisuelles dominent encore et utilisent systématiquement une certaine forme de BDF, comme on le verra). La définition proposée est la suivante:
Mode d’exposition d’une histoire (encore appelée «figuration narrative») au moyen de dessins accolés en bandes, qui se lisent de gauche à droite et de haut en bas, comme l’écriture, et qui représentent des étapes successives de l’histoire. (Galisson & Coste 1976: 64)
Plus loin, il est fait allusion à la dimension cognitive de la lecture de BD:
Pour rétablir la continuité d’un dessin à l’autre, le lecteur doit mentalement «boucher les trous». Les paroles du personnage qui parle s’inscrivent généralement dans une bulle (appelée "phylactère") reliée à sa bouche et contenu dans l’image. (Galisson & Coste 1976: 64)
Sont mentionnés ensuite rapidement les «procédés graphiques» et les «divers codes» qui expriment «les éléments prosodiques» et «les valeurs affectives du langage». Dans la rubrique Remarques, les auteurs opèrent une distinction (sans employer le terme de «document authentique») entre les BD construites à des fins pédagogiques et les «bandes dessinées du commerce». Pour ces dernières, les auteurs remarquent que leur «utilisation immédiate» est «pratiquement impossible», sans toutefois expliciter les raisons de cette impossibilité. Nous y reviendrons. Notons cependant qu’entre 1976 et aujourd’hui, le statut culturel et didactique de la BDA a beaucoup évolué dans les milieux de l’éducation (cf. Rouvière 2012), en même temps que ses formes d’expression et ses publics se sont diversifiés (Berthou 2017).
L’objet de notre recherche étant ainsi plus ou moins circonscrit, il nous faut maintenant préciser notre méthodologie de recherche. Il s’agissait d’effectuer une analyse qualitative des supports BD dans un corpus de 33 manuels de FLE pour adultes et grands adolescents, de niveau A1 à C1. Le choix des ouvrages visait à offrir un échantillonnage significatif de manuels souvent considérés comme représentatifs de leur époque et couvrant un siècle d’enseignement (1919 à 2020). Pour étudier ce corpus, nous avons envisagé plusieurs questions de recherche: quel est le rôle joué par la BD (BDA et BDF) dans les manuels? comment est-elle utilisée et dans quel but? son usage varie-t-il en fonction de l’époque et des évolutions méthodologiques?
En observant les manuels, on peut ainsi attester, par des exemples concrets, de certains usages différenciés de la BD selon les époques, sans que ce corpus restreint nous autorise à produire une représentation statistique de l’ensemble de ce qui s’est produit dans le monde francophone. Disposant actuellement de peu de publications théoriques sur ce sujet, il demeure ainsi difficile d’avoir une vision d’ensemble du phénomène. La BD, apparemment, a peu intéressé les didacticiens4, soit parce son exploitation a été considérée comme problématique (cf. l’«impossibilité» évoquée par Galisson & Coste), soit à cause de l’influence des représentations que l’on se fait de ce médium (la réputation de manque de sérieux qui s’attache encore à la BD), soit encore pour d’autres raisons, que nous serons amenée à discuter plus loin.
Nous allons présenter les résultats de notre analyse en lien étroit avec l’évolution historique des méthodologies d’enseignement du FLE5. Nous distinguerons deux époques, celle d’avant les années 1980, avec les méthodes directes, mixtes, audiovisuelles et audio-orales, et celle postérieure, avec les méthodes communicatives et actionnelles. Dans la première période, on ne trouve pas de BDA dans les manuels de FLE, mais on constate cependant une évolution de la fonction attribuée à la BDF en fonction des méthodologies.
Avant 1980: dessins fabriqués uniquement
Méthode Directe
Le dessin est présent dans les manuels les plus anciens de notre corpus, qui relèvent de la Méthode Directe. C’est une des caractéristiques importantes de cette méthodologie novatrice apparue à la fin du XIXe siècle. Le dessin devient un élément décisif de la leçon, en permettant un accès «direct» au sens, il évite de passer par la traduction. Il présente des situations, des objets, il sert aussi à l’apprentissage des structures, à travers des activités de description des images et des exercices questions/réponses liés aux dessins.
Dans Le français pour tous (1919), par exemple, on voit pour chaque leçon l’adoption systématique d’un dessin muet qui fonctionne comme décor, mais aussi comme support pour les actions et les interactions dans la classe.
Figure 1 Le français pour tous (1919: 2)
On trouve également dans certains manuels une ébauche de bande dessinée (telle que définie plus haut), sous la forme de dessins alignés sans paroles. Un exemple particulièrement intéressant est reproduit dans Puren (1988), pour un cours d’allemand pour débutants. Les dessins y suggèrent l’idée d’action pour l’enseignement des conjugaisons du présent. L’emploi de la BD souligne ainsi l’aspect performatif des verbes et de la langue (le Faire) et sert de guidage pour les exercices. La dimension dynamique de la langue est suggérée par le mouvement représenté par la succession des images.
Figure 2 Cours d’allemand. Grands commençants (1923: 49)
Ces exemples relèvent ainsi d’une fonction d’illustration de la situation et des éléments de la leçon. Ils ont pour points communs d’intégrer un contexte, de faciliter l’accès au sens, de mettre l’accent sur le sens et la dynamique de la communication6, en favorisant la dimension praxéologique de la communication: cela permet de travailler l’emploi des verbes, les suites d’actions, le mouvement, le mime, le dialogue.
Méthode mixtes (traditionnelles)
La méthodologie Directe a représenté une rupture dans l’enseignement des langues en Europe, elle fonctionnait sans recours à la langue maternelle, sans explications grammaticales, et d’abord à l’oral. Trop révolutionnaire pour l’époque et abandonnée dès les années 1920-1930, cette option méthodologique a laissé des traces dans les manuels de FLE dits «mixtes» des années suivantes, qui reviennent à une méthodologie plus ancienne, «traditionnelle», en gardant l’influence des méthodes directes: davantage de dessins, pas de traduction, davantage d’oral, etc. On y voit l’apparition de personnages dessinés, très stéréotypés, comme par exemple, dans cette méthode célèbre des années 1950-1980, le Cours de langue et de civilisation françaises,communément appelée le Mauger bleu, où les dialogues sont supposés être tous prononcés par deux familles.
Figure 3 Cours de langue et de civilisation françaises 1 (1957: 72)
Méthodes audiovisuelles et audio-orales
Toutefois, une nouvelle forme de BD apparait dans les années 1950 au sein du courant des méthodes audio-visuelles et audio-orales: la présentation systématique de «bandes dessinées»7 avec des phylactères qui reproduisent les répliques orales (et audio) des personnages. La BD est associée au son comme adjuvant pour la compréhension et la mémorisation «en situation» (en contexte); elle est également un support pour des exercices structuraux.
Figure 4 La France en direct (1971: 66).
L’image prend un rôle très important, elle est un objet de débats au sein de la communauté scientifique8 et se caractérise assez vite par des règles strictes:
- Une image pour chaque réplique du dialogue central de la leçon (en cas de passage monologué, les énoncés sont morcelés en petits groupes rythmiques).
- L’image doit apparaitre avant le son (le texte du dialogue n’étant pas visible au début).
- Les phylactères sont souvent représentés par des cercles ou des rectangles pouvant contenir des pictogrammes divers, de nouveaux dessins, des marques de ponctuation et du texte «dessiné».
Ainsi, on plaque une image codée sur un énoncé oral: cela fonctionne sur l’illusion qu’on peut transcoder la langue en segments imagés fixes. De fait, on peut douter que l’image favorise vraiment la compréhension. Cela convient plus ou moins bien pour le niveau débutant avec une langue simplifiée, artificielle et débarrassée des caractéristiques de l’oral authentique. Mais cette médiation crée des problèmes d’interprétation dès que l’énoncé est un peu plus complexe, comme dans l’image suivante.
Figure 5 La France en direct (1971: 66).
Dans le guide méthodologique du manuel, l’image fait l’objet de plusieurs commentaires significatifs: elle «doit communiquer tout le contenu de sens» (1971: 5). Pour ce faire, précisent les auteurs, elle doit obéir à certaines contraintes:
- - il faut privilégier l’image dessinée à la photo, car elle est «plus sélective, plus lisible et plus facile à structurer»;
- - la schématisation du dessin «ne doit cependant pas nuire à l’authenticité culturelle»;
- - la couleur doit remplir un «rôle fonctionnel et non décoratif».
(La France en direct, 1971: 5)
Parmi les conventions, on mentionne les «bulles», qui sont là, nous dit-on, «pour représenter la pensée». On peut trouver curieux d’associer les phylactères à la pensée et non à la langue, et du reste, bien que les images soient surcodées, les problèmes d’interprétation apparaissent inévitables. On constate les mêmes problèmes dans une autre méthode parue la même année, que l’on doit encore à Gaston Mauger. Issue du Mauger bleu (donc d’une méthode mixte, mais influencée cette fois par la méthodologie audiovisuelle), Le Français et la vie (1971) est un manuel utilisé à l’Alliance Française, et dans le passage qui nous intéresse, nous pouvons «lire» un dialogue «de 20 répliques, illustrées chacune par un dessin expressif et simple, où le personnage qui parle est cerné d’un trait gras» (1971: V). On peut apprécier diversement ces qualités dans l’illustration ci-dessous, où l’accès au sens est loin d’être immédiat (M. Roche: Tout cela est très intéressant).
Figure 6 Le Français et la vie (1971: 218)
On voit que ce type d’usage de la BD se heurte aussi à la difficulté de représenter le langage abstrait, même quand l’énoncé est simple du point de vue syntaxique. Le problème est omniprésent dans la méthode et repose sur une deuxième méprise: l’illustration est supposée faciliter l’accès au sens, qui deviendrait transparent et rapidement accessible. On voit dans l’exemple suivant l’impasse que peut représenter a posteriori cette codification iconographique du discours9.
Figure 7 Le Français et la vie (1971: 220)
Figure 8 Le Français et la vie (1971: 221)
Au fil du temps, les méthodes audiovisuelles et audio-orales ont évolué dans leur manière de présenter les dialogues. Les BD se modifient progressivement et sont associées à plusieurs répliques, puis à la situation entière (une seule image par dialogue) et vers 1980, elles peuvent renvoyer à une multiplicité de dialogues et de situations, présentées dans chaque unité du manuel. On est là à une charnière importante en didactique du FLE, dont on peut donner deux exemples.
Dans la méthode audio-orale tardive Le Français par objectifs (1980)10, les bulles ont disparu et le texte du dialogue est présenté sous l’image, qui montre les locuteurs en interaction (ou bien représente le contenu illustré de leurs propos). On voit qu’une image peut concerner deux répliques et que la couleur est utilisée de manière réaliste. Surtout, cette méthode présente les premières BDA de notre corpus. C’est là sans doute l’influence de l’époque, qui voit la légitimité culturelle de la BD s’affirmer de plus en plus, en même temps que se renforce la mode des documents authentiques dans le champ de la didactique des langues étrangères. Mais les principes méthodologiques structuralistes de la méthodologie audio-orale restent les mêmes: les documents sont exploités comme supports à des fins linguistiques, notamment par des exercices structuraux. On y trouve par exemple une BD muette de Sempé, complète mais accompagnée d’un dialogue (fabriqué) racontant l’histoire représentée par le support, ainsi que d’un récit écrit, qui serviront de base à toute une série d’activités linguistiques.
Exemple de consignes: «Travaillez à deux. L’un pose les questions avec le livre ouvert et l’autre répond à l’aide des images. Ensuite, changez de rôle. Finalement, refaites l’exercice uniquement avec les images» (Le Français par objectifs, 1980: 174). Les questions à poser servent à vérifier la compréhension du récit fictif qui accompagne la BD. Puis on demande de faire l’exercice par écrit. Il s’agit d’un bon exemple de ce qui se faisait dans les méthodes structuralistes des années 1950-80: la BD est ici considérée comme une série d’images séparées venant illustrer un enregistrement audio et servant de base à l’enseignement, lequel repose sur une série de questions/réponses visant à vérifier la compréhension, sur une transformation syntaxique, sur des changements énonciatifs (de «je» à «il»), etc. La consigne, qui exige parfois de travailler «uniquement à l’aide des images», montre aussi le rôle de l’illustration comme soutien au travail en autonomie en sous-groupe et comme outil de mémorisation. En fin de compte, cette méthode audio-orale tardive pourrait être cataloguée comme une méthode mixte (audio-orale et communicative).
Le deuxième exemple de méthode «charnière» est représenté par Archipel (1982), qui est souvent considérée comme la dernière méthode audiovisuelle et la première méthode communicative pour le FLE. Sa première unité (niveau débutants) commence par une BD pour illustrer une partie d’un dialogue présenté plus tard dans l’unité. On voit dans l’illustration que le contexte a gagné en importance: l’attention est portée sur la situation socioculturelle, les détails sont travaillés, les personnages sont plus réalistes. Les bulles sont remplacées par un encadré présentant la réplique d’un personnage. La mise en page est aussi très différente des anciennes méthodes audiovisuelles, avec un grand phylactère de forme géométrique au milieu de la page, représentant une scène illustrée.
On remarque que le manuel porte une attention toute particulière à l’illustration et qu’il intègre de nombreux documents authentiques, en majorité écrits ou visuels. Dans Archipel 2, paru en 1983, apparaissent les premières BDA : au nombre de cinq, elles sont toutes complètes, non destinées aux enfants, produites par des auteurs célèbres (Bretécher, Sempé, Bosc, Reiser) et sont en majorité classées dans les suppléments aux leçons. L’aspect ludique et culturel est privilégié et aucun travail particulier n’est demandé aux apprenants. Sur cette marginalisation au début des années 1980, nous faisons l’hypothèse d’une influence des recherches en didactique des langues étrangères de l’époque (le Dictionnaire de didactique est publié en 1976), car nous avons vu qu’on y présentait l’exploitation de la BDA comme impossible. On verra en effet qu’elle sera réservée dans un premier temps aux suppléments culturels des manuels.
Pour tirer une synthèse de cette première partie, rappelons que le principe de la BD est de représenter par l’image une suite d’actions d’un même personnage. Les BD sont donc bien présentes dans les manuels, mais elles sont éloignées des productions authentiques. À l’origine de ces illustrations fabriquées pour l’enseignement de la langue étrangère, on trouve une nouvelle méthodologie, la Méthode Directe, qui confère à l’image une fonction illustrative, facilitant l’accès au sens, ainsi qu’une fonction performative, comme déclencheur d’actions langagières et support à la mémorisation. Avec l’arrivée du son, on trouve une nouvelle méthodologie, la méthode audiovisuelle, dotée d’une vision structuraliste du langage, qui a pour effet de découper la langue en petites unités visant à atteindre idéalement (mais, dans les faits, elle y parvient assez rarement) une correspondance univoque entre image, son et bulle. Il faut attendre les années 1980 et l’arrivée de l’approche communicative pour observer l’usage plus récurrent des BDA.
Depuis 1980: dessins fabriqués et authentiques
Approches communicatives
Avec l’émergence des méthodes relevant de l’approche communicative, on observe un engouement pour le document authentique, une ouverture aux genres les plus divers et aux supports multimodaux, qui s’accompagnent d’une mise en avant de la dimension socioculturelle des discours. Concernant la BD, on peut distinguer deux tendances dans cette nouvelle approche. D’un côté, on observe l’introduction timide de la BDA à des fins d’enseignement de la langue et de la culture. D’un autre côté, on constate l’introduction massive de séquences de BD fabriquées pour un usage didactique, à des fins d’enseignement de la langue: vocabulaire, registres de langue, grammaire de l’oral et de l’écrit, grammaire textuelle, actes de parole, production orale et écrite, et surtout, la BDF comme aide à la compréhension.
Dans cette partie, nous limiterons nos commentaires aux BD dites authentiques, tronquées ou non. Nous avons cherché à savoir quelles étaient les fonctions de la BDA dans les manuels post 1980, en nous appuyant sur les données de notre corpus et sur les recherches existantes. Or, à notre connaissance, il existe très peu de publications sur le sujet, à part quelques articles isolés. Le seul ouvrage théorique consacré à la BD dans la classe de FLE et destiné aux enseignants est un livre qui vise à exploiter le dessin de presse satirique. Ce manuel publié en 1987 et rédigé par Annette Runge et Jacqueline Sword est intéressant parce qu’il donne accès aux représentations de l’époque: on y trouve des conseils et des suggestions d’activités représentatives de l’approche communicative. Les autrices proposent ainsi quatre pistes d’utilisation du dessin humoristique (Runge & Sword, 1987: 5):
- - Montrer «simplement» des dessins qui ont un thème proche de celui de la leçon «dans un esprit de détente»: il s’agit là de la fonction «décorative» de la BD que nous avons retrouvée dans les méthodes 1980-90 analysées. Dans ce cas, une seule vignette peut suffir à illustrer le sujet traité, sans consignes.
- - Faire «ressortir les éléments de civilisation» et «analyser les clichés qui en découlent»: cette fonction de supplément culturel est aussi largement présente dans les manuels que nous avons observés, qu’ils relèvent de l’approche communicative ou actionnelle.
- - Faire décrire le «contenu» de la BD, c’est-à-dire produire du discours dans un but linguistique et non pas communicatif: les auteurs précisent que c’est une activité «très artificielle si tous les apprenants ont le dessin sous les yeux». Pourtant, cet usage de la BD est très souvent proposé dans les activités des manuels de notre corpus.
- - Supprimer la légende ou la bulle pour les «faire imaginer» par l’apprenant. À nos yeux, il s’agit là encore d’une réduction de l’exploitation de la BD à une fonction linguistique: le support authentique est modifié pour faire produire un certain type de discours, plus ou moins contraint selon les objectifs de la leçon.
Les autrices proposent un tableau instructif des différentes possibilités de didactisation. De toute évidence, il montre un parti pris d’instrumentalisation de la BD à des fins pédagogiques.
(Runge & Sword 1987: 9)
En parcourant de manière plus transversale notre corpus, nous sommes parvenue à dégager une typologie des usages de la BDA dans les méthodes communicatives en considérant en particulier le rôle décisif des consignes qui accompagnent les supports visuels, orientent la lecture du document et conditionnent l’activité de l’apprenant. Nous proposons de distinguer ces usages en les corrélant à quatre fonctions différenciées11.
A. Fonction illustrative (ou décorative): la visée est de comprendre;
B. Fonction performative à visée linguistique ou textuelle: la visée est de faire;
C. Fonction informative: le but est de s’informer, de s’acculturer;
D. Fonction créative: le but est d’imaginer et de produire.
A. La fonction illustrative était déjà à l’œuvre dans les manuels d’avant 1980 avec les BD fabriquées. Il s’agit aussi de favoriser l’accès au sens dans des conditions de détente. De la planche complète à la case unique, les BDA accompagnent par exemple le thème de la leçon. Dans la Grammaire des premiers temps 1 (1996; 2014), les autrices utilisent une planche de Reiser pour illustrer, sur un mode comique, la notion de pronoms possessifs. Aucun travail particulier n’est demandé à l’apprenant, il n’y a pas de consignes, la fonction décorative et illustrative est ainsi exploitée systématiquement à chaque début de leçon.
B. La fonction performative à visée linguistique est une des catégories les plus répandues. Il s’agit de faire produire des éléments de la langue. Le manuel L'Exercisier (1980: 154) propose par exemple un travail sur l’acte de parole «proposer12», à partir d’un extrait de deux cases de Pétillon. Les consignes orientent l’apprenant d’abord vers la lecture des bulles: «Observez les vignettes suivantes. De quelle façon les personnages expriment-ils leurs propositions?». Les bulles en question présentent deux réalisations différentes du même échange d’actes: proposer / répondre. Puis l’apprenant est prié de produire oralement des actes de proposition: «À votre tour, faites des suggestions.»
Par ailleurs, les manuels qui exploitent des BD muettes le font tous avec une visée linguistique. Sempé semble être le dessinateur le plus fréquemment mobilisé. On trouve par exemple, dans le manuel précité, une BDA associée à la consigne suivante: «Racontez cette bande dessinée en utilisant le maximum de verbes pronominaux.»
La fonction performative à visée textuelle permet de travailler sur les aspects discursifs des documents, par exemple quand il est demandé de reconstituer l’ordre original des vignettes. On le voit notamment dans le manuel Studio+ (2004: 52) avec des cases de Tintin que l’on demande de mettre dans l’ordre chronologique en justifiant son choix13.
C. Pour la fonction informative, les BDA dans les manuels s’orientent en majorité vers la constitution d’un apport socioculturel pour l’apprenant, qui témoigne du gain de légitimité de cette forme d’expression, en particulier dans le contexte de la langue-cible. Des éléments culturels associés à la BD franco-belge sont ainsi pris en compte dans certains manuels. Par exemple, dans le manuel Rond-Point 2, trois personnages de BDA, dont Gaston Lagaffe, font l’objet d’un éclairage dans le supplément culturel «Regards croisés», qui est présenté dans l’introduction du manuel comme le réservoir «des "échantillons" de culture» (2004: 74-75). Dans ce cas, c’est bien l’aspect socioculturel qui est mis en avant, sans qu’un travail à but linguistique ne soit demandé: la consigne est d’observer les personnages et de dire si on les reconnait (ce qui relève de la compétence socioculturelle).
D. On peut enfin exemplifier la fonction créative en citant le manuel À propos (2005: 133), qui présente une planche de Bretécher où des convives discutent à table. La consigne «Vous avez été acteur de cette scène, racontez» nécessite de la part de l’apprenant l’adoption d’un point de vue différent et nouveau sur la discussion des personnages, ainsi que la production d’un discours narratif; la BD est ici un support pour l’imagination et la recréation, ainsi qu’un moteur de créativité langagière: il faut être «acteur», c’est-à-dire être dans l’Agir14.
Parmi ces différents usages de la BD dans les manuels de FLE post 1980, en lien avec l’évolution des méthodologies d’enseignement, deux hypothèses peuvent être émises. Premièrement, la dimension textuelle spécifique à la BDA nous semble être importante et favorable à l’apprentissage «par les genres». Il s’agit de dégager les effets qui produisent du sens et suscitent des réactions chez les lecteurs (notamment par l’esthétique et la construction de la planche) et de s’interroger sur les différents niveaux de lecture du document. On peut poser, par exemple, la question du «pourquoi est-ce que c’est drôle?» ou interroger les blancs entre les cases, ces questions visant à amener l’apprenant à une observation attentive de la BD. Deuxièmement, ces différentes fonctions peuvent évidemment se combiner dans une approche plus ou moins intégrée, en tenant compte du genre discursif spécifique et de ses caractéristiques propres. Ainsi, la fonction créative, qui agit comme déclencheur de l’imagination, nous semble pouvoir être intégrée avec profit aux autres fonctions.
Afin de montrer plus précisément la manière dont la BDA est didactisée respectivement dans les méthodes communicatives, puis actionnelles, nous allons maintenant reprendre cette catégorisation des fonctions de la BDA pour décrire les manuels de notre corpus. Nous rappelons que l’emploi de ce médium reste rare, parfois absent dans les niveaux destinés aux débutants. Nous relèverons, parmi ses occurrences, les propositions pédagogiques qui nous semblent justifiées par la spécificité de ce genre de discours.
Les fonctions de la BD dans les méthodes communicatives:
- - Fonction illustrative: sur un plan quantitatif, les BDA sont rarement utilisées pour illustrer ou faire comprendre des éléments de la langue, cette place étant prioritairement occupée par les BDF, très nombreuses et quasi-systématiques dans certains manuels.
- - Fonction performative à but linguistique: elle est largement mise à l’œuvre dans les rares BDA des manuels et concerne la production de tous les aspects linguistiques de la communication, mais surtout la grammaire et les actes de parole (représentatifs de l’époque). La BDA est prétexte à la production orale ou écrite, les consignes impliquent de reformuler, raconter et imiter.
- - Fonction performative à but textuel: le souci de traiter la BDA par le genre (discursif) apparait dans les années 1990 dans notre corpus, ce qui coïncide avec l’arrivée de la grammaire textuelle dans l’enseignement du FLE, sous l’influence des recherches sur l’enseignement de la langue maternelle. D’autre part, et sous l’influence également des recherches en didactique du FLM, on assiste dans les années 1970-80 à la naissance de nouveaux modèles en lecture (modèle bottom-up, lecture globale, etc.) avec notamment, en FLE, la lecture «interactive» (voir Cicurel 1991). Dans ce dernier contexte, on considère que le sens se construit dans l’interaction entre le texte et le lecteur, ce qui nous semble d’autant plus vrai pour la BD.
- - Fonction informative: la majorité des BDA rencontrées dans les manuels communicatifs est réservée aux suppléments culturels, en lien avec d’autres documents visuels authentiques.
- - Fonction créative: les BD muettes sont mises à contribution pour stimuler l’imagination et les BD «parlantes» sont souvent transformées (suppression du texte des phylactères, des récitatifs, suppression de vignettes, etc.).
On retrouve dans les BDA des manuels communicatifs les principales pistes de didactisation présentées par Runge & Sword à la même époque. Les activités recensées présentent des points communs et la BDA est non seulement exploitée dans un but linguistique et pragmatique, mais aussi, avec le développement de l’usage des documents authentiques, dans une visée socioculturelle. Il s’agit d’apporter des contenus multimodaux, de travailler sur la lecture d’images dans ses relations avec l’oral et/ou l’écrit.
Méthodes actionnelles
Malgré la profusion de documents authentiques, force est de constater que peu de manuels de FLE s’inscrivant dans le paradigme des approches actionnelles intègrent des activités autour de la BDA. La place du dessin a globalement diminué, pour laisser plus de place aux photos et aux textes, authentiques ou non, et les planches complètes sont rares. Malgré tout, il semble qu’on se dirige vers une légitimation de la BDA dans les manuels. Nous allons en montrer quelques exemples.
Tout d’abord, la BD semble à présent faire partie de la culture officielle. Dans les suppléments culturels ou les espaces «à lire et à découvrir», par exemple, les BDA sont traitées au même titre que les autres genres de documents authentiques. Il s’agit de donner «des informations qui vont vous permettre de mieux connaitre et comprendre les valeurs culturelles» (Rond Point 2, 2004: 5). La BD est ainsi explicitement revendiquée comme une valeur.
Dans le même ordre d’idées, la BD peut, de nos jours, être le sujet d’un article critique ou faire l’objet d’un débat. Dans Défi 4 (2020: 26), par exemple, l’une des deux activités recensées est une lecture présentant deux vignettes tirées d’une BDA ainsi que la photo de la couverture de l’album Mars horizon, comportant une référence bibliographique. Ces documents sont accompagnés d’un texte écrit (argumentatif), qui consiste en une critique positive de l’album en question. Deux consignes sont proposées avant de lire le texte. Elles doivent déclencher un échange sur les genres (mangas et BD d’aventures sont donnés en exemple): «Aimez-vous la bande dessinée? Si oui, quel genre de bande dessinée lisez-vous?», «Observez la couverture et la planche de bande dessinée. De quoi parle la BD?». On remarque aussi un petit encadré qui a pour effet de légitimer la BD comme valeur culturelle et fait de société: «Depuis 1974, le plus grand festival international de la bande dessinée d’Europe a lieu chaque année à Angoulême. Dans les rues, on voit des vignettes de bandes dessinées sur les murs.»
La BD peut aussi être comparée aux autres genres discursifs. Le manuel Tempo 2 (1997: 124) met côte à côte un extrait tiré d’un texte de Beaumarchais et une BD signée portant sur le même thème, la rumeur. La consigne demande à l’apprenant d’établir une comparaison entre les deux genres. Dans le texte littéraire, le cheminement de la rumeur est signifié par une succession de verbes juxtaposés («s’élance, étend son envol, tourbillonne, enveloppe, arrache», etc.), alors que dans la BD, le dessinateur J.-M. Renard représente graphiquement la rumeur dans la succession des cases par l’augmentation du volume des bulles, par la modification du lettrage, l’allongement des syllabes, etc. La consigne renvoie explicitement au médium graphique, en contraste avec le médium littéraire: «Regardez la bande dessinée et dites si elle illustre ou non le texte.» Elle induit un travail en profondeur sur les caractéristiques spécifiques du médium BD15.
Figure 9 Tempo 2 (1997: 124)
La BD peut même être intégrée à d’autres genres, ce qui constitue un signe supplémentaire de légitimation. On le voit clairement dans une activité du manuel Alter ego 4 (2007: 110), qui intègre un extrait de trois vignettes d’une planche de Bretécher, à l’intérieur d’une séquence visant la production d’une synthèse à partir de cette BD et de deux autres documents écrits. Il est intéressant de noter que dans cette activité de synthèse, le document BD semble présenter la même légitimité que les deux autres, qui sont référencés et datés de la même manière. Le support de la BD est thématisé comme tel dans un tableau à remplir, ce qui le met sur un pied d’égalité avec des articles de la presse écrite. Ainsi, même si le manuel n’exploite pas beaucoup le médium, il participe à sa légitimation progressive dans un travail d’apprentissage du FLE dit «sérieux».
Enfin, on voit apparaitre des BD fabriquées et généralement anonymes, mais qui deviennent pratiquement indifférenciables des BDA. On peut lire paradoxalement, dans l’apparition de ces BD produites à des fins d’enseignement, un signe de légitimation du médium, car les planches se réfèrent ostensiblement aux codes visuels de la BD «du commerce». On remarque d’ailleurs l’usage explicite du mot «bande dessinée» dans les consignes, comme dans le manuel Activités pour le cadre commun B1 (2006: 32): «Observez la bande dessinée. Racontez ce qui s’est passé. Imaginez ce qui a pu se passer ensuite.» Suivent des détails sur la manière de construire son récit, que nous reproduisons ici parce qu’ils sont représentatifs d’un travail sur BD souvent demandé aux apprenants: raconter une BD muette (dans sa forme originale ou bien présentée dans une version où le texte des phylactères a été masqué).
Vous pouvez:
- - situer l’évènement: quand, où, dans quelles circonstances s’est-il produit?
- - décrire le personnage principal,
- - dire comment il vous apparait: inquiet, irréfléchi, courageux …
- - décrire les différentes actions et les réactions –surprenantes, inattendues, exagérées, ou naturelles– qu’elles ont provoquées,
- - imaginer une fin … heureuse?
(Activités pour le cadre commun B1, 2006: 32)
Le but est clairement linguistique, puisqu’il s’agit, comme bien souvent, de faire produire un discours narratif au passé ou au présent. Néanmoins, le médium est maintenant reconnu comme un genre spécifique de document écrit, digne d’intérêt et d’apprentissage, bien que dans ces manuels, les activités ayant comme support des BDA non modifiées restent rares, même aux niveaux avancés. Par ailleurs, nous n’avons observé que deux activités visant à familiariser l’apprenant avec la terminologie spécifique au genre, notamment dans Défi 4 (2020: 97), avec un exercice de vocabulaire («s’approprier les mots»), où la consigne demande de légender une planche de BDF avec les étiquettes appropriées («bulle», «case», etc.). L’objectif est de fournir des outils de base pour travailler avec la BD, ce qui parait essentiel. Pourtant, cette terminologie semble aller de soi dans les autres manuels, où elle n’est jamais explicitée.
En reprenant notre proposition de typologie, voici à présent les résultats pour les méthodes actionnelles de notre corpus.
- - Fonction illustrative: cette fonction semble avoir diminué dans les manuels actionnels et ce sont davantage les photos qui remplissent le rôle d’accès au sens.
- - Fonction performative à but linguistique: cette fonction est toujours majoritaire. Comme on vient de le voir, des BDF imitant les codes des BDA sont apparues à des fins de production de discours, notamment de genre narratif. Tout dépend alors de la qualité de l’imitation: on observe ainsi parfois des activités où la médiocrité du support fait obstacle à son exploitation sur le plan graphique et visuel. Dans le manuel Version originale 3 (2011: 93). par exemple, on trouve une seule apparition explicite d’une «BD» (non signée), manifestement fabriquée pour travailler sur le discours rapporté. Ici, le support BD n’apporte rien, avec peu d’indices contextuels, très peu d’expressivité, un lettrage qui relève des normes de l’écrit imprimé, sur lequel le lecteur se focalise. Cette BD sert seulement à faire produire une narration orientée vers un but grammatical.
- - Fonction performative à but textuel: on voit rarement (moins d’une dizaine d’occurrences dans le corpus de manuels relevant de l’approche actionnelle) l’apparition d’activités prenant en compte les spécificités du langage de la BD. Le manuel Connexions 3 (2005) par exemple, offre quatre ou cinq exploitations de BDA. L’approche est intégrée: les spécificités du médium sont prises en compte (en tant qu’objet discursif, mais aussi linguistique et socioculturel), c’est le cas par exemple, dans une double page autour d’une planche de Cabu, dans la partie Arrêt sur Image (2005: 50-51). L’activité proposée consiste en une série de questions portant sur le support, et elle intègre un travail sur la lecture d’images: lien entre texte et dessins, informations apportées par le dessin, repérages lexicaux dans les bulles, introduction du lexème beauf avec recours au dictionnaire, inférences culturelles, etc. On trouve par exemple les questions suivantes: «Où se trouve le personnage dans chaque image? Quelles sont les informations qui permettent de le savoir?»; «Quelle est l’importance du texte par rapport aux images?»; «Peut-on regarder les images et comprendre l’histoire sans lire le texte? Peut-on lire et comprendre le texte sans regarder les images?»
- - Fonction informative: la BD devient un objet culturel plus légitime, mais il est encore souvent réservé aux suppléments civilisationnels des manuels. Certaines activités prennent pour thème la BD et ses différents genres, mais on se retrouve devant un paradoxe: le médium BD est maintenant reconnu comme un genre spécifique de document écrit, digne d’intérêt et d’apprentissage, mais il est peu utilisé comme outil d’enseignement. Notons que dans le manuel Alter ego 3 (2009), où l’on trouve très peu de dessins et pas de BDA, le genre n’a pas d’entrée dans «l ’abécédaire culturel» du manuel, qui traite néanmoins, à travers l’entrée «caricaturistes», du dessin de presse.
- - Fonction créative: quelques innovations pédagogiques dans les manuels actionnels nous semblent des pistes intéressantes à creuser. Ce sont généralement des activités qui combinent plusieurs des fonctions que nous avons définies dans une approche intégrée. Nous allons terminer notre réflexion sur des exemples relevant de cette optique.
Pistes pour une approche intégrée exploitant la fonction créative de la BD
Créativité lexicale
Les onomatopées peuvent servir de prétexte à l’invention de nouveaux mots, mêlant ainsi la fonction performative à but linguistique et la fonction créative de la BD, comme dans cette activité de vocabulaire du manuel À propos (2005: 79), où l’on présente des vignettes isolées (sans doute fabriquées, comportant toutes des onomatopées en gros plan) regroupées sous un thème commun: on a choisi de présenter non pas une BDA, mais un des traits caractéristiques de la BD (les onomatopées), comme déclencheur d’imagination et de créativité langagière. La consigne précise: «Choisissez une onomatopée, rajoutez un suffixe (Exemple: Tic Tac + eur = tictacteur / Tic Tac + logue = tictacologue») et ajoute: «Il ne vous reste plus qu’à définir cette nouvelle fonction!» On se sert ici d’une caractéristique importante de la BD – les onomatopées – pour inventer des mots et des définitions de ces mots; la BD combine dans ce cas toutes les fonctions, illustrative, performative, informative et créative.
Créativité narrative
Comme on l’a vu, les BDF qui imitent les codes des BDA visent des buts linguistiques et communicationnels, souvent liés à l’activité de «raconter». Dans Latitudes 3 (2010: 12-13), la seule occurrence d’une planche de BD présente une histoire fabriquée mais complète. Elle se rattache au genre de l’enquête policière, l’aspect graphique est soigné, l’ambiance imite un peu le style d’Hergé. L’aspect novateur dans cet exemple se trouve dans la tâche demandée: il s’agit de compléter le carnet du policier (le support inclut le dessin d’un carnet sur lequel on doit indiquer les détails de l’enquête) à partir de la lecture de la BD (travail de repérage et de synthèse des informations importantes pour l’enquête), puis de comparer ses notes avec un autre apprenant et de trouver qui est le voleur. On voit que la lecture d’images est surtout orientée vers la compréhension des phylactères et néglige, au moins au niveau des consignes explicites, les aspects graphiques (liens entre les images, cadrage, dessin, couleurs, etc.), mais cet exemple montre qu’il est possible d’imaginer, dans l’exploitation d’une BD en classe, des tâches interactionnelles de recherche et de partage d’informations, de comparaison et de synthèse, mettant en évidence une fonction créative que l’on peut associer à ce type de document.
Créativité graphique
La méthode actionnelle la plus récente du corpus Défi 4 (2020) présente une approche intégrée dans un dossier À découvrir sur la langue française (2020: 100). Les vignettes ont été séparées puis réalignées en surimpression, mais elles semblent figurer une séquence complète et la source est référencée. Les cases ont la particularité d’être dépourvues de décor (fond blanc) et de laisser une grande place au texte. La lecture du document «Des difficultés d’apprendre le français» est préparée par des «échanges» sur le thème, qui visent à faire émerger des idées qu’il s’agit de «retrouver» dans la BD; il s’agit d’abord de repérer des éléments de contenus. Suivent des questions de compréhension classiques sur le titre, le repérage des étapes, le lexique et son aspect culturel. Mais d’autres consignes présentent à nouveau des aspects spécifiques à la bd. La question 7, par exemple, renvoie au personnage dessiné de la dernière case avec ses spécificités graphiques: «est-ce que vous vous identifiez au personnage?».
La question suivante consiste en une tâche en binôme d’un genre nouveau: après un échange sur les difficultés de leur propre langue, les apprenants sont invités à «faire un dessin pour en illustrer une». On voit ainsi que, dans l’optique actionnelle, les tâches peuvent même aller jusqu’à adopter le code de la BD, non pas pour imiter ce dernier, mais pour exprimer une idée dans un nouveau cadre formel déjà établi. La proposition est courageuse quand on pense aux probables réticences des enseignants et des apprenants devant ce changement d’habitude. Mais n’est-ce pas là une manière d’aller jusqu’au bout de la logique praxéologique de la théorie actionnelle?
Créativité métacognitive
Pour terminer, nous souhaitons mentionner ici les manuels de Cartes sur Table qui occupent une place à part dans les méthodes de FLE. Publiés à la charnière des années 1980, ils relèvent bien de l’approche communicative et sont particulièrement centrés sur l’autonomie de l’apprenant. À plusieurs reprises, les auteurs ont fait appel à l’illustrateur Plantu, devenu célèbre en France en tant que dessinateur du journal Le Monde, où il a officié pendant 50 ans. L’objectif était de conscientiser des stratégies d’apprentissage sur la base d’une réflexion métacognitive autour des dessins.
Dans le manuel 2 pour les débutants, une première planche montre un personnage qui écoute un bulletin d’information météo à la radio sans rien comprendre; il fait des efforts, puis s’énerve, pour finalement saisir un mot-clé (pluie); tout content, il sort en prenant son parapluie. Cette activité sert aux apprenants d’un niveau encore faible à mieux comprendre comment écouter du discours, en portant l’attention sur ce qui est connu plutôt que sur ce qui est inconnu, etc. Les marques graphiques qui signalent l’affectivité sont mises en avant et l’écriture manuscrite dans les phylactères représente le discours de la radio du point de vue de l’apprenant: gribouillis, mots-clé, etc.
Figure 10: Cartes sur table 2 (1983: 36)
Le caractère authentique du document, ajouté au talent de Plantu, donne tout son intérêt à cette activité de réflexion sur les stratégies d’apprentissage, caractéristique de cette méthode plutôt avant-gardiste.
Dans le manuel niveau 2, un autre exemple nous semble encore plus significatif car il utilise aussi l’humour. La planche, qui comprend seulement deux vignettes occupant une page entière du manuel, est accompagnée de la seule consigne: «Regardez.» On peut imaginer une activité de lecture d’images mise en commun et un débat sur le texte et son statut, le changement de destinataire, la tyrannie de l’école, etc. Là encore, les qualités iconographiques du support favorisent un engagement de l’apprenant dans la tâche. Le changement de statut du texte est signifié par le changement de support (d’abord le poème rédigé sur un parchemin, ensuite il est inscrit dans une bulle) et le changement de lettrage, particulièrement expressif dans le phylactère.
Page suivante, une seconde consigne oriente la lecture sur un plan plus personnel: «Et vous? Pour apprendre le français, recherchez ensemble des genres de texte que vous pouvez utiliser "autrement" que dans l’idée de l’auteur.» Cette consigne est suivie d’un tableau à remplir en trois colonnes: «genre de texte» / «texte écrit pour…» / «texte lu pour…» avec un exemple manuscrit qui invite l’apprenant à s’engager personnellement.
Figure 11: Cartes sur table 2 (1983: 60)
L’activité prévue consiste ensuite à réfléchir sur les genres de textes, définis par leur but, mais aussi sur les stratégies d’apprentissage à adopter, à travers une mise en abyme où la situation d’apprentissage est thématisée: les textes sont instrumentalisés dans le but d’apprendre, comme la BD en classe de langue et comme celle de Plantu dans cette méthode particulière.
Avec cet exemple, on constate l’intérêt de recourir à une BD comme facteur de motivation et comme vecteur d’apprentissage langagier. Les personnages, le décor et tous les signes iconographiques contribuent à mettre en scène de manière très efficace les paramètres de la situation de production d’un discours, l’un écrit et l’autre oral, qui conditionnent sa réalisation aussi bien que sa réception.
A y regarder de plus près, on constate que les auteurs de ce manuel attachent beaucoup d’importance à l’illustration et utilisent une dizaine de dessinateurs différents (Plantu est le seul qui soit connu comme dessinateur de presse). Les BD relèvent-elles encore de la distinction entre document authentique et document fabriqué? En fait, la frontière entre BDA et BDF se neutralise. Déjà, Coste en 1970 relativisait la distinction:
«Authentique» – comme «libre» – entre dans la série de ces adjectifs valorisants, trop connotés pour être honnêtes, et parait opposer la pureté native du texte à l’obscure perversion de tout ce qui n’est pas lui. (Coste 1970: 88)
L’exemple de collaboration entre les auteurs de Cartes sur table et le dessinateur Plantu témoigne d’une réflexion approfondie sur ce qu’est l’apprentissage d’une langue dite étrangère. Pour avoir une chance d’intégrer efficacement la BD comme support d’enseignement, les collaborations de ce genre devraient être multipliées. A ce titre, le manuel Bulles de France occupe un espace à part dans notre corpus. En effet, c’est le seul ouvrage entièrement consacré à la BD, avec une orientation socioculturelle revendiquée, la méthode étant sous-titrée «Les stéréotypes et l’interculturel en BD». On y précise en quatrième de couverture que le dessinateur est l’auteur de plusieurs bandes dessinées. Les planches, rangées par thèmes, sont complètes et toutes du même format (une page), donnant lieu à des activités prévues pour les niveaux A1 à C2.
Dans l’introduction, les auteurs commencent par inventorier les différents avantages de la BD pour l’apprentissage des langues, en reprenant l’argument de la facilité de la compréhension: «Grâce à l’image, il [l’apprenant] peut construire sa compréhension par des hypothèses, en dépit des limites de son niveau linguistique.» Mais il est précisé aussi, en caractères gras, signe du débat toujours en cours, que les « planches proposées sont absolument inédites et authentiques », et qu’il «ne s’agit en aucun cas de textes et d’histoires fabriquées à des fins pédagogiques». L’insistance des auteurs à nier le caractère fabriqué des BD renvoie à la citation de Coste: le document fabriqué est utilisé comme repoussoir dans le méta-discours de promotion du manuel.
Force est de constater malgré tout que les planches manquent de variété, même s’il est vrai qu’on peut identifier un style, renvoyant à une forme d’auctorialité. Mais on s’aperçoit vite, à la lecture du manuel, que les aspects iconographiques sont assez peu mis en avant. Dans un premier temps, on demande d’observer rapidement la planche sans lire le texte, ou de lire le titre. Suivent les habituelles questions de compréhension, basées sur les parties écrites et les indices visuels. Une troisième partie «Imaginer / s’exprimer» peut porter sur le thème de l’unité, sur un point spécifique de vocabulaire ou sur la lecture d’une case particulière. Mais d’une manière générale, les consignes orientées vers les aspects iconographiques ou visuels sont minoritaires. Une partie «pour aller plus loin» apporte des informations socioculturelles (sur la société française uniquement) et un encadré lexical termine chaque unité. De fait, la lecture d’images est exploitée plus régulièrement (par exemple observer le geste d’un personnage ou son expression faciale) que dans les autres manuels du corpus. Mais dans un ouvrage dont le support est intégralement lié à la BD, peut-on se contenter de ce maigre rendement? Le manque de réflexion théorique sur la pédagogie de la BD en FLE se fait sentir dans cette tentative d’en faire un support de base de l’enseignement. Pourtant, le principe est exemplaire et mérite d’être approfondi. Des bandes dessinées des méthodes audiovisuelles aux Bulles de France, on mesure le chemin parcouru, même si beaucoup reste à faire.
Conclusion
Premier enseignement de notre recherche, à l’échelle de chacun des ouvrages que nous avons consultés, l’emploi de la BDA est rare, sinon rarissime: généralement une ou deux occurrences, jusqu’à cinq ou six dans certains manuels, sur des centaines d’activités proposées. Souvent tronquées ou modifiées, les planches présentées sont décontextualisées, les aspects graphiques sont négligés au profit d’un intérêt quasi exclusif pour le contenu des phylactères. Mais il arrive aussi que la BD soit présentée comme un objet culturel à part entière et elle est alors généralement rangée dans les suppléments culturels. On peut percevoir néanmoins des changements dans les usages pédagogiques de la BD, notamment dans les consignes et les tâches à effectuer, plusieurs innovations pédagogiques se dégageant au fil du temps et de l’évolution des méthodes. Il semble également clair que les représentations sur la légitimité culturelle de la BD, dans un contexte d’apprentissage scolaire ou universitaire, ont changé et continuent à se modifier: elle peut être non seulement un support à des activités linguistiques ou communicatives, mais elle peut aussi être étudiée (trop rarement) en tant qu’objet culturel ayant ses spécificités sémiotiques et discursives.
Dans le champ du FLE, on a assisté au cours du siècle dernier à une lente évolution qui conduit d’un usage presque exclusif de la BD fabriquée à la lente reconquête de la BD dite authentique. Autrefois utilisée pour l’accès au sens, la construction de schémas syntaxiques et la mémorisation, la BDF sert aujourd’hui surtout à illustrer les manuels. Depuis les années 1980, on utilise la BD issue de la presse satirique comme support à des fins d’apprentissage de la compétence de communication. Elle sert à faire comprendre, à faire produire ou à faire imaginer, en plus de son rôle d’apport civilisationnel. Elle progresse depuis lors avec une légitimation croissante, jusqu’à devenir le support exclusif d’un manuel complet en 2015.
Dans les vingt dernières années, on a vu apparaitre des activités prenant en compte les spécificités du genre, parallèlement au développement des recherches en linguistique textuelle et des approches didactiques par les genres. Il faudrait interroger ce phénomène en lien avec ce qui se passe en FLM dans la période récente16. Maintenant que la BD a gagné sa place dans l’enseignement de la langue / culture, des besoins énormes se font sentir en termes d’appareillage didactique pour l’exploitation en classe et en termes de formation des enseignants.
Nous avons vu que la présence de la BDA reste faible, que ce soit en ce qui concerne son importance socioculturelle dans le cadre de l’enseignement du français ou en tant qu’objet de discours spécifique. Dans le Cadre européen commun de référence (CECR), qui sert de guide à l’élaboration des manuels postérieurs à 2000, aucune mention n’est faite de la BD. Sophie Béguin (ce numéro) fait l’hypothèse que l’importance spécifique de ce médium dans la culture francophone a fait les frais de la normalisation européenne du CECR. De fait, à notre connaissance, dans les portfolios pour adultes, aucun descripteur ne renvoie au genre BD, qui n’est pas considéré comme essentiel à la compétence de communication.
Revenons-en à la sentence publiée dans le Dictionnaire de didactique des langues étrangères que nous avions évoquée dans notre introduction: l’exploitation de la BD «du commerce» serait «pratiquement impossible». Cette affirmation articulée en 1976 semble prophétiser la rareté des BD dans les manuels de FLE d’aujourd’hui. L’adverbe «pratiquement» pourrait renvoyer à deux significations: presque impossible ou concrètement (logistiquement) impossible. Il est vrai que des difficultés concrètes existent et s’avèrent fondamentales pour exploiter la BD en classe de langue. Il faut trouver des documents qui soient adaptés à l’objectif de la leçon et au niveau de langue des apprenants, accessibles à la compréhension et ne présentant pas trop d’implicites culturels. Il convient aussi de dénicher des planches courtes publiables dans un espace restreint. Il est enfin nécessaire de régler la question des droits d’auteur, de négocier des autorisations, ce point étant particulièrement épineux pour un médium relativement récent, dont les œuvres ne sont donc pas tombées dans le domaine public, et qui ne connaît pas le droit automatique de citation17. Par ailleurs, on se rend compte que beaucoup de supports tirés de BDA doivent être écartés car ils ne présentent pas le fameux aspect facilitateur ou motivationnel véhiculé par les représentations communes sur la BD.
Tous ces éléments peuvent expliquer la faible présence de la BDA dans les manuels. Et même lorsque ce médium se trouve au fondement de l’enseignement, comme dans Bulles de France, il lui manque souvent un arrière-plan didactique solide qui pourrait permettre de voir émerger des manières de travailler innovantes, relevant d’une pédagogie spécifique au genre. De ce point de vue, la didactique du FLE aurait tout à gagner à collaborer avec les chercheurs en FLM, à intégrer les avancées en didactique de la lecture et en didactique de la bande dessinée, avec une réflexion théorique approfondie sur le genre BD et son fonctionnement.
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Corpus (ordre chronologique)
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- Cours d’allemand. Grands commençants (1923): Meneau, F. & Chabas, P., Paris, Didier.
- Cours de langue et de civilisation françaises I (1953, 1967): Mauger, G., Paris, Hachette.
- La France en direct (1971): Capelle, J. & G., Paris, Hachette.
- Le français et la vie (1971): Mauger, G. & Bruézière, M., Paris, Hachette.
- Le français par objectifs 7-9 (1980): Renié J.-C., Genève, CEEL.
- Archipel 1 (1982): Courtillon, J. & Raillard, S., Paris, Didier.
- Archipel 2 (1983): Courtillon, J. & Raillard, S., Paris, Didier.
- Cartes sur table 1 (1981): Richterich, R. & Suter, B., Paris, Hachette.
- Cartes sur table 2 (1983): Richterich, R. & Suter, B., Paris, Hachette.
- L’Exercisier (1993): Descotes-Genon, C., Morsel, M.-H. & Richou, C., Presses universitaires de Grenoble.
- Tempo 2 (1997): Bérard, E., Canier, Y. & Lavenne, C., Paris, Didier.
- Café-crème 1 (1997): Kaneman-Pougatch, M., Trevisi. S., Beacco di Giora, M. & Jennepin, D., Paris, Hachette Français langue étrangère.
- Rond-Point 1 (2004): Labascoule, J. , Lause, C. & Royer, C., Barcelone, Difusion Français langue étrangère.
- Rond-Point 2 (2004): Flumian, C., Labascoule, J. & Royer, C., Barcelone, Difusion Français langue étrangère.
- Studio + (2004):Bérard, É., Breton, G., Canier, Y & Tagliante, C., Paris, Didier.
- Connexions 1 (2004): Mérieux, R. & Loiseau, Y., Paris. Didier.
- Connexions 3 (2005): Mérieux, J., Loiseau, Y. & Bouvier, B., Paris, Didier.
- Compréhension orale 2 (2005): Barféty, M. & Beaujouin, P., Paris, CLE International.
- À propos B1-B2 (2005): Andant, C. & Chalaron, M.-L., Presses universitaires de Grenoble.
- Alter ego 3 (2006): Dollez, C. & Pons, S., Paris, Hachette.
- Activités pour le cadre européen commun de référence B1 (2006): Parizet, M.-L., Grandet, É. & Corsain, M., Paris, CLE International.
- Alter ego 4 (2007): Dollez, C. & Pons, S., Paris, Hachette.
- Latitudes 3 (2010): Loiseau, Y., Cocton, M.-N., Landier, M. & Dinthilac, A., Paris, Didier.
- Écho B1 (vol.1) (2010): Girardet, J. & Pêcheur, J., Paris, CLE International.
- Écho B1 (vol.2) (2010): Girardet, J. & Pêcheur, J., Paris, CLE International.
- Version originale 3 (2011): Denyer, M., Ollivier, C. & Perrichon, É., Paris, Éditions Maison des langues.
- Alter Ego+ B1 (2013): Dollez, C. & Pons, S., Paris, Hachette Français langue étrangère.
- Zénith 3 (2013): Barthélémy, F., Sousa, S. & Spreriando, C., Paris, CLE international.
- La grammaire des premiers temps (2014): Abry, D. & Chalaron, M.-L., Presses universitaires de Grenoble.
- Bulles de France (2015): Jeffroy, G. & Unter, Grenoble, Presses universitaires de Grenoble.
- Défi 3 (2019): Biras, P., Chevrier, A. & Witta, S., Éditions Maison des langues.
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Pour citer l'article
Anick Giroud, "La bande dessinée dans les manuels de FLE (1919-2020)", Transpositio, n°4 Enseigner la bande dessinée comme (de la) littérature, 2021https://www.transpositio.org/articles/view/la-bande-dessinee-dans-les-manuels-de-fle-1919-2020
Voir également :
La bande dessinée dans les classes de littérature: entre prescription et pratique
Si les vertus pédagogiques de la bande dessinée sont depuis longtemps reconnues par les milieux de l’éducation, les rapports entre le neuvième art et l’institution scolaire demeurent à ce jour problématiques. À l’intersection de différentes disciplines, dépourvue d’un corpus canonique consensuel et sous-représentée dans la formation des enseignants, la bande dessinée reste «le parent pauvre» (Rouvière 2012: 10) des programmes scolaires, alors même que son utilisation est attestée dans la pratique. Cet article propose de dresser l’historique de la place que le média occupe dans les prescriptions de l’Éducation nationale française depuis les années 1950, en particulier dans le lien qu’il entretient avec l’enseignement littéraire, afin d’éclairer les raisons de l’écart qui subsiste entre sa reconnaissance institutionnelle et sa présence effective dans les classes de littérature.
La bande dessinée dans les classes de littérature: entre prescription et pratique
1. Introduction
Lorsqu’il publie ses premières histoires en estampes et qu’il en théorise les principes dans son Essai de Physiognomonie (1845), Rodolphe Töpffer semble considérer la dimension pédagogique de cette littérature dessinée comme une évidence. Parce «qu’il y a bien plus de gens qui regardent que de gens qui lisent», ce que nous appelons aujourd’hui la bande dessinée permettrait, selon le Genevois, d’infléchir positivement le comportement des enfants et du peuple en fournissant une littérature morale accessible à tous par l’intermédiaire du rapport texte-image (Töpffer 1845: 1). Sept générations plus tard, les rapports entre bande dessinée et éducation demeurent pourtant ambigus et soulèvent encore de nombreuses interrogations. Faut-il enseigner la bande dessinée à l’École? À quelle(s) fin(s) et dans quel cadre? Doit-on l’envisager sous l’angle de la littérature ou de l’histoire de l’art? Quel corpus faut-il choisir? De quelle façon doit-on l’appréhender? Si ces questions se posent, c’est aussi parce que la bande dessinée dispose aujourd’hui d’une légitimité croissante dans les autres domaines culturels, économiques et politiques: elle est une pratique de lecture reconnue, elle a des musées qui lui sont consacrés, de multiples festivals; en 2018, elle représentait à elle seule 12% du chiffre d’affaire des librairies françaises et constituait la plus forte progression du secteur1; on lui consacre des colloques, des ouvrages, des anthologies et de nombreux travaux de recherche académiques. 2020 a même été décrétée Année de la bande dessinée par le gouvernement Macron, une décision politique pour mettre en lumière, entre autres, les richesses mais aussi les difficultés du secteur2. Pourtant, la place de la bande dessinée à l’École reste précaire. Quand on l’étudie, c’est le plus souvent sur la base d’une initiative personnelle de l’enseignant et cela peut même susciter la méfiance de ses collègues. Sans la qualifier de totalement inexistante, la présence de la bande dessinée en classe de littérature ne va de loin pas encore de soi et l’institution scolaire apparaît comme le dernier critère de reconnaissance auquel le «neuvième art» aurait le droit de prétendre.
L’histoire de la bande dessinée explique en partie cette situation: le XXe siècle a été pour la bande dessinée une longue route vers la recherche de légitimation. Après la loi de censure de juillet 1949, la BD a dû progressivement regagner ses lettres de noblesse et s’affranchir des clichés qui lui collaient à la peau. Jugée amorale, abrutissante, indigne et simpliste, elle était également considérée comme un pur produit de consommation, dépourvue du capital symbolique qu’on conférait alors à la littérature. Or, cette dernière aussi a eu son lot de crises dans le contexte sociétal mouvementé du siècle dernier: le canon littéraire a été remis en question et a perdu sa prépondérance face à l’émergence des pratiques culturelles de masse comme le cinéma et la télévision. Dans cette dynamique, le neuvième art s’est également émancipé; quant à l’institution scolaire, les changements culturels et démographiques l’ont obligée à se transformer. Tout ceci aurait pu modifier en profondeur les pratiques d’enseignement et favoriser l'émergence de pratiques intermédiales, davantage en phase avec la culture de l'image dans laquelle nous baignons aujourd'hui. Pourtant, la place de la bande dessinée au sein des classes continue d’être questionnée et le présent travail cherche, entre autres, à expliquer pourquoi il en est ainsi. Car il serait réducteur de penser que, d’un point de vue historique, la bande dessinée aurait été simplement victime d’une rivalité avec une littérature «classique» tentant de conserver son hégémonie dans les programmes scolaires. Notre parcours chronologique montrera en effet que la responsabilité est partagée: les transformations de l’institution scolaire ont ouvert par instant des brèches dans lesquelles les acteurs du champ de la bande dessinée n’ont pas forcément voulu s’engouffrer. Quant à l’École, si elle a tenté de ménager durant un temps une place à des objets culturels alternatifs, leur enseignement a été entravé parce que les outils nécessaires à leur transposition didactique faisaient souvent défaut.
Dans cet article, nous proposons donc de dresser un parcours historique de l’enseignement littéraire en France et de la place occupée par la bande dessinée dans ces pratiques. Depuis la loi de censure de 1949 jusqu’à nos jours, nous montrerons que la nature hybride de la bande dessinée rend complexe son rattachement à une branche scolaire particulière et explique en partie sa difficile intégration dans les corpus. Nous verrons en outre qu’il existe un écart entre ce que les textes officiels préconisent et la réalité du terrain: entre manque de moyens budgétaires et lacunes dans les formations initiales du corps enseignant, la bande dessinée reste, à ce jour, encore peu présente dans l’enseignement, alors même qu’elle figure dans les textes officiels (programmes scolaires, décrets, arrêtés ministériels) et que ses vertus pédagogiques sont souvent reconnues. Nous verrons enfin que la scolarisation de la bande dessinée suscite parfois la méfiance de ce milieu culturel, qui y voit un risque de formatage des formes et des contenus. Aussi nous semble-t-il nécessaire d’ouvrir une réflexion sur la bande dessinée comme objet didactique, non seulement pour envisager comment tirer le meilleur profit de son enseignement pour les apprenants et comment en répandre l’usage, mais aussi pour évaluer comme cette transposition peut se faire au profit symbolique du média et non à son détriment.
2. L’enseignement littéraire: un pivot institutionnel
Si la question de la formation littéraire est un enjeu majeur en France depuis la démocratisation de l’École décrétée par les lois Ferry de la fin du XIXe, la massification générale de l’enseignement dès les années 1960 entraine une forte remise en question de la structure, du contenu et des objectifs de la transmission de la littérature, dont l’écho se fait encore entendre aujourd’hui. Des revendications sociétales de Mai 68 à la crise de la littérature, en passant par le développement des théories de la réception, l’objet littéraire occupe une place de choix dans les nouveaux rapports de force qui s’instaurent entre les différents champs de la société française alors en pleine mutation. Facteur de cohésion et d’identification nationales, marqueur de classes et de positions sociales dans les champs de pouvoir, canal de diffusion de valeurs parfois contradictoires, le littéraire polarise constamment les éléments de sa propre définition, nécessitant la remise en question quasi perpétuelle de ses modes d’enseignement. Au cœur de la crise, les travaux de Jacques Dubois (1978) ont permis de reconnaître le caractère fortement institutionnalisé de la littérature et l’importance des rapports entre les deux pôles de la production littéraire: d’un côté la sphère restreinte et dominante, qui acquiert un certain prestige esthétique lié à l’autonomie qu’elle revendique, laquelle corroborée par un discours d’escorte institutionnalisé; de l’autre côté, la sphère élargie, qui s’inscrit dans une logique économique et prône des pratiques moins élitistes (Bourdieu 1971). Longtemps considérés séparément, les deux pôles sont mis en dialogue par l’analyse institutionnelle de Dubois. Il n’est ainsi plus question d’envisager uniquement un corpus canonique considéré comme prestigieux, établi par une institution toute-puissante et réservé uniquement à une élite. Au contraire, il s’agit de prendre acte de la mouvance et de la variété des corpus, en envisageant leurs rapports à des institutions tout aussi variées, et de révéler des processus de reconnaissance des œuvres, devenues perméables aux changements de statut à l’intérieur du champ. Il s’agit ainsi d’établir de fait la relativité de l’objet littéraire, son inscription nécessaire dans une historicité et une forme de saine désacralisation.
Dans cette perspective, par sa position centrale entre sphère restreinte et sphère élargie, l’École apparaît comme un pivot de l’appareil institutionnel: à la fois porte d’entrée et de sortie, l’institution scolaire est autant subordonnée à certaines formes de pouvoir (politique, symbolique, etc.) qu’elle infléchit le comportement des futurs acteurs de ces mêmes pouvoirs, par la diffusion de valeurs qu’elle aura conservées, modélisées et entérinées. Bien entendu, il ne s’agit pas de considérer l’École comme le seul facteur de détermination sociale, ni d’ailleurs de s’attarder trop longuement sur un sujet qui dépasse notre propos. Mais la question du statut de l’objet qui nous occupe, par sa situation particulière vis-à-vis du champ littéraire, semble bien être profondément déterminée par l’institution scolaire. Roland Barthes l’affirme de manière radicale lorsqu’il définit la littérature comme «ce qui s’enseigne, un point c’est tout» (1971: 945). Sur la base de l’inventaire de ses souvenirs scolaires, Barthes énumère toutes les définitions du littéraire que l’École lui a inculquées par le biais matérialiste du manuel. Or, selon lui, ces définitions sont trop éloignées de la pratique réelle de la lecture et mériteraient d’être déconstruites et réenvisagées dans une perspective de démocratisation du savoir. In extremis, il est cependant intéressant que Barthes recentre sa critique sur l’enseignement de la littérature en tant que code et non comme pratique réelle des enseignants3, lesquels demeurent, in fine, les acteurs, plus ou moins conscients, d’un processus institutionnel. La formation, mais également le milieu social ainsi que la pratique et les passions personnelles d’un enseignant sont déterminants dans l’approche et le contenu de sa transmission, en dépit des cadres officiels posés par les directives politiques. Ainsi, une tension à la fois idéologique et temporelle peut s’instaurer entre ce qui se passe réellement dans les classes de littérature et ce que dicte la doxa, ce qui ne fait que confirmer le poids de l’École dans la définition de ce qu’est la littérature et le conservatisme dont elle peine à se défaire.
3. Prescriptions officielles et pratiques d’enseignement: des classiques à la bande dessinée
Les tensions qui peuvent régner entre la pratique enseignante et les prescriptions officielles sont particulièrement visibles lorsque l’on s’intéresse à la question des classiques. Si la définition de la littérature ne peut se réduire à celle du classique, il n’en demeure pas moins que les valeurs véhiculées par le corpus canonique, la façon dont il se constitue et se transmet, les œuvres qui s’y rattachent et celles qui en sont exclues, permettent d’évaluer l’écart qui peut exister entre différentes sphères culturelles. Comprendre le processus de «classicisation4», c’est comprendre l’importance de l’École dans la reconnaissance de certains genres littéraires, tout en prenant conscience du caractère relatif du processus. En 1850 déjà, Sainte-Beuve affirmait que les classiques étaient «ce fonds solide et imposant de richesse littéraire […] qui a suite et consistance, qui fait ensemble et tradition, qui se compose, se transmet et qui dure.» (Sainte-Beuve 1850: 35) Sans évoquer explicitement le rôle de l’institution scolaire et les conditions qui conduisent à sa pérennisation, le critique définit le corpus canonique comme un ensemble dont l’objectif est d’être transmissible.
Près d’un siècle et demi plus tard, Alain Viala (1992-1993) a précisé le rôle de l’enseignement dans la définition des classiques, leur caractère contingent et la nature du processus qui conduit à leur rattachement au canon. Alors que Sainte-Beuve insistait sur certaines qualités inhérentes aux classiques («une forme […] saine et belle en soi») pour expliquer en partie leur étonnante solidité, Viala pose d’emblée que le terme classique est polysémique et que «le noyau sémantique commun à tous les emplois du terme est l’idée qu’il s’agit de données reconnues, instituées en valeurs» (1992: 8). Pour lui, la perpétuation des classiques répond à un besoin (il parle même d’un «désir universel») et doit donc être envisagé sous l’angle de la réception des œuvres; une réception devant elle-même être abordée en tenant compte des institutions porteuses de valeurs, il s’agit ainsi de montrer comment se construisent «méthodiquement les objets à étudier» (1992: 8) ce qui exclut, au fond, tout critère littéraire ou esthétique intrinsèque. Dans ce processus, le rôle de l’institution scolaire se démarque rapidement: si une première légitimation passe par le cadre institutionnel littéraire (académies, prix, éditions, etc.), «avec l’entrée dans la doxa scolaire, on quitte l’espace propre du champ littéraire pour passer à une institution supra-littéraire, l’École, qui apporte la pérennisation par la divulgation» (1992: 10). À l’intersection de différents pouvoirs institutionnels, l’École est une fabrique à consensus dont «la puissance […] est restée un trait dominant de la structure du marché culturel en France» (1992: 10). Autrement dit, en dépit de sa subordination aux autres sphères du pouvoir public, l’institution scolaire sélectionne les textes et les auteurs qu’elle constitue en un corpus consensuel et transmissible, assurant ainsi sa circulation au-delà du champ strictement littéraire. À ce titre, elle joue un rôle essentiel dans la reconnaissance des œuvres et des genres, dont elle influence la réception dans les autres sphères privées et publiques.
Les travaux de Viala montrent que le terrain de l’enseignement entérine une certaine vision du classicisme, marquée par «le repli sur un petit lot de valeurs communes bien établies» (1992: 9). La constitution des corpus serait alors le résultat d’un consensus inconscient entre prescripteurs, enseignants et élèves, visant à maintenir un ordre admis et à assurer une pratique basée sur un répertoire stabilisé, dont la reconnaissance hors du champ est garantie le plus largement possible. Puiser dans un répertoire canonique, c’est l’assurance de choisir une œuvre étudiée par l’enseignant durant sa propre formation, préconisée par les listes étatiques de référence et reconnue par l’élève et son entourage comme élément d’un bagage culturel valorisé et valorisant sur le plan symbolique que l’École se doit de transmettre. Le caractère consensuel de l’enseignement littéraire ainsi défini ne tient que si les différentes parties conservent leur position. Or, la place centrale de l’École dans l’appareil institutionnel la rend tributaire de l’évolution des autres champs. Ainsi, qu’il s’agisse de changements dans les politiques d’éducation, de l’émergence de nouvelles pratiques culturelles ou de l’évolution démographique, elle doit s’adapter et tenter de rétablir l’ordre dont elle est la garante. L’histoire des programmes d’études du français de la deuxième moitié du XXe siècle met en évidence ces ajustements.
Si le parcours historique que nous proposons révélera l’étendue des tensions régnant entre théorie et pratique, entre programmes prescrits et réalités de l’enseignement, il permettra aussi d’évaluer la place octroyée aux nouvelles pratiques de lecture, dont celle de l’objet qui nous intéresse: la bande dessinée. La constitution du champ de la bande dessinée intervient à une période durant laquelle on assiste à une remise en question profonde des institutions littéraires et scolaires, aussi, la question de son entrée à l’école s’est naturellement posée. Puisqu’elle se voit reconnaître, à partir de la fin des années 1960, des qualités littéraires et qu’elle gagne ainsi en valeur symbolique, l’intégration de la bande dessinée dans les programmes devenait presque inévitable dans une logique institutionnelle, mais ce rapprochement n’était pas dénué de dangers. On verra que si cet objet gagne en légitimité, c’est en partie en s’affranchissant de sa comparaison systématique avec la littérature. Par ailleurs, entrer dans la doxa scolaire suppose de subir une sélection, d’être restreinte à quelques auteurs et intégrée dans un corpus consensuel, sans pour autant garantir à ce corpus d’être étudié dans ses spécificités propres. Le risque est d’autant plus grand dans le cas des adaptations, qui sont réduites au rôle de marchepied pour faciliter l’accès au contenu narratif d’une œuvre jugée supérieure.
En outre, l’introduction d’un nouveau médium (et d’un corpus qui lui serait rattaché) implique une formation adéquate des enseignants qui, aujourd’hui encore, laisse à désirer. En dépit de l’existence de quelques ouvrages pionniers et la multiplication d’initiatives ponctuelles, le constat régulièrement brandit par les milieux académiques, pédagogiques mais aussi éditoriaux, reste le manque de recherches et de moyens en didactique de la bande dessinée, rendant compliquée son utilisation en classe:
En marge de […] projets médiatiques localisés dans un nombre restreint d’académies dynamiques, les enseignants osent peu aborder la bande dessinée faute de formation et d’accompagnement. Ils évoquent un réel manque de budget pour acquérir des livres, ainsi que l’absence de la BD dans les formations initiales, de plus en plus courtes. […] [L]es conseillers pédagogiques déplorent le manque d’outils à la disposition des professeurs qui souhaitent analyser des BD, alors que celles-ci sont présentes dans les recommandations des programmes. (Depaire 2019: 4-5)
Cette situation rend ainsi difficile l’enseignement de la bande dessinée dans ses spécificités formelles et historiques, cette dernière étant plutôt intégrée comme une médiation dans des pratiques interdisciplinaires qui négligent sa dimension à la fois graphique et narrative. Le parcours historique de la place de ce médium dans les programmes scolaires nous mènera ainsi du constat de son exclusion radicale à une multiplication de ses usages possibles qui caractérise le contexte actuel, sans que cela n’aboutisse à lever complètement les obstacles qui se dressent devant la reconnaissance institutionnelle qu’elle pourrait revendiquer dans le paysage culturel contemporain.
4. Histoire de l’intégration de la bande dessinée dans les programmes scolaires français
4.1. Sources et circonscription des objets
Afin de retracer l’évolution de la place de la bande dessinée au sein de l’institution scolaire française, nous avons procédé par recoupement de différentes informations. Pour chacune des phases décrites, nous n’avons pas toujours pu trouver à la fois les documents officiels de l’Éducation nationale et des études sur les pratiques réelles des enseignants, en particulier dans les périodes les plus éloignées chronologiquement. Pour ces dernières, nous nous sommes appuyés sur différents articles et ouvrages de didactisation. Deux enquêtes sur les pratiques d’enseignement, l’une menée au début des années 1990 et consacrée à la littérature au collège, l’autre parue en 2019 et dédiée à la place de la bande dessinée, nous ont permis de tisser des liens entre les périodes et de jalonner notre étude d’éléments permettant de saisir la mise en œuvre concrète des prescriptions officielles. Bien que forcément réduites à un échantillon d’enseignants, ces enquêtes précieuses révèlent les nombreux paradoxes et écarts qui subsistent entre les discours institutionnels et la réalité du terrain.
Le choix du découpage chronologique repose quant à lui sur des critères discutables mais nécessaires à la délimitation de notre recherche. D’abord, il ne s’agit pas, dans cette étude, de faire l’histoire des corpus scolaires depuis l’introduction de l’école publique, mais bien de mettre en parallèle l’évolution de ces corpus avec les prescriptions officielles portant sur l’introduction de la bande dessinée dans les classes. À ce titre, il nous paraît pertinent de démarrer notre observation en partant des bouleversements qui secouent conjointement le domaine de l’enseignement littéraire et celui de la bande dessinée à partir du milieu des années 1960. L’ouvrage de Dufays et al. (2005) consacre sa première partie à historiciser les discours sur la lecture littéraire et nous rappelle que de 1965 à 1980, l’enseignement de la littérature vit une crise profonde. Entre massification du public scolaire, augmentation de l’attrait pour les sciences dites dures et développement de la sphère privée et du culte du loisir, la période est en effet marquée par l’élargissement du corpus enseigné, mais dans une dynamique plus chaotique que systématique. Cette phase sera abordée dans la mesure où elle permet d’éclairer les suivantes.
De la même façon, si l’on ne peut pas parler de crise pour la bande dessinée, ces mêmes années correspondent en revanche à la constitution progressive de son champ, qui gagne en autonomie en s’émancipant progressivement de son image de produit commercial de la culture de masse. Des étapes telles que l’organisation des premiers congrès dédiés au médium, l’apparition de l’appellation de «neuvième art5» ou encore la création du festival d’Angoulême en 1974, traduisent l’émergence d’un nouveau statut pour la bande dessinée. Il s’agit aussi d’une phase durant laquelle apparaissent de nouvelles formes d’expression pour les auteurs, désormais dotés de «propriétés qui définissent la condition d’"artiste"» et d’un nouveau lectorat «plus âgé et plus scolarisé» (Boltansky 1975: 40). Par ailleurs, notre tentative de périodisation tient aussi compte des grandes refontes du système éducatif français de 2006 et 2015, qui coïncident avec l’augmentation progressive d’adaptations en bande dessinée d’œuvres classiques, notamment déclinées en collections spécifiques6. Cette synchronisation n’est certainement pas le fruit du hasard et il est aisé d’imaginer une corrélation entre le changement des prescriptions et l’émergence de nouvelles pratiques éditoriales. C’est sur cette période plus récente que nous nous attarderons en particulier, mais pour en saisir les enjeux, il faudra la situer par rapport au processus qui a conduit jusqu’à ce stade. Comme en témoigne le parcours historique que nous allons retracer, la place de la bande dessinée dans l’enseignement français ne s’est pas faite sans résistance. Sa présence actuelle, bien que fragile, lie néanmoins officiellement son destin à l’enseignement de l’histoire de l’art et du français dans le cadre de l’acquisition d’une culture littéraire et artistique.
4.2. Avant les années 1960: entre canon et répression
Jusque dans les années 1960, le rôle de la littérature en classe est essentiellement utilitaire. Sans refaire l’histoire de l’enseignement littéraire, nous pouvons rappeler que celui-ci est principalement orienté vers le développement de compétences rhétoriques, argumentatives ou historiques. Les exercices qui lui sont rattachés relèvent essentiellement de la technique de la langue et le canon est constitué de façon à servir les intentions pédagogiques. Il n’est d’ailleurs nul besoin de remettre en question ce corpus institué à partir du moment où ses qualités esthétiques, comme son actualité pour le lecteur, sont sans rapports directs avec les objectifs de formation. L’apprentissage de la lecture intéresse pourtant les milieux pédagogiques, eu égard notamment à la diversification progressive du public scolaire, mais elle reste une pratique guidée et orientée par l’idée que l’enseignant doit faire découvrir le sens du texte qui préexiste à l’interprétation.
Du côté de la bande dessinée, sa présence au sein de l’institution scolaire ne se discute alors même pas. Il faut dire que depuis la loi de 1949, le secteur a d’autres défis à relever. Dans le contexte de l’après-guerre et face à la montée d’un anti-américanisme fondé sur la recherche d’une cohésion nationale à la fois fragile et vitale, la loi du 16 juillet 1949 sur les publications destinées à la jeunesse est le résultat des pressions exercées par les garants de l’ordre moral de tout bord. Jugée responsable de la délinquance et de l’appauvrissement intellectuel des jeunes, la presse illustrée enfantine, principal support d’une bande dessinée souvent importée des États-Unis, est dès lors soumise à un contrôle étroit et régulier. La commission alors en place développe une stratégie d’intimidation et soumet les éditeurs à une telle pression que certains s’autocensurent d’office afin d’éviter le tracas des sanctions (Crépin 2003; Méon 2009). Les différents rapports élaborés par la commission posent d’ailleurs des recommandations en termes de représentation visuelle, de thématiques abordées et même de proportion entre textes et images, modelant de fait les productions des années à venir. Ainsi, en dépit de la résistance de quelques productions destinées aux adultes, la bande dessinée se cantonne globalement, jusque dans les années 1960, à cette dimension enfantine et à cette mission d’éducation morale, alors que continue de se développer un discours critique à son encontre. Entre le manque de reconnaissance culturelle et le cadre réducteur dans lequel la BD est alors produite, sa présence au sein de l’enseignement ne paraît simplement pas envisageable.
4.3. De 1960 à 1980: crise de la littérature et constitution du champ de la BD
Les années 1960 sont marquées par une «crise du français» (Viala 2005: 72) et par de profonds changements dans les structures scolaires. Les facteurs et l’historique de cette crise sont multiples et ne constituent pas ici le cœur de notre propos. Aussi, nous nous bornerons à en résumer les éléments les plus significatifs pour notre objet. Le premier élément important et quantifiable est la massification du public scolaire (Aron & Viala 2005). Le contexte d’expansion économique de l’après-guerre et l’augmentation, dès 1959, de la durée de la scolarité obligatoire, dont le terme passe de 14 à 16 ans, ont entraîné une forte augmentation du nombre d’élèves et le rallongement des études. La loi Haby de 1975 instaurant le collège unique7 achève le processus de démocratisation de l’institution scolaire. La croissance qui en découle s’accompagne alors d’une hétérogénéisation sociale et culturelle du groupe-classe, obligeant les enseignants à s’adapter, tant sur le plan quantitatif que qualitatif. Dans la pratique, on se concentre sur l’essentiel, sur l’utile, et, dans un premier temps, le corpus se replie sur ce qui constitue des valeurs sûres et traditionnelles.
Deuxième conséquence de la démocratisation du système scolaire, la «connivence culturelle» (Dufays 2005: 27) sur laquelle reposait l’enseignement de la littérature est mise à mal. On assiste alors à une montée des valeurs scientifiques et à un attrait de plus en plus marqué pour les filières ad hoc, moins dépendantes d’un partage culturel. La filière des Lettres est donc en perte de vitesse, alors que les tensions entre les tenants de la tradition et les adeptes de nouvelles approches finissent par provoquer ce que Viala nomme «l’éclatement de la discipline» (Viala 2005: 74). Or, c’est précisément à la faveur de cette période troublée que de nouveaux supports d’enseignement vont progressivement faire leur entrée en classe, l’éclatement de la discipline correspondant à l’éclatement des corpus et à l’élargissement de la notion de texte:
Dans les années 1970, tant en France qu’en Belgique, la situation de l’enseignement de la lecture semble donc caractérisée par l’éclatement du corpus, la diversité des théories de référence (sémiotiques, linguistiques, sociologiques, historiques, psychanalytiques, etc.) qui étudient le texte littéraire et mettent en évidence la pluralité des lectures possibles. Les programmes manifestent la prise de conscience de l’hétérogénéité sociale et culturelle des élèves mais ne s’interrogent pas sur les raisons qui poussent à lire ni sur les mécanismes de la compréhension des textes. (Dufays & al. 2005: 29)
Dans ce contexte, les paralittératures sont officiellement valorisées et les approches se diversifient dans un souci d’inscrire la discipline au plus près de la vie quotidienne des élèves et de la rendre utile. Le canon, quant à lui, se retrouve d’autant plus remis en question qu’il perd de sa pertinence, tant dans sa constitution que dans l’approche qui en est faite: les valeurs rhétoriques, nationalistes et esthétiques sous-jacentes à sa légitimité paraissent moins admissibles dans une société qui se modernise, s’ouvre au monde et se diversifie. D’ailleurs, l’utilisation même du terme œuvre canonique devient problématique dans les textes officiels, et le restera jusque dans les années 2000, remplacé par des qualificatifs moins connotés – mais aussi plus vagues, tels que: œuvre significative ou de référence.
L’enseignement traditionnel de la lecture littéraire n’est donc plus une évidence et l’élargissement du corpus qui en découle peut être perçu comme une tentative désespérée de lui redonner la place centrale qu’il occupait jusqu’alors. Parallèlement, le développement des théories de la réception déplace le curseur du texte vers le lecteur. Le sens de l’œuvre est décloisonné au profit de la variété des lectures et des interprétations possibles et la définition du récit, désormais liée aux intérêts des publics, s’en retrouve également enrichie, permettant l’introduction progressive de médias tels que le cinéma, la chanson, la publicité et, bien entendu, la bande dessinée. Pourtant, si les pratiques évoluent au gré des affinités et des compétences des enseignants, l’enseignement littéraire reste déchiré entre tradition et modernité. Or, en tant qu’institution, l’École, se doit précisément d’institutionnaliser ces changements de paradigme.
Du côté de la bande dessinée, la commission de contrôle chargée de faire respecter la loi de 1949 tend à perdre progressivement son pouvoir et est contrainte de s’adapter face aux évolutions sociales et politiques qui marquent cette période. Ainsi, toujours en vigueur de nos jours, la loi sur les publications à destination de la jeunesse s’est depuis pliée à une jurisprudence qui laisse une place beaucoup plus large à la liberté d’expression. Dès les années 1960, l’émergence d’un discours intellectuel et esthétique fondant les bases d’un processus de consécration de la bande dessinée achève de déplacer le courroux des critiques, qui se concentre désormais sur le nouvel ennemi de l’éducation: la télévision (Méon 2009: 48). Face au développement rapide d’une culture du loisir dont le petit écran incarne la dimension industrielle et abrutissante, la bande dessinée – comme d’autres littératures dévaluées jusqu’alors – retrouve du crédit auprès des milieux pédagogiques, qui y voient un moindre mal. Il faut ajouter que cette période est marquée par la démocratisation du format de l’album, qui éloigne la bande dessinée de la presse pour lier son destin au monde du livre, ce qui renforce sa légitimité culturelle (Lesage 2019). Sa reconnaissance progressive dans les milieux intellectuels et universitaires, mais également au sein de la famille, avec le développement d’une bande dessinée plus littéraire et plus adulte, ouvre ainsi la voie à son utilisation potentielle dans les classes de littérature.
La constitution du champ de la bande dessinée durant cette période repose sur des facteurs multiples, internes et externes au champ. Nous avons déjà mentionné la création du festival d’Angoulême et d’autres événements ou espaces consacrés au neuvième art comme des moments-clés de cette évolution. Dans les années 1970, la création ou la réorientation de revues élargissant leur public vers les adolescents et les adultes, comme Pilote, L’Écho des Savanes, Fluide Glacial, Métal Hurlant ou encore (À Suivre) fait émerger «une nouvelle génération de dessinateurs et de scénaristes» (Boltansky 1975: 39) qui, par leur orientation sociale et culturelle, contribuent à modifier en profondeur une production jusqu’ici bridée par la loi de 1949. Le champ se constitue alors progressivement, soutenu par un faisceau de forces productives, réceptives et réflexives. Parmi ces dernières, on voit apparaître les premières tentatives de didactisation de la bande dessinée, orientées par la nécessité de légitimer son utilisation en classe, de la sortir d’un carcan moralisateur et d’offrir les bases pédagogiques qui manquaient jusqu’ici aux enseignants audacieux prêts à introduire ce média dans leurs classes.
L’ouvrage fondateur d’Antoine Roux (1970) ouvre une brèche importante pour la reconnaissance des vertus éducatives de la bande dessinée. Construit en trois parties, il commence par un premier chapitre consistant essentiellement à dénoncer les préjugés que nourrissent les milieux pédagogiques à l’encontre de la BD. S’appuyant sur des études sociologiques, l’auteur prône la nécessité de reconnaître l’attirance des enfants pour la bande dessinée et insinue qu’elle pourrait être «l’un de ces ponts que l’on pourrait jeter entre deux mondes qui ont de plus en plus tendance à dériver l’un par rapport à l’autre, le monde de l’adulte et celui de l’enfant.» (Roux 1970: 6) Il affirme entre autres que les jeunes lecteurs d’aujourd’hui sont les lecteurs adultes de demain, et par conséquent, qu’il convient de former correctement leur goût en matière de neuvième art, afin que, devenus consommateurs exigeants, ils induisent des productions de meilleure qualité. Cette position est doublement originale, car elle vise autant à remettre en question les idées préconçues des milieux pédagogiques à l’encontre du médium, qu’elle les renvoie à leur propre responsabilité quant à la nécessaire formation des lecteurs.
Toutefois, la suite de l’ouvrage peine à se détacher de la nécessité constante de justifier le bien-fondé d’un propos pédagogique sur la bande dessinée. Le deuxième chapitre s’intitule Enseigner la bande dessinée et aborde donc des pistes d’étude visant à mettre en évidence les propriétés du médium. Pourtant, le premier réflexe de l’auteur reste de justifier cette approche par un parallèle avec les médias audiovisuels que sont le cinéma et la télévision:
Car la B.D. peut jouer un rôle de «révélateur», permettre un départ plus rapide de l’initiation à l’image cinématographique et télévisuelle. Certes la connaissance des «langages» du cinéma et de la télévision devra aller au-delà, mais du moins une exploitation de la B.D. peut-elle aider l’enfant à partir d’un bon pied… et d’un bon œil… (Roux 1970: 26)
Dans la suite de l’ouvrage, il précise à nouveau que cet enseignement «devra également avoir un but propre: apprendre la bande dessinée pour la bande dessinée» (26), mais le parallèle est tissé et soutient la suite du propos: l’étude des albums est mise au service d’une éducation aux médias audio-visuels. Enfin, la troisième et grande partie intitulée Enseigner avec la bande dessinée vise quant à elle à lister tous les liens que l’on peut tisser entre cette forme d’expression graphique et l’enseignement d’autres matières: lecture, orthographe, analyse de l’image, expression écrite et orale, et même histoire et éducation civique. Là encore, le chapitre commence par déconstruire l’éternelle accusation d’une bande dessinée jugée responsable de l’amoralité et de la pauvreté linguistique de la jeunesse. Sous la forme d’un «petit duel oratoire» (62), l’auteur reprend chaque argument d’un article paru en 1953 et intitulé Poison sans paroles (Brauner 1953), qui réunit les principaux griefs linguistiques formulés à l’époque contre la bande dessinée – dans le contexte, on le rappelle, de la loi de 1949. Un par un, il les déconstruit en apportant, images à l’appui, la preuve de leur caractère infondé. Et lorsqu’il ne peut qu’abonder dans le sens de l’accusation – comme par exemple pour le reproche lié à la pauvreté de la syntaxe et à l’omniprésence des fautes d’orthographe dans certains illustrés –, il dénonce le manque de valorisation de la bande dessinée francophone ainsi que le peu d’énergie et de budget alloués par les éditeurs à la correction des traductions: une fois encore, si le lectorat était mieux formé, il serait plus exigeant et le monde éditorial plus soucieux de proposer des créations originales de qualité.
Globalement, le livre d’Antoine Roux nous paraît particulièrement moderne dans son approche, éclairant de nombreux aspects rattachables à l’enseignement de la bande dessinée qui font encore aujourd’hui l’objet de discussions dans les milieux pédagogiques – l’éducation aux médias audio-visuels par le truchement de la bande dessinée fait écho, par exemple, aux travaux actuels qui associent ce média au champ de la littératie médiatique multimodale. Il réunit les bases d’une terminologie nécessaire à l’analyse du médium et propose de nombreuses idées à destination des enseignants. Toutefois, il ne parvient pas encore à s’émanciper d’un discours de légitimation. Roux reconnaît d’ailleurs que certains acteurs appartenant au champ de la bande dessinée pourraient avoir quelques réticences à une telle scolarisation de leur médium:
On en arrivera probablement à faire aimer la bande dessinée, en n’exigeant toutefois pas d’elle plus que ce qu’elle peut donner, mais en lui demandant «tout ce qu’elle est susceptible d’apporter»: plus qu’on ne le pense. Il me reste peut-être à freiner certains enthousiastes: prenez garde, après avoir déploré la B.D., n’allez pas maintenant la «déflorer»! En d’autres termes, s’il nous est loisible d’introduire la bande dessinée à l’école, gardons-nous de faire entrer l’école dans la bande dessinée. Ne l’utilisons qu’avec d’infinies précautions et pour ainsi dire… «par la bande»!... (Roux 1970: 112)
Deux ans plus tard, Pierre Fresnault-Deruelle (1972) publie un autre ouvrage important, tout en insistant de moins en moins sur le discours légitimant la valeur éducative de la bande dessinée, pour mettre en avant des pistes pratiques pour son enseignement. Mais c’est en 1977, avec Lecture et bande dessinée – Actes du 1er colloque international éducation et bande dessinée, que l’on peut mesurer le chemin parcouru dans le processus de légitimation du médium dans le champ de l’éducation. Tout d’abord, les textes rassemblés dans cet ouvrage sont des contributions d’intellectuels réunis pendant deux jours, pour discuter des liens entre école et neuvième art. Le propos y est très académique et très spécialisé. Il ne s’agit plus de défendre timidement la légitimité de la bande dessinée, mais d’affirmer haut et fort la spécificité de sa contribution à la formation des élèves.
Prenons par exemple la conférence introductive d’Antoine Roux qui, se paraphrasant lui-même, pose d’emblée: «La bande dessinée à l’école, bravo! Mais surtout pas l’école dans la bande dessinée!» (12). Comme postulat de départ d’un colloque consacré aux perspectives éducatives de la BD, il y a de quoi s’en trouver déconcerté. Pourtant, tout se passe comme si l’intégration de la bande dessinée dans la doxa scolaire ne pouvait se faire que si la première s’émancipait suffisamment de la seconde, mais aussi des autres arts auxquels elle est sans cesse comparée. Il est à ce titre intéressant de voir que la BD n’apparaît pas, cette fois, d’abord comme une bonne introduction au cinéma et à la télévision, mais que l’éducation à l’image que permet son enseignement permet de mieux comprendre l’iconosphère de manière générale. De simple moyen, elle devient fin.
L’intervention de P. Fresnault-Deruelle consacre d’ailleurs clairement la séparation entre la bande dessinée et le cinéma:
Depuis qu’on écrit sur la bande dessinée, on passe le plus clair de son temps à dire: «La bande dessinée, après tout, c’est comme le cinéma», c’est-à-dire que derrière cette idée-là il y a encore la fameuse volonté de valoriser la bande dessinée comme quelque chose de bâtard qui devrait exister à l’ombre d’une autorité supérieure, un grand Art: le cinéma. On a souvent fait des parallèles entre la bande dessinée et le cinéma pour ces raisons-là. C’est une idée qu’il faut combattre: la bande dessinée ne devient réellement elle-même qu’à partir du moment où elle s’émancipe, à partir du moment où elle va s’écarter du cinéma. (P. Fresnault-Deruelle in Faur 1977: 25)
Alors que lui-même – comme Antoine Roux d’ailleurs – avait tiré profit de la comparaison entre les deux arts, en mettant l’un sous l’aura protectrice de l’autre, la tutelle est ici contestée. Mais si l’on peut comprendre la nécessité de se démarquer des autres arts, pourquoi entretenir ce rapport d’amour-haine avec l’École? Et pourquoi craindre autant que désirer que des liens forts soient tissés entre les deux?
Depuis les années 1950, la bande dessinée se développe sous le joug d’une loi de censure, basée sur le fait qu’elle n’avait aucun message légitime à transmettre, qu’elle devait au mieux servir le discours moral ambiant, au pire qu’elle abrutissait la jeunesse et qu’elle devait, pour cela, être contrôlée (Dejasse 2014). Les années 1960-1970 sont marquées par l’apparition des phénomènes dits de contre-culture. Partis des États-Unis et s’étendant rapidement au reste du monde occidental, ils émergent en opposition à une société «technocratique» (Roszak 1969) et prônent l’émancipation individuelle dans tous les domaines, y compris culturels. Sur le plan thématique mais aussi graphique, narratif ou éditorial, la BD va alors «s’emparer de tout ce qui lui était jusqu’alors interdit» (Dejasse 2014), en cherchant à se débarrasser coûte que coûte de son assimilation stricte à la littérature jeunesse. Dans ce contexte, son entrée dans le système scolaire apparaît comme tout sauf un acte de contre-culture. Au contraire, l’École fait partie des premières institutions «technocratiques» qu’il s’agit de combattre, comme en témoigne le mouvement de Mai 68. Néanmoins, ces premières tentatives de didactisation des années 1970 montrent que les théoriciens du neuvième art, tout en œuvrant à son émancipation, ne demeurent pas moins conscients de l’importance de la reconnaissance, à terme, de l’institution scolaire. De même qu’ils ont conscience, eu égard à ce qui a été fait avec la littérature, que cette reconnaissance passera nécessairement par un processus de reconfiguration: en amont, la production devra s’adapter pour garantir la place de la bande dessinée dans les programmes scolaires; en aval, il s’agira de constituer des listes de référence qui détermineront le devenir d’un nombre restreint d’œuvres choisies et enseignées. Alors que la bande dessinée se libère tout juste des chaînes de la censure et des contraintes de la production de masse, il paraît compréhensible qu’elle soit peu encline à s’en créer de nouvelles.
Pour conclure sur cette double décennie, on peut avancer, sans l’y réduire, que la crise de la littérature et de son enseignement joue très certainement un rôle dans le processus d’émancipation de la bande dessinée et dans la place qui se forge progressivement pour elle dans les milieux scolaires. Le canon classique vit des heures difficiles et les conditions pour des changements de pratique semblent réunies. Mais, en période de troubles, il n’est pas rare de voir ces pratiques se recentrer d’autant plus sur ce qui, par essence, est solide, connu et maîtrisé. Les vingt années suivantes ne seront pas marquées par une révolution effective dans les classes de littérature mais constitueront une phase d’aménagement progressif accompagnant un changement de génération des enseignants. Quant à la bande dessinée, elle poursuit en parallèle son processus de reconnaissance institutionnelle, mais peine à trouver sa place dans les classes. Des années de répression ont sans doute rendu le secteur peu enclin à se concentrer sur l’institution scolaire. Auteurs et éditeurs ont certainement d’autres objectifs à atteindre, notamment celui d’en faire un média qui ne serait plus strictement réservé aux enfants pour élargir le réservoir de ses lecteurs. Quoi qu’il en soit, en laissant passer sa chance d’intégrer le cursus scolaire de manière pérenne, la bande dessinée a pris le risque de demeurer longtemps sur le banc des joueurs de second rang.
4.4. De 1980 à 2000: tâtonnements et listes de référence
Dès la fin des années 1970, la littérature en tant que discipline scolaire commence à se réaffirmer: on cesse progressivement de la remettre en cause de manière indifférenciée et on se souvient de l’importance des œuvres littéraires, notamment dans l’apprentissage de la lecture, compétence toujours aussi essentielle à la formation générale. Il n’est cependant plus possible de nier la diversité des contextes de cet enseignement disciplinaire, ni d’ignorer l’impact des théories de la réception, qui valorisent la place du lecteur et prônent le développement d’un goût pour la lecture. Une certaine tension s’agrandit ainsi entre les prescriptions officielles élargies et la pratique enseignante, qui fait preuve de frilosité face à la nouveauté. Sur un plan structurel, Viala et Aron parlent de «tâtonnements dans les cursus» (2005: 79). Les programmes proposés dans les années 1980 oscillent par exemple entre la mission de transmettre une culture adaptée au plus grand nombre – nécessitant l’ouverture du corpus enseigné – tout en travaillant au maintien d’un cadre traditionnel pour définir l’histoire littéraire, qui repose sur la classification chronologique d’œuvres canonisées; une autre recommandation émerge, celle d’aborder des œuvres intégrales, dans le but de développer une lecture cursive censée affiner l’attrait pour la lecture personnelle, alors que de l’autre côté, on renforce l’enseignement de la grammaire et de la rhétorique, laissant ainsi moins de temps pour une approche visant à traiter des œuvres complètes. Bref, ces années semblent marquées par «la multiplicité d’objectifs mis sur un même plan [qui] brouille la perception des enjeux essentiels» (Aron & Viala 2005: 81).
De ce flou émergent deux conséquences contradictoires dans la pratique de l’enseignement. Premièrement, les enseignants disposent, compte tenu des circonstances, d’une marge de manœuvre élargie pour le choix du corpus. Si des listes d’œuvres recommandées sont à disposition, elles ne sont pas – ou peu – imposées. Elles offrent pourtant, à partir de 1977, et en particulier dès 1985, un corpus ouvert à des genres jusqu’ici décriés tels que la littérature jeunesse, les documents de presse ou la littérature étrangère. Or, une enquête précieuse menée par Danièle Manesse et Isabelle Grellet entre 1989 et 1990 (publiée en 1994) montre qu’en dépit d’une réelle liberté d’action, les professeurs interrogés restent très attachés à un patrimoine stabilisé et consensuel. Parmi les œuvres constitutives de leur propre culture, scolaire et personnelle, ils puisent ce qui leur paraît le mieux adapté au nouvel enseignement qui s’impose, notamment en évacuant tous les textes présentant des difficultés de langue ou de contextualisation de l’œuvre8. Ce que les pouvoirs publics préconisent ne passe pas forcément la porte de la classe et, au fond, les professeurs restent les principaux vecteurs de la stabilité d’un patrimoine qu’ils ont eux-mêmes choisi de perpétuer. Deuxième conséquence donc, à l’aube des années 1990, l’heure n’est pas à l’innovation: en dépit d’un investissement très fort du corps enseignant dans la transmission de la littérature, celle-ci renvoie à «une configuration de textes assez semblable à celle qu’on pouvait enseigner dans les années 60.» (Manesse et al. 1994: 103).
Alors même que le contexte semble propice à l’introduction de nouveaux médias en classe de littérature, l’utilisation effective de la bande dessinée se fait donc attendre. L’enquête susmentionnée n’aborde que très peu cette question, se contentant d’indiquer qu’en 1990, la bande dessinée représente seulement 1% du corpus enseigné (Manesse et al. 1994: 54) et encore, principalement sous forme d’extraits. Pourtant, depuis 1987, les programmes scolaires ont introduit l’étude de l’image dans la plupart des cursus, dans l’objectif de répondre aux enjeux du collège unique et des pratiques réelles d’un nouveau public scolaire soumis à une iconosphère de plus en plus prégnante. Mais la bande dessinée sert alors plutôt de support pour l’enseignement d’autres thématiques et tarde à apparaître comme un objectif d’enseignement en soi dans les supports officiels. Entre 1990 et 1993, l’opération intitulée «100 livres pour les écoles» propose quelques albums de référence dans le cadre de la promotion des bibliothèques scolaires9. Mais il faudra attendre que l’éducation à la lecture d’images soit mieux installée et que les différentes étapes menant à la légitimation de la bande dessinée soient entérinées, pour qu’en 1996 les listes de référence proposent enfin aux enseignants 80 albums (sur un corpus de 750 ouvrages) recommandés pour une lecture intégrale, toutes classes confondues10 (Rouvière et al. 2012: 9). Ces 80 titres sont par ailleurs regroupés dans une rubrique distincte, car il s’agit de rendre visible l’ouverture de l’institution à la variété des genres, autant que de notifier clairement leur statut distinctif.
Prescription n’est pas obligation et, en l’absence de recherches effectives sur les pratiques enseignantes après 1996, il est difficile de savoir si et comment ces titres de référence ont été utilisés en classe de littérature. L’article de Bernard Tabuce (2012) permet toutefois de se forger une idée en se fondant sur l’analyse des manuels scolaires, si on les considère comme l’un des reflets possibles des pratiques réelles. En observant les ouvrages édités entre 1996 et 2002, l’auteur tire le constat que la présence de la BD est généralement rattachée à l’approche de notions extérieures à elle-même:
Par-delà les observations techniques sur les bulles, leurs proportions, les onomatopées, le lettrage et les symboles iconiques, il s’agit de discerner les fonctions du dialogue: exprimer les pensées et la personnalité des personnages, faire progresser l’intrigue, introduire une explication. La planche est totalement instrumentalisée au profit de cet objectif. La lecture de l’image semble plutôt réservée en priorité à d’autres formes d’expression (peinture, photographie) et leurs genres (publicité, peinture d’histoire, peinture mythologique, etc.). L’insertion ponctuelle d’une bande dessinée dans les manuels reste généralement subordonnée à des objectifs linguistiques. (Tabuce 2012: 31)
S’il y a donc, sur le plan officiel, une volonté d’inclure le médium dans l’enseignement de la littérature, sa présence reste encore largement soumise à des approches linguistique ou narratologique renvoyant à la logique du récit romanesque traditionnel. Certes, on introduit un lexique spécifique mais en l’absence de réflexions didactiques incluant l’analyse du style graphique ou de la composition de la planche, la bande dessinée n’est encore étudiée ni dans sa spécificité formelle, ni de manière globale. La présence d’extraits dans les manuels n’a rien de très révolutionnaire et va même à l’encontre des développements de la didactique valorisant la lecture cursive d’œuvres intégrales. On peut avancer à l’inverse que pour s’installer véritablement dans les pratiques scolaires, la bande dessinée devrait pouvoir être abordée comme le reste de la littérature. se présentant comme un objet auquel il faut prendre goût, qu’il faut apprendre à décoder, que l’on doit pouvoir rattacher aux univers des auteurs et des courants esthétiques qui se découvrent au fil des œuvres dans un processus de construction d’une «bibliothèque intérieure» (Bayard 2007), plutôt que d’être réduite à des anthologies d’extraits servant à faciliter la compréhension de notions narratologiques applicables à la littérature traditionnelle. En dépit de ces limites, une refonte en profondeur des programmes scolaires est en marche. Ces derniers s’ouvrent progressivement à une conception beaucoup plus large du bagage culturel de base que chaque élève se doit d’acquérir, dans lequel la littérature au sens traditionnel du terme occupe une place de moins en moins dominante.
4.5. De 2000 à 2008: vers une culture humaniste pour tous
À l’aube des années 2000, les discours officiels de l’Éducation nationale française au sujet de l’enseignement littéraire prennent petit à petit une position plus claire vis-à-vis de l’objet littérature. Alors qu’on naviguait jusqu’ici entre un élargissement théorique du corpus et un retour pratique aux valeurs sécurisantes des classiques, les nouvelles instructions de 2002 posent les bases de ce qui sera la tendance du nouveau millénaire: la construction d’une culture commune s’inscrivant dans une continuité des cycles d’apprentissage, et cela dès le cycle 311:
Une culture littéraire se constitue par la fréquentation régulière des œuvres. […] Elle est un réseau de références autour desquelles s’agrègent les nouvelles lectures. Bref, qu’il s’agisse de comprendre, d’expliquer ou d’interpréter, le véritable lecteur vient sans cesse puiser dans les matériaux riches et diversifiés qu’il a structurés dans sa mémoire et qui sont, à proprement parler, sa culture. Si l’on souhaite que les élèves du collège puissent adopter un premier regard réflexif sur ce qu’ils lisent, il est nécessaire que, dès l’école primaire, ils aient constitué un capital de lecture sans lequel l’explication resterait un exercice formel et stérile. (Document d’applications des programmes, Littérature 2002: 5)
L’enseignement littéraire doit alors servir à la constitution d’un capital culturel dont l’élève usera, tant pour enrichir ses pratiques individuelles que pour poursuivre sa formation. L’École renoue ici avec les principes démocratiques en prescrivant un corpus stabilisé et commun dans une logique d’égalité des chances:
En demandant aux enseignants du cycle 3 de choisir les œuvres qu’ils feront lire à leurs élèves parmi les titres d’une large bibliographie, on vise à ne pas restreindre leurs possibilités de construire un trajet de lecture, certes ambitieux, mais aussi véritablement adapté à leurs élèves. Ce trajet doit être varié et permettre la rencontre des différents genres littéraires et éditoriaux habituellement adressés à l’enfance (albums, bandes dessinées, contes, poésie, romans et récits illustrés, théâtre). En guidant leurs choix par une liste nationale d’œuvres de référence, on vise aussi à faire de la culture scolaire une culture partagée. Il importe en effet que tous les élèves aient eu la chance, dans leur scolarité, de rencontrer des œuvres — dont ils puissent parler entre eux, dont ils puissent discuter les valeurs esthétiques ou morales qui y sont mises à l’épreuve —, qui soient ce socle de références que personne ne peut ignorer. (Document d’applications des programmes, Littérature 2002: 5)
La force prescriptive de cet extrait est sans équivoque: la construction d’une culture littéraire commune est nécessaire, elle est le fruit d’un parcours que les enseignants sont sommés de construire à l’aide d’une liste préétablie qui, bien que qualifiée de «large», n’en restreint pas moins les choix individuels du personnel éducatif. Dans cette liste de 2002 pour le cycle 3, qui compte 180 titres, la bande dessinée est toujours représentée, même si l’on note une légère diminution par rapport aux listes des années 1990 (treize titres contre seize pour le même cycle12). En revanche, tant pour la BD que pour la littérature, les œuvres proposées sont souvent contemporaines, ce qui ne va pas sans créer quelques problèmes pour les enseignants, alors très attachés aux œuvres classiques et peu ou mal formés aux créations actuelles. S’agit-il pour l’École de valoriser la création contemporaine? De tenter un brassage complet du corpus canonique, tout en se rapprochant des habitudes individuelles des élèves? La revalorisation de la littérature jeunesse dans ces mêmes années participe sans doute de cette logique et, encore assimilée à une lecture réservée aux enfants, la bande dessinée s’inscrit naturellement dans ce processus, dont elle bénéficie.
Cependant, cette tentative de modernisation du corpus semble n’avoir pas eu de succès puisque, seulement deux années plus tard, une nouvelle liste est publiée. En 2004, cette liste propose 300 titres: par rapport à la version de 2002, elle compte 33 suppressions et 153 ajouts, répartis dans les différentes catégories. Selon le discours officiel, la nouvelle liste privilégie alors les catégories qui comptaient peu de références et «dont l’essor a été remarquable au cours de ces dernières années» (Documents d’application des programmes, Littérature (2) 2004: 5). Le corpus se diversifie donc et les deux plus importantes progressions concernent la bande dessinée et le théâtre (+200%). Quand bien même il faut relativiser leur poids vis-à-vis de l’ensemble – la liste compte 26 albums de bande dessinée et 22 pièces de théâtre pour un total de 300 références12 –, il est intéressant de constater que ces deux genres offrent des possibilités didactiques particulièrement variées et conformes aux nouveaux objectifs préconisés. Dans l’introduction du document d’application de 2002, les propositions de mises en œuvre pédagogiques de l’enseignement littéraire – sans dénier l’intérêt de la lecture cursive – font la part belle aux activités telles que la lecture de l’image, la lecture à voix haute, les procédés de mise en scène et de jeu théâtral, ou encore la réécriture. Théâtre et bande dessinée apparaissent dans ce cadre comme des supports privilégiés pour des approches sortant des sentiers battus, qui sont désormais encouragées. Par ailleurs, l’interdisciplinarité étant à la mode, ces deux genres permettent d’intégrer par exemple les arts visuels, la musique ou encore les outils informatiques.
L’autre élément fondamental de cette version remaniée de la liste est sans conteste l’introduction de deux nouvelles catégories: celle de classique et celle de patrimoine. Totalement absentes de la variante 2002, ces catégories sont étiquetées avec des pictogrammes sur quatre-vingt-trois titres et fonctionnent comme une prescription supplémentaire. La bande dessinée est également concernée et c’est ainsi qu’apparaissent dans la liste des titres estampillés «patrimoine» comme Zig et Puce de Saint-Ogan ou, plus étonnant encore, Max et Moritz de Busch et l’intégrale de Little Nemo de McCay, qui se rattachent respectivement à la bande dessinée allemande et américaine. Ces catégorisations permettent de faire entrer le médium bande dessinée de plain-pied dans le corpus canonique de l’institution scolaire en lui conférant une légitimité nouvelle par la place qui lui est reconnue dans la constitution d’une culture commune.
Sur le plan officiel, les objectifs liés à la constitution de ce répertoire se concrétisent en 2006 avec l’introduction du premier socle commun de connaissances et de compétences, qui modifie cette fois le code de l’éducation dans son ensemble. Le programme s’articule en sept piliers qui constituent ce que «nul n'est censé ignorer en fin de scolarité obligatoire sous peine de se trouver marginalisé» (Décret du 11 juillet 2006, annexe de l’art. 5). Réponse «à une nécessité ressentie depuis plusieurs décennies en raison de la diversification des connaissances» (idem), le socle est censé garantir une continuité dans les programmes et favoriser la dispensation d’un enseignement interdisciplinaire. Ce dernier est particulièrement représenté par le cinquième domaine étiqueté «culture humaniste», dont l’histoire et la géographie sont les fers de lance, mais pas seulement:
La culture humaniste contribue à la formation du jugement, du goût et de la sensibilité. Elle enrichit la perception du réel, ouvre l'esprit à la diversité des situations humaines, invite à la réflexion sur ses propres opinions et sentiments et suscite des émotions esthétiques. Elle se fonde sur l'analyse et l'interprétation des textes et des œuvres d'époques ou de genres différents. Elle repose sur la fréquentation des œuvres littéraires (récits, romans, poèmes, pièces de théâtre), qui contribue à la connaissance des idées et à la découverte de soi. Elle se nourrit des apports de l'éducation artistique et culturelle. (Décret du 11 juillet 2006, art. 5)
Ainsi que l’indique le décret, ces «œuvres littéraires» (dont on notera l’éviction de la bande dessinée de la liste fermée) doivent permettre de préparer les élèves à partager une culture européenne. Si, plus loin, il est fait mention d’un patrimoine pouvant être aussi pictural, théâtral, musical, architectural et cinématographique, force est de constater que la bande dessinée ne figure pas non plus explicitement dans cette liste. La grille de référence qui accompagne ce nouveau domaine ne propose d’ailleurs aucune œuvre graphique. La bande dessinée continue cependant de figurer sur les listes relatives au premier pilier, celui de la maîtrise du français. Un domaine centré sur les compétences techniques de la langue telles que la grammaire et l’orthographe, et où la lecture est ramenée essentiellement à sa dimension utilitariste. C’est cependant le seul domaine auquel la bande dessinée est officiellement rattachée, sous la forme d’un corpus qui n’a pratiquement pas évolué depuis sa version 2004 (deux titres supplémentaires seulement).
Il est vraisemblable que cette éviction de la bande dessinée des prescriptions scolaires soit en corrélation avec la diffusion de Cadre Européen Commun de Référence pour les langues à partir de 200114. En réflexion depuis le début des années 1990, le CECR se présente comme un ensemble d’outils visant à l’élaboration d’une approche commune dans l’enseignement et l’apprentissage des langues étrangères au sein de l’Union européenne. En s'appuyant sur une certaine uniformisation des politiques linguistiques, il s’agit d’améliorer la communication entre les pays membres et de faciliter la mobilité de ses ressortissants. La création du socle commun de connaissances et de référence – qui reprend dans son appellation deux lexèmes popularisés par le CECR: «commun» et «référence» – semble ainsi s’inscrire dans une logique similaire visant une uniformisation des objectifs de formation à l’échelle européenne. On devine aussi que la référence à une «culture humaniste» renvoie implicitement à un horizon multiculturel européen, voire universel, plutôt que national ou francophone. Or, contrairement par exemple à la musique ou la littérature, qui peuvent être perçues comme des pratiques artistiques universelles, l’importance de la bande dessinée varie énormément au sein des cultures. Sur le sol européen, la bande dessinée est une pratique culturelle essentiellement rattachée à la francophonie, et plus particulièrement à l’histoire éditoriale de la production franco-belge. Si l’intégration de ce médium dans les cursus scolaires se discute âprement en France et en Belgique, patries du neuvième art, il en est certainement beaucoup moins question dans les autres pays de l’Union européenne. On peut donc faire l’hypothèse que la scolarisation de la bande dessinée en France a pu être freinée sous l’effet des efforts d’uniformisation des politiques linguistiques et culturelles européenne.
En 2008, l’introduction généralisée de l’enseignement de l’histoire de l’art devenant obligatoire dès l’école primaire, une nouvelle fenêtre d’opportunité s’ouvre pour la bande dessinée. Si cette dernière ne trouve pas sa place dans la «culture humaniste» – en dépit de l’élargissement du corpus des œuvres étudiées – et qu’elle reste confinée à l’étude de la langue dans le domaine du français, alors ce nouvel enseignement semble a priori propice pour une approche d’un corpus plus étoffé. Or, une fois encore, la bande dessinée est absente des documents d’accompagnement (qui se présentent ici, il est vrai, comme purement indicatifs). Dans la liste d’œuvres publiées en septembre 2008, seule la série Alix de Jacques Martin est suggérée pour aborder la période de l’Antiquité. Mentionnée dans la catégorie «arts du langage», elle reste la seule mention explicite de la bande dessinée dans tout le document.
À ce stade de nos observations, une synthèse s’impose: depuis les années 1990, l’enseignement de la littérature tente de se réadapter. Qu’il s’agisse de se centrer sur les pratiques individuelles des lecteurs, de s’ouvrir à différents supports ou d’élargir le corpus canonique, toutes ces évolutions visant à rendre l’enseignement cohérent, actuel et commun auraient pu conduire à ménager une place à la bande dessinée. Pourtant, alors que les disciplines se réorganisent et que les sciences humaines s’ouvrent volontiers à l’interdisciplinarité et aux nouveaux médias, la bande dessinée reste «le parent pauvre» dans les listes des œuvres prescrites et, quand elle est associée aux cursus, c’est le plus souvent «pour enseigner autre chose qu’elle-même» (Rouvière 2012: 10). Le domaine du français l’associe essentiellement à l’acquisition des compétence techniques liées à la langue, auxquelles on voit mal comment rattacher des œuvres comme Little Nemo, dont l’intérêt esthétique et patrimonial réside essentiellement dans sa spécificité de récit graphique.
Du côté de la nouvelle culture humaniste, qui vise à tisser des liens entre les disciplines de manière à accéder à un patrimoine culturel mondialisé, la bande dessinée n’occupe aucune place qui lui soit propre, alors que le cinéma, la peinture et même la chanson sont explicitement mentionnés. Bien sûr, les enseignants sont libres d’enseigner des rudiments d’histoire de la bande dessinée, par exemple, ou de proposer la lecture complète d’un roman graphique, mais cela suppose des compétences, des ressources et un sacrifice de temps dans un programme scolaire déjà chargé, de sorte que de telles initiatives demeurent rares. Absente des programmes officiels et toujours peu didactisée, la bande dessinée n’occupe concrètement qu’une place limitée dans l’enseignement. Son statut hybride, qui oscille entre la revendication de sa spécificité en tant qu’art graphique et un rapprochement stratégique de la littérature en vue d’asseoir sa légitimité culturelle, rend difficile son intégration dans l’un ou l’autre domaine de compétences, en dépit d’une définition toujours plus élargie de ceux-ci. Ainsi, la question se pose encore de savoir par quel biais disciplinaire ce médium doit être abordé.
Enfin, du côté de la littérature, alors que depuis les années 1970, les corpus avaient tendance à se détacher de leur fonction patrimoniale, jugée réductrice et clivante, la culture humaniste réintègre aujourd’hui le panthéon littéraire français. Les termes mêmes de «patrimoine» et de «classique», qui avaient été bannis des discours officiels, font leur retour. Le «socle commun» est présenté par les pouvoirs politiques comme le «ciment de la nation», comme le moyen «de faire partager aux élèves les valeurs de la République» (Décret du 11 juillet 2006, annexe de l’art. 5): dans ce contexte, une terminologie politiquement connotée et lourde de sens s’immisce discrètement, sans autre justification qu’une fin idéologique assumée et dont la littérature reste encore le vecteur principal.
4.6. De 2008 à nos jours: vers une pratique décomplexée
Si, dans sa variante de 2006, le socle commun confère aux œuvres littéraires un rôle central dans l’enseignement de la culture humaniste, en 2015 en revanche, la culture littéraire a été ramenée sans équivoque au niveau des autres pratiques artistiques, au point que le Ministère de l’Éducation s’est senti obligé de s’en justifier:
Pourquoi associer culture littéraire et artistique? La littérature a joué et continue de jouer un rôle important dans la constitution d’une culture commune. Mais les pratiques culturelles contemporaines sont diverses: les sons et les images font partie de notre environnement; le cinéma, la chanson, la bande dessinée associent différents modes d’expression: langue écrite, musique et travail du son, image, mise en scène ou en espace, etc.; enfin internet et les modes d’expression numérique offrent des possibilités illimitées de création qui mettent en jeu, pour les auteurs comme pour le public, les matériaux les plus variés. Associer, dès le cycle 3, une approche de la littérature et une culture artistique très large, c’est faire dialoguer autant que possible le langage écrit dans sa forme la plus élaborée avec toutes les autres formes d’expression et de création. Ce n’est pas absolument nouveau: le théâtre, le cinéma ou les albums illustrés sont déjà présents dans les classes. Il s’agit plutôt de généraliser les rapprochements entre la littérature et les autres modes d’expression.15
Le nouveau socle de 2015, désormais intitulé socle commun de connaissances, de compétences et de culture, poursuit globalement les mêmes objectifs que le précédent (continuité des cycles d’apprentissage et constitution d’un bagage commun). Cependant, il s’articule autour de cinq domaines au lieu de sept auparavant (Décret du 31 mars 2015, art.1). La culture humaniste est remplacée par le domaine «Les représentations du monde et de l’activité humaine», mais reprend les mêmes éléments que son prédécesseur: les œuvres artistiques sont toujours évoquées comme témoins d’un patrimoine national et mondial et sont abordées pour développer l’esprit critique et esthétique des élèves. Le changement le plus intéressant concerne le premier domaine: en 2006, la maîtrise du français constituait la première compétence à acquérir. Dans sa version de 2015, le domaine s’intitule «Les langages pour penser et communiquer» et recouvre des objectifs relatifs à la langue française mais aussi à la maîtrise d’une langue étrangère, du langage mathématique et scientifique et à celui des arts et du corps, dans lequel se retrouvent pêle-mêle activités physiques et créatives. L’art est donc un langage, qu’il s’agit de maîtriser et qui est rattaché au même domaine de compétence que la langue française.
Ce point nous semble particulièrement pertinent pour comprendre l’évolution de la place de la littérature et de la bande dessinée au sein du système scolaire: au fil des décennies, la littérature n’a cessé de perdre du terrain, tout en étant consolidée dans le rôle prépondérant qu’elle joue dans la constitution et la perpétuation d’un patrimoine culturel. Paradoxalement, d’un côté, elle semble mise sur un piédestal, dans le sens où elle constituerait un bien commun essentiel pour créer du lien dans une culture, d’un autre côté, elle est ramenée à sa dimension utilitaire dans le cadre de la maîtrise d’un langage ou d’une langue parmi d’autres. Alors que cette perte de prérogative aurait pu profiter à la bande dessinée – au sens où elle est souvent présentée comme suscitant une motivation et un plaisir esthétique fondés sur sa proximité avec les pratiques privée des élèves – celle-ci semble continuellement souffrir d’un problème de classification, et cela en dépit des différents changements reflétés par les décrets officiels. La ramener à l’objectif de la maîtrise de la langue française, c’est nier sa dimension graphique pour ne s’intéresser qu’au texte; s’en tenir à sa dimension visuelle, c’est en nier l’intérêt textuel et narratif. Enfin, si elle occupe très certainement une place importante dans le patrimoine francophone, sa légitimité culturelle est plus fragile sur une échelle mondialisée et elle tend à se fondre au sein d’une myriade d’autres déclinaisons médiatiques du champ esthétique, noyant une fois de plus ses spécificités et sa portée pédagogique particulière.
L’enseignement d’une culture littéraire et artistique, tel que mentionné plus haut, s’articule désormais autour de grandes entrées, de grandes thématiques, que l’on aborde à travers une combinaison plus ou moins équilibrée d’œuvres appartenant à différents arts ou médias. La bande dessinée y trouve sa place, au même titre que la peinture, le cinéma et la littérature. Mais comme pour les autres formes d’expression, elle se réduit à quelques titres illustrant la thématique étudiée. Par exemple, pour le cycle 3, une des entrées s’intitule «Vivre des aventures & récits d’aventure». La thématique se construit en un parcours progressif du début à la fin du cycle et le corpus qui lui est associé contient autant des œuvres cinématographiques que des albums de littérature jeunesse, en passant par la bande dessinée, le roman et le théâtre. Or, non seulement la liste des récits graphiques proposés pour ce thème ne contient que quatre références, mais on imagine bien la difficulté pour l’enseignant d’aborder indistinctement une pièce de théâtre, un film ou une bande dessinée. Quand bien même elles recouvriraient une thématique commune, chacune de ces œuvres nécessite une approche spécifique et si la formation de l’enseignant est lacunaire dans un média ou un autre, on imagine facilement que des catégories entières d’œuvres puissent être délaissées. En fait, dans cette volonté institutionnelle d’élargir les corpus et de varier les supports, il est fort à parier que les choix des enseignants se feront en fonction des codes médiatiques qu’ils maîtrisent, que cela soit lié à leur formation initiale ou à leurs pratiques personnelles. Dans cette logique, certains iront naturellement vers des œuvres en bande dessinée faisant partie intégrante de leur propre bagage culturel, quand d’autres se sentiront démunis face à l’enseignement de ce médium. Et nous pouvons faire l’hypothèse que, parmi ces derniers, certains s’inscriront dans une voie médiane, qui consiste à se montrer ouvert à l’introduction de la bande dessinée dans leur classe, à condition que l’œuvre sélectionnée soit préalablement didactisée, qu’elle soit accompagnée de supports pédagogiques permettant le déploiement d’une séquence complète d’enseignement.
En France, le socle commun de 2015 est toujours en vigueur et s’articule autour des mêmes cinq grands domaines de compétences. Le site officiel de l’Éducation nationale16 nous informe aussi sur les ressources à disposition des enseignants, en lien avec les exigences du socle. Ainsi, nous constatons que les corpus littéraires n’ont pratiquement pas évolué et qu’ils s’organisent toujours autour de compétences thématiques ou liées aux techniques de la langue. La bande dessinée est quant à elle rattachée à la page disciplinaire consacrée à l’histoire de l’art17, en tant que domaine artistique à part entière. Hormis une conférence sur son histoire, la page consacrée à la bande dessinée renvoie essentiellement au site internet de la Cité internationale de la bande dessinée et de l’image à Angoulême.
Inaugurée en 1990, la Cité est un établissement public qui agit comme un centre de compétences en proposant, entre autres, des congrès, des expositions, une bibliothèque et un musée. Son site offre un volet de médiation culturelle et plusieurs ressources à disposition du personnel éducatif. Celles-ci nous semblent toutefois compliquées d’accès pour un enseignant qui ne disposerait par d’une formation de base sur ce médium. Si certains dossiers pédagogiques proposent des activités presque clé en main, certains s’en tiennent à des éléments théoriques qui doivent encore être articulés en une séquence didactique cohérente. D’autres fiches thématiques restent très succinctes, comme celle consacrée au manga, qui tient sur moins de deux pages; par ailleurs, les œuvres mobilisées en exemple sont globalement peu variées. Ainsi, si la bande dessinée reste présente dans les programmes officiels, sa didactisation est confiée à un acteur qui, bien que légitime dans le champ de la bande dessinée, reste extérieur à l’institution scolaire. Si la Cité agit bien comme un organe de promotion et de mise en réseau des différentes initiatives locales – en offrant également des formations continues et en créant des partenariats avec le corps politique –, elle ne peut néanmoins combler à elle seule le fossé qui s’est creusé entre les pratiques réelles des enseignants et objectifs visés par les programmes.
En 2019, le groupe Bande dessinée du syndicat national de l’édition a publié un état des lieux sur les pratiques effectives au sein des écoles françaises. L’éditorial de son président relève d’emblée qu’en dépit du dynamisme éditorial du secteur et de sa reconnaissance attestée dans le monde culturel au sens large, la place de la bande dessinée dans les milieux scolaires reste modeste. Un sondage effectué auprès des enseignants montre que si 98,6% d’entre eux considèrent le médium comme pertinent sur le plan pédagogique, seule la moitié l’ont intégré dans leur enseignement (Depaire 2019: 11). Le manque de formation initiale, l’absence d’accompagnement et de ressources didactiques sont déplorés, mais pas seulement. L’enquête s’intéresse également aux autres professionnels de l’éducation, comme les responsables des centres de documentation et d’information (CDI) qui gèrent la politique d’acquisition des établissements. Là encore, le manque de connaissance du personnel en charge des acquisition dans les bibliothèques scolaires, mais aussi les contraintes budgétaires liées au prix des albums sont des obstacles de poids dans la mise à disposition de bandes dessinées pour un travail en classe. L’acquisition de bandes dessinées coûte cher et seuls les grands groupes d’éditions spécialisés dans les ouvrages pédagogiques sont en mesure de proposer des prix conformes aux budgets des institutions scolaires. Mais leur catalogue dans le domaine de la bande dessinée reste limité et les librairies spécialisées, dont le personnel serait susceptible d’offrir une expertise permettant de sortir des listes restreintes des best-sellers, sont rarement sollicitées. Parfois, les enseignants n’ont ainsi tout simplement pas les moyens de leurs ambitions.
Sur ce point, le rapport relève l’importance des initiatives locales et dépendantes d’enseignants passionnés. 47% des sondés affirment lire plus de dix bandes dessinées par année et 28% se disent lecteurs réguliers (Depaire 2019: 11). Soutenus par les autorités régionales, une génération d’enseignants, élevés dans un contexte où la lecture de bandes dessinées a été légitimée, fait preuve de créativité pour monter des projets autour du médium. Le résultat de l’enquête permet alors de dresser «un panorama des pratiques éducatives et des initiatives pédagogiques liées au neuvième art, en vue d’imaginer par la suite des leviers adéquats pour développer son utilisation dans les établissements scolaires» (Depaire 2019: 6). Autrement dit, le personnel éducatif pourrait devenir une force de prescription pour un changement en profondeur des programmes scolaires et de la formation initiale des enseignants tels qu'édicté par les autorités politiques. De nombreux projets sont décrits visant à offrir des modèles à systématiser à l’échelle nationale. L’avènement de la bande dessinée en classe pourrait alors venir directement de la pratique effective des enseignants.
5. Conclusion
Ce parcours historique nous a permis de retracer les principales étapes de l’évolution des programmes scolaires français depuis les années 1960 et de souligner les places respectives de la littérature et de la bande dessinée au sein de l’École. En ce qui concerne cette dernière, cette histoire nous semble marquée par une série de rendez-vous manqués: lorsque, dans les années 1970, la littérature est en crise et que les corpus s’élargissent, la bande dessinée entre dans un processus d’émancipation culturelle et se méfie d’une institution pourtant encline à l’accueillir. Les tâtonnements des années suivantes offraient à la bande dessinée l’occasion de se rendre incontournable; pour ce faire, il aurait fallu que les recherches dans le domaine de la didactisation de la bande dessinée soient plus nombreuses, dans la foulée de celles initiées dans les années 1970. Il aurait aussi fallu une plus grande ouverture de la part des enseignants eux-mêmes, les deux facteurs étant en corrélation. Dans les deux cas, on peut postuler que si des tentatives de didactisation sont venues des acteurs de la bande dessinée, avec notamment les ouvrages pionniers de Roux et de Fresnault-Deruelle, le manque de relai de la part des didacticiens et des enseignants pourrait expliquer la création d’un cercle vicieux conduisant à des déficits durables dans la formation initiale des formateurs. Finalement, lors des grands changements introduits en 2006 et en 2015, la redistribution des cartes ne nous apparait pas avoir été particulièrement favorable à l’étude de la bande dessinée. Au contraire, le problème de sa classification disciplinaire reste irrésolu. De plus, nous estimons qu’elle s’est vue formatée avant même d’avoir été pleinement admise au sein des corpus, ce qui entraîne une difficulté à l’inscrire dans un processus de sédimentation et de disciplination (Ronveaux & Schneuwly 2018). Réduite à quelques titres consensuels et à des approches qui ne tirent pas vraiment profit de ses spécificités médiatiques, les bénéfices que l’on aurait pu espérer tirer de sa reconnaissance institutionnelle pour la formation des élèves ont été fortement réduits, voire effacés. Pourtant, de tels bénéfices existent et nous pensons que littérature et bande dessinée récolteraient toutes deux bien des avantages à s’envisager comme complémentaires, chacune pouvant éclairer les spécificités de l’autre pour autant qu’on les envisage dans leur nature propre.
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Maîtrise de la langue française – Liste de référence 2007 des œuvres de littérature pour le cycle III, (2007). En ligne sur : https://cache.media.eduscol.education.fr/file/Litterature/84/2/Cycle_2-Litterature-2007_MLFLF_1023842.pdf.
Histoire des arts – Liste d’exemples d’œuvres (2009). En ligne sur : https://media.eduscol.education.fr/file/Programmes/59/4/HistoireArts_Liste_oeuvres_114594.pdf.
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Divers
Depaire, Colombine (2019), « État des lieux : La place de la Bande dessinée dans l'enseignement », étude réalisée par l’agence Picture This ! à la demande du groupe Bande dessinée du Syndicat national de l’édition. En ligne, URL : https://www.sne.fr/app/uploads/2019/02/SNE-PictureThis_etat-des-lieux-BD-ecole_janv2019_2.pdf.
Rapports Ratier, 2000-2016 - Une année de bandes dessinées sur le territoire francophone européen © Gilles Ratier, secrétaire général de l’ACBD : www.acbd.fr.
Site internet officiel du gouvernement français pour « BD 2020 » : https://www.bd2020.culture.gouv.fr/
Site de références bibliographiques : https://www.bdgest.com/
Pour citer l'article
Sophie Béguin, "La bande dessinée dans les classes de littérature: entre prescription et pratique ", Transpositio, n°4 Enseigner la bande dessinée comme (de la) littérature, 2021https://www.transpositio.org/articles/view/la-bande-dessinee-dans-les-classes-de-litterature-entre-prescription-et-pratique
Voir également :
Enseigner les mémoires graphiques au degré post-obligatoire: réflexions et pistes didactiques
L’étude de la bande dessinée, pour elle-même et en tant qu’objet d’enseignement et d’apprentissage à part entière, peine à se développer, particulièrement en contexte scolaire post-obligatoire (Rouvière 2012). Envisagée par certain·e·s comme une sous-littérature, la bande dessinée est en revanche, par d’autres, considérée comme faisant partie intégrante du panorama des productions littéraires contemporaines (Bomel-Rainelli & Demarco 2011). Pourtant, à l’heure où les pratiques culturelles ordinaires sont marquées par une forte présence de l’image, particulièrement en ce qui concerne la lecture, l’écriture et l’expression de soi des adolescent·e·s, l’enseignement d’objets littéraires hybrides en classe se justifie plus que jamais. En l’occurrence, par sa caution à la fois littéraire et artistique, le roman graphique présente un intérêt particulier pour l’enseignement du français. En effet, le choix de cet avatar de la bande dessinée répond à une conception dynamique des corpus scolaires qui, comme le suggère François Bon, gagnent à être renouvelés afin de permettre aux élèves de se construire et de se situer en tant que sujets contemporains.
Enseigner les mémoires graphiques au degré post-obligatoire: réflexions et pistes didactiques
Il faut renouveler le corpus de textes abordés dans les classes: se saisir de ce que la littérature peut avoir de plus contemporain (pour que résonne une expérience présente du monde) et de plus radical (pour que puissent advenir frictions, secousses, courts-circuits).
François Bon, Apprendre l’invention
L’étude de la bande dessinée, pour elle-même et en tant qu’objet d’enseignement et d’apprentissage à part entière, peine à se développer, particulièrement en contexte scolaire post-obligatoire (Rouvière 2012). Envisagée par certain·e·s comme une sous-littérature, la bande dessinée est en revanche, par d’autres, considérée comme faisant partie intégrante du panorama des productions littéraires contemporaines (Bomel-Rainelli & Demarco 2011). Pourtant, à l’heure où les pratiques culturelles ordinaires sont marquées par une forte présence de l’image, particulièrement en ce qui concerne la lecture, l’écriture et l’expression de soi des adolescent·e·s, l’enseignement d’objets littéraires hybrides en classe se justifie plus que jamais. En l’occurrence, par sa caution à la fois littéraire et artistique, le roman graphique présente un intérêt particulier pour l’enseignement du français. En effet, le choix de cet avatar de la bande dessinée répond à une conception dynamique des corpus scolaires qui, comme le suggère François Bon, gagnent à être renouvelés afin de permettre aux élèves de se construire et de se situer en tant que sujets contemporains.
Le terme «roman graphique» (graphic novel), en tant que label, s’installe dans les années 1980, dans un premier temps dans la culture anglo-saxonne, pour légitimer une production caractérisée par des récits longs non sériels (one shot), destinés à un public adulte, et qui se démarque de la bande dessinée américaine (comics1), à connotation souvent enfantine et divertissante. Le label désigne dès lors une bande dessinée d’auteur·trice, traitant de thématiques plus sérieuses et qui, pour ce faire, s’affranchit de certains standards éditoriaux pour se rapprocher du format plus libre du roman (Baetens 2012). À cela s’ajoute un style plus personnel, souvent en noir et blanc, soit une recherche d’authenticité par le biais du dessin. Les propriétés matérielles du roman graphique et son mode de diffusion poursuivent également une volonté de démarcation, puisque le format, la qualité du papier et le type de couverture s’éloignent des formes de publication traditionnellement associées à la bande dessinée, notamment par le choix de maisons d’éditions littéraires ou de microstructures d’autoédition (Baetens 2012: 204). Sans entrer dans le débat portant sur la légitimation littéraire de la bande dessinée, qui a été sans conteste atteinte avec Maus d’Art Spiegelman (Prix Pulitzer 1992), l’intérêt du roman graphique se situe dans sa manière de tisser des liens étroits entre bande dessinée et littérature, notamment par un régime narratif caractérisé par un dédoublement de l’énonciation. L’acte d’énonciation verbal est en effet accompagnéd’une énonciation graphique qui élargit les possibles en matière de narration, en dotant les images d’un pouvoir narratif aussi, voire plus, important (Baetens 2012: 214). Ainsi, l’instance narrative du roman graphique est davantage polysémique que celle d’un texte littéraire «classique», non visuel (Baetens 2009: 6).
En outre, il y a une prééminence de l’autobiographie au sein de la catégorie «roman graphique» (Baetens 2012). Les auteurs·trices s’en emparent en effet pour exploiter les subtilités narratives offertes par le support composite et ainsi enrichir le récit verbal d’un récit visuel porteur d’une authenticité autobiographique inédite. L’étiquetage roman graphique pose dès lors problème, dans le sens où l’appellation générique «roman» renvoie à une part fictionnelle qui n’est pas centrale dans ce type de production. Hillary Chute suggère d’user de l’appellation «récit graphique». Cette dernière a l’avantage de mettre en avant la dimension narrative de ces œuvres, en y incluant leur part non fictionnelle, ceci tout en les liant au label générique, plus vaste, du roman graphique (Chute 2008: 453). Elle ajoute notamment que la particularité des récits graphiques est leur manière de tisser des liens entre ce qui est dit et ce qui est montré, ceci en explorant les frontières entre histoire collective et histoire singulière. Nancy Pedri (2013) propose, quant à elle, l’usage du terme «mémoire graphique», qui reflète la dimension non fictionnelle, en même temps qu’il renvoie à la complexité de toute représentation graphique de soi (autoréflexivité, mémoire, identité). Notre proposition abordant un corpus de roman graphiques autobiographiques, dont la part non fictionnelle est assumée et revendiquée par les auteurs·trices, l’hyperonyme récit graphique et l’appellation plus spécifique mémoire graphique nous paraissent être les plus à même de rendre compte de leur richesse et singularité.
En y réfléchissant du point de vue de l’enseignement, il nous semble que le récit graphique, par la vision vivifiante qu’il offre de thématiques touchant à la fois au singulier et au collectif, a une certaine légitimité à figurer parmi les lectures qui permettent «de découvrir, dans toute sa diversité, la relation de l’homme à lui-même, à autrui, à la réalité sociale, politique et culturelle» (Plan d’étude vaudois pour l’école de maturité: 16). En outre, la narration simultanée et multimodale (modes textuel et iconique) demande au lecteur·trice «[d’opérer] des allers-retours entre lecture et contemplation du sens» (Chute 2008: 452). Il·elle est en effet appelé·e à interpréter le sens à partir de la combinaison simultanée des différents modes, en même temps qu’il·elle entre dans un plaisir contemplatif développant sa sensibilité esthétique à l’hybridation entre littérature et arts visuels (Schaeffer 2016). En ce sens, la littérarité du récit graphique dépasse une simple volonté de transposer certains procédés textuels présents dans les autobiographies littéraires. Au contraire, elle repose sur un pouvoir narratif nouveau accordé aux images, qui renverse la hiérarchie entre représentation textuelle et représentation visuelle, pour décloisonner et renouveler le genre de l’autobiographie (Baetens 2012).
Aborder le récit graphique au degré post-obligatoire est d’autant plus pertinent si l’on considère que la nature multimodale (Lebrun, Lacelle & Boutin 2012; 2017) du support fait écho aux pratiques culturelles ordinaires des adolescent·e·s. L’omniprésence de l’image dans leur quotidien – que ce soit dans la consommation de séries ou de plateformes vidéo, dans leurs moyens de communication ou de socialisation – légitime l’enseignement d’une production, qui en plus d’être extrêmement riche en possibilités de développer des compétences propres à la lecture littéraire (Simard, Dufays, Dolz & Garida-Debanc 2010), permet également de favoriser l’acquisition d’une compétence critique de l’image (Lewis 2001).
Ainsi, l’enseignement du récit graphique, peu présent en classe de littérature, permet de se rapprocher de la culture adolescente, pour favoriser le développement de la littératie multimodale, mais également pour forger une sensibilité esthétique problématisant l’exhibition de soi encouragée par le numérique (Han 2017). Face aux problèmes d’immersion ressentis par certain·e·s élèves à la lecture d’œuvres du patrimoine littéraire (Vandendorpe 2012), le récit graphique est un intermédiaire foisonnant, facilitant une lecture engagée et créant des ponts entre littérature, arts et usages ordinaires, enjeux soulignés notamment par Marianna Missiou:
Enseigner la bande dessinée est un défi que l’enseignement scolaire doit relever, en particulier pour établir les liens entre la littératie traditionnelle et les nouvelles formes de la culture médiatique. Mais il ne s’agit pas seulement de former des lecteurs experts et critiques, aussi bien à l’aise dans le monde des lettres que celui des représentations figuratives, pour démêler les productions discursives combinant des codes variés. Il s’agit aussi de former des lecteurs sensibles, impliqués, entrant en résonance symbolique avec les œuvres, pour s’accomplir à part entière comme sujets-interprètes. (Missiou 2012: 98)
Nous mènerons une réflexion sur l’apport du récit graphique à l’enseignement du français au degré post-obligatoire. Écrits à la première personne, avec une identification assumée entre auteur·trice, narrateur·trice et personnage, ce qui implique clairement la présence d’un pacte autobiographique (Lejeune 1975), ces récits abordent l’intime et des thématiques contemporaines complexes, qui résonnent avec l’expérience du monde actuel. De plus, les dimensions langagières et visuelles lient et confrontent les pratiques adolescentes de mise en scène de soi à un pendant littéraire qui dépasse les formes exhibitionnistes pour viser, au contraire, une esthétisation du vécu par un processus d’auto-construction de soi. Dans les pages qui suivent, nous tenterons d’explorer les richesses des mémoires graphiques dans une volonté d’en saisir le potentiel pour l’enseignement de la littérature, ceci en esquissant quelques pistes didactiques à partir d’un corpus composé de Fun Home (Bechdel 2006), Persepolis (Satrapi 2000-2003) et Wonderland (Tirabosco 2015)2.
Les spécificités du mémoire graphique
Pour comprendre l’intérêt du mémoire graphique pour l’enseignement de la littérature, il convient d’en expliciter les composantes narratives et les caractéristiques, par rapport à un récit autobiographique «traditionnel». En mettant en évidence ses éléments constitutifs3, nous souhaitons montrer la manière dont celui-ci engage les élèves dans une posture active de lecteur·trice·s-interprètes. Dès lors, nous abordons le récit graphique à la fois comme une lecture stimulante et motivante pour les élèves (lecture plaisir) et comme une lecture permettant de développer des compétences en lecture et interprétation littéraires (lecture savante) (Simard, Dufays, Dolz & Garida-Debanc 2010).
Figure 1: Les composantes narratives du mémoire graphique
La bulle bleue regroupe les caractéristiques principales de la narration autobiographique traditionnelle. En plus du pacte autobiographique, déjà mentionné, ce genre se démarque par l’adoption d’une perspective rétrospective. Le narrateur homodiégétique (Genette 1972) est à la fois l’instance énonciative cadrant le récit et le personnage principal des événements relatés. Le «je» revient sur son passé pour y puiser souvenirs, anecdotes et expériences intimes vécues. Son récit est en outre fondé sur un pacte référentiel avec le lecteur·trice, par lequel est affirmée l’authenticité des faits narrés.
Le mémoire graphique (encadré vert) repose sur les mêmes rouages, qui sont augmentés et enrichis par le support graphique de la bande dessinée (en violet). Ainsi, en plus d’éléments descriptifs renvoyant aux perceptions, pensées et émotions – présentes ou passées – du «je» auteur·trice/narrateur·trice/personnage, le support graphique inclut également sa représentation physique à travers le temps (autoportrait du «je» enfant/adolescent·e/adulte). Cette instance cadre notamment le récit par le biais de récitatifs, tout en apparaissant sur les planches (représentation visuelle) et en étant le personnage principal des souvenirs exposés. Sur une même planche peuvent donc coexister un «je narrant» (auteur·trice/narrateur·trice) et un «je narré» (personnage). En ce sens, le support graphique permet de réunir les différents temps du récit, présent et passé, dans un espace-temps partagé (ou «spatio-topie» selon Groensteen 1999: 25-26). Lors de la lecture, la présence simultanée de textes et d’images a le potentiel de créer des effets de temporalité inédits où narrateur·trice et personnage coexistent au sein de l’espace-temps de la planche, tout en renvoyant chacun à une temporalité propre. Par ailleurs, le récit graphique permet l’imbrication ou la reproduction d’autres médias, tels que des photographies ou des extraits de sources secondaires (journal, page de livre, etc.), qui enrichissent le pacte référentiel ou la dimension historique du récit, par la présence d’éléments ayant une valeur documentaire. Au sein du support graphique, l’apparition visuelle d’autres médias crée des strates de significations originales et riches, identifiables et interprétables par le lecteur·trice, indépendamment des bulles (intradiégétiques) et des récitatifs (extradiégétiques) contenant du texte.
La particularité de la narration graphique, et plus largement de la bande dessinée, est donc qu’elle s’appuie autant sur le code textuel que sur le code iconique, les deux modes s’imbriquant dans une relation d’interdépendance pour produire le récit. Ainsi, les deux contribuent à la création d’effets de sens saisissables pour le lecteur·trice qui navigue, hiérarchise et interprète les images en même temps que le texte. En ce sens, le support de la bande dessinée place l’interprète dans une posture active, puisqu’il est appelé: à comprendre les enjeux de la narration multimodale, soit la combinaison intrinsèque de deux modes distincts produisant du sens (textuel et visuel); à décoder les effets du récit à partir du tissage entre les différentes unités de la bande dessinée intégrées dans une séquence (case, bande, planche, album); ainsi qu’à produire du sens sur la base des qualités esthétiques et expressives du dessin.
Les enjeux de la narration multimodale
Pour illustrer l’imbrication de différents modes au sein du récit graphique, nous proposons de partir d’un exemple de double planche tiré de Fun home: une tragicomédie familiale. Il s’agit d’un récit sur le passage de l’enfance à l’âge adulte (récit d’apprentissage ou coming-of-age) de l’autrice et illustratrice Alison Bechdel, qui retrace plus particulièrement les liens complexes entretenus avec son père, décédé à l’âge de quarante-quatre ans des suites d’un accident, aux allures de suicide. Ayant appris à l’âge adulte l’homosexualité cachée de son père, cette dernière part à la recherche des traces de ce secret familial dans ses souvenirs d’enfance et d’adolescence. Fun home est une autobiographie familiale aux thématiques multiples, telles que l’identité, la complexité des liens familiaux ou la découverte de la sexualité.
Cette double planche se situe au cœur du récit et se présente par le biais d’une mise en page «décorative», à l’intérieure de laquelle prime une organisation esthétique du contenu narratif (Peeters 2003). Elle intervient dans le récit d’un souvenir où la narratrice, alors étudiante, revient dans la maison de famille et découvre, dans une boîte, une photographie prise par son père, à un moment où l’orientation sexuelle de ce dernier lui était encore inconnue. La photographie représente Roy, l’ancien jardinier et baby-sitter de la famille, dans une posture dénudée permettant de comprendre la relation intime qui le liait à son père. Ce moment du récit est particulièrement intéressant à aborder: d’abord, parce qu’il se démarque de la mise en page rhétorique habituelle de Fun Home, composée de cases de tailles différentes dans le reste de l’album; mais également parce qu’il thématise l’homosexualité du père par l’incrustation et la reproduction visuelle du médium de la photographie, ainsi que par la juxtaposition de strates de temporalité au sein du même espace spatio-topique. La voix présente dans les récitatifs renvoie à Alison-adulte et au temps de la narration; la main à la temporalité du souvenir raconté, où le personnage Alison-adolescente découvre la boîte; et la photographie à une période antérieure où la protagoniste était une enfant. Ce feuilletage temporel est par ailleurs hiérarchisé, les récitatifs apparaissant au premier plan. Par le biais de l’organisation esthétique du contenu, la temporalité de l’instance narrative prend le dessus sur les temporalités racontées, montrant ainsi visuellement la primauté de la voix d’Alison-narratrice pour la compréhension et la perception des événements racontés.
Alison Bechdel, Fun Home: une tragicomédie familiale, p.104-105 © Éditions Denoël 2006.
À travers cette double planche, on peut s’attarder sur les effets d’immersion possibles à partir de l’hybridation entre le texte et l’image, impliquant les lecteur·trice·s dans une activité interprétative importante. L’immersion en question repose d’abord sur le cadrage, qui signale une rupture narrative. Cette double planche étant précédée et succédée par des planches «classiques» (avec une articulation entre plusieurs cases comprenant des dialogues), cet effet de rupture permet au lecteur·trice de comprendre qu’il s’agit d’un épisode central du récit. À cela s’ajoutent les trois strates de temporalités, lors de la lecture conjointe des illustrations et des récitatifs, qui cadrent le récit du souvenir en même temps qu’ils reproduisent les pensées et émotions de la narratrice. Il y a en effet une plongée dans la temporalité de la photographie, par le biais d’une technique d’«ocularisation interne primaire», plaçant le lecteur·trice dans la vision subjective du personnage (Jost 1989). L’ocularisation interne primaire «renvoie au point de vue interne du personnage sur lequel le récit est focalisé» (Baroni 2020: 9), soit dans cet exemple la main du personnage, qui permet au lecteur·trice de comprendre qu’il·elle est placé·e dans la subjectivité d’Alison-étudiante. Cette forme de complicité entre le lecteur·trice et le personnage est également encouragée par le plan rapproché et le placement physique de la main du lecteur·trice sur celle du personnage lors de la lecture de cette double planche.
Sur cette base, on peut entamer un travail de repérage, d’analyse et interprétation, en mettant l’accent sur les capacités inférentielles des élèves, convoquées par l’hybridation texte-image (multimodalité), ainsi que sur les codes spécifiques de la bande dessinée. En l’occurrence, cet exemple illustre les enjeux de l’utilisation co-dépendante des deux codes sémiotiques, invitant le lecteur·trice à interpréter l’homosexualité secrète du père. La rupture dans le tissage iconique (double planche, absence de cases et de dialogues, cadrage, etc.), la reproduction visuelle du médium de la photographie et le commentaire de la narratrice-adulte sur «la façon dont [son père] jonglait entre sa personne publique et sa réalité privée» se nourrissent simultanément pour suggérer le secret du père, sans que celui-ci soit verbalement explicité à ce moment du récit. Par ailleurs, la mise en page, et les multiples strates de profondeurs qu’elle recèle, suggèrent également la complexité de la thématique de l’homosexualité, qui se situe au cœur de l’œuvre.
Explorer les enjeux de l’utilisation conjointe des modes visuel et textuel dans Fun Home, et plus largement, dans le système de la bande dessinée, permet de saisir la manière unique dont ce médium produit du sens. En effet, la compréhension du système de la narration graphique ouvre la voie à une richesse interprétative spécifique au support, permettant de développer des compétences en analyse et interprétation inédites, que la littérature «classique» ne pourrait exprimer avec des moyens exclusivement verbaux. L’élève aurait dès lors le potentiel de développer à la fois des compétences en interprétation de texte et en interprétation d’images. L’album permet en ce sens de travailler à l’acquisition d’une littératie multimodale, à partir de la compréhension et de l’analyse des mécanismes énonciatifs du récit graphique.
Construction du sens à partir de la séquence
En parallèle des enjeux liés à sa nature plurisémiotique, nous souhaitons montrer comment le récit graphique construit des effets de sens à partir de la disposition spatio-topique, plus spécifiquement à partir des liens entre les images fixes et la séquence dans laquelle elles apparaissent (interrelations entre vignette, bandeau, planche, double planche, etc.). Afin d’illustrer cette dimension, nous proposons de commenter deux planches tirées de Persepolis de Marjane Satrapi (2000-2003). Persepolis est un mémoire graphique en noir et blanc, retraçant les étapes marquantes de la vie de la narratrice, Marji, de son enfance vécue à Téhéran durant la révolution islamique, jusqu’à son adolescence et début de vie d’adulte en Autriche. Cet extrait, qui apparaît dans la deuxième partie du récit (tome 2), se situe dans le contexte de la révolution iranienne. L’épisode retrace un souvenir d’enfance, en l’occurrence le retour de Marji-enfant et de sa mère dans leur quartier de Téhéran, après une série de bombardements. Découvrant les ruines de maisons et bâtiments détruits par les bombes, l’enfant questionne sa mère au sujet d’amis de la famille dont la maison a été visiblement détruite. Tandis que la mère tente de l’éloigner des lieux (les personnages se dirigent à droite, hors case), cette dernière découvre un bracelet appartenant à son amie Néda, qui lui confirme la mort probable de cette dernière.
Marjane Satrapi, Persepolis © L’Association 2007.
La narration, homodiégétique, est entièrement prise en charge par les récitatifs de la narratrice-adulte, qui raconte un épisode marquant de son enfance en Iran, en tentant de verbaliser son ressenti au moment des faits. Dans ce but, le foyer perceptif évolue pour adopter progressivement le point de vue du personnage (Marji-enfant). Le lecteur·trice passe donc d’un point de vue externe, qui correspond aux cadrages adoptés dans les quatre premières cases, vers un point de vue interne dans la toute dernière case (Baroni 2017b). Tandis que le développement du récit des cinq premières vignettes repose principalement sur les récitatifs de la narratrice-adulte, que les images illustrent, les trois cases en fin de séquence opèrent un glissement progressif vers le point de vue interne de l’enfant, d’abord en montrant ses émotions par des plans rapprochés sur son visage, puis par le biais d’une case noire, qui correspond à une ocularisation interne, puisque la fillette cache ses yeux pour ne pas voir le spectacle, l’image étant accompagnée du commentaire «aucun cri du monde n’aurait suffi à soulager ma souffrance et ma colère.». Par ailleurs, le moment où le récit adopte le point de vue interne du personnage, la prise en charge du récit est davantage déléguée à l’expressivité du dessin. Dès lors que l’héroïne (Marji-enfant) place ses mains sur les yeux, le lecteur·trice est invité à s’immerger dans le point de vue de l’enfant, par le biais d'une case noire qui exprime en quelque sorte l’indicible et incite à interpréter et ressentir ses émotions (souffrance, deuil, etc.). En d’autres termes, il s’agit d’un moment de débrayage du point de vue de la narratrice pour se réancrer dans le point de vue du personnage. La case noire, qui clôt le récit du souvenir, est située à la fin de la séquence et du chapitre «Le Shabbat» (tome 2). Elle peut être interprétée comme une ellipse, dont l’effet est de créer une rupture narrative servant, d’une part, à renforcer l’importance de ce souvenir traumatisant, d’autre part, à focaliser l’attention du lecteur·trice sur les émotions de Marji-enfant. Agissant comme un support immersif, l’adoption du point de vue du personnage favorise une lecture affective, à partir d’une démarche analytique visant à déceler et à interpréter les effets de sens présents dans le tissage iconique de cette séquence. Il y a donc de la part du lecteur·trice un va-et-vient entre une lecture participative et une lecture distancée, ce qui correspond à la lecture littéraire, telle qu’elle a été développée dans les recherches en didactique du français (Dufays, Gemenne & Ledur 2015).
Le deuxième exemple est tiré de la dernière partie du récit (tome 4, chapitre «Les Chaussettes»), dans laquelle Marjane quitte l’Autriche et revient en Iran. Bien que la guerre soit terminée, Téhéran est toujours aux prises avec le fanatisme religieux, qui se manifeste notamment par une restriction importante des libertés individuelles. En l’occurrence, c’est un passage où la narratrice revient sur la nécessite, pour une femme, en Iran dans les années 1980, de maintenir une séparation entre une identité privée et une identité publique. La planche thématise la pression exercée par l’État islamique d’Iran, sur la liberté et l’identité féminines.
Marjane Satrapi, Persepolis © L’Association 2007.
Alors que les récitatifs explicitent les enjeux entre l’identité publique et l’identité privée, la disparité entre les deux étant associée à une forme de schizophrénie, c’est par le biais de la comparaison visuelle entre les deux vignettes que le lecteur·trice peut interpréter cette problématique centrale. En ce sens, les récitatifs cadrent et guident le récit, tandis que l’implication du lecteur·trice est activée par l’organisation et les choix graphiques de la planche. Le dispositif «en miroir» incite en effet à s’arrêter sur les deux images pour les comparer et réfléchir à la question de l’identité féminine aux prises avec la religion. En outre, la protagoniste n’est reconnaissable que sur la bande inférieure, dans son identité privée. Le dispositif graphique encourage dès lors une forme de suspension réflexive, visant à comparer les deux images de près. Sur la vignette du haut, les femmes sont représentées debout, et portent toutes la même tenue. Seuls certains attributs, les lunettes par exemple, et les expressions du visage (colère, sourire, perplexité) permettent une forme d’identification ou de différentiation. En comparaison, sur la bande inférieure, les femmes sont représentées dans des postures plus hétérogènes (assise, debout). De plus, la diversité des coupes de cheveux et des tenues vestimentaires (robes, décolletés, etc.), la présence d’attributs tels que le rouge à lèvres ou les bijoux, ainsi que la variété d’expressions faciales connotant de la joie, ce qui permet au lecteur·trice de produire certaines inférences au sujet de l’emprise des autorités iraniennes sur l’existence et l’identité sociales, sans que cela soit explicité par la narratrice. La mise en œuvre d’une compétence critique de l’image permet dès lors de comprendre les valeurs véhiculées par le dessin, que le texte seul ne permet pas de construire. En effet, l’appropriation des codes multimodaux de la narration graphique encourage le développement «d’une compréhension beaucoup plus explicite du sens porté par l’image en elle-même comme dans ses interactions avec le texte» (Boutin 2015: 35).
Plus généralement, la familiarisation avec les mécanismes narratifs et immersifs propres à la bande dessinée favorise l’élaboration d’une appréciation argumentée des œuvres. En travaillant l’analyse et la compréhension des procédés impliqués dans la narration graphique, notamment en lien avec le tressage iconique entre les images, les élèves sont invité·e·s à adopter une distance critique qui, en retour, favorise une lecture plus affective des œuvres. L’actualisation d’une lecture engagée passe en ce sens par une première phase, analytique – processus que nous avons tenté d’illustrer en convoquant les deux exemples de Persepolis. C’est précisément dans ce passage délicat entre lecture savante et lecture plaisir qu’intervient l’enseignant·e, d’une part en proposant des œuvres renvoyant à l’histoire contemporaine, d’autre part en guidant les élèves dans l’approche d’un nouvel objet, intrinsèquement multimodal, ayant ses propres codes de lecture, d’analyse et d’interprétation.
Sensibilisation aux dimensions esthétiques
L’une des spécificités de la narration graphique étant la rencontre entre littérature et arts visuels, dans cette partie, il s’agira d’explorer l’esthétique visuelle du mémoire graphique dans sa capacité, d’une part, à engager le lecteur·trice dans l’activité d’analyse et d’interprétation à partir de l’image, d’autre part, à laisser une place importante à sa subjectivité, qui puisse mener au développement d’une relation esthétique aux objets littéraires (Schaeffer 2016). En d’autres termes, il s’agit de sensibiliser les élèves aux dimensions artistiques des albums afin de stimuler leur «immersion mimétique dans l’univers représenté» (Schaeffer 2016: 17). Nous souhaitons donc réfléchir à l’actualisation du récit par le sujet-lecteur·trice (Rouxel 1996; Rouxel et Langlade 2004) à partir de la monstration visuelle, en tâchant «d’objectiver les vecteurs immersifs et intrigants mobilisés par l’auteur» (Baroni 2017a: 83), en l’occurrence par l’intermédiaire du dessin.
Notre argument sera illustré par une double planche du mémoire graphique Wonderland de Tom Tirabosco (2015). Celui-ci relate l’enfance et les liens familiaux du narrateur Tommaso – allant de la rencontre de ses parents à la naissance de son frère Michel, physiquement handicapé – en même temps qu’il dévoile les multiples influences ayant façonné l’imaginaire de l’auteur et illustrateur. Wonderland est donc un mémoire graphique centré à la fois sur les relations familiales et sur la relation esthétique à différents univers littéraires et artistiques. En ce sens, le récit graphique se présente comme une mise en abyme de l’univers créatif de Tirabosco, qui transparaît par le biais de l’expressivité et de la valeur métaphorique du dessin. La double planche qui nous intéresse plus particulièrement apparaît au début du récit. Elle thématise le rapport privilégié que l’auteur/narrateur entretient avec la lecture, en l’occurrence celle de bandes dessinées.
Tom Tirabosco, Wonderland © Atrabile 2015.
Le présent de la narration, qui mêle le narrateur adulte au personnage Tommaso-enfant, fournit un cadre à partir duquel le lecteur·trice plonge dans le point de vue de l’enfant: «Béni[e] soit la période de Noël. Il fait froid dehors, et j’ai la permission de traîner des jours entiers dans ma chambre où je lis et re-lis mes albums de bande dessinée préférés». Il s’agit d’un récit focalisé sur le «je» enfant (entrée dans son imagination) et d’un récit à focalisation élargie, cadré par le narrateur-adulte (Baroni 2017b: 6-8). La gestion de l’information est en effet gérée par le narrateur-adulte, tandis que le foyer perceptif mélange le point de vue externe de ce narrateur, qui s’exprime verbalement, à son point de vue interne de personnage, dont les perceptions sont rendues visibles par le biais du dessin. À cela s’ajoute l’éclatement de la mise en page de l’album (absence de vignettes), puisque le dessin envahit la double planche et acquiert ainsi une dimension métaphorique. La liberté dans l’organisation spatio-topique peut être interprétée comme une manifestation visuelle de la liberté d’imagination découlant de la lecture de bandes dessinées. Dès lors, le remplacement progressif d’éléments du monde réel par l’univers maritime rend visible la puissance de l’imaginaire fictionnel et l’immersion intense qu’elle engendre. Le lit se transforme en bateau, la chambre en océan, tandis que le monstre à tentacules, renvoyant au monde imaginaire, cherche à s’emparer du monde réel – représenté dans les bulles de dialogue «Tom, à table !!!» et «J’arrive ! …», échangé entre Tom et sa mère – en attirant l’enfant vers le bas, dans l’univers de la fiction. Ainsi, l’envahissement de la planche par le dessin crée une rupture narrative visant ici à thématiser la puissance de la littérature et son pouvoir d’immersion fictionnelle, intense au point d’éloigner Tommaso-enfant de la situation diégétique qui l’entoure. La prise en charge du récit par l’image rompt en effet avec la temporalité linéaire pour reproduire les représentations mentales de l’enfant. Elle métaphorise en ce sens la suspension du temps engendrée par une immersion fictionnelle intense. Ceci explique d’ailleurs le choix de la planche de droite comme couverture de l’album, et donc comme support visuel du titre Wonderland (pays des merveilles).
L’interprétation de cette double planche demande un travail d’analyse de ces différentes dimensions (organisation spatio-topique, effets de cadrage, place du dessin, etc.), qui a le potentiel de sensibiliser les élèves à la dimension esthétique inhérente aux œuvres graphiques. En l’occurrence, il est intéressant d’aborder la manière dont cette double planche rompt avec le rythme linéaire du récit et encourage les lecteur·trice·s à s’attarder de manière quasi contemplative sur le dessin, pour en dégager les effets et saisir l’importance de la monstration visuelle au sein du médium de la bande dessinée. Plus généralement, la prise en compte de leur subjectivité devient l’occasion de réfléchir à l’immersion fictionnelle – en tant que source d’émotions et de plaisir – et à l’apport de la littérature dans la création d’univers mentaux.
Conclusion
En convoquant des exemples tirés de trois œuvres particulièrement riches, tant d’un point de vue littéraire qu’esthétique, nous avons cherché à montrer l’engagement du lecteur·trice dans l’activité d’analyse critique, d’interprétation et d’immersion affective, rendu possible par le médium de la bande dessinée. Nous avons illustré, par le biais de trois axes différents, la convocation du récit graphique comme support d’une lecture littéraire «comprise comme un va-et-vient maximal entre les modalités la «participation» psychoaffective (dominante dans la lecture dite «ordinaire») et la «distinction» critique (qui domine, quant à elle, la «lecture savante»)» (Simard, Dufays, Dolz & Garida-Debanc 2010: 242). À l’issue de cette réflexion, l’approche du récit graphique en classe de littérature nous apparaît particulièrement porteuse à plusieurs niveaux. La nature plurisémiotique du support facilite l’acquisition de compétences et d’une littératie multimodale, par la compréhension des mécanismes de mise en intrigue propres à l’utilisation conjointe des modes textuel et graphique (partie 2). De plus, le travail sur les codes spécifiques à la narration séquentielle et l’approche critique de l’énonciation graphique soutiennent le développement de compétences nouvelles, en lien avec les procédés propres à la narration par l’image, en même temps qu’elles élargissent le bagage analytique des élèves en sémiotique visuelle (partie 3). Enfin, la sensibilisation aux dimensions esthétiques du récit graphique, favorisant une posture contemplative pour la création de sens, encourage une lecture affective et permet de travailler les œuvres à partir de leurs actualisations subjectives par les élèves (partie 4).
Notre but était d’esquisser quelques pistes didactiques illustrant les richesses du récit graphique, tant dans une perspective de décloisonnement disciplinaire, que du point de vue d’un alignement curriculaire avec les objectifs du plan d’étude de la formation post-obligatoire. En ce sens, des œuvres telles que Fun Home, Persepolis ou Wonderland répondent aux exigences et objectifs disciplinaires présents dans le plan d’étude, en lien avec l’étude des genres littéraires, des outils narratologiques et des procédés propres à la création littéraire (objectifs explicités dans le Plan d’étude pour l’école de maturité: 17). En même temps, il nous semble que l’enseignement de mémoires graphiques permet de familiariser les élèves avec une création littéraire contemporaine très peu abordée en classe, en les faisant notamment réfléchir à des thématiques importantes, liées à leur expérience actuelle du monde. De plus, la narration plurisémiotique a le potentiel d’entrer en résonnance avec leurs pratiques ordinaires, qui font abondamment usage de l’image. L’approche du genre autobiographique par le roman graphique, quant à elle, ouvre la voie, non seulement à un travail sur les spécificités génériques de l’autobiographie «traditionnelle» (pacte, thématiques, narration rétrospective), mais permet également le développement de nouvelles compétences d’analyse et d’interprétation mono- et multimodales. Certains apprentissages et enjeux poursuivis en travaillant sur le récit graphique sont de ce fait également transposables à l’analyse de textes littéraires classiques, en particulier l’autobiographie.
Il va de soi que l’enseignement de récits graphiques nécessite de la part des enseignant·e·s un investissement conséquent4, en termes de travail sur les spécificités du support (histoire littéraire/caractéristiques) et de transmission d’un lexique technique nécessaire à l’analyse et à l’interprétation. Le médium nous semble néanmoins être une ressource indéniable pour le renouvellement de l’enseignement post-obligatoire de la littérature, notamment pour la création de séquences didactiques inédites. Notre visée n’était pas de prôner un remplacement des lectures du patrimoine, qui ont comme valeur irremplaçable de permettre aux adolescent·e·s d’acquérir des codes communs pour lire le monde et la culture, en même temps que de se situer dans le champ culturel et historique de la littérature (Dufays 2007). Notre but était plutôt d’illustrer les manières d’impliquer les élèves dans la lecture et l’interprétation actives, motivées par les richesses narratives et esthétiques du médium graphique. Pourquoi oser le récit graphique dans l’enseignement de la littérature au degré post-obligatoire? voilà la question à laquelle nous souhaitions réfléchir et dont nous espérions partager la réponse avec les enseignant·e·s et didacticien·ne·s de la littérature.
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Pour citer l'article
Violeta Mitrovic, "Enseigner les mémoires graphiques au degré post-obligatoire: réflexions et pistes didactiques", Transpositio, n°4 Enseigner la bande dessinée comme (de la) littérature, 2021https://www.transpositio.org/articles/view/enseigner-les-memoires-graphiques-au-degre-post-obligatoire-reflexions-et-pistes-didactiques
Voir également :
Lire Maus à l’école, entre simplicité et complexité
La bande dessinée et le roman graphique sont aujourd’hui des genres qui ne souffrent plus de défaut de légitimité critique. Le roman graphique doit largement la sienne, et même ses lettres de noblesse, à Maus d’Art Spiegelman (2012a), dont il sera question ici. Si la critique s’est, depuis plusieurs décennies, emparée de cette œuvre de manière à en baliser très largement les enjeux esthétiques, historiques, philosophiques, etc.{{On se reportera à la bibliographie associée à l’article de Hillary Chute (2020), traduit par Raphaël Baroni et Sébastien Graber dans ce numéro, pour une sélection des plus fondamentaux de ces travaux.}}, il reste pourtant un domaine, celui de la didactique, où quelques points restent à éclairer. Et si faire figurer Maus aux programmes des écoles secondaires n’est plus forcément un tabou de nos jours, encore n’est-il pas inutile de (re)poser la question: pourquoi et comment enseigner cette œuvre?
Lire Maus à l’école, entre simplicité et complexité
La bande dessinée et le roman graphique sont aujourd’hui des genres qui ne souffrent plus de défaut de légitimité critique. Le roman graphique doit largement la sienne, et même ses lettres de noblesse, à Maus d’Art Spiegelman (2012a), dont il sera question ici. Si la critique s’est, depuis plusieurs décennies, emparée de cette œuvre de manière à en baliser très largement les enjeux esthétiques, historiques, philosophiques, etc.1, il reste pourtant un domaine, celui de la didactique, où quelques points restent à éclairer. Et si faire figurer Maus aux programmes des écoles secondaires n’est plus forcément un tabou de nos jours, encore n’est-il pas inutile de (re)poser la question: pourquoi et comment enseigner cette œuvre?
La question du «comment» trouvera, dans les paragraphes qui suivent, des éléments de réponse dans les propositions théoriques et méthodologiques qui seront avancées, mais elle rencontrera également une limite qu’il faut signaler d’emblée: notre proposition ne se présente pas comme le compte-rendu d’une expérience testée en classe, mais comme une réflexion plus générale, préalable à la conception de séquences d’enseignement liées à la bande dessinée2. Quant au «pourquoi», qui guidera notre démarche de manière plus centrale, il faut aussi apporter quelques précisions. Le bénéfice le plus évident d’une lecture de Maus à l’école est sans doute à chercher dans les liens que cette œuvre tisse avec l’histoire: celle de la Seconde Guerre mondiale, de la Shoah, de la vaste problématique du témoignage qui s’y rapporte. Rappelons en quelques mots le propos de ce livre, résolument non fictionnel. Art Spiegelman, auteur-narrateur du récit, met en scène sa propre démarche, consistant à recueillir auprès de son père Vladek l’histoire de ce dernier, entre le milieu des années 1930 et le présent de son témoignage (1978), en tant que Juif polonais, survivant d’Auschwitz et émigré aux USA. Même si le bénéfice historique est central dans la perspective d’un enseignement scolaire (voir Brown 1988), il s’agira moins de cela, ici, que d’envisager l’intérêt de cet enseignement sous l’éclairage de la didactique de la lecture littéraire.
Notre hypothèse est la suivante: lire Maus participe d’une éducation à la lecture littéraire. Et ce, à double titre: 1. en tant que l’enseignement de la lecture littéraire doit aujourd’hui bénéficier d’un renouvellement générique (Ouellet 2016: 210); 2. en tant que la lecture littéraire se présente comme un «va et vient dialectique» (Dufays 2002: 22-26) entre différents pôles évolutifs, déterminés en l’occurrence par deux notions fondamentales, celle de la simplicité et celle de la complexité3. Précisons d’emblée que cette catégorisation est heuristique et donc appelée à se modifier en cours de réflexion. Il ne sera évidemment pas question de considérer la bande dessinée comme véhicule unilatéral de simplicité par rapport à la littérature canonique, ni de suggérer que Maus est une œuvre simple – au contraire, elle se caractérise par sa complexité – mais d’envisager le médium du récit graphique comme un facilitateur de lecture, ayant comme dessein d’introduire le·la lecteur·trice à la complexité d’enjeux divers (esthétiques, historiques ou éthiques). On verra aussi, par la vertu du «va et vient dialectique» évoqué précédemment, que le passage du simple au complexe n’est pas à sens unique et que le mandat éducatif discuté ne s’affirme pas par l’unique vecteur du maître à l’élève.
Du zoomorphisme comme facilitateur
Maus est un récit graphique fondé sur le zoomorphisme de ses protagonistes: les Juifs ont des têtes de souris, les nazis des têtes de chats. Dès la couverture, le couple emblématique du chat et de la souris expose la métaphore animalière qui sera filée tout au long du récit. Vers la fin du second tome, on observe que les soldats américains sont représentés sous la forme de chiens, ce qui renforce la chaîne métaphorique: les chiens courent après les chats, qui courent après les souris. Même si d’autres animaux interviennent pour prêter leur identité symbolique aux peuples représentés (en particulier les cochons pour les Polonais, mais aussi les élans pour les Suédois, entre autres) et que ceux-là éludent quelque peu la logique de prédation, c’est avant tout ce couple souris-chat qui importe, et qui donne au zoomorphisme de Maus un aspect systémique. La simplicité initiale qui préside à l’approche de l’œuvre est fondée sur le très fort potentiel structurant de cette métaphore.
En plus du recours à la logique de prédation des espèces convoquées, qui lui fournit un argumentaire naturel, cette structure préalable opère de manière nette sur l’horizon d’attente de la lecture à un niveau culturel. En effet, un tel système fait écho à d’innombrables productions culturelles antérieures, en particulier dans les publications destinées à la jeunesse: illustrations des Fables de La Fontaine, du Vent dans les saules de Beatrix Potter, etc. Plus directement, ce sont les cartoons américains du XXe siècle qui sont sollicités, les Silly symphonies, les Funny animals, Tom & Jerry, la figure incontournable de Mickey Mouse, comme – déjà – leurs détournements underground et en premier lieu Fritz the Cat de Crumb. Outre que ces influences sont pleinement revendiquées par Spiegelman dans les explications qu’il donne à Hillary Chute de la genèse de Maus4, il est raisonnable de postuler une telle reconnaissance de ce substrat au niveau de la réception de l’œuvre, en particulier s’agissant d’un public jeune et en situation de scolarisation5.
De la métaphore naturelle à la codification culturelle s’installe au demeurant une structure d’accueil de la lecture, fondée sur une simplicité initiale qui «facilite»6 celle-ci. Personne ne s’étonnera de voir des souris parler et interagir comme des humains, parce que les codes qui président à cette transformation ont été intégrés dès l’enfance. Pour le dire dans les termes de Steve Baker, dans de tels récits, «la présence animale est systématiquement justifiée; l’animal est le support approprié pour ces messages, ne serait-ce qu’à cause du fait que, comme le disait Bettelheim, "les enfants ont une affinité naturelle avec les animaux"» (Baker 2001: 136, m.t.7). On remarquera, au passage, qu’une telle simplicité n’est pas remise en question par la collision, qui ne manque pas de survenir, entre ces deux étapes de la mise en place du système de réception de Maus – en particulier le fait que le monde décrit est régi par des règles humaines et non animales, les protagonistes laissant périodiquement oublier leur caractère de souris au profit d’interactions ordinaires. Comme l’explique l’auteur: «Le fait que Vladek et Art sont des souris – on n’y fait plus attention – ils discutent, c’est tout.» (Spiegelman 2012b: 134)
N’y faire plus attention revient à laisser aux lecteurs·trices la possibilité d’orienter leur curiosité vers le contenu du récit plutôt que vers sa forme. Aux dires de Spiegelman lui-même, un effet possible de la lecture de Maus serait celui d’une immersion, d’un «état de rêverie que procure tout récit» (Spiegelman 2012b: 135), effet dont nous postulerons ici le caractère initial. Plus encore, aux dires de Ouellet, «le genre du roman graphique favorise […] une lecture littéraire “modalisante” […] c’est-à-dire que l’œuvre fait immédiatement entrer le lecteur dans un monde imaginaire» (2016: 29). Cet «imaginaire immédiat» est certes problématique – il pourrait même passer pour fallacieux, s’agissant d’une œuvre non fictionnelle8 et portant sur le chapitre le plus sombre de l’histoire du XXe siècle. Mais s’il offre un tremplin de lecture pour entrer dans Maus, il présente dès lors une opportunité pédagogique non négligeable, à travers ce que Marianne Hirsch nomme la «stratégie esthétique»9 de l’usage du zoomorphisme dans l’œuvre. Nous observerons donc plus avant la question de la lecture en immersion, via son ancrage dans les réflexions en didactique de la lecture littéraire.
Zoomorphisme et lecture immergée
Parmi les nombreux·es auteur·e·s à s’être penché·e·s sur la question, celui qui nous intéressera en premier lieu est Bertrand Gervais, qui distingue deux «régies de lecture» littéraire, la lecture en progression et la lecture en compréhension (Gervais 1992). Si la seconde doit être envisagée comme une relecture, paradigmatique et critique, la première correspond à une première lecture, immersive, syntagmatique et dirigée vers sa propre fin, dans une perspective caractéristique a priori des lectures de l’enfance: «un tel régime est le mandat des lectures décrites comme naïves, initiales ou encore premières d’un texte» (Gervais 1992: 12). La référence à Gervais, dont l’article est aujourd’hui assez ancien, nous semble intéressante justement dans la mesure où la binarité exprimée entre progression et compréhension est polarisée axiologiquement. Pour Gervais, ce qui caractérise la lecture littéraire est bien le passage à la compréhension, lecture seconde, adulte, valorisée au détriment de la première. Les nombreuses conceptualisations ultérieures de cette différence entre lecture immersive et lecture critique tendent à «nuancer cette opposition» (Bemporad 2014: 68). Annie Rouxel, notamment, lorsqu’elle fait état d’un binôme comparable entre «lecture cursive» et «lecture analytique», propose d’emblée de les inscrire dans une dynamique de «complémentarité» (Rouxel 2000). Pour notre analyse toutefois, s’en tenir à une séparation (certainement fallacieuse, comme on l’a vu, mais heuristique) entre progression et compréhension nous intéresse, parce qu’elle recoupe les observations de Spiegelman, lorsqu’il commente les effets progressifs qu’il envisage de la lecture de Maus:
Un des avantages qu’il y a à utiliser ces visages masqués, c’est que ça crée une sorte de réaction empathique en ôtant aux visages leur spécificité – ça permet de s’identifier, pour se trouver ensuite coincé avec sa propre humanité corrompue et défectueuse. (Spiegelman 2012b: 132, nous soulignons.)
Spiegelman n’envisage pas seulement une gradation de la lecture de son œuvre; il voit aussi cette gradation comme participant d’un procédé pédagogique:
Je pense que c’étaient ces masques d’animaux qui m’ont permis d’approcher des choses sinon indicibles. Ce qui rend Maus épineux est précisément ce qui lui permet d’être un «outil d’enseignement» utile, malgré son intention non didactique. (Spiegelman 2012b: 127)10
Il y a donc bien une simplicité initiale avec laquelle Maus peut être abordé – même si elle est logiquement promise à une complexité seconde, comme on le verra plus loin. Pour exploiter cette simplicité initiale, et pour fournir un début de réponse à la question «comment enseigner Maus?» que nous envisagions en ouverture, on pourrait imaginer que l’enseignant·e procède par extraits pour commencer, en choisissant sciemment quelques pages pouvant être traitées de manière autonome: par exemple, les pages 13, 28, 45, 75 pour commencer, où Art et Vladek sont représentés dans leur quotidien, puis les pages 53-54 où les Juifs ne sont encore «que» des prisonniers de guerre ayant affaire à leurs adversaires allemands et où la métaphore chat-souris se présente de manière très transparente. On parviendrait sans doute, par cette manipulation, à engager une lecture initiale de Maus qui s’en tiendrait à cette simplicité.
Celle-ci fait parfaitement sens dans la symétrie qui s’opère entre production et réception: selon Henri Garric, la compréhension de la genèse de cette œuvre doit prendre en compte le contexte, largement initié par Walt Disney dans la première moitié du XXe siècle, d’un univers de comics destiné à un public enfantin. Cet univers est tributaire d’une «neutralisation» du dessin (Garric 2011: 221), conduisant, sur le plan axiologique, à un «affadissement généralisé», lequel
a provoqué à partir des années 1960 et 70 une réaction brutale de la bande dessinée underground américaine, qui a cherché à réintroduire la négativité humaine dans le monde de Disney […]. C’est de cette réaction que sort Maus. (Garric 2011: 223)
La «réaction» de Spiegelman n’est pourtant pas, comme le seraient les productions d’un Crumb, programmée d’emblée pour une réception adulte: «apparemment, le dessin de Spiegelman s’oriente vers la neutralisation de l’animalité» (Garric 2011: 223), ce qui signifie que le terrain de lecture est ouvert, «apparemment», à une appréhension simple. Il ne s’agit pas ici d’établir une équivalence entre simplicité et adéquation à un public enfantin – Maus n’est pas un livre pour enfants –, mais plutôt de considérer cette simplicité comme l’exposition d’un terrain neutre, voire de ce que, dans les termes de Donald Winnicott, on pourrait appeler une «aire intermédiaire» entre sujet et objet, permettant l’expérience de «phénomènes transitionnels» (Winnicott 1975: 47-49). Nous y reviendrons plus précisément, mais dans l’immédiat, il suffit de reconnaître cet effet de transition: une appréhension simple n’a de sens que si elle conduit progressivement vers une reconnaissance de la complexité de Maus. S’agissant du système zoomorphique dans lequel s’inscrit la lecture initiale, cette complexité apparaît très vite, si l’on suit le fil d’une lecture intégrale, avec l’arrivée dans le paysage graphique de l’œuvre de personnages à tête de cochon – les Polonais – qui, comme on l’a vu, n’entrent pas dans la chaîne de prédation souris-chats-chiens. On peut également citer, parmi les exemples de complexification de ce système, la séquence du second tome durant lequel le personnage d’Art se rend chez son psychanalyste, qui vit au milieu de chats et de chiens domestiques. «Est-ce que je peux en parler, ou est-ce que ça fout ma métaphore en l’air?» (Spiegelman 2012a: 203), commente le narrateur. Évidemment, la réponse est: les deux… car à ce stade, la coexistence du monde zoomorphe, à connotation fictionnelle, et du monde anthropomorphe, autobiographique, est devenue nécessaire à l’appréhension générale du propos. Henri Garric, commentant cette séquence, en vient à envisager l’humour (Garric 2011: 225) comme élément non négligeable des effets que procure la lecture de Maus. Est-ce à dire qu’un tel humour correspondrait à la lecture simple, primaire, d’un genre historiquement qualifié de funny, de silly, voire à travers la connotation de son nom même de comics? Certainement pas: la différence est grande entre s’amuser d’un chat qui court après une souris et sourire d’un monde où coexistent le génocide représenté par la métaphore chat-souris et la possibilité qu’une souris anthropomorphe affectionne les chats de compagnie. Illustration 1: Maus, p. 203. © Flammarion 2012
Tension ludique
Entre simplicité et complexité de lecture, l’œuvre pourrait être envisagée sous l’angle d’une tension ludique, englobant ces deux types d’humour sous la forme plus générale du jeu. En effet, parmi les déclinaisons qui enrichissent le binôme progression-compréhension, il faut mentionner l’approche de Michel Picard (1986), grâce à qui le jeu de la lecture se divise en une lecture-play et une lecture-game11. Rappelons que si la lecture-game correspond à un jeu fondé sur des règles communes, caractéristique de l’activité ludique de l’adulte, la lecture-play quant à elle «concerne un mode de lecture participative et captivante qui rappelle “les jeux de la première enfance”» (Bemporad 2014: 67). L’intérêt de cet apport réside dans la perspective d’une lecture-play où la règle est totalement intégrée au profit d’un vagabondage. Mais si ce vagabondage prend place dans les zones bien connues où les animaux se comportent comme des humains, il se confronte dans le même temps à l’évidence selon laquelle ces zones appartiennent à une enfance désormais anachronique. À l’autre bout du spectre, la lecture-game constitue le tenseur qui prolongera ce premier doute quant à l’insuffisance d’une lecture-play, ne serait-ce que dans la promesse d’une complexité à venir. Petit à petit, selon un rythme qu’il appartient à l’enseignant·e de mettre en place, le game se présente comme le retour d’un principe de réalité, indissociable de la valeur historique de Maus. On remarquera au passage le bénéfice pédagogique de cette approche: l’appréhension progressive de la complexité de l’œuvre se présentera moins aux yeux de l’élève comme une corvée purement scolaire que comme la résultante logique d’une transition de la lecture enfantine vers la lecture adulte. En d’autres termes, il y a un gain rhétorique à présenter la complexité de l’œuvre comme nécessaire à l’appréhension globale de cette œuvre, si son appréhension partielle renvoie à la naïveté initiale d’une lecture immature.
Dans son aspect initial, cette tension ludique se présente sous un angle abstrait et général; on pourrait remarquer que toute lecture, voire toute expérience culturelle, est envisageable sous l’angle de cette dynamique entre playing et game: après tout, il s’agit là d’un jeu dont le terrain, décrit par Winnicott sous le terme d’aire transitionnelle «où se chevauchent le jeu de l’enfant et celui de l’autre personne en cause» (1975: 102), ne concerne pas que la lecture mais le développement cognitif en général. Ainsi qu’il le précise: «il existe un développement direct qui va des phénomènes transitionnels au jeu, du jeu au jeu partagé et, de là, aux expériences culturelles» (1975: 105).
Mais il existe un second aspect, par lequel l’idée de jeu se concrétise dans l’expérience de lecture de Maus: dans cette œuvre, la tension ludique se prolonge en effet jusqu’à rencontrer la métaphore prédatrice, en l’adoptant tout d’abord, puis en la prolongeant par complexification. L’adopter, cela veut dire jouer avec le lectorat comme le chat joue avec la souris: le piéger dans la croyance qu’il avait affaire à des petits mickeys, pour mieux l’attirer vers une lecture qu’il n’avait pas prévue; le piéger dans l’horreur que constitue la facilité relative avec laquelle nous traversons cette bande dessinée et sommes tout de même entraînés en plein cœur d’Auschwitz; le piéger comme furent piégés les Juifs d’Europe qui, tentant de s’enfuir, furent méthodiquement ramenés vers ces souricières, les camps de concentration12.
Prolonger la métaphore par complexification, cela signifie que le jeu crée un espace de liberté et de créativité. Aussi cruel que cela paraisse, lorsqu’un chat joue avec une souris, il ne la tue pas tout de suite. Il complexifie le rapport entre prédateur et proie. Cette complexification entre aussi en ligne de compte pour élargir l’espace de potentialités du lecteur, notamment à propos du personnage de Vladek ou du destin des Juifs d’Europe. Vladek est, après tout, un survivant, ce qui implique, a minima pour lui, que la logique de prédation n’a pas fonctionné, qu’une autre loi naturelle de coopération ou d’échange l’a remplacée. On peut jouer, à ce jeu du chat et de la souris, même quand on est la souris. Et si la possibilité de gagner n’entre pas dans la dialectique de ce jeu, on peut au moins ne pas (tout) perdre.
Dynamique de lecture
Le principe de lecture qui conduit du simple au complexe, de la lecture immersive à la lecture distanciée, est inévitable. Il ne saurait être question de maintenir la lecture dans un premier degré tel qu’on omettrait, par exemple, de voir en quoi les indices de fictionnalité de Maus se retournent au profit de sa non-fictionnalité, essentielle. Mais ce principe est-il pour autant à sens unique? La lecture au premier degré n’est-elle convoquée que pour être disqualifiée? Nous pensons que non.
Dans leur article, Dardaillon et Meunier font état d’un questionnement similaire au nôtre quant à la pertinence de l’enseignement de la BD pour parler de la Shoah: «Nous allons tenter de voir comment, au sein de notre corpus, scénaristes et dessinateurs ont procédé pour “attraper” leurs lecteurs, les faire entrer dans une dynamique interprétative» (Dardaillon & Meunier 2019: 213). Mais par la suite, le maître mot qui se dégage de leur analyse est celui de distance: il s’agit pour les élèves, «en mettant l’objet d’étude à distance, [de] prendre du recul avec cette dimension émotionnelle exprimée dans les cases» (Dardaillon & Meunier 2019: 221). Dans notre perspective, si cette lecture distanciée est bien entendu nécessaire dans un second temps (en particulier pour faire valoir une lecture en compréhension complémentaire à la lecture en progression), elle ne doit pas pour autant devenir l’aboutissement unique de la lecture. Il faut qu’il y ait circulation sur cet axe.
Mais atteindre cette dynamique de lecture entre play et game n’est pas chose aisée. Il faut dire que le danger serait fort d’une disqualification de la première lecture au profit de la seconde, en particulier autour des notions de fiction et de non fiction. Comme on l’a vu, seule une lecture naïve parviendrait à justifier une équation, impossible à maintenir, entre zoomorphisme et fiction. La séquence d’ouverture de Maus, à elle seule, travaille à anéantir une bonne partie des présupposés d’une lecture-play. Art, enfant, brise un de ses patins à roulettes et se fait distancer par ses amis. Lorsque, en pleurs, il s’en ouvre à son père, Vladek lui déclare: «Des amis? Tes amis? Enfermez-vous tous une semaine dans une seule pièce, sans rien à manger… Alors tu verras ce que c’est, les amis!» (Spiegelman 2012a: 6). À bien des égards, Maus peut être lu comme un forçage brutal hors de l’enfance et vers le monde des adultes. Par conséquent, il peut sembler inévitable que la lecture de Maus, proposée à un public adolescent, se réduise schématiquement à leurrer le lecteur-enfant pour lui imposer sans transition l’état de lecteur-adulte.
Pourtant, même si le chemin entre lecture-play et lecture-game, entre lecture en progression et en compréhension, est un chemin qui doit nécessairement être parcouru, ce qui compte est moins le point d’arrivée que le regard rétrospectif porté sur le chemin lui-même. De tels allers-retours permettent de mettre en lumière un espace de travail pédagogique, dont le schéma de tension ludique donnait un premier aperçu, permettant de déboucher sur des questionnements en classe tels que: comment jouer avec une œuvre qui joue? Comment jouer avec un récit qui se joue de nous? Ou encore, quelle place accorder à l’humour dans l’interprétation? Mais d’autres schémas de ce type sont envisageables, et la lucidité progressive par laquelle on entre dans la complexité des enjeux de Maus devrait pouvoir servir à décliner toute une série d’espaces de réflexion, également fondés sur des tensions, sur les axes desquelles de tels espaces deviennent arpentables:
- - Tension fictionnelle: s’il est indubitable que Maus s’inscrit génériquement dans la non-fiction, il n’en reste pas moins que la fiction, en tant qu’elle adopterait ici une fonction de leurre, joue un rôle dans l’approche de la lecture. Quels liens Maus entretient-il avec la fable animalière? Avec le conte pour enfants? Avec le récit en général, dans la mesure où il suggérerait un happy end (Elmwood, 2004)? En somme, pour le dire dans la perspective adoptée par Raphaël Baroni (2021: 97), si le genre de la BD a historiquement servi la fiction plus fréquemment que la non-fiction, comment justifier le choix de la BD s’agissant du témoignage historique qu’est Maus?
- - Tension naturelle: si la prédation et la collaboration sont l’une comme l’autre des attitudes naturelles, leur coexistence pose un problème. Et même s’il est commode d’envisager les rapports entre humains comme essentiellement collaboratifs, il est également naïf de croire que seuls de tels rapports prévalent. Quelles sont les valeurs respectives à envisager dans ces rapports? Quelles conclusions en tirer dans une perspective politique, en particulier s’agissant d’un fascisme que la victoire des Alliés n’aura pas conduit à éradiquer de notre monde?
- - Tension générique: si le médium graphique rend l’œuvre plus accessible, cette accessibilité demeure problématique en ce qu’elle peut induire un déficit de sérieux dans le traitement du récit et de son ancrage historique. Un problème auquel Spiegelman a évidemment été confronté, après comme avant la parution de Maus, comme le signalait déjà la grande frilosité des éditeurs auxquels il s’est adressé au moment de la publication (Spiegelman 2012b: 76-79). Interroger ces bénéfices et déficits conduit également à questionner laplace de la BD dans les classes de littérature, ce dont témoignent indirectement au moins deux auteur·e·s ayant intitulé leurs articles de façon similaire: «Comics as literature?» (Chute 2008 et Meskin 2009), ou encore le décalage entre un montré et un dit qui ne s’explicitent pas toujours l’un l’autre, voire se contredisent13.
On pourrait sans doute envisager d’autres lignes de tension ou les traiter de manière transversale. En somme, il s’agit là de tensions de lecture, celles-là mêmes dont se sert Jean-Louis Dufays (cf. note 3) pour fournir une définition possible de la lecture littéraire. Plutôt que de vouloir les résoudre pour proposer aux élèves une lecture uniquement distanciée et critique, mieux vaudrait les thématiser en classe. On pourrait imaginer, par exemple, que l’observation de la tension naturelle débouche sur un exercice de type dissertatif14. Le jeu, en somme, est similaire à celui que joue Spiegelman dans la célèbre page intitulée «le temps s’envole» (Spiegelman 2012a: 201), où il se représente à sa table de travail muni d’un masque de souris. Ce larvatus prodeo rappelle celui du Barthes des Fragments d’un discours amoureux: «je m’avance en montrant mon masque du doigt» (Barthes 2002: 72). Par cette mise en lumière des tensions, l’espace de réflexion se superpose à l’espace de la classe. Maus en devient un instrument permettant la mesure des méthodes didactiques mêmes qui en fournissent l’approche.
Un espace commun
On l’aura compris, il s’agit d’inclure l’enseignant·e aussi bien que l’élève dans cette zone de travail instable où a lieu la lecture, comme va-et-vient entre play et game, de la même manière qu’avait Winnicott d’inclure le thérapeute au sein de l’aire transitionnelle où a lieu le jeu de l’enfant: «un trait essentiel des phénomènes et des objets transitionnels est dans une certaine qualité de notre attitude, dans le temps même où nous les observons» (1975: 179). Rappelons que, pour Winnicott, le rôle cognitif que joue cette aire transitionnelle ne se réduit pas au développement de l’enfant (bien que ce soit chez le bébé qu’il l’observe initialement, dans la perspective d’une séparation acceptable d’avec la mère), mais qu’elle concerne tout aussi bien l’adulte et tous les âges qu’il ou elle traverse. Si elle est transitionnelle, elle n’en est pas pour autant transitoire: «les expériences culturelles sont en continuité directe avec le jeu, le jeu (play) de ceux qui n’ont pas encore entendu parler de jeux (games)» (Winnicott 1975: 186).
En tenant compte de cet espace symbolique, on échappe à la trop simple alternative: forcer la lecture adulte chez l’enfant ou retrouver la lecture enfantine chez l’adulte (dans un esprit de simplification par lequel «enfant» et «adulte» seraient deux rôles alternativement imputables au sujet-lecteur adolescent). On échappe aussi à un écueil similaire, éventuel, qui consisterait à catégoriser Maus comme une «lecture pour l’adolescence», autre manière fallacieuse d’imputer à l’œuvre une assignation rigide, individualisée, du rôle de la lecture. L’important est bien plutôt la mise en place d’espaces communs (Meirieu 2020: 13), compris comme l’inverse de l’occupation par l’enseignant·e d’un seuil stéréotypé d’observation. L’idée est celle d’une mise à disposition pour le groupe (classe et enseignant·e) d’un lieu partagé de lecture réflexive mais aussi, dans la mesure du possible, d’un lieu anarchique, au sens d’une négation des hiérarchies entre lecteurs professionnels et lecteurs en formation. Car si l’on s’en tenait à cette seule lecture «complexe» de Maus qui en disqualifierait automatiquement la lecture «simple», cela équivaudrait finalement à postuler ce que Jacques Rancière (1987) dénonçait jadis comme une inégalité des intelligences; le maintien de la lecture de l’œuvre dans une distance commode, reproduisant celle qui, depuis des siècles, sépare l’élève du maître.
Illustration 2: Maus, p. 296 © Flammarion 2012
L’exemple de la dernière case de Maus nous semble judicieux pour illustrer cette réflexion. Vladek, fatigué d’avoir tant parlé, congédie Art pour pouvoir se reposer, dans une très claire anticipation de sa mort prochaine. Ce faisant, il appelle Art «Richieu», confondant son fils vivant avec son premier fils, mort pendant la guerre à l’âge de cinq ou six ans. Art est à cet instant à la fois abandonné par son père, qui ne lui parlera plus, tout comme l’œuvre, se terminant, nous laisse, lecteurs·trices, aux prises avec tout ce qu’elle n’aura pas pu dire. Mais elle laisse aussi Art dédoublé, enrichi (ou encombré, c’est selon) d’un frère-enfant-mort – à la fois simple et complexe à traiter. Ce dédoublement crée un espace commun, que Victoria Elmwood qualifie de «site pour l’investissement mémoriel» (Elmwood 2004: 702), mais qui s’avère également un site d’investissement didactique, où enfance, adolescence et âge adulte se réduisent à la simple condition humaine. Maus, dans sa dernière page et rétrospectivement dans son ensemble, postule une égalité des âges devant la souffrance des personnages, et pour l’ensemble de ses lecteurs·trices, une égalité des intelligences émotionnelles.
Bibliographie
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Baroni, Raphaël (2021), «Of Mice as Men: A Transmedial Perspective on Fictionality», Narrative, n° 29 (1), p. 91-113.
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Bemporad, Chiara (2014), «Lectures et plaisirs. Pour une reconceptualisation des modes et des types de lecture littéraire», Études de lettres, n° 295, p. 65-84.
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Dufays, Jean-Louis (2002), «Les lectures littéraires: enjeux et évolutions d’un concept», Tréma, n°19. En ligne, consulté le 20 août 2021, URL: https://journals.openedition.org/trema/1579#tocto2n4.
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Winnicott, Donald (1975 [1971]), Jeu et réalité. L’espace potentiel, Paris, Gallimard.
Pour citer l'article
Gaspard Turin, "Lire Maus à l’école, entre simplicité et complexité", Transpositio, n°4 Enseigner la bande dessinée comme (de la) littérature, 2021https://www.transpositio.org/articles/view/lire-maus-a-l-ecole-entre-simplicite-et-complexite
Voir également :
La bande dessinée en classe: une lecture à didactiser
Parmi les recherches en didactique de la littérature qui se sont développées au cours de la dernière décennie, divers travaux se sont attachés à montrer comment la lecture de bande dessinée peut contribuer pleinement à la formation du lecteur. Rouvière (2012) a notamment souligné qu’une lecture problématisée de bande dessinée mobilise et peut développer les compétences interprétatives en jeu dans la lecture littéraire. Boutin (2012) plaide quant à lui pour une ouverture de la notion de littératie à des supports multimodaux, parmi lesquels la bande dessinée pourrait occuper une place de choix. Ahr (2012) enfin évalue l’intérêt d’adaptations de classiques en bande dessinée à l’aune de la richesse du dialogue interprétatif ouvert par ces créations avec l’œuvre source.
La bande dessinée en classe: une lecture à didactiser
Introduction
Parmi les recherches en didactique de la littérature qui se sont développées au cours de la dernière décennie, divers travaux se sont attachés à montrer comment la lecture de bande dessinée peut contribuer pleinement à la formation du lecteur. Rouvière (2012) a notamment souligné qu’une lecture problématisée de bande dessinée mobilise et peut développer les compétences interprétatives en jeu dans la lecture littéraire. Boutin (2012) plaide quant à lui pour une ouverture de la notion de littératie à des supports multimodaux, parmi lesquels la bande dessinée pourrait occuper une place de choix. Ahr (2012) enfin évalue l’intérêt d’adaptations de classiques en bande dessinée à l’aune de la richesse du dialogue interprétatif ouvert par ces créations avec l’œuvre source.
Sur le terrain, plusieurs enquêtes font état de l’intérêt manifesté par les enseignant·e·s pour le médium, en même temps que de la rareté de la lecture de bandes dessinées dans les classes (Massol & Plissoneau 2008; Depaire 2019). Plusieurs facteurs concourent certainement à cette situation. L’absence de familiarité professionnelle avec le médium et le manque d’outillage pour aborder en classe des récits largement pilotés par l’image apparait ainsi fréquemment dans les propos des enseignant·e·s (Depaire 2019; Raux 2019). À cette explication, il faut sans doute ajouter l’idée très répandue selon laquelle la bande dessinée constituerait une lecture facile d’accès pour les élèves, susceptible d’«accrocher les petits lecteurs», formule fréquemment lue ou entendue (Raux 2019). Il est probable que l’absence d’outillage et le peu de place faite à la bande dessinée dans les recherches en didactique s’expliquent en partie par cette représentation d’un support facile et motivant, et de fait, les lectures de bandes dessinées proposées à l’école sont pratiquées dans le cadre de la lecture autonome, avec des lectures cursives ou des rallye-lecture, les enseignant·e·s les relayant peu en classe.
Ce présupposé de facilité appelle pourtant des clarifications et devrait être problématisé. On connait en effet bien mal la manière, ou plutôt les manières, dont les jeunes lecteurs lisent, comprennent et interprètent un récit en bande dessinée – il est significatif à cet égard d’avoir pu entendre au cours d’une enquête de terrain deux enseignantes du même établissement affirmer pour l’une que «devant une BD, les enfants ne font pas attention aux images, ils ne lisent que les textes» et pour l’autre que «les jeunes ne regardent que les images dans une BD»… Quelques études de cas s’efforcent d’ouvrir la boite noire des modalités de lecture de bande dessinée et de clarifier les enjeux de cette lecture dans des contextes d’enseignement. Lacelle met ainsi en évidence la diversité des compétences requises au niveau du lycée pour analyser les effets produits par des systèmes sémiotiques combinés dans une œuvre multimodale: en mettant en avant la «variation des niveaux de compétences à la lecture multimodale en fonction de la capacité de chacun à faire la jonction entre les unités de sens visuelles et textuelles» (Lacelle 2012: 138), elle souligne l’importance de prévoir des dispositifs de formation susceptibles de développer les compétences de lecture spécifiques à la bande dessinée pour nourrir les capacités d’interprétation. Polo et Rouvière (2019) montrent quant à eux que le choix de la bande dessinée en tant que document pour une classe de sciences sociales, s’il peut mettre les élèves en confiance en produisant une impression de facilité, n’entraine cependant pas de façon univoque une facilitation de la tâche de lecture.
En partageant des données exploratoires qui mettent en évidence quelques obstacles à la compréhension rencontrés par des élèves du secondaire, le présent article se propose de contribuer à l’«observation fine des pratiques des jeunes lecteurs en situation collective d’apprentissage», identifiée par Baroni (2021) comme un des enjeux de recherche prioritaires en matière d’usages scolaires de la bande dessinée. Deux situations sont analysées successivement: la première dans une classe de cinquième (deuxième année du secondaire) engagée dans la lecture suivie de Groenland Manhattan de Chloé Cruchaudet, où plusieurs travaux écrits ont été recueillis chez un groupe d’élèves pour documenter leur compréhension de différents passages et mécanismes narratifs; la seconde est basée sur un questionnaire soumis à une classe de première (deuxième année du lycée) à la suite de la lecture d’un reportage en bande dessinée en vue de tester la compréhension d’une narration appuyée sur un dessin plus symbolique. Cet échantillonnage modeste, qui correspond à deux expériences de lecture dans des contextes et sur des corpus bien distincts, n’épuise évidemment pas la question, mais se veut une invitation à déployer ce chantier de recherche encore très peu exploré.
Groenland Manhattan en cinquième: une lisibilité qui ne va pas de soi
Pour sa deuxième séquence de travail de l’année, en octobre 2020, une classe de cinquième d’un collège classé en Réseau d’Éducation Prioritaire était engagée dans la lecture de Groenland Manhattan de Chloé Cruchaudet1. Cet album, inspiré par le destin réel de Minik, jeune esquimau amené par l’explorateur Robert Peary à New York au début du XXe siècle, raconte l’enfance et l’adolescence du héros, tourmenté par son tiraillement entre sa culture d’origine et sa culture d’adoption.
Les premières réactions lors du lancement de cette séquence confirment l’intérêt que peut susciter le choix du support: passée la surprise – «on va lire une BD?» – le fait est que tout au long de la lecture suivie en classe, les élèves rapportaient sans les oublier les exemplaires prêtés pour les temps de lecture à la maison, permettant que les échanges se fassent sans difficulté (l’établissement ne disposait que de quinze exemplaires pour vingt-trois élèves) et l’album était régulièrement tiré des cartables pour le quart d’heure de lecture inscrit dans l’emploi du temps en début d’après-midi. Mais c’est à des enjeux de compréhension et non de motivation que s’attache cet article. Les écrits d’élèves recueillis lors des premières séances mettent en effet en évidence l’importance d’un étayage de la lecture en classe.
Maitrise inégale des caractéristiques énonciatives
Dans un premier temps de la séquence sur l’album, la lecture a été menée en classe. Les deux premières séances, consacrées à la lecture des premières pages, ont eu pour objectif d’expliciter la nature des relations entre l’explorateur et la famille de Minik. Lors de la première séance, les élèves ont été invités à identifier le personnage principal du début du récit et à regrouper les informations données à son propos (pages 2 à 7) – il s’agit d’un «commandant», qui retourne vers New York en emmenant une météorite. Pour le deuxième temps de lecture, portant sur les pages 8 à 16, les élèves ont reçu comme consigne de reformuler ce que les Esquimaux pensent du commandant qu’ils appellent «Puili», et ce que celui-ci pense d’eux.
Ces deux premières séances de lecture ont été l’occasion de clarifier certaines caractéristiques de l’énonciation en bande dessinée, paramètre au sujet duquel des erreurs avaient été commises: plusieurs élèves ont attribué au commandant les noms de «Qisuk» (4 élèves) ou de «Matthew» (2 élèves), qui sont en fait ses interlocuteurs. Une bulle comme «Matthew, demande-leur de revenir demain avec leur famille», clairement reliée au commandant, seul à apparaitre sur la vignette, ne présente pourtant pas d’ambiguïté. La confusion sur le nom de Qisuk peut quant à elle être induite par une particularité énonciative du passage. Le commandant ne s’adresse pas directement aux Esquimaux mais il communique par l’intermédiaire de son interprète, Matthew. Pour figurer ces échanges, les paroles des Esquimaux sont représentées par des boucles indéchiffrables, traduites ensuite par Matthew. L’attribution du nom de Qisuk au commandant provient d’une confusion lors de la lecture de cette vignette:
Image 1: Groenland Manhattan
(Cruchaudet 2008: 5), © Éditions Delcourt
Ces erreurs dans l’attribution des noms aux personnages montrent l’importance d’un étayage pour clarifier la situation d’énonciation et ses éventuelles particularités.
Il faut toutefois signaler que toutes les particularités énonciatives ne réclament pas le même accompagnement. Dans les mêmes pages, une planche qui met en jeu un décrochage énonciatif n’a pas posé de problème de compréhension: après qu’un des Esquimaux parlant du commandant déclare que «ça [lui] rappelle la fois où [ils] l’[ont] guidé jusqu’à la première dame de fer», la planche suivante raconte une crise de panique de Puili avec des dessins très schématiques, les contrastes entre le vert clair des dessins et le rouge du texte ou encore l’absence de cadre de la plupart des vignettes contribuant à la distinguer de celles qui précèdent et qui suivent. Ce décrochage énonciatif très marqué et explicitement associé à l’évocation d’un souvenir n’a pas suscité de difficultés de compréhension, seuls deux élèves ne répondant pas à la question «pourquoi les couleurs changent p. 12?», les vingt autres réponses identifiant que cette planche marque un retour en arrière, dans lequel, formule par exemple un élève, «Qisuk raconte une histoire qui s’est passée avec Puili». La fréquence de tels décrochages visuels manifestant un retour en arrière ou le début d’une séquence imaginaire, par exemple dans les fictions audiovisuelles, peut sans doute expliquer l’aisance avec laquelle les jeunes lecteurs ont compris l’enchâssement de ce récit rétrospectif: les compétences de lecture mises en œuvre devant la bande dessinée sont aussi nourries par les expériences audiovisuelles (et peuvent les nourrir en retour).
Difficultés de compréhension d’un récit porté par l’image
Après cette entrée dans l’œuvre fortement étayée, la troisième séance a été l’occasion d’une lecture plus autonome avec un partage du travail, la moitié de la classe lisant le récit du départ de Minik sur le bateau du commandant pendant que l’autre moitié étudiait des documents sur les expéditions polaires de Robert Peary. Pour évaluer la compréhension du passage de l’album, deux questions ont été posées par écrit: on demandait d’abord de légender une vignette muette représentant les Esquimaux sur le pont du bateau de Peary au moment du départ en précisant «qui sont ces Esquimaux, où ils sont, pourquoi, et en indiquant le nom de chacun quand c’est possible»; la deuxième question demandait d’expliquer «ce que fait Minik sur la dernière vignette page 24, et pourquoi». Les différences de précision entre les légendes proposées sont difficiles à interpréter: seul un élève a indiqué les quatre noms donnés dans l’album, la plupart – six sur onze – n’identifiant que Minik et son père, Qisuk, nommés dès les premières pages et identifiés collectivement lors des séances précédentes. Pour être complète, l’information était à chercher non seulement dans l’extrait mais également dans les premières pages, la grande amplitude du passage à consulter a donc pu constituer un obstacle et la dernière information donnée sur la deuxième famille, qui ne donnait pas de nom propre («c’est une chamane»), pouvait être laissée de côté pour satisfaire au mieux à la consigne.
Mais les réponses à la deuxième question montrent quelles difficultés ont pu être rencontrées devant une planche dans laquelle le récit est piloté par l’image, le texte ne l’éclairant que très partiellement. Cette planche, la page 24 de l’album, correspond à la catégorie des récits qualifiés de «lisibles» par Tauveron (1999), dans un travail fondateur sur la lecture littéraire et l’articulation de la compréhension et de l’interprétation:
Les récits qu’on peut dire, avec Barthes, «lisibles» ne posent pas de problèmes de compréhension majeurs (l’intrigue suit la chronologie, les relations entre personnages sont clairement posées, les valeurs des personnages nettement affirmées, leurs motivations explicitées…). (Tauveron 1999: 17-18)
L’organisation de la planche donne en effet nettement à voir ce qui se joue du point de vue de Minik. On le voit jouer avec sa figurine du capitaine Puili, dont il tire le traineau sur le bateau en figurant divers obstacles – les marches d’un escalier deviennent un glacier, «Capitaine Puili, vous êtes bien attaché? Nous montons un glacier!». Quatre vignettes muettes montrent ensuite successivement Minik suivant Puili, se présentant à sa porte, lui adressant un sourire, et recevant en retour la porte que Puili lui claque au nez. Après un dernier gros plan sur le traineau et la figurine, la dernière vignette montre Minik qui le jette par-dessus bord en lui assénant un vigoureux coup de pied. Deux bulles complètent les deux dernières vignettes: «Oh! Attention capitaine Puili…», «… une bourrasque de vent!». Conformément à la définition de la lisibilité mentionnée ci-dessus, l’enchainement est linéaire, les relations entre personnages sont clairement posées ainsi que les motivations et réactions de Minik.
Image 2: Groenland Manhattan
(Cruchaudet 2008: 24), © Éditions Delcourt
Pourtant ces enjeux n’ont manifestement pas été compris par la majorité des onze élèves concernés par ce travail. Si un élève répond avec la plus grande précision que Minik «met un grand coup de pied à capitaine Puili car le commandant lui a fermé la porte au nez», les autres réponses traduisent une compréhension moins assurée. Quatre élèves écrivent qu’«il donne un coup de pied dans Puili» (ou «à Puili»). Le geste est bien compris mais les réponses n’apportent pas d’explication concernant sa motivation. On ne peut exclure que la motivation ait été perçue par ces élèves, et que ce ne soit que la reformulation qui ait posé problème. Mais six élèves, soit la majorité du groupe concerné, ne répondent pas ou passent à côté des enjeux du passage. Outre trois absences de réponses, ce qui constitue un taux important, les trois dernières réponses présentent une certaine confusion ou approximation:
«Il tape sur un des côtés du bateau parce qu’il est énervé.»
«Il boude car les gens n’aiment pas les esquimaux.»
«Il tire un coup de pied pour dire que c’est une bourrasque de vent.»
S’il n’est pas faux qu’il soit «énervé» ou que sa colère soit liée au mépris dont il fait l’objet parce qu’il est Esquimau, la confrontation entre Minik et Peary n’est pas relevée, le fait que le coup soit porté à la figurine de Puili n’est pas mentionné. Tout se passe comme si, dans ce passage, le fait que la lisibilité de la séquence repose exclusivement sur l’image rendait ces enjeux implicites et difficilement interprétables. En l’absence de paroles étayant les images, les élèves semblent avoir de la peine à saisir les enjeux narratifs de la planche, qui sont pourtant présentés explicitement à travers un enchainement d’actions saisies par une suite de postures corporelles stéréotypées, ainsi qu’à travers des changements dans l’expression du visage de Minik, qui affichent son ressenti. Les paroles de Minik se présentent en effet comme un contrepoint à la situation, dans le registre de l’imaginaire, et n’expriment qu’implicitement ses sentiments, que l’image fait cependant apparaitre plus explicitement. Les difficultés rencontrées devant cette articulation invitent à examiner rigoureusement l’épaisseur énonciative des planches pour anticiper les difficultés qu’elles peuvent susciter et former au mieux les élèves à leur lecture.
Ces données sont assurément très partielles: non seulement elles portent sur un petit nombre d’élèves (des aléas organisationnels n’ayant pas permis de procéder au recueil des questionnaires auprès de l’autre moitié de la classe), mais en outre, les réponses écrites ne rendent pas compte de la manière dont les élèves ont procédé, de ce qui a fait obstacle – on ne peut pas écarter l’hypothèse d’un manque d’implication dans l’activité, la curiosité liée à la nouveauté du support s’estompant certainement après deux séances de lecture scolaire2. En dépit des questions laissées en suspens, ces quelques données illustrent toutefois la nécessité de mener des recherches plus approfondies visant à mieux documenter les procédures interprétatives mobilisées par des élèves confrontés à la lecture en classe de bandes dessinées. De telles recherches devraient permettre d’améliorer la didactisation de ce type de support, d’une part en dépassant le préjugé que l’image faciliterait nécessairement la compréhension du récit, d’autre part en tenant compte des difficultés inhérentes liées à la lecture de la bande dessinée.
Un reportage en BD au lycée: former à la lecture de dessins métaphoriques
Le développement du genre du reportage est une tendance forte parmi les évolutions récentes observables dans le champ de la bande dessinée (Groensteen 2017). Une offre éditoriale se structure, y compris pour les jeunes lecteurs Ainsi, la Revue dessinée propose depuis 2016 une variante éditoriale pour la jeunesse: Topo. Cette revue ambitionne de mobiliser les ressources de la narration graphique pour offrir un regard distancié sur l’actualité. Dans ce but, les reportages proposés, réalisés en collaboration entre un journaliste et un auteur de bande dessinée, exploitent un vaste répertoire de stratégies narratives. Régulièrement, des reportages empruntent des voies métaphoriques ou jouent sur le mélange entre différents registres (Raux 2021). La lecture d’un récit graphique de ce type par un groupe de lycéens montre que ce genre est loin d’être transparent et que les compétences pour les décrypter sont, comme le suggèrent Polo et Rouvière (2019), à construire pour une partie des élèves.
L’expérience de lecture a porté sur un sujet paru dans le premier numéro de Topo, abordant la question des armes aux États-Unis (Faure & Adam 2016). Elle a été menée dans une classe de 1ère ES (deuxième année du lycée, de section «économique et sociale») d’un lycée socialement mixte, composée pour moitié d’élèves sélectionnés en section internationale américaine et, pour l’autre moitié, d’élèves considérés comme fragiles par leur professeur principal. Les dix-neuf élèves se sont prêtés à l’expérience, en avril 2017, à la fin du second trimestre. Ils étaient présents à l’occasion d’une heure d’accompagnement personnalisé, et étaient encadrés par leur professeur de sciences économiques et sociales.
Après un premier questionnaire destiné à recueillir les connaissances sur le thème des armes aux États-Unis, qui montrait que les dix-neuf élèves présents savaient que les armes y circulent beaucoup et sont régulièrement l’objet de polémiques autour de fusillades, les élèves ont lu l’article intégralement puis ont répondu (sans avoir l’article à disposition) à des questions plus précises vérifiant la compréhension et l’assimilation des informations diffusées par l’article. À la question «quelle nouvelle loi Barack Obama a-t-il voulu faire passer?», dix-sept réponses signalent l’intention de contrôler davantage la vente d’armes, qui est évoquée plus ou moins précisément à travers les dispositions législatives envisagées. Deux élèves parlent d’un projet d’interdiction du port d’armes, ce qui n’est que partiellement exact – Obama l’aurait souhaité, mais cette disposition n’a pas été retenue dans le cadre de son projet de loi. À la question «quel(s) groupe(s) ou parti(s) politique(s) s’opposent à toute restriction concernant les armes?», à l’exception d’une réponse qui mentionne les démocrates, toutes les autres identifient le parti républicain, et/ou la NRA, et/ou le groupe des «gun lovers». La NRA est le groupe le plus souvent identifié, et il est mentionné dans treize réponses. La restitution des informations principales de l’article atteste donc d’une lecture attentive et d’une bonne compréhension globale des enjeux abordés. La compréhension d’un dessin a ensuite été testée: la dernière question demandait aux élèves quels éléments de l’article ils retrouvaient dans ce dessin, tiré de l’article – dans la vignette originale (image 3), le dessin était accompagné d’un texte, qui n’est pas reproduit pour le questionnaire (image 4). La question portait sur ce dessin car il représente symboliquement un fait répété dans l’article, formulé explicitement dans la vignette originale: ni illustration littérale du texte, ni symbole fonctionnant en autonomie, il présente donc un niveau de difficulté moyen.
Image 3: Pourquoi Barak Obama…
(Faure & Adam 2016), © Topo
Image 4: Pourquoi Barak Obama…
(Faure & Adam 2016), © Topo
Un tiers des réponses développent l’idée représentée avec concision par le dessin, comme dans l’exemple suivant:
«On nous illustre le lobby intitulé NRA et on nous montre qu’elle n’est pas soutenue partout dans les E-U mais que malgré ça, elle a une grande importance et influence.»
À l’image de cet exemple, cinq réponses articulent le caractère minoritaire de la NRA et son influence. Six autres évoquent l’un ou l’autre de ces aspects, le caractère minoritaire de la NRA ou son influence, sans les mettre en relation. À l’opposé de ces réponses, qui attestent d’une bonne compréhension du dessin, on relève une non réponse et deux interprétations erronées:
«On retrouve la NRA, les États-Unis. À l'arrière il y a un cow-boy, il représente l'époque far-west où il y avait des armes. Peut-être où il y a des croix, ce sont des endroits où il y a eu des victimes.»
«On peut voir la NRA qui est pour le port d'armes. Et la loupe représente plus de contrôle sur les personnes voulant acheter une arme.»
Le plus souvent, sans surprise, l’exactitude et la précision de la réponse sur le dessin sont plus ou moins corrélées avec la qualité des réponses sur les faits et informations présentés dans l’article:
Réponse à la question «quelle nouvelle loi Barack Obama a-t-il voulu faire passer?» | Réponse à la question «quels éléments de l’article retrouvez-vous dans le dessin?» | |
Elève 8 | «Le contrôle d'arme, les vérifications systématiques de l'état mental de l'acheteur ainsi que de son casier judiciaire.» | «Que le peuple américain est en majorité contre les armes ou pour la restriction, mais que la NRA est très influente, plus influente qu'eux malgré leur sous-nombre.» |
Elève 18 | «Obama a voulu interdire le port d'arme et donc l'interdiction d'acheter une arme par n'importe qui.» | «On peut voir la NRA qui est pour le port d'armes. Et la loupe représente plus de contrôle sur les personnes voulant acheter une arme.» |
Mais quelques cas présentent une distorsion entre les réponses, une assimilation correcte des informations allant parfois de pair avec une lecture de l’image erronée:
Réponse à la question «quelle nouvelle loi Barack Obama a-t-il voulu faire passer?» | Réponse à la question «quels éléments de l’article retrouvez-vous dans le dessin?» | |
Elève 1 | «B. Obama a voulu faire passer une loi qui encadre plus les acheteurs. De vérifier l'état mental de la personne, son casier judiciaire. Obama a voulu aussi autoriser certains types d'armes et en interdire d'autres.» | «On retrouve la NRA, les États-Unis. À l'arrière il y a un cow-boy, il représente l'époque far-west où il y avait des armes. Peut-être où il y a des croix, ce sont des endroits où il y a eu des victimes.» |
Elève 10 | «Il a voulu limiter et même éliminer complètement les armes pour ne pas que des innocents meurent chaque année.» | Pas de réponse. |
Cette situation de lecteurs qui ont assimilé des éléments importants de l’article mais peinent à interpréter l’image va à l’encontre de l’idée selon laquelle l’image serait dotée d’un pouvoir facilitateur – et ce, d’autant plus que l’échantillon ne présente pas d’exemple réciproque, d’un lecteur qui aurait peiné à retenir les informations de l’article, mais qui interprèterait correctement l’image. C’est manifestement sur les explications littérales portées par le texte que les lecteurs les plus fragiles s’appuient, plutôt que sur les apports plus symboliques des dessins.
Quatre réponses, situées entre les réponses synthétiques citées plus haut et celles présentant des erreurs manifestes, suggèrent par ailleurs que le contenu de l’image, sans occasionner de difficultés de compréhension, peut néanmoins s’avérer difficile à reformuler. Ces réponses explicitent ce qu’est la NRA mais sans engager d’interprétation du dessin, en particulier sans signaler le processus d’influence mis en relief par le dessin, comme dans cet exemple:
«On retrouve la NRA qui est pour le port d’armes puisqu’ils ont peur et que pour eux c’est le seul moyen d’être en sécurité.»
Les difficultés rencontrées, soit pour décrypter le dessin, soit pour en reformuler la signification, éclairent ainsi certains des «obstacles» constatés par Polo et Rouvière (2019) à l’occasion d’un travail en classe de sciences économiques et sociales portant sur des planches de bandes dessinées au style minimaliste. Le caractère abstrait, schématique ou métaphorique du dessin, en l’occurrence l’association d’un personnage, d’une carte et d’une loupe, joue ainsi un rôle perturbateur dans sa compréhension.
Conclusion
Les deux situations de lecture de bande dessinée observées dans des classes du secondaire montrent que les compétences de lecture mobilisées par la narration graphique requièrent un apprentissage qu’il importe de ne pas sous-estimer. Un des enjeux du travail de conceptualisation que Baroni (2021) appelle de ses vœux concernant l’élaboration d’outils de lecture de la bande dessinée tournés vers l’enseignement serait de faciliter l’identification par les enseignant·e·s de points de vigilance et de formes d’étayage à apporter pour lire les œuvres. Sur le plan de l’investigation des procédures de lecture de bandes dessinées mises en œuvre par les élèves, il est évident que les aperçus présentés ici demanderaient un approfondissement, permettant en particulier d’affiner l’analyse des performances selon le profil des élèves. Il importe aussi de signaler que si le choix a été fait d’insister sur des difficultés de compréhension rencontrées, en raison de la force avec laquelle circule la représentation de la bande dessinée comme un support facile voire facilitateur, il ne faudrait pas négliger a contrario la potentielle mise en confiance des lecteurs offerte par des récits graphiques. Le partage de ces données exploratoires vise donc surtout à encourager l’éclosion d’études de cas plus complètes, qui permettront de discuter et de documenter ces différents aspects.
Le développement de telles enquêtes constitue un enjeu pour la didactique de la littérature en ouvrant deux perspectives. Il s’agit d’une part de clarifier dans quelle mesure et avec quelles limites les compétences de lecture mobilisées par la bande dessinée recoupent et peuvent éventuellement renforcer les compétences de lecture requises par des récits textuels, dans un contexte où la bande dessinée est souvent perçue comme un possible vecteur de remédiation. D’autre part, il en va de la formation des élèves à la diversité des pratiques de lecture: des enquêtes sur les pratiques de lecture font état d’un décrochage de la lecture de bandes dessinées à l’adolescence (Aquatias 2015), ce médium restant associé aux séries d’humour ou d’aventures, très populaires chez les jeunes lecteurs, qui ne passent pas à une production destinée au lectorat adulte, à laquelle l’enseignement de la littérature pourrait bien davantage les initier et les familiariser.
Bibliographie
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Depaire, Colombine (2019), État des lieux: la place de la Bande dessinée dans l’enseignement, Syndicat national de l’édition. En ligne, consulté le 8 avril 2021, URL: https://www.sne.fr/document/etude-la-place-de-la-bande-dessinee-dans-lenseignement/
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Groensteen, Thierry (2017), La bande dessinée au tournant, Bruxelles, Les Impressions nouvelles.
Lacelle, Nathalie (2012), «La déconstruction et la reconstruction des œuvres multimodales: une expérience vécue en classe à partir des bandes dessinées Paul et Persépolis», in La littératie médiatique multimodale, M. Lebrun, N. Lacelle & J.-F. Boutin (dir.), Québec, Presses Universitaires du Québec.
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Raux, Hélène (2019), La bande dessinée en classe de français: un objet disciplinaire non identifié, thèse de doctorat, Université de Montpellier. URL: https://biu-montpellier.hosted.exlibrisgroup.com/primo-explore/fulldisplay?docid=33MON_ALMA51358121230004231&vid=33UM_VU1&search_scope=default_scope&tab=default_tab&lang=fr_FR&context=L
Raux, Hélène (2021), «Groom et Topo, ou l’actualité racontée à la jeunesse», in Presse et bande dessinée. Une aventure sans fin, A. Lévrier & G. Pinson (dir.), Bruxelles, Les Impressions nouvelles, p. 323-337.
Rouvière, Nicolas (2012), «Étudier une œuvre intégrale en bande dessinée au cycle 3 : quelles spécificités didactiques ?», in Bande dessinée et enseignement des humanités, N. Rouvière (dir.), Grenoble, UGA Éditions, p. 103-121.
Tauveron, Catherine (1999), «Comprendre et interpréter le littéraire à l’école: du texte réticent au texte proliférant», Repères, n° 19, p. 9-38.
Pour citer l'article
Hélène Raux, "La bande dessinée en classe: une lecture à didactiser", Transpositio, n°4 Enseigner la bande dessinée comme (de la) littérature, 2021https://www.transpositio.org/articles/view/la-bande-dessinee-en-classe-une-lecture-a-didactiser
Voir également :
La lecture dialectique de bandes dessinées historiques: étude de treize parcours de lecture
Dans cet article, nous nous intéresserons aux qualités multimodales et narratives (temporalité, stéréotypie, hypermédia) qui font de la bande dessinée (BD) un véritable prototype multimodal du récit. Dans ce sens, il nous apparaît évident que la BD a droit de cité à l’école au même titre que toute autre forme scolaire de narration. Une première partie, d’orientation épistémologique, mettra en évidence les composantes plurisémiotiques – multimodales – des récits graphiques, puis nous reviendrons sur les questions relatives à la temporalité narrative (Baroni 2010; Ricœur; 1984) et à la stéréotypie (Dufays 2010) pour en définir la littérarité (par exemple historique) (Boutin & Martel 2018; Louichon 2016).
La lecture dialectique de bandes dessinées historiques: étude de treize parcours de lecture
1. Introduction
Dans cet article, nous nous intéresserons aux qualités multimodales et narratives (temporalité, stéréotypie, hypermédia) qui font de la bande dessinée (BD) un véritable prototype multimodal du récit. Dans ce sens, il nous apparaît évident que la BD a droit de cité à l’école au même titre que toute autre forme scolaire de narration. Une première partie, d’orientation épistémologique, mettra en évidence les composantes plurisémiotiques – multimodales – des récits graphiques, puis nous reviendrons sur les questions relatives à la temporalité narrative (Baroni 2010; Ricœur 1983; 1984) et à la stéréotypie (Dufays 2010) pour en définir la littérarité (par exemple historique) (Boutin & Martel 2018; Louichon 2016). Nous nous intéresserons plus précisément aux potentialités didactiques de la BD en regard, certes, de l’enseignement proprement dit de la littérature, mais aussi de celui d’autres disciplines scolaires, en l'occurrence l’histoire, tout cela dans une démarche dite de lecture dialectique (Boutin & Martel 2018; Martel 2018) qui met en dialogue des savoirs dits profanes et les savoirs de référence, ou savoirs savants.
Dans un second temps, nous illustrerons de façon empirique ces propositions conceptuelles par le partage d’une démarche de recherche – étude de cas multiples – nous ayant permis d’accompagner en lecture dialectique de la BD historique (BDH) des élèves québécois du primaire et du secondaire. L’étude de ces réceptions différenciées du récit de fiction historique confirme la pertinence, voire le besoin, de poursuivre la démarche de transposition didactique d’une lecture dialectique, certes en classe d’histoire, mais aussi en classe de littérature comme en classe de langue.
2. Narration multimodale, temporalité narrative et lecture dialectique
La BD, en tant que récit, s’avère un exemple explicite d’objet plurisémiotique. Par ailleurs, elle constitue une véritable mimèsis, ce qui signifie qu’elle opère une reconfiguration du réel, qui prend forme grâce à la stéréotypie littéraire. Un regard sur la place de l’histoire en BD permet de consolider empiriquement ces postulats.
2.1. La bande dessinée comme prototype de la fiction multimodale
La montée en force des approches multimodales au cours des vingt-cinq dernières années, d’abord dans le monde anglo-saxon (Kress 1997; Kress & Von Leeuwen 2006; Kress 2010; Jewitt, Bezemer & O’Hallaran 2016, etc.), puis dans l’espace francophone (Lebrun, Lacelle & Boutin 2012; 2013; Lacelle, Boutin & Lebrun 2017; Martel 2018, etc.) s’est concrétisée sous l’égide du paradigme de la multimodalité. L’influence de ce dernier s’est surtout fait sentir en communication et en éducation, mais sa nature éminemment sémiotique le destine de plus en plus à irriguer le champ de la littérature et, surtout, de son enseignement/apprentissage.
Par multimodalité, on entend le recours, en situation de communication (réception et/ou émission), à au moins deux modes sémiotiques1 qui interagissent pour incarner le sens porté par un message donné (Jewitt, Bezemer & O’Halloran 2016; Kress 1997, 2010; Kress & van Leeuwen 2001; Lebrun, Lacelle & Boutin 2012):
on définit la multimodalité comme l’usage, en contexte réel de communication médiatique, de plusieurs modes sémiotiques pour concevoir [et réaliser] un objet ou un événement sémiotique, ce que constitue par exemple, en didactique de la littérature, un texte, son interprétation en direct, son adaptation, sa transformation, etc. (Lacelle & Boutin 2020).
La narration multimodale, pourtant des plus répandues dans l’espace de la fiction littéraire (théâtre, cinéma de fiction, série télévisuelle, websérie, baladodiffusion2, BD, etc.) obtient depuis peu une plus grande attention de la part du champ de la didactique de la littérature, notamment à l’université (Boutin 2015; Gallego 2015; Rouvière 2012). La BD3 constitue, en quelque sorte, un prototype multimodal (Boutin 2012; 2015): il ne peut y avoir de BD sans narration (textuelle et/ou graphique), pas plus qu’il ne peut y en avoir sans représentation illustrée (Mitchell 2006). Ici, l’interaction modale, fondamentale au récit, est inévitable (Kress 2010; Boutin & Martel 2018): les modalités textuelle et visuelle, voire sonore et cinétique, sont explicitement ou implicitement sollicitées – inférées – afin d’incarner dans ses moindres rouages, même par effet elliptique, la séquence narrative.
2.2.Une mimèsis (stéréotypie et hypermédia)
Ricœur formule dans son triptyque Temps et récit (1983; 1984) une actualisation intéressante de la conception antique de la mimèsis qui, aujourd’hui, trouve écho dans l’analyse des formes multimodales du récit de fiction, notamment celui qui aborde frontalement ou de manière croisée l’histoire, donc le passé de l’humanité. Baroni (2010) précise que la mimèsis, en tant que processus créatif, consiste à enrichir l’expérience du temps par sa reconfiguration narrative. La BD est l’une des formes du récit qui, de façon intrinsèque, permet de faire l’expérience du temps préfiguré dans l’expérience, configuré par le récit, puis refiguré par la lecture, bref de cette triple mimèsis (Ricœur 1983; Baroni 2010). La BD dite historique4 accentue alors ce phénomène en intégrant à l’expérience du temps individuel celle du temps historique, inscrit socialement et soumis aux traces documentaires.
Comment, alors, peut s’incarner concrètement la mimèsis au sein de tout récit? Dufays (2010) propose une explication pragmatique, fondée sur la stéréotypie littéraire. On peut dire de cette dernière qu’elle est à la fois imitation de la nature et stylisation: elle sous-tend en simultané la reproduction du réel et sa métamorphose par une mise en discours, elle-même fondée sur d’innombrables stéréotypes littéraires5, c’est-à-dire sur tous ces différents signes narratifs perçus par le lecteur et qui, toujours, en réfèrent à d’autres les pré-datant, nourrissent la mimèsis et assurent donc l’expérience de la temporalité narrative (Baroni 2010; Boutin & Martel 2018; Dufays 2010). Ce fonctionnement peut s’observer aussi bien dans le roman moyenâgeux que dans la série policière d’inspiration scandinave, dans une chanson de Brassens comme dans le cinéma de Leone, dans l’Antigone de Sophocle comme dans un récit en bande dessinée. La stéréotypie littéraire fait de toute fiction, a fortiori historique6, une reconfiguration de la réalité basée sur la mobilisation de stéréotypes, et l’expérience du temps narratif s’y conjugue avec celle du temps historique.
2.3. Une approche didactique novatrice de la fiction: la lecture dialectique
On constate que la BD, parmi de nombreuses autres formes de fiction, possède des caractéristiques narratives qui demeurent rarement mises en relief en didactique, quelle que soit la discipline scolaire interpellée (littérature, histoire, sociologie, etc.): 1. son essence multimodale; 2. sa fonction stéréotypique qui permet d’expérimenter la mimèsis. L’actualisation attendue des pratiques didactiques disciplinaires (Éthier, Lefrançois & Joly-Lavoie 2018; Lebrun & Dias-Chiaruttini 2020; Martel 2018) offre dès lors une occasion difficilement contournable d’examiner ces caractéristiques et de soutenir une perspective innovante en réception du récit de fiction à l’école: la lecture dialectique (Boutin & Martel 2018). Cette approche participe du débat plus générique autour du rapport ambigu de l’humain au réel (Barthes 1982a; 1982b; Ricœur 1983; 1985; Baroni 2010; Gallego 2015), qui se traduit de façon plus pragmatique par la question de l’usage profane et savant du savoir, notamment historique, en classe (Éthier, Lefrançois & Joly-Lavoie 2018; Jablonka 2014).
À l'instar de toute représentation culturelle du monde, réelle ou fictive, la BD est un objet inscrit dans un usage public – profane – du savoir (Éthier & Lefrançois 2021). Les représentations – multimodales – du vraisemblable / crédible en fiction historique (Bordage 2008; Louichon 2016; Martel & Boutin 2015, Nokes 2013), bien que destinées à première vue à un usage informel, donc profane, sont pourtant le produit d’un inévitable dialogue critique qui les confronte invariablement aux usages stabilisés et formels de la connaissance, donc aux usages savants du savoir (Éthier & Lefrançois 2021). Dans une telle dialectique, les discours profane et savant se croisent, se fécondent et se remodèlent dans des œuvres qui, conséquemment, reposent alors «sur un construit vraisemblable (représentations, conceptions et croyances issues de la vérifiabilité d’un faisceau de preuves crédibles) du social et du culturel soutenu par des traces, des artefacts, des sources» (Boutin & Martel 2018: 298) d’une indéniable richesse comparative et réflexive pour la classe.
La lecture dialectique consiste à placer les élèves dans un dialogue critique tenant compte des représentations, des symboles, des codes, des modes, des langages et des valeurs qu’ils rencontrent à l’occasion de la réception (lecture) d’œuvres littéraires multimodales (Boutin & Martel 2018), en tenant compte de la manière dont chaque œuvre s’inscrit dans une représentation du réel, qu’il contribue en même temps à déplacer et à reconfigurer (cf. Ricœur 1983).
Collective, dialogale et critique, la lecture dialectique, en tant que pratique engagée de réception du littéraire, permet aux élèves de déchiffrer, comprendre (traiter et interpréter) et intégrer le sens porté par le récit et ses modalités sémiotiques (Cartier 2007; Lacelle, Boutin & Lebrun 2017; Martel 2018; Martel & Boutin 2015). Appliquée à la BD, cette approche permet, comme nous l’écrivions ailleurs:
de mettre en branle et, surtout, de consolider: 1) des processus cognitifs et affectifs ainsi que des stratégies de lecture qui se développent formellement et informellement depuis le préscolaire / primaire; 2) des compétences sémiotiques et sémantiques propres à la lecture contemporaine – multimodale –; 3) le lire pour apprendre en contexte (inter)disciplinaire et 4) la critique des sources [...] En bout de course, un tel travail «sur et à partir du» roman graphique historique [BD] génère l’acquisition de savoirs historiques et/ou le remaniement des savoirs historiques antérieurs. (Boutin 2018: 307)
3. La lecture dialectique de bandes dessinées historiques: études de cas
Pour étayer notre propos avec des données empiriques, nous présentons les résultats exploratoires de différents parcours de lecture dialectique de bandes dessinées historiques auprès d’élèves québécois du primaire et du secondaire ayant eu cours au printemps 2019.
Ces parcours nous ont permis d’accompagner et, surtout, de détailler minutieusement la pratique de lecture dialectique d’élèves de 11 à 16 ans – toutes et tous volontaires7 (N = 13) – et répartis au sein de quatre cercles de lecture (Hébert 2019) (figure 1). Trois élèves de 6e année (école primaire - 11-12 ans) constituaient le Cercle 1; quatre autres élèves de 1ère secondaire (13-14 ans) formaient le Cercle 2; enfin, six élèves de 5e secondaire (15-16 ans) se retrouvaient au sein des Cercles 3 et 4. Au cours de l’expérimentation, les élèves ont été rencontrés lors d’entretiens focalisés (Lacelle, Boutin & Lebrun 2017) de trois à quatre fois sur une période de deux mois (avril-mai 2019). Tous ces entretiens ont été transcrits de façon intégrale (verbatims) et nous avons choisi, plus loin, d’en reproduire des extraits afin d’illustrer notre propos. C’est à partir de ces transcriptions qu’une analyse thématique de contenu permettant de décrire chacun des parcours de lecture dialectique a été réalisée (Miles & Huberman 2003; Sabourin 2009).
Figure 1: Présentation de l’échantillon (élèves/lecteurs volontaires)
Dans le cadre de l’expérimentation dont il est question ici, nous avons proposé aux volontaires de s’engager dans un dispositif de lecture inspiré de nos réflexions théoriques et praxéologiques à l’égard d’un modèle de lecture dialectique en BDH. Ce dispositif est commun à tous les élèves pour ce qui concerne les étapes proposées et les outils réflexifs associés, mais il s’appuie sur un corpus de BDH différencié selon les besoins des différents cercles de lecture dialectique. Le choix des BDH repose essentiellement sur l’adaptation de leur contenu respectif au lectorat visé et aux thèmes à l’étude dans les cursus en jeu (âge scolaire des élèves). Le dispositif était organisé en trois étapes de lecture dialectique, chacune de celles-ci étant complétée par un entretien focalisé réunissant tous les élèves/lecteurs des différents cercles de lecture.
Dans un premier temps (étape 1), les élèves ont été invités à lire de manière autonome les BDH ciblées pour leur cercle, sans qu’aucune intention de lecture ne leur soit explicitée. De même, aucune tâche connexe n’était proposée. Lors de l’entretien faisant suite à cette première étape, les élèves ont d’abord été questionné·e·s sur leur appréciation littéraire et esthétique (modalités textuelle, visuelle, sonore et cinétique) des BDH proposées et sur les obstacles (compréhension, traitement, interprétation, engagement dans la tâche, etc.) qu’ils ont rencontrés. Ils ont aussi été invité·e·s à identifier le thème des BDH lues et à en résumer l’essentiel. Dès ce premier entretien, il leur a aussi été demandé de se prononcer sur la «qualité historique» des BDH proposées8. Pour les aider à juger ainsi de la valeur des BDH en regard du savoir historique de référence, ils ont établi des liens entre leurs connaissances initiales des thèmes abordés et le traitement de ceux-ci dans les BDH. Plus spécifiquement, ils ont été interrogé·e·s sur la vraisemblance, ou non, de la (re)présentation des personnages mis en scène au regard de leur époque, des événements (historiques ou non) représentés, des lieux illustrés, etc. La formule collective des entretiens a permis à chacun, à cette étape du dispositif, de s’enrichir de la réflexion des autres.
Dans un deuxième temps (étape 2), les élèves ont été invités à s’engager dans une lecture semi-guidée d’un autre corpus de BDH. Pour ce faire, une intention de lecture spécifique a été formulée: lire les BDH en adoptant une posture critique pour juger ultimement de la qualité de chacune des BDH comme 1. œuvre littéraire et 2. source crédible d’information et de réflexion sur la période historique concernée. De même, un outil de réflexion leur a été proposé: le 3QPOC9, Avant d’entreprendre cette deuxième partie du parcours de lecture dialectique, le caractère multimodal de la BD – interaction des modes sémiotiques – leur a été présenté. De même, l’intérêt de se placer en posture critique lors de la lecture d’une BDH a été souligné, notamment parce que celle-ci encourage la réflexion sur la temporalité narrative, la mimèsis et la confrontation des usages profane et savant des idées et des représentations. Bien que l’outil 3QPOC ait été présenté et que son emploi – préalablement modélisé – ait été encouragé, il n’a pas été exigé des élèves-lecteurs qu’ils l’utilisent de manière obligatoire, et ce, afin d’éviter une «surdidactisation» de l’expérience dialectique. Lors de l’entretien faisant suite à cette deuxième étape, les mêmes questions que celles utilisées lors du premier entretien ont été posées. Toutefois, des questions à propos de l’utilisation et de l’utilité du 3QPOC ont été ajoutées.
Dans un troisième temps (étape 3), la formule de lecture semi-guidée a été poursuivie avec toujours la même intention de lecture et le recours (volontaire) à un nouvel outil de réflexion (présenté et modélisé): la méthode 4C10, qui est proposée par Martel (2018) pour faciliter le traitement critique de documents multimodaux . Lors de l’entretien focalisé qui a suivi cette dernière étape, les mêmes questions initiales de l’étape 1 ainsi que celles de l’étape 2 ont été posées. Toutefois, des questions à propos de l’utilisation et de l’utilité de la méthode 4C ont été ajoutées. De même, des questions à propos de l’appréciation d’ensemble du dispositif de lecture dialectique proposé (étapes retenues, choix des BD, utilité des outils proposés, appréciation des entretiens focalisés réalisés, etc.) ont permis de réaliser un retour général sur l’expérience vécue.
Dans le tableau qui suit, chacune des trois étapes, pour chacun des cercles de lecture dialectique, est présentée ainsi les BDH retenues. Les références complètes de ces dernières sont présentées en fin d’article.
Tableau 1: Dispositif de lecture dialectique expérimenté
L’expérimentation réalisée auprès des 13 élèves qui composent les quatre cercles de lecture et l’analyse de leurs pratiques de lecture dialectique conduit à quelques constats préliminaires. Essentiellement, l’analyse de cette première mise à l’essai nous a permis 1. de décrire de façon ethnographique différents processus de réception mobilisés par de jeunes lectrices et lecteurs volontaires, 2. d’analyser l’ampleur de l’engagement en dialectique de ceux-ci11 et 3. d’objectiver la démarche initiale de lecture dialectique. Ultimement, la validation initiale de la démarche de lecture dialectique, du moins dans le cas de la BDH, nous permet d’anticiper positivement ses multiples retombées en classe.
D’entrée de jeu, il faut souligner le rôle essentiel qu’a joué dans cette première expérimentation l’appréciation (littéraire et esthétique) des BDH proposées. L’appréciation semble en fait le facteur premier de l’engagement dans la tâche de lecture dialectique et dans la discussion réflexive proposée lors des entretiens focalisés. Les BDH qui plaisent (par leur force narrative, leur résonance subjective, la thématique historique qui y est abordée et son esthétisme visuel) sont celles qui engagent les élèves, qui sont lues, voire relues, avec plaisir, qui suscitent la réflexion par le dialogue, ce qui évoque spécifiquement les enjeux de la subjectivité en littérature (Langlade & Rouxel 2005) et de son appréciation par les élèves (Gabathuler 2016; Hébert 2019). Les extraits d’entretien suivants sont explicites à cet égard, puisqu’ils mettent en lumière l’appréciation (et sa justification) que font les élèves-lecteurs des BDH proposées.
Maria (cercle 1). C’est l’histoire d’un homme qui participe à la 2e guerre mondiale, plus précisément dans un régiment; il s’appelle Chandler. Il va à la guerre avec son ami. J’ai (...) beaucoup aimé comment ils ont présenté la BD. Je pensais que ce serait plus violent. Mais finalement c’est plus calme que prévu.
Sonia (cercle 1). Ma préférée, c’est La Petite Russie que j’ai vraiment adorée, c’est même mon coup de cœur de l’année (...) C’est la vie d’un personnage attachant. C’est comme s’il y avait une ligne du temps et que le personnage avançait dedans, mais c’est sa ligne avec des événements vrais. Magellan, j’ai un peu moins aimé parce que l’histoire était dure à comprendre, on était mêlé, la fin était au début (....) Des fois, la page couverture déçoit… ça m’est arrivée avec Magellan. Je suis difficile avec les images. Mais tu vois, d’habitude je n’aime pas le noir et blanc, mais là, dans La Petite Russie, le texte et les images étaient tellement bien faits, j’ai aimé ça.
Justine (cercle 1). Oui car quand c’est juste des faits historiques, on apprend des choses parfois, mais c’est plate… alors que quand l’histoire est bonne avec un peu de vraie histoire, on apprend aussi mais c’est plus le fun.
Raphaëlle (cercle 2). Oui, et le fait que c’était historique mais que c’était raconté comme une histoire, pas juste des faits, c’est le fun dans la BDH.
Émile (cercle 3). Moi, j’ai lu Radisson et je trouve que le contexte au départ est bien expliqué (...) la Nouvelle-France, puis les personnages sont tous interactifs. Ça accrochait, en plus avec les images…
Alinda (cercle 4). Et vraiment c’est la fiction, c’est l’histoire avec des émotions qui fait qu’on aime plus le sujet et même qu’on comprend mieux (...) J’ai lu Radisson et La Petite Russie. J’ai préféré La Petite Russie parce que vraiment, malgré qu’il raconte beaucoup l’histoire, c’est l’histoire des grands-parents. Ça m’a vraiment ouvert plus les yeux, ça m’a donné un autre point de vue. Parce que je connais l’histoire des historiens, l’histoire de l’école, mais là, ce sont des personnes qui ont vécu cette époque-là. On comprend mieux vraiment leur histoire (...)
De façon assez singulière et surtout spontanée, les jeunes lectrices du Cercle 1 (primaire) ont mis en relief la dimension hypertextuelle (Genette, 1982) en présence dans le corpus lu, notamment l’effet de «collection»
Justine. Moi je l’ai lue la BD sur Jacques Cartier. J’étais quand même intéressée même si ce n’était pas mon livre préféré, même si je trouvais qu’il n’avait pas beaucoup d’action… et en plus à la fin, je continuais à lire, mais je ne comprenais plus rien. Je lisais mais c’était juste des mots, je ne comprenais plus l’histoire.
Sonia. Un peu comme Magellan…
Maria. C’est la même collection, alors c’est un peu pareil que Magellan. Il y a un document à la fin et je pense que justement, ils mettent ce document parce que l’histoire n’avance pas vraiment. C’est ce document sérieux qui permet vraiment d’apprendre quelque chose. La BD, l’histoire dedans, c’est plus du blabla pas vraiment le fun.
Suite à la découverte de la richesse du corpus de BDH, par le biais de la participation volontaire à cette étude, 11 élèves-lecteurs sur 13 souhaitent explicitement poursuivre leurs découvertes en matière de BD, et plus spécifiquement de BDH. Conséquemment, les parcours de lecture dialectique réalisés et les entretiens dialogaux qui y sont liés paraissent avoir stimulé l’intérêt des participant·e·s pour le genre (la BDH) et la démarche (lecture dialectique). Cela, en plus de conforter nos choix épistémologiques et didactiques, rappelle le rôle majeur que joue la médiation dans la transmission de la culture littéraire (Hébert, 2019). Voici à cet égard des extraits dignes d’intérêt:
Alexi (cercle 4). Moi, juste l’idée de la recherche m’a donné le goût de lire de nouveau des BD, pas juste des BD historiques cependant. J’ai envie de replonger.
Maxime (cercle 2). Moi, je croyais qu’il y avait juste des BD de type Les Légendaires.
Alinda (cercle 4). Moi vraiment, j’ai découvert des BD très différentes de ce que je connaissais. La majorité de ce que je lis d’habitude ce sont des romans, mais là, j’ai découvert un autre univers et surtout des sujets sur lesquels je ne lis pas souvent.
Raphael (cercle 4). Moi la lecture, ce n’est pas mon point fort mais le fait de lire La Petite Russie, qui était loin d’être dans mon champ d’intérêt, de base un livre historique ce n’est pas ce que je préfère, mais d’avoir une histoire plus développée que trois carrés avec des blagues, ça m’a donné une autre perspective et vraiment honnêtement, j’ai envie d’aller plus loin. Peut-être aller encore dans un autre univers fictif, pas nécessairement historique, mais une fiction qui permet quand même d’apprendre des choses et de se questionner.
La maîtrise (même partielle) des compétences de lecture multimodale et, plus spécifiquement, des codes et techniques de la BD, qui est acquise par une fréquentation assidue et personnelle du média ou grâce à l’école12, s’avère fondamentale à la réception réussie du récit historique. De manière marquée, ce sont 1. les élèves qui possèdent déjà des acquis spécifiques en BD (initiation en classe par leur enseignant) et en lecture multimodale, par exemple les trois élèves du primaire (Cercle 1), et 2. les élèves sensibles spontanément à son caractère multimodal, qui s’engagent véritablement dans la lecture dialectique recherchée.
Sans surprise, ces mêmes élèves parviennent à trouver les mots pour parler de leur lecture, des processus qui la sous-tendent, des réflexions qui s’y rattachent. Maitrisant le langage (même intuitif) de la multimodalité et de l’univers de la BD, ils semblent plus outillé·e·s pour adopter une posture réflexive, entre autres parce qu’ils parviennent, et c’est l’hypothèse la plus plausible, à comprendre et à interpréter l’ensemble des subtilités narratives (temporalité, stéréotypes, hypermédia) et plurisémiotiques des œuvres lues.
Par exemple, pour la BDH Deux généraux, ce sont les élèves-lecteurs qui semblent maîtriser les codes de la BD et la lecture multimodale13 qui parviennent à cerner le rôle narratif que joue la mise en scène de la coloration.
Maria (Cercle 1). Il y a un jeu de couleurs vraiment intéressant. Quand les images sont rouges, c’est plus violent, et les autres images sont vertes.
Raphaëlle (Cercle 2). Je me suis vite aperçue que les couleurs avaient un rôle à jouer. Quand le fond était rouge, il était question de la guerre. Vert, c’était plus réflexif, pour l’histoire en dehors des combats.
L’extrait qui suit, tiré d’un échange réalisé avec les élèves du Cercle 4, est éloquent, puisqu’il illustre l’apport de sens que suscite pour plusieurs la complémentarité textes-images en BD.
Raphael. Moi aussi, lire une BD, ça m’aide (...) Dans un roman ce qui m’énerve, c’est qu’il manque d’images, il manque de représentations, de visuel et je suis une personne visuelle. J’aime lire du texte et de l’image associés ensemble. Quand je regarde une BD, je peux comprendre facilement, je n’ai même pas besoin de m’imaginer les personnages, ils sont là devant moi. Mais tout va ensemble.
Alexi. Moi, il y avait longtemps que je n’avais pas lu de BD et comme Raphael, je m’intéresse autant au texte qu’aux images. Ça m’aide à mieux comprendre l’histoire, on voit les émotions notamment et on a moins besoin d’inférer.
Il est important d’admettre que la posture de lecture dialectique recherchée n’est pas naturelle et spontanée pour les élèves-lecteurs de cette étude, notamment en ce qui a trait à la confrontation critique des (re)présentations de l’histoire permettant de juger de la vraisemblance et donc de la crédibilité des BDH. Bien que celles-ci portent en elles un contenu éminemment historique et qu’elles proposent un rapport précis au temps, elles sont initialement perçues par les élèves-lecteurs rencontrés comme des œuvres de divertissement, d’évasion, de procuration. Toutefois, et c’est là quelque peu paradoxal, ces œuvres, bien que destinées au plaisir de la lecture, semblent aussi jugées par la majorité des participant.e.s comme porteuses d’une (re)présentation vraisemblable du passé, puisque ce sont justement des BDH. Questionnés sur la crédibilité qu’ils accordent aux BDH, les élèves-lecteurs du Cercle 2, entre autres, précisent ainsi leur position.
Maxime (Cercle 2). Je ne me demande jamais si c’était vrai ou faux parce qu’il y a vraiment beaucoup de faits là-dedans que je connaissais et quand même, c’est une BDH.
Elliot (Cercle 2). Moi, j’ai l’impression que tout était vrai.
Raphaëlle (Cercle 2). J’avais quand même l’impression d’être dans le vrai moi aussi, mais en même temps, c’était bizarre les choix qu’ils faisaient.
Dès lors que les élèves sont invités à questionner la qualité de la (re)présentation historique des BDH proposées, ils sont tout d’abord pris au dépourvu, comme l’expriment bien deux élèves-lectrices du Cercle 1.
Maria (Cercle 1). Moi, c’est facile de caractériser et de comprendre une BD, les deux premiers C de la méthode 4C, mais confronter, c’est vraiment dur, je ne sais même pas ça veut dire quoi…
Justine (Cercle 1). C’est vrai, confronter, je ne sais pas comment faire et pourquoi il faut le faire.
Guidés toutefois par les questions posées, apprenant d’un entretien focalisé à l’autre à questionner les BDH lues, à traquer les invraisemblances ou, du moins, les problèmes de vraisemblance, ils parviennent presque tous à adopter une posture critique (et argumentée) et à s’engager dans la lecture dialectique recherchée. De telle sorte qu’il semble y avoir une certaine émulation des compétences de lecture dialectique – comme en fait foi entre autres la richesse des échanges réalisés dans le cadre des derniers entretiens qui témoignent d’un développement apparent de la posture des participant·e·s. Certains extraits de ces échanges sont ici présentés; ils permettent de constater que plusieurs des élèves avec qui nous avons échangé parviennent progressivement à adopter une posture critique et distanciée avec la BDH.
Raphaëlle (Cercle 2). Bien on n’a pas besoin de s’appuyer sur des faits dans une BD non historique. On peut s’inspirer de n’importe quoi, de n’importe quelle époque, de n’importe où. Alors qu’une BD historique, il faut rester dans le temps. Quelqu’un qui fait une BD historique doit prendre des faits pour ne pas mettre des incohérences dans l’histoire. Si des Amérindiens sortent leur parapluie, ce n’est pas possible.
Maxime (Cercle 2). Tu sais, même si c’est historique, on invente un peu, pour faire avancer l’histoire, on est obligé d’en ajouter (...) il faut reconnaître ce qui est inventé.
Alexi (Cercle 4). Et il y a des BD appuyées sur des faits historiques, comme des autobiographies, mais il y a aussi des BD qui proposent des histoires imaginaires dans un contexte historique. Il y a donc une certaine différence.
Marianne (Cercle 2) (À propos de Deux généraux). C’avait toute l’air d’être très réel, il y avait des faits réalistes, mais peut-être que c’est exagéré aussi… Mais en même temps c’est vraiment bien raconté. En tout cas, je suis persuadée que si c’était seulement le récit du grand-père, il y aurait eu des affaires un peu plus farfelues et exagérées.
Raphaëlle (Cercle 2) (À propos de Paul au parc). Il y a plusieurs choses vraies mais bon, ça reste une autofiction (...) Mais il y a eu l’enlèvement de Pierre Laporte et ça, je sais que l’enlèvement a vraiment eu lieu (...) je sais que Pierre Laporte est vraiment mort, qu’ils ont donné son nom à un pont, qu’il s’est fait enlever, que le FLQ a vraiment fait des choses, il y avait vraiment ces problèmes au Québec.
Plusieurs arrivent même à nommer tout le travail de reconfiguration du réel que sous-tend une œuvre de semi-fiction historique, comme en témoigne ce passage du dernier entretien réalisé avec les élèves-lecteurs du Cercle 2.
Raphaëlle (Cercle 2). Oui, comme ce qu’ils ont dans le visage. On sait que les Amérindiens ont des maquillages, mais ce n’est pas n’importe quel. Donc avant, il faut se renseigner un peu avant de dessiner.
Maxime (Cercle 2). Oui mais tu ne peux pas dire n’importe quoi non plus. Il ne faut pas juste se documenter pour les images mais pour tout. Tu ne peux pas dire n’importe quoi.
Cependant, et c’est là un constat d’importance, cette évolution ne semble pas reposer sur le recours expérientiel à des tâches/outils de type scolaire. Par exemple, le 3QPOC ou la méthode 4C ont finalement trouvé très peu d’écho. En fait, ils n’ont pas du tout été appréciés. Certains élèves-lecteurs précisent que l’utilisation, même partielle, de ces outils, a entravé leur lecture et le plaisir de découvrir le corpus des BDH. D’autres, encore plus nombreux, affirment avec honnêteté de pas les avoir utilisés parce qu’un tel recours rendait l’expérience de lecture trop scolaire.
Maria (Cercle 1). Moi j’ai lu les feuilles avant et après, mais franchement, je me suis laissé aller dans la lecture. C’est vraiment après que j’ai relu les feuilles pour essayer de répondre aux questions. Mais je trouve que ces outils ne m’aident pas, ça fait trop «école» de toute manière.
Alinda (Cercle 4). Moi j’ai oublié. En fait, je savais qu’il y avait ces outils que je pouvais utiliser mais je rentrais trop dans l’histoire. Je l’ai fait un peu avec une BD mais bon… Mais avec les autres, vraiment, je rentre trop dans l’histoire, je lis pour le plaisir. Quand je ne connais pas une méthode, quand je vois quelque chose comme ça, je sens ça comme à l'école et je n’ai plus le goût de lire. Pour une fois qu’on pouvait lire juste pour le plaisir.
Alexi (Cercle 4). Moi, chaque fois qu’on me dit de lire pour faire un travail, ça me coupe tout mon plaisir. Ce que je vais finir par faire, c’est lire avec le travail à côté. Comme pour ce projet, on avait le choix, j’ai simplement lu et j’ai réfléchi à nos discussions.
C’est plutôt la mise en place d’un environnement favorable à l’échange, au dialogue et à la réflexion, en l'occurrence les moments d’entretiens focalisés autour des œuvres lues, qui paraît avoir joué un rôle central dans l’adoption progressive de la posture de lecture dialectique recherchée.
Alinda (Cercle 4). Moi, ce que je préfère, ce sont les échanges qu’on a eus. C’est vraiment plus motivant en plus, c’était libre, sans évaluation. (...) Nos discussions m’ont permis de comprendre que ça prend aussi beaucoup de connaissance pour faire les personnages et expliquer l’histoire.
Maxime (Cercle 2). Moi je suis capable de te dire maintenant que ça c’est la partie qui rend l’histoire intéressante et ça c’est la partie vraie de l’histoire. À force d’échanger avec toi et les autres sur cela, je parviens maintenant à distinguer ce qui est vrai et pas vrai.
Conséquemment, c’est la démarche de dialogue dialectique mise en place par le biais des entretiens focalisés, faisant place à l’échange littéraire et réflexif, qui paraît ici avoir joué le rôle de catalyseur. Le rôle central de l’échange, du dialogue, de l’apport de la parole de l’Autre, rappelle le rôle important que joue la discussion littéraire, les cercles littéraires et autres dispositifs d’échanges dans l'appropriation et la réflexion en didactique de la littérature (Dufays, Gemenne & Ledur 2018).
C’est enfin le caractère volontaire et non formellement scolaire de l’expérience de lecture dialectique proposée qui semble avoir joué en notre faveur et donc en faveur de l’engagement des élèves dans l’appréciation et l’exploration critique de la BDH.
Raphaëlle (Cercle 2). Moi je me suis dit que je devais lire comme si c’était Tintin parce que c’était une BD historique. Il a fallu que je me dise que c’était plus une histoire, qu’une BD historique, pour pouvoir plus apprécier. Car quand on me dit historique, c’est comme si je rentre dans le mode école. Là pour le projet, il a fallu que je me mette dans l’état d’esprit que c’est volontaire ce que je suis en train de lire sinon j’ai de la misère à apprécier ma lecture.
4. Conclusion
Nos investigations en classe auprès d’élèves du primaire et du secondaire nous ont permis d’illustrer le fait que l’usage scolaire de la BD, notamment en histoire, permet d’instaurer à l’école ce dialogue souhaité entre les mondes profane et savant. Particulièrement, le travail autour de certaines œuvres, dont celles qui sont controversées, et le dispositif de lecture dialectique que nous développons, permettent par exemple de faire réfléchir les élèves à «l’historisation de la fiction et à la fictionnalisation de l’histoire» (Gallego 2015: 5). Pour ce faire, il faut cependant que les élèves s’engagent véritablement dans ladite lecture dialectique, ce qui leur demande d’apprécier et de critiquer, par le dialogue, la teneur des composantes multimodales et stéréotypiques du récit de fiction.
L’observation ethnographique, la documentation et l’analyse de ces pratiques de réception in situ et in extenso dans un contexte de réception d’œuvres profanes constitue, à notre avis, un préalable incontournable à une conséquente didactisation de la lecture dialectique – multimodale et mimétique – à l’école. Grâce, désormais, à de telles assises, nous semblons désormais à l’aube d’une telle transposition.
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Pour citer l'article
Jean-François Boutin & Virginie Martel, "La lecture dialectique de bandes dessinées historiques: étude de treize parcours de lecture", Transpositio, n°4 Enseigner la bande dessinée comme (de la) littérature, 2021https://www.transpositio.org/articles/view/la-lecture-dialectique-de-bandes-dessinees-historiques-etude-de-treize-parcours-de-lecture
Voir également :
Enseigner la bande dessinée autobiographique pour développer la littératie médiatique multimodale
Dans le monde contemporain, les jeunes sont plus que jamais confronté·e·s à des récits composites, mêlant souvent textes et images, dont le rapport avec la réalité apparaît de plus en plus complexe à définir et à évaluer. L’enseignement de la littérature, qui demeure le lieu principal d’une éducation aux formes narratives, peut difficilement ignorer cette évolution du paysage médiatique. Pourtant, les textes enseignés à l’école continuent le plus souvent à se limiter à un corpus de fictions littéraires. En 1994, Alain Viala déplorait déjà cette prépondérance du «littéraire{{Dans son article, Viala s’appuie sur la définition du «littéraire» qui sous-tend les Instructions officielles. Le «littéraire» se déploie à travers la poésie, le conte, le roman, les nouvelles, les légendes, la science-fiction, le roman policier, etc., tandis que le non-littéraire comprend les»textes d’information, reportages, documents variés relatifs au monde d’aujourd’hui et pouvant donner lieu à une étude critique» (Viala 1998 [1994]: 328).}} « dans l’enseignement du français (souvent limité à la prose narrative réaliste et au théâtre classique), malgré des prescriptions des programmes de l’Éducation nationale dont le but était de valoriser les conditions réelles de la lecture en incluant différents types de textes.
Enseigner la bande dessinée autobiographique pour développer la littératie médiatique multimodale
Dans le monde contemporain, les jeunes sont plus que jamais confronté·e·s à des récits composites, mêlant souvent textes et images, dont le rapport avec la réalité apparaît de plus en plus complexe à définir et à évaluer. L’enseignement de la littérature, qui demeure le lieu principal d’une éducation aux formes narratives, peut difficilement ignorer cette évolution du paysage médiatique. Pourtant, les textes enseignés à l’école continuent le plus souvent à se limiter à un corpus de fictions littéraires. En 1994, Alain Viala déplorait déjà cette prépondérance du «littéraire»1 dans l’enseignement du français (souvent limité à la prose narrative réaliste et au théâtre classique), malgré des prescriptions des programmes de l’Éducation nationale dont le but était de valoriser les conditions réelles de la lecture en incluant différents types de textes. Il observait une «contradiction entre l’objectif déclaré, la conquête des “lectures réelles”, et la formation réellement accomplie d’habitus lectoraux spécialisés» (Viala 1998 [1994]: 330). Un tel constat, qui reste encore d’actualité, souligne la nécessité de resserrer les liens entre les lectures réalisées dans des contextes privés et scolaires. Une partie de ces «lectures réelles» étant composée de supports médiatiques composites, il s’agit de partir de ces expériences de lecture pour aller vers un apprentissage toujours plus pointu des compétences multimodales. Tout en étant consciente que les jeunes ne sont pas systématiquement des lecteur·trice·s de bande dessinée, je propose aux enseignant·e·s de faire un pas vers les «lectures réelles» de leurs élèves par le biais de ce média composite.
La notion de «littératie» permet de mener une réflexion sur la diversité des supports dans l’enseignement. Portant initialement sur les usages variés de l’écrit, qu’ils soient individuels ou sociaux, quotidiens ou exceptionnels, scolaires ou professionnels (Barré-De Miniac 2003; Jaffré 2004; Painchaud, d’Anglejan, Armand, & Jezak 1993), la notion a été élargie et renouvelée par Nathalie Lacelle, Jean-François Boutin et Monique Lebrun afin de satisfaire aux nouvelles exigences médiatiques. La «littératie médiatique multimodale» intègre ainsi une pluralité de modes (notamment textuel et visuel) liés aux médias actuels, permettant de concevoir l’apprentissage de la lecture comme une approche graduelle de différents types de textes et de médias, chacun amenant des spécificités et complexités propres.
La littératie est la capacité d'une personne à mobiliser adéquatement, en contexte communicationnel synchrone ou asynchrone, les ressources et les compétences sémiotiques modales (ex: mode linguistique seul) et multimodales (ex: combinaison des modes linguistique, visuel et sonore) les plus appropriées à la situation et au support de communication (traditionnel et/ou numérique), à l'occasion de la réception (décryptage, compréhension, interprétation et évaluation) et/ou de la production (élaboration, création, diffusion) de tout type de message2 (Lacelle, Boutin, & Lebrun 2017: 8)
Le développement de compétences multimodales à l’occasion de la lecture d’un support composite est un défi que je propose de relever par le biais de l’enseignement de la bande dessinée. À la suite de Missiou, qui considère le récit graphique comme une forme privilégiée pour développer des compétences complexes de lecture et pour former les élèves à devenir de «véritables acteurs-interprètes» (Missiou 2012: 79), je postulerai que la lecture de ce média implique la mobilisation de compétences spécifiques permettant le traitement d’une «variété toujours grandissante de ressources sémiotiques» (Lacelle, Boutin & Lebrun 2017: 7). Dans cette étude, j’insisterai en particulier sur la manière dont la bande dessinée permet de repenser la linéarité de la lecture, en la mettant en rapport avec la tabularité du support et avec les rapports spatiaux tissés entre les images, qui se superposent à la séquentialité du récit.
L’élargissement du corpus des textes enseignés à la bande dessinée apparaît d’autant plus urgent que le potentiel didactique de ce support demeure peu exploité. En effet, Hélène Raux a observé, à partir de l’analyse de plus de 700 séquences d’enseignement de la littérature publiées sur des blogs d’enseignant·e·s3, que moins de 4 % du corpus enseigné à l’école est constitué de bandes dessinées (Raux 2019). De manière à illustrer plus concrètement le type de séquences susceptibles d’exploiter la multimodalité du support pour réfléchir à la manière dont se construit une représentation «factuelle» du passé, deux bandes dessinées seront convoquées: Persepolis de Marjane Satrapi (2000-2003) et Coquelicots d’Irak (2016) de Brigitte Findakly et Lewis Trondheim. Une comparaison des indices péritextuels, puis des deux incipits de ces bandes dessinées, aura pour but de suggérer des pistes de réflexion à mener en classe. Comment le rapport entre le récit graphique et le passé réellement vécu est-il agencé? Comment la bande dessinée exploite-t-elle son hybridité pour mettre en scène, explicitement ou implicitement, un média tel que la photographie? Quelle influence ces éléments ont-ils sur le pacte de lecture? Enfin, comment guider les élèves dans la construction de ce pacte? Telles seront les questions fondamentales qui orienteront cette étude, pour lesquelles j’esquisserai, en dépit de la brièveté de l’analyse, quelques débuts de réponse.
Analyser Persepolis et Coquelicots d’Irak dans une perspective multimodale
L’enseignement des récits graphiques de Satrapi et de Findakly et Trondheim devrait permettre, en raison de leur inscription générique et de leur nature médiatique, de développer des compétences en littératie médiatique multimodale tout en stimulant une réflexion sur le rapport au «réel», c’est-à-dire sur le rapport que les œuvres entretiennent avec la vie des autrices et le contexte dans lequel elles ont grandi.
Ces deux œuvres racontent chacune l’enfance, l’adolescence et une partie de l’âge adulte de leur scénariste4 . Publiée en quatre volumes à L’Association entre 2000 et 2003, Persepolis est la première bande dessinée de Marjane Satrapi. Coquelicots d’Irak, publiée en 2016 à L’Association, naît d’une collaboration entre Brigitte Findakly et son mari Lewis Trondheim: il s’agit de la première bande dessinée que Findakly co-écrit en tant que scénariste (et non en tant que coloriste uniquement). Findakly, née en 1959 en Irak, et Satrapi, née en 1969 en Iran, racontent leur quotidien d’enfant dans un contexte d’instabilité politique qui mènera à la guerre Iran-Irak en 1980 (dont il est question dans les deux œuvres). Elles abordent notamment leur adolescence, qui va de pair avec un départ en Europe (en Autriche pour Satrapi et en France pour Findakly).
Si la guerre et l’exil sont des contenus qui pourraient être explorés dans le cadre d’un usage pédagogique de ces œuvres, ils ne constitueront pas l’objet principal de cette étude, qui a plutôt pour but de proposer des pistes visant le développement de compétences littératiées et une réflexion sur le rapport entre faits et fiction, c’est-à-dire de donner les bases pour élaborer, au sein de la classe, un certain cadre interprétatif. Je me limiterai donc à examiner comment se construit le rapport entre l’œuvre et le «réel», que ce soit sur le plan péritextuel, textuel ou iconique, et à traiter la question de l’autoreprésentation, notamment par le biais de la photographie. Les spécificités multimodales et les questionnements relatifs à l’autobiographie se veulent transférables à d’autres bandes dessinées que celles de Satrapi et de Findakly et Trondheim.
Cadrage péritextuel
L’enseignement de l’autobiographie en bandes dessinées rend possible l’exploration des notions de factualité et de fictionnalité dans une perspective nuancée. Il donne l’occasion de guider les élèves vers la construction d’un «pacte de lecture» défini comme une «relation plurivoque, souple et mobile qui s’établit entre l’auteur et ses lecteurs» (Wagner 2012: 388). Malgré la souplesse de ce pacte, Wagner considère que cette relation est «fondée sur un ensemble de conventions tacites nées de l’usage» (Wagner 2012: 387). Ces conventions n’ayant pas nécessairement été rencontrées fréquemment en amont de la lecture scolaire, il est utile d’accompagner les élèves vers les différentes ressources favorisant la construction d’un pacte, dans le cas présent de type autobiographique (Lejeune 1996), tout en veillant à ce que celui-ci n’incite pas les élèves à ignorer la reconfiguration du réel opérée dans l’œuvre.
On peut attirer l’attention des élèves sur les aspects péritextuels qui montrent la complexité du cadrage interprétatif de l’œuvre dès le seuil de la lecture. En effet, un lectorat peu expérimenté pourrait associer prématurément la bande dessinée à des fictions de divertissement. Pour éviter que l’œuvre ne soit prise «à la légère»5, l’enseignement pourrait construire, avec les élèves, un cadrage interprétatif contextualisant, prenant en compte les différents éléments qui montrent une reconfiguration du vécu personnel tout en brouillant, dans une certaine mesure, les pistes génériques. Védrines et Ronveaux estiment que la notion de «genre» est fondamentale pour restituer les textes «dans le cadre social d’une communication». Selon eux, un enseignement littéraire devrait chercher à outiller les élèves «pour apprendre à expliciter ce que lire veut dire dans les normes des genres» (Védrines & Ronveaux 2019: 58). Si cette prise en compte des situations de communication apparait particulièrement importante dans le cadre d’un enseignement de récits testimoniaux6 (corpus de l’article de Védrines & Ronveaux), elle l’est aussi dans le cadre de textes de type autobiographique.
Pourtant, les textes ne se laissent pas volontiers catégoriser et plusieurs éléments péritextuels de Persepolis et Coquelicots d’Irak rendent d’emblée complexe toute tentative de classification générique, en soulignant un rattachement nuancé au genre autobiographique. Afin d’interroger ces nuances en classe, il peut être utile de proposer un examen minutieux des éléments iconotextuels du péritexte et, par exemple, de comparer les pages de couverture de différentes éditions.
Figure 1: Satrapi, Persepolis, L'Association, 2000, première de couverture © Marjane Satrapi & L'Association, 2000
Figure 2: Satrapi, Persepolis, L'Association, 2017, première de couverture © Marjane Satrapi & L'Association, 2017
Dans le péritexte de la première édition de Persepolis (2000, tome 1), le côté «autobiographique» est plutôt ténu. La combinaison iconotextuelle d’un guerrier perse à cheval, en première de couverture, et du titre Persepolis, renvoyant au nom de la capitale de l’empire perse – désormais réduite à l’état de ruines –, pourrait sembler encline à introduire un conte oriental (prenant place dans un espace-temps lointain ou fictionnel). La connaissance du contenu du livre permettrait d’identifier la petite fille représentée sur la quatrième de couverture, clouée au mur par les oreilles, comme «Marji», et aussi de réaliser qu’il s’agit là d’un autoportrait «fictif», puisque la scène de torture en question est imaginée par la protagoniste, suite à un conflit avec sa mère («Qu’est-ce que tu dirais si je te clouais au mur par les oreilles?» (2017: 47). Mais comme ce savoir est hors de portée, dans le cadre d’une approche strictement péritextuelle, c’est ici aussi à la catégorie générique du conte, de ses cruautés initiatiques, que ce dessin renvoie. Loin de fournir une fausse piste de lecture, l'identification de ce genre permet d’enrichir la lecture de Persepolis: même s’il ne s’agit pas d’un conte à proprement parler, le traitement auquel Satrapi soumet l’univers de l’enfance permet fréquemment d’en retrouver certains aspects. Enfin, précédant le récit et réorientant partiellement le pacte de lecture, une introduction rédigée par David B. ramasse en quelques paragraphes l’histoire de l’Iran, depuis l’invasion de la Perse par les Arabes en 642 jusqu’au moment où Mohamed Rezah fuit la Révolution en 1979. Il termine son texte ainsi: «Voilà, ça c’est la grande histoire. Marjane a hérité de tout ça, elle a réalisé le premier album de bandes dessinées iranien». Ce que David B. relève, c’est donc à la fois l’inscription de l’œuvre de Satrapi dans l’histoire iranienne – depuis L’Ascension du Haut Mal on connait son propre intérêt pour la question historique – et l’innovation médiatique de Satrapi par rapport à sa culture. En somme, le péritexte n’annonce pas de manière explicite que le livre s’apprête à raconter l’enfance et la jeunesse de l’autrice.
L’édition intégrale de Persepolis de 2017 offre une autre lecture péritextuelle du récit: la couverture représente Marji petite fille à côté de Marjane jeune femme. Cette évolution prend particulièrement sens dans une approche intermédiale de l’œuvre. En effet, le portrait de Marjane occupant le premier plan est le même que celui qui orne le coffret DVD du film d’animation éponyme de Vincent Paronnaud et Marjane Satrapi (2007). Le choix d’illustrer le profil droit de la jeune femme permet d’exhiber le grain de beauté qu’elle porte sur le nez. Ce «détail» fait écho à la narration, dans le troisième volume, de l’apparition de cette marque distinctive à l’âge de seize ans. En établissant un parallèle entre la protagoniste et l’autrice, cette modification d’ordre éditorial – qui survient également alors que Satrapi est davantage connue du «grand public»7 – peut rendre l’aspect autobiographique plus visible dans le péritexte. Pourtant, cette visibilité est relative, les élèves n’ayant pas forcément vu ou entendu parler du film Persepolis. En classe, une thématisation des différentes façons d’approcher l’œuvre, selon les connaissances antérieures des lecteur·trice·s, permet non seulement d’établir, dans le cas présent, des liens intermédiaux, mais aussi de mettre le doigt sur la pluralité des lectures découlant de la rencontre entre un texte et un sujet lecteur.
Vingt ans après la première édition, Satrapi ne qualifie pas volontiers son œuvre d’autobiographique. Interrogée par Virginie Bloch-Lainé sur ses intentions en créant Persepolis, elle affirme dans une interview: «Ça n’a jamais été mon truc de raconter ma vie» (Satrapi 2020). Elle présente la dimension personnelle comme une forme de «prétexte»:
J’ai utilisé mon histoire personnelle pour raconter quelque chose qui se passait autour de moi. Je n’avais pas d’autre moyen que de prendre ce parti-là parce que si je faisais autrement, c’était comme si je prétendais que j’étais soit sociologue, soit politologue, soit philosophe, soit historienne; et non seulement je n’ai pas cette prétention, mais en plus je n’ai même pas la connaissance et la science pour ça, ce n’est que mon point de vue personnel. (Satrapi 2020, ma transcription)
L’aspect autobiographique n’est donc mis en avant ni dans le discours qu’elle tient sur son œuvre vingt ans après, ni dans le péritexte de la première édition (2000), tandis qu’il l’est dans une certaine mesure dans l’édition intégrale. La prise en compte de cette évolution péritextuelle dans le cadre d’un enseignement dédié à Persepolis peut favoriser d’une part une réflexion sur le cadrage interprétatif et sur le rôle que joue le péritexte dans cette construction – bien que celle-ci s’opère aussi hors de l’œuvre – et, partant, elle peut encourager des considérations sur le «je» autobiographique et son positionnement par rapport à la dimension historique et collective des événements.
Figure 3: Findakly et Trondheim, Coquelicots d'Irak, L'Association, 2016, première de couverture © Brigitte Findakly, Lewis Trondheim & L'Association, 2016.
Figure 4: Findakly et Trondheim, Coquelicots d'Irak, L'Association, 2016, quatrième de couverture © Brigitte Findakly, Lewis Trondheim & L'Association, 2016.
Si les œuvres de Satrapi et de Findakly et Trondheim comportent la mention d’une zone géographique dès le titre, créant un lien – qui n’est pas nécessairement perçu en amont de la lecture – entre un élément biographique et une histoire collective, le péritexte de Coquelicots d’Irak fait référence de manière plus directe au vécu de Findakly. Celui-ci offre davantage d’indices orientant le cadrage vers un récit de type autobiographique. La quatrième de couverture montre un portrait de Findakly, représentée en train de peindre (il ne s’agit pas d’un autoportrait au sens plein du terme, étant donné que Trondheim et Findakly collaborent à la création de l’image, l’un au dessin, l’autre aux couleurs). Surplombant cette image, une phrase résume le propos du livre: «Au moment où l’histoire de l’Irak s’efface à l’explosif et les mémoires s’estompent peu à peu, ce récit recueille les souvenirs d’une fillette, d’une famille et de tout un pays». Cette phrase, qui fait référence à la destruction violente et récente de certains sites irakiens (les premières planches donnent l’exemple des sites archéologiques de Nimrod et d’Hatra), offre un ancrage contextuel à la bande dessinée. Elle met en parallèle la destruction de la mémoire collective et de la mémoire individuelle, présentant le livre comme un remède contre ces deux formes d’oubli.
Pour compléter ces informations, la couverture est munie d’un rabat qui précise que Brigitte Findakly est née en 1959 à Mossoul et qu’elle y a grandi jusqu’en 1973. Ces indications fonctionnent comme un «avertissement», construit probablement par Findakly, Trondheim et la maison d’édition («ce que vous allez lire a réellement été vécu») aussi bien que comme une proposition, voire une requête d’attitude de lecture («pourriez-vous prendre ce récit au sérieux?»). La «réponse» du lectorat permettra alors d’établir les prémisses d’un pacte autobiographique, qui pourra se confirmer (ou se modifier) au fil de la lecture. Des indices d’un tel pacte sont presque totalement absents du péritexte du récit graphique de Satrapi: ce n’est qu’une fois entré·e dans le texte, comme nous allons le voir, que s’instaure un rapport entre un «je» (qui semble engager l’autrice) et la petite fille représentée en première case.
Dans le cadre d’un enseignement de la bande dessinée autobiographique, on peut donc montrer aux élèves dans quelle mesure les éléments du péritexte relient les récits à des faits (historiques et/ou personnels) et situent des personnes par rapport à ces faits. On peut aussi aller plus loin en s’intéressant aux faits et personnes par d’autres biais que celui des œuvres: des recherches peuvent être menées par les élèves pour en apprendre plus sur la vie de Satrapi et de Findakly ou sur les événements historiques mentionnés, afin de mener une réflexion sur le rapport entre leur vie, le «réel» et l’œuvre. Sans glisser vers un relativisme absolu («tout est fiction») ni vers une naïveté trop grande («tout est réel»), il est essentiel, dans une société où textes et images sont souvent décontextualisés par le biais des réseaux sociaux, de rendre les élèves attentif·ve·s à cette mise en contexte de l’œuvre.
Photographie et autoreprésentation par le dessin: quels cadrages?
L’enseignement de la bande dessinée ne permet pas seulement de réfléchir au contexte, mais aussi aux différents types de médias (photographies, dessin, etc.) et au rapport de ces médias au «réel». En effet, la bande dessinée, par son caractère multimodal et composite, offre la possibilité d’agencer différents médias dans un même espace graphique, engageant une réflexion sur leur statut et un questionnement sur les a priori qui leur sont attachés. La juxtaposition de photographies et de dessins a notamment été largement exploitée par Didier Lefèvre, Emmanuel Guibert et Frédéric Lemercier, dans leur œuvre Le Photographe (2003), où les cases sont composées de dessins et de photographies qui s’alternent tout au long de l’œuvre. Findakly/Trondheim et Satrapi explorent également les possibilités de combinaisons de ces deux médias: tandis que Coquelicots d’Irak intègre de réelles photographies – régulièrement, une page entière est consacrée à réunir des photos de famille «en vrac» –, Satrapi mentionne textuellement des photographies, qui sont remédiatisées par le biais du dessin.
Cette manière de combiner des modes sémiotiques, ou de mentionner le rapport entre deux médias, peut amener les élèves à interroger la véracité de la photographie et à questionner les liens entre photos, dessin et texte. Par des réflexions guidées, les élèves peuvent se familiariser avec des concepts souvent réservés aux ouvrages critiques universitaires. Nancy Pedri constate que lorsque des photographies sont intégrées dans des graphic memoirs (comme Fun Home de Bechdel ou Maus de Spiegelman), elles n’ont pas seulement pour but de confirmer la réalité, la factualité ou la fidélité de ce qui est décrit (2013: 137), mais aussi de mettre en relief les points communs entre différentes modalités de représentation:
En plus de brouiller les frontières entre les dimensions documentaire et esthétique, l'inclusion de photographies dans les mémoires graphiques peut mettre l’accent sur un point commun, souvent négligé, entre images photographiques et images dessinées: l’une comme l’autre sont des représentations8.
Dans cette perspective, une réflexion sur l’insertion de photographies dans une bande dessinée peut permettre de construire une compréhension plus nuancée des différences entres les médias, et surtout de considérer les supports composites dans toute leur complexité.
Dès la première planche, Coquelicots d’Irak et Persepolis problématisent l’absence (ou la «présence» hors-cadre) d’éléments jugés importants. Précisons que ce que l’on nomme «hors-cadre» (ou «hors-champ») dans les domaines du cinéma ou de la photographie se double d’une dimension supplémentaire dans la bande dessinée, que Benoît Peeters a appelée le «péri-champ». Il est pertinent de différencier les notions de péri-champ et de hors-cadre dans la mesure où la première fait référence à des cases situées au sein d’un même espace graphique; dans ce sens, «cet espace à la fois autre et voisin influence inévitablement la perception de la case sur laquelle les yeux se fixent» (Peeters 2003: 21). Tandis que la notion de hors-cadre implique une forme d’«absence», celle de péri-champ, propre à la bande dessinée, peut être envisagée comme une forme de présence dans l’optique d’une lecture non linéaire, attentive au réseau que créent les cases sur la planche. Ce phénomène rend possible un jeu sur le cadrage: pendant la lecture d’une image, il y a, de part et d’autre de celle-ci, ce qui n’est «plus vraiment là» et ce qui est «déjà là». La comparaison des premières planches des deux bandes dessinées permet de souligner différentes manières de jouer avec le média de la photographie en l’intégrant ou en le remédiatisant au sein d’une bande dessinée.
En associant une lecture de type linéaire et une lecture de type «scriptural», l’élève est apte à saisir les divers jeux de cadrage et de dialogue entre une case et son péri-champ. Cette distinction entre deux types de lectures (syntagmatique et paradigmatique), déjà mise en relief par l’anthropologue et instigateur de la notion de literacy Jack Goody (1977), qui s’intéressait, outre la dimension textuelle, à des procédés graphiques tels que les listes et tableaux, a ensuite été reprise par Christian Vandendorpe – qui différencie linéarité et tabularité (Vandendorpe 1999) – puis, dans le domaine de la didactique, par Jean-Louis Chiss – textualité et scripturalité (Chiss 2004). Dans le domaine plus spécifique de la bande dessinée, Raphaël Baroni définit la lecture scripturale comme étant non pas «focalisée sur la compréhension linéaire», mais visant à «saisir l’architecture du récit graphique et ses effets de tressage iconique» (Baroni 2021a: 51).
Figure 5: Findakly et Trondheim, Coquelicots d'Irak, L'Association, 2016, première planche © Brigitte Findakly, Lewis Trondheim & L'Association, 2016.
Figure 6: Satrapi, Persepolis, L'Association, 2017, premier strip © Marjane Satrapi & L'Association, 2017.
L’effet de tressage qui se déploie sur toute la première page de Coquelicots d’Irak invite par exemple à effectuer une lecture scripturale et à anticiper ou revenir en arrière. Ainsi le lien métonymique qui unit la petite fille photographiée en première case et la protagoniste dessinée sur les autres cases (robe blanche, cheveux noirs) est doublé d’un lien iconotextuel dissimulé à l’arrière-plan. Le récitatif de la dernière case précise que les piliers visibles dans le décor représentent les pattes sculptées de lions ailés. En mettant en relief la question du cadrage, il donne des clés pour réinterpréter la première «case» (photo): «Si mon père avait soupçonné qu’un jour ces lions ailés allaient être détruits, il aurait dans doute cadré différemment la photo». Tandis que le père souhaite immortaliser une scène dont ses enfants constituent l’élément central, Findakly et Trondheim proposent un regard distancé sur l'instantané. Autant le cadrage du père que les choix textuels et iconiques de Findakly et Trondheim peuvent être perçus comme les traces d’un «discours» ou d’une forme «d’énonciation»9, qui établit en même temps une interprétation de la réalité. Si la photographie vise à saisir et à fixer dans le temps un événement familial éphémère, elle ne témoigne qu’en «marge» de l’existence du site archéologique, aujourd’hui démoli, le photographe ne pouvant anticiper cette précarité d’un monument millénaire. Devant la perte de ce hors-cadre, les auteurs de la bande dessinée choisissent de ne pas remédier à la lacune; ils ne complètent pas la représentation photographique des lions ailés par le dessin. Ce qui a été perdu ne sera pas retrouvé, le témoignage graphique souligne la perte au lieu de tenter d’y remédier.
La question du cadrage photographique fait également l’objet d’une mise en scène dans Persepolis, bien que Satrapi n’insère pas réellement de cliché dans son œuvre. Elle affirme dans le récitatif de la deuxième case: «Ça c’est une photo de classe. Je suis assise à l’extrême gauche, alors on ne me voit pas.». L’usage du pronom démonstratif dans le récitatif indique que l’image qui complète le texte dans la case, bien que dessinée, est censée reproduire un cliché dont Marji se trouverait exclue. Cette «marginalisation» est en partir contredite par la case précédente, qui se trouve à gauche de l’image tronquée. Cette exclusion est en partie contredite par la case précédente, qui se trouve «à gauche» de l’image tronquée: Satrapi s’y représente, son identité étant affirmée par un autre pronom démonstratif, qui fait également office de pacte autobiographique: «Ça, c’est moi quand j’avais dix ans. C’était en 1980». La première case fait donc à la fois office de cadrage (au sens de contextualisation) et, en quelque sorte, de «recadrage», par rapport à l’absence signifiée dans la case suivante. Par ce dispositif, Satrapi signale, à l’instar de Findakly et Trondheim, qu’une photographie ne montre pas tout et qu’elle peut même laisser l’essentiel dans ses marges. Mais elle prend d’emblée le parti de la reconstitution en s’appuyant sur deux modes de représentation du passé, la narration verbale et le dessin, qui sont capables de combler les lacunes documentaires. Tandis que dans Coquelicots d’Irak, le dessin refuse de remédier à la destruction du site archéologique, dans Persepolis le jeu sur le péri-champ complète ce qui n’a pas été cadré par le supposé photographe.
L’insertion d’une photographie au sein d’une planche, ou sa simple imitation graphique, peuvent avoir une influence décisive sur le pacte de lecture, bien qu’en l’occurrence, cette notion doive être repensée en tenant compte des spécificités médiatiques de la bande dessinée. Par une série d’exemples, Catherine Mao a montré les limites de la notion de «pacte autobiographique» en bande dessinée. Selon elle, ce média ne peut pas offrir une perspective homogène du soi de l’auteur·trice et il entraîne une quête identitaire nécessairement «contrariée et plurielle». Dans cette optique, elle affirme que «la bande dessinée dénonce le filtre au cœur de toute écriture de soi et épure ainsi le pacte autobiographique d’un certain nombre de ses illusions» (Mao 2013: §33). Satrapi débute son œuvre par les termes «Ça c’est moi», pourtant, il s’avère que la petite fille ressemble en tous points aux autres filles de sa classe. Seuls les cheveux, presque entièrement recouverts par le foulard, différentient légèrement les enfants les unes des autres. Puisque l’image ne la distingue pas de ses camarades, le texte est nécessaire pour individualiser Marji. Le dispositif visuel d’indistinction – déjà employé par l’auteur de bande dessinée Christian Binet dans son récit d’enfance intitulé L’Institution (1981) – fait partie, selon Mao, des «stratégies d’esquive» de l’autoreprésentation (2013: §4).
S’il est important d’enseigner à repérer des indices de factualité, il est aussi essentiel de montrer que la réalité ne se donne pas d’elle-même. Ces réflexions concernant le cadrage ont ainsi pour but de révéler qu’un récit basé sur des faits authentiques ne constitue pas pour autant un récit objectif et fidèle. L’«identité» se construit également à travers le «hors-champ», par le «péri-champ» et, paradoxalement, à travers la multiplicité des représentations iconiques. Pour reconstruire l’identité du sujet, il s’agit ainsi de tresser des relations, parfois incertaines, entre des images dessinées, un pronom personnel et une identité auctoriale affichée sur la couverture.
Pour un enseignement sensibilisant à la spécificité du langage de la bande dessinée
Ainsi que nous l’avons vu, la bande dessinée propose une expérience de lecture assez différente de celle que l’on observe dans les textes dits «littéraires». En effet, la présence de cases incluant du texte et des images au sein d’une unité graphique de rang supérieur (strip, planche, ou volume) permet un traitement particulier de la linéarisation des informations, de sorte que l’élaboration et la réception d’un récit narratif multimodal (et son cadrage générique) suit un processus particulièrement complexe.
De nombreux critiques10, dans le sillage de Will Eisner, ont défini la bande dessinée comme un «art séquentiel» (sequential art) au sein duquel la case constitue un élément fondamental, et comme l’affirme Benoît Peeters: «Loin de se poser comme un espace suffisant et clos, la case de bande dessinée se donne d’emblée comme un objet partiel, pris dans le cadre plus vaste d’une séquence» (Peeters 2003: 24). Entre arrêt sur image et continuité, entre rappel de la case précédente et appel de la suivante, Peeters et d’autres auteurs11 ont décrit les particularités de cette unité, en particulier son intrication étroite avec un ensemble qui la dépasse. Mais d’autres éléments peuvent être considérés comme les maillons d’une chaîne séquentielle: les textes au sein de la case, le strip, la planche, le chapitre, l’album, etc. – autant d’unités qui possèdent une certaine «autonomie», tout en étant elles-mêmes intégrées dans une totalité de rang supérieur. À tous ces niveaux, des effets de sens peuvent être dégagés à partir de la temporalité que le lecteur ou la lectrice doit reconstruire, de manière plus ou moins libre ou réglée, à l’intérieur des espaces graphiques. Précisons que si les cases sont généralement délimitées par des cadres et séparées par des gouttières12, il arrive – comme c’est le cas dans Coquelicots d’Irak – que la frontière soit moins nette, entraînant une perception légèrement modifiée de la séquentialité.
Si les textes «littéraires» sont globalement caractérisés par leur linéarité, la planche de bande dessinée crée en revanche une tension entre cette linéarité et la mise en réseau des informations, ce qui entraîne une progression de la lecture spécifique13. Tandis que la dimension textuelle du récit graphique invite le regard à progresser de manière linéaire, sa dimension visuelle (ou tabulaire) l’invite au contraire à circuler à la surface du support et à embrasser la double planche, proposant un cheminement de lecture nouveau, plus ou moins créatif. Les créateurs et créatrices tirent parti de cette potentielle «indocilité» du regard, par exemple en tissant des liens visuels entre différentes lieux de l’espace graphique, ce que Groensteen qualifie d’effet de «tressage iconique»14(1999). Entre textualité et création d’un réseau inter-iconique, entre effets de sens induits par le récit et singularité de chaque lecture, il est particulièrement difficile d’anticiper le trajet des yeux d’un lecteur ou d’une lectrice de bande dessinée. Cette imprévisibilité peut être augmentée lorsque l’auteur ou l’autrice joue sur une mise en page dans laquelle les cases ne sont pas délimitées par un cadre ou lorsqu’elles ne sont pas architecturées selon les agencements conventionnels du «gaufrier» (pour reprendre l’expression popularisée par André Franquin). Si cette forme de liberté liée à l’espace graphique permet de répondre de manière personnelle aux différents stimuli visuels disséminés à la surface de la planche ou de la double-planche, elle implique également, en regards de textes «littéraires», une complexité supplémentaire.
Dans le cadre d’un enseignement soucieux d’insister sur les spécificités formelles de la bande dessinée, il sera ainsi utile de susciter chez les élèves une réflexion à la fois sur les effets de sens qui se dégagent de la planche (par exemple «quels effets produit le tressage?») et sur les différentes façons dont les lecteur·trice·s arpentent cet espace, ainsi que sur les stratégies qui rendent la lecture plus efficace ou plus critique. Dans ce but, il peut être pertinent de passer un certain temps sur des planches riches comme celles que j’ai commentées et d’encourager les activités engageant une métacognition: «Quel trajet effectuent vos yeux sur la page?», «Qu’est-ce qui guide ce trajet?», «Quel sens apparaît quand on met en relation tel texte avec telle image, et telle case avec telle autre case?». À partir de ces interrogations, les élèves pourront partager leurs façons de lire et discuter des effets de sens qu’ils/elles auront observés.
On constate par ailleurs la nécessité de rendre les élèves attentif·ve·s aux indices paratextuels, péritextuels ou textuels, susceptibles de construire un cadre interprétatif en accord avec le statut générique de l’œuvre. Ici se joue toute la complexité du récit autobiographique en bande dessinée comme objet d’enseignement: il est doté d’un ancrage référentiel, mais il est également l’œuvre singulière et subjective d’une auctorialité, qui s’exprime autant par la monstration dessinée que par le biais d’une narration verbale.
Dans son article dédié aux défis de l’élargissement transmédial de la question de la frontière entre fait et fiction, Baroni (2021b) montre que tout média peut constituer une représentation factuelle – chacun le faisant avec ses propres moyens15 – mais que cette représentation n’est jamais exempte de subjectivité, laquelle s’exprime de manière différente en fonction des supports. Comme le dit García Márquez dans son œuvre en partie autobiographique: «La vie n’est pas ce que l’on a vécu, mais ce dont on se souvient et comment on s’en souvient» (García Márquez 2003: 7). Cette nuance rappelle qu’il est utile d’activer ce que Schaeffer appelle un «“monitoring” critique» par rapport à la valeur de vérité du récit (Schaeffer 2015: 246). Dans une perspective pédagogique, comprendre un récit autobiographique en bande dessinée, c’est d’une part pouvoir le recontextualiser (ce qui entraîne un engagement particulier dans la lecture), mais c’est aussi appréhender la manière dont il est construit et l’effet que cette construction produit sur nous. Cette seconde posture requiert d’exercer son esprit critique face à un récit reconstruit à partir de souvenirs et de remémorations, bien réels mais qui, comme le signale la quatrième de couverture de Coquelicots d’Irak, «s’estompent peu à peu».
Toute personne n’est pas familière avec le langage de la bande dessinée, comme le rappelle Novak16. Aussi, il importe d’élaborer un enseignement accessible pour des élèves qui entretiennent des affinités différentes avec le média. Si la présence d’images peut parfois favoriser la compréhension, elle peut également la complexifier ou l’entraver. Il s’agit alors d’apprendre à lire les images, d’apprendre à interpréter les rapports complexes qui se tissent entre elles, mais aussi entre ces images et le texte, de case en case et de planche en planche. Partant de cette multiplicité potentielle des rapports que chaque apprenant·e peut entretenir avec la bande dessinée, l’enseignant·e peut donner à chacun·e des clés permettant d’élargir et d’enrichir ses compétences littératiées en mettant en avant les spécificités du média et en l’aidant à en prendre conscience.
Bibliographie
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Pour citer l'article
Camille Schaer, "Enseigner la bande dessinée autobiographique pour développer la littératie médiatique multimodale", Transpositio, n°4 Enseigner la bande dessinée comme (de la) littérature, 2021https://www.transpositio.org/articles/view/enseigner-la-bande-dessinee-autobiographique-pour-developper-la-litteratie-mediatique-multimodale
Voir également :
Introduction n°4 - Enseigner la bande dessinée comme (de la) littérature
Si la reconnaissance de la valeur culturelle de la bande dessinée, durement conquise au cours des dernières décennies, semble aujourd’hui acquise{{Rappelons, au niveau de la reconnaissance institutionnelle, que le ministère de la culture en France a décrété l’année 2020 «année de la bande dessinée». Sur cette phase de «post-légitimation», voir notamment (Berthou 2017; Heinich 2019). Notons néanmoins qu’en dépit de ces honneurs, de nombreux·ses auteur·e·s et éditeurs·trices insistent sur le fait que leur profession est menacée de paupérisation, notamment en raison d’une surproduction saturant le marché et du manque de soutien institutionnel, ce qui a récemment conduit Lewis Trondheim à renvoyer au ministère la médaille de chevalier des arts et lettres qui lui avait été attribuée en 2005.}}, sa place au sein des programmes scolaires reste malgré tout fragile, ce qui a amené récemment Flore Steyaert et Jean-Louis Tilleul (2017: 233) à conclure que l’école restait «un caillou dans le soulier de la légitimation» de ce médium{{Cette publication est liée au projet de recherche financé par le Fonds national suisse de la recherche scientifique: "Pour une théorie du récit au service de l'enseignement" (Projet FNS n° 100019_197612 / 1).}}.
Introduction n°4 - Enseigner la bande dessinée comme (de la) littérature
Enseigner la bande dessinée dans un monde qui avance
Si la reconnaissance de la valeur culturelle de la bande dessinée, durement conquise au cours des dernières décennies, semble aujourd’hui acquise1, sa place au sein des programmes scolaires reste malgré tout fragile, ce qui a amené récemment Flore Steyaert et Jean-Louis Tilleul (2017: 233) à conclure que l’école restait «un caillou dans le soulier de la légitimation» de ce médium2. Pour envisager le type de résistance que peut rencontrer la bande dessinée quand il s’agit de l’étudier en classe, il peut être intéressant d’envisager les choses sous l’angle, non pas des prescripteurs et des enseignant·e·s, mais sous celui des auteur·es et des représentations des élèves. Dans son dernier album –que l’on peut qualifier de roman graphique ou d’autofiction en bande dessinée– l’auteur genevois Frederik Peeters met en scène son avatar, Oleg, lors d’une intervention en classe qui, précise-t-il, est le «moyen qu’il a trouvé pour rester connecté avec le monde qui avance» (Peeters 2021: n.p.).
Image 1: Frederik Peeters, Oleg © 2021 Atrabile
Lorsque l’enseignante demande aux élèves si quelqu’un a une question à lui poser, Oleg se heurte d’abord à un mur de silence. L’enseignante recadre un élève endormi, qui explique, pour justifier son état comateux, avoir «regardé la nouvelle saison de "Titans"» la nuit précédente3. La plupart des questions posées à l’auteur concernent ensuite la longueur du labeur aboutissant à la création d’un album et le profit qui se dégage de cette activité. Lorsqu’Oleg répond que la réalisation de son album lui a pris à peu près une année, une élève réagit en disant «c’est trooop looong». Oleg répond qu’il pense être, au contraire, plutôt rapide et demande à l’élève combien de temps il lui a fallu pour lire son album. Elle répond «quinze minutes», expliquant qu’elle n’a lu en réalité que les premières pages, et Oleg découvre ainsi que seulement deux élèves de la classe ont lu son œuvre dans son intégralité.
Image 2: Frederik Peeters, Oleg © 2021 Atrabile
Cette confrontation avec le «monde qui avance» souligne plusieurs aspects de l’évolution récente de la bande dessinée et de ses rapports à l’enseignement. Premièrement, la posture d’Oleg et son décalage vis-à-vis des représentations de plusieurs élèves soulève la question d’une polarisation de la production qui s’est opérée au sein du champ de la bande dessinée à partir de la fin des années 19604 et de ses effets sur la manière de lire les récits graphiques dans et hors de la classe. Le premier pôle renvoie à l’autonomie créative d’un artiste publiant ses œuvres chez des éditeurs indépendants ou issus du champ littéraire. Peeters est par exemple édité chez Gallimard, à l’Association ou chez Atrabile, éditeur indépendant genevois dont il est cofondateur, et il dispose ainsi d’un contrôle étendu sur la thématique, le style et le format de ses récits graphiques. Il faut relever par ailleurs qu’il n’est plus irréaliste d’imaginer qu’un auteur correspondant au profil de Frederick Peeters / Oleg puisse être invité dans une classe de français pour parler de son œuvre, à l’instar d’un écrivain. En l’occurrence, quand l’enseignante présente l’auteur, elle évoque un «prix BD des écoles5», ce qui témoigne également du gain de légitimité au sein des institutions scolaires. Cette liberté implique en revanche un mode de production artisanal et très chronophage, dans lequel un auteur «complet» réalise peu ou prou toutes les tâches, ce qui lui assure un revenu instable essentiellement lié à la gestion de ses droits6.
Le second pôle renvoie aux industries culturelles visant une accélération de la production fondées sur une standardisation des produits et sur la division du travail et l’anonymisation des créateurs, lesquels ne disposent plus que d’une liberté très limitée7. Aujourd’hui, le type de bandes dessinées le plus largement diffusé parmi les jeunes sont des produits émanant de grands groupes industriels, à l’instar de Disney, de Sony ou de Média Participations, qui intègrent différents supports médiatiques et coordonnent les activités de milliers d’employés. Et évidemment, au sommet de ces empires médiatiques, certains auteurs historiques, comme Hergé, Zep ou Stan Lee, peuvent accumuler des fortunes considérables. Bounthavy Suvilay et Edith Taddei (2019) rappellent par ailleurs que les bandes dessinées les plus largement consommées par les jeunes se rattachent aujourd’hui au genre importé du manga, qui a connu ces dernières années un essor phénoménal, soutenu par la diffusion sur les chaines en streaming d’adaptations sous forme d’anime.
Si la bande dessinée dans son ensemble a donc visiblement conquis ses lettres de noblesse, les œuvres valorisées par le monde de l’éducation semblent ainsi de plus en plus déconnectées des œuvres appartenant pleinement à la culture «juvénile» (Mitrovic 2019), ici incarnée par une série télévisée adaptée d’un univers créé par DC comics. La réaction de l’élève quant à l’état du compte en banque d’Oleg est prise par ce dernier comme peu pertinente, parce qu’à ses yeux, l’élève se trompe de pôle, confondant un auteur appartenant au champ de production restreinte avec un créateur travaillant à une échelle industrielle. Mais au-delà de la méprise, voire du mépris que l’on serait tenté d’adopter devant une question si triviale, se cache une réalité socioculturelle dont l’élève se fait ici le témoin précieux: le fait que lui, comme vraisemblablement la majorité de ses camarades, n’est exposé qu’au second de ces deux pôles et qu’il n’envisage pas l’existence d’une culture autonome, centrée sur l’individu producteur et héritée du XIXe siècle. Il n’a finalement en face de lui qu’un adulte actif parmi d’autres, au sein d’une société où la réussite individuelle se mesure à l’argent que l’on gagne.
En somme, la scolarisation de la bande dessinée est évidemment liée à «l’artificationde la bande dessinée» (Heinich 2017), mais la «légitimité culturelle» (Berthou 2017) dont jouit une partie de la production éloigne d’autant les corpus enseignés des représentations ordinaires que se font les élèves du médium, ce qui ne manque pas de produire des malentendus et des difficultés dans l’émergence d’une lecture de la bande dessinée que l’on pourrait qualifier de littéraire, au sens que les didacticiens donnent de ce terme (Dufays, Gemenne & Ledur 2005; Ronveaux & Schneuwly 2018). Ce que montrent les réactions de la plupart des élèves dans cet extrait, c’est que ces derniers assimilent la bande dessinée à une forme de culture populaire – à l’instar des mangas et des comics qui peuplent leur bibliothèque intérieure – et que cela induit des questionnements orientés sur des enjeux essentiellement économiques ou professionnels, au lieu d’adopter des gestes de lecture qui se seraient sédimentés dans la pratique scolaire du commentaire des textes littéraires. Ce faisant, l’entrée de la bande dessinée dans la classe de français, d’une part, ne produit pas forcément un rapprochement entre lectures scolaires et lectures privées (Norton 2003; Mitrovic 2019; Suvilay & Taddei 2019) et d’autre part, ne débouche pas nécessairement sur la pratique d’une lecture susceptible de renforcer le développement d’une littératie médiatique multimodale (Boutin 2012).
Le rappel de cette dualité explique que, face à cette forme d’expression que Marianne Blanchard et Hélène Raux (2019) définissent – à la suite de Thierry Groensteen (2006) – comme un «objet didactique mal identifié», les angles interprétatifs peuvent diverger sensiblement en fonction du statut qui est accordé à l’œuvre commentée. L’entrée de la bande dessinée dans la classe de français ne pose donc pas seulement la question de son identité médiatique, mais également celle de son statut culturel et des angles de lecture qui en découlent. Peut-on considérer la bande dessinée comme une forme de littérature? Ces questions, inlassablement posées depuis une vingtaine d’années (Morgan 2003; Chute 2008; Meskin 2009; Baetens 2009; Dürrenmatt 2013) ne doivent donc pas être comprises uniquement en termes généraux et médiatiques mais également en termes locaux et critiques. Pour rendre les enjeux plus explicites, il faudrait commencer par poser les questions suivantes: peut-on lire en classe certaines bandes dessinées comme on lirait des romans ou des pièces de théâtre? peut-on poser aux récits graphiques le même genre de questions que l’on poserait à des œuvres littéraires? peut-on étudier ces compositions de textes et d’images selon des procédures similaires à celles que l’on mobilise face à la représentation verbale ou scénique d’une histoire?
Il s’agirait ensuite d’anticiper une éventuelle réponse positive à ces questions pour qu’apparaisse une problématique secondaire: si cette lecture est possible, c’est probablement parce que l’on se refuse encore à envisager l’institutionnalisation de la bande dessinée dans le cadre scolaire sous un angle qui engloberait le caractère industriel et commercial d’une partie non négligeable de ses manifestations. Et qu’un tel refus risque de reconduire une forme sociologiquement induite d’inégalité parmi les élèves, en particulier en termes de cadrage des activités (Rochex & Crinon 2014), dont la séquence d’enseignement reproduite ici par Peeters semble relativement dépourvue. Oleg ou l’enseignante auraient pourtant pu profiter de cette question, qui n’est impertinente qu’en apparence, pour mentionner l’existence de différents types de produits culturels rattachables au média «bande dessinée» et expliciter les différences de nature existant entre ces produits en ce qui regarde la liberté dont disposent les créateurs, laquelle ne garantit nullement la qualité finale de l’objet. Cela aurait aussi permis de signaler l’existence d’œuvres populaires nées d’un compromis entre les contraintes d’une production industrielle plus ou moins formatée et la réputation de génies qui s’attache à certains auteurs formant un panthéon historique, à l’instar d’Osamu Tezuka, de Jack Kirby, d’Hergé ou de la paire René Goscinny et Albert Uderzo, qui a enfanté une œuvre pharaonique: 380 millions d’albums vendus dans le monde, plusieurs blockbusters cinématographiques, un parc d’attraction, etc.
Les conditions matérielles de production ne devraient ainsi jamais être complètement évacuée d’un enseignement centré sur l’histoire et l’esthétique de la bande dessinée, l’émergence et l’évolution de ce média relativement jeune étant consubstantiellement liées à l’essor de la presse imprimée et des logiques sérielles qui en découlent et sous-tendent encore la plupart des productions, même les plus auteuristes. Même les auteur·e·s indépendant·e·s ne peuvent survivre en se privant totalement des circuits de production et de diffusions traditionnels, et le positionnement de leurs œuvres ne peut se comprendre qu’en lien étroit avec les formes et les thèmes développés par les industries culturelles, ainsi qu’en témoigne la récurrence des motifs superhéroïques dans les œuvres de Chris Ware ou de Daniel Clowes.
Oleg se montre néanmoins reconnaissant lorsqu’une élève lui adresse enfin une question qu’elle aurait très bien pu poser à Flaubert, à Maupassant… ou à Houellebecq: quelle place donnez-vous à l’actualité du monde dans votre travail? Est-ce que vous hésitez entre faire des histoires intemporelles et des histoires réalistes? La question suppose évidemment que l’auteur dispose de suffisamment d’autonomie pour envisager ces différentes options et choisir celle qui correspond le mieux à son projet artistique. Le roman graphique de Frederik Peeters est enfin abordé sous l’angle de sa littérarité et non sous l’angle unique de son statut d’objet culturel rattaché à l’industrie des loisirs. S’ouvre alors la possibilité d’une véritable disciplination de la bande dessinée par son rattachement à la pratique de la lecture littéraire telle qu’elle s’est sédimentée dans les pratiques scolaires (Ronveaux & Scheuwly 2018).
Image 3: Frederik Peeters, Oleg © 2021 Atrabile
La bande dessinée d’auteur et sa lecture scolaire
Jan Baetens avance que «la rencontre des domaines longtemps séparés de la littérature et de la bande dessinée» s’impose aujourd’hui «comme une évidence» (2009: §1), ce dont témoigne, entre autres, l’explosion des adaptations de classiques en bande dessinée, mais aussi l’émergence d’un genre identifié comme «roman graphique» et son accession à des prix littéraires prestigieux. Toutefois, Baetens souligne le risque de confondre cette rencontre avec une forme de fusion ou d’hybridation:
Une chose est l’explosion des croisements entre littérature et bande dessinée, autre chose est le bien-fondé ou la solidité de cette nouvelle hybridité, qui ne manque pas de soulever plus d’une question essentielle sur notre conception même du récit. (Baetens 2009: §1)
Si l’on exclut les adaptations ne servant que de marchepied pour accéder aux œuvres vraiment littéraires, les bandes dessinées enseignées dans les classes de français comme de la littérature sont plutôt rares et les mêmes titres ne cessent de revenir dans les discours des chercheur·euse·s, didacticien·ne·s, enseignant·e·s: Maus, Persepolis, Pilules bleues, Fun Home… Ce retour inlassable d’un corpus d’œuvres restreint témoigne d’une part de la difficulté d’établir un périmètre élargi de récits graphiques dignes d’être enseignés en classe comme de la littérature. La patrimonialisation des œuvres passant généralement par leur inscription dans les corpus scolaires, pour le meilleur ou pour le pire, on peut dès lors considérer que l’école n’a pas encore joué son rôle de sélection des œuvres supposément légitimes, le choix des enseignant·e·s se repliant sur la bibliothèque intérieure correspondant à leurs lectures privées liées à l’enfance et à l’adolescence8 (donc souvent liées à des œuvres populaires) ou sur quelques succès critiques validés par des prix ou des récompenses, avec le fameux Pulitzer pour Art Spiegelman, bien sûr, mais aussi le prix du jury du Festival de Cannes pour l’adaptation cinématographique de l’œuvre de Marjane Satrapi. On peut donc anticiper sur cette sélection en considérant la possibilité qu’elle se calque sur une légitimité dont elle emprunte les caractéristiques sociologiques à la littérature, sans tenir compte des spécificités médiatiques du champ de production de la bande dessinée.
Par ailleurs, si le statut culturel acquis par certaines œuvres font de la bande dessinée un objet certes mal identifié mais au moins potentiellement enseignable, il ne faut pas négliger les problèmes inhérents à la disciplination des gestes de lecture spécifiques, aussi bien du côté de l’enseignant que de celui des élèves9, ce qui passe par l’intégration de pratiques compatibles avec la conception que l’on peut se faire d’un enseignement de la littérature, mais aussi par l’établissement de procédures nouvelles, adossées aux caractéristiques sémiotiques du support. Outre le problème du rattachement des œuvres à un média populaire, qui complexifie le cadrage interprétatif des enseignant·e·s et des apprenant·e·s, le mélange de textes et d’images dessinées pose ainsi un problème qui se reflète dans les hésitations des plans d’étude: faut-il rattacher la bande dessinée à l’histoire de l’art ou à la classe de français? Comment traiter à la fois le style graphique des dessins, la composition de la case et celle de la planche, le découpage de l’action, les effets de cadrage, le contrastes des couleurs, tout en liant ces aspects au développement du récit, aux jeux sur la focalisation et le point de vue, aux dialogues et aux récitatifs, alors que la formation initiale des enseignant·e·s de français ne les a généralement guère préparé·e·s à traiter ces aspects simultanément.
Ainsi que l’ont montré Marianne Blanchard et Hélène Raux (2019), le chemin est encore long pour former les enseignant·e·s à des gestes interprétatifs susceptibles d’intégrer ces différentes dimensions, sans pour autant tomber dans un répertoire de notions techniques déconnectées des enjeux esthétiques ou éthiques soulevés par la lecture de l’œuvre, et sans se méprendre sur la complexité inhérente à un médium à la fois textuel et graphique. L’objectif de ce numéro est précisément de contribuer à développer des pistes de réflexions relatives à l’ensemble de ces aspects, d’abord en lien avec l’histoire du médium et de sa scolarisation, puis orienté sur différentes propositions didactiques et observations en classe.
La première partie, qui s’inscrit dans une perspective historique, s’ouvre sur un article de Nicolas Rouvière exposant la situation actuelle de la bande dessinée, qui est entrée depuis une dizaine d’années dans une phase que l’on peut définir comme celle d’une «post-légitimation». Si cette nouvelle manière d’envisager le média devrait lui ouvrir les portes de l’enseignement aux différents niveaux de la scolarité, elle pousse aussi Rouvière à dresser le constat d’un déficit de «théorisation didactique éclairant les enjeux et les modalités de son étude en classe», ce qui souligne l’importance de renforcer la recherche dans ce domaine. Cette théorisation apparait d’autant plus importante que les matérialisations médiatiques des récits graphiques ne cessent de se complexifier dans la culture numérique contemporaine, brouillant les frontières entre bande dessinée, jeu vidéo, dessin animé ou série télévisée.
L’article suivant offre un survol historique beaucoup plus large des relations tumultueuses entre la bande dessinée et les institutions scolaires, en suivant la piste des instructions officielles en France de manière à mettre en lumière, depuis les années 1960, la place réservée aux récits graphiques dans les programmes scolaires. Sophie Béguin illustre cette trajectoire scolaire qui, en effet, semble en partie déconnectée des enjeux entourant la légitimation culturelle du médium. Les hésitations portent non seulement sur les titres ou le nombre d’œuvres préconisés par les instructions officielles, mais également sur le rattachement disciplinaire de l’étude de la bande dessinée. Enfin, si la scolarisation du médium ressemble à une série de rendez-vous manqués, Béguin montre que c’est aussi en raison d’une certaine méfiance émanant des milieux de la bande dessinée, certain·e·s de ses représentant·e·s craignant les effets de la scolarisation d’un objet qu’ils·elles préfèrent ranger dans le domaine de la contre-culture et de la subversion.
Le troisième article de cette partie historique envisage la place de la bande dessinée vis-à-vis de l’enseignement du français langue étrangère, à travers l’analyse d’un corpus de manuels publiés entre 1919 et 2020. Son auteure, Anick Giroud, soulève un intéressant paradoxe: alors que le potentiel didactique des images narratives pour l’enseignement des langues est très tôt reconnu, avec l’émergence des méthodes directes au début du XXe siècle, puis, de manière encore plus marquée, avec l’éclosion des méthodes audio-visuelles, communicatives et actionnelles, la place de la bande dessinée en tant que document authentique est restée très modeste. La grande majorité des récits graphiques insérés dans les manuels demeure donc le travail d’illustrateurs·trices, produisant des objets sur mesure, adaptés aux objectifs de la leçon, mais dépourvus de valeur culturelle. Face à ces documents forgés, les modalités d’une lecture littéraire apparaissent impossibles, et la valeur culturelle du médium singulièrement diminuée.
La partie suivante réunit trois propositions didactiques adossées à des œuvres dont la réputation littéraire est fortement établie, du Maus d’Art Spiegelman au Persepolis de Marjane Satrapi, en passant par l’incontournable Fun Home d’Alison Bechdel. Si le choix de ces œuvres oriente naturellement l’exploitation didactique vers un horizon esthétique et culturel, les trois articles mettent également en évidence les spécificités d’une littérature dessinée et montrent comment exploiter cette dimension graphique.
La proposition de Violeta Mitrovic articule la lecture de trois «mémoires graphiques» (Fun Home, Persepolis et Wonderland de Tirabosco) dans la perspective de leur enseignement au post-obligatoire. En insistant sur la richesse et l’épaisseur des possibilités interprétatives de ces œuvres, elle se sert de leur caractère profondément multimodal pour convoquer la possibilité effective d’une lecture littéraire, au sens élargi de ce terme, dans lequel elle rassemble et interroge les notions de participation et de distanciation, de littératie, de lectures «ordinaire» et «savante», sans oublier de faire valoir la spécificité du médium comme vecteur d’acquisition de compétences nouvelles.
Gaspard Turin, dans une contribution portant sur la didactisation de Maus, propose une approche pragmatique face à une œuvre à la fortune critique si importante qu’elle pourrait en paraître hors de portée pour de jeunes lecteurs. En cherchant à rendre à l’œuvre une forme de simplicité, induite par le traitement zoomorphique de ses personnages, il n’en oublie pas moins que cette simplicité ne sert qu’à dialoguer avec la complexité d’une œuvre grave et dont l’enjeu de lecture devient dès lors celui d’un questionnement à étages multiples. Faire lire Maus à des adolescent·e·s revient-il à les forcer dans un monde adulte? Ou plutôt à envisager un dialogue avec les modalités d’appréhension du monde propres à l’enfance?
Enfin Camille Schaer s’attache, elle aussi, à assigner à la lecture de la bande dessinée en classe des enjeux portant sur la littératie et sur les compétences qui lui sont associées. Elle choisit pour sa part d’insister sur les spécificités du médium par rapport à la littérature ordinairement enseignée à l’école, afin de faire reconnaître une «tension entre linéarité et mise en réseau des informations». Cette mise en réseau l’incite à porter un regard neuf sur le livre en tant qu’objet, comme en témoigne son attention au paratexte. Il s’agit enfin, pour elle, par le biais des œuvres sélectionnées (Persepolis d’une part et Les Coquelicots d’Irak, de Findakly et Trondheim, de l’autre) d’ouvrir les élèves aux subtilités de l’autobiographie dessinée.
La dernière partie envisage l’enseignement de la bande dessinée sous un angle plus empirique, informé par des observations en classe, de sorte que les articles éclairent les vertus, mais aussi les obstacles inhérents à une lecture littéraire de la bande dessinée dans différents degrés de la scolarité.
Dans sa contribution, Hélène Raux interroge le «présupposé de facilité» qui accompagne le traitement scolaire de la bande dessinée pour montrer que la lisibilité du médium ne va pas de soi et qu’il doit s’accompagner d’un étayage en classe, fondé sur l’enseignement des codes propres à la lecture des récits graphiques. Des exemples de terrain suggèrent que la compréhension des logiques présidant à l’enchaînement des cases n’a rien d’un acquis pour les élèves observés, et que le déficit de compréhension ou de reformulation se présente plus volontiers dans le cadre de la lecture des images que de celle du texte. L’accent est mis, en conclusion, sur la nécessité de renforcer des approches didactiques orientées sur ces aspects et de réorienter le regard des élèves face à un médium souvent considéré par eux, a priori, comme destiné aux enfants.
L’article de Jean-François Boutin et Virginie Martel s’intéresse quant à lui aux modalités de la lecture de bandes dessinées historiques, en suivant treize parcours de lecture d’élèves du secondaire et du primaire. Les auteurs s’attachent à creuser en particulier la question des rapports entre le passé et sa reconfiguration par les récits graphiques, tout en tenant compte de la multimodalité du support. Pour poser les bases d’une lecture dialectique, permettant de rendre compte de «l’historisation de la fiction et [de] la fictionnalisation de l’histoire» (Gallego 2015: 5), les auteur·e·s préconisent de porter l’attention des lecteurs·trices sur la dimension multimodale et les stéréotypes propres au champ de la bande dessinée.
Si la bande dessinée demande encore à être enseignée, elle demande aussi, plus vivement peut-être, à être didactisée. Mais au-delà de ces questions, elle demande aussi à être interrogée dans ses rapports à l’institution scolaire et aux rapports que cette institution entretient avec ce «monde qui avance», ou qui semble parfois stagner, voire reculer… et dont, malgré ses richesses, la bande dessinée n’est encore qu’une manifestation marginale. Il suffit de courir le risque d’ouvrir ce champ culturel à des élèves pour réaliser à quel point son objet reste «non identifié», ou indexé à des codes culturels, économiques et sociétaux auxquels la bande dessinée «comme littérature» peine encore à se confronter. Tout reste à faire donc, dans ce champ. Les travaux réunis ici cherchent à en proposer une exploration que l’on espère enthousiasmante, mais ils ne pourront en aucun cas se substituer aux pratiques d’enseignement, informées ou improvisées, que nous engageons nos lecteurs·trices à tenter, à poursuivre et à partager.
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URL: https://www.cairn.info/revue-le-francais-aujourd-hui-2019-4-page-79.htm
Pour citer l'article
Raphaël Baroni & Gaspard Turin, "Introduction n°4 - Enseigner la bande dessinée comme (de la) littérature", Transpositio, n°4 Enseigner la bande dessinée comme (de la) littérature, 2021https://www.transpositio.org/articles/view/introduction-n-4-enseigner-la-bande-dessinee-comme-de-la-litterature
Voir également :
Introduction n°5: La bande dessinée à l’Université : regards croisés sur "Le Long Voyage de Léna" d’André Juillard et Pierre Christin
Le présent dossier de la revue Transpositio, à nouveau consacré à la bande dessinée, fait écho au numéro précédent et le complète à plusieurs égards. Le premier volet visait à aborder l’enseignement de la bande dessinée sous les angles historiques et pratiques, en s’interrogeant, entre autres, sur les conditions nécessaires pour une scolarisation de cet objet souvent qualifié d’hybride ou d’inclassable et, de ce fait, difficile à associer à tel ou tel geste interprétatif balisé par des pratiques disciplinaires.
Introduction n°5: La bande dessinée à l’Université : regards croisés sur "Le Long Voyage de Léna" d’André Juillard et Pierre Christin
Le présent dossier de la revue Transpositio, à nouveau consacré à la bande dessinée, fait écho au numéro précédent et le complète à plusieurs égards. Le premier volet visait à aborder l’enseignement de la bande dessinée sous les angles historiques et pratiques, en s’interrogeant, entre autres, sur les conditions nécessaires pour une scolarisation de cet objet souvent qualifié d’hybride ou d’inclassable et, de ce fait, difficile à associer à tel ou tel geste interprétatif balisé par des pratiques disciplinaires.
Ainsi, l’étude de la place précaire de la bande dessinée dans les pratiques scolaires s’explique en partie par des défis méthodologiques liés l’enseignement du médium, qui découlent autant de ses caractéristiques médiatiques que de son histoire culturelle. Il s’agissait de passer en revue les obstacles historiques à la scolarisation de la bande dessinée, mais également de décrire la fenêtre qui s’ouvre actuellement, dans un régime culturel qualifié par Rouvière d’ère de «post-légitimation». Une autre partie proposait quelques pistes pour éviter de réduire la bande dessinée à ses aspects exclusivement narratifs, littéraires, visuels ou graphiques. Ces pistes proposaient au contraire de mettre en évidence l’interrelation fondamentale entre ces différents aspects de la bande dessinée, tout en ne perdant pas de vue l’existence de caractéristiques spécifiques au médium (support, perspective narrative, sérialité de la représentation iconique, etc.). Une dernière partie examinait enfin les défis posés par l’étude du médium, tels qu’ils apparaissent à la lumière d’une observation des pratiques effectives des enseignants et des élèves.
Face à ces nombreux défis ou obstacles, Hélène Raux (2019 : §62) signale qu’il y a un vrai danger à réduire l’enseignement de la bande dessinée à l’application d’une nomenclature spécialisée (case, planche, bulle, gouttière, etc.) ou à une analyse thématique, qui ne rendrait pas justice à la richesse des récits graphiques pour le développement de compétences littératiées. Les articles que nous avons réunis dans le précédent numéro montraient que considérer la bande dessinée comme un support populaire, attrayant, facile à comprendre et qui rapprocherait les objets étudiés de la culture juvénile ou des lectures privées est à la fois réducteur et trompeur. On oublie trop souvent la complexité inhérente à la bande dessinée et ce qu’il en coûte, pour un enseignant ou une enseignante soucieuse de lui rendre justice, quand il s’agit de savoir par quel bout saisir cet objet «mal identifié» (Blanchard & Raux 2019). Marianne Blanchard et Hélène Raux suggèrent ainsi que le déficit de «légitimité scolaire de la bande dessinée» (Blanchard & Raux 2019 : §2) ne s’explique pas seulement par des raisons historiques ou culturelles, du fait de la réputation populaire ou juvénile du médium, mais aussi par un «manque de maîtrise du support par les enseignants», qu’il faudrait rattacher à une lacune dans leur formation initiale :
peu présente dans les programmes scolaires, la bande dessinée est quasiment absente des cursus universitaires, notamment dans les composantes chargées de la formation des enseignants (ESPE) – même si elle peut être abordée ponctuellement par des enseignants-chercheurs impliqués dans des recherches sur le médium, qui connaissent actuellement un important développement dans une diversité de disciplines. (Blanchard & Raux 2019 : §4)
Le présent dossier tente ainsi de combler cette lacune en faisant état d’une expérience collective débutée il y a une dizaine d’années au sein d’une université suisse. Il s’agit à la fois d’éclairer le caractère nécessairement interdisciplinaire des formations académiques portant sur la bande dessinée, mais également de montrer comment il devient possible d'approcher un objet en multipliant les angles et les cadrages interprétatifs. Loin d’offrir un éventail raisonné de l’ensemble des perspectives de recherche applicables à la bande dessinée, il s’agit plutôt de montrer quels types de savoirs peuvent être intégrés dans la formation initiale des enseignant et d’expliciter quelques gestes d’analyse qui constituent autant de regards croisés sur une œuvre classique du répertoire.
Le choix de l’objet qui sert de support à ces regards croisés s’est imposé aux auteurs dans le contexte d’une Master-class organisée entre plusieurs universités. La série choisie se veut représentative d’une bande dessinée scolarisable, c’est-à-dire que l’on peut qualifier à la fois de formellement «classique» tout en la rattachant à des auteurs reconnus au sein de la production franco-belge, tant du fait de la collection dans laquelle elle s’insère qu’en raison de la réputation du scénariste et du dessinateur qui appartiennent au panthéon des auteurs canonisés. Le troisième opus n’ayant pas encore été publié au moment de la création de la Master-class, il n’en sera fait mention que de manière marginale dans les articles réunis dans ce dossier. En revanche, pour les deux premiers volumes de la série, Le Long Voyage de Léna (qui était d’abord pensée pour être un one-shot) et Léna et les trois femmes, il a été possible de recueillir des entretiens avec l’éditeur1 et les auteurs, et ces derniers ont donné un accès inédit à de riches documents génétiques, qui ont permis d’ouvrir le capot de l’œuvre et d’offrir un rare aperçu de son processus de production. Le public auquel s’est adressé le séminaire de master, qui est à l’origine des contributions réunies dans ce dossier, était composé d’étudiant·e·s inscrits dans plusieurs disciplines du Master ès lettres, en particulier en histoire et esthétique du cinéma, en français moderne et en histoire de l’art. Les textes que nous avons réunis sont le produit d’un groupe de recherche lié à diverses sections de la Faculté des lettres de l’Université de Lausanne et il nous a semblé intéressant de retracer rapidement comment cette collaboration a pu se nouer. Il s’agit d’éclairer sous quelles conditions l’enseignement académique peut être stimulé, de sorte que les futurs enseignants puissent acquérir une meilleur «maîtrise du support», ainsi que le suggèrent de Raux et Blanchard.
Les prémices du Groupe d’étude sur la bande dessinée (GrEBD) bénéficièrent d’une conjonction de planètes favorable. Les auteurs et l’autrice ici rassemblés avaient déjà manifesté leur intérêt pour la bande dessinée en participant aux mêmes publications et aux mêmes colloques consacrés au «neuvième art». Certains avaient, dans le cadre de recherches soutenues par le FNS, glissé la bande dessinée parmi les médiums étudiés ; ce fut le cas par exemple du projet «Les Usages de Jésus au XXe siècle» (2006-2009), qui a permis de renforcer la collaboration avec le Centre BD de la Bibliothèque municipale de Lausanne (créé dix ans plus tôt), notamment à l’occasion d’un débat public organisé en marge d’un colloque international à l’Hôtel de Ville de Lausanne en mai 2009. En février 2011, grâce à l’acquisition par le Centre BD du fonds du collectionneur genevois Pierre-Yves Ghebali, un nouveau projet consacré à la sérialité dans les périodiques de bande dessinée de l’après-guerre («Le découpage de l'action») est conçu (Université de Fribourg et Université de Lausanne), puis financé par le FNS (2012-2015). C’est à cette même époque qu’Olivier Christin, professeur à l’Université de Neuchâtel, invite les universités romandes à se joindre à un cycle de rencontres intitulé «La bande dessinée à l'université». Soutenu par les éditions Dargaud, le cycle débute à Lyon, le 5 décembre 2011, avec Enki Bilal et Pierre Christin. Les universités de Neuchâtel et de Grenoble 3 prévoient d’inviter Jean-Claude Mézières, l’Université de Lausanne opte pour le duo André Julliard et Pierre Christin.
Très vite, les Lausannois s’entendent sur le constat qu’une rencontre animée par un·e professeur·e ne suffit pas à répondre à la question ouverte par «La bande dessinée à l’université ?!». En particulier, la participation des étudiant·e·s leur paraît indispensable. Le contact est alors pris avec André Julliard et Pierre Christin autour d’un l’album qu’ils ont publié ensemble en 2006 : Le Long Voyage de Léna. Grâce à Clotide Palluat, des éditions Dargaud, les deux auteurs acceptent de mettre à disposition les documents préparatoires de l’album. Alain Boillat, Raphaël Baroni, Danielle Chaperon et Philippe Kaenel décident alors d’organiser ensemble, pour le semestre de printemps 2012, un séminaire de niveau Master ayant pour objectif le montage d’une exposition pour le compte du Centre BD de la Ville de Lausanne. Frédéric Sardet, directeur de la Bibliothèque municipale, valide le projet, et Cuno Affolter, conservateur au Centre BD, se propose pour intervenir dans le séminaire et superviser la réalisation de l’exposition dans l’espace de la Bibliothèque.
Pendant le semestre, chaque étudiant·e présentera un exposé sur un aspect de l’album et sera chargé de concevoir, à partir de ses résultats, un «poster». Dix panneaux d’exposition seront ainsi composés (Margot Daeppen, Justine Duay, Bige Öcal, Marina Popea, Valérie Rohrbach, Fabien Schneider, Sarah Studer, Maëlle Tappy) et mis en page par l’un d’eux (Rodolfo Garcia). Les étudiant·e·s procéderont également à l’accrochage et à l’installation des vitrines présentant des documents originaux, sous l’œil bienveillant de Cuno Affolter. L’exposition Autour de Léna est inaugurée le 16 avril 2012. Pierre Christin, malheureusement souffrant, sera interviewé ultérieurement à Paris par Alain Boillat et Philippe Kaenel. Le 27 avril, la conférence publique avec André Julliard et Philippe Ostermann, directeur général des éditions Dargaud de l’époque, est précédée d’une rencontre sur le site de l’Université avec les enseignant·e·s et les étudiant·e·s, qui avaient développé une lecture experte de l’album, et préparé des questions pointues, voire épineuses, portant sur les aspects commerciaux ou sur les stéréotypes de genre : questions auxquelles les deux invités répondirent sans tabou et avec force détails.
Montage de l’exposition Autour de Léna à la Bibliothèque municipale de la ville de Lausanne, en présence de Cuno Affolter.
C’est à la suite de ce semestre de printemps 2012 qu’est né à l’Université de Lausanne le Groupe d’étude sur la bande dessinée (GrEBD), dont le site internet offre de nombreuses ressources aux enseignants, notamment une bibliographie et un lexique en ligne. Il s’est formé à partir de trois constats : celui de la présence dans le corps professoral de la Faculté des lettres de l’UNIL d’un nombre relativement élevé de personnes passionnées par la BD ; celui de la place décidément introuvable dévolue à l’étude de ce média dans les structures universitaires francophones ; celui, enfin, de l’existence à la Bibliothèque municipale de Lausanne, grâce à Cuno Affolter, de l’un des plus riches fonds de bandes dessinées en Europe. Alors que le cinéma possède aujourd’hui des départements d’enseignement et de recherche qui lui sont entièrement consacrés, la bande dessinée, même dans un pays comme la Belgique, traditionnellement considérée comme la patrie de cet art, n’est étudiée que par des chercheur·se·s émargeant à d’autres foyers disciplinaires. Un spécialiste de narratologie (Raphaël Baroni), un théoricien du cinéma (Alain Boillat), une moderniste férue de dramaturgie (Danielle Chaperon), un médiéviste (Alain Corbellari), un historien de l’art (Philippe Kaenel) et un germaniste (Alexander Schwarz) ont décidé de créer une structure grâce à laquelle la recherche sur le «neuvième art» pourrait être développée en tenant précisément compte de la variété et de la complémentarité des approches. Ajoutons à ce comité de base, une équipe très active de doctorant·e·s (Justine Favre, Gaëlle Kovaliv, Raphaël Oesterlé, Camille Schaer et Olivier Stucky), dont les thèses couvrent différents domaines de recherche, allant de la didactique des langues et de la littérature à l’histoire des supports, des magazines pour la jeunesse d’après-guerre et à la transition numérique.
Le projet de rédaction du présent dossier s’inscrit dans la continuité du cours, de l’exposition et de l’invitation d’André Juillard en 2012, mais il n’a pu se concrétiser, dans l’esprit pédagogique qui était à l’origine de notre démarche, qu’avec l’opportunité offerte par la revue Transpositio, et grâce à l’autorisation des auteurs et de l’éditeur portant sur l’usage du matériel iconographique et documentaire à la base de cet enseignement et de cette recherche.
Comment travailler sur la bande dessinée? Sur quelles prémices? À partir de quelles sources documentaires? Et surtout, à quelles fins? Les études de type monographique sont en règle générale tournées vers des «classiques» du genre, de Rodolphe Töpffer à nos jours, en passant par les aventures de Little Nemo ou de Tintin, dont l’historiographie est sans équivalent. Il est par conséquent rare de rencontrer des travaux centrés sur un ou deux albums spécifiques appartenant à ce que l’on pourrait qualifier, sans jugement de valeur aucun, la bande dessinée mainstream. Tel est la singularité de ce recueil d’études consacrées à un album inaugurant un triptyque déployé entre 2009 et 2020. Les extensions ultérieures, qui n’avaient pas été prévues à l’origine par les deux auteurs, se sont développées autour d’une figure forte, d’une héroïne en l’occurrence. En effet, les personnages principaux sont les moteurs de nombre de collections : ils permettent de leur donner une cohérence et de les labéliser dans la masse des albums publiés chaque année.
Il faut dire que Léna avait tout pour plaire à ses deux créateurs, qui comptent parmi les plus importants de la bande dessinée francophone aujourd’hui. André Juillard trouvait en cette aventurière séduisante l’occasion non seulement de mettre en scène (en abyme même) la pratique du dessin, tout en croquant des nus féminins qui constituent l’une des marques distinctives de son œuvre. Pierre Christin, quant à lui, pouvait construire autour de ce personnage énigmatique une intrigue hitchcockienne, toute en tensions et parsemée d’indices.
Les responsables de la présente recherche ont eu par ailleurs l’immense chance de disposer d’archives inédites : le témoignage oral des auteurs, un dialogue avec l’éditeur et les archives personnelles, généreusement transmises par le dessinateur et le scénariste : script, scénario, crayonné, photographies. Cette documentation a permis de nouer les fils de la genèse d’une bande dessinée reposant sur la complicité de deux artistes. De plus en plus, les scientifiques qui se spécialisent dans le domaine de la bande dessinée s’intéressent aux conditions matérielles, contractuelles et médiatiques de production des œuvres et exploitent les archives d’édition, tandis que les auteurs et autrices prennent de plus en plus soin de leurs propres archives, veillant à leur patrimonialisation. Les études réunies dans ce recueil participent de cette démarche générale qui vise à articuler les choix esthétiques et les pratiques narratives avec tout ce qui entoure l’œuvre, qu’on l’appelle contexte, conditions de production ou encore, avec Gérard Genette, péritexte et paratexte. Cette articulation entre ces «mondes» ou ces «espaces» n’est évidemment pas nouvelle. Elle se fonde sur les études dans le domaine des littératures et des arts de très longue date et obéissent en définitive à une finalité : donner à comprendre le processus de création d’œuvres le plus souvent collectives résultant de médiations diverses et proposant des fictions qui sont autant de regards portés sur le monde.
Sur le plan didactique, ce dossier, qui complète le numéro précédent intitulé «Lire la bande dessinée comme (de la) littérature ?», met en évidence la manière dont la diversité des regards, inhérente à une approche académique résolument interdisciplinaire, permet d’enrichir notre compréhension de la bande dessinée. Sur le plan historique et artistique, on retiendra l’intérêt de prendre en compte le contexte éditorial et la manière dont l’œuvre s’inscrit dans la trajectoire des auteurs. Le regard du médiéviste, sensible à l’entrelacement du texte et de l’image, nous rend attentif aux choix esthétiques qui président à la représentation des personnages et à leur impact sur la lecture. Le spécialiste du cinéma éclaire pour sa part les paramètres relatifs au point de vue et à la focalisation dans un récit en régime de monstration, qui partage de ce fait certains de ses mécanismes avec les dispositifs cinématographiques. L’horizon des études théâtrales, en s’appuyant sur une conception dynamique des schémas narratifs, nous aide en outre à démêler les intrigues complexes qui s’entrelacent dans les scénarios de Pierre Christin et dans les compositions d’André Juillard. Enfin, une analyse fondée sur les principes de la narratologie transmédiale, soucieuse de mettre en évidence les spécificités médiatiques des récits graphiques, conduit à reconsidérer les typologies des mises en page de manière à saisir les nuances d’une organisation tabulaire du récit.
Ainsi que l’illustre ce numéro, le GrEBD se conçoit comme un lieu de convergence interdisciplinaire mu par la conviction que la manière la plus efficace de contribuer à la formation initiale des futur·e·s enseignant·e·s consiste à tenter de ne laisser dans l’ombre aucune des principales caractéristiques d’une forme d’expression mixte inventée et théorisée par un écrivain, dramaturge et artiste, Rodolphe Töpffer. Ce genre, cette pratique a permis, en quelque sorte, de renouer avec un goût très médiéval pour le mélange du texte et de l’image, renouvelé plus tard par les récits cinématographiques. Si la bande dessinée étudiée en contexte scolaire constitue sans nul doute un instrument idéal pour le développement d’une littératie intermédiale, sa vraie richesse s’affirme dans la mesure où on ne l’assimile pas trop hâtivement à l’une ou l’autre de ces perspectives. Ni littérature graphique, ni storyboard proto-filmique, ni théâtre en estampes, ni récit enluminé, ni architecture narrative, la bande dessinée est un peu tout cela en même temps. C’est à cette diversité d’expériences médiatiques que reconduit presque inéluctablement l’étude approfondie des récits en bande dessinée, et au sein de ceux-ci, Le Long Voyage de Léna.
Références
Blanchard, Marianne & Hélène Raux (2019), «La bande dessinée, un objet didactique mal identifié», Tréma, n° 51. En ligne, consulté le 6 août 2021, DOI : https://doi.org/10.4000/trema.4818
Raux, Hélène (2019), «Ce que les blogs d’enseignants disent de la lecture de bandes dessinées à l’école», Tréma, n° 51. En ligne, consulté le 6 août 2021, DOI : https://doi.org/10.4000/trema.4826
Pour citer l'article
Raphaël Baroni, Alain Boillat, Danielle Chaperon, Alain Corbellari et Philippe Kaenel, "Introduction n°5: La bande dessinée à l’Université : regards croisés sur "Le Long Voyage de Léna" d’André Juillard et Pierre Christin", Transpositio, n° 5 "Le Long voyage de Léna" : regards croisés sur une bande dessinée, 2022https://www.transpositio.org/articles/view/introduction-n-5-la-bande-dessinee-a-l-universite-regards-croises-sur-le-long-voyage-de-lena-d-andre-juillard-et-pierre-christin
Voir également :
Décrire et interpréter l’architecture graphique des bandes dessinées: Léna mise en page
Sur la base de l’analyse de l’organisation des planches que l’on rencontre au fil de l’album Le Long Voyage de Léna de Pierre Christin et André Juillard, cet article visera à montrer comment il est possible de décrire et d’interpréter l’architecture des planches d’un récit graphique{{Cette réflexion a été développée dans le cadre du projet Sinergia «Reconfiguring Comics in our Digital Era», financé par le Fonds national suisse de la recherche scientifique (FNS: CRSII5_180359).
Décrire et interpréter l’architecture graphique des bandes dessinées: Léna mise en page
La dimension tabulaire de la bande dessinée: de la théorie à l’enseignement… et retour
Sur la base de l’analyse de l’organisation des planches que l’on rencontre au fil de l’album Le Long Voyage de Léna de Pierre Christin et André Juillard, cet article visera à montrer comment il est possible de décrire et d’interpréter l’architecture des planches d’un récit graphique1. Je commencerai par souligner l’importance, pour la didactique de la bande dessinée, de disposer d’un outillage conceptuel permettant d’identifier différents prototypes de mise en page, tout en soulignant les lacunes observables en ce domaine. Je mettrai aussi en lumière un certain nombre de problèmes liés à l’ergonomie des principaux modèles théoriques, ce qui justifie selon moi leur reconfiguration dans l’optique d’une transposition didactique des typologies existantes. Cela m’amènera à proposer un modèle original, que je mettrai à l’épreuve par ma lecture de l’album de Christin et Juillard.
Philippe Sohet, dans son effort de didactisation d’une bande dessinée d’Edmond Baudoin, commente de la manière suivante une planche caractérisée par des effets de symétrie:
Ces ajustements graphiques nous rappellent qu’une planche ne se réduit pas à une succession de cases, elle est surtout un espace où cohabitent des vignettes. Si la «lecture» d’une bande dessinée est séquentielle, case par case, il ne faut pas perdre de vue que son appréhension visuelle est d’abord globalisante, l’œil percevant la planche dans son ensemble. Cette réalité correspond à la dimension «tabulaire» de la planche. Il est donc possible de penser cette cohabitation, de l’organiser en fonction de certaines fins. (Sohet 2010: 66)
Pour les enseignants soucieux de mettre en avant les spécificités du langage de la bande dessinée, il est en effet difficile de faire l’impasse sur l’un des aspects les plus saillants de ce médium, à savoir le fait que la séquence de cases est projetée à la surface de son support, ce qui entraine l’émergence d’effets liés à la coprésence des images. Pourtant, en dépit de la reconnaissance de cette «dimension tabulaire», où se joue en partie le sens du récit, de nombreux manuels se caractérisent par une carence d’outils permettant de traiter cet aspect. L’ouvrage de Sohet, par exemple, possède des sections intitulées «La planche comme composition» (2010: 63-67), «La panopticité» (2010: 68-73) et «La stratégie du site» (2010: 73-80), mais, fidèle à une approche dont l’objectif est surtout de dégager la spécificité de l’œuvre de Baudoin, il ne propose aucun principe général de «composition» ou d’organisation de cette «panopticité», ce qui réduit considérablement la transférabilité de cette lecture vers d’autres contextes. Plus récemment, dans les manuels publiés par Marie-Hélène Marcoux, pourtant très systématiques dans leur approche du langage de la bande dessinée, la description de la dimension tabulaire est totalement absente du manuel destiné aux niveaux primaires (2018), alors que pour le niveau secondaire, les mises en page régulières sont érigées en matrices pour toutes les autres formes de composition, ce qui l’amène à leur attribuer une valeur esthétique que l’on peut juger excessive:
Le gaufrier sert de modèle pour disposer les cases de façon harmonieuse et visuellement attrayante. Il est normal que certaines scènes importantes ne puissent pas correspondre au format plus contraignant de six ou neuf cases. Le bédéiste a parfois besoin de plus de cases […] pour illustrer une scène d’action rapide. Il choisira donc de varier, selon ses besoins, le gaufrier classique. (Marcoux 2016: 30)
À côté du «gaufrier», il existe pourtant bien d’autres types d’organisation de l’espace paginal, que l’on peut qualifier, selon les auteurs, de mises en page «semi-régulière», «irrégulière», «rhétorique», «décorative» ou «productrice» (Chavanne 2010 ; Groensteen 1999 ; Peeters 2003). Renaud Chavanne rappelle en outre que «contrairement à ce que l’on pourrait être tenté de penser, les compositions régulières ne sont pas nécessairement les plus anciennes attestées de la bande dessinée» (2010: 57). La question se pose donc de savoir si, pour construire un savoir scolaire sur la «panopticité» ou la «planche comme composition», il suffit de renvoyer à ces typologies savantes et aux terminologies qui en découlent. Et si c’est le cas, quel modèle choisir?
Jusqu’à récemment, je m’appuyais dans mes cours2 sur les modèles élaborés par Benoît Peeters (1991) et Thierry Groensteen (1999), qui sont les plus fréquemment cités dans la recherche francophone3. Si les types dégagés par ces deux auteurs sont relativement faciles à expliquer et à illustrer avec des exemples choisis4, en revanche, le passage à un usage empirique se révèle beaucoup moins aisé. Mon expérience m’a notamment permis de constater l’existence de difficultés persistantes, pour un grand nombre d’étudiants, quand il s’agissait de classer certaines mises en page d’apparence plutôt banale, mais qui se situaient en dehors des catégories, ou plutôt qui cumulaient des traits contradictoires invitant à les classer dans plusieurs catégories simultanément. Ces modèles ont pour eux la simplicité des critères qui sont au fondement des catégorisations, mais l’analyse d’œuvres singulières ne cesse de mettre en évidence l’existence de cas indécidables. Au début, je suggérais de sélectionner la typologie correspondant le mieux à l’objet étudié, voire de nommer différentes classifications possibles, en mettant en évidence les traits qui les rapprochent de tel ou tel type, ce qui n’était au fond guère satisfaisant. Au lieu d’offrir un levier pour l’interprétation, les typologies finissaient par devenir des obstacles bloquant l’analyse dans sa phase descriptive, au lieu de l’orienter vers une réflexion sur la fonction du dispositif.
En contexte scolaire, quand on présente une planche et que l’on porte la discussion sur sa dimension tabulaire, il est pourtant difficile d’échapper à la question de savoir comment décrire telle ou telle mise en page et à l’interrogation qui découle de cette difficulté: pourquoi tel ou tel dispositif ne se laisse pas facilement classer? Si cela concerne une œuvre expérimentale, on pourra en conclure que la valeur de l’objet se fonde, en partie du moins, sur son écart créatif vis-à-vis des principes de compositions habituels. Mais si l’on rencontre le même problème à la lecture d’un album d’André Juillard et de Pierre Christin, qui s’inscrit dans la droite ligne de la tradition franco-belge, alors il faudra en conclure que l’outil mobilisé pour l’analyse souffre d’un défaut d’ergonomie.
La théorisation de la mise en page en bande dessinée est marquée par un déficit chronique de mises à l’épreuve empiriques et la réflexion portant sur la transposition didactique des modèles pourrait être l’occasion de remédier à ce problème. Dans le domaine de la didactique de la bande dessinée, Nicolas Rouvière, à la suite de Jean-Paul Meyer (2019: 164, n. 19), dénonce également les «limites des typologies actuelles» (2019: 372), tout en insistant sur le rôle que pourrait jouer la didactique dans la théorisation de la bande dessinée:
Il est enfin un dernier argument, sans doute le plus décisif, pour reconsidérer sans mépris aucun l’apport que peut représenter la sphère éducative pour une meilleure connaissance de la bande dessinée. En effet, les difficultés à caractère didactique que rencontrent les enseignants quand il s’agit de faire étudier la BD en classe correspondent très souvent à des nœuds épistémologiques qui se trouvent au cœur de la spécificité du médium. Ainsi en va-t-il de la notion d’hypercadre, qui a constitué l’une des difficultés les plus importantes pour la théorisation sémiotique de la bande dessinée. (Rouvière 2016: 372)
L’objectif de cet article sera précisément de tenter d’améliorer l’ergonomie des typologies existantes en élaborant un modèle en partie original, qui soit à la fois plus facile à enseigner, plus souple et plus efficace pour décrire l’organisation tabulaire des planches. On pourrait contester l’intérêt d’un tel outil en arguant que l’interprétation des effets découlant de l’organisation spatiale des récits graphiques pourrait se passer d’une description standardisée, ainsi que l’illustre l’approche du récit graphique de Boudoin par Sohet. D’ailleurs, les didacticiens dénoncent souvent les dérives d’un enseignement qui se contenterait de transmettre une terminologie ou un bagage technique au lieu de s’attacher à dégager le sens de l’œuvre:
Enseigner la bande dessinée est un défi que l’enseignement scolaire doit relever, en particulier pour établir des liens entre la littératie traditionnelle et les nouvelles formes de culture médiatique. Mais il ne s’agit pas seulement de former des lecteurs experts et critiques, aussi bien à l’aise dans le monde des lettres que celui des représentations figuratives, pour démêler des productions discursives combinant des codes variés. Il s’agit aussi de former des lecteur sensibles, impliqués, entrant en résonnance symbolique avec les œuvres, pour s’accomplir à part entière comme sujets-interprètes. (Missiou 2019: 98)
J’essaierai de montrer, en m’appuyant sur la lecture du Long Voyage de Léna, que le fait de discuter de la mise en page des planches en se fondant sur une grille d’analyse permet de sensibiliser les apprenants à une dimension souvent négligée lors de la lecture, tout en élargissant le champ de leur expérience esthétique. Ainsi que l’affirme Elizabeth Rosen, l’étude de leur dimension tabulaire souligne que les bandes dessinées «remettent en question la plupart des façons dont nous avons appris à lire: de gauche à droite, de haut en bas, de façon linéaire et progressive» (2009: 58). Jesse Cohn insiste quant à lui sur le fait que de nombreux lecteurs, habitués à cette lecture linéaire, négligent les effets qui se construisent à l’échelle de la page, ce qui réduit considérablement leur horizon esthétique et les amène à lire les bandes dessinées comme des romans ordinaires5:
Parfois, en lisant un roman graphique, nous pouvons perdre de vue le fait que nous regardons une page. En effet, pour la plupart de nos élèves, habitués à considérer la bande dessinée comme une lecture facile, leur regard passe assez rapidement sur les pages, qui sont généralement conçues pour ne pas interrompre cette fluidité ; ils voient des personnages agissant dans le temps, et non un dessin étendu dans l'espace. (Cohn 2009: 44)
Cohn confesse avoir rencontré des résistances quand il s’agissait d’attirer l’attention de ses étudiants sur l’aspect proprement graphique des récits en bande dessinée. Il ajoute que si cette dimension devient évidente lorsqu’il confronte sa classe à des œuvres expérimentales, à l’instar des romans graphiques de Chris Ware, la grande majorité des bandes dessinées exigent de disposer d’un cadre interprétatif permettant d’identifier les procédures standardisées à travers lesquelles les récits «occupent l’espace» (2009: 44). Il s’agit par conséquent de découvrir des principes généraux de composition, que Cohn compare avec l’art du montage hollywoodien enseigné dans les cursus d’études cinématographiques6. Il ne s’agit pas de confondre le découpage filmique avec l'organisation tabulaire du récit, qui sont des opérations totalement différentes, mais d’insister sur l’importance d’objectiver les logiques sous-jacentes au montage cinématographique et à la mise en page de la bande dessinée pour que ces configurations narratives soient perçues au-delà des automatismes culturels qui les invisibilisent.
Par ailleurs, outiller les apprenants avec une typologie de techniques narratives permet de discuter de phénomènes qui transcendent le cas particulier, posant par exemple la question des parentés et des filiations entre les œuvres, tout en permettant de mettre au jour des procédures standardisées qui donnent forme aux productions sérielles de la culture médiatique7. Mobiliser de tels cadres interprétatifs permettrait par conséquent sans nul doute de renforcer la littératie médiatique des apprenants (cf. Lebrun, Lacelle & Boutin 2012).
Tabularité des récits graphiques et typologies des mises en page
Dans un article pionnier, Pierre Fresnault-Deruelle (1976) définit la bande dessinée comme un produit culturel écartelé entre la linéarité du strip et la tabularité de la planche. Cette double dimension a amené Thierry Groensteen à souligner l’existence de deux modes d’appréhension des rapports entre les images dessinées. Dans une terminologie qu’il emprunte à Jean Ricardou (1978), il évoque une arthrologie restreinte et une arthrologie généralisée. L’arthrologie, en médecine, consiste en l’étude des articulations entre différents membres du corps humain. En bande dessinée, cette double logique articulatoire souligne que les cases – qui constituent l’unité fondamentale de la bande dessinée – ne font pas que se succéder linéairement, comme une suite de mots, mais forment également un réseau entre des éléments occupant différents lieux disséminés dans l’espace graphique. L’étude des relations qui se tissent au sein de cet espace consiste, toujours selon la terminologie de Groensteen, à mettre en lumière un «tressage iconique», c’est-à-dire un réseau qui se déploie dans une dimension tabulaire et plus seulement linéaire. A priori, ce tressage peut se déployer à n’importe quelle échelle de l’œuvre imprimée, Groensteen insistant sur le fait que les images facilitent une saisie rapide du sens, ce qui invite, davantage que dans d’autres genres d’imprimés, à naviguer librement à la surface des pages et au feuilletage des albums:
La bande dessinée est fondamentalement une littérature qui ne dissimule rien, qui s’offre à une possession entière et sans reste: on la découvre rien qu’à la feuilleter, on navigue à sa surface sans oblitérer ce qui précède et en ayant déjà un œil sur ce qui arrive. (Groensteen 2011: 82)
Au sein de ce système, qualifié de «spatio-topique», se pose en particulier la question de l’étalement des images à la surface des planches et des effets qui découlent de leur configuration paginale. Comme l’explique Groensteen:
Parmi les diverses opérations qui assurent l’intégration des composantes d’une bande dessinée, celle qui a le plus particulièrement pour fonction de régir les paramètres spatio-topiques est communément désignée sous le terme de «mise en page». (1999: 107)
Benoît Peeters est probablement l’un des premiers auteurs à avoir proposé une typologie des mises en page8. Selon son approche, deux critères sont retenus pour classer la composition des planches: d’une part, l’interdépendance ou l’autonomie entre le tableau et le récit ; d’autre part, le rapport de domination, respectivement de la fonction narrative ou de la tabularité. En croisant ces critères, Peeters (2003: 49) obtient un tableau à double entrée définissant quatre types de composition, qui renvoient respectivement à une utilisation rhétorique, conventionnelle, productrice ou décorative de la mise en page.
Tableau 1: Typologie des mises en page selon Benoît Peeters.
Les mises en page rhétorique et conventionnelle sont donc dominées par la fonction narrative, mais elles s’opposent sur le plan de la variabilité des cases. Dans la mise en page rhétorique, le format s’adapte au contenu tandis que dans le dispositif conventionnel, il n’y a pas d’interdépendance, le format adoptant une grille régulière, aussi appelée «gaufrier» (Peeters 2003: 51). Au sujet de la mise en page conventionnelle, Peeters affirme par ailleurs qu’il s’agit d’un «système fortement codifié, où la disposition des cases dans la planche, à force de se répéter, tend à devenir transparente» (2003: 52). Les mises en page décorative et productrice se caractérisent quant à elles par une dominance du tableau, mais la première est exploitée à des fins purement esthétiques, tandis que la seconde engendre des effets qui modifient l’appréhension du récit.
Si les mises en page dites rhétoriques ou conventionnelles sont relativement faciles à identifier, il est plus difficile de différencier concrètement les utilisations décoratives ou productrices. L’appréciation de la fonction du dispositif et la détermination du point de bascule à partir duquel on peut considérer que la dimension tabulaire devient dominante reposent en effet sur des critères subjectifs. Jan Baetens et Pascal Lefèvre ont d’ailleurs montré que ces qualificatifs pouvaient très bien s’utiliser en relation avec le «gaufrier», que Peeters range pourtant dans la catégorie des usages conventionnels. Par exemple, de nombreuses pages de Watchmen exploitent des effets de symétrie ou des compositions en damier jouant sur le contraste des couleurs, ce qui renforce l’une ou l’autre de ces fonctions:
Ce qui fait la force de l’album, sous l’angle du cadrage, c’est l’utilisation du principe conventionnel selon des logiques en fait contradictoires. Ainsi la plus neutre de toutes les mises en page – la fragmentation de la planche en neuf vignette analogues – connaît aussi un emploi producteur. La symétrie du modèle de base pousse à doter un chapitre entier d’une structure symétrique globale et de faire miroiter les successives pages de la première partie de cette section dans les planches équivalentes de la seconde moitié. Par ailleurs de nombreuses planches de Watchmen revêtent sûrement, en premier lieu par la distribution réglée, souvent en damier, des contrastes chromatiques, un aspect décoratif et ne peuvent pas ne pas être déchiffrées comme un espace plastique. (Baetens & Lefèvre 1993: 60)
Groensteen propose quant à lui une typologie un peu différente, ce qui l’autorise à envisager l’existence de gaufriers productifs ou décoratifs. Reprenant l’exemple de Watchmen discuté par Baetens et Lefèvre, il est conduit à critiquer le qualificatif de conventionnel pour définir le gaufrier, car cette mise en page exacerberait les correspondances non linéaires qui peuvent être tressées entre des cases isomorphes:
La mise en page régulière est donc aussi celle qui exalte certains effets de tressage parce qu’elle leur permet de produire les agencements les plus simples et prégnants du point de vue perceptif, et parce qu’elle renforce les correspondances entre lieux prédéterminés. (Groensteen 1999: 114)
Le principe retenu par Groensteen pour analyser une mise en page repose sur les réponses données à deux questions, apparemment très simples:
a / Est-elle régulière ou irrégulière?
b / Est-elle discrète ou ostentatoire? (Groensteen 1999: 114)
En croisant ces deux critères, Groensteen reconstruit une typologie à quatre termes:
- régulière et discrète ;
- régulière et ostentatoire ;
- irrégulière et discrète (ce qui correspond à la mise en page «rhétorique» classique) ;
- irrégulière et ostentatoire. (Groensteen 1999: 115)
Le problème découlant de ce modèle, c’est qu’il ne précise pas quel degré de régularité correspond au juste l’expression «mise en page régulière» et il n’indique pas davantage selon quel critère il est possible de décider que telle ou telle composition devient ostentatoire. En effet, Groensteen mentionne la possibilité de rencontrer, au sein d’une mise en page régulière, des rupture saillantes, sans que cette modification du gaufrier ne fasse basculer ce dernier du côté des organisations irrégulières:
[La mise en page régulière] possède enfin cette ultime vertu, de ménager la possibilité de ruptures soudaines et spectaculaires avec la norme posée d’abord. Dans un album dont les pages sont régulières, une page qui se distingue soudain par une configuration spéciale obtiendra un impact très fort […]. Au lieu que, quand toutes les vignettes sont discriminées par des formats différents – comme le propose l’option rhétorique –, il est plus difficile d’en faire vraiment ressortir aucune. (Groensteen 1999: 114-115)
On voit ainsi que l’opposition la plus élémentaire, à savoir celle entre régularité et irrégularité, pose la question du seuil à partir duquel on passe d’un prototype à l’autre, puisque Groensteen – comme Peeters9, d’ailleurs – suggère que des variations locales du gaufrier ne remettent pas en cause le type de base auquel se rattache la composition. Quant à la fonction de ces ruptures, Groensteen considère qu’elles peuvent renforcer le caractère ostentatoire de la mise en page, faisant basculer une mise en page conventionnelle dans un registre décoratif ou productif, ou qu’elles peuvent tout aussi bien répondre à la simple nécessité d’adapter le format de la case à son contenu narratif, ce qui la rapprocherait d’un usage rhétorique.
Cette possibilité de considérer que certaines planches irrégulières ne représenteraient que des variations du gaufrier pose non seulement la question du seuil à partir duquel une irrégularité peut être jugée pour elle-même, mais également de l’échelle à partir de laquelle caractériser une mise en page. Faut-il considérer l’ensemble de l’œuvre, que l’on classerait dans l’une ou l’autre de ces catégories de base – régulière ou irrégulière pour Groensteen, conventionnelle ou rhétorique pour Peeters – et définir ensuite, sur cette base, des passages qui offriraient des variations de cette matrice, ou vaut-il mieux s’attacher à décrire chaque planche dans sa relative autonomie vis-à-vis de l’œuvre globale? La question est d’autant plus actuelle que de nombreux romans graphiques contemporains jouent sur une forte hétérogénéité de registres, accentuée par l’esthétique discontinue du chapitrage et des compositions paginales10. On comprend mieux sur cette base la perplexité des étudiants confrontés à des mises en page irrégulières, que l’on devrait définir comme des variantes, ostentatoires ou discrètes, d’une mise en page régulière, dont la fonction pourrait être aussi bien productrice que décorative ou rhétorique.
Avant de proposer une alternative, je mentionnerai un dernier cadre théorique, un peu moins connu, mais qui a le mérite d’être fondé sur une base empirique, à savoir l’étude systématique des mises en page d’Edgar P. Jacobs par Renaud Chavanne (2005). Dans une tentative de généralisation ultérieure de son modèle, Chavanne réarrange les typologies de Peeters et Groensteen en proposant un modèle simplifié à trois pôles:
Poursuivant, développant et approfondissant l’analyse de nos prédécesseurs, nous identifions trois grands principes de composition susceptibles de s’appliquer aux œuvres organisées par bandes: le principe de régularité, le principe de semi-régularité et le principe rhétorique. (2010: 27)
Chavanne reprend donc de Peeters le «principe rhétorique» et emprunte à Groensteeen le «principe de régularité», mais il introduit un pôle intermédiaire, qu’il appelle «principe de semi-régularité11», qui règle en quelque sorte la question du seuil entre les deux dispositifs. Outre l’introduction de cette catégorie, l’une des innovations majeures apportée par Chavanne consiste à souligner, davantage que ne le font Peeters et Groensteen, le fait que ces trois prototypes ne sont que des pôles et que leur concrétisation au sein d’une œuvre procède d’une logique combinatoire, débouchant sur un «mélange de ces principes»:
[O]n pourrait venir à penser de ce qui précède qu’il existe une séparation étanche entre ce qui procède de la rhétorique et ce qui appartient à la régularité, et, dans un moindre degré, entre la semi-régularité et la rhétorique. Il n’en va pas ainsi. Bien sûr les définitions de ces principes de composition sont suffisamment fortes pour qu’elles permettent de distinguer des constructions effectivement différentes, et que cette distinction se conforme à l’observation […]. Mais rien ne justifie l’impossibilité d’une combinatoire, d’un mélange des principes. (Chavanne 2010: 153).
Au lieu de penser les rapports sous forme de choix binaire ou de tableau à double entrée, il faudrait ainsi se représenter les types de mises en page possible comme des pôles se répartissant sur un spectre allant de la mise en page rhétorique à la mise en page régulière en passant par différents stades intermédiaires. On peut aussi retenir du modèle de Chavanne la notion de matrice, qui désigne une configuration de base présidant à la construction de l’œuvre, laquelle se distingue des concrétisations locales et plus ou moins divergentes de telle ou telle planche dans son état publié:
Lorsqu’il s’engage dans la création d’une bande dessinée, le dessinateur s’astreint presque systématiquement à un certain nombre de contraintes de composition. Ces contraintes peuvent lui être imposées, ou il peut les choisir de lui-même. Ce choix peut être fait en pleine connaissance de cause, comme il peut résulter d’une habitude, d’une tradition que l’on reproduit sans même s’en apercevoir. Il s’agira par exemple du format de la bande dessinée (une page? de quelles dimensions? une partie d’une page plus grande occupée par d’autres éléments que la bande dessinée?), du nombre de vignettes par bande (fixe, variable, dans quelles proportions?), du nombre de bandes se succédant sur l’espace de composition (fixe? variable?), de la hauteur de ces bandes (toujours semblable ou fluctuante?), de la régularité ou non de la dimension des cases, et ainsi de suite. L’ensemble de ces contraintes de composition, nous les appellerons la matrice de l’œuvre. (Chavanne 2010: 15)
Il faut donc souligner l’intérêt de la notion de matrice et du principe de gradualité introduits par Chavanne, mais on peut regretter la disparition de la dimension ostentatoire ou de ce que Peeters définissait comme des mises en page où le tableau domine. Plus exactement, les mises en page les plus ostentatoires sont bien envisagées dans les derniers chapitres de l’ouvrage, mais libérées de leur dépendance envers la linéarité de la bande, elles font l’objet d’une nomenclature de plus en plus foisonnante, ce qui complexifie son usage12. En outre, la catégorie «semi-régulière» apparait, comme son nom l’indique, comme une dérivation de la mise en page régulière, plus que comme une véritable catégorie intermédiaire, ainsi qu’en témoigne cette citation:
[L]a régularité de composition peut se transformer en une contrainte terrible voire paralysante. C’est probablement alors qu’apparaissent les avantages des compositions semi-régulières. […] Une composition semi-régulière dérive directement d’une composition régulière, dont elle est en quelque sorte une altération. De la composition régulière, la semi-régulière retient le principe d’invariance des dimensions des bandes et des vignettes. La matrice élémentaire qui sous-tend de manière simple et sans aucune équivoque les compositions régulières, est toujours immédiatement perceptible dans une composition semi-régulière. Pour parler autrement, on peut dire que la grille de base, que le gaufrier de la composition régulière apparaît immédiatement et sans difficulté sous une composition semi-régulière. (Chavanne 2010: 49)
Chavanne n’envisage donc pas le cas où une mise en page semi-régulière serait dérivée d’une matrice rhétorique, ce qui est pourtant fréquent dans l’œuvre de Hergé, par exemple quand ce dernier met en scène le récit de Tchang dans Tintin au Tibet, qui prend la forme, au sein d’une mise en page globalement rhétorique, d’un montage régulier de cases isomorphes montrant en alternance le narrateur et des fragments de son récit et produisant un effet de damier qui préfigure les compositions décoratives que l’on rencontre dans Watchmen. On peut citer également une double page célèbre rattachée au flashback du Secret de la licorne dans laquelle Hergé joue sur des effets de symétrie entre deux grandes cases spectaculaires montrant des navires et un combat entre des marins et des pirates, qui contrastent avec une séquence de petites cases de format identique, où l’on peut suivre les mésaventures burlesques du capitaine Haddock mimant l’événement.
L’idée que la mise en page semi-régulière serait la dérivation d’une composition régulière et qu’en outre elle aurait pour fonction essentielle d’assouplir une contrainte de production conduit Chavanne à négliger les cas, pourtant nombreux, où un mélange de régularité et d’irrégularité confère à la planche une valeur ostentatoire ou productrice. Il me semble que ce genre de dispositif, que j’appellerai pour ma part mise en page architecturée, est susceptible de se rencontrer aussi bien dans une œuvre dominée par une matrice rhétorique que fondée sur le principe du gaufrier. J’ajouterai que ce dispositif peut même devenir une matrice en soi dans des récits graphiques exploitant pleinement la dimension tabulaire de la bande dessinée. Cette catégorie a aussi l’intérêt d’offrir une base pour regrouper la très grande diversité des compositions occupant l’espace paginal d’une manière que l’on pourrait qualifier de créative.
Typologie circulaire et mise en page architecturée
On peut retenir plusieurs principes dérivés des modèles élaborés par Peeters, Groensteen et Chavanne en vue de leur réarticulation au sein d’un modèle que je tenterai de rendre plus souple et plus efficace pour un usage scolaire. Tout d’abord, on peut considérer que la mise en page rhétorique et le gaufrier ne posent pas de problème de repérage particulier, dans la mesure où ils renvoient à des standards historiquement attestés, qui continuent de structurer une partie importante de la production actuelle. Les termes eux-mêmes sont devenus courants dans le langage des spécialistes de la bande dessinée, à tel point qu’ils ne nécessitent plus de définition particulière dans leurs travaux. Quand il s’agira d’expliquer la nature de ces prototypes à des apprenants, on se contentera de rappeler que le gaufrier consiste en un découpage régulier de la page, qui forme une grille, alors que la mise en page rhétorique consiste à adapter le format des cases au contenu représenté, ce qui induit un principe de variation plus ou moins aléatoire. On retiendra également le principe défini par Peeters, à savoir que le gaufrier est fondé sur une autonomie de l’organisation tabulaire, alors que la mise en page rhétorique adapte la mise en page aux contraintes de l’histoire représentée.
La clarté de cette opposition repose également sur un principe d’engendrement qui en constitue la raison d’être. Le gaufrier propose une organisation tabulaire standardisée, qui simplifie la mise en page, mais il complexifie le «cadrage» de l’action. À l’inverse, la mise en page rhétorique offre plus de souplesse pour mettre en scène le contenu narratif dans chaque case, mais elle complexifie l’agencement de ces cases dans l’espace du support. Dans un cas comme dans l’autre, on associera ces dispositifs à des matrices fondées sur un principe de production standardisée, ce qui explique que le dispositif tende généralement à s’invisibiliser au profit de la progression linéaire dans le récit et de l’immersion dans le plan de l’histoire.
En ce qui concerne les mises en page ostentatoires, c’est-à-dire celles dans lesquelles la dimension tabulaire devient plus saillante, on évitera de différencier les usages décoratif ou productif, car leur interprétation repose sur des critères trop subjectifs. Il me semble par contre que la catégorie introduite par Chavanne, qui consiste à proposer un pôle intermédiaire entre la régularité du gaufrier et l’irrégularité de la mise en page rhétorique offre une piste intéressante. Mais plutôt que d’en faire une simple dérivation de la mise en page régulière, il serait plus productif de lui conférer un statut propre et d’expliquer en quoi une irrégularité régulière ou une régularité irrégulière, est susceptible de renforcer la saillance de la dimension tabulaire de la planche. Pour ce troisième pôle, je propose d’utiliser l’expression de mise en page architecturée.
Ainsi que l’explique Catherine Labio, l'architecture «occupe depuis longtemps une place prépondérante dans la bande dessinée» (2015: 312). Elle explique qu’il ne s’agit pas seulement d’un sujet «médiagénique13» pour les récits graphiques, mais que cette thématique constitue également une mise en abîme du dispositif, car «la dimension architecturale de la page est une caractéristique essentielle du genre» (2015: 315, n. 7). Labio va plus loin en associant les déformations productrices que l’on peut observer dans les mises en page de Winsor McCay aux principes esthétiques de l’art nouveau, qui dominaient son époque. Dans le même registre, Alain Boillat, à la suite de Vincent Amiel, souligne qu’au sein d’une série comme Les Cités obscures – scénarisée par Benoît Peeters et dessinée par François Schuiten, lui-même fils d’architecte – on peut observer une «convergence entre l’architecture de la ville et celle de la planche» (2018: 143). Boillat rapproche cette conception ostensiblement architecturée du modèle de la mise en page productrice, que Peeters valorise dans ses travaux théoriques:
Dans un art de l’espace comme la bande dessinée où la disposition des cases sur la planche appelle un niveau de lecture tabulaire (facultativement subsumé en partie par la lecture linéaire), la démarche à l’œuvre dans les Cités obscures constitue intrinsèquement un renvoi aux conditions fondamentales de la création/réception de la BD. […] À travers les exemples qu’il convoque (Winsor McCay, Régis Frank et Fred) pour illustrer sa typologie, on comprend bien que c’est une utilisation dite «productrice» (par opposition à celles respectivement qualifiées de «conventionnelle», «décorative» et «rhétorique») qu’il entend valoriser dans la production contemporaine (et par conséquent dans la sienne propre), c’est-à-dire une mise en page obéissant au principe selon lequel «c’est l’organisation de la planche qui semble dicter le récit» (Peeters 1998: 68). (Boillat 2018: 143)
En résumé, même si n’importe quelle mise en page peut être considérée comme une forme d’architecture graphique, on pourrait utiliser l’étiquetage mise en page architecturée pour renvoyer plus spécifiquement à une configuration que l’on qualifierait, dans une autre terminologie, de productrice ou d’ostentatoire. Ce troisième pôle pourra également être défini formellement comme une composition au sein de laquelle des irrégularités locales s’inscrivent dans une configuration de rang supérieur, ce phénomène correspondant par exemple aux effets de symétrie, de contraste ou de hiérarchie qui relient des éléments hétérogènes au sein de la page. Parmi les cas typiques de compositions architecturées, on pourra mentionner par exemple les cases en médaillon placées au milieu de la planche, que l’on trouve parfois chez Jacobs, ou ces grandes cases qui viennent rompre la régularité d’un gaufrier en occupant toute la largeur d’un strip, qui sont fréquentes chez Frederik Peeters. On inclura également les compositions jouant sur des contrastes de couleur ou des correspondances graphiques non linéaires, qui abondent dans les compositions de Watchmen. Il faut rappeler en effet que l’architecture de la page ne passe pas nécessairement par des variations affectant la forme des cases: ainsi que l’ont montré Baetens et Lefèvre (1993: 60), les contrastes de couleurs au sein d’un gaufrier ou d’une mise en page rhétorique peuvent très bien créer des effets saillants à l’échelle de la planche ou de la double planche.
Enfin, il faut noter que les principes de composition peuvent varier au fil d’une œuvre, et que même à l’échelle d’une planche, on peut observer localement différents principes qui se combinent en se superposant les uns aux autres. Ces métissages, qui font parfois glisser une mise en page d’une matrice vers un pôle différent, tout en conservant certains traits inhérents au dispositif de base, soulignent l’importance de disposer d’une typologie suffisamment souple pour ménager des lieux intermédiaires, situés à une plus ou moins grande distance d’un pôle ou de l’autre.
De manière à conserver ces nuances tout en échappant à la question souvent insoluble des «seuils» qui font basculer une mise en page d’une catégorie à une autre, je propose de réarticuler ces trois prototypes (rhétorique, gaufrier, architecturé) au sein d’un continuum, lui-même structuré par les oppositions mises en évidence par Groensteen. Cette articulation serait impossible dans une modélisation sous la forme d’un tableau à double entrée, mais elle peut néanmoins être envisagée dans le cadre d’un typologie circulaire inspirée des travaux du narratologue allemand Franz Karl Stanzel (1955). Dans ce genre d’approche, les prototypes de mises en page s’articulent au sein d’un espace polarisé par deux axes: régularité/irrégularité, discret/ostentatoire. Suivant le modèle de Groensteen et de Peeters, la mise en page rhétorique correspond à un pôle situé dans le quart «irrégulier/discret» alors que le gaufrier se situe du côté «régulier/discret». Enfin, le pôle de la mise en page architecturée se situe sur le versant ostentatoire, mais à l’entrecroisement entre régularité et irrégularité.
Ce modèle possède la caractéristique de ménager des lieux intermédiaires, que l’on peut considérer comme des sous-types dérivant des trois pôles principaux. On peut ainsi mentionner les mises en page semi-régulières de Chavanne, qui partagent la discrétion des pôles rhétorique et du gaufrier tout en se situant à mi-chemin entre les deux dispositifs sur le plan de leur régularité. On peut aussi situer dans ces espaces intermédiaires des mises en page rhétoriques ou dérivant d’un gaufrier, mais qui partagent certains traits du pôle architecturé. Ce schéma circulaire permet enfin de décrire des variations observables localement au sein d’une même œuvre entre des mises en page susceptibles de s’écarter de manière plus ou moins ostensiblement de la matrice dont elles dérivent.Schéma 1: Typologie circulaire des mises en page
Notons malgré tout que quelques types de composition échappent à cette typologie, laquelle repose fondamentalement sur la possibilité de définir l’agencement d’une séquence d’information (généralement narrative) au sein d’une unité graphique de rang supérieur. Les bandes dessinées qui adoptent une mise en page flottante, c’est-à-dire dépourvue de cadres facilitant le repérage de l’agencement des cases dans l’espace de la planche, mais aussi les dispositions en ruban continu ou suivant une logique de diaporama – qui sont en train de devenir majoritaires dans le domaine de la production numérique14 – échappent à cette logique, car un tel mode de présentation, ainsi que l’explique Groensteen, «déterritorialise chaque image, masquant ou ruinant l'ensemble des liens tissés à la surface de la page» (2011: 72). Ces limites admises, nous allons voir comment l’analyse des mises en page dans un album tel que Le Long Voyage de Léna est susceptible de bénéficier de notre typologie. L’objectif ne sera pas, dans ce cas précis, de rattacher l’ensemble de l’œuvre à un pôle ou à un autre, mais plutôt de dessiner les contours d’une matrice permettant de souligner comment, localement, telle ou telle mise en page investit la dimension tabulaire de l’album en vue de produire tel ou tel effet ou de s’adapter à telle ou telle contrainte. La valeur essentielle de cette approche sera d’objectiver différentes manières d’occuper l’espace et de rendre ainsi possible l’interprétation de la valeur de chacune des compositions.
Mettre en page Léna
Déterminer la matrice à laquelle se rattache l’œuvre de Christin et Juillard n’est pas chose aisée dans la mesure où cette bande dessinée offre une grande diversité de mises en page. Un regard distant pourrait en conclure que l’irrégularité évidente de ces compositions renvoie à une matrice rhétorique, exemplifiée dès l’incipit. Dans cette première planche (qui correspond à la page trois de l’album imprimé), l’irrégularité apparente se révèle beaucoup plus complexe quand on l’analyse de manière plus détaillée en se penchant sur sa genèse.
Image 1: Le Long Voyage de Léna, p. 3 © Dargaud/André Juillard/Pierre Christin 2007
Image 2: Storyboard, planche 1 © André Juillard & Pierre Christin 2005
On constate que le storyboard, contrairement à la planche finale, présente une structure plus régulière, car on n’y trouve pas de variations au sein des cases du premier et du troisième strip. Dans ce travail préparatoire, on voit néanmoins que le gaufrier de base est modifié pour signifier graphiquement que Léna se trouve seule dans le tramway, l’élargissement du cadre permettant de montrer les sièges vides qui l’entourent. Ce procédé fait passer le strip d’un régime régulier de trois cases à une disposition en deux cases de formats différents. Si l’on observe la version finale, on constate que Juillard introduit une seconde variation dans le format des vignettes du premier strip et du troisième strip: les cases centrales montrant la protagoniste cadrée en «plan taille» apparaissent plus étroites que les cases situées sur les bords, qui sont davantage orientées sur la monstration du décor («plan moyen» ou «plan pied»). Cette irrégularité et ces correspondances thématiques produisent une symétrie axiale verticale et, pour les deux strips extérieurs, également horizontale, ainsi qu’une symétrie centrale entre les quatre coins opposés de la page. Ces cases isomorphes et solidaires accentuent ainsi légèrement la visibilité de la dimension tabulaire, ce qui rapproche la configuration du pôle architecturé. On voit ainsi comment deux phases d’élaboration d’une même planche, en dépit de variations que l’on pourrait juger quasi imperceptibles, peuvent néanmoins se situer différemment par rapport à différents pôles de notre typologie, laquelle contribue ainsi à visibiliser le travail graphique du dessinateur: dans un premier état, un gaufrier devient semi-régulier par la fusion de deux cases, ce qui le rapproche du pôle rhétorique, puis dans la mise en page finale, on observe un glissement vers le pôle archtiecturé par un jeu de correspondances formelles et thématiques construisant des effets de symétrie au sein de l’irrégularité du dispositif.
Images 3 et 4: Storyboard, planches 53 et 53bis
© André Juillard & Pierre Christin 2005
Image 5: Le Long Voyage de Léna, p. 55
© Dargaud/André Juillard/Pierre Christin 2007
On observe la même tendance à s’écarter du gaufrier dans les planches finales de l’album, l’effet étant particulièrement visible dans la version «encrée» du storyboard, car le tracé du stylo rend le cadre des cases plus ostentatoire15. À cette étape, on perçoit encore clairement la présence du gaufrier, qui a évolué par fragmentation horizontale et verticale pour s’adapter au contenu du scénario. On constate en outre, dans la dernière case, que le corps de Léna déborde du cadre au lieu que celui-ci s’adapte à son contenu. D’un côté, ce débordement crée un effet architectural dans le storyboard en créant un contraste ostentatoire avec le reste de la page, mais d’un autre côté, cela montre que nous sommes encore très éloignés du pôle rhétorique, puisque la case ne s’adapte pas à son contenu, l’auteur devant se résoudre à réduire le corps de Léna dans la version ultérieure pour la «recadrer».
En dépit de cette contrainte, évidemment plus forte sur la dernière case de la planche, la régularité matricielle du gaufrier finit par disparaitre presque complètement dans la version finale, qui offre une beaucoup plus grande hétérogénéité compositionnelle. On constate notamment, dans les cases 4 et 5, que le corps de Léna, qui est allongée sur le sable, impose une reconfiguration débouchant sur une superposition verticale de vignettes au format oblong, qui s’adaptent à leur sujet tout en s’écartant de la grille de départ, qui n’est plus perceptible que dans le premier strip. Dans les versions encrée et crayonnée, le découpage vertical et horizontal ne faisait pas «déborder» les cases du gaufrier, alors que dans la version finale, le strip du milieu présente une variation importante puisque les cases horizontales sont plus courtes que la somme de deux cases, ce qui laisse plus de place pour élargir les deux cases verticales de la fin du strip, qui peuvent ainsi déborder d’une simple case coupée en deux.
En amont du travail de composition auquel procède André Juillard, le scénario rédigé par Pierre Christin propose également un découpage qui témoigne déjà d’une réflexion sur la mise en espace du récit. Alors que le synopsis se présentait sous la forme d’un texte continu, organisé en paragraphes et en lignes de dialogues, le scénario est quant à lui segmenté en cases et en pages. Il est frappant de constater que les planches sont comptées par paires16 (2-3, 4-5, 6-7, etc.), ce qui montre que le scénariste pense d’emblée le récit en fonction des unités graphiques du produit final17. Pour chaque double page, Christin segmente ensuite le contenu en une quinzaine de cases adoptant une numérotation continue, laissant au dessinateur le choix de déterminer le lieu de l’articulation entre les deux planches. On constate d’ailleurs que les annotations manuscrites de Juillard induisent un redécoupage du scénario à partir du travail sur le storyboard: le dessinateur détermine d’abord la charnière entre les planches et procède ensuite à une renumérotation des cases pour la page de droite.
Image 6: synopsis et scénario
© André Juillard & Pierre Christin
Quant au choix de Christin de segmenter les doubles pages en une quinzaine de cases, il se fonde probablement sur un principe d’approximation. Ainsi que l’a précisé Juillard dans un entretien, ce scénario a été écrit sur mesure pour un dessinateur dont les œuvres les plus connues – par exemple sa série Les sept vies de l’épervier ou Le Cahier Bleu, qui lui a valu en 1995 le prix de l’Alph-Art au festival d’Angoulême – s’organisent généralement selon un format assez caractéristique: une mise en page en trois strips, que l’on peut qualifier d’aérée et qui met en valeur le dessin de Juillard, lequel apprécie de représenter des corps aux proportions réalistes dans des décors détaillés, ce qui exige de disposer de plus d’espace que ce que pourrait offrir un découpage sur quatre strips, pourtant assez répandu dans la bande dessinée franco-belge. En cela, Juillard apparait bien comme l’héritier d’Edgar P. Jacobs – dont il a d’ailleurs repris la série Blake et Mortimer – et non comme un continuateur du style d’Hergé, qui avait une approche beaucoup plus rhétorique18. Pour Juillard, une double page canonique consiste donc en une composition articulant deux grilles construites sur une matrice de trois bandeaux de trois cases, soit environ dix-huit cases, qui lui permettent ensuite de moduler des effets, soit à des fins rhétoriques, soit pour architecturer l’espace, souvent en jouant sur des effets de symétrie. Ce qui explique la raison pour laquelle Christin propose généralement trois ou quatre cases de moins que les dix-huit du gaufrier matriciel, c’est qu’il a conscience que le scénario, notamment quand il inclut de longs dialogues ou des récitatifs, exige un étalement de la matière narrative. Cet étalement peut impliquer une fragmentation du contenu en plusieurs «moments» (ce qui conduit à une augmentation du nombre de cases prévues par le scénario) ou une dilatation de la case (ce qui réduit le nombre de cases par rapport à la grille de départ). Par ailleurs, Christin compose avec le fait que le dessinateur doit conserver la liberté d’insérer des cases supplémentaires, fondées sur ce que l’on pourrait appeler des idées graphiques, auxquelles le scénariste n’aurait pas pensé mais qui peuvent surgir au moment de la création du storyboard ou lors de sa reconfiguration lors de l’élaboration de la planche finale.
Si l’on observe le passage du scénario (image 6) au storyboard (image 7), puis à la mise en page finale (image 8), la huitième planche passe ainsi de sept segments à neuf, puis dix cases. On voit notamment que la cinquième vignette est fragmentée in extremis pour isoler la monstration d’un pan du mur de Berlin, dont la nudité coïncide avec le récitatif «Je ne l’ai pas fait». Cette segmentation renforce à la fois l’effet de «virgule» au sein du récitatif, mettant la phrase en saillance, tout en invitant à associer la nudité du mur avec la présence silencieuse d’une pensée refoulée.
Image 7: Storyboard, planche 8 © André Juillard & Pierre Christin 2005
Image 8: Le Long Voyage de Léna, p. 10 © Dargaud/André Juillard/Pierre Christin 2007
On constate ainsi que les notions de matrice et de mise en page régulière et semi-régulière s’avèrent particulièrement opératoires pour définir le processus de création de l’œuvre, même si, dans la version publiée, l’album se situe davantage sur le rhétorique ou architecturé. L’espace graphique se construit progressivement sur la base d’un gaufrier de neuf cases, réparties en trois bandes, qui correspond à une sorte de modèle par défaut sur lequel se fondent aussi bien le dessinateur que le scénariste pour déployer la matière de leur récit. Ajoutons que cette matrice confère une sorte rôle hiérarchique par défaut à la cinquième case, du fait de sa position centrale dans la page, et cet effet est souvent accentué graphiquement ou exploité narrativement lors du passage du scénario à la mise en page finale. L’existence de cette matrice facilite indéniablement la coordination entre les deux auteurs et l’engendrement du récit graphique. On peut aller jusqu’à avancer que cette matrice rythme l’imaginaire de Juillard, comme elle organise l’univers graphique des références dont il s’inspire, sous la figure tutélaire de Jacobs. À partir de cette grille de départ, l’auteur peut procéder à divers ajustements pour occuper de manière optimale l’espace dont il dispose, ce qui oriente – suivant les options choisies – sa mise en page vers les pôles rhétoriques ou architecturés. Si ce gaufrier matriciel est parfois bien visible dans le storyboard, le second niveau de configuration, rattachable à la planche finale, opérera presque invariablement un glissement vers d’autres pôles19.
Si j’ai insisté dans un premier temps sur les ajustements de nature rhétorique que l’on observe non seulement dans l’incipit et l’excipit, mais également dans presque toutes les planches bavardes, qui doivent composer avec un espace saturé de textes, Juillard ne manque pas d’explorer des configurations paginales nettement plus ostentatoires. C’est le cas en particulier dans les planches les plus silencieuses de l’album, qui sont presque toutes fortement architecturées. Pour construire ces planches, Juillard exploite notamment des effets de symétrie centrale ou axiale produits par la variation des cases ou par des contrastes visuels ou thématiques, mais il exploite aussi souvent la valeur hiérarchique de l’image située au milieu de la planche.
Image 9: Storyboard, planche 20 © André Juillard & Pierre Christin 2005
Ces effets sont exploités dans la vingtième planche, où Juillard joue sur un allongement de la première et de la dernière case pour insérer le dessin détaillé de navires associés à un paysage maritime. Cette déformation construit un effet de symétrie centrale, invitant à contempler la structuration globale de la planche, dont le cœur est occupé stratégiquement par une représentation de l’héroïne. Même si l’isomorphisme du premier et du dernier strip n’est pas parfait, la proximité thématique du contenu des cases renforce la correspondance entre deux segments éloignés du récit qui cadrent la séquence. On remarque aussi, dans la diagonale opposée, un rapprochement entre les arbres de la mangrove, qui se répondent et dont la verticalité contraste avec l’horizontalité des navires. Cette planche montre également que l’effet d’achitecturation de l’espace est davantage prégnant dans ces pages en raison de leur thématique, dans la mesure ou le récit, très silencieux, invite davantage à une contemplation du monde représenté qu’à une lecture linéaire des événements de l’histoire.
Ce procédé va se généraliser vers la fin de l’album, en particulier dans les pages 46 à 54 (qui correspondent aux planches 44 à 52 dans le scénario). Ces pages, pratiquement muettes, se composent selon un principe presque invariant: la construction d’une symétrie axiale verticale à l’échelle globale de la planche (à deux ou trois exceptions près, notamment, pour des raisons clairement rhétoriques, dans le troisième strip de la page 48) et un portrait de Léna, dans une case étroite située centre de la planche, dont le format ne varie jamais, renforçant un effet de tressage iconique entre les pages. Cette architecture est particulièrement visible aux pages 46, 47, 52 et 54, dans la mesure où elle est renforcée par l’isomorphisme des strips 1 et 3 et par le caractère totalement silencieux des images, qui favorise un régime de lecture moins linéaire.
Image 10: Le Long Voyage de Léna, p. 52 © Dargaud/André Juillard/Pierre Christin 2007
Dans les pages 48 à 53, cette case centrale fonctionne sur le modèle du montage alterné au cinéma: elle insère une référence au voyage en avion de l’héroïne au cœur de la scène focalisée sur les terroristes, quand bien même ces deux évènements ne se déroulent pas dans le même chronotope. Dans ce cas, on peut ajouter que le caractère architecturé de l’espace est renforcé par l’apparence de la vignette centrale, dont l’étroitesse et l’ambiance nocturne du voyage en avion de Léna contraste avec le contexte diurne et très lumineux des cases plus larges qui représentent l’action des terroristes. On peut également signaler l’effet découlant de la récurrence du procédé dans le degré de saillance de la configuration paginale.
Image 11: scénario du Long Voyage de Léna © André Juillard & Pierre Christin
Il est frappant de constater que cette idée, que l’on pourrait qualifier d’éminemment graphique, est trouvée par Juillard, qui est alors amené à transformer le scénario de Christin pour ajouter ces «inserts» de Léna. Lors d’un entretien qu’il nous a accordé, le dessinateur assume d’ailleurs la paternité de cette idée et en explique l’intérêt narratif:
Cela ne vient pas de Pierre Christin. Ce n’était pas dans le scénario. Cela vient de moi qui avais envie que Léna reste présente. […]C’était une façon de montrer que sa mission continuait bien qu’elle ne soit pas là.
La première occurrence est assez subtile, dans la mesure où Juillard suggère de remplacer un dessin de Lénine par un autoportrait de Léna, de sorte que la contemplation en surcadrage de ses croquis conduise à la replacer au cœur de la planche20, avant que le «montage alterné» se mette en place. L’effet est renforcé par un tressage iconique à l’échelle de la double page: dans la case correspondante de la page précédente, on trouve en effet un autre portrait de Léna, qui la montre installée dans son avion et située au lieu stratégique où le récit bascule d’un régime de focalisation exclusivement centré sur elle, à une perspective qui suivra ensuite le déroulement de l’action des terroristes. Dès la page suivante, Juillard introduit donc systématiquement, au sein du découpage proposé par Christin, une case supplémentaire avec la mention «insert Léna avion», tout en s’arrangeant pour la situer au milieu de la planche et pour l’inscrire dans une série de cases centrales isomorphes. Cet insert est d’ailleurs souligné graphiquement dans le storyboard par l’usage d’une couleur bleue, ajoutée à l’aquarelle, qui vient mettre en évidence la case ou le «dessin21» montrant Léna dans une section du récit où elle est paradoxalement absente ou passive.
Images 12, 13, 14: Storyboard des planches 44 à 46 © André Juillard & Pierre Christin 2005
On peut enfin mentionner la manière très intéressante dont Juillard exploite localement le gaufrier, qui passe du statut de matrice occultée au rôle de dispositif ostentatoire. Ici, la composition régulière devient saillante, en partie en raison du contexte dans lequel elle s’insère: au sein de l’album, le gaufrier, qui s’étale brusquement sur une double page, tranche avec les compositions antérieures, et cet épisode se distingue aussi par sa fonction dans l’intrigue. De nombreux mystères sont dénoués: Léna décline sa véritable identité, explique ses motivations et finit par révéler l’identité des personnages figurant sur la photo de la case 6, qui avait été montrée comme un leitmotiv aux pages 15, 20, 27 et 32.
Images 15 et 16: Le Long Voyage de Léna, p. 38-39 © Dargaud/André Juillard/Pierre Christin 2007
Les pages 38 et 39 sont donc les seules de l’album à adopter ce plan strict du gaufrier et elles tranchent aussi formellement par l’usage systématique du récitatif et l’absence de dialogues. On voit comment Juillard met à profit la valeur expressive du gaufrier, au lieu de le déformer pour l’adapter aux contraintes de son récit. L’absence de variation dans la dimension des cases donne l’impression que les images ne sont pas vraiment coordonnées, qu’elles ne s'imbriquent pas dans la structure organique de la page, ce qui renforce l’effet d’un rythme régulier et dépourvu de relief. Les images deviennent illustratives (quand elles montrent les photos de l’époux ou du fils de Léna) ou anecdotiques (quand elles montrent Léna achetant des vêtements et prenant l’avion). Ce que l’on peut considérer comme un sommaire graphique se subordonne à la voix l’héroïne, sur laquelle repose entièrement la progression narrative. Léna semble perdue dans ses pensées: on la montre méditative, se laissant porter par l’accomplissement d’actions routinières, désormais dépourvues d’importance. L’intrigue est déjà dénouée pour elle. La composition graphique de cette séquence semble ainsi renforcer la perspective distanciée d’une voix over fatiguée, qui peut enfin libérer des pensées réprimées et laisser derrière elle les tensions inhérentes à l’accomplissement de sa mission.
Conclusion
Le modèle que je propose d’introduire pour l’analyse de la mise en page apparait finalement davantage comme un perfectionnement ou une réarticulation des modèles antérieurs que comme une véritable rupture avec ces derniers. La typologie circulaire intègre en particulier les critères dégagés par Groensteen, à savoir le caractère plus ou moins régulier ou ostentatoire du dispositif, tout en reprenant les catégories rhétorique, régulière et semi-régulière de Peeters et Chavanne, ainsi que la notion de matrice introduite par ce dernier. Enfin, ce qui est peut-être encore plus important, ce modèle se fonde sur un principe qui se trouve au cœur de l’approche de Peeters, à savoir que la déformation d’une case au sein d’un système fondé sur la répétition produit une irrégularité qui peut s’expliquer de deux manières différentes: soit elle répond à la nécessité d’adapter le cadre de l’image au contenu représenté (ce qui correspond au pôle rhétorique), soit elle vise à accentuer la dimension tabulaire de la planche en produisant des effets que l’on peut qualifier de décoratifs ou de productifs (ce qui la fait basculer du côté de l’architecture).
La principale innovation, déjà suggérée par Chavanne, tient au caractère progressif des catégories retenues, qui sont redéfinies comme des pôles au sein d’un continuum plutôt que comme des unités discrètes formant un tableau à double entrée. La seconde innovation repose sur l’introduction d’un nouveau prototype, que j’ai appelé mise en page architecturée. En soi, ce pôle n’est pas entièrement original car il découle de la fusion des types décoratif et productif, que je place sur le versant ostentatoire des compositions semi-régulières. En outre, il dérive des nombreuses études ayant souligné la parenté entre architecture et mise en page dans un médium tel que la bande dessinée. L’usage du qualificatif architecturé vise avant tout à définir un principe formel qui se trouve au fondement des mises en page ostentatoires. Ce principe repose sur la possibilité de déceler la présence d’une régularité au sein de l’irrégularité en changeant d’échelle, ce qui revient à décrire une configuration créative de la planche, qui s’écarte peu ou prou des structures conventionnelles, c’est-à-dire de la régularité du gaufrier ou du caractère apparemment aléatoire (car lié à des contraintes locales) des variations de la mise en page rhétorique.
Pour devenir pleinement opératoire, ce modèle devra probablement évoluer, être clarifié et simplifié. D’un point de vue terminologique, on pourra par exemple regretter que les trois pôles soient labellisés avec des termes qui n’appartiennent pas au même paradigme. Peut-être vaudrait-il mieux substituer au substantif gaufrier l’adjectif régulier. Avec le recul, l’adjectif rhétorique n’est peut-être pas si transparent, en dépit de son usage courant chez les spécialistes, car il suggère la présence d’un effet sur le lecteur, ce qui le placerait sur un versant plus ostentatoire. Pour aller plus loin dans la transposition didactique, on pourrait aussi s’émanciper davantage des principes dont dérive le modèle, par exemple en abandonnant la mention des axes de la régularité et de l’ostentation, au profit d’une description plus empirique des trois prototypes et des compositions intermédiaires.
À ce stade, la valeur que l’on peut reconnaitre à ce modèle en devenir est d’offrir un outil suffisamment souple pour dépasser l’impression que la mise en page d’un album tel que Le Long Voyage de Léna serait uniforme ou simplement rhétorique. Il permet au contraire de saisir les nuances locales qui font glisser le dispositif vers tel ou tel pôle, tout en montrant comment les pages dérivent d’une matrice plus ou moins identifiable. Il n’est évidemment pas toujours possible de disposer de documents génétiques permettant de remonter à cette matrice, mais dans de nombreux cas, il est possible d’en déduire les contours en repérant au fil des pages des invariances sur lesquelles repose l’imaginaire graphique de l’auteur. Toutefois, même si l’analyse des planches ne permet pas de définir un principe génétique sous-jacent, ce modèle permet de classer chaque mise en page à une plus ou moins grande distance de tel ou tel pôle, ce qui permet à la fois d’objectiver les éléments formels caractérisant la composition, tout en réfléchissant aux effets produits par ce dispositif. Pour rendre le cercle typologique plus lisible – à l’instar du cercle des situations narratives de Stanzel –, on pourrait en proposer des déclinaisons illustrées en disposant différents types de planches à une plus ou moins grande distance des trois pôles fondamentaux, dont le sens s’éclairerait de manière plus empirique que théorique.
Schéma 2: Classement des planches dans un cercle typologique simplifié
En lien avec l’imaginaire graphique de Juillard, lui-même en partie dérivé des mises en page de Jacobs, j’ai beaucoup insisté sur les effets de symétrie architecturant la planche, mais il y a bien d’autres manières de produire des effets similaires, en jouant sur les contrastes entre les cases ou sur leur contenu graphique. Il faut ajouter qu’il y peut y avoir, sur le pôle des mises en page architecturées, d’importantes variations en termes de degré de visibilité et de complexité des structures, les cas les plus expérimentaux et les plus inextricables étant certainement incarnés par les compositions de Chris Ware. À l’opposé de cette esthétique du scriptible, Juillard déploie au contraire beaucoup d’efforts pour que les variations du gaufrier demeurent toujours très lisibles et même plus ou moins invisibles. L’architecture de la page doit ainsi accomplir ses effets sans nuire à l’immersion ou briser le rythme de la lecture et, en cela, elle reste assez conventionnelle. Ses compositions aérées et plus ou moins architecturées induisent néanmoins un rythme que l’on pourrait qualifier de contemplatif22, à l’instar du long voyage de Léna, qui apprécie de prendre son temps dans ses déambulations. Cette dernière commente son itinérance en ces termes: «Aller où je dois aller, même si c’est lent…» (p. 19). Les déplacements de l’héroïne à pied, à la nage, en train, en bus, en tram, en navire ou dans de vieilles voitures se situent ainsi aux antipodes de la passion hergéenne pour la vitesse mécanique23, mais ils sont au diapason de cette manière très personnelle dont André Juillard occupe l’espace de son médium et construit la lecture de ses albums.
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Pour citer l'article
Raphaël Baroni, "Décrire et interpréter l’architecture graphique des bandes dessinées: Léna mise en page", Transpositio, n° 5 "Le Long voyage de Léna" : regards croisés sur une bande dessinée, 2022https://www.transpositio.org/articles/view/decrire-et-interpreter-l-architecture-graphique-des-bandes-dessinees-lena-mise-en-page
Voir également :
La bande dessinée comme œuvre collective. Dialogue entre André Juillard et Pierre Christin
L’imaginaire de la création artistique a tendance à considérer cette dernière comme un acte individuel, intime, singulier, voire en rupture avec les normes ou la tradition. Il s’agit d’une conception romantique, renouvelée par le surréalisme et fondée sur l’idéologie de l’avant-garde.
La bande dessinée comme œuvre collective. Dialogue entre André Juillard et Pierre Christin
L’imaginaire de la création artistique a tendance à considérer cette dernière comme un acte individuel, intime, singulier, voire en rupture avec les normes ou la tradition. Il s’agit d’une conception romantique, renouvelée par le surréalisme et fondée sur l’idéologie de l’avant-garde. Dans le domaine de la bande dessinée, les collaborations entre plusieurs acteurs, dont les statuts d’ «auteurs» varient, sont devenus une norme pratique admise au XXe siècle, tandis qu’il n’en fut pas de même un siècle plus tôt, dans le genre naissant de ce que Rodolphe Töpffer appelait le «histoires en estampes». Cette question se pose sous un angle particulier dans le cadre des relations entre André Juillard et Pierre Christin, deux figures de premier plan, d’autorité même, dans le monde de la bande dessinée. Dans le cas des aventures de Léna (un triptyque dont le premier volume est traité ici),comment situer le dessinateur et le scénariste, leur collaboration et leurs choix, tant esthétiques que narratifs ou rédactionnels, ceci en dialogue avec leur éditeur? Autrement dit, comment leurs travaux individuels ont-ils donné une œuvre?
De manière plus générale, force est de constater que dans l’histoire des créations culturelles et notamment dans le domaine de l’histoire de l’art, de l’antiquité, à l’art contemporain en passant par le moyen âge et la période dite «moderne» (de la Renaissance à la Révolution), les œuvres collectives sont plutôt la règle que l’exception. La peinture et en particulier les œuvres de grandes dimensions ou de complexités techniques résultent très souvent d’une collaboration ou d’un travail collectif en atelier. Il en est de même de la sculpture, de l’architecture et bien sûr de la gravure, essentiellement utilisée comme art de la reproduction, qui implique un artiste (peintre ou dessinateur), un graveur, un éditeur et un imprimeur. L’idée de l’estampe dite «originale», idéalement exécutée de bout en bout par une même personne, ne s’est établie que dans le dernier tiers du XIXe siècle.
Dans cette idéologie de la création singulière se rejoue la distinction canonique entre l’«artiste» et l’«artisan», entre l’«art» et le «commerce». C’est de ce clivage normatif qu’est né, entre autres, le rejet de l’«illustration» comme œuvre seconde et secondaire, soumise à l’antériorité et l’hégémonie du texte et de l’écrivain (Kaenel 2005). De là est également issue l’idée du «cinéma d’auteur» qui, dans les faits, est nécessairement (ou du moins presque toujours) une œuvre collective. Ces conceptions n’empêchent pas la persistance et l’efficacité de l’idéologie de la création individuelle et indivise, c’est-à-dire unique, singulière et «originale».
Töpffer comme idéal
Dans le domaine de la bande dessinée, un personnage historique est venu appuyer cette vision ou ce rêve d’autonomie créatrice. Rodolphe Töpffer (1799-1846) est devenu depuis une trentaine d’années une figure d’autorité, dans tous les sens du terme. Rebaptisé «inventeur de la bande dessinée», il cumule tous les traits idéaux et apocryphes de l’«auteur de bande dessinée». On se souvient que, frustré d’une carrière dans les beaux-arts (qui fut la voie suivie à Genève par son père, Wolfgang-Adam), Rodolphe devient directeur de pensionnat et professeur de rhétorique et belles-lettres à l’Académie de Genève, critique d’art à ses heures, journaliste politique (conservateur) vers la fin de sa vie, touriste, illustrateur de ses propres récits de voyages et autres fictions moralisantes, auteur, acteur, metteur en scène de ses pièces de théâtre, inédites de son vivant mais fondamentales dans la gestation de ce qu’il appellera les «histoires en estampes» et qu’il théorisera peu avant sa mort, dans une sorte de manifeste et de manuel, l’Essai de physiognomonie (1845).
Töpffer est «auteur» à plusieurs titres, sous plusieurs formes et dans plusieurs genres, plus ou moins publics et reconnus, alors qu’il exécute ses premiers albums peu avant 1830. Il commence à les éditer dès 1833, avant qu’ils ne connaissent une diffusion française et européenne dans les années 1840. En témoignent la reproduction de ses œuvres dans le journal L’Illustration, le piratage des albums par la Maison Aubert à Paris et l’essor d’une véritable «mode» qui sera suivie par Gustave, Doré, Nadar et tant d’autres. Surtout, d’un point de vue qui est le nôtre aujourd’hui, Töpffer a accompli ce rêve d’autonomie créatrice, car non seulement il est l’auteur de ses histoires, son propre «scénariste» (avant même que ce profil professionnel ne se développe), le seul dessinateur de ses albums qu’il imprime à compte d’auteur et diffuse lui-même (Kaenel 2005). A cette maîtrise exceptionnelle de la chaîne de production et de diffusion s’ajoute un trait (c’est le cas de le dire) essentiel caractérisant son œuvre sur le plan esthétique: l’usage de la ligne, dans lequel on a parfois vu l’archéologie de la fameuse «ligne claire» hergéenne. Le fait que le dessin et le texte de Töpffer sont autographes et qu’ils se limitent au noir et blanc résonne également avec des pratiques d’auteurs contemporains (Groensteen 1994). On sait combien le combat pour le noir et blanc contre les thèmes, usages et formats standardisés de la bande dessinée (le «48cc», 48 pages, cartonné en couleur) s’est retrouvé au cœur des revendications des jeunes auteurs de bandes dessinées. Tel est le cas de L’Association, à Paris, une maison d’édition fondée en 1990, qui défend implicitement les valeurs que Töpffer et son œuvre condensent. Or, ce modèle idéal est rarement atteignable au regard des pratiques de la bande dessinée aujourd’hui, qui, dans la presque totalité des cas, rendent impossible la création purement autonome et individuelle. Internet, il est vrai, a rendu cette autonomie créatrice plus aisée; mais il s’agit d’un «support» ou d’un espace qui demeure encore peu valorisé parmi les auteurs de bandes dessinées.
Image 1: Rodolphe Töpffer, Mr. Pencil, 1840, page 1. Autographie. Coll. privée.
A travers leurs récits, qui naissent de l’entrelacs du texte et de l’image, dessinateurs et scénaristes de bande dessinée, animés depuis une quarantaine d’années d’une ambition esthétique nouvelle, ont néanmoins produit des œuvres qui ont renouvelé les constructions narratives, les choix graphiques et leurs modes d’inscription dans la culture d’aujourd’hui (Ory 2012). Il s’agit certes d’un univers extrêmement diversifié: des mangas à la bande dessinée «artiste» ou d’«avant-garde», en passant par les graphic novels et une multitude de genres et de pratiques en dialogue avec d’autres médias ou arts, comme la littérature, la peinture, comme les arts de la scène (6e art), le cinéma (7e art), la télévision et la photographie (8e art). Il s’agit également d’un immense marché générant des millions, monopolisé en Europe par des éditeurs et grands groupes de presse comme Dargaud ou Hachette (aujourd’hui Lagardère), au sein duquel, paradoxalement, la majeure partie des auteurs (dessinateurs et scénaristes principalement) peinent à vivre de ce métier. Un monde, un «champ» diraient les sociologues dans la tradition bourdieusienne, qui s’est véritablement constitué dans les années 1970 avec des expositions (qui de plus en plus ont conquis des lieux légitimes), des revues spécifiques, des critiques spécialisés, des musées (à Angoulême, Bruxelles, Louvain…), des collections publiques, alors que les ventes aux enchères des «classiques» comme Hergé atteignent des sommets et que prolifèrent les festivals de par le monde (Boltanski 1975; Beaty 2007).
Des auteurs «complets»?
Mais qui sont effectivement les «acteurs» (les agents) de la bande dessinée aujourd’hui dans la francophonie? Ces œuvres collectives mettent le plus souvent aux prises un scénariste, un dessinateur, un éditeur. A ces trois instances qui pèsent de tout leur poids dans les choix esthétiques et commerciaux viennent s’ajouter le metteur en couleur, le calligraphe des textes et parfois le dessinateur de la couverture, qui n’est pas toujours le même que l’auteur des dessins de l’album.
Les qualificatifs employés pour désigner ces «acteurs» (qui ne jouissent pas du même degré de reconnaissance en tant qu’»auteurs»1) varient suivant leurs formations et sont implicitement l’objet d’enjeux et de positionnement professionnels (Maigret 1994). Le scénariste peut être également écrivain ou journaliste (parfois historien ou professeur d’université), tandis que le dessinateur peut être assimilé à un artiste proche du pôle beaux-arts ou plutôt à un graphiste, proche du pôle arts décoratifs. Les exemples d’autodidaxie ne sont pas rares dans cette population d’auteurs, tandis que l’essor de la bande dessinée en ligne et la multiplication des blogs portés par le genre du témoignage ou de l’autofiction, ont largement contribué à ce phénomène. Internet sert aux «auteurs» connus, reconnus ou consacrés à diffuser leur travail urbi et orbi (en amont ou en aval de l’édition d’albums) tandis que les nouveaux entrants utilisent l’écran pour se faire connaître, comme marchepied vers le marché de l’édition, l’album fonctionnant toujours comme un indice de notoriété, si ce n’est de qualité. La bande dessinée donne ainsi lieu à des «pratiques», des «métiers» qui, dans une minorité de cas, débouchent sur des «professions». Les acteurs quels qu’ils soient se retrouvent inclus dans une logique socioprofessionnelle obéissant à des principes de classements et de hiérarchies.
Un postulat classique de la sociologie des arts et des littératures est que les conditions matérielles et sociales de production des œuvres ne sont pas simplement des causalités «antérieures» à l’œuvre, à savoir un cadre, un décor, un contexte sur lequel se détacherait ou d’où émergerait l’œuvre. Les formes, les styles, les genres, les esthétiques sont également issus de positionnements liés à des postures spécifiques (par exemple une attitude cool, le tutoiement facile, un mode de s’exprimer souvent oral, décontracté si ce n’est familier, etc).
Dans le domaine de la bande dessinée, la répartition des tâches est apparemment claire. Elle est définie par des compétences acquises dans la plupart des cas à travers une formation spécifique (à l’écriture, au dessin, à la gestion commerciale). Comme œuvre mixte et le plus souvent collective, l’exercice de la bande dessinée favorise souvent les tandems (comme dans le cas de la série Astérix), même si certains cumulent ces compétences, que l’on songe à Philippe Geluck, l’auteur du Chat ou Greg, alias Michel Louis Albert Regnier, l’inventeur des aventures d’Achille Talon, qui fut dessinateur, scénariste, rédacteur en chef et directeur littéraire. Ce cumul et cette polyvalence sont caractéristiques d’une bande dessinée où jeux d’images et jeux de mots sont indissociables. Les doubles casquettes sont encore le propre du genre de l’autobiographie ou de l’autofiction qui reposent sur l’idée que l’intimité ou l’«authenticité». En principe, elles ne peuvent se raconter et se dessiner de manière «vraie» que par soi-même (Miller 2011; Turgeon 2010).
Le profil professionnel, les choix esthétiques ou de genres sont indissociables d’enjeux économiques et symboliques particuliers. En règle générale, on ignore les conditions contractuelles précises qui lient l’éditeur et le dessinateur ou le scénariste. Quels pourcentages de droits touchent-ils sur les ventes? sur la première édition? sur les éventuelles rééditions? sur les produits dérivés ou les adaptations? Dans le cas de Léna, on sait en tout cas que la participation aux bénéfices fut plus importante pour le dessinateur (André Juillard) que pour le scénariste (Pierre Christin), selon des critères ne reposant pas sur leurs «qualités» d’auteurs, mais plutôt sur le temps de travail effectif et leur investissement personnel (encadré 1).
Les enjeux symboliques (indissociables de ceux économiques) sont principalement corrélés à la notion ou la valeur d’auteur. Mais qui est l’auteur principal d’une bande dessinée comme Léna en termes de prédominance, de préséance ou d’antécédence? Ici (ceci indépendamment de la complicité ou de l’entente avérée des deux acteurs), le poids du dessinateur, une «star» dans le domaine, l’a emporté. Rares sont les scénaristes qui jouissent d’une reconnaissance ou d’une visibilité équivalente à celle d’André Juillard, même si Pierre Christin fait également figure de «star» parmi les scénaristes (Pierre Christin, 2020). Il n’empêche que la bande dessinée, produit iconotextuel par excellence, se vend principalement à travers l’image, qui lui assure sa visibilité et sa distinction dans un marché extrêmement concurrentiel. Ceci semble une évidence, mais elle pose problème dans le cas, par exemple, de romans graphiques adaptés de Flaubert, Proust ou Céline, qui ont occasionnellement provoqué des débats sur la légitimité de leur réécriture par l’image, de leur transposition ou de leur appropriation visuelle. Ces rejets s’appuient notamment sur la formule stigmatisante traduttore, traditore (le traducteur est un traître) dont l’une des occurrences anciennes et célèbres se trouve dans La Défense et illustration de la langue française de Joachim du Bellay (1549): «Mais que diray-je d'aucuns, vrayement mieux dignes d'estre appelez traditeurs, que traducteurs? veu qu'ils trahissent ceux qu'ils entreprennent exposer, les frustrans de leur gloire, et par mesme moyen seduisent les lecteurs ignorans, leur monstrant le blanc pour le noir.»
Image 2: «Pierre Christin. L’homme qui révolutionna la bande dessinée2»
La visibilité de l’artiste, la part de l’image dans l’œuvre, entre en conflit avec le prestige socio-culturel accordé à l’écriture à laquelle on associe depuis la Renaissance la conception, l’idée et l’intellection, tandis que l’image serait du côté matériel de la sensation ou du sentiment. Cet a priori fonde le mépris culturel dont a pâti la pratique de l’illustration, surtout depuis la fin du XVIIIe siècle, à partir du moment où les livres se mettent à se vendre grâces aux gravures, menaçant le monopole lettré et relançant l’adage italien précité. D’où la tentation du dessinateur et illustrateur de «faire l’auteur». Telle est l’expression qu’utilise J.-J. Grandville vers 1845, lorsqu’il réunit ses esquisses et dessins originaux destinés à l’illustration des Fables de La Fontaine, illustrées de gravures sur bois dite de reproduction, en 1838. Il fait précéder l’album unique recueillant ses dessins d’une lettre-préface manuscrite dans laquelle il explique son travail graphique et affirme son intelligence du texte (Kaenel 2005).
Un siècle et demi plus tard, André Juillard, qui a travaillé avec de nombreux scénaristes, s’est affirmé comme auteur à travers une remarquable bande dessinée, Le Cahier Bleu,publié dans un premier temps en 1993-1994 dans la revue (À Suivre) (Lavanchy 2007). Il s’est assimilé par ce biais à ceux qui sont parfois qualifiés des auteurs «complets» (comme Töpffer); une expression problématique car elle induit que la complétude du métier de dessinateur serait nécessairement dépendante de sa capacité à tenir également la plume.
Tirer la couverture
Dans cette économie symbolique, les couvertures occupent un espace de représentation particulièrement sensible. Quel nom faire figurer en haut, en bas, en grand, avant ou après, et dans quelle typographie? Dans le cas de Léna, le scénariste et le dessinateur sont placés de part et d’autre du titre, en haut. A travers la typographie, la couverture affirme par ce biais l’égalité auctoriale des deux protagonistes.
Image 3: Le Long Voyage de Léna, couverture © Dargaud/André Juillard/Pierre Christin 2007
Cette situation binaire peut occasionnellement se complexifier lorsqu’un tiers apparaît: l’illustrateur «externe», mandaté par l’éditeur le plus souvent. Juillard, victime de cette imposition à ses débuts, se rappelle de la décision prise par Jacques Martin de ne pas retenir sa couverture pour un volume des aventures d’Arno, ceci pour des raisons probablement commerciales, préférant la confier au dessinateur sous contrat pour la suite, Jacques Denoël (Jans 1996, p. 34). L’ironie du sort et la logique des carrières veut que Juillard, ayant acquis la réputation qu’on lui connaît, sera lui aussi sollicité en externe pour exécuter des couvertures d’albums dont il n’est pas le coauteur.
A propos de la couverture comme affichage du crédit des deux auteurs, Pierre Christin a souligné, dans un entretien avec Gilles Ratier, en 1994, la différence générique (dans les deux sens du terme) entre une œuvre cinématographique et une bande dessinée. Tout en soulignant l’égalité de statut des créateurs, de la plume et du crayon, le scénariste reconnaît le poids prédominant du dessin par rapport au texte:
[…] les rapports entre le metteur en scène et le scénariste n’ont rien à voir avec ceux existant entre le dessinateur et le scénariste: le metteur en scène est le seul maître à bord, car faire un film c’est comme lancer un transatlantique, il y a des types à la plomberie, dans les soutes, en train de ramer, à la passerelle… C’est monstrueux ! Alors qu’en bande dessinée, quoi qu’on en dise, si le scénariste et le dessinateur ont leur nom en lettres de taille égale sur la couverture d’un album, ce n’est pas un hasard; c’est quand même quelque chose qui se fait à deux et le rôle du scénariste n’est pas inférieur à celui du dessinateur, même si le meilleur des scénarios illustré par le plus mauvais des dessinateurs donne forcément un mauvais résultat, alors que le meilleur des dessinateurs est capable de métamorphoser un assez mauvais scénario3.
Les œuvres de bandes dessinées résultent ainsi de ce dialogue antérieur, interne, fait de défense de territoires, d’empiètements et de complicités, de spécificités mais aussi de compétences partagées ou doubles qui font sortir les acteurs de leur rôle et peuvent occasionnellement générer des tensions, notamment lorsque le dessinateur intervient sur le scénario. On sait, par exemple, que Juillard a occasionnellement coupé les textes de Jacques Martin, qu’il juge trop bavard. Inversement, il arrive que le scénariste empiète à son tour sur les prérogatives du dessinateur; par exemple lorsque Martin donne à Juillard les pages avec le découpage et le crayonné (l’esquisse préalable, le script visuel) qu’il doit suivre ou adapter, le «jeune» dessinateur devant «faire du Martin» contre son gré… Il est intéressant (et logique) de constater qu’une fois reconnu comme dessinateur et comme auteur, Juillard, assumera volontairement cette posture d’imitateur lorsqu’il reprendra les aventures de Blake et Mortimer d’Edgar P. Jacobs, avec d’autres, à partir de 2003 (Sente 2008).
En résumé, la plupart des albums de bandes dessinées sont des œuvres collectives résultant de relations de travail, de négociations qui peuvent reposer sur des liens de complicité étroits, comme dans le cas de Pierre Christin et André Juillard. Mais qui sont ces deux auteurs? comment s’est établie leur collaboration dans le cadre des aventures de Léna? Nous bénéficions d’une documentation exceptionnelle pour éclairer ces questions: les archives personnelles, généreusement transmises par les auteurs (script, scénario, crayonné, photographies), complétées par des entretiens, conduits à la suite d’une Masterclass à l’Université de Lausanne et d’une exposition organisée en 2012 dans les espaces de la Bibliothèque municipale de Lausanne qui, pour rappel, conserve la seconde plus importante collection de bandes dessinées en Europe.
Le corps dédoublé de Léna
Interrogés au moment de la parution du troisième volume des aventures de l’héroïne, André Juillard et Pierre Christin reviennent sur leur collaboration et leurs points de vue respectifs dans un entretien publié sur le site de l’éditeur Dargaud le 20 janvier 2020:
Dix ans après Léna et les trois femmes, vous avez pris plaisir à la mettre en scène une nouvelle fois?
André Juillard: J’aime sa personnalité, sa vulnérabilité et sa force. Dans cet album, elle a tourné la page de son drame personnel et assume son rôle avec énergie. Léna est une femme compétente et sérieuse. Et, mine de rien, elle observe toujours ce qu’il se passe autour d’elle. Elle est plus tournée vers l’action, même s’il n’y en a pas beaucoup dans cette histoire...
À ce propos, il paraît que vous avez râlé en découvrant le scénario...
AJ: J’ai dit à Pierre que j’avais envie de scènes d’action afin que Léna utilise ses compétences physiques. C’est une nageuse de bon niveau, elle aime la compétition... Quand j’ai reçu la première version, j’ai constaté que l’histoire se déroulait dans un lieu clos ! Les scènes d’intérieur, ce n’est pas ce que je préfère dessiner... Je lui ai suggéré de modifier le scénario. Les passages dialogués pouvaient très bien être situés à l’extérieur. Il a tenu compte de mes désirs: dans l’album, Léna monte à cheval, elle pratique le ski de fond et elle participe à une chasse.
Pierre, qu’est-ce qui vous motive dans les aventures de Léna?
Pierre Christin: Elles me permettent de faire entrer ce Moyen-Orient en pleine crise dans la bande dessinée. Je me suis longtemps intéressé aux différents aspects du système communiste, mais les enjeux géopolitiques se situent désormais ailleurs.
Pourquoi nous avoir fait patienter dix ans depuis le précédent album?
PC: J’avais envie de revenir à cette série car j’avais l’impression d’être resté au milieu du chemin, mais il me fallait attendre qu’André en ait terminé avec Blake et Mortimer. Je suis un gars patient, j’ai donc attendu une dizaine d’années... Ce qui m’a obligé à modifier le scénario à plusieurs reprises, car je tenais à ce qu’il entre en résonance avec l’actualité immédiate.
Il y a plus de dialogues que dans les albums précédents, qui faisaient plutôt la part belle aux récitatifs...
PC: Dans la plupart des films et des séries venus des États-Unis, les Arabes sont des salauds. En somme, ils ont remplacé les communistes... Je tenais à ce qu’ils soient présentés ici comme des gens honorables. Ils défendent leur pays, mais ils peuvent aussi faire preuve de générosité. C’est pour cette raison que j’ai laissé plus de place aux dialogues, afin de permettre à ces personnages d’expliquer leurs motivations au lecteur4.
Image 4: André Juillard, Esquisse pour la couverture du Long voyage de Léna, 2005. Archives André Juillard. © André Juillard
Ce bref échange est riche d’enseignements. En premier lieu, il trahit ce que l’on pourrait appeler un «syndrome de Pygmalion»: tant le dessinateur que l’écrivain se sont épris de l’héroïne à laquelle ils ont donné vie sur le papier. On apprend ensuite que l’œuvre en question est le résultat d’échanges discontinus sur une dizaine d’années, dépendant de la disponibilité des deux auteurs. Le projet a évolué non seulement en relation avec l’ancrage de l’histoire dans une actualité politique internationale mais encore selon les priorités et les goûts du dessinateur et du scénariste, le premier aimant le plein air et appréciant de montrer le corps sportif (et parfois dénudé) de Léna, le second privilégiant les huis-clos, selon une logique psychologique et spatiale modélisée par le film policier. On y découvre enfin, entre les lignes, un scénariste volubile (il se reconnaît volontiers bavard) et un dessinateur dont la prise de parole est certes précise, mais moins présente, comme si se rejouaient dans l’entretien leurs postures professionnelles: celles de l’homme de langage et celle de l’homme d’images.
Deux mots sur Pierre Christin
Pierre Christin est présenté (et se présente) comme un écrivain et un scénariste (les notices Wikipédia servent de marqueurs à ce sujet). Né en 1938, il étudie à la Sorbonne et à Sciences Po, qui se déclare «université de recherche internationale, sélective, ouverte sur le monde, qui se place parmi les meilleures en sciences humaines et sociales5». Il y soutient une thèse de doctorat en littérature intitulée Le fait divers, littérature du pauvre: une étude d'un type de récit littéraire. Pianiste de Jazz à ses heures, journaliste, traducteur, il se rend en 1965 aux Etats-Unis, à Salt Lake City, où il enseigne la littérature française et retrouve un ami d’enfance, Jean-Claude Mézières. Il débute avec lui dans la bande dessinée en adressant au journal Pilote une première histoire, celle de Valérian et Laureline (Les Mauvais Rêves, 1967). Nommé l’année suivante à l’Université de Bordeaux, il donne un enseignement qui sera à la base de l’école de journalisme, aujourd'hui IJBA, première école de journalisme publique de France. Christin a raconté son parcours de manière enjouée sur le site booknode.com (encadré 2).
Image 5: «Entretien avec Pierre CHRISTIN6»
Couvert de prix et d’honneurs, devenu grand professionnel du scénario de bandes dessinées, il demeure néanmoins un personnage singulier dans ce métier. A diverses occasions, l’écrivain est revenu sur cette question, notamment lors d’un dialogue avec le public en 2003 (encadré 3) ou plus récemment dans un entretien inédit à son domicile parisien en 2012 (encadré 4).
Les Aventures de Léna occupe une place exemplaire dans l’œuvre de Pierre Christin, à la croisée entre le registre de l’enquête journalistique, son goût du roman policier et sa passion du tourisme (en particulier de la photographie de voyage). Il est à noter qu’à ses yeux «La BD n’est pas à proprement parler de la littérature»; «Le scénariste n’écrit que la partie d’un tout qui n’existe pas encore»; «L’art de la BD est avant tout l’art du découpage». On pourrait ajouter: «un art du sacrifice» au sens que la théorie de l’art (et notamment Eugène Delacroix) accordait à l’expression. En effet, le peintre (à la différence du photographe travaillant en analogique) a la capacité de choisir, d’accentuer ou d’atténuer les composantes de la représentation afin de produire l’effet voulu. C’est ce qui s’appelle «faire œuvre», mais à quatre mains (au moins) dans le cas de la bande dessinée.
Deux mots sur André Juillard
André Juillard est né en 1948 à Paris. Il est présenté (et se présente) comme dessinateur et scénariste de bandes dessinées sur Wikipédia. Il a assis sa réputation grâce à une série d’albums scénarisés par Patrick Cotias, dont l’histoire se passe sous Henry V, Les Sept Vies de l'Épervier (1994-1998). Dans les mêmes années, il écrit et dessine un diptyque, Le Cahier bleu, qui paraît d’abord dans le journal (A suivre) et reçoit le Grand prix de la Ville d’Angoulême en 1996. Il reprend dans les années 2000 le dessin des aventures de Blake et Mortimer de Jacobs et entreprend en 2006 Le Long Voyage de Léna, puis en 2009 Léna et les trois femmes, suivi, après une pause de dix ans, par Léna dans le brasier, en 2020.
Image 6: André Juillard dans son exposition de dessins originaux à la Bibliothèque francophone multimédia de Limoges7
Une double page illustrée intéressante dans le journal Lire, durant l’été 2011, montre le dessinateur chez lui, dans ce qui est son «atelier8 «: une table de travail; des dessins et des livres partout («Je ne suis peut-être pas un historien mais j’aime me documenter», confesse-t-il), ainsi qu’une collection de modèles réduits («Jamais un livre ne saura vous rendre la vue globale d’une voiture ou d’un avion»). On y apprend que son projet était d’être illustrateur: «Mon père était bibliophile et avait de très beaux ouvrages dans sa bibliothèque. Mon rêve était alors de les illustrer. Mais au moment où je suis arrivé en âge de travailler, le métier n’existait plus ! C’est pourquoi je me suis rabattu sur la bande dessinée». Il avoue également qu’il rechigne à utiliser l’ordinateur (nous sommes en 2011) «lui préférant un porte-plume en bois de son enfance, des pinceaux Raphaël, des crayons «2B, un peu gras». Puis il s’empresse de montrer ses carnets de croquis «constellés de splendides nus féminins», comme le relève le journaliste, Julien Bisson, qui s’entend dire: «Toutes ont un air de parenté, sans doute parce qu’elles ressemblent inconsciemment à ma femme». En effet, à l’instar de Léna, les figures féminines occupent une place centrale dans son œuvre graphique.
Dans plusieurs entretiens, Juillard a témoigné de sa pratique documentée de la bande dessinée, comme en 2001, dans le site bdparadisio où l’on peut lire:
La documentation, ça vient avant toute chose en fait ! Quand on fait une bande dessinée historique, c'est vital. Même pour une histoire contemporaine, d'ailleurs. Pour «Le Cahier Bleu», j'ai pris mon appareil photo et mon vélo puis je suis allé visiter certains lieux que j'avais déjà plus ou moins repérés dans Paris, j'ai fait des repérages comme au cinéma. Je me suis dit: mon héroïne va habiter ici, j'ai essayé de regarder un peu quel genre de paysage elle pouvait avoir de sa fenêtre, etc.9
Interrogé sur le passage des croquis préparatoires, caractérisés par un crayonné dynamique, à une «écriture» faite de lignes épurées, le dessinateur répond:
Je crois que je suis très attaché à la technique de base de la bande dessinée, celle de nos ancêtres Hergé, Jacobs, Franquin même… c'est-à-dire le cerné noir à l'encre de chine. J'ai du mal de ce fait à garder la vitalité que vous dites trouver dans mes croquis […] ma passion pour la BD me ramène toujours vers cette espèce de tradition alors que la bande dessinée évolue. […] La lisibilité, c'est la première chose qui doit exister dans une bande dessinée. C'est l'élément essentiel, à mon point de vue. Dans le phénomène particulier à la bande dessinée qui est cette association d'un texte et d'une image, si l'image est trop compliquée, on va lire le texte mais on va peut-être être obligé de s'arrêter sur l'image parce qu'elle n'est pas évidente. Ça va nuire à la fluidité de la lecture.
Nous reviendrons sur cette transformation du crayonné en dessin à la plume sur la page des albums. Retenons pour l’instant l’image du dessinateur précis, documenté, héritier de la ligne claire, loué pour ses décors, mais aussi ses constructions (ses cadrages) et surtout pour ses figures (ses nus féminins): un auteur parfois «complet» (dans le cas du Cahier bleu), qui aquarelle les dessins quand il le peut, comme dans le cas de Léna, au contraire de Blake et Mortimer.
Histoire d’une collaboration: la passion documentaire
Un entretien inédit à l’Université de Lausanne en 2012 donne des informations sur la fabrication du diptyque (devenu triptyque depuis lors) et la collaboration des deux auteurs avec l’éditeur. Il nous fait entrevoir l’ «atelier» d’une bande dessinée. C’est fort d’une relation ancienne et connaissant l’intérêt du dessinateur pour les figures féminines que l’écrivain lui taille sur mesure l’histoire de Léna. Face à deux auteurs reconnus, l’éditeur se voit, lui, en «premier lecteur» et «accompagnateur». Et Juillard d’acquiescer: «L’éditeur, c’est vrai qu’il ne peut pas imposer à l’auteur de faire quelque chose qu’il n’a pas envie de faire». Mais c’est avec lui qu’il incite Christin à rendre la bande dessinée moins «silencieuse» et par conséquent plus dense et moins vite lue: de là serait née l’idée du monologue intérieur de l’héroïne qui fait d’elle l’une des instances de la narration (encadré 1).
La complicité exceptionnelle et l’admiration réciproque sont déclarées à de multiples reprises par les deux auteurs. Pierre Christin confirme dans un entretien de 2001:
Depuis longtemps j’admirais la sérénité du dessin d’André, la douceur de ses couleurs, la délicatesse de ses portraits et, en même temps, la rigueur narrative très classique de son récit. Alors, quand il m’a laissé entendre qu’il aimerait peut-être travailler avec moi, je me suis enfermé avec mon ordinateur et, passionnément, j’ai écrit le premier jet du Long Voyage de Léna, du «sur-mesure», comme je le fais toujours, puisque ce n’était destiné qu’à André et à lui seul. Dire que le résultat ne m’a pas déçu serait un euphémisme. Nous avons même été si heureux de notre collaboration, André et moi, que nous pensons déjà lui donner une suite.
Dans un autre entretien le scénariste soulignait ce respect mutuel reposant entre autres choses sur une claire répartition des compétences et des interventions. Ils font preuve d’une capacité d’écoute mutuelle qui les prédispose à reformuler leur travail pour répondre aux attentes ou désirs du partenaire. Christin se plaint par contraste de Jean-Claude Mézières, dessinateur de Valérian, qui «demande régulièrement des modifications du scénario pour mieux se l’approprier» (encadré 5).
Image 7: Storyboard, planche 52 © André Juillard & Pierre Christin 2005
Les deux auteurs du Long Voyage de Léna s’accordent également sur un plan central: leur goût partagé pour la documentation, pour la vraisemblance des personnages, des décors et des lieux. Certes, toute bande dessinée est aujourd’hui basée sur du matériel documentaire, même dans le genre où prédomine l’imagination comme le domaine de la science-fiction. Dans le cas de Léna toutefois, le parcours topographique du récit a exigé du scénariste une série de voyages dont les traces sont conservées dans des carnets de notes et des albums photographiques. Les clichés de Christin alternent des sites ou des lieux qui indexent le récit dans une géographie référentielle et d’autres lieux qu’à la suite de l’anthropologue Pierre Augé on qualifie de «non-lieux», soit des espaces interchangeables où l’individu reste anonyme: moyens de transport, aires d’autoroute, grandes chaînes hôtelières, autant d’espace avec lequel on noue des relations de consommation non identitaires ou historiques (Augé 1992).
Image 8: Pierre Christin, photographie. Archives Pierre Christin © Pierre Christin
Image 9: Le Long Voyage de Léna, page 33 (détail) © Dargaud/André Juillard/Pierre Christin 2007
Le voyage est l’élément central du récit, comme l’indique le titre de l’album. Cependant, à la différence des traditionnels héros de bande dessinée itinérants qui, à l’instar de Tintin, se déplacent en suivant des pistes, en résolvant des énigmes, Léna avance à tâtons. Elle ignore parfois où elle doit se rendre, et comment s’y rendre, de même que la nature de sa mission reste cachée pour elle et le lecteur. En même temps, au fil de cette itinérance à la fois organisée et errante, Christin comme Juillard jouent sur les stéréotypes du récit de voyage littéralement véhiculé grâce à un éventail de modes de déplacement, de la marche à l’avion, en passant par la voiture, le bateau, le bus ou le train. Occasionnellement, la photographie est mise en abîme dans l’album, en noir et blanc, redessinée, avec pour sujet non des lieux, mais des personnages.
Image 10: Pierre Christin, photographie. Archives Pierre Christin © Pierre Christin
Image 11: Le Long Voyage de Léna, page 32 (détail) © Dargaud/André Juillard/Pierre Christin 2007
Le long voyage de Léna se déroule dans la géographie des pays de l’Est à la fin de la guerre froide. Mais c’est aussi un voyage intérieur, mélancolique, une sorte de rédemption, une manière pour l’héroïne, dans le présent de l’action, de régler la question des fantômes du passé qui la hantent: un travail de deuil impossible, ce qui explique la présence de la photographie en leitmotiv du mari et du fils de Léna décédés dans un attentat. L’imbrication entre la documentation, l’écriture et le dessin est décrite par Christin au fil de l’entretien précité, le scénariste étant non seulement celui qui a photographié, qui a vu, qui écrit, qui décrit, mais aussi celui qui se plaît à imaginer, à prévoir, à rêver le dessin à venir (encadré 6).
Du dessin à la page: le dessin dans la page
Léna est fille de dessinatrice, illustratrice d’ouvrages de sciences naturelles. Elle a une formation d’historienne de l’art. Elle jouit également d’une excellente mémoire visuelle et «photographique» comme le montre une page du second album, Léna et les trois femmes, où se trouvent «projetées» dans la case les photographies mémorisées de trois personnages qu’elle rencontre (p. 22). On apprend à la page 38 seulement qu’elle s’appelle Hélène Desrosière et l’on comprend que le noir qu’elle porte exclusivement est celui du deuil de son mari et son fils. Dans le cadre de sa mission, elle dessine des figures qui sont ses contacts, mais aussi quantité de sujets anecdotiques pour jouer au touriste et à l’amatrice. A un moment donné, son contact turc feuillette le carnet et déclare en voyant une tête de profil: «C’est qui ce barbu? Il n’est pas des nôtres», Léna répond: «J’ai dessiné des gens et des choses que j’ai vus pendant mon voyage. J’ai pensé arracher ces pages, mais c’est plus crédible comme ça» (p. 32).
Le crayonné «original» de Juillard, se trouve non seulement reproduit mais encore mis en abîme par cette astuce dans la fiction bédéique. Le dessin en question figure un pilote de bateau, clope au bec, qui, en fait, semble s’inspirer directement d’une copie à la mine de plomb et crayons de couleurs par Juillard d’un portrait de Vittore Carpaccio (1465-1525/26), présenté lors de l’exposition des œuvres d’André Juillard au Musée Ingres en 1988. Autrement dit, un dessinateur met en images dans un récit une femme historienne de l’art et dessinatrice, qui tire le portrait d’un personnage de fiction, inspirés par l’histoire de la peinture italienne de la Renaissance, et exposé par ailleurs dans le musée de l’artiste, Ingres, qui est le parangon du dessin aux yeux de l’historiographie…
Image 12: Le Long Voyage de Léna, page 30 (détail) © Dargaud/André Juillard/Pierre Christin 2007
Image 13: Le Long Voyage de Léna, page 21 (détail) © Dargaud/André Juillard/Pierre Christin 2007
Image 14: André Juillard, Carpaccio10
L’intrigue du Long voyage de Léna n’est pas que policière: elle est photographique et surtout graphique. Ces jeux d’images, de supports et de reproduction et l’insertion «en contrebande», narrativisé, du crayonné de Juillard sont en fait une idée de Christin (encadré 6). Il s’agit de représentations de représentations qui visent à produire un effet de réel au sein de la fiction. Le lecteur «voit» en effet les personnages dont Léna regarde les reproductions dans l’espace diégétique de l’action, de la fiction. Certaines photographies redessinées sont parfois exhibées, ainsi lorsque l’un des commanditaires de la mission de Léna lui montre en photographies des agents, le lecteur-spectateur étant placé frontalement dans la position et le point de vue de Léna (p. 40).
Image 15: Le Long Voyage de Léna, page 40 (détail) © Dargaud/André Juillard/Pierre Christin 2007
Dans le récit graphique, les cadrages, les points de vue, les jeux de regards (anecdotiques, évités, croisés, insistants jusqu’au «regard» caméra, les instruments d’optique (jumelles, lunettes et surtout miroirs) sont autant d’instruments et de dispositifs qui renforcent les ambiguïtés de la position de l’héroïne, ses deux identités, son histoire passée et présente: en un mot, sa fonction d’agent double. Cette logique omniprésente de la duplication graphique est mise en intrigue dans la double page 46-47. On y voit Léna dans un avion tandis qu’au Moyen-Orient les terroristes se rendent sur les lieux de l’attentat. Le centre des deux pages est occupé à gauche par une représentation de Léna assise dans la cabine et à droite, en miroir, par un autoportrait de Léna qui figure dans son carnet de dessins regardé par l’un des terroristes: un pseudo-autoportrait qui regarde également le lecteur-spectateur dans une relation spéculaire redoublée, qui exprime la duplicité de Léna et sa double personnalité.
Image 16: Le Long Voyage de Léna, page 47 (détail) © Dargaud/André Juillard/Pierre Christin 2007
André Juillard et le «grand art»
De père vétérinaire, et de grand-mère directrice d’école, le jeune André Juillard se rend occasionnellement au Louvre avec sa mère qui soutient sa passion du dessin. Il débute des études de médecine en 1968 à Lyon, mais abandonne après deux ans pour se tourner vers la bande dessinée et des études aux Arts Décoratifs en 1973. Il est affilié au Syndicat des dessinateurs de presse. La consécration vient en 1984 avec le premier des Cahiers de la Bande dessinée qui lui est dédié, sous la direction de Thierry Groensteen. Elle prend en particulier la forme d’un article de Jacques Martin (1921-2010) intitulé «André Juillard, l’héritier», qui l’ «adoube» en en faisant le représentant majeur de l’ «école de Bruxelles». Il le compare à un autre dessinateur, Paul Cuvelier, qui appartient à la «grande tradition classique»; «en découvrant les dessins de Juillard, je songe aussitôt à David, Ingres ou Devéria, et point du tout à une vedette ancienne ou moderne de la bande dessinée», déclare l’auteur des aventures d’Alix et de Lefranc.
Image 17: Jacques Martin, «André Juillard, l’hériter11» © Glénat
A l’instar de Martin, Juillard s’est souvent référé au grand art, comme dans une interview reprise dans le blog d’André Juillard: «je ne me suis jamais dit je serai Cuvelier ou rien. Du reste, enfant, je ne rêvais pas de devenir Hergé ou Jacobs mais Delacroix ou Rembrandt»12. Ici, Juillard ne mentionne pas Ingres, avec lequel il entretient pourtant des relations complexes. Ses dessins au crayon, en particulier ceux exposés dans une exposition monographique au Musée Ingres en 1988, témoignent d’une volonté de faire «académique». Au sens premier, une «académie» est un nu réalisé en institution; c’est d’ailleurs le titre de l’exposition/vente personnelle à la Galerie du 9e Art à Paris en 2011. La relation au peintre français s’étoffe lorsque l’on regarde l’autoportrait dessiné de Juillard sous les traits de son héros, Arno, traité comme un pastiche d’Ingres et reproduit dans les Cahiers de la Bande dessinée en 1984.
Image 18: André Juillard, Portrait d’Arno11© André Juillard
Image 19: Exposition 14 © André Juillard
Dans ce même cahier 56, un article du grand spécialiste de la bande dessinée, Thierry Groensteen, intitulé «Profil d’une carrière», note que le succès du dessinateur fut tardif et fait suite à un changement d’éditeur (de Fleurus à Glénat) et à la publication d’un premier album en 1977, passage devenu obligé dans la reconnaissance. L’auteur y fait l’éloge de la variété, de l’humilité, de la patience méthodique, de l’apprentissage, soit du métier qui est celui de Juillard, avant de conclure significativement: «L’artisan est devenu artiste».
Image 20: André Juillard, Nu de Dos15
Image 21: Affiche de l’Exposition / Vente André Juillard16
Les dessinateurs de bandes dessinées restent néanmoins des artistes d’un type particulier. Ils exposent et vendent leurs tirages de tête ou leur dessins originaux dans les circuits et les galeries consacrés au genre. Cette relégation dans un marché parallèle exprime une forme de domination symbolique qui se lit d’autant plus fortement dans les discours, tenus par l’artiste comme par ses critiques, sur les qualités du crayonné de Juillard, comme si l’esquisse première, non destinée à un usage «commercial», contenait la «première idée» du dessinateur: une dimension autographe survalorisée dans le marché des arts graphiques, comme si Juillard était plus artiste en faisant du crayonné qu’en pratiquant la ligne claire… Interrogé sur le succès de la bande dessinée sur le marché de l’art, Juillard répond en ces termes en 2011:
Moi, cela ne me choque pas.Mais dans la mesure où tout est art, pourquoi la BD ne le serait pas? On dit que c’est le 9ème art. Je trouve que les meilleurs artistes de BD sont largement au niveau des artistes des temps passés. J’ai vu certaines œuvres d’artistes des temps passés qui étaient à la limite de la médiocrité. Je dis cela de mon point de vue. Par exemple, tout ce qui a été peint au 17ème siècle n’a pas à être considéré comme étant des chefs d’œuvres. Et il me semble que dans la BD, il y a une sorte de sélection de tout ce qui sort et elle ne palie pas [sic]par rapport à ce que l’on peut voir ailleurs. En BD, comme dans tout, que ce soit en littérature. En peinture. En musique. Il y a le meilleur et il y a le pire. Et là c’est plutôt quand même du tout bon (rires)17.
Image 22: André Juillard dessinant18
Récemment, en 2020, Juillard a publié une sélection de ses Carnets secrets 2004-2020. On y trouve toute sorte de sujets: des nus bien sûr et des dessins inspirés des maîtres formant son musée imaginaire, comme Ingres, Klimt, Watteau, Simon Vouet, Vuillard ou encore des photographes comme Helmut Newton dont les nus sont les exacts homologues de ceux crayonnés par Juillard. Cette publication reprend un court texte de l’auteur qui donne sa profession de foi en introduction à un volume antérieur, les 36 vues de la Tour Eiffel (Christian Desbois Editions, 2002). Cet album de Juillard est un hommage centenaire à celui, lithographié en couleurs, du graveur Henri Rivière, et découvert une vingtaine d’années plus tôt par le dessinateur. Les gravures de Rivière sont à leur tour inspirées par les Trente-six vues du mont Fuji, gravées sur bois par Hokusai entre 1830 et 1833. Le recueil d’aquarelles paysagères de 2002 par Juillard est composé de vues réelles; d’autres reproduisent des objets représentant la tour Eiffel (de l’affiche au tee-shirt); d’autres enfin sont imaginaires et inspirées d’œuvres célèbres mêlant De Chirico à Hergé, Jacobs ou Kertész. Voici donc la profession de foi de Juillard reprise dans cet album d’hommage très particulier:
Les hasards de la vie, mes gènes, mon milieu, mes admirations et mes détestations ont fait qu’aujourd’hui je dessine comme au bon vieux temps avec un crayon de bois et graphite et m’escrime à reproduire la réalité au lieu de présenter des installations dans une galerie d’Art Contemporain […]. J’assume sereinement cet asservissement à la réalité. (Carnets secrets 2004-2020, 2020)
Rétrospectivement, et aussi anachronique que cela puisse paraître, on ne peut s’empêcher de trouver un côté bande dessinée à l’œuvre graphique de Rivière, revu à l’aune de la ligne claire, comme d’ailleurs le pourraient être les gravures sur bois de Hokusai.
Le conservatisme assumé de Juillard, sur le plan esthétique et technique, a pour conséquence de le rapprocher du monde des beaux-arts ou de ce que l’on appelle le «grand art» ou les «classiques». Il s’agit en fait de l’une des matrices du Long voyage de Léna. A un moment du récit, Léna traverse avec l’un de ses contacts un musée d’art en Ukraine (p.24-25). Elle passe devant le tableau imaginaire d’un peintre fictif, Lemonovitch, intitulé Staline et les deux enfants dont deux versions existeraient: l’une en Ukraine et l’autre à la Galerie Tretiakov de Moscou, sans que l’on sache laquelle est la copie de l’autre: deux œuvres identiques représentant deux enfants, face à Léna, un agent double.
Image 23: Le Long Voyage de Léna, page 24 (détail) © Dargaud/André Juillard/Pierre Christin 2007
Le contact qui l’accompagne a ce commentaire qu’il faut lire comme un clin d’œil de Pierre Christin à André Juillard sur le plan de l’intrigue visuelle et peut-être comme une allusion à leur projet quatre mains: «Il faut qu’il en soit de même pour ce que notre petit groupe s’apprête à accomplir. Nous allons peindre un tableau dont personne ne saura attribuer la signature avec certitude, mais dont l’effet sera considérable».
Image 24: Le Long Voyage de Léna, page 25 (détail) © Dargaud/André Juillard/Pierre Christin 2007
Bibliographie
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Annexes
Encadré 1: Entretien inédit d’Alain Boillat avec André Juillard et le directeur des éditions Dargaud, Philippe Ostermann, en 2012 à l’Université de Lausanne
Alain Boillat: Pourquoi Léna?
André Juillard: Un petit historique de Léna. Ça vient en fait d’un désir de collaboration entre Pierre Christin et moi-même, et vice versa, qui datait quand même d’il y a quelques années, puisqu’on se connaissait depuis une vingtaine d’années. Mais il se trouvait que lui comme moi avions des engagements par ailleurs; donc il fallait trouver un moment propice. Je l’ai trouvé un jour, je me suis trouvé en fait entre deux boulots, et il se trouve que j’ai déjeuné avec Pierre, et je lui dis: «Bon c’est peut-être le moment?» Il me dit: «Bon, ben je vais y réfléchir…». Et deux jours après, j’avais un synopsis, le synopsis de Léna, qui m’a tout de suite plu, parce que pour moi une histoire c’est les personnages. Si je ne peux pas m’attacher à des personnages, je ne fonctionne pas, ça ne m’intéresse pas. Et Pierre qui me connaissait bien a dégoté dans son armoire à malices un personnage féminin comme je les aime, c’est à dire complexe, tourmenté, ayant vécu. Et c’est ainsi qu’il m’a séduit. (…) Voilà comment est né Léna. Et Pierre m’a dit plus tard que c’est un personnage, enfin une histoire, disons, qu’il avait créé spécialement pour moi, parce qu’il me connaissait; il connaissait mes désirs, le genre d’histoires que j’avais envie de raconter, enfin de mettre en scène. (…) J’étais touché, à la fois par cette histoire, mais aussi par la sensation que Pierre me connaissait bien. C’est quelque chose d’assez émouvant en fait. Bon, voilà la genèse de Léna.
AB: C’est-à-dire aucune intervention à ce stade-là de l’éditeur?
Philippe Ostermann: Non ! aucune, non, non ! Mais euh !
AB: C’est fréquent que ça se passe comme ça?
PO: Quand c’est André Juillard et Pierre Christin, oui ! Après, on peut dire: «Cette histoire je la sens bien et j’ai envie de l’éditer ! Ou au contraire, ben non ! Je pense qu’il y a des trucs qui fonctionnent pas !» Mais au départ c’est une rencontre d’auteurs. Ce sont des auteurs majeurs, qui ont déjà derrière eux une carrière importante, voilà. Donc, dans ce cas-là on est un peu en retrait. Et le job de l’éditeur il s’adapte aussi aux auteurs avec lesquels on travaille. […] on est un accompagnateur et on est le premier lecteur. Alors, dans le cas d’une collaboration entre un dessinateur et un scénariste, on est le deuxième lecteur. Mais, notre rôle c’est aussi de poser des questions que se poserait un lecteur en disant «Voilà ! Là, l’histoire me paraît parfaite, mais là, je bloque un tout petit peu» […] surtout quand c’est Pierre et André, voilà, on pose des questions et on essaye de pousser à la réflexion, mais on ne va pas dire: «Moi, ton éditeur, je t’ordonne de faire ça !»
AJ: […] L’éditeur, c’est vrai qu’il ne peut pas imposer à l’auteur de faire quelque chose qu’il n’a pas envie de faire. […] Pour revenir à Léna, je me souviens (tout ça pour revenir au rapport avec l’éditeur) que le premier scénario était un scénario très silencieux. C’est-à-dire qu’il y avait quelques dialogues dans l’histoire et beaucoup de pages sans écrit, sans commentaires. Et on s’était fait la réflexion que ce n’était pas forcément une très bonne idée de faire une bande dessinée silencieuse, dans la mesure où, par expérience, on sait qu’elles sont très vite lues et avec moins d’attention que les autres. Et donc, on a suggéré à Pierre de faire parler un peu plus les personnages. Et c’est là qu’il a eu l’idée, qui m’a semblé très intéressante, du monologue intérieur. […]
PO: Tout dépend de l’arrangement qu’il y a entre les auteurs. L’éditeur ne se mêle pas de cela. Certains auteurs vont partager à cinquante-cinquante. Et certains auteurs vont considérer que, le dessinateur passant beaucoup plus de temps, il va toucher soixante pour cent, jusqu’à soixante-dix pour cent de droits, notamment en Belgique. Et souvent, ces soixante-dix-trente continue jusqu’à remboursement des avances ou jusqu’à un certain palier de vente, puis cinquante-cinquante. En France, Goscinny et Charlier ont vraiment mis la règle des cinquante-cinquante qui est quasiment…
AJ: Oui. J’étais surpris en travaillant avec Pierre que lui n’exigeait pas cinquante/cinquante. C’était soixante-quarante, je crois. C’est aussi qu’on bénéficie d’un statut par rapport à beaucoup d’auteurs, c’est que le travail est payé à la planche. On est payé pour chaque planche que l’on fait. Et cette rémunération ne sera pas déduite des droits d’auteurs.
Encadré 2: Pierre Christin sur Pierre Christin dans le site booknode.com
Le métier de scénariste lui permet d’explorer ses vocations restées en friche: bien que s’estimant trop bavard pour l’emploi, il aurait aimé être espion afin de monter des scénarios en vraie grandeur. Ou alors officier de marine pour avoir tout le temps de lire à bord de cargos pourris comme ceux qu’il a empruntés pour écrire «Lady Polaris», balade dans les ports d’Europe publiée avec Mézières en 1987. Il aurait aussi aimé être architecte, pour bâtir toutes ces villes qu’il a racontées, telles Los Angeles dans «L’Etoile oubliée de Laurie Bloom» ou le Belgrade encore yougoslave de «Cœurs Sanglants et autres faits divers» avec Enki Bilal.
Il aura en tout cas été un voyageur conséquent, profitant des immobilités imposées –attentes dans les hôtels, les gares, les aéroports – pour observer, noter, emmagasiner. Il est capable d’arpenter une ville des journées entières de façon obsessionnelle, prenant des photos (plutôt moches mais efficaces) qu’il distribue ensuite à ses dessinateurs. Mais divaguer en Patagonie ou descendre les rapides du Mékong ne lui fait pas peur (enfin, pas trop). Chaussé de ses indestructibles Weston ayant foulé le Cap Nord et le Kalahari, il a fait un premier tour du globe par l’hémisphère nord en 1992, un second par l’hémisphère sud en 1999, périples qu’on retrouve dans «L’homme qui fait le tour du Monde» (avec Philippe Aymond). Mais il a fait beaucoup plus souvent encore le tour de Paris sur les rails abandonnés de la petite ceinture («La Voyageuse de Petite Ceinture» avec A. Goetzinger, 1985) et celui de la Petite Couronne en vélo («La Bonne Vie» avec Max Cabanes, 1999).
Romancier, il traite aussi bien l’aventure citadine dans «ZAC» et «Rendez-Vous en Ville» que les plongées au fond du terroir français dans «L’Or du Zinc» (1998). Il aborde également le théâtre ou le scénario de film («Bunker Palace Hôtel» avec Enki Bilal en 1989). Et, sans pour autant abandonner la bande dessinée, il a publié récemment de nombreux ouvrages illustrés explorant d’autres rapports entre textes et dessins dans la collection en format à l’italienne Les correspondances de Pierre Christin. Collection pour laquelle il a travaillé notamment avec Patrick Lesueur, Jacques Ferrandez, Jean-Claude Denis, Alexis Lemoine et Enki Bilal.
Considérant que, pour vivre heureux, il faut vivre beaucoup mais caché, il aurait aimé avoir cent vies dans cent villes et presque autant d’identités.
Encadré 3:«Entretien avec Pierre CHRISTIN au festival BD de Cluny, lors de la manifestation «Pierre CHRISTIN, rencontre avec le public» le 15 mars 2003(http://www.sceneario.com/sceneario_interview_CHRI.html):
Public: Vous êtes scénariste, quels conseils donneriez-vous à ceux d’entre-nous qui souhaiteraient se lancer dans ce métier?
Pierre Christin:A l’époque où j’ai débuté, dans les années soixante, on devenait scénariste un peu par hasard. Il s’agissait essentiellement de travaux pour les magazines destinés à la jeunesse. Je suis donc rentré dans la BD par effraction. En voyage aux USA avec mon ami Jean-Claude Mézières, on n’avait plus un sous pour se payer le voyage retour. Suite aux conseils d’un ami, Jean Giraud (alias Moebius), j’ai commencé à envoyer des histoires à un certain Goscinny pour le magazine Pilote. Il s’agissait avant tout de boucler les histoires, des premières idées jusqu’à la publication, dans la semaine. Il fallait aller rapidement, sans forcément connaître le dessinateur auquel serait attribuée l’histoire. Dans un second temps, le métier s’est construit, codifié. Et cette codification est basée sur plusieurs préceptes simples, qui font que le métier de scénariste est très différent du métier d’écrivain.
1- La BD n’est pas à proprement parler de la littérature. En effet, même un ballon long est finalement un élément de dialogue bien court. Il faut accepter de faire court.
2- Le scénariste n’écrit que la partie d’un tout qui n’existe pas encore. Et pour construire ce tout, le scénariste produit une quantité de textes dont les 2/3 ne sont pas destinés à être publiés, mais servent au contexte. Un grand nombre d’informations de ma production sont pour le seul dessinateur (for his eyes only, comme on dit dans les romans d’espionnage…).
3- L’art de la BD est avant tout l’art du découpage. Le scénario est écrit avant, page par page et image par image. Ce qu’on écrit est un tout qui n’existe pas encore.
Suivent les textes off dont la bande dessinée a le secret («peu après», «pendant ce temps», «quelque part dans l’univers»…), cela permet d’élaborer le fil de l’histoire. Il y a ensuite les indications sur les personnages et enfin les dialogues.
Encadré 4: Entretien inédit par Alain Boillat et Philippe Kaenel au domicile de Pierre Christin à Paris en 2013 (extrait):
Philippe Kaenel: Est-ce que vous n’êtes pas un scénariste atypique dans le monde de la BD?
Pierre Christin: Bah ! Comme on me l’a souvent dit, j’ai fini par le croire. En tout cas, quand je suis rentré dans la bande dessinée, là j’étais véritablement atypique. Ne serait-ce que par mon niveau de diplôme, par exemple.
PhK: Il n’y a pas beaucoup de docteurs ès lettres dans le milieu…
PC: C’est sûr. Apparemment, j’étais une exception à la règle par cette cohabitation entre le fait d’être universitaire et scénariste de BD où, à l’époque, à l’université, tout de même, cela faisait bizarre. Ce n’était pas encore tout à fait rentré dans les mœurs. Et je peux vous dire que dans les années soixante-dix, quand je disais aux gens que je faisais de la bande dessinée, ils pensaient vraiment que c’était un gag ! D’ailleurs, ce qui était aussi la règle en bande dessinée, petit métier, j’avais pris un pseudonyme, pour signer mes premiers scénarios. […] Ce n’était pas un snobisme, mes goûts littéraires faisaient que je prenais mes références tout à fait à l’extérieur du monde de la bande dessinée. Bizarrement, si on prend la composition sociologique de la BD en France au jour d’aujourd’hui, je suis beaucoup moins atypique.
Encadré 5: L'Épervier, «Pierre Christin envoie Léna chez les kamikazes» in Les interviews, Communauté: bd blog, 10 janvier 2010, repris dans Le blog d'André Juillard (http://andre-juillard.over-blog.com).
Pierre Christin:[…] Mon entente avec André Juillard compte beaucoup. Et puis Léna est un personnage mystérieux, cryptique, même pour ses auteurs, ce qui donne envie de la ranimer. D’autant plus qu’André ne l’a eue réellement dans la main qu’à la fin du premier épisode, et était alors frustré de ne pouvoir continuer.
Avez-vous voyagé pour les besoins de ce scénario?
PC: Je suis retourné en Australie pour ne pas en donner une image saugrenue [l’histoire y débute], et je suis allé en Géorgie. André Juillard avait dessiné les scènes qui s’y déroulent avant l’invasion russe. Pendant ces événements, j’ai prié pour que les Russes s’arrêtent avant Tbilissi, ce qu’ils ont heureusement fait. Il aurait sinon fallu tout changer… Je ne force pas sur les descriptions pour lui laisser une large marge de manœuvre. Contrairement à celle que j’entretiens avec Jean-Claude Mézières [qui dessine Valérian], ma relation avec André est très douce. Jean-Claude, lui, me casse les nougats, il demande régulièrement des modifications du scénario pour mieux se l’approprier.
Comment travaillez-vous avec André Juillard?
Très facilement. Sa virtuosité et sa rapidité sont extraordinaires, il peut tout faire. Je connais ses goûts, et je prépare des textes sur mesure – il suffit qu’il réclame une scène se passant dans le désert ou une à Paris pour que je les ajoute. Je lui donne des scénarios très découpés, image par image, accompagnés de photos.
Encadré 6: entretien inédit par Alain Boillat et Philippe Kaenel au domicile de Pierre Christin à Paris en 2013 (extraits):
«Je voyage toujours avec mes carnets de notes. Je voyage comme un journaliste. Je ne voyage pas comme un touriste. Le tout est de savoir si je voyage à tel ou tel endroit avec l’idée que j’en tirerai un livre ou si j’ai déjà en fait une idée derrière la tête, que j’ai envie de raconter une histoire qui se passerait là, et donc je vais aller plutôt dans ce type d’endroits. Alors là, je dirais, dans le cas de Léna, il y a eu les deux. Il y a eu le fruit de voyages que j’avais fait en faisant des photos… Parce que je fais des photos très particulières pour les dessinateurs. Je ne suis pas un grand photographe. Enfin, eux ils disent que je suis bon, justement parce que je suis mauvais. Cela ne les gêne pas pour dessiner; parce que, quand il y a des photos trop artistiques, au fond, les dessinateurs n’aiment pas tellement cela […].
Je ne fais jamais de cadrage alambiqué. Je photographie frontalement. Voilà, je dis: «Cela se passe dans cette pièce. Je fais une photo là, une là, une là, une là. Clac.» Comme ça j’appuie à toute allure. Je photographie énormément de détails de la vie quotidienne qu’ils ne pourront jamais trouver dans un guide touristique ou sur internet parce que, je prends souvent cela comme exemple, il n’y a pas un pays où les fenêtres se ferment de la même façon, en particulier en Suisse, d’ailleurs. Il y a plein de petits détails comme cela… […]
Et je dirais que ce qui me plaît tout particulièrement, si vous regardez mes histoires et en particulier celles avec André, c’est des non-lieux. Ce n’est pas des lieux connus. De temps à autre, on dit Dubaï ou Sidney. Bon, pour le lecteur, ok, nous allons mettre une image où on voit l’opéra de Sidney parce que c’est une espèce de balise intellectuelle. Mais, pratiquement toutes les scènes se passent dans des lieux non répertoriés […].
Ma seule qualité comme scénariste, mais encore que je pense que tous les bons scénaristes l’ont, sinon ce n’est pas la peine d’essayer de faire ce métier-là, c’est d’être capable de visualiser ce que va faire le dessinateur. En ce sens, j’écris de façon particulière pour chacun de mes dessinateurs. Or là, le dessin d’André que j’ai toujours adoré, dans sa pureté, bien entendu quand je suis derrière l’ordinateur, ce n’est pas moi qui peut dessiner ce qu’il a à faire, mais je le rêve […].
J’admire vraiment les croquis d’André qui est d’ailleurs l’un des rares dessinateurs que je connaisse à faire des croquis entiers préparatoires, etc., de ses histoires. Et beaucoup de gens ont souvent dit à André que ses cahiers préparatoires de croquis ont presque autant de charme que la bande dessinée terminée et nickel. Cela m’amusait de faire rentrer son autre style de dessin, notamment au crayon, à l’intérieur de l’histoire. Donc, pour cela aussi, il fallait trouver un vecteur, pour que ce ne soit pas artificiel et le vecteur c’est que Léna, désœuvrée, pouvait revenir à ses premières amours, au métier de sa mère…»
Pour citer l'article
Philippe Kaenel, "La bande dessinée comme œuvre collective. Dialogue entre André Juillard et Pierre Christin ", Transpositio, n° 5 "Le Long voyage de Léna" : regards croisés sur une bande dessinée, 2022https://www.transpositio.org/articles/view/la-bande-dessinee-comme-oeuvre-collective-dialogue-entre-andre-juillard-et-pierre-christin
Voir également :
Aux confins de la narrativité. Une expérience de lecture: du paratexte à l’interprétation
La tentation est grande, pour les enseignants de littérature, de ne voir dans la bande dessinée qu’un réservoir inépuisable d’exemples séduisants, qu’un magasin d’ «illustrations» rassurantes pour un public supposé rétif à la théorie. Ainsi, les comics (Barthes 1966: 7) ont-ils fait pendant les décennies structuralistes l’épreuve des outils d’analyse affutés par la narratologie et la grammaire du récit.
Aux confins de la narrativité. Une expérience de lecture: du paratexte à l’interprétation
La tentation est grande, pour les enseignants de littérature, de ne voir dans la bande dessinée qu’un réservoir inépuisable d’exemples séduisants, qu’un magasin d’ «illustrations» rassurantes pour un public supposé rétif à la théorie. Ainsi, les comics (Barthes 1966: 7) ont-ils fait pendant les décennies structuralistes l’épreuve des outils d’analyse affutés par la narratologie et la grammaire du récit. Actuellement, bien que menacée de péremption par les jeux vidéo et les séries, la bande dessinée fait encore les beaux jours des théories de la lecture et de la fiction. Les zélateurs du medium n’avaient-ils pas eux-mêmes vu, dans cette heureuse disponibilité des cases et des planches, une formidable opportunité de promouvoir la dignité du 9e art? C’est ainsi qu’au gré de que l’on pourrait lire historiquement comme une instrumentalisation réciproque (la BD comme outil de promotion pédagogique des modèles descriptifs, les modèles descriptifs comme outil de promotion culturelle de la BD), se prenait, à bas bruit, l’habitude de pratiques transmédiales1 dont on mesure aujourd’hui la fertilité.
Le présent dossier, consacré à ce qui est devenu depuis sa parution un «classique», offre l’occasion de la double opération qui sera tentée dans les pages qui suivent: 1) considérer Le long voyage de Léna à la fois comme une «structure» (un système de relations) et comme un «dispositif» (un modèle ouvert sur les contextes de production et de réception2), c’est-à-dire comme une «œuvre» offerte à une expérience de lecture, depuis le moment où l’on prend en main l’album pour apprécier les détails de la couverture jusqu’au moment où on le range en se demandant s’il y aura une suite; 2) vérifier localement la robustesse des postulats transmédiaux en convoquant, quand le besoin s’en fait ressentir, des outils descriptifs empruntés aux études théâtrales (un domaine situé en marge de la narratologie, que celle-ci soit qualifiée de classique ou de postclassique).
Zone de passage (le paratexte)
Ainsi qu’en témoignent les archives génétiques que nous avons pu consulter3, le titre Le long voyage de Léna s’impose dès les premiers documents préparatoires.
Illustration 1: André Juillard, Esquisse pour la couverture du Long voyage de Léna, 2005. Archives André Juillard. © André Juillard
Relevant du péritexte auctorial4(Genette 1987), il se présente d’emblée comme un clin d’œil à son inscription dans la collection «Long courrier» des éditions Dargaud 5. Sur les pages de couverture de l’album, l’image de deux navires et celle d’une cabine avec hublot et couchette activeront les connotations maritimes de la collection. Pierre Christin et André Juillard ne sont pas les premiers à proposer un titre qui joue ainsi avec l’horizon d’attente prescrit par l’éditeur, comme en témoigne, imprimée en regard de la page de faux-titre, la liste de la quinzaine d’ouvrages parus «dans la même collection6». Sur la quatrième de couverture, une flamme d’oblitération évoque pour sa part le versant postal de la collection; les lignes ondulées sont liées à la charte graphique de cette dernière et, comme le logo à la rose de vents, appartiennent au péritexte éditorial7. Au verso de la page de faux-titre, un péritexte auctorial débute ainsi: «Cet album est issu d’un voyage à Berlin effectué par André Juillard et Pierre Christin, ainsi que des photos, de la documentation et des entretiens réalisés par Pierre Christin dans tous les autres pays où se rend Léna.» Les deux auteurs ont voyagé8; ils expédient, sous forme d’album, comme une liasse de cartes postales. Mais qu’en est-il de Léna?
Le court texte d’accroche qui figure sous l’image de la quatrième de couverture (encore un péritexte éditorial) commence par ces mots: «Qui est Léna? Que fait Léna? Le sait-elle elle-même?». Ces questions inattendues (se demande-t-on «Qui est Pierre Christin? Que fait-il? Le sait-il lui-même?») entrent en tension avec le titre dont l’évidence paraît alors trompeuse. Rapidement, le lecteur apprendra en effet que Léna «joue les touristes moyens» (p. 17, c. 10)9 et qu’elle n’est pas engagée dans «un voyage d’agrément» (p. 19, c. 6). Son nom – Muybridge10 – évoque le mouvement, mais il figure sur un «vrai-faux passeport» (p. 38, c. 1). Léna voyage sans plaisir; les paysages et les monuments sont pour elle sans attrait (il n’est que de voir son expression sur la couverture). Elle n’écrit à personne qui attende de ses nouvelles. Elle joue pourtant un «rôle de courrier» (p. 26, c. 3), ce qui ne manque pas de piquant, étant donné le nom de la collection.
Le dispositif paratextuel de l’album invite le lecteur à embarquer, c’est-à-dire à franchir la «“zone” de passage» (Del Lungo 2009: 9911) qui le sépare de l’univers fictionnel. Certains «vecteurs d’immersion» (le portrait de l’héroïne et le titre en cursives, par exemple) y sont déjà mis en œuvre (Schaeffer 1999: 25512). Les nombreuses dissonances de ce dispositif, particulièrement élaboré, éveillent immédiatement l’intérêt: la contradiction entre le mouvement et la mélancolie, la confusion entre le romanesque et le documentaire, le mélange annoncé entre «intimisme» et «fresque géopolitique». Tout attise la curiosité du lecteur, jusqu’au face à face troublant, sur la quatrième de couverture, d’un hublot ouvert et d’une photographie retournée.
Illustration 2: Quatrième de couverture, Le Long voyage de Léna © Dargaud/André Juillard/Pierre Christin 2007.
Zone de tension (l’histoire et le récit)
«Qui est Léna?». Elle est sans conteste l’héroïne du récit (elle est présente graphiquement dans 70% des cases selon les calculs d’Alain Corbellari et Alain Boillat), mais est-elle le personnage principal de l’histoire? Le long voyage de Léna offre une belle occasion d’éprouver la différence entre le récit et l’histoire, entre ces «deux aspects de toute œuvre littéraire» (Todorov 1971: 12) et entre les deux «niveaux de description» qu’ils requièrent (Barthes 1966: 11). À cette fin, il peut être utile de tenter de résumer la séquence compositionnelle (Todorov 1981: 133) ainsi que la séquence événementielle (Baroni 2017: 8413) de l’album. Bien que l’exercice soit peu formaliste, il devrait permettre de mieux saisir comment l’écart entre histoire et récit est mis en intrigue (Baroni 2017: 39-57) – afin que cet écart soit vécu par les lecteurs comme une tension qui ne se résout qu’une fois l’album refermé. Commençons par le résumé du récit:
Léna – on reconnaît la femme de la couverture – se rend dans un quartier de Berlin-Est. Elle a rendez-vous avec un vieil homme, nostalgique de la RDA. Il lui confie une liste de contacts qu’elle apprend par cœur avant de la brûler. Aux adresses et dates qu’elle a mémorisées, elle rencontre successivement six personnes à qui elle donne l’un des objets qu’elle transporte avec elle. Elle livre ainsi une boîte de massepain à Budapest, un flacon de parfum en Roumanie, une trousse pour diabétique à Kiev; on comprend que ces objets contiennent de quoi composer et injecter un poison. Des plans sont ensuite transmis en Turquie et une lettre codée en Syrie; ces deux derniers éléments renseignent les assassins sur la localisation et l’identité de leur future victime. Au fur et à mesure, Léna marque intérieurement sa distance envers les gens qu’elle contacte. À la fin du parcours, on apprend qui est Léna: celle-ci a perdu son fils et son mari dans un attentat perpétré par ceux-là mêmes qu’elle a rencontrés. Les services secrets français lui ont proposé la mission qui doit aboutir à leur neutralisation. À Dubaï, pendant que Léna s’envole à l’autre bout de la planète, les six terroristes explosent dans un véhicule piégé. En Australie, Léna fait la rencontre d’un veuf et de son jeune garçon.
Ce petit texte ayant été rédigé avant la consultation du site internet des éditions Dargaud, on se plaira à relever sa parenté avec le résumé (partiel) proposé, en guise de teaser, à l’occasion de la réédition récente du Long voyage de Léna 14:
Elle s'appelle Léna. C'est une jeune femme brune, élégante et mystérieuse. On ignore d'où elle vient et où elle va. Son voyage commence à Berlin-Est, dans le quartier où vivent les anciens dignitaires d'un régime effacé par le vent de l'Histoire. Léna rend visite à un homme qui lui remet une liste de noms et de numéros de téléphone, qu'elle apprendra par cœur avant de la détruire. Après Berlin, il y aura Budapest et un autre rendez-vous. Et après Budapest, Kiev, Odessa, la Turquie et la Syrie. À chaque fois, une rencontre. Peu de mots prononcés, juste un objet étrange remis par Léna à son destinataire: une boîte de pâtes d'amandes, un flacon de parfum, un nécessaire pour diabétiques.
Dans les deux textes, le pronom impersonnel «on» et le présent de l’indicatif (également utilisés dans le projet de scénario établi par Christin15) se sont imposés, sous la pression manifeste de la séquence visuelle. Un autre parti était possible, qui aurait privilégié les récitatifs (les cartouches narratifs). Le résumé aurait alors pu commencer ainsi: «Léna – la femme représentée sur la couverture – raconte comment elle s’est rendue dans un quartier de Berlin-Est pour rencontrer un vieil homme, nostalgique de la RDA. Elle ne précise pas quel était son point de départ.» Cette option peut se justifier du caractère manifestement structurant des cartouches narratifs dans le crayonné de Juillard. Un tel choix contraint cependant à rappeler avec régularité la source imaginaire du récit («Léna raconte que…»). Une troisième piste pour un résumé du récit est inspirée par les «Légendes pour une exposition» rédigées par Christin. Ces légendes qui accompagnent chaque planche de l’album, sont le résultat d’une identification totale avec l’héroïne. Elles actualisent au présent (parfois en l’augmentant) la voix intérieure de Léna qui parle au passé dans les récitatifs. Par exemple, pour la Planche 1: «On m’appelle Léna, et je me trouve pour la première fois de ma vie dans cette lointaine partie de Berlin-Est. Je suis seule, absolument seule. C’est l’été. Il fait très chaud. Je dépasse une écluse immobile16». Un résumé inspiré par ces étonnantes variations autour des planches montrerait comment le plan iconique de la narration, perçu comme simultané, peut altérer la grammaire des récitatifs. L’examen de ces différents résumés, de la combinatoire des pronoms et des temps verbaux et la comparaison avec les documents préparatoires, tout cela s’avère pédagogiquement fertile pour une exploration des spécificités du récit en bande dessinée, mais également pour une compréhension globale, dans un esprit transmédial, des outils narratologiques. Mais revenons au premier résumé proposé ci-dessous. Dans son économie générale, ce résumé tient compte du fait que l’identité de Léna reste indécise durant les deux premiers tiers de l’album, à savoir pendant 35 pages sur 53 (862 caractères sur 1303 dans le résumé proposé). Le voyage peut donc être qualifié de «long» en raison du nombre de kilomètres parcourus et de l’archaïsme des moyens de transport (dans l’histoire), mais aussi en raison du nombre de pages (pages 3 à 38) qui attisent la curiosité du lecteur (dans le récit). Une dizaine de pages (pages 43 à 53) prennent le relais pour produire l’unique effet de suspense de l’album à propos du destin des terroristes. Quant à la surprise (qui invaliderait les diagnostics et les pronostics du lecteur), elle est moins produite par la révélation de l’identité de Léna (préparée par un semis d’indices) ou par la mort des assassins (annoncée de manière peu cryptée17) que par une scène qui dévoile l’étendue de l’ignorance de l’héroïne (mais n’anticipons pas). Alain Boillat et de Raphaël Baroni analysent ici-même les techniques compositionnelles de l’album, nous ne nous y attarderons donc pas. Certes, la tension narrative «ne dépend pas uniquement d’éléments thématiques (ce qui arrive aux personnages ou ce qui les caractérise), mais aussi d’une certaine organisation du discours» (Baroni 2017: 85), il convient néanmoins de prêter attention à ces «éléments thématiques» et de ne pas négliger, comme il est souvent d’usage18, «ce qui arrive aux personnages». Voici donc un résumé de l’histoire:
Un attentat non revendiqué fait dix-sept victimes dans le quartier de la légation française à Khartoum: parmi les victimes, figurent le mari et le fils d’Hélène Desrosières (Léna). Un ami de Desrosières, Paul-Marie de Calluire, membre des services secrets français, identifie les responsables. Il est informé de la prochaine opération «anti-impéraliste» fomentée par ce groupe de communistes dirigé par un ancien membre de la Stasi. Il s’agit d’assassiner un cheikh dont le rôle est crucial dans la signature d’un accord de paix au Moyen-Orient. Le chef du groupe accepte l’aide de Paul-Marie (qu’il a eu l’occasion de fréquenter pendant la Guerre froide). Paul-Marie propose à Léna de contribuer à la neutralisation des terroristes. Léna se présente à Berlin comme le courrier qui doit livrer à chaque membre du groupe – c’est-à-dire en Hongrie, Roumanie, Ukraine, Turquie et Syrie – une partie des moyens et des données nécessaires au nouvel attentat. De ce projet, Léna ignore la cible. Ce n’est qu’une fois sa mission achevée que Paul-Marie l’en informe. Il lui cache en revanche le sort qui les attend. À Dubaï, sur le point de commettre leur forfait, ils explosent dans un véhicule piégé, pendant que Léna est en route pour l’Australie. Sur une plage, elle rencontre un veuf et son jeune fils.
Ce résumé diffère nettement du précédent, bien que rigoureusement de la même longueur19. Alors que le résumé du récit frappait par son rapport deux tiers / un tiers (mystère / révélation), celui-ci révèle la structure symétrique d’une histoire «à clôture forte» (Schaeffer 2020: 10), une histoire «passant d’un équilibre à l’autre»:
Un récit20 idéal commence par une situation stable qu’une force quelconque vient perturber. Il en résulte un état de déséquilibre; par l’action d’une force dirigée en sens inverse, l’équilibre est rétabli; le second équilibre est semblable au premier mais les deux ne sont jamais identiques (Todorov 1980: 50).
Les deux événements qui respectivement ouvre et ferme le résumé permettent de dégager ceci:
La cellule familiale de Léna (situation stable) est fracturée par l’attentat de Khartoum (perturbation); après sa mission (force dirigée en sens inverse), la jeune femme est exfiltrée aux Antipodes; sa rencontre avec un veuf et un orphelin laisse présager la constitution d’un nouveau foyer (situation stable)21.
Décrite ainsi cependant, l’histoire de Léna ne manque pas de surprendre voire de mettre à mal la description de Todorov et le fameux schéma quinaire qui l’a clarifiée par la suite (Larivaille 1974)22. En effet, on ne peut que s’interroger sur la nature de la «force dirigée en sens inverse» supposée permettre le retour à l’équilibre affectif pour Léna. Le résumé de l’histoire permet de relever deux rendez-vous entre Léna et Paul-Marie de Calluire symétriquement situés à proximité du début et de la fin du texte. De Calluire est de fait lui aussi porteur d’une histoire à clôture forte:
Les services de renseignement français, représentés par l’expérimenté de Calluire (situation stable), ont été mis en échec par l’attentat de Khartoum qu’ils n’ont pas su anticiper (perturbation); afin de prendre sa revanche, de Calluire s’insinue, dès ses prémisses, dans l’organisation de la prochaine opération du groupe terroriste responsable de cet attentat (force dirigée en sens inverse; cette revanche mettra le groupe définitivement hors d’état de nuire (situation stable).
Enfin, on remarquera également l’importance des contacts entre de Calluire et le chef des terroristes autour d’une troisième histoire à clôture forte:
Un groupe de communistes soudé par leur passé commun et dirigé par un ancien dignitaire de la Stasi (situation stable), n’acceptant pas la chute de l’URSS (perturbation), poursuit par ses actions la lutte anti-impérialiste; ainsi cherchent-ils à empêcher la signature d’un accord de paix au Moyen-Orient (force dirigée en sens inverse); au cours de cette opération, l’ensemble du groupe trouve la mort, privant l’ancien dignitaire de la Stasi de ses moyens (situation stable).
Après avoir identifié cette troisième histoire, nous pourrions être tentés de réécrire le résumé, peut-être en dégageant plus lisiblement la manière dont elles s’emboîtent: Léna / De Calluire / les terroristes / De Calluire / Léna. Une telle entreprise serait sans doute vaine. En effet, n’est-ce pas déjà un biais (dû à l’influence du récit) que de braquer, en ouverture et en fermeture, le projecteur sur Léna? Il suffit, pour s’en assurer, de réécrire le résumé en dirigeant tour à tour le même projecteur sur de Calluire (Calluire / le Berlinois / Léna / le Berlinois / de Calluire) ou sur le Berlinois (le Berlinois / de Calluire / Léna / de Calluire / le Berlinois). L’histoire resterait inchangée dans les deux cas, mais Léna y perdrait son statut de personnage principal.
Reconnaissons que l’exercice qui consiste à résumer une histoire n’est pas une mince affaire. Pour Roland Barthes, l’histoire ne «relevait pas du langage» (Barthes 1966: 11, note 4) et Tzvetan Todorov en parlait comme d’un «matériau prélittéraire». Ce dernier ajoutait: «l’histoire est une convention, elle n’existe pas au niveau des événements eux-mêmes», elle est «une abstraction car elle est toujours perçue par quelqu’un, elle n’existe pas “en soi”». Il précisait surtout: elle «est rarement simple: elle contient le plus souvent plusieurs “fils” et ce n’est qu’à partir d’un certain moment que ces fils se rejoignent» (Todorov 1966: 133)23. Dans ce texte, précurseur à bien des égard, Todorov emprunte la notion de fil au vocabulaire de la dramaturgie classique, qui a aussi fourni les termes nœud, dénouement et intrigue issus du même bain métaphorique. Rappelons en effet que la poétique classique définissait l’intrigue comme un entrelacs de «fils» dans lequel les personnages se trouvaient «empêtrés». On peut rappeler à cet égard l’amusante étymologie qui ouvre l’article «Intrigue» de l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert.
Ce mot vient du latin intricare, & celui-ci, suivant Nonius, de triæ, entrave, qui vient du grec τρίχες [triches], cheveux: quod pullos gallinaceos involvant & impediant capilli. Tripand24 adopte cette conjecture, & assure que ce mot se dit proprement des poulets qui ont les piés empêtrés parmi des cheveux, & qu’il vient du grec Θρίξ [trix], cheveux.
Intrigue, dans ce sens, est le nœud ou la conduite d’une pièce dramatique, ou d’un roman, c’est-à-dire, le plus haut point d’embarras où se trouvent les principaux personnages, par l’artifice ou la fourbe de certaines personnes, & par la rencontre de plusieurs événements fortuits qu’ils ne peuvent débrouiller.25
En régime classique, l’entrelacs de quelques fils (entre deux et quatre) suffit à donner matière à une représentation intelligible de l’existence humaine en tant qu’elle est soumise à la contingence, aux aléas, aux renversements de situation – le malheur succédant au bonheur et le bonheur au malheur (Scherer 1950: 9626). Les scénaristes de cinéma et de bandes dessinées – ne serait-ce qu’en raison de semblables contraintes de format – ont exploité à loisir ce type de construction (sans s’astreindre aux autres exigences de l’unité d’action27). Pourtant, pendant les décennies structuralistes, le modèle de l’histoire à plusieurs fils a été totalement périmé et occulté. À l’heure où la narratologie transmédiale prend la relève, on osera se souvenir que les études théâtrales ont, pendant ces mêmes décennies, persisté à promouvoir une méthodologie concurrente à la grammaire du récit dominante. Dans Lire le théâtre, Anne Ubersfeld se servait en effet du schéma actantiel de Greimas28 comme d’ «un mode de lecture» et revendiquait le caractère artisanal de cet usage dans la mesure où il visait le niveau sémantique des œuvres analysées et non pas leur niveau linguistique (Ubersfeld 1981: 55 et 56)29. Précautions utiles, car la méthode est très loin d’être orthodoxe: au nom d’une (supposée) «spécificité de l’écriture théâtrale», Ubersfeld promeut non seulement des «modèles actantiels» multiples mais aussi dynamiques et en transformation (Ubersfeld 1989: 81).
S’autoriser à dessiner plusieurs modèles actantiels et à y reporter les changements constatés en cours d’action (les actants se déplaçant en particulier d’une fonction à l’autre), c’était leur donner la possibilité de représenter les fils (et avant cela de les extraire du récit dramatique). Chaque fil est par ailleurs descriptible grâce à un schéma quinaire – mais on remarque alors aisément que sa séquence événementielle ne peut se passer des apports des autres fils (ainsi, Léna ne rencontrerait pas le veuf australien si Paul-Marie de Calluire n’avait pas cherché à se venger du «vieux maître berlinois»). Si l’on en croit l’article «Action» de l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert (Mallet 1751: 171a), toute action dramatique comporte plusieurs «desseins», des «efforts contraires» et la «solution des obstacles30». Plusieurs, car les «efforts contraires» ne sont dus qu’à la pluralité des fils. Ainsi inspirés, nous reconnaîtrions, dans Le long voyage de Léna, trois fils qu’il serait aisé de les valider en dessinant trois schémas actantiels, autour de trois Sujets: 1) Les services secrets français représentés par Paul-Marie Calluire; 2) Le «vieux maître berlinois», à la tête de son petit groupe d’anciens agents communistes; 3) Hélène Desrosières dite «Léna». Trois Sujets qui recherchent trois Objets: 1) Éliminer le groupe terroriste qui a tué des compatriotes et attenté à l’image de la France; 2) Empoisonner le cheikh Mohammed Al-Fahim pour faire échouer la signature d’un traité voulu par les «impérialistes»; 3) Surmonter la mort de son mari et de son fils afin d’envisager un avenir.
Reste à décrire l’entrelacs. Le plus évident est le croisement entre le fil 1 et le fil 2: c’est en enquêtant sur l’attentat de Khartoum que De Calluire remonte jusqu’au Berlinois. Comme leurs routes se sont déjà croisées par le passé, il n’a aucun mal à prendre contact avec lui et à se proposer de collaborer à son prochain projet (l’assassinat de Dubaï). Plus obscur est le croisement entre le fil 1 et le fil 3. De Calluire propose à Léna d’être l’instrument de sa «collaboration» au projet du Berlinois, mais aucune raison explicite n’est donnée à cette initiative bizarre. Léna ne fait pas partie de ses troupes, elle n’est nullement nécessaire à une mission que n’importe quel agent peut exécuter à sa place et sa personnalité est plutôt voyante (ce que les terroristes se feront fort de commenter chacun à sa façon). Pour comprendre cet aspect de l’entrelacs, il faut sans doute en revenir au récit et en particulier à ses caractéristiques visuelles. On se risquera à supposer que les raisons de Paul-Marie de Calluire ne peuvent être que symboliques: c’est parce que Léna est la jeune veuve d’un diplomate mort dans l’attentat qu’elle pourra incarner la vengeance – avec une robe noire et une allure de Némésis qui sont le fait du dessinateur31 – et réparer aux yeux des services français l’irrémédiable blessure de Khartoum32.
Illustration 3: Synopsis de Christin, p.1. © André Juillard & Pierre Christin 2005.
La vertu opératoire de cet exercice de reconstitution des fils réside dans le fait que celui-ci contraint à se concentrer sur l’histoire et rien que sur elle. L’exercice vaut aussi par les difficultés rencontrées et par les interrogations qu’il soulève. Pour continuer dans cette direction, on cherchera en vain, dans Le long voyage de Léna, la trace de véritables «efforts contraires», c’est-à-dire un obstacle ou un conflit avec des opposants. Léna ne court aucun danger d’être démasquée33, quand bien même elle peut irriter ses contacts avec ses réactions de «petite-bourgeoise». Hors l’explosion finale, tout se passe pour l’ensemble des personnages «comme prévu», «sans problème»; personne n’est amené à improviser, à s’écarter du plan. Ce défaut d’obstacle fait semble-t-il l’objet de l’une des deux remarques générales apportées par Juillard sur le synopsis de Christin: «pourquoi est-elle menacée?», écrit-il au sujet de Léna. Pour remédier à ce qui paraît un défaut, l’accrochage entre une vedette de la police et un navire écologiste est développé dans le projet de scénario. Bien que monté en épingle par le commentaire de l’Ukrainien (page 23, c. 5 à 9) et par celui de Paul-Marie de Calluire (p. 40, c. 2 à 6), «l’épisode dans le delta du Danube» se règle néanmoins en quelques cases (p. 21) sans avoir le temps d’inquiéter le lecteur. On remarquera également qu’aucun des trois desseins (à l’origine des trois fils) n’est explicité avec précision en termes de causes ou de raisons (on s’en aviserait au moment de tenter de nommer les actants occupant les fonctions de destinateur et de destinataire34). Il est par exemple difficile de savoir dans quelle mesure la signature d’un traité à Dubaï (désigné comme un accord de paix israëlo-palestinien uniquement dans les documents préparatoires) représente un enjeu, qu’il s’agisse de le favoriser ou de l’entraver. Au-delà de la vie du cheikh Mohammed Al-Fahim35, l’objectif principal des services secrets français semble bien de prendre une revanche, et celui du «vieux maître berlinois» de continuer d’entretenir un combat hors d’âge contre les puissances de l’Ouest. Paul-Marie agirait ainsi par vanité et le chef terroriste par «Ostalgie». Enfin, il s’avère que les échecs comme les réussites ne sont que des résultats provisoires dans le contexte de la «nébuleuse du terrorisme international» (p. 40, c.6). Quant à Léna, il est bien difficile de comprendre quel profit elle tire de cette histoire. Le synopsis prévoyait un scénario à la Monte-Cristo, mais André Juillard, pris d’un scrupule à sa lecture, note à la main: «nous ne sommes pas pour la peine de mort, n’est-ce pas? ni pour la vengeance personnelle? Ne faudrait-il pas que Léna ne sache pas vraiment le but ultime de ses commanditaires?». Si Léna ne poursuit pas la mort des coupables, que fait-elle?
Zone de troubles (l’interprétation)
«Que fait Léna?». À la fin de l’album, la tension narrative prend fin, mais la tension interprétative ne fait que commencer: «non pas l’incertitude sur l’issue, mais l’incertitude sur le sens» (Jouve 2019: 46-47). «Que fait Léna?». La question reste entière, et cela malgré l’artifice qui consiste à lui prêter, dans les deux premiers tiers de l’album, la voix d’un narrateur (d’une narratrice) homodiégétique. Que dire de cette voix, si ce n’est d’abord sa réticence (sa «retenue», écrit Alain Boillat)? Cette voix n’est pas comme on pourrait peut-être le croire une anticipation du «debriefing» de sa mission36 (dans ce cas, tout le voyage aurait basculé dans l’analepse). Bien que prenant en charge des descriptions d’actions au passé, cette voix ne témoigne d’aucune «ultériorité». Elle affecte plutôt un caractère «intercalé» (Genette 1972: 229), à la manière d’un journal de bord, un journal intériorisé puisque l’écriture est évidemment exclue par les circonstances. Reste à comprendre la réticence de la narratrice, que certains critiques n’hésiteraient pas à qualifier de «non fiable» (Booth 1977). Sans entrer dans les débats ouverts par cette notion, retenons qu’une narration non fiable «réoriente l’attention du lecteur sur les processus mentaux du narrateur» (Wall 1994: 23, cité par Nünning 2018: 127). Le passé composé – frappant dans les récitatifs – contribuerait quant à lui à maintenir une distance avec le lecteur. L’usage de ce temps verbal rendrait en effet «cognitivement plus difficile d’oublier complètement la médiation du discours narratif et de se replacer dans la perspective temporelle du personnage» (Baroni 2017: 122-123)37. On peut ainsi faire l’hypothèse que ce temps permet à Léna de prendre elle-même de la distance.
De même que Léna voyage et ne voyage pas, on pourrait donc dire qu’elle narre et ne narre pas, qu’elle simule la narration comme elle simule le voyage. En effet, le «monologue intérieur38», qui se poursuit jusqu’à la page 38, occulte le principal: une biographie fracturée par la perte et le deuil. Léna ne se contente pas d’assumer avec réticence la position de narrateur de sa propre vie (Ricœur 2008), elle s’efforce de tuer dans l’œuf tout processus qui relèveraient du «proto-narratif» (Schaeffer 2020: 46-59): 1) elle se refuse à toute mémoire épisodique en se voulant «lisse et sans mémoire» (p. 10, c. 4, p. 32, c. 4); 2) elle répète qu’elle passe des nuits sans rêve (p. 15, p. 4, p. 20, c. 6); 3) elle évite toute planification d’action et se déclare incapable de projection dans l’avenir (p. 16, c. 6). Ainsi Léna s’exile-t-elle volontairement des «territoires originaires du récit», c’est-à-dire de son «vaste continent narratif intérieur» (Schaeffer 2020: 43 et 44).
Cet exil est susceptible d’expliquer bien des choses: en acceptant la mission proposée par Paul-Marie, Léna se met au service d’un projet exogène qui la dispense de tout dessein personnel. La page où elle apprend par cœur la liste des «noms, numéros de téléphones et adresses» (p. 5) est parlante à cet égard: Léna se remplit la mémoire avec le plan élaboré par l’ancien agent de la Stasi39. Simple exécutante, elle cesse provisoirement d’être le sujet de sa propre biographie.
Illustration 4: , p.5 © Dargaud/André Juillard/Pierre Christin 2007.
Illustration 5: Storyboard, planche 4, © André Juillard & Pierre Christin 2005
Ainsi, l’un des principaux moteurs de la curiosité du lecteur est-il interprétable diégétiquement. Léna se présente comme un instrument sans souvenirs, sans désirs et, autant que faire se peut, sans affects: «Toujours rester au-delà de la colère», «calmer des pensées qui tournaient un peu trop vite», «Ne pas penser à ça, aller de l’avant […].» (p. 19, c. 1)40. Se bornant à manifester une sorte d’attention flottante, elle avance sans crainte de s’égarer, d’être en retard ou de rater un rendez-vous. On pense alors à James Bond, dont Umberto Eco avait en son temps montré comment, à partir de la fin du premier volume (Casino Royale), il avait été libéré par son auteur de toute «névrose», de toute interrogation morale, c’est-à-dire que ce dernier avait abandonné toute «psychologie en tant que moteur de la narration». Ayant cessé de s’interroger sur les motivations de ses ennemis et celles de ses supérieurs41, Bond n’est plus qu’une «merveilleuse machine» (Eco 1981: 84). Suite au traumatisme émotionnel qu’elle a vécu, c’est à cet état que semble aspirer Léna. Elle ne s’interroge pas sur la finalité de sa mission, il lui suffit d’avoir un plan. Sa mission lui donne l’occasion de se mettre – paradoxalement – «à l’abri du chaos», après avoir fait l’expérience de l’imprévisible et de l’incontrôlable (Rimé 2005: 297 et 305).
Le désarroi existentiel et moral de Léna refait surface à la page 38, une fois la mission terminée. Il est alors temps d’en venir à l’étrange scène où l’héroïne, emportée par une colère subite, adopte un comportement tout à fait surprenant: elle devient pour la première fois vulgaire («espion de merde», «salopard de manipulateur»), agressive (elle saisit Paul-Marie par le col) et en proie à des stéréotypes de classe (elle s’en prend à sa «particule de merde»). Cet épisode – qui n’est pas développé dans le synopsis – paraît invraisemblable à la première lecture puisqu’il repose sur le soupçon que Paul-Marie aurait décidé de ne pas empêcher l’assassinat du cheikh. Fallait-il produire un peu d’agitation dans un album jusque-là fort calme ou animer le visage trop placide de l’héroïne? S’agissait-il seulement de souligner – au prix d’une invraisemblance – l’ignorance de Léna quant à l’issue de sa mission et son innocence? Ne serait-ce pas plutôt que la machine du scénario d’espionnage cesse alors de fonctionner et que Léna, à l’instar du premier James Bond42, est à nouveau «mûr[e] pour la crise, pour la reconnaissance salutaire de l’ambiguïté universelle» (Eco 1981: 84)? Il est vrai que les explications de Paul-Marie ont de quoi troubler celle qu’il appelle Hélène.
Illustration 6: Le Long voyage de Léna, p.45 © Dargaud/André Juillard/Pierre Christin 2007.
N’apprend-on pas qu’il hésite à qualifier le «vieux maître berlinois» d’ami ou d’ennemi (p. 40, c. 10), que le cheikh a été proche de tous les ceux qui sont chargés de le tuer (pp. 43-44) et que Léna elle-même – elle vient de l’admettre – n’a pas vu en ceux-ci «que des monstres»?
Il y a plus troublant peut-être. Tout au long de son «voyage», le deuil énigmatique de Léna est sans cesse mis en parallèle avec l’effondrement des utopies socialistes. La photographie encadrée de noir qu’elle transporte avec elle entre en écho graphique, dès les premières pages, avec le portrait de Trotsky et le buste de Lénine qui ornent la salle à manger berlinoise, puis, dans d’autres intérieurs, avec des images de Staline, Hafez el-Assad, Mustafa Kemal Atatürk... Croisant les «vestiges» d’un «monde disparu» de Berlin-Est (p. 9), sa voix intérieure dit: «j’ai eu sentiment curieux qu’il n’y avait presque plus rien de vivant autour de moi». Au centre de la ville, sans que l’on puisse savoir de quel passé il est question: «en longeant un pan du mur tout moche, j’aurais pu penser au passé… je ne l’ai pas fait» (p. 10). En Roumanie, l’analogie est encore plus explicite: «je sais qu’il est impossible de faire revivre le passé. Aussi impossible que de faire repartir les usines dévastées de l’époque communiste» (p. 16). Peu après, elle se donnera du courage en prenant pour exemple les statues des «vieux héros prolétariens» (p. 19, c. 1). Elle remarquera, à Kiev, les chantiers abandonnés du port (p. 23), le bâtiment officiel désaffecté devenu un «tombeau» (p. 25). De «l’ancienne Trébizonde», elle soulignera qu’ «il ne restait plus grand-chose de la magie passée» (p. 27). Le plus frappant dans cette lignée sémantique (comment croire que Léna se soit «amusée» en esquissant ce dessin, comme le prétend le projet de scénario) est sans doute la substitution, dans le carnet de croquis, de son mari Antoine en lieu et place de Staline; elle-même, affublée de tresses, se figure assise avec son fils sur les genoux du petit père des peuples (p. 31, c. 6 p. 24, c. 6).Illustration 7: Le Long voyage de Léna, p.31, © Dargaud/André Juillard/Pierre Christin 2007
L’effondrement des pays communistes est bel et bien mis en équivalence avec le désastre de son existence. Est-ce exagéré de remarquer que sa vie reposait, elle-aussi, sur une utopie dominée par la figure «paternelle» d’Antoine Desrosières? N’était-elle pas contrainte de suivre son mari, de poste en poste, avec l’unique fonction d’atténuer les effets des déménagements sur le développement de leur fils Sylvain43? Bien qu’ils soient responsables de son deuil, les terroristes que Léna va rencontrer au cours de sa mission ne sont-ils pas comme elle, les orphelins d’une utopie, privés comme elle d’identité (p. 5, c. 1), de rôle (p. 25, c. 2), d’amis (p. 18, c. 1-2)?
C’est alors bien le voyage qui importe à Léna (le chemin) plus que le but (la vengeance). Un voyage qui relie des personnes et non des villes. Il s’agit pour Léna d’expérimenter ce que cela lui fait de parler, de boire un café ou un thé, de serrer la main à ces frères (et sœur) dévoyés. Dès les premières étapes, elle avoue – sans que le lecteur puisse à ce moment comprendre la portée de la remarque – qu’il est «dur» de rencontrer ces «gens» (p. 19, c. 3). On doit alors relire l’album, et s’intéresser à chacune de ces rencontres «éprouvantes» (p. 18, c. 7) et à sa tonalité affective propre: antipathie réciproque envers Imre Sambor et le professeur Danitça — teintée d’agressivité pour le premier, d’ironie pour la seconde; «difficulté à trouver antipathique» Iouri Repitski doublée d’une «joie mauvaise» à le tromper: sympathie possible mais non formulée envers Adnan Beyamoglu qui devine que Léna est séparée des siens et qui partage son goût des baignades solitaires (ce que Paul-Marie ne manquera pas de souligner); méfiance envers les deux frères d’Alep qui ne cachent pas leur mépris. Il n’est rien dit de cet arc-en-ciel affectif dans le synopsis. Rendu perceptible par le «monologue intérieur», il aboutit à ce constat communiqué à Paul-Marie: «Tous ceux que j’ai rencontrés n’étaient pas des monstres» (p. 40, c. 1).
Pierre Christin a voulu que Le Long Voyage de Léna traverse une partie de la planète marquée, au début du XXIe siècle, par les ruines du bloc de l’Est et hantée les spectres de la Guerre froide. André Juillard a pour sa part désiré apporter plus de complexité au personnage principal. Alors que le scénariste assumait la volonté de vengeance de l’héroïne ainsi que sa fonction artificielle de «porte-regard» (Hamon 1981: 185), le dessinateur insiste pour que la finalité de la mission de Léna lui soit obscure et pour que sa détresse soit plus intéressante. Ce faisant, ce dernier accentue le paradoxe originel du caractère de la jeune femme: décidée et intrépide, elle n’en regrette pas moins un passé de femme au foyer dépendante; alternativement, elle se soumet et se révolte contre le scénario de son commanditaire. À vrai dire, aveuglement et paradoxe, soumission et révolte, frisent pareillement l’invraisemblance, mais ils permettent à Juillard de réaliser ce nouage de «l’intimisme» et de la «fresque géopolitique» qui est spécifique au duo qu’il forme avec Christin44. Ce nouage touche peu le niveau de l’histoire; l’articulation des fils étant déjà assurée dans le scénario de Christin, les apports de Juillard à la construction du personnage de Léna seront surtout déterminants pour la construction du récit. D’ordre analogique bien plus que logique, ils consistent à faire entrer en résonance affective la biographie individuelle et la grande Histoire45. La contradiction interne du personnage de Léna, tout à la fois émancipée et nostalgique, entre ainsi en écho avec la situation politique de l’ancienne zone d’influence de la Russie soviétique. Ce réseau d’analogies étant tissé sans souci particulier de l’intrigue, il augmente singulièrement, et de manière à coup sûr inattendue, les difficultés que rencontre toute tentative d’interprétation.
Bibliographie
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Annexe
Résumé de l’histoire
Un attentat non revendiqué fait dix-sept victimes dans le quartier de la légation française à Khartoum: parmi les victimes, figurent le mari et le fils d’Hélène Desrosières (Léna). Un ami de Desrosières, Paul-Marie de Calluire, membre des services secrets français, identifie les responsables. Il est informé de la prochaine opération «anti-impéraliste» fomentée par ce groupe de communistes dirigé par un ancien membre de la Stasi. Il s’agit d’assassiner un cheikh dont le rôle sera crucial dans la signature d’un accord de paix au Moyen-Orient. Le chef du réseau accepte l’aide de Paul-Marie (qu’il a eu l’occasion de fréquenter pendant la Guerre froide). Paul-Marie propose à Léna de contribuer à la neutralisation des terroristes. Léna se présente à Berlin comme le courrier qui doit livrer à chaque membre du groupe – c’est-à-dire en Hongrie, Roumanie, Ukraine, Turquie et Syrie – une partie des moyens et des données nécessaires au nouvel attentat. De ce projet, Léna ignore la cible. Ce n’est qu’une fois sa mission achevée que Paul-Marie l’en informe. Il lui cache en revanche le sort qui les attend. À Dubaï, sur le point de commettre leur forfait, ils explosent dans un véhicule piégé, pendant que Léna est en route pour l’Australie. Sur une plage, elle rencontre un veuf et son jeune fils.
Résumé du récit
Léna – on reconnaît la femme de la couverture – se rend dans un quartier de Berlin-Est. Elle a rendez-vous avec un vieil homme, nostalgique de la RDA. Il lui confie une liste de contacts qu’elle apprend par cœur avant de la brûler. Aux adresses et dates qu’elle a mémorisées, elle rencontre successivement six personnes à qui elle donne l’un des objets qu’elle transporte avec elle. Elle livre ainsi une boîte de massepain à Budapest, un flacon de parfum en Roumanie, une trousse pour diabétique à Kiev; on comprend que ces objets contiennent de quoi composer et injecter un poison. Des plans sont ensuite transmis en Turquie et une lettre codée en Syrie; ces deux derniers éléments renseignent les assassins sur la localisation et l’identité de leur future victime. Au fur et à mesure, Léna marque intérieurement sa distance envers les gens qu’elle contacte. À la fin du parcours, on apprend qui est Léna: celle-ci a perdu son fils et son mari dans un attentat perpétré par ceux-là mêmes qu’elle a rencontrés. Les services secrets français lui ont proposé la mission qui doit aboutir à leur neutralisation. À Dubaï, pendant que Léna s’envole à l’autre bout de la planète, les six terroristes explosent dans un véhicule piégé. En Australie, Léna fait la rencontre d’un veuf et de son jeune garçon.
Pour citer l'article
Danielle Chaperon, "Aux confins de la narrativité. Une expérience de lecture: du paratexte à l’interprétation", Transpositio, n° 5 "Le Long voyage de Léna" : regards croisés sur une bande dessinée, 2022https://www.transpositio.org/articles/view/aux-confins-de-la-narrativite-une-experience-de-lecture-du-paratexte-a-l-interpretation
Voir également :
Les visages de Léna
La spécificité graphique la plus massive de la bande dessinée est son caractère itératif: le moindre récit oblige le dessinateur à reproduire des dizaines voire des centaines de fois les traits d’un certain nombre – et plus souvent encore d’un nombre certain – de personnages différents, si possible fortement typés et immédiatement distinguables les uns des autres.
Les visages de Léna
La spécificité graphique la plus massive de la bande dessinée est son caractère itératif: le moindre récit oblige le dessinateur à reproduire des dizaines voire des centaines de fois les traits d’un certain nombre – et plus souvent encore d’un nombre certain – de personnages différents, si possible fortement typés et immédiatement distinguables les uns des autres. De ce point de vue, la distinction entre séries conventionnelles et «one shots» ou romans graphiques n’est pas si grande que pourrait le laisser croire une vision par trop condescendante de la hiérarchie des genres en BD1: le moindre album de cinquante pages présente déjà une, voire plusieurs centaines d’itérations du même personnage, et si le nombre des Lucky Luke dessinés par Morris ou des Astérix croqués par Uderzo s’élève, sur l’ensemble des séries qui les abritent, à plusieurs milliers, il y a moins de différences qualitatives entre quelques centaines et quelques milliers qu’entre l’unicité des personnages représentés dans l’art pictural et la moindre suite itérative dont quelques pages de BD suffisent à nous offrir l’exemple. Aussi réaliste, sérieuse ou «adulte» que se veuille une BD, elle ne saurait échapper à cette contrainte qui fait de la simplification et de la stéréotypie une loi universelle de ce type de médium.
La peinture, certes, jusqu’à la Renaissance, s’est volontiers pensée sur un mode sériel que l’on a pu comparer à celui de la BD: la vie du Christ, en particulier, a suscité des suites de panneaux ou de vitraux parfois fort longues, propension dont les quatorze stations du chemin de Croix sont demeurées l’expression la plus vivante. Mais ici encore ces séries itératives sont rarement très longues et restent liées à un art aussi schématique que symbolique, et ce n’est pas un hasard si, avec l’avènement de la représentation mimétique, à la Renaissance, cette compulsion s’est estompée: les grands cycles de fresques de Masaccio ou de Michel-Ange ne montrent plus guère qu’un nombre très restreint de réitérations des mêmes personnages. Le plafond de la chapelle Sixtine ne présente ainsi que quatre représentations de Dieu, qui ne se ressemblent que par des traits assez généraux, et il y a gros à parier que si Michel-Ange avait peint les scènes de la Sixtine dans un album de petit format au XXe siècle, il se serait trouvé des critiques pour remarquer que ses quatre Dieux n’étaient qu’assez approximativement le même personnage. De fait, ce type de reproche est fréquent dans le monde de la critique BD, et la comparaison que l’on vient d’esquisser montre tout ce que celui-ci peut avoir d’injuste. Les peintres n’ont en fait pratiqué la réitération massive des personnages qu’à des époques où la typisation l’emportait sur la mimésis. Lorsque cette dernière est devenue la norme, la peinture s’est individualisée et la création sérielle a à peu près disparu de la création picturale2. Il est évident que le génie des grands autoportraitistes (Dürer, Rembrandt, Van Gogh…) réside dans leur capacité de faire apparaître autre, au fil du temps, ce qu’une ontologie paresseuse aurait tendance à appeler «un même visage». Si tous les autoportraits de Rembrandt se ressemblaient, cela ferait longtemps qu’on n’en parlerait plus!
De ces quelques remarques, une conclusion s’impose: la BD entretient – au moins sur ce plan, et on pourrait montrer que ce n’est pas le seul (voir Corbellari 2016) – plus de rapports avec l’art médiéval qu’avec celui qui s’est développé du XVe au XXe siècle. Qu’elle soit caricaturale (type «gros nez» ou autres) ou qu’elle ait des prétentions au réalisme, elle demeure par essence un art de la stylisation et de la convention symbolique. Une BD «sérieuse» dont les personnages changeraient constamment de vêtements (il y en a, évidemment, mais elles sont moins fréquentes qu’on pourrait le penser) court vite le risque de paraître difficile à suivre, et on voit presque toujours, dans ces cas, les dessinateurs grossir, pour ainsi dire involontairement, leur trait pour compenser le surcroît d’effort cognitif demandé au lecteur. De plus, il se pourrait que les parts respectives de l’humour et du sérieux ne recouvrent pas exactement les catégories du caricatural et du réalisme. Comme le disait un personnage de la série apparemment fantaisiste, mais volontiers auto-réflexive Animal lecteur, qui tourne autour des «aventures» d’un marchand de BD,
La BD réaliste c’est un dessin idéalisé, canons classiques, traits réguliers… Rien à voir avec la réalité […]. La BD humoristique c’est la caricature, le trait juste qui croque l’individu […]. Je dirais donc que la BD humoristique est la plus réaliste et que la BD pas humoristique me fait plutôt rire. (Salma & Libon 2011:22)
Le propos n’est paradoxal qu’en apparence et peut être rapproché de celui de Scott McCloud qui faisait remarquer que
Quand on regarde la photo ou le dessin réaliste d’un visage on voit le visage de quelqu’un d’autre mais quand on est dans le monde du dessin minimaliste c’est soi-même que l’on voit. (McCloud 1999: 36)
Si elles ne disent pas exactement la même chose, ces deux citations sont néanmoins d’accord pour affirmer que l’adhésion et l’identification du lecteur aux personnages des BD qu’il lit sont souvent inversement proportionnelles à l’effort mimétique déployé par le dessinateur. Le cas de la ligne claire hergéenne est à cet égard exemplaire, son évident schématisme ne l’ayant pas empêchée, bien au contraire, d’assurer le succès d’un des héros d’aventures les plus populaires du XXe siècle, tous genres confondus. De fait, le réalisme «trop léché» brocardé par Salma et Libon n’a qu’assez rarement passé pour le nec plus ultra de l’expression bédéique, ce qu’ont bien compris les dessinateurs d’aujourd’hui, qui accompagnent de plus en plus des scénarios parfaitement dépourvus d’humour de dessins que l’on aurait, naguère encore, volontiers qualifiés de caricaturaux3. Ce n’est aujourd’hui un secret pour personne que les BD qui prétendent au réalisme graphique appartiennent souvent à la frange la plus commerciale, et donc la plus méprisée, du genre. Mais en fait, ce qui rend vaine toute recherche de «réalisme» en BD est le phénomène, auquel il me faut maintenant revenir, de l’itération: le simple fait que la BD multiplie celle-ci dans des quantités littéralement «industrielles» (société de consommation oblige) lui ferme a priori toute possibilité d’atteindre à un «réalisme pictural», au sens que l’on donnait à ce terme au XIXe siècle. En abordant ici un artiste – Juillard – régulièrement cité comme, selon la formule consacrée, «l’un des meilleurs dessinateurs réalistes de sa génération», et qui a réussi à se faire apprécier à la fois par un large public et par les amateurs exigeants, il nous sera loisible de mesurer à quel point, dans un tel medium, toute idée de mimétisme est relative, et voué à l’échec tout effort pour dégager de l’empire de la convention une introuvable essence du mimétisme bédéique.
Tout dessinateur développe des types de personnages auxquels il lui est à peu près impossible d’échapper, et si l’adepte du franchement caricatural semble avoir plus de liberté pour s’écarter des modèles fournis par la nature que celui qui cherche à s’y conformer, on constate dans les deux cas que l’habitude du métier confine les créateurs dans des stéréotypes idiosyncrasiques qui se révèlent vite aussi contraignants les uns que les autres. Tout amateur un tant soit peu assidu de BD a vite fait de reconnaître les dessinateurs qui lui sont familiers, et même les cas (exceptionnels: citons Uderzo ou Boucq) de ceux qui auraient développé parallèlement leur art dans les deux directions de la caricature et du mimétisme ne sauraient tromper l’œil exercé d’un bédéphile chevronné, sans qu’il soit d’ailleurs toujours facile d’exprimer verbalement le «je ne sais quoi» qui caractérise la «patte» de chaque créateur.
Le cas de Léna nous offre ici un cadre idéal pour expérimenter un type de recherche qu’il conviendrait de poursuivre sur une large échelle, mais dont on comprendra vite que les considérables moyens d’investigation qu’il demande aient jusqu’ici fait reculer les plus ambitieux spécialistes de la BD. Il est donc à peine nécessaire de préciser que je n’aboutirai ici qu’à des conclusions trop peu étayées pour être autre chose que provisoires. Pour que les rapides remarques qui vont suivre aient quelque valeur, il faudrait en effet les comparer à des comptages du même genre effectués sur un échantillon suffisamment grand d’autres albums et séries. L’exégèse de la BD a jusqu’ici reculé devant ce type de critique statistique4, mais il faudrait qu’elle franchisse le pas si elle veut obtenir des résultats sérieux dans cette direction. Mais comme un tel travail pourrait durablement occuper des bataillons de doctorants, on me pardonnera, je l’espère, d’appuyer ici mes comparaisons sur des approximations subjectives.
L’itération graphique en BD peut se déployer selon les deux axes traditionnels du structuralisme: l’axe paradigmatique et l’axe syntagmatique. Du point de vue du paradigme, les personnages ou autres éléments discrets d’un album ou d’une série BD peuvent être mis en parallèle avec les personnages ou éléments d’autres albums et d’autres séries, qu’elles soient du même auteur (je parlerais en l’occurrence de paradigme interne) ou plus largement d’autres auteurs (paradigme externe); du point de vue syntagmatique, il s’agirait d’examiner les réitérations d’un même personnage ou élément à l’intérieur d’un même album ou série.
Commençons par l’axe paradigmatique. Que chaque dessinateur ait ses tics et qu’il se meuve généralement dans un cercle assez restreint de types graphiques est une évidence dont on n’a pourtant peut-être pas toujours mesuré toutes les conséquences. Qu’une part inconsciente accompagne, sur ce plan, le processus créateur est d’ailleurs d’autant plus vraisemblable que le principe même de la réitération entraîne presque nécessairement chez le dessinateur un comportement quasiment somnambulique sans lequel le remplissage toujours recommencé des cases serait tout simplement insupportable. On en prendra pour exemple un des dessinateurs d’obédience réaliste dont l’uniformité des visages a le plus frappé les bédéphiles: Victor Hubinon répétait à tel point les mêmes visages de GI américains chez tous ses personnages (y compris parmi les pirates du XVIIIe siècle !), qu’il n’était plus capable d’exprimer, quand le scénario l’exigeait, la dégradation des traits de certains de ses héros. Ainsi, lorsque Eric, retrouvant son père prisonnier des Barbaresques, est ému de pitié car Barbe-Rouge lui paraît méconnaissable, le lecteur a tout lieu de le trouver peu physionomiste, car lui-même ne remarque au mieux chez le démon des Caraïbes qu’un très léger désordre de la coiffure qui n’a en fait perdu que sa teinture (Charlier et Hubinon 1995: 151) ! Mais l’automatisme peut aussi générer, à l’inverse, de curieux effets de distorsion. Ainsi, il n’a pas échappé aux meilleurs lecteurs des aventures de Yoko Tsuno que leur auteur, Roger Leloup, avait tendance à affubler d’yeux bridés des personnages sans aucune accointance avec l’Extrême-Orient. D’où la question: est-ce parce qu’il avait une tendance naturelle à l’ «orientalisation» des visages qu’il a choisi de raconter les aventures d’une Japonaise, ou est-ce parce que son héroïne était Japonaise qu’il en est venu à japoniser ses Européens ? On notera – mais cela est peut-être sans rapport avec la solution de cette énigme – que, bien qu’ancien assistant d’Hergé, Leloup prépubliait Yoko Tsuno dans le Journal de Spirou et qu’une tendance, encore présente dans ses premiers récits, à représenter certains personnages sous un angle légèrement caricatural (marque de fabrique de l’école de Marcinelle) s’est assez rapidement estompée sous sa plume pour aboutir à un style réaliste aseptisé dont les yeux bridés sont devenus l’un des indices les plus sûrs.
Venons-en à Léna: celle-ci apparaît d’emblée, aux lecteurs familiers de l’univers graphique de son dessinateur, comme un personnage typiquement «juillardien»5. Ses cheveux noirs et courts, son visage allongé en triangle l’apparentent clairement à une série de personnages analogues qui peuplent les créations de l’auteur. C’est le cas en particulier de Louise, l’héroïne québécoise du Cahier bleu, mais aussi de Blanche, la mère de l’héroïne des Sept vies de l’épervier, personnage quantitativement peu présent dans la série, mais à qui son rôle central dans la scène inaugurale du premier tome confère évidemment un caractère emblématique. Quant à Ariane, l’héroïne, dont la naissance est consécutive à cette scène, elle a bien la même forme de visage mais ses cheveux bruns et plus longs nous éloignent un peu du «type Léna». Il faut toutefois remarquer que Juillard ne lui dessine que rarement les cheveux complètement libres, ce qui la rapproche d’Eve, l’héroïne d’Après la pluie, également brune aux cheveux longs mais attachés en queue de cheval. Si l’on parcourt les Blake et Mortimer de Juillard, on remarquera que notre dessinateur est le principal promoteur des femmes dans l’œuvre néo-jacobsienne. Cependant, sans trop de surprise, presque toutes celles qu’il dessine ont les cheveux courts, notre dessinateur affectionnant visiblement les coupes «garçonne» encore très présentes dans l’Angleterre des années 50.
Fig. 1: Travaux préparatoires pour Le Long voyage de Léna
© André Juillard
Ce relevé ultra-rapide des types féminins dominants dans l’œuvre juillardienne nous confirme donc la typicité de Léna et nous met sur la voie d’un élément récurrent dans la pratique du dessinateur: la réticence à s’attarder sur les coiffures féminines. Gêne, goût personnel, paresse ? on ne s’attardera pas à en démêler la signification profonde (et nous n’atteignons certes pas, en l’occurrence, les extrêmes névrotiques d’un Leo, dont les héroïnes tendent presque toutes à arborer une pilosité crânienne zéro !)6, plus intéressant étant de constater que cette propension donne à ses personnage féminins un caractère légèrement androgyne. On associera cette tendance à deux exemples curieux pris dans Le Long voyage de Léna; au tout début, la première apparition, de face (p. 4), de la bonne du professeur berlinois nous fait l’illusion d’un vieil homme ventripotent, et un peu plus loin (p. 17) la sévère professeure roumaine Danitça a non seulement un petit chignon qui permet de faire l’impasse sur sa chevelure, mais surtout une lèvre supérieure si prononcée qu’elle en évoquerait presque une moustache. Ces deux cas frisent le lapsus; parler de déni de féminité serait peut-être trop dire, mais ils introduisent indéniablement un "trouble dans le genre". De fait, l’indistinction des sexes va dans les deux sens7: Victor, le héros du Cahier bleu, possède une chevelure noire légèrement en bataille dont la ressemblance avec celle de Louise est frappante, ce qui ne peut avoir échappé au dessinateur qui dispose clairement les deux personnages en miroir dans certains cases (voir en particulier p. 20, c. 4, p. 35, c. 4, ou encore p. 44, c. 4). De manière générale, beaucoup de personnages masculins de Juillard se distinguent par la finesse de leurs traits; ses barbus eux-mêmes – l’Abel d’Après la pluie ou le Rob de Léna et les trois femmes (un peu moins, certes, l’Henri IV des Sept vies de l’épervier!) – ont quelque chose de fragile, et le Mortimer dessiné par Juillard est assurément, avec sa mèche molle, la moins virile des incarnations graphiques du pugnace professeur écossais.
Un des tout premiers personnages dessinés par Juillard nous fournit peut-être une des clés de sa tendance à l’androgynie: chevalier médiéval, héros d’une série de jeunesse de l’auteur, Bohémond de Saint-Gilles arbore en effet déjà le visage triangulaire signalé plus haut et, surtout, une coupe au bol sur des cheveux noirs qui trahit une influence extérieure évidente, celle du parangon de tous les héros de la bande dessinée médiévalisante: le Prince Valiant d’Harold Foster, lequel a également influencé les traits du Johan de Peyo et de nombreux héros français moins célèbres (voir Corbellari 2001). Or, l’androgynie de Prince Valiant est criante, issue non seulement d’un certain idéal hollywoodien des années 1930, mais plus encore d’un fameux type médiéval révisé par l’imagerie du XIXe siècle et dont le rayonnement n’est plus à démontrer: celui de Jeanne d’Arc. Léna avatar de la pucelle d’Orléans ? Pour inattendue et quelque peu lointaine qu’elle paraisse, la proposition n’est peut-être pas totalement dénuée de pertinence. Léna n’est-elle pas à sa manière une combattante ? De fait, qui ne serait frappé, en voyant la couverture du Long voyage de Léna, par le profil à la fois désabusé et impénétrable de l’héroïne ? N’était l’évidence de la robe et du corps de femme, quiconque, isolant ce visage, en déduirait que le protagoniste du récit est masculin ne ferait qu’une inférence parfaitement crédible.
Passons maintenant à la série syntagmatique. Une des particularités des deux premiers albums des aventures de Léna réside dans leur linéarité et dans le fait que l’héroïne est présente dans absolument toutes les scènes, à l’exception de l’avant-dernière du premier tome (p. 46-53), où elle ne se fait pas oublier pour autant, puisque chaque case centrale de ces huit pages revient sur elle en montage alterné8. La plupart des autres personnages n’interviennent, surtout dans le premier récit, que pour une seule étape du parcours de Léna, et on peut donc dire que la présence de cette dernière écrase littéralement toutes les autres, ses incarnations graphiques représentant à elles seules un bon quart (excluons les simples figurants – parmi lesquels Juillard a eu la coquetterie de placer, touristes visitant Berlin, les Louise et Victor du Cahier bleu9) des personnages dessinés10. Cette prédominance fait de Léna le seul personnage dont les réitérations peuvent appuyer valablement un propos statistique; c’est donc sur elle que je vais maintenant me concentrer. Précisons tout d’abord que ne seront prises en compte que les apparitions dans lesquelles la tête de Léna est visible, les gros plans et inserts, de toute façon très peu nombreux, sur d’autres parties de son corps n’ayant pas de pertinence dans ce cadre: ce qui fonde la ressemblance d’un personnage de BD est en effet toujours sa tête, car la question de la ressemblance ne se pose pas du tout de la même manière pour une main ou un pied: à moins d’un signe caractéristique (détail sur lequel on n’insiste généralement que parce qu’il avait, précisément, jusque-là passé inaperçu), il suffit au mieux d’identifier les membres comme masculin ou féminin (ou enfantin). Dans le registre caricatural, le vêtement intervient certes massivement dans la typification des personnages: si on représentait Obélix victime d’un régime, le dessin de la tête ne suffirait peut-être pas à le reconnaître, mais les braies rayées de bleu et de blanc dissiperaient toute ambiguïté. Il ne faut toutefois pas attribuer à la question du vêtement une importance plus grande qu’elle n’en a. Dans son assez cynique parodie de Lucky Luke, Bouzard affuble le temps d’une scène le fameux cow-boy solitaire d’une chemise rouge et d’un foulard jaune et s’amuse à montrer le désarroi des autres personnages, qui ne le reconnaissent plus (Bouzard 2017: 10-17), façon de dire par l’absurde au lecteur que cette convention n’est peut-être pas aussi irrévocable qu’on le croit souvent.
En même temps, il serait naïf de croire que le registre réaliste est insensible à la signalétique vestimentaire (les personnages de Barbe-Rouge, par exemple, ne se changent pas souvent – on sait que l’hygiène était douteuse au XVIIIe siècle, mais tout de même !), et Léna nous en donne précisément la preuve, Juillard la vêtant obstinément de noir presque jusqu’à la fin de ses aventures. Il est vrai que notre héroïne alterne divers modèles de robes, y superpose parfois une veste beige, voire un pullover, et troque de temps à autre la robe contre un costume de bain (d’une pièce) ou même un T-shirt, assorti à un jean. Mais ce n’est qu’à la page 45 du deuxième tome qu’elle rompt avec le noir, arborant un chemiser rose, puis une blouse de même couleur, et enfin un T-shirt jaune, avant d’apparaître dans les dernières cases, solitaire face à la Volga, avec un manteau et des bottes brunes, qui recouvrent un jean bleu et un pull assorti. Apparaît ainsi de manière assez obvie l’un des sens (d’ailleurs confirmé par le dessinateur11) de l’aventure de Léna: le dépassement d’un deuil.
Il me faut maintenant aborder le volet le plus fastidieux à élaborer, mais non le moins important, de mon enquête, car ce n’est qu’après avoir compté et classé les itérations du personnage de Léna que l’on pourra commencer à voir clair dans les pratiques graphiques de Juillard. Si mes calculs sont exacts, Le Long voyage de Léna et Léna et les trois femmes reproduisent 639 fois la tête de l’héroïne: 311 dans le premier volume, 328 dans le second, chiffres dont la légère différence s’explique par le fait que, comme on l’a vu, l’avant-dernière scène du Grand voyage de Léna se déroule en la quasi absence de l’héroïne. J’avoue que les critères que j’ai retenus pour faire mon décompte ne sont pas totalement sans défaut: j’ai inclus des silhouettes lointaines, alors que quelques plans moyens sur les jambes de Léna – davantage destinés à dynamiser la narration qu’à occulter sciemment le visage de l’héroïne – n’ont pas été recensés. J’ai également renoncé à tenir compte des vagues silhouettes de tête émergeant à peine derrière des vitres de voitures ou d’autobus, et je n’ai compté qu’une apparition dans les deux cases (une par album, ce qui n’est sans doute pas dû au hasard) où l’on voyait Léna se regarder dans un miroir. Pour autant, ces petites hésitations me semblent trop minimes pour altérer les statistiques que je propose.
Le critère le plus intéressant à appliquer pour classer ces images m’a paru être celui des angles de vue, auquel je restreindrai donc ici mon enquête. J’ai retenu six catégories: visage vu de profil, de trois-quarts-face, sous un angle compris entre le trois-quarts et le profil, en profil perdu, de face et de dos. En fait, les deux dernières citées se sont révélées des catégories un peu fantômes: je n’ai observé pratiquement aucun plan de tête complètement de face ou de dos et les quelques occurrences que j’en ai tout de même répertoriées s’accompagnaient généralement d’une vue légèrement décalée du reste du corps. De tels décalages s’observent d’ailleurs aussi avec les profils, et Juillard, dont on verra qu’il affectionne cet angle, manifeste une forte tendance à mettre des têtes de profils sur des corps qui ne le sont pas toujours tout à fait, par souci, sans doute de stylisation. J’ai par ailleurs assimilé à des profils perdus toutes les vues par l’arrière qui n’étaient ni clairement des profils ni clairement des vues de dos, et je n’ai pas sérié en détail, les subsumant sous l’étiquette arbitraire de demi-face, les diverses variations des angles compris entre le trois-quarts et le profil, de toute façon en nombre suffisamment peu nombreux pour qu’il soit peu vraisemblable que le dessinateur ait eu lui-même une pratique complètement codifiée en la matière. Je n’ai pas non plus tenu compte des très rares vues en plongée (je n’ai observé aucune contre-plongée), généralement peu spectaculaires12. Enfin, il aurait peut-être fallu signaler certains angles d’inclination de la tête, mais ceux-ci ne remettent généralement pas en question la distinction du profil ou du trois-quarts-face. Aussi rudimentaire que soit cet inventaire, le résultat ne m’en semble pas inintéressant:
On observe peu de variations entre les deux albums, excepté pour la quatrième catégorie mais l’augmentation que l’on note entre le premier et le second tome ne suffit pas à changer la hiérarchie, très claire, des trois angles les plus courants.
C’est évidemment ici que des comptages faits chez d’autres dessinateurs seraient indispensables à l’interprétation de nos résultats. Pour un Gotlib, dont la raideur est proverbiale (faces et profils dominent massivement son dessin13), combien d’autres dessinateurs, parfois moins virtuoses, dont les choix d’angles faciaux sont infiniment plus variés! De ce point de vue, le fait que les vues de dos et de face soient extrêmement rares dans nos deux albums (et qu’elles soient de toute façon, comme je l’ai déjà précisé, sujettes à caution) semble s’inscrire dans une tendance générale de la BD d’obédience réaliste. Les angles situés entre le trois-quarts et le profil sont par contre en nombre limité dans nos deux albums, ce qui semble témoigner d’une certaine rigidité en contraste avec la pratique d’autres maîtres du dessin «réaliste» (Giraud – pour prendre un exemple peut-être extrême – use, par exemple dans les aventures de Blueberry, d’une variété d’angles qui défie toute classification), mais il faut tout de même noter la nette tendance à la hausse dont fait preuve Léna et les trois femmes. Donc, même si ces angles sont souvent d’interprétation difficile, il ne fait pas de doute que Juillard a montré davantage de souplesse dans le second volume de son diptyque14. La raison m’en semble résider dans la plus grande masse de personnages que comprend le deuxième album: l’héroïne plus solitaire du Grand voyage de Léna ayant à assumer moins de dialogues avec plusieurs interlocuteurs simultanés, le besoin de raffiner l’angle facial qu’elle leur présentait était moins grand.
Frappe, enfin, l’importante proportion des profils, qui semble générale chez Juillard et qui explique peut-être pourquoi il s’est vite senti à l’aise dans le style jacobsien, les dialogues entre personnages de profil étant, on le sait, extrêmement abondants dans les aventures originales de Blake et Mortimer. Dans le cas de Léna, la fréquence des profils n’est cependant que peu liée aux situations d’interlocution, les dialogues étant plus volontiers traités en champ-contrechamp; ils définissent plutôt Léna – une grande partie étant tournés vers la droite – comme une femme qui avance sans cesse, tournée résolument vers un futur qu’elle n’appréhende ni ne craint outre mesure, en même temps que tout nous indique qu’elle fuit un passé traumatisant. On remarquera que la couverture du premier tome et la dernière image du second montrent toutes deux l’héroïne de profil le regard tourné vers une étendue d’eau (la Mer Noire dans le premier cas, la Volga dans le second) dont on ne voit pas l’autre rive, indice assez clair du caractère emblématique de la posture.
Cette dynamique de la fuite explique sans doute aussi l’importance quantitative des profils perdus: Léna semble par-là continuellement échapper à la prise que l’on pourrait avoir sur elle. On pourrait lire, au demeurant, dans le choix de cet angle, une propension plus générale de Juillard: Le Cahier bleu affectionne également le profil perdu, qui pourrait bien y exprimer identiquement l’impossibilité de saisir, au propre comme au figuré, les êtres que l’on croise et que l’on désespère de comprendre.
Encore une fois, pour être solides, ces remarques exigeraient des mises en séries matériellement impossibles à même esquisser ici, et qui seules nous garantiraient de l’arbitraire. Et même ainsi la certitude d’avoir atteint à l’essentiel resterait douteuse: qui nous garantit, en effet, que les statistiques – qui épuisent certes le quantifiable – parviennent à cerner le significatif? Un seul détail frappant fait, parfois, plus d’effet que cent occurrences banales d’un même motif. L’exception tranche toujours efficacement sur la règle; encore faut-il que la règle soit clairement reconnue! Et dans la mesure où le travail quantitatif ici esquissé reste largement à faire, il n’aura peut-être pas été totalement inutile d’en énoncer les principes et de faire miroiter les horizons qui s’ouvrent devant ceux qui sauront le mener à bien.
Une chose est certaine: les aventures de Léna se prêtent particulièrement bien, par ce que l’on pourrait appeler l’ubiquité graphique de leur protagoniste, à une enquête de détail sur les modalités de son itération. Aux rapides remarques que je viens de faire à propos des angles sous lesquels apparaît son visage pourraient venir s’ajouter des considérations sur les variations de sa coupe de cheveux, le système de ses vêtements, les objets (cigarettes, verres, etc.) qu’elle manie, le rythme et le rituel de ses nombreuses baignades, qui scandent les deux albums, les éléments (au sens bachelardien) qui l’entourent (terre, eau, air et feu ont chacun leur lot); le tout mis en lien avec les séries que permettent de dégager les axes paradigmatiques et syntagmatiques. Un tel travail pourrait s’inscrire dans le cadre d’une «littératie médiatique multimodale» (Lebrun, Lacelle, Boutin 2012) qui permettrait à l’étude de la BD de dépasser les oppositions contestables du réalisme et du caricatural, du sériel et de l’individuel, du comique et du sérieux, voire du puéril et du littéraire, en s’appuyant sur ce qui dans le medium ne peut pas être réduit à des effets de sens déjà codifiés par une tradition qui a toujours tendu à amoindrir la portée d’un art trop souvent encore réduit à une sous-littérature. L’enquête, assurément, ne fait que commencer.
Bibliographie
Bouzard, Guillaume (2017), Jolly Jumper ne répond plus, Paris, Lucky Comics.
Charlier, Jean-Michel & Victor Hubinon (1995), L’intégrale Barbe-Rouge, Paris, Dargaud, tome 5.
Chavannes, Renaud (2005), Edgar P. Jacobs et le secret de l’explosion, Montrouge, PLG.
Corbellari, Alain (2001), «Le Chevalier et son double. La représentation du souverain dans la BD médiévalisante», in Le Moyen Âge par la bande. BD et Moyen Âge, Études de Lettres, n° 257, p. 65-84.
Corbellari, Alain (2016), «Le Moyen Âge invente la BD», Historia, avril, p. 50-55.
Collectif (2012), «Entretien avec André Juillard et Philippe Ostermann», Master-class à l’Université de Lausanne, 27 avril.
Gotlib, Marcel (1970), Rubrique-à-brac, Paris, Dargaud, tome 1.
Christin, Pierre & André Juillard (2020), Dans le brasier, Paris, Dargaud.
Christin, Pierre & André Juillard (2009), Léna et les trois femmes, Paris, Dargaud.
Christin, Pierre & André Juillard (2006), Le Long Voyage de Léna, Paris, Dargaud.
Juillard, André (1998), Après la pluie, Tournai, Casterman.
Juillard, André (1994), Le Cahier bleu, Tournai, Casterman.
Juillard, André & Patrick Cothias (1998b [1992]), Les Sept vies de l’épervier (intégrale), Grenoble, Glénat.
Juillard, André & Yves Sente (2000-2016), Blake et Mortimer, Bruxelles, éd. Blake et Mortimer, 7 vol.
Juillard, André & Claude Verrien puis Pierre Marin (1979-1983), Bohémond de Saint-Gilles, Paris, Fleurus, 4 vol.
Lebrun, Monique, Lacelle, Nathalie et Boutin, Jean-François (éd.) (2012), La littératie médiatique multimodale, Québec, Presses de l’Université du Québec.
McCloud, Scott (1999 [1993]), L’art invisible, trad. de l’américain par Dominique Petitfaux, Paris, Vertige Graphic.
Salma, Sergio & Libon (2011), Animal lecteur, 2, «Il sort quand ?», Marcinelle-Charleroi, Dupuis.
Pour citer l'article
Alain Corbellari, "Les visages de Léna", Transpositio, n° 5 "Le Long voyage de Léna" : regards croisés sur une bande dessinée, 2022https://www.transpositio.org/articles/view/les-visages-de-lena
Voir également :
Une question de point de vue : mode et voix dans "Le Long voyage de Léna"
La notion de «focalisation», devenue usuelle dans l’enseignement de la littérature pour aborder les récits romanesques, est parfois malaisée à proposer en tant qu’outil d’analyse dans la mesure où elle tend à recouvrir une trop grande diversité de phénomènes et présente certains flottements dans sa définition même, posée par Gérard Genette (Genette 1972 : 183-224 ; 1983 : 43-52) et reprise ou discutée par ses continuateurs.
Une question de point de vue : mode et voix dans "Le Long voyage de Léna"
La notion de «focalisation», devenue usuelle dans l’enseignement de la littérature pour aborder les récits romanesques, est parfois malaisée à proposer en tant qu’outil d’analyse dans la mesure où elle tend à recouvrir une trop grande diversité de phénomènes et présente certains flottements dans sa définition même, posée par Gérard Genette (Genette 1972 : 183-224 ; 1983 : 43-52) et reprise ou discutée par ses continuateurs. Ainsi Reuter souligne-t-il dans un ouvrage de synthèse récent à vocation pédagogique l’importance de l’étude du «point de vue» en ces termes :
La question des perspectives est en fait importante pour l’analyse des récits car le lecteur perçoit l’histoire selon un prisme, une vision, une conscience, qui détermine la nature et la quantité des informations. (Reuter 2016: 47)
Force est de constater qu’une telle conception englobante ne facilite guère l’appréhension des phénomènes : la subordination de la transmission d’informations narratives (envisagée de façon quantitative, en fonction d’un degré de restriction) à la construction d’un sujet percevant (étonnamment assimilé ici au lecteur et non au personnage) a en effet pour inconvénient de postuler une corrélation nécessaire entre deux niveaux distincts (le second «déterminerait» le premier). En outre, les notions de «vision» (héritée de Jean Pouillon) et de «conscience» demeurent entachées d’imprécisions : la première parce que la dimension visuelle est conçue de manière métaphorique en littérature et par conséquent s’avère problématique dans une démarche transmédiale, la seconde parce qu’elle porte sur l’accès à un état mental qui est davantage tributaire de choix énonciatifs (il relève donc plus de la voix que du mode).
La comparaison avec des médias visuels et narratifs tels que la bande dessinée ou le cinéma peut a priori sembler commode pour clarifier certaines des facettes de la question du «point de vue», mais elle occasionne souvent de nouvelles confusions. Le présent article entend revenir sur ce cadre théorique à partir d’une analyse de l’album Le Long Voyage de Léna (2006) scénarisé par Pierre Christin et dessiné par André Juillard, et de quelques références ponctuelles à sa suite parue en 20091. Nous souhaitons démontrer à la fois la productivité de certaines notions de la narratologie pour examiner le médium de la bande dessinée (et inversement) ainsi que l’intérêt spécifique de cet album dans le cadre d’un usage pédagogique visant à illustrer les concepts de mode et de voix. Rappelons que le dessinateur André Juillard est l’auteur du Cahier bleu (1994), autre récit centré sur la vie intime d’un personnage féminin qui, à l’instar du célèbre Rashômon (le seul film à être cité par Genette), présente un récit en focalisation interne variable (ou multiple selon les segments racontés) 2.
Prémisses théoriques : focalisation et médias (audio)visuels
Comme dans d’autres moyens d’expression, le fonctionnement du récit en bande dessinée et corrélativement le positionnement du lecteur par rapport à l’histoire racontée dépendent dans une large mesure de choix qui sont effectués par les auteurs quant à la construction du «point de vue» – hyperonyme dont il importe de prendre conscience de la polysémie3 et de l’iconocentrisme4, mais qui a l’avantage de résonner, au-delà du seul champ de la narratologie, avec des aspects envisagés au sein de différents champs disciplinaires5 et à propos tant de représentations visuelles (œuvres picturales, photographie,…) que de productions et dispositifs médiatiques (cinématographiques, vidéoludiques, etc.). Ce qui importe à notre sens, à l’ère des caméras subjectives et des jeux vidéo en «première personne», c’est de discuter dans une démarche intermédiale une notion inscrite dans différentes traditions théoriques en confrontant les acquis de celles-ci sur un objet spécifique, en l’occurrence ici la bande dessinée. Nous nous cantonnerons dans le présent article à envisager le «point de vue» sur deux plans distincts : en termes de réglage épistémique de l’accès (plus ou moins restreint) à des informations pertinentes pour la compréhension du récit (la «focalisation»au sens de Genette)6 et de subjectivisation de la représentation par l’éventuel filtre d’un personnage (ou, comme nous le verrons, par la présence récurrente de ce dernier à l’image). Cette dernière s’opère notamment (mais non exclusivement) à un niveau perceptif : il s’agit du point de vue (au sens strict) ou du point d’écoute pour la composante auditive (suggérée ponctuellement dans le médium «muet» de la bande dessinée par le truchement, notamment, de bulles et onomatopées).
L’absence de distinction entre ces deux niveaux (épistémique et perceptif), comme l’a montré Raphaël Baroni (2020) dans un récent état de la question, explique la plupart des réserves adressées à la typologie genettienne de la focalisation. Baroni fait le constat qu’il faut «admettre une articulation possible entre deux manières très différentes d’aborder la question de la perspective narrative» (2020: 33), et ce d’autant plus lorsque l’objet d’étude, à l’instar de la bande dessinée, offre une représentation visuelle dont l’examen ne peut se satisfaire d’une acception flottante initialement pensée pour le récit romanesque:
Les récits graphiques et audiovisuels apparaissent en effet comme des révélateurs d’un risque de confusion entre deux phénomènes très différents : d’un côté, le réglage de l’information narrative, de l’autre, la construction d’une vision subjective, qui passe par des procédés formels spécifiques.» (Baroni 2020: 34)
Dans une perspective transmédiale analogue, nous privilégierons des modèles non spécifiquement élaborés pour le récit scriptural. Une approche comme celle d’Alain Rabatel visant à étudier les marqueurs linguistiques de la représentation de perceptions subjectives en proposant un modèle alternatif aux «efforts genettiens et post-genettiens de définition du foyer reste[raie]nt marqués par une sorte de primat phénoménologique de la vue» (1998: 8) pourrait certes contribuer à l’étude de la genèse d’un album (via des documents scénaristiques7) ou ponctuellement à la part verbale du récit bédéique, mais elle nous conduirait à faire l’impasse sur les principales propriétés d’un moyen d’expression qui repose sur une interaction entre texte et images.
Ainsi n’est-ce pas un hasard si c’est précisément dans le champ de l’étude du récit filmique que les deux phénomènes distingués par Baroni ont été envisagés conjointement sans être pour autant confondus : François Jost, dans l’ouvrage L’Œil-caméra (1987) auquel se réfère Baroni, distingue la focalisation qui a trait au savoir de l’ocularisation (ou auricularisation) qui concerne le voir (ou l’entendre), dédoublant de la sorte, avec quelques nuances, les critères sur lesquels repose la typologie genettienne. Ainsi l’ocularisation zéro est définie par le fait que la caméra «ne prend la place d’aucun œil interne à la diégèse» et l’ocularisation interne par le fait que «le spectateur s’identifie ponctuellement au regard du personnage» (Jost 1987: 26). Cette dernière est dite primaire lorsque des éléments internes à l’image renvoient à la présence du regard d’un personnage, et secondaire «lorsque la subjectivité de l’image [au sens strictement perceptif] est construite par le montage, les raccords» (Jost 1987: 27). On peut ajouter que Bordwell et Thompson, pour leur part, abordent dans le domaine des études cinématographiques ce qu’ils appellent le «champ informatif» du récit filmique, respectivement sous l’angle de son étendue (degré de restriction) et de sa profondeur (degré de subjectivité), témoignant ainsi d’un même souci de distinguer deux types de phénomènes8 (2009: 141-147). Leur conception graduelle ne permet toutefois pas d’isoler des types de configuration narrative, commodes selon nous pour définir un régime dominant dans un segment donné du récit analysé, fût-ce pour montrer, à travers les particularités que présente ledit segment, en quoi il diffère du type prévu par la théorie. On pourrait à ce titre affirmer que chaque changement majeur de type de focalisation (niveau épistémique) ou d’attribution d’un statut de sujet percevant à un personnage (niveau perceptif) introduit dans le récit une nouvelle «séquence» qui s’inscrit plus généralement dans une architecture rythmique globale qui influence notre expérience de lecture ou de visionnement, et dont il est possible de rendre compte dans l’analyse. C’est pourquoi nous opterons pour la typologie de François Jost, et ce en dépit de la gymnastique articulatoire qu’exige à l’oral la prononciation des néologismes proposés. La distinction postulée par Jost entre «cognitif» et «perceptif» demeure toutefois redevable d’un modèle (genettien) peu adapté à l’étude de l’inscription d’une subjectivité, puisque celle-ci ne peut se réduire à la présence d’un sujet de la perception.
Nous en voulons pour preuve la discussion, chez les théoriciens du cinéma, des effets d’un usage systématique de la caméra subjective («POV-shot» en anglais, terme qui souligne la polysémie du point of view)9. Il a en effet été discuté en quoi ce procédé qui assoit l’ocularisation interne n’implique pas nécessairement une focalisation interne ni ne favorise l’accès à la «psychologie» du personnage dont nous partageons la perception. Au contraire, le rejet hors-champ constant du visage (sauf présence de miroirs) résultant d’une assimilation de la caméra à l’emplacement supposé des yeux du personnage enraie l’expression d’une subjectivité qui, au cinéma, passe surtout par la monstration à l’écran du jeu de l’acteur ou de l’actrice. La caméra subjective postule en outre que les personnages regardés par le sujet diégétique nous regardent (plutôt qu’ils ne se regardent au sein d’une diégèse supposément close et autonome). C’est pourquoi les usages de la caméra subjective au cinéma se veulent le plus souvent «déshumanisants» au sens où ils sont rapportés à des êtres caractérisés par une altérité totale (du moins lorsque la production de l’image n’est pas motivée au sein même de la diégèse par un personnage-filmeur)10 : le regard que nous partageons y est de manière récurrente celui d’une froide machine à tuer (prolongement morbide de la caméra))11. L’essor des jeux vidéo en «First Person», s’il a contribué à populariser le procédé au cinéma12, n’invalide pas fondamentalement ce constat : dans un tel médium interactif, le rapport à l’avatar vidéoludique consiste surtout en l’exploitation d’un élément actionnable plutôt qu’en l’identification à un personnage13. Même si, en bande dessinée, la référence au cinéma transparaît dans un recours à une ocularisation interne ancrée de manière récurrente dans un même personnage (par exemple dans les planches dédiées, dans le roman graphique From Hell, au futur tueur14), ce constat a priori paradoxal d’une «caméra subjective» faiblement chargée en «subjectivité» est considérablement affaibli pour trois raisons: le médium ne met pas en jeu la construction socioculturelle de la vedette qui incarne un personnage (en le chargeant de sa persona à laquelle peuvent être associés des affects) – le personnage, à la rigueur, y est une star en soi ; l’ocularisation interne n’implique pas un jeu d’occultation/exhibition d’un dispositif technique de prise de vues (même si son corolaire, le «regard à la caméra», vise aussi le lecteur) ; enfin, le degré de stylisation de la représentation dessinée du personnage, lorsqu’elle est soumise comme chez Juillard aux conventions graphiques du dessin réaliste, fait de l’expression faciale et corporelle du protagoniste un canal qui offre, comparativement à la caricature humoristique, beaucoup moins de lisibilité à l’expression de l’intériorité, au même titre que le texte écrit ne peut guère rendre compte du grain d’une voix, sauf expédients ponctuels de type onomatopéique. Il s’agit là de limites discutées dans le présent dossier par Alain Corbellari, pour qui «l’adhésion et l’identification du lecteur aux personnages […] sont souvent inversement proportionnelles à l’effort mimétique déployé par le dessinateur» (même s’il ne faut pas négliger combien l’exhibition de l’acte de graphiation, pour reprendre le terme de Marion 1993, amoindrit l’immersion dans la fiction et par conséquent l’identification à des personnages qui, souvent, sont précisément fortement stétéotypés). Nous verrons que les auteurs du Long Voyage de Léna ont su tirer parti de ces limites intrinsèques. Car rien n’interdit de jouer précisément sur cette ambiguïté pour établir un certain régime de subjectivité, et il ne fait pas de doute que dans l’album que nous étudions, le scénario de Christin était spécifiquement prévu pour le style graphique déjà bien établi de Juillard.
Le parti de Léna
Nous examinerons ici en détail les partis-pris de Christin et Juillard en termes de focalisation (restriction du champ informatif) et de point de vue (dans le sens spécifique de l’ocularisation). Une première évidence consiste à noter qu’il n’est pas besoin de voir à travers les yeux de Léna, courrier qui transmet des informations entre les membres d’un réseau terroriste et s’avère être un agent infiltré, pour partager le vécu de la jeune femme. Comme nous l’avons exposé ailleurs, la notion de «point de vue», considérée comme un hyperonyme, ne se réduit pas aux aspects mentionnés jusqu’ici : les choix concernant la modalisation du discours narratif procèdent plus fondamentalement d’un positionnement idéologique des auteurs qui transmettent, qu’ils le veuillent ou non, une certaine opinion sur le monde (Boillat 2006). Aussi, dans Le Long Voyage de Léna, il n’est pas anodin que cela ne soit pas avec l’équipe internationale de comploteurs que Christin et Juillard solidarisent leur lecteur comme cela se serait produit s’ils les avaient élus en tant que personnages sur lesquels le récit est focalisé – cette mise à distance sera encore plus marquée dans le deuxième tome par rapport aux djihadistes –, et si, inversement, la prise en charge énonciative du récit de l’assassinat des terroristes, qui s’amorce à la page 44 et s’achève sur les trois cases de l’explosion de la page 5315, n’est plus assumée, comme dans les deux premiers tiers de l’album, par l’héroïne qui, jusque-là, s’exprimait à la première personne dans les textes de récitatifs. Cette «voix intérieure» du personnage a en outre un impact spécifique sur le lecteur en ce qu’elle assure, de manière continue, la présence verbale du personnage de Léna, et de la sorte garantit sa disponibilité à l’adhésion affective du lecteur, et ce même si les énoncés s’avèrent peu modalisés. Dans un ouvrage ultérieur à L’Œil-caméra, François Jost mentionnait de manière incidente (et à notre connaissance jamais reprise dans les discussions sur ces questions) un aspect qui constitue peut-être encore une autre facette du «point de vue», ou du moins qui est irréductible au caractère strictement quantitatif de la focalisation selon une conception empruntée par Genette à Todorov (1966), et qui stipule que le savoir du lecteur est inférieur, égal ou supérieur à celui du personnage:
En termes cognitifs, qu’est-ce que la focalisation interne ? C’est, pour celui qui raconte, décider, consciemment ou non, que l’on va faire partager au lecteur ou au spectateur la vie du personnage, comme il est censé l’appréhender ou l’avoir appréhendé […]. Pour que l’on sache comme il sait (non pas : ce qu’il sait), on doit éprouver comme lui. La focalisation vise à faire partager une impression. (Jost 1991: 43).
Ce passage du quoi au comment, de la connaissance à l’émotion n’est en fait guère favorisé par la conceptualisation de la focalisation, trop ancrée dans un cadre (post)structuraliste pour tenir compte des modalités d’absorption diégétique du lecteur/spectateur. Or, le «long voyage» qui fut d’abord celui de Christin (lorsqu’il prit des clichés qui serviront de matériel documentaire16) est certes rapporté à Léna, mais il est aussi celui du lecteur de l’album : sans voir à travers ses yeux, sans en savoir autant qu’elle sur les raisons de sa présence dans les lieux successivement visités, le lecteur appréhende le monde fictionnel par le biais de l’expérience qui est la sienne. Bien que le texte du récitatif thématise une forme de blocage d’une subjectivisation des énoncés («J’aurais pu penser au passé… Je ne l’ai pas fait», p. 10, «Cette nuit-là encore, j’ai dormi sans rêves», p. 20, ou «J’essayais seulement d’être lisse, fraîche et sans mémoire», p. 32) – blocage qui certes rappelle la fuite en avant perpétuelle des héros de séries BD d’aventure mais qui, par la thématisation même qui est proposée dans le monologue intérieur, ne fait qu’accroître l’importance de la psychologie énigmatique du personnage et renforce chez le lecteur le régime de la curiosité –, l’omniprésence du corps de Léna à l’image et de sa pensée dans le texte assurent l’identification du lecteur au personnage.
En tant que premier tome qui fut initialement conçu comme un one shot, Le Long voyage de Léna est particulièrement intéressant pour discuter la question de la focalisation en BD dans la mesure où le lecteur ne sait encore rien du personnage éponyme dont les motivations et intentions ne sont dévoilées que tardivement, et ce bien que le récit soit focalisé sur Léna, que nous ne quittons jamais. Ce paradoxe tient à plusieurs choix scénaristiques. Premièrement, le récit débute en pleine action, soit par la première visite de Léna à Berlin-Est: ainsi, rien ne nous est dit de la préparation de sa mission, des conditions de son départ, etc. Cette logique immersive est soulignée par une structure parente de celle du journal de voyage, où Léna agit au jour le jour, bien que les temps verbaux du récitatif soient au passé – sans, notons-le, que cette dimension rétrospective ne soit exploitée sur le plan épistémique, contrairement à ce qui se passe dans le récit de Léna et les trois femmes17. D’ailleurs, le temps verbal du présent s’impose dès la page 38, ce qui correspond au moment où Léna Muybridge a achevé sa mission, et s’apprête donc à revenir, après la série d’aventures vécues en tant qu’agente secrète, à la vie quotidienne associée à son vrai nom, Hélène Desroisières, qu’elle apprend au lecteur précisément en ce moment-pivot du récit, alors que l’image nous la montre acheter un billet d’avion et un manteau en prévision de sa véritable destination.
Image 1: Le Long Voyage de Léna, p. 38 © Dargaud/André Juillard/Pierre Christin 2007
Deuxièmement, le texte des récitatifs sont certes rédigés à la première personne et attribués à Léna, mais le récit demeure «behavioriste», s’en tenant la plupart du temps à décrire ou commenter ce que perçoit la jeune femme (et que le lecteur voit à l’image), rarement ce qu’elle ressent et jamais ce qu’elle prévoit de faire ; son passé, dont on comprendra qu’elle essaie de refouler le caractère douloureux (la natation lui permet de faire le vide, d’être «sans mémoire», p. 32, c.5), ne fait surface que par bribes, par le biais de traces diégétiques (une photographie et une K7 audio de chansons) – interprétables en tant que signes d’une perte, et donc en tant que marqueurs de subjectivité –, jusqu’au dévoilement de la page 38 (image 1), où Léna, montrée dans la dernière case de la planche précédente dans une attitude de repli introspectif (corps détendu, écouteurs sur les oreilles, yeux mi-clos), nous donne sa véritable identité: c’est donc le personnage même qui assume de nous en apprendre plus sur lui-même, sans intercession d’une autre instance narrative. Les vignettes en noir/blanc, ici, servent la «background story» du personnage, longtemps différée.
Troisièmement, au vu du caractère secret de la mission de Léna et du fait que ses interlocuteurs agissent dans la clandestinité, les dialogues sont allusifs. Léna voyage seule (elle n’a ni confident ni acolyte qui justifierait une explicitation verbale diégétique) et n’a aucun contact avec ceux qui lui ont confié sa mission afin de ne pas être repérée (on sait combien les situations de télécommunication sont favorables à la transmission naturalisée d’informations au lecteur, comme cela est fréquemment le cas dans la série Blake et Mortimer, dont Juillard est l’un des continuateurs). Les personnes qu’elle rencontre comme autant de jalons sur son parcours sont par ailleurs peu loquaces jusqu’à l’homme de Kief, ex-membre du KGB, un bavard dont les répliques vont permettre au lecteur, après avoir lu vingt planches, de confirmer certaines inférences qu’il avait pu émettre quant au contexte narratif. Ainsi, on trouve dans les bulles attribuées à l’Ukrainien la première mention du terme «terrorisme» qui occasionne ensuite, dans une vignette étroite qui suggère un statut de bref aparté, un positionnement fort du personnage principal: «Moi, Léna […], je ne suis pas une terroriste» (p. 24, c. 5). À l’occasion de cet échange, pour la première fois, Léna laisse transparaître dans le récitatif (c’est-à-dire à l’intention du seul lecteur) son ressenti et livre une information sur la manière dont elle se positionne par rapport à la cause anti-impérialiste des membres du réseau secret: «Et je n’ai pu m’empêcher d’éprouver une joie mauvaise en constatant la légère erreur d’analyse du bavard18»(p. 26, c. 5). L’adhésion du lecteur au point de vue de Léna (au sens idéologique du terme) est favorisée par l’explicitation de la non-adhésion de celle-ci à la cause de ses interlocuteurs (et futures victimes).
Finalement, Léna elle-même ne maîtrise pas le plan d’ensemble du projet. En effet, elle ne dispose que de certaines pièces du puzzle, et à ce titre se distingue foncièrement de ceux «pour lesquels la fin justifie les moyens» (p. 23, c. 10). Léna ayant étudié l’histoire de l’art (l’une des rares informations qu’elle transmet à ses interlocuteurs et qui n’est pas mensongère), elle utilise un comparant pictural pour décrire son rôle dans l’opération: «Je ne suis chargée que de fournir le petit matériel de peinture […], je ne sais même pas ce que représentera la scène finale» (p. 25, c. 7). La séquence finale, en effet, comme nous le verrons, se déroule indépendamment d’elle.
Léna, une figure omniprésente offerte aux regards
La dimension visuelle du médium bédéique nous invite à considérer un aspect qui paraît tout à fait évident dans une démarche intuitive mais qui n’est que rarement mentionné dans les théories sur le point de vue: il s’agit simplement du degré de présence à l’image d’un personnage donné19. En bande dessinée, le fait de tracer successivement dans chacune des cases (ou presque) la silhouette du héros ou de l’héroïne dont la récurrence participe souvent à la cohérence graphique de la planche (par exemple le motif du groom à la tenue rouge dans Spirou) constitue pour le dessinateur un véritable défi et une contrainte laborieuse, et ce en raison du fait que cette apparence doit demeurer reconnaissable en dépit des changements d’angle, d’échelle de plan, etc., puisque le Même – l’identité du sujet – doit être maintenu dans la variation. Montrer le personnage, c’est offrir l’occasion au lecteur d’être «avec lui»: l’identification, tant narrative qu’émotive, commence par là.
La question de l’identification au personnage principal se pose de manière d’autant plus légitime dans Le Long voyage de Léna que l’héroïne est mentionnée dès le titre (et ce avant même que les auteurs aient prévu d’en faire le personnage d’une série) et que sur la couverture de l’album elle apparaît seule, pensive, à l’avant-plan d’un fond maritime qui l’inscrit dans un paysage tout en contribuant à assoir sa centralité (son visage se trouve au milieu de l’image, exactement sous la mention du nom «Léna20») ; cette position centrale – prémices du statut de personnage focal assuré par le «Je» du récitatif– se voit en outre renforcée par le contraste qu’impose la tenue sombre de Léna avec le jaune lumineux de l’environnement (significativement, le ciel n’y est pas bleu, ce qui permet aux contours du visage et même à la couleur de la peau modelée par des ombres propres de se détacher de l’arrière-plan21).
Un repérage quantitatif de la présence ou de l’absence du personnage de Léna dans chacune des vignettes – indépendamment des modalités de représentation du visage de l’héroïne, discutées dans ce dossier par Alain Corbellari – s’avère instructif: on observe que, même si l’héroïne n’apparaît dans certaines cases qu’en très petit, sous forme de silhouette22 ou seulement partiellement – c’est-à-dire selon un procédé relevant de la métonymie, qu’il s’agisse d’une main (p. 6, c. 9) ou de jambes (p. 8, c. 8) –, elle est présente visuellement23 à l’échelle de l’album dans 70% des vignettes (484 cases sur 54 planches, soit près de 9 images par page en moyenne), parfois même dans chaque image d’une même planche (aux pages 23, 24 et 25, ou 34-35). Par ailleurs, le 30% des cases restantes comporte nombre de contrechamps sur les interlocuteurs de Léna, ce qui inscrit en creux la présence du regard de celle-ci (on peut, sur ce point, assimiler mutatis mutandis la juxtaposition des cases au montage cinématographique, et concevoir ces images comme une ocularisation interne secondaire24). Un autre type de présence de Léna, spécifique à cet album, réside dans des vignettes qui incluent une image noir/blanc présente en tant qu’objet dans la diégèse: une photographie du couple qu’elle formait avec son mari décédé (p. 38, c. 425) ou l’autoportrait dessiné par Léna sur son carnet à dessin (p. 47, c. 4). La mise en scène du regard porté sur les croquis diégétisés constitue d’ailleurs l’un des rares cas d’ocularisation interne (primaire) sur l’un des personnages principaux26, en l’occurrence Léna (p. 29, c. 9, image 2) puis, après un passage de relais qui s’effectue au moment où le lecteur tourne la page de l’album, sur le Turc Adnan (p. 30, c. 5-7 et 9, après deux cases «semi-subjectives» où il apparaît en amorce, image 3).
Image 2: Le Long Voyage de Léna, p. 29 © Dargaud/André Juillard/Pierre Christin2007
Image 3: Le Long Voyage de Léna, p. 30 © Dargaud/André Juillard/Pierre Christin 2007
Ce qui importe avant tout sur un plan quantitatif et à l’échelle de l’album, c’est la répartition du nombre de visualisations de Léna par planche: on constate en effet un changement de régime qui s’amorce à la page 46, avec une séquence d’images qui repose sur un principe d’alternance entre des gros plans de Léna dans l’avion et la piste narrative consacrée à la tentative avortée d’assassinat qui se déroule dès lors en dehors d’elle, mais selon ce qu’elle a prévu (d’où le rappel de son visage, alors que l’on peut supposer qu’elle pense à ce qui se passe ailleurs, ou peut-être le rêve). Ici encore, la centralité de Léna est signifiée graphiquement en ce que, sur huit pages consécutives (p. 46-53), elle figure systématiquement dans une case située exactement au milieu de la planche, comme si toutes les autres vignettes gravitaient autour d’elle. Cette récurrence a été prévue et soulignée au stade du découpage préparatoire (story-board), où la case centrale de chacune de ces planches est mise en évidence par une hachure bleue (voir l’article de Raphaël Baroni dans le présent dossier). À la page 47, nous ne quittons pas les terroristes à Dubaï mais Léna est néanmoins présente sous la forme d’une «image dans l’image», un portrait dessiné que l’un des protagonistes tient en main et oriente en direction du lecteur, en une sorte de réciproque de la case où Pierre-Marie tend la photo de l’équipe de terroristes à Léna (et au lecteur) pour accréditer ses dires (sa réplique débute significativement par l’interrogation «Vous voyez ?»). Si on se concentre sur le segment compris entre la première page de l’album et la 45, la présence de Léna grimpe à 78% des vignettes (ce qui est un chiffre considérable au vu de la place accordée par ailleurs à des paysages vides de tout personnage principal) ; elle figure en outre dans presque chaque image des trois dernières planches.
Ocularisation et focalisation
La conjonction de la forte présence de Léna et du régime dominant de l’ocularisation zéro conduit d’une part à l’exhibition du corps de l’héroïne offerte au regard du lecteur (en particulier lorsqu’elle se baigne nue aux pages 8-9, alors qu’elle n’est vue de personne27), d’autre part à ce qu’aucun autre personnage ne soit construit en tant qu’instance percevante et par conséquent ne vienne concurrencer l’identification au personnage éponyme. Quelques cases font toutefois exception en venant ponctuer le récit à des moments bien spécifiques.
Il s’agit premièrement de deux passages où le lecteur, l’espace d’une seule case venant clore une page de droite (p. 7, c. 10 ; p. 13, c. 11, image 4), reste avec l’interlocuteur de Léna qui la regarde s’éloigner, comme si la seule présence masculine au premier plan faisait peser sur elle une menace dont elle ne semble pas avoir conscience, le lecteur constatant (sans gain épistémique aucun) qu’elle est observée à son insu (et ce d’autant plus qu’il s’apprête à ce moment-là à tourner la page, et ne peut donc anticiper la suite d’un simple regard). Cette impression est également distillée souterrainement, sur un mode proche de ce que l’on trouve dans la série Blake et Mortimer28, par la représentation de l’environnement de Léna dans d’autres cases de l’album dans lesquelles des «figurants» se situent au premier plan dans une posture qui pourrait être lue de manière paranoïaque comme visant une surveillance de l’héroïne29. Dans l’un des cas (p. 17, c. 8, image 5), cette finalité du regard est confirmée, mais sans intention d’entretenir un suspense quant à ce protagoniste à lunettes noires, puisqu’il a tôt fait d’être identifié comme l’agent censé conduire Léna à la gare. Il n’en demeure pas moins que ces jeux de regard soulignent l’instabilité de la situation de l’héroïne qui, dans le récitatif, souligne son sens aigu de la précarité des choses (p. 20, c. 7 ; p. 32, c. 9).
Image 4: Le Long Voyage de Léna, p. 7, cases 9 et 10 © Dargaud/André Juillard/Pierre Christin 2007
Image 5: Le Long Voyage de Léna, p. 17, case 8 © Dargaud/André Juillard/Pierre Christin 2007
Deuxièmement, nous pensons à une case (p. 21, c. 7) dans laquelle s’opère un déblocage inattendu puisqu’elle montre un personnage féminin dont il s’agit de l’unique occurrence dans l’album et qui, situé au premier plan de l’image, observe Léna sur le bateau d’en face (sans que la case réciproque du regard de l’héroïne sur elle ne soit dessinée). Cet apax ne reste pas sans explication: dix-neuf pages plus loin, l’agent secret Paul-Marie confie à Léna, surprise qu’il soit au courant de ce qui s’est passé dans le delta du Danube, qu’une des leurs se trouvait parmi l’équipage des écologistes, et «qu’elle a vu un bateau se dissimuler sous les arbres et [les] en a informés» (p. 40, c. 4).
Dans une telle intrigue d’espionnage, comme le souligne la référence à cette informatrice, la circulation du savoir est bien sûr centrale. Cependant, Léna, à l’instar du lecteur, est placée en dehors de ce circuit pendant les deux premiers tiers de l’album. Sur un plan quantitatif, on peut donc définir la focalisation de la manière suivante (en reprenant les termes de Baroni 2020):
Récit personnel de Léna – focalisation restreinte jusqu’à la page 38:
Terroristes < lecteur (indices) < Jean-Marie / Léna
Récit du projet d’assassinat – focalisation sur Léna impliquant une forte restriction jusqu’à la page 40:
Lecteur = (<) Léna (consignes à transmettre) < membres du réseau terroriste < Jean-Marie.
On observe par conséquent une importante stabilité dans l’instauration du régime de focalisation, fixe lorsqu’elle s’effectue sur Léna, portant sur un ample segment narratif lorsqu’elle est restreinte.
Les albums plus récents se départiront quelque peu de cette régularité qui a trait au fait que Léna, au cours de son «long voyage», se laissait en quelque sorte porter par les flots. Ainsi, au début de Léna et les trois femmes, un montage alterné s’instaure entre deux pistes: l’une est consacrée à la traversée en jeep de Léna dans le désert australien, l’autre aux agents secrets pour lesquels elle a travaillé dans l’aventure précédente, qui la suivent en espérant la convaincre d’accepter une nouvelle mission. Sur la première planche, ces deux pistes sont intriquées d’une manière qui ne se comprend que rétrospectivement, du moins pour un lecteur peu habitué à la représentation «paranoïaque» de Juillard: si un homme téléphone dans une cabine au premier plan de la cinquième case (qui prend un format large pour mieux inclure l’environnement de Léna, image 6), c’est qu’il est en train d’informer l’agent des renseignements de la présence de Léna à la station-service. Léna et le lecteur ne l’apprendront que plus tard de la bouche de Paul-Marie (p. 8, c. 6). Il s’agit donc, à ce stade, d’une focalisation du récit sur Léna postulant une équivalence relative entre ce que sait cette dernière et ce qu’apprennent progressivement les lecteurs.
Image 6: Léna et les trois femmes, p. 3, case 5 © Dargaud/André Juillard/Pierre Christin 2009
Cette focalisation s’accompagneà la page suivante d’une alternance entre des gros plans sur Léna et des images visualisant ses proches disparus vers lesquels voguent ses pensées, comme le confirme le monologue intérieur – ce dernier provoque une césure moins forte avec le présent de l’image que les récitatifs du premier album30). La case longitudinale de la page 5 – située approximativement au même endroit dans la planche que la précédente à la page 3, instaurant ainsi une parenté graphique avec celle-ci – modifie quant à elle ce régime (image 7): nous voyons deux hommes – dont un n’est pas reconnaissable, son visage demeurant hors-champ (il s’agit d’une paralipse visuelle) – manigancer quelque chose: ils libèrent un kangourou pour le lancer sur la route empruntée par Léna, dressant devant elle un danger dont la vraisemblance a été suggérée précédemment par un panneau de circulation quelque peu exotique pour un lecteur français. Il faut remarquer que le gain épistémique acquis par le lecteur sur Léna dans ce passage est faible: certes nous savons que Léna est suivie, mais nous ne savons ni pourquoi, ni par qui, ni dans quelle intention. Seul le dialogue de la page 8 entre Léna et Paul-Marie réinstaure une équivalence épistémique entre Léna et le lecteur, et permet à ce dernier d’accéder aux informations obtenues par l’héroïne au stade de son recrutement. Lors de sa préparation proprement dite, qui est assortie dans la diégèse d’une projection de diapositives, la transmission des renseignements se veut particulièrement didactique. On observe donc une inversion par rapport au premier tome, où les explications éclairantes de Paul-Marie n’interviennent que dans la dernière partie du récit, alors que dans Léna et les trois femmes, que l’on pourrait considérer comme le développement d’une case du premier volume où Léna croise des passantes voilées («une sombre cohorte venue de je ne sais où est passée près de moi», p. 33, c. 5), ces éclaircissements, après avoir été quelque peu différés suite à une ellipse (p. 11, c. 8-9), constituent la phase liminaire du récit.
Image 7: Léna et les trois femmes, p. 5, case 6 © Dargaud/André Juillard/Pierre Christin 2009
En passant du débriefing du premier tome au briefing du deuxième, la curiosité du lecteur est beaucoup moins titillée puisqu’il bénéficie des acquis de la formation de Léna, puis est constamment guidé par elle dans l’aventure. Les auteurs ont néanmoins introduit une autre forme de restriction du savoir: pendant que Léna fait l’apprentissage des trois jeunes femmes promises à devenir des martyrs de la cause djihadiste, elle tente parallèlement de désamorcer l’attentat qui se prépare. Bien que nous accédions en ocularisation interne primaire à l’image et aux répliques qui se présentent à elle lorsqu’elle épie par l’œil de bœuf les terroristes pour lesquels elle feint de travailler (p. 42, c. 7 ; p. 51, c. 631), nous ne savons rien du plan qui est le sien ni de sa manière de communiquer avec les services secrets. Le texte du récitatif reste en effet sciemment évasif: «Le gars chargé de nous tenir à l’œil est resté dehors […]. [J]’ai pu vérifier quelque chose d’important sans qu’il s’en aperçoive» (p. 45, c. 9). ). Il en va de même lorsque Léna se regarde – et lorsque nous la regardons avec ses yeux à elle – dans le miroir: «Au matin, je sais ce que je vais faire» (p. 48, c. 2). Dans ce cas, le rapport du lecteur à Léna relève de la focalisation restreinte. Trois cases qui comportent un récitatif convoyant des informations importantes (mais encore lacunaires) soulignent le rôle décisif de la gestion du savoir pour le scénariste: «La piscine de la Butte-aux-Cailles est l’une des adresses qui m’a été confiée sur un ferry-boat de Sydney. Et ça, mon suiveur encagoulé qui m’attend patiemment dehors ne peut pas le savoir. Ce que ne peut savoir non plus Cheikh Najib, c’est que je sais désormais où, quand et comment aura lieu l’attentat-suicide.» (p. 52, c. 1-3). Ces énoncés soulignent la nature relationnelle de la détermination du point de vue: un réseau de personnages est construit et le lecteur est positionné différemment par rapport à chacun de ceux-ci. À ce titre, l’organisation narrative de l’album est très proche de celle des films d’espionnage d’Alfred Hitchcock comme La Mort aux trousses (où une jeune femme est précisément, là aussi, un agent infiltré).
Nous terminerons cette illustration des catégories de la focalisation et de l’ocularisation en nous référant à deux strips consécutifs (image 8) de Léna et les trois femmes qui racontent comment l’héroïne, après avoir vu passer une grosse berline allemande susceptible de représenter une menace32, comprend qu’elle est l’objet d’une filature en entendant des bruits de pas derrière elle (un cas d’auricularisation interne transposé verbalement)33. En dépit du régime dominant de la focalisation du récit sur Léna, le surgissement de l’inconnu est montré en une ocularisation interne primaire (p. 20, c. 5) puis secondaire (p. 20, c. 7) ancrée dans ce personnage masculin, dont le lecteur constate la présence avant que Léna ne la perçoive. Cette paralepse momentanée a toutefois une incidence moindre dans la mesure où la pertinence narrative de l’information supplémentaire est faible. Cet exemple atteste la nécessité de faire le départ entre les niveaux perceptif et épistémique.
Image 8: Léna et les trois femmes, p. 20, cases 3-8 © Dargaud/André Juillard/Pierre Christin 2009
La voix intérieure de Léna
Il convient d’ajouter à nos observations concernant les «perspectives» adoptées par les auteurs du Long Voyage de Léna la question de la voix, c’est-à-dire de l’instance narrative, dans la mesure où, ici, le choix du scénariste a une incidence décisive sur la représentation de la subjectivité dans l’album. À l’incitation de son éditeur34, Christin a en effet opté pour faire de Léna la narratrice (homodiégétique) du récit scriptural convoyé par les textes du récitatif, qui équivalent ici à ceux proférés au cinéma par des personnages en voix over35. Ils sont donc rédigés à la première personne et rendent compte de commentaires qui ne sont pas proférés dans le for intérieur de l’héroïne au moment correspondant au lapse de temps suggéré par l’action figurée dans la case, mais ultérieurement, les temps verbaux étant au passé (tout en collant à l’action représentée, comme dans certains films noirs, à l’instar de Détour ou des Griffes du passé36). On a dit toute la retenue qu’y manifeste la narratrice en modalisant fort peu son discours, en n’anticipant jamais la suite de l’histoire et en se contentant bien souvent d’une simple description de ce qui est visualisé dans la vignette. Ce registre descriptif ne produit toutefois aucune redondance, d’une part parce qu’il s’agit de canaux sémiotiques différents, d’autre part parce que chaque énoncé renvoie indubitablement à son énonciatrice (Léna étant présente dans toutes les scènes qu’elle raconte, la vraisemblance de sa prise en charge énonciative est garantie), affirmant la présence du personnage et son contrôle (fictif) sur la narration – contrôle certes partiel, puisqu’elle ne maîtrise ni le niveau de la «monstration»37 (sauf lorsqu’elle lui est déléguée via des images dessinées par elle) ni celui de la narration visuelle. D’ailleurs, le récitatif est en général absent lorsque la case comprend des phylactères (la narratrice superpose rarement sa voix à celle des dialogues, à moins que le contenu de ceux-ci ne soit superfétatoire, comme à la page 29), comme s’il s’agissait avant tout de faire «entendre la voix» du personnage éponyme. Préalablement aux révélations qui interviennent dans le dernier tiers du récit, les récitatifs ne participent guère au réglage de la transmission au lecteur d’informations pertinentes pour comprendre le récit (si ce n’est en ce qui concerne les allusions au passé de Léna). En fait, leur présence se justifie avant tout par une volonté d’affirmer la «voix» de Léna.
Un premier débrayage énonciatif s’opère entre les pages 42 et 45, lorsque Paul-Marie prend le relais de la narration verbale, jusqu’à une phrase-clé: «Vous n’avez pas besoin d’en savoir plus» (p. 45, c. 4). La situation d’énonciation s’ancre dans un dialogue mené avec Léna à Buenos Aires – on passe, comme cela est courant au cinéma, d’une voix in (p. 45, c. 1-3) ou off (p. 45, c. 7) à une voix over et inversement, tandis que les énoncés se réfèrent aux agissements des terroristes à Dubaï figurés en alternance dans certaines des vignettes, envisagés d’abord dans la simultanéité, ensuite sur un mode proleptique (à partir de «Un minibus […] viendra les prendre à leur hôtel», p. 44, c. 5), enfin représentés uniquement au niveau de la monstration, Paul-Marie ayant interrompu sa prise en charge de la narration verbale. Dans la première planche totalement muette de l’album (page 46) qui souligne la vacance provisoire de narrateur verbal, un deuxième débrayage intervient. Il introduit une nouvelle situation d’énonciation dont les sujets sont les membres de l’équipe d’assassins rassemblés dans le minibus précédemment présenté par Paul-Marie (le référent du discours devient une nouvelle situation d’énonciation diégétique). La visualisation de ces locuteurs (en voix in, c’est-à-dire par le truchement de phylactères rattachés à leur visage respectif) alterne avec des images illustrant leur propos sur lesquelles se poursuit l’échange: comme dans le cas d’un pont sonore («overlapping») au cinéma, la voix in devient over, c’est-à-dire que le texte passe, en bande dessinée, de la bulle au récitatif. Ainsi l’espion Repitski, après avoir dit que, la veille, il a pu voir le bateau qui est censé garantir leur fuite après l’assassinat, décrit l’embarcation qui est par ailleurs représentée dans la case (p. 47, c. 2-3), derrière Repitski lui-même (il s’agit donc d’une analepse dont la portée est de vingt-quatre heures). Aux pages suivantes, une variation touche à l’une des deux pistes de ce «montage alterné»: les images de la discussion dans le véhicule n’alternent plus avec des cases illustrant le propos des tueurs (l’absence de coréférence suggérant que les choses ne se passeront pas comme ces derniers sont en train de les planifier), mais uniquement avec des vignettes montrant Léna dormant dans l’avion. Le lecteur est ainsi invité à inférer que la piste de Léna est simultanée, ce qui contribue à disculper l’héroïne des conséquences ultimes de son intervention. La corrélation de l’alternance repose sur un rapport de cause à effet, puisque Léna est, somme toute, la personne qui est à l’origine de la future mise en échec du plan dont les assassins récapitulent à ce moment-là le déroulement. Une nouvelle planche muette (p. 54), dont chacune des vignettes est consacrée au trajet de Léna à Sydney, introduit ensuite l’épilogue qui, notablement, est dépourvu de tout récitatif: il n’incombe pas à l’héroïne d’assumer l’étape ultime de configuration narrative du récit.
À travers l’analyse des deux albums de Christin et Juillard, nous avons démontré la pertinence pour l’étude de la bande dessinée des notions de «focalisation» et d’»ocularisation» envisagées par Jost pour le cinéma, et en particulier l’intérêt que présente l’examen de procédés visant la restriction du savoir du lecteur et délimitant, dans une portion donnée du récit bédéique, un régime dominant (ou, à l’inverse, instaurant des points de rupture). Dans le genre de l’espionnage où certaines informations doivent demeurer secrètes (à l’intérieur de la diégèse, mais aussi en termes d’un rapport au lecteur fondé sur la curiosité ou le suspense), le jeu sur le réglage de la transmission du savoir narratif (respectivement véhiculé par le canal du texte ou celui de l’image) constitue l’un des principaux ressors du récit. Nous avons montré combien il importe de distinguer cette dimension épistémique de la question de la subjectivité, dimension très faiblement présente dans le cas étudié en dépit d’une identification favorisée à Léna via le monologue du récitatif et la forte récurrence du personnage féminin éponyme dans les vignettes.
La complexité énonciative du dernier tiers de l’album Le Long Voyage de Léna dont nous avons essayé de rendre compte en dégageant une série de glissements – d’autant plus invisibilisés pour le lecteur que la facture des phylactères (typographie, style d’écriture, couleur du fond) demeure strictement identique – témoigne cependant de la nécessité de prendre en considération certaines interactions entre mode et voix: la succession d’instances de narration confère au lecteur par addition un savoir qu’aucun des personnages ne possède, et fait donc basculer, le temps d’une parenthèse sanglante, la focalisation sur Léna vers une focalisation élargie que Jost renomme habilement «focalisation lectorielle» (Jost 1987: 129). L’évanouissement du narrateur (verbal) à la fin du Long voyage de Léna contribue à signifier que l’héroïne peut reprendre la maîtrise sur son destin sans avoir à le ressaisir par la parole au moment où, immergée dans les eaux de l’océan Austral, elle s’apprête à renaître après avoir fait le deuil des siens.
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Vernet Marc (1988), Figures de l’absence, Paris, Éditons de l’Etoile & Cahiers du cinéma, p. 36-58.
Pour citer l'article
Alain Boillat, "Une question de point de vue : mode et voix dans "Le Long voyage de Léna"", Transpositio, n° 5 "Le Long voyage de Léna" : regards croisés sur une bande dessinée, 2022https://www.transpositio.org/articles/view/une-question-de-point-de-vue-mode-et-voix-dans-le-long-voyage-de-lena
Voir également :
Témoignage de Jean Michel Adam et de Françoise Revaz
Sollicitée dans le cadre du projet «Pour une théorie du récit au service de l’enseignement», qui a pour objectif de « questionner les usages et l’ergonomie de la boîte à outils narratologique pour l’enseignement de la littérature aux degrés du secondaire I et II dans quatre pays francophones : la France, la Suisse, la Belgique et le Québec », je tiens d’emblée à préciser que mon expérience d’enseignement, de formation et de recherche autour du récit est ancrée dans ma fonction d’enseignante dans les degrés primaires de l’école publique genevoise, dans les années 1970-1980, au moment de la rénovation de l’enseignement du français dans les classes romandes.
Témoignage de Jean Michel Adam et de Françoise Revaz
Jean-Michel Adam
Professeur honoraire de linguistique française à l’Université de Lausanne, Jean-Michel Adam est l’auteur d’une quinzaine d’ouvrages, traduits dans plusieurs langues, sur la linguistique textuelle, le récit, la description, l’analyse du discours littéraire et l’argumentation publicitaire. Derniers titres parus : Le Paragraphe (A. Colin 2018), Souvent textes varient (Classiques Garnier 2018), ainsi que la 4ème édition de Les Textes : types et prototypes (A. Colin 2017) et la 4ème édition de La linguistique textuelle. Introduction à l’analyse textuelle des discours (A. Colin 2020).
Françoise Revaz
Professeure émérite de linguistique française à l’université de Fribourg (Suisse) et narratologue, Françoise Revaz a dirigé plusieurs projets de recherche et publié de nombreux articles dans le champ de la linguistique textuelle et de la narratologie, dans le souci constant d’aborder la narrativité dans une variété de genres de discours: bande dessinée, entretiens thérapeutiques, historiographie, littérature et presse écrite.
Entretien
FR : Avant de répondre aux diverses questions ci-dessous, j’aimerais faire quelques remarques liminaires.
Sollicitée dans le cadre du projet «Pour une théorie du récit au service de l’enseignement», qui a pour objectif de « questionner les usages et l’ergonomie de la boîte à outils narratologique pour l’enseignement de la littérature aux degrés du secondaire I et II dans quatre pays francophones : la France, la Suisse, la Belgique et le Québec », je tiens d’emblée à préciser que mon expérience d’enseignement, de formation et de recherche autour du récit est ancrée dans ma fonction d’enseignante dans les degrés primaires de l’école publique genevoise, dans les années 1970-1980, au moment de la rénovation de l’enseignement du français dans les classes romandes. Dès lors, mes réponses au questionnaire ci-dessous vont déborder du cadre scolaire sélectionné dans la recherche du prof. Baroni, à savoir le secondaire I et II. Ce débordement me semble nécessaire dans la mesure où le rappel de ce qui s’est passé à cette époque, à Genève, au niveau de l’enseignement primaire ne peut qu’éclairer les processus d’appropriation du récit qui ont suivi dans les degrés du secondaire I et II dans toute la Romandie. La conséquence de cet ancrage dans mon tout début de carrière est que la question du processus de scolarisation du récit sera moins envisagée dans le cadre de l’enseignement de la littérature que dans le cadre plus large de l’apprentissage des types de textes dans l’enseignement du français.
Enfin, mes réponses résultent d’une plongée dans des souvenirs d’il y a parfois plus de quarante ans. A ce titre, elles doivent donc être considérées comme un témoignage personnel partiel et partial avec tout ce que cela comporte d’approximations et peut-être de faux souvenirs !
JMA : Avant de répondre aux questions, je dois introduire, moi aussi, deux remarques préalables. La première est que, très sincèrement, je ne peux rien dire d’un peu documenté sur l’enseignement actuel du français (langue maternelle, seconde ou étrangère) et sur la didactique de la langue et de la littérature. Je n’ai plus aucun contact avec ce domaine, sauf quand je suis sollicité pour des questions précises et plutôt théoriques par des collectifs de revues destinées aux enseignants comme Recherches (n°42, 2005 : «La notion de typologie de textes en didactique du français : une notion “dépassée”?» ; n°56, 2012 : «Discursivité, généricité et textualité» et n°76, 2022 : «Autour de l’explicatif»), Le Français aujourd’hui (Postface au n°175, 2011, consacré à «Littérature et linguistique : dialogue ou coexistence ?»), Québec français (entretien dans le n°99, 1995, et n°128, 2003 : «Entre la phrase et le texte») et, plus régulièrement, dans Pratiques (n°169-170, 2016 : «Pratiques, la linguistique textuelle et l’analyse de discours dans le contexte des années 1970» ; n°129-130, 2006 : réponses à des questions relatives au «contexte» et n°179-180, 2018 : réponses à un entretien sur la poésie ; ou encore le n°181-182, 2019 : «Linguistique – récits – narratologie», qui nous rapproche de l’objet du présent entretien, mais reste à un niveau historique et théorique). La seconde remarque préalable est que je n’ai aucune idée du devenir actuel de mes travaux dans le champ de la didactique, en France, Belgique, Suisse ou Québec. Les titres de quelques-unes de mes interventions des 20 dernières années donnent une idée de la place plutôt réduite de la narratologie dans ce qui m’a été demandé et pouvait donc éventuellement intéresser enseignant·e·s et didacticien·ne·s.
1. Dans une perspective diachronique, si vous deviez retracer les grandes étapes de l’entrée dans les classes des savoirs issus de la narratologie, quels colloques, évènements pédagogiques (nouveaux programmes…) et publications citeriez-vous ?
FR : La question de l’entrée dans les classes des savoirs issus de la narratologie ne peut être traitée indépendamment de la question plus générale de l’entrée dans les classes des savoirs issus de la linguistique des textes. En outre, elle prend sa source dans un contexte historique particulier, à savoir le bouleversement opéré par le «renouvellement» de l’enseignement du français dans les années 1970, tant en Suisse romande qu’en France, en Belgique ou au Québec. Il me semble donc utile de proposer un bref rappel chronologique afin de situer l’émergence de l’enseignement du récit dans le contexte des innovations pédagogiques de cette époque et dans ses liens étroits avec la recherche en psychologie cognitive et en linguistique.
En 1967, une Commission interdépartementale romande de coordination de l’enseignement (CIRCE) produit un programme cadre pour l’enseignement du français dont l’objectif est la rédaction et l’adoption de plans d’études harmonisés. La première étape (CIRCE I) concerne les quatre premiers degrés de l’école primaire1 ; elle voit la publication, en 1972, d’un nouveau plan d’études. Puis, dans le cadre de CIRCE II, c’est un nouveau plan d’études pour les cinquième et sixième années primaires qui est publié en 1979.
Les plans d’études de 1972 et de 1979 marquent un jalon important puisqu’ils sont marqués par le «tournant communicatif» qui imprègne les recherches en didactique du français menées à cette époque. Ces plans se fondent clairement sur le fait que le langage est une pratique sociale «située» et que la langue, en tant qu’outil de communication, doit être enseignée via des activités en lien avec des genres discursifs et des actes de parole variés.
Pour pouvoir être appliquée cette réforme de l’enseignement du français ambitieuse et novatrice nécessitait encore une nouvelle méthodologie et des manuels eux aussi «renouvelés». C’est dans ce contexte que paraît en 1979 Maîtrise du français, un ouvrage méthodologique collectif rédigé par M.-J. Besson, M.-R. Genoud, B. Lipp et R. Nussbaum (actifs dans la formation des enseignants primaires genevois) sous la supervision et l’évaluation de deux professeurs de linguistique (E. Roulet et H. Huot) et d’un professeur de psychopédagogie de la langue (J.-P. Bronckart). L’idée forte était qu’il ne pouvait y avoir de renouvellement de l’enseignement du français sans maîtrise préalable d’un savoir linguistique chez les enseignants. Cet ouvrage, élaboré dans l’effervescence des recherches en linguistique et en psychologie cognitive, propose deux types d’activités : d’une part des activités dites de «structuration» autour du lexique, de la conjugaison, de la syntaxe et de l’orthographe, d’autre part des activités langagières dites de «libération» dont l’objectif est de permettre à l’élève de «libérer sa parole». La grande nouveauté de Maîtrise du français sera d’avoir donné une importance majeure aux activités de compréhension et de production de textes en classe via des exemples de genres et de visées différents, les théories de référence étant résolument la linguistique du texte.
L’introduction de l’enseignement rénové du français s’est faite de manière progressive dans les classes genevoises à partir de la rentrée scolaire 1980, via un recyclage de tous les enseignants primaires planifié sur plusieurs années. J’ai vécu ces étapes de recyclage de très près puisque, nommée institutrice dans la campagne genevoise en automne 1976, j’ai été sollicitée pour faire partie d’un petit groupe d’enseignants prêts à s’engager pour suivre une formation de linguistique et de didactique du français pendant deux ans, puis pour former à leur tour les collègues de leur circonscription. J’ai occupé cette fonction officielle d’«animatrice de français» jusqu’en automne 1984. Dans l’intervalle, j’ai eu l’opportunité de faire une licence en Sciences de l’éducation à l’Université de Genève et, dans ce cadre, de suivre les enseignements du professeur Jean-Paul Bronckart, dont plus particulièrement un séminaire de recherche en psychologie du langage centré sur une méthode d’analyse de quatre «architypes discursifs» : le discours en situation, le discours théorique ainsi que deux genres narratifs, le récit conversationnel et la narration. Une fois encore, la théorisation du récit était intégrée à une réflexion plus large sur divers types discursifs. Ce travail de recherche théorique a abouti en 1985 à la parution du Fonctionnement des discours, ouvrage dont j’ai fait une recension en 1988 dans le numéro 58 de la revue Pratiques. Dans la section « Perspectives didactiques », constatant «l’hétérogénéité propre à tout texte concret», je concluais que le modèle de Bronckart semblait «être la meilleure piste pour approcher non pas des types de textes, ce qui paraît encore trop ambitieux, mais des types de séquences textuelles» renvoyant ainsi aux propositions de Jean-Michel dans le numéro 56 de Pratiques.
En 1988, j’avais quitté l’enseignement primaire genevois depuis quelques années et avais été engagée en automne 1985 comme assistante de recherche par Jean-Michel, professeur de linguistique française récemment nommé à la Faculté des Lettres de l’Université de Lausanne. J’intégrais ainsi un projet de recherche interdisciplinaire consacré à la description… encore un genre textuel! Dans le cadre de cette recherche, je tentais d’appliquer le modèle de Bronckart via une grille d’analyse détaillée de marques linguistiques censées indiquer à quel genre discursif appartient un texte donné. C’est en analysant un corpus de textes descriptifs que j’ai pu constater que la distinction entre textes descriptifs et textes narratifs n’était pas si claire. En effet, je me trouvais face à des textes dont les marques linguistiques les faisaient osciller entre le genre narratif et le genre descriptif. Ces textes que, dans un premier temps, j’ai catégorisés comme des « descriptions d’action » étaient des textes dont la visée était effectivement descriptive mais qui décrivaient des personnages en action. Selon la grille d’analyse de Bronckart, les marques de surface relevées, des verbes d’action principalement, faisaient basculer ces textes dans la catégorie du genre narratif ! Cette découverte d’une catégorie intermédiaire, entre récit et description, m’a conduite par la suite, dans le cadre de ma thèse dirigée par Jean-Michel et intitulée «Aux frontières du récit», à élaborer une typologie de textes d’action (le fait divers, le conte, la nouvelle, la fable, et le roman, certes, mais aussi la recette, le mode d’emploi, l’horoscope, la notice nécrologique, le bulletin météo ou le reportage sportif), qui montrait l’existence de divers « degrés » de narrativité2.
Quant aux publications importantes des années 1980 qui ont certainement inspiré les chercheurs et les didacticiens, je citerais, outre les ouvrages de Jean-Michel sur le récit, deux ouvrages de psychologie cognitive: Le récit et sa construction de Michel Fayol paru en 1985 chez Delachaux et Niestlé et Il était une fois… Compréhension et souvenir de récits de Guy Denhière paru en 1984 aux Presses Universitaires de Lille.
JMA : J’ai l’habitude de me référer à des étapes et grandes dates de la recherche… Pour le versant « entrée dans les classes de la narratologie », je suis tenté de mettre en avant le travail accompli avec mes amis de la revue Pratiques, dans la seconde moitié des années 1970 et les années 1980. Je retiens surtout les années 1976-1978 et, en particulier, les numéros 11/12 (1976) et 14 (1977) de Pratiques et le n°38 (1978) de Langue Française: «Enseignement du récit et cohérence du texte». Dix ans après le n°8 de Communications consacré à « L’analyse structurale du récit », les paradigmes étaient en train de changer et nous mesurions mieux le fait que le récit n’est qu’une forme de mise en texte, à côté de bien d’autres formes importantes. À commencer par le dialogue, la description et le commentaire qui, soit se mêlent au récit de façon harmonieuse, soit l’envahissent et l’enlisent (abondance descriptive, invasion de commentaires méta-textuels). L’histoire de la littérature narrative est celle des diverses étapes de la fin de l’hégémonie du récit. À cette hétérogénéité constitutive, il faut ajouter l’argumentation en général, mais aussi l’explication et les discours régulateurs. Ce point est important car il explique mon rejet progressif du fondement de la «sémiotique narrative» de Greimas et de l’École de Paris, pour laquelle tout était récit.
Ce qui m’intéresse, c’est que nous ne cessons d’expliquer et de demander des explications. La compréhension des mystères de l’agir humain est au cœur de notre fascination pour les récits, mais elle n’a d’égal que l’explication continue des mystères du monde qui nous entoure et qui se traduit par les questionnements en pourquoi? dont usent et abusent les enfants, entre 3 et 7 à 8 ans. Nous avons tous fait l’expérience de cet «âge questionneur de l’enfant» (Piaget 1947 : 156), point de rencontre des logiques des adultes et des enfants que Saint-Exupéry place au cœur du Petit Prince:
Mon dessin ne représentait pas un chapeau. Il représentait un serpent boa qui digérait un éléphant. J’ai alors dessiné l’intérieur du serpent boa, afin que les grandes personnes puissent comprendre. Elles ont toujours besoin d’explications. […]
[…] Les grandes personnes ne comprennent jamais rien toutes seules, et c’est fatigant, pour les enfants, de toujours et toujours leur donner des explications.
Dans un de ses premiers livres, Le Langage et la pensée chez l’enfant (1923), Jean Piaget consacre d’ailleurs un chapitre entier (p. 155-208 de l’édition 1947) à la question des différentes sortes de pourquoi enfantins. Il distingue différents types d’explications et confirme l’importance sociocognitive de ce questionnement des adultes par les enfants.
Alors que l’omniprésence de la narration (fictionnelle, factuelle, mensongère) dans nos vies et dans toutes les pratiques discursives (de la religion et la littérature à la presse et la politique, en passant par l’histoire et la psychanalyse) est largement reconnue, les discours régulateurs incluant des consignes et des conseils, incitant à agir ou ne pas agir et guidant ainsi les actions humaines, de la cuisine à la circulation routière, du vestiaire sportif au champ de bataille, n’ont pas autant intéressé les chercheurs, même si les didacticiens y sont plus sensibles.
Mon dernier livre sur le récit pose la question du cadre théorique qu’il nous faut adopter pour aborder toutes ces questions. Il met en avant, pour cela, la problématique des genres de discours: Genres de récits. Narrativité et généricité des textes (Louvain-la-Neuve, Academia-L’Harmattan, 2011).
2. En conséquence, quelles ont été, selon vous, les modalités particulières du phénomène de transposition didactique des concepts narratologiques à l’époque de leur entrée dans les classes de français ?
JMA & FR : En 1988, de nouveaux moyens d’enseignement romands ont vu le jour dans le canton de Vaud, qui proposaient des activités «textuelles» pour les degrés du secondaire I (à l’époque 7e, 8e et 9e). L’enseignement des types de textes était réparti ainsi: en 7e, le texte narratif, en 8e, le texte informatif et en 9e le texte argumentatif. On voit que ces intitulés suivent les grandes lignes mentionnées plus haut.
Pour ce qui concerne la didactisation des recherches sur le récit et les autres formes de textualité, on peut renvoyer aux rôles importants du collectif de la revue Pratiques : d’André Petitjean (sur le récit et la description), de Jean-François Halté (sur le récit et l’explicatif), de Jean-Pierre Goldenstein (sur le récit), d’Yves Reuter (sur la description), de Michel Charolles (sur le récit et l’argumentation), de Caroline Masseron (sur divers genres de récits). Il suffit de citer les numéros suivants de Pratiques n°11-12, 1976: «Récit 1»; n°34, 1982: «Raconter et décrire»; n°55, 1987: «Les textes descriptifs», pour que se dessinent les grandes orientations et propositions qui en découlaient. La bascule se fait entre le n°56, 1987, sur «Les types de textes» et les n°59, 1988, sur «Les genres du récit» et n°66, 1990, sur «Didactique des genres». Les moyens d’enseignement qui se sont développés dans la francophonie ont largement suivi ce cadre que nous dessinions collectivement.
3. Quel regard rétrospectif portez-vous sur votre contribution à ce processus historique ?
FR : Durant sept ans (entre 1989 et 1996), parallèlement à mon poste d’assistanat à l’UNIL, j’ai eu l’opportunité de proposer un enseignement ponctuel de deux mois par année sur les types de textes au Département d’audio-visuel et d’informatique (DAVI) de l’École cantonale d’art de Lausanne (ECAL). Cet enseignement s’inscrivait dans une collaboration institutionnelle entre l’UNIL et l’ECAL. Il s’agissait d’animer un atelier intitulé «Construction du discours» qui consistait en une alternance de cours théoriques et de travaux pratiques (analyses de films) sur les théories de la communication et sur les discours narratif, descriptif, argumentatif et poétique.
Durant cette même période (1989-1996), l’Office fédéral de l’industrie, des arts et métiers et du travail (OFIAMT) a confié la formation continue des professeurs de français de l’Ecole de Commerce de Châtelaine (GE) à l’Unité de linguistique française de l’UNIL. En collaboration avec Jean-Michel, j’ai ainsi pu proposer des sessions de formation d’une semaine, deux fois par année, sur l’enseignement renouvelé du français. Nous avons abordé, une fois de plus, les types de séquences narrative, descriptive et argumentative tout en prolongeant dans les dernières années notre enseignement des types textuels dans le cadre de genres discursifs spécifiques tels que la presse et la publicité.
Au milieu des années 1990, à la suite d’une conférence donnée à la Sorbonne en 1992 dans le cadre des «Entretiens Nathan» intitulée «Enseigner à écrire des textes. L’expression écrite à l’école» et à l’article qui en a découlé sur les «schémas de récit» (Entretiens Nathan, Actes III, 1993), j’ai été sollicitée par l’éditeur Nathan, via Alain Bentolila, pour élaborer des moyens d’enseignement destinés aux élèves français de CE1, CE2, CM1 et CM2 et «conformes aux programmes de 1995». Il s’agissait, comme le rappelle la quatrième de couverture des ouvrages intitulés «Expression écrite» de proposer «cinq grandes catégories d’écrits, toutes liées à un objectif de communication, pour apprendre à l’élève à reconnaître à chaque fois l’objectif qu’il assigne à sa production: échanger, convaincre, expliquer, jouer avec la langue, raconter». Encore une fois, le récit n’était pris en compte que comme une forme de mise en texte parmi bien d’autres. Ce qui était mis en avant était moins l’apprentissage de formes textuelles précises que le repérage de divers buts communicatifs. Dans ces ouvrages, les productions spontanées de l’élève étaient systématiquement confrontées à l’observation de textes de natures différentes. Puis des outils textuels étaient proposés (vocabulaire, temps verbaux, connecteurs et organisateurs textuels) afin de permettre à l’élève de réécrire son texte initial « spontané » en l’améliorant. Pour rédiger ces ouvrages j’ai collaboré étroitement avec Bernard Schneuwly de la Faculté de Psychologie et des Sciences de l’Éducation (FPSE) et avec le Service du français de l’enseignement primaire du canton de Genève3.
JMA : Outre ma participation à certains numéros de Pratiques, dès le début de l’existence de la revue, je dirai que mon travail a consisté à introduire aux grandes théories du récit, en particulier dans mon Que sais-je ? (n°2149): Le Récit, qui a connu six rééditions entre 1984 et 1999. De Propp aux théories énonciatives et textuelles de la narration, en passant par la sémiotique de Greimas, la narratologie de Genette, la socio-linguistique de Labov et les recherches de psycholinguistique sur le récit (en particulier Michel Fayol: Le récit et sa construction, déjà cité plus haut par Françoise). À côté, dans Le Texte narratif (Nathan 1985 & nouvelle éd. 1994), je replaçais cette fois ces travaux narratologiques dans le cadre théorique unifié de la linguistique textuelle4. En multipliant les exemples d’analyses je me suis efforcé d’indiquer comment passer de la théorie à l’analyse de textes très différents, pas uniquement littéraires (comme c’était le cas dans une certaine narratologie littéraire).
Je suis surtout fier de notre petit ouvrage de la collection Mémo, L’analyse des récits, au Seuil (n°22, 1996), dans lequel les recherches de Françoise ont permis des avancées significatives. L’ouvrage est, grâce à notre collaboration, une réussite en termes de clarté des définitions et distinctions de concepts clés.
4. Selon vous, quels sont les concepts narratologiques les plus souvent mobilisés dans les classes et pour quelle raison ont-ils connu une telle fortune ? Par ailleurs, quels autres concepts négligés auraient mérité un meilleur sort ?
FR : Le concept narratologique certainement le plus souvent mobilisé a été la formalisation du récit sous la forme d’une structure prototypique comportant cinq macro-propositions de base (le fameux « schéma quinaire »). L’engouement pour ce schéma et son emploi incontournable tant au niveau de la réception/compréhension des récits que de la production doit être replacé dans le contexte épistémologique des années 1960-1970 marqué par le structuralisme et le distributionnalisme. Si du côté de la structuration des phrases les emprunts à la grammaire générative de Chomsky imposaient alors aux élèves de représenter les phrases selon un modèle arborescent (dans une organisation hiérarchique de leurs constituants), la même apparente rigueur formaliste était comblée par le schéma quinaire. On peut ainsi faire l’hypothèse que les enseignants se sont emparés de ce schéma que Jean-Michel avait élaboré en tenant compte des travaux de Todorov, de Greimas, de Labov et de Larivaille (auquel il a été attribué par la suite, à la plus grande surprise de ce dernier) parce qu’il offrait un modèle concret pour l’analyse et la production de récits. Le problème a évidemment été l’imposition rigide du schéma quinaire, sa grammaticalisation.
JMA : Parmi les autres concepts, présentés largement dans notre Mémo commun et dans nos deux livres sur le récit, il faudrait probablement citer le schéma actantiel de Greimas, souvent utilisé pour distinguer les rôles profonds des personnages de surface, et la question de l’ordre du récit (discordances entre l’ordre du texte et celui de l’histoire) dont Genette a bien montré que le cas de la chronologie absolue est extrêmement rare et que la norme est le désordre de la suite, non chronologique, des événements et actions.
Pour répondre à la dernière partie de votre question, je vois au moins trois concepts oubliés. Le premier est celui de gradients de narrativité. Tous les textes ne sont pas des récits et ils le sont, de surcroît, à des degrés divers : ils sont plus ou moins narratifs. Comme les travaux de Françoise l’ont montré, une description d’actions est faiblement narrative et ce qui est intéressant c’est : quels aspects sont communs avec le récit et lesquels avec la description ?
Le deuxième concept oublié découle de ce premier point : c’est celui d’hétérogénéité textuelle et de dominante. L’effet global a tendance à l’emporter sur les différences locales et, de ce fait, sur la complexité compositionnelle du tout textuel.
Le troisième est celui de scène ou épisode. À côté des découpages séquentiels de l’intrigue, un épisode correspond souvent à un chapitre, comme c’est le cas dans Le Petit prince, déjà mentionné plus haut, dont la lisibilité tient probablement à ce découpage en petits épisodes d’une histoire dont la structure temporelle est particulièrement difficile à rétablir. Les scènes-types de la vie quotidienne (scripts d’action dans le monde: aller au restaurant, prendre le train ou l’avion, commander ses courses sur internet, saluer un inconnu, dire au revoir, etc.) et les scènes-types de genres de récits (bagarre du western, piège tendu au coupable d’un récit policier, triplication des épreuves subies par le héros d’un conte, etc.), sont d’une très grande importance pour la lecture comme pour l’écriture.
FR : Si je peux me permettre un témoignage personnel à propos du schéma quinaire, j’ai vécu l’enseignement du récit au secondaire I au début des années 1990 via mes filles scolarisées à Lausanne. J’ai ainsi pu constater à quel point les enseignants voulaient faire entrer tous les récits dans ce cadre quinaire rigide. Plus grave, ma fille aînée s’est vue sanctionnée pour la rédaction d’un récit d’imagination dont le seul défaut était qu’il ne comportait pas toutes les phases du schéma! Elle s’était en effet autorisée à ne pas décrire la situation finale, au demeurant facilement déductible du dénouement.
En somme, si l’analyse structurale des récits a permis la prise en compte de ce type de textes dans leur réalité formelle, elle a malheureusement autonomisé le texte narratif au point d’en oublier l’aspect communicationnel et les visées pragmatiques indissociables de toute production narrative.
Un autre concept, moins narratif qu’énonciatif, mais dont tous les manuels ont abusé (et abusent encore) pour théoriser le récit est la notion de «récit/discours», terme simplificateur que les rédacteurs de manuels (tout comme de nombreux linguistes!) attribuent à Émile Benveniste (1966). Ce dernier – qui souhaitait établir un système des temps verbaux construit non plus sur la fameuse tripartition temporelle en passé, présent, futur mais sur un critère énonciatif – a certes proposé de distinguer l’«énonciation historique» dont le temps pivot est le passé simple et l’«énonciation de discours» dont le temps pivot est le présent. Malheureusement, cette opposition entre deux modes énonciatifs s’est transformée très vite en une opposition entre deux types de textes: le récit et le discours oral. En 1998, nous avions rédigé Jean-Michel et moi, en collaboration avec Gilles Lugrin, un article dans Pratiques n° 100, afin de dénoncer ce raccourci dommageable5. Mais le couple « récit/discours » semble s’être installé durablement dans les manuels de français.
Durant les 17 ans de ma charge de professeure de linguistique française à l’université de Fribourg (2001-2018), je n’ai cessé, tant dans les formations continuées que dans les cours destinés aux futurs enseignants de français, de montrer les problèmes concrets que pose cette dichotomie «récit/discours», le problème majeur étant évidemment la place du récit au passé composé6. Pendant toutes ces années, j’ai vu passer plusieurs lignes de manuels, édités chez Nathan, Belin, puis chez Hatier. Les manuels Hatier, dûment agréés par la Conférence Intercantonale de l’Instruction Publique de la Suisse romande et du Tessin (CIIP) et actuellement utilisés dans les classes, reprennent la dichotomie «récit/discours» sous une nouvelle désignation : «énoncé coupé» vs «énoncé ancré». Cette allusion à une coupure de (ou un ancrage dans) la situation d’énonciation désigne de façon caricaturale «les récits menés au passé simple» d’une part, «les lettres et les dialogues réels ou fictifs» d’autre part.
5. De votre point de vue, avec le recul dont vous disposez aujourd’hui, les concepts narratologiques tels qu’ils sont mobilisés dans l’enseignement ont-ils plutôt marqué un progrès ou ont-ils conduit à une détérioration de l’enseignement-apprentissage du français ?
JMA : Je citerais d’abord Jean Peytard, dans le n°38 (mai 1978) de Langue Française, consacré à « Enseignement du récit et cohérence du texte », dont j’ai déjà parlé plus haut. Il termine ainsi sa présentation du numéro: «La théorie, ici comme ailleurs, permet à l’enseignant de prendre aussi distance par rapport à lui-même et à sa pratique. Pour s’en défier et ne point s’y confondre» (p. 6). Nous ne visions pas autre chose, dans le cadre du collectif de la revue Pratiques, dans le cadre de la formation des enseignants, dans nos échanges avec les formateurs, en Suisse, au Québec, en Belgique et en France, et dans nos contacts avec les concepteurs de manuels. Nous avons toujours distingué ce qui concerne l’enseignement, d’une part, et la recherche, d’autre part.
Les concepts travaillés dans le cadre de nos recherches sur la textualité et les degrés de narrativité ou d’argumentativité des textes n’étaient jamais destinés à l’application directe en classe! Il s’agissait d’indiquer des directions en vue de transpositions et d’adaptations aux besoins des enseignants, sur la base d’une formation initiale et continuée digne de ce nom. C’est du moins ce que nous attendions de la didactique et de la formations initiale et continuée que nous ne prétendions pas remplacer.
Pour en revenir à votre question, que Finkielkraut, Orsenna7 et d’autres aient rendu les concepts narratologiques, rhétoriques et linguistiques responsables de la «détérioration de l’enseignement-apprentissage du français», c’est à la fois trop d’honneur et un absurde aveuglement qui ne mérite même pas d’être discuté. L’état de l’enseignement de la langue maternelle et de la culture littéraire et artistique dépasse les questions de méthodes. Les didacticiens ont, depuis un certain temps déjà, appris à prendre leurs distances par rapport aux données de la recherche universitaire. Nous n’entrerons donc pas dans ce débat, nous contentant de dénoncer le fait que certaines dérives didactiques aient pu aboutir au fait de plus enseigner le «schéma quinaire» du récit ou l’opposition «récit/discours» ou les divers types de «focalisations» au lieu d’étudier les textes et les usages contextuels de la langue et des langues. On a trop confondu le moyen et le but, l’outil d’exploration et de découverte et les visées d’un projet de formation et d’acquisition-construction de connaissances.
La question de la théorie et des outils conceptuels comme instruments de mise à distance des objets étudiés est une question plus large d’épistémologie de la connaissance. Comme le dit Gaston Bachelard dans le Rationalisme appliqué, la connaissance scientifique, comme toute connaissance formatrice, est une connaissance double: «Elle est à la fois intuition sensible et intuition intellectuelle. Qui peut aller par la pensée de la flamme à la frange d'interférence connaît la lumière du cuivre intimement. Et s'il souhaite revenir par la perception de la frange à la flamme il n'a en rien diminué son bonheur de voir» (1949, p. 21-22). Nous sommes en train de sombrer dans un monde qui a remplacé l’usage de la raison par les fictions alternatives et l’indistinction des projections fantasmatiques et idéologiques en rejetant tout acte de connaissance. Il me semble que l’histoire est actuellement en première ligne, confrontée qu’elle est aux récits alternatifs et révisions en tous genres. Alors, non, si nous en sommes là, ce n’est pas la faute à la narratologie classique! Et oui, la narratologie pourrait être en première ligne, avec l’analyse de discours, pour interroger le problème des «narratifs» étatiques et groupusculaires. En particulier, elle devrait permettre de démonter les mécanismes de mise en place de la causalité narrative, masquée sous la consécution temporelle, les mécanismes de constitution de héros et de bouc émissaires, de détournement de la parole. La force de conviction du récit est utilisée aussi bien dans l’explication (en lieu et place de «parce que») que dans l’argumentation (exemplum). On le sait bien depuis la Rhétorique d’Aristote.
6. Comment percevez-vous la place de l’analyse du récit dans le cadre des évolutions actuelles du champ de la didactique du français et de la société en général ?
JMA : Comme toute démarche de connaissance – et pas plus que les autres (en particulier l’enseignement de l’argumentation et de la rhétorique, de la langue et des langues) – l’analyse des différentes formes de récit, des ressources manipulatoires de la narration qui commencent par l’usages des temps verbaux du français et des autres langues est d’une indéniable importance. Toute démarche de connaissance susceptible d’introduire une mise à distance par rapport à l’objet d’étude est, à nos yeux, importante.
Alors que la société enseigne l’exaltation d’un moi hédoniste et consumériste, l’école est le lieu de la rencontre d’une altérité radicale: celle des grands textes (pas seulement littéraires), d’objets qui résistent dans leur altérité à un usage immédiat, libre et personnel. Les langues étrangères et la langue étrangère des grands textes littéraires sont des lieux d’altérité qui nous décentrent de nous-mêmes. Je sais que cela va à l’encontre de certaines approches des textes littéraires qui ont actuellement le vent en poupe. Je n’exclus pas d’autres usages ludiques et personnels des récits, mais il y a des choses que seule l’école peut enseigner et c’est sur cela que nous devons concentrer nos efforts. C’est du moins notre raison, encore actuelle, de travailler et de répondre à un entretien comme celui-ci.
FR : Je n’ai pas suivi les évolutions «actuelles» de la didactique du français, mais j’ai pu constater que la place du récit dans les manuels d’enseignement (du secondaire inférieur entre autres) est tributaire de la volonté de ratisser large et de prendre en compte toutes sortes de textes qui «racontent». Or, la variété des récits devrait être théorisée à l’aulne des gradients de narrativité, ce qui n’est jamais fait. On se retrouve face à ce paradoxe en tant qu’enseignant: d’un côté, une variété d’exemples de textes qui racontent proposés à la lecture et à l’analyse des élèves ; de l’autre côté, des notices théoriques qui ne présentent que le seul récit canonique, à savoir un récit à la 3e personne et au passé simple. Les autres textes sont ainsi considérés comme des exceptions (par exemple, les récits en JE rédigés au passé composé). Comment alors aborder avec pertinence L’Etranger de Camus ?!?
Dans la mesure où certains chercheurs, dont Raphaël Baroni, envisagent de repérer quels outils issus de recherches narratologiques récentes seraient susceptibles d’être utilisés dans l’enseignement de la littérature8, j’aimerais conclure cet entretien sur une réflexion à propos d’une notion qui paraît très en vogue actuellement: la narratologie «transmédiale» (ou «intermédiale»). Tout d’abord il me semble que ce n’est pas tant la narratologie qui doit être qualifiée de transmédiale mais son objet, à savoir l’ensemble des récits qui se manifestent dans des médias divers, sous des formes verbales ou non verbales. Si maintenant la narratologie transmédiale désigne simplement l’étude des pratiques narratives dans divers médias, alors il n’y a rien de nouveau sous le soleil narratologique puisque, sans parler de transmédialité, Barthes et bien d’autres contemporains structuralistes parlaient déjà dans les années 1960-1970 de la diversité des récits du monde (oraux, écrits, en images fixes ou animées). J’ai moi-même été toujours intéressée à élargir l’objet de mes investigations narratologiques en analysant des récits issus de formations discursives diverses (presse, bande dessinée, entretiens médicaux, etc.) et en revisitant à ces occasions les théories narratives existantes. En travaillant par exemple sur le genre du récit «suspendu» (ou feuilleton), j’ai pu mettre en évidence que ce dernier constitue bien un objet «transmédiatique» puisqu’il peut se manifester sous la forme d’un feuilleton télévisé ou journalistique, d’un feuilleton littéraire ou encore d’une histoire à suivre en bandes dessinées. A mon sens, dans la mesure où les productions narratives peuvent appartenir à différents médias, la transmédialité est assurément « constitutive » de la narrativité.
Si je ne peux que saluer l’élargissement de l’analyse narratologique aux récits non strictement verbaux, je redoute cependant que l’objectif de refonder les concepts de la narratologie afin «de les rendre suffisamment souples pour s’adapter à n’importe quel média» (Baroni, ibid., p.2) ne s’accompagne d’une définition de la narrativité plus cognitive que verbale, comme semble le réclamer Marie-Laure Ryan qui prétend en effet que «le récit n’est pas un objet linguistique mais une représentation mentale» (Introduction à la narratologie postclassique, dir. S. Patron, 2018, p. 154). Face à une définition de la narrativité fondée sur un invariant tellement large, je crains pour ma part que la notion de narratologie transmédiale ne perde toute pertinence. Mais ce n’est que le modeste avis d’une narratologue-linguiste!
En conclusion, ne contribue-t-on pas à une inflation des notions en adoptant ce concept de narratologie transmédiale? Ou alors est-ce simplement une stratégie pour assurer la survie des institutions universitaires qui, comme le remarque très justement Jürgen E. Müller dans un article de 2006 sur l’intermédialité (Médiamorphoses, n° 16: 99-100), «ne peuvent plus bâtir leur légitimité scientifique sur un partage disciplinaire strict du savoir» ?
Références citées
Adam, Jean-Michel (1984), Le récit, Paris, Presses Universitaires de France, coll. «Que sais-je ?».
Adam, Jean-Michel (1985), Le texte narratif, Paris, Nathan-Université.
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Adam, Jean-Michel (1985), Le texte narratif, Paris, Nathan-Université.
Adam, Jean-Michel (2003), «Entre la phrase et le texte : la période et la séquence comme niveaux intermédiaire de cohésion», Québec français, n° 128, p. 51-54. URL: https://id.erudit.org/iderudit/55780ac
Adam, Jean-Michel (2005), «La notion de typologie de textes en didactique du français: une notion “dépassée”?», Recherches, n° 42.
Adam, Jean-Michel (2011a), Genres de récits : narrativité et généricité des textes, Louvain-la-Neuve, Academia, coll. «Sciences du langage : carrefours et points de vue n° 4».
Adam, Jean-Michel (2011b), «Postface - Littérature et linguistique : dialogue ou coexistence ?», Le français aujourd'hui, n° 175 (4), p. 103-114. URL: https://www.cairn.info/revue-le-francais-aujourd-hui-2011-4-page-103.htm
Adam, Jean-Michel (2012), «Discursivité, généricité et textualité», Recherches, n° 56.
Adam, Jean-Michel (2016), «Pratiques, la linguistique textuelle et l’analyse de discours, dans le contexte des années 70», Pratiques, (169-170). URL: https://dx.doi.org/10.4000/pratiques.2931
Adam, Jean-Michel (2017 [1992]), Les textes : types et prototypes, Paris, Nathan Université.
Adam, Jean-Michel (2019), «Linguistique – récits – narratologie», Pratiques, n°181-182. URL: https://dx.doi.org/10.4000/pratiques.5632
Adam, Jean-Michel (2022), «Autour de l’explicatif», Recherches, n° 76.
Adam, Jean-Michel, Guy Achard-Bayle, Dominique Maingueneau, B. Combettes & Sophie Moirand (2006), «Textes/Discours et Co(n)textes. Entretiens avec Jean-Michel Adam, Bernard Combettes», Pratiques, n° 129-130, p. 20-49. URL: https://www.persee.fr/doc/prati_0338-2389_2006_num_129_1_2094
Adam, Jean-Michel, Gilles Lugrin & Françoise Revaz (1998), «Pour en finir avec le couple récit / discours», Pratiques, n° 100 (1), p. 81-98.URL: https://www.persee.fr/doc/prati_0338-2389_1998_num_100_1_1853
Adam, Jean-Michel & Françoise Revaz (1996), L'analyse des récits, Paris, Seuil, coll. «Mémo 22. Lettres».
Bachelard, Gaston (1949), Le rationalisme appliqué, Paris, Presses universitaires de France, coll. «Bibl. de philosophie contemporaine. Logique et philosophie des sciences».
Baroni, Raphaël (2017), «Pour une narratologie transmédiale», Poétique, n° 182 (2), p.155-175. DOI: https://doi.org/10.3917/poeti.182.0155
Benveniste, Émile (1966), Problèmes de linguistique générale, Paris, N.R.F., coll. «Bibliothèque des Sciences humaines».
Bronckart, Jean-Paul, Daniel Bain & Bernard Schneuwly (1985), Le fonctionnement des discours: un modèle psychologique et une méthode d'analyse, Lausanne, Delachaux et Niestlé, coll. «Actualités pédagogiques et psychologiques».
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Genot, Gérard (1984), Grammaire et récit : essai de linguistique textuelle, Nanterre, Université Paris X - Centre de recherches de langue et littératures italiennes.
Müller, Jürgen E. (2006), «Vers l'intermédialité. Histoires, positions et options d'un axe de pertinence», MédiaMorphoses, n°16, p. 99-110. URL: https://www.persee.fr/doc/memor_1626-1429_2006_num_16_1_1138
Paret, Marie-Christine & Raymond Blain (1995), «La structure compositionnellle des textes - entretien avec Jean-Michel Adam», Québec français, n° 99, p. 54-57. URL: https://id.erudit.org/iderudit/44223ac
Revaz, Françoise (1993), «L'expression écrite à l'école: les "schémas de récit"», in Les entretiens Nathan, Actes III, A. Bentolila (dir.), Paris, Nathan, p. 131-140.
Ryan, Marie-Laure (2018), «Sur les fondements théoriques de la narratologie transmédiale», in Introduction à la narratologie postclassique. Les nouvelles directions de la recherche sur le récit, S. Patron (dir.), Villeneuve d'Ascq, Presses universitaires du Septentrion.
Pour citer l'article
Jean Michel Adam & Françoise Revaz, "Témoignage de Jean Michel Adam et de Françoise Revaz", Transpositio, La scolarisation de la narratologie vue par quelques grands témoins, 2023https://www.transpositio.org/articles/view/temoignage-de-jean-michel-adam-et-de-francoise-revaz
Voir également :
Témoignage de Claude Simard
D’après moi, l’entrée de la narratologie dans la classe de français s’est faite surtout par l’entremise de publications auxquelles ont été initiés les étudiants et les enseignants dans les diverses instances de formation pédagogique (universités, instituts, colloques, journées de perfectionnement, etc.). On peut distinguer différentes catégories de publications qui ont contribué à l’utilisation des théories du récit dans l’enseignement. D’abord les ouvrages de narratologie proprement dits portant sur les structures du récit, ceux des théoriciens comme Propp (1928, trad. 1970), Greimas (1966), Genette (1972) ou Larivaille (1974) et ceux d’introduction générale comme les synthèses d’Adam (1984) ou de Reuter (1997).
Témoignage de Claude Simard
Claude Simard
Professeur retraité de l’université Laval, Claude Simard a enseigné la didactique du français en formation initiale et continue des enseignants du primaire et du secondaire. Dans ses recherches, il s'est intéressé notamment à l'enseignement de la grammaire et de l'écriture.
Entretien
1. Dans une perspective diachronique, si vous deviez retracer les grandes étapes de l’entrée dans la classe des savoirs issus de la narratologie, quels colloques, évènements pédagogiques (nouveaux programmes…) et publications citeriez-vous?
D’après moi, l’entrée de la narratologie dans la classe de français s’est faite surtout par l’entremise de publications auxquelles ont été initiés les étudiants et les enseignants dans les diverses instances de formation pédagogique (universités, instituts, colloques, journées de perfectionnement, etc.). On peut distinguer différentes catégories de publications qui ont contribué à l’utilisation des théories du récit dans l’enseignement. D’abord les ouvrages de narratologie proprement dits portant sur les structures du récit, ceux des théoriciens comme Propp (1928, trad. 1970), Greimas (1966), Genette (1972) ou Larivaille (1974) et ceux d’introduction générale comme les synthèses d’Adam (1984) ou de Reuter (1997). Viennent ensuite les publications à visée plus didactique cherchant à familiariser les enseignants avec les savoirs narratologiques de manière à leur montrer comment les exploiter en classe avec les élèves (en lecture et en écriture surtout) ; je citerai entre autres les numéros 11-12 et 14 portant spécifiquement sur le récit de la revue Pratiques ainsi que des livres comme ceux de Halté et Petitjean (1977) ou de Dumortier et collaborateurs (1980, 1986, 2001 et 2005). Enfin certaines publications relevant davantage de la création littéraire se sont intéressés plus spécifiquement aux techniques d'écriture narrative que l’on peut développer chez les élèves: pour le Québec, je pense par exemple à L’École à fictions de Bourque et Noël-Gaudreault (1985); en France, Oriol-Boyer (1992, 2004) a contribué notablement à intégrer dans la classe de français les ateliers d’écriture littéraire d’inspiration narratologique.
Une autre voie importante est sans aucun doute les programmes d’études ministériels qui, en ayant intégré des savoirs issus de la narratologie, leur ont conféré un caractère officiel dans l’enseignement. Pour le Québec, le programme de français langue première qui a été le premier à tenir vraiment compte des théories du récit est celui qui est paru en 1995 et qui a notamment consacré sur le plan didactique le concept de schéma narratif.
2. En conséquence, quelles seraient, selon vous, les modalités particulières du phénomène de transposition didactique des concepts narratologiques à l’époque de leur entrée dans les classes de français?
Il faut se rappeler le contexte dans lequel est apparue la narratologie à l’école. La transposition didactique des concepts narratologiques est issue d’un courant d’opposition à l’enseignement littéraire traditionnel qui avait cours depuis plusieurs décennies dans l’ensemble de la francophonie, et spécialement en France. On a qualifié cette époque (autour des années 1970) d’« ère du soupçon ». Plusieurs auteurs dont Halté et Petitjean reprochaient à l’enseignement littéraire traditionnel son subjectivisme, son encyclopédisme, son historicité arbitraire et son élitisme. La narratologie a été vue comme une approche moderne prometteuse devant assurer l’étude des textes littéraires par les élèves à partir de concepts scientifiquement élaborés au lieu de les soumettre à une attitude de vénération béate des auteurs reconnus. La classe de littérature quittait ainsi son ancrage idéologique du dogme de l’expression personnelle des grands génies de la communauté linguistique pour devenir un lieu d’acquisition de savoirs sur les textes littéraires et d’outils d’analyse de leurs structures.
Cependant, avec le temps, ce nouveau courant a été soumis lui aussi à la contestation. On a critiqué son caractère trop analytique et abstrait, son formalisme qui risquait de rebuter les élèves et de les détourner de la lecture littéraire. Avec le courant plus récent du sujet lecteur, l’attention s’est portée vers la personne de l’élève par la valorisation de ses goûts, de ses intérêts, de ses appréciations et de ses interprétations propres.
Au cours des cinquante dernières années, l’enseignement littéraire dans la classe de français me semble donc être passé successivement de la centration sur l’auteur, sur le texte puis sur le sujet lecteur, ce qui montre que la transposition didactique est en bonne parti tributaire de l’objet d’étude auquel on accorde la priorité.
3. Quel regard rétrospectif portez-vous sur votre contribution à ce processus historique?
En toute franchise, je dois dire que je n’ai pas été un acteur important de ce processus historique. Certes, au cours de ma carrière, je me suis intéressé à l’enseignement littéraire, notamment à l’exploitation de la littérature d’enfance et de jeunesse dans la classe de français. Mais mon champ principal d’intérêt a été l’enseignement de la grammaire.
Contrairement à des auteurs comme Halté, Petitjean, Reuter, Legros ou Dufays, qui ont consacré une grande partie de leur carrière à faire progresser l’enseignement littéraire notamment par l’introduction des concepts de la narratologie, ma contribution dans le domaine a été plus modeste et s’est concentrée sur l’initiation à l’exploitation didactique des théories du récit dans le cadre des cours que j’ai donnés à l’université aux futurs enseignants.
4. Selon vous, quels sont les concepts narratologiques les plus souvent mobilisés dans les classes et pour quelle raison ont-ils connu une telle fortune ? Par ailleurs, quels autres concepts négligés auraient mérité un meilleur sort ?
Comme le Québec correspond à la communauté francophone où j’ai travaillé en tant que didacticien du français, je m’intéresserai ici surtout au Québec en me référant aux programmes d’études actuels édictés par le ministère de l’Éducation.
Le programme du primaire a une approche globale des textes et ne définit guère les caractéristiques spécifiques des divers genres textuels. On y trouve donc très peu de notions propres à la narratologie; il est question à la place de principes d’organisation générale des textes tels que la division jugée universelle en introduction/développement/conclusion. À propos du récit, il est demandé en lecture ou en écriture d’initier les élèves aux principaux genres narratifs (conte, légende, bande dessinée, roman) sans autre précision. Certains termes peu spécifiques propres à la constitution d’un récit apparaissent à quelques endroits comme personnage, intrigue, événements perturbateurs, rebondissement de l’action.
Au secondaire, la narratologie occupe une place plus importante. À la rubrique «La narration dans les textes littéraire» de la partie consacrée à la progression des apprentissages, on trouve plusieurs concepts narratologiques:
- - la distinction entre l’auteur et le narrateur;
- - les types de narrateur (ominiscient, participant à l’histoire, multiple, récit à la 1re ou à la 3e personne);
- - les personnages et leurs rôles actanciels (héros, adjuvant, opposant, bienfaiteur, victime);
- - l’intrigue : la quête d’équilibre du personnage principal, la séquence narrative (situation initiale, élément déclencheur, actions, situation finale, dénouement);
- - le déroulement des événements (ordre chronologique, retour en arrière, anticipation);
- - les séquences secondaires dans le récit (description, dialogue, explication, argumentation).
Je ne pourrais pas dire exactement pourquoi le ministère de l’Éducation du Québec a fait ces choix. Les conceptions théoriques des équipes de rédaction ont dû certainement jouer : celle du primaire adhérait manifestement une vision globalisante des textes, alors que celle du secondaire se référait davantage à la diversification des textes en genres ou en séquences.
Les notions narratologiques retenues dans le programme du secondaire me semblent couvrir les structures essentielles du récit. Cependant on pourrait regretter que la distinction fondamentale entre histoire et narration ne soit pas mentionnée, un récit étant avant tout un texte qui raconte une histoire, c’est-à-dire une forme verbale qui évoque d’une certaine manière des événements réels ou imaginaires. Pour comprendre ce qu’est un récit, il importe de départager ce qui relève du monde constitutif de l’histoire et la manière dont ce monde est représenté par la narration, car comme l’a si bien montré Queneau dans Exercices de style, une même histoire peut donner lieu à de multiples récits si on en change le mode de narration.
5. De votre point de vue, avec le recul dont vous disposez aujourd’hui, les concepts narratologiques tels qu’ils sont mobilisés dans l’enseignement ont-ils plutôt marqué un progrès ou ont-ils conduit à une détérioration de l’enseignement-apprentissage du français?
Question délicate qui ne peut pas recevoir une réponse tranchée.
On ne peut certes pas se désoler que des savoirs sérieusement élaborés comme ceux de la narratologie soient introduits dans la classe de français pour aider les élèves à mieux maîtriser la communication verbale et à s’initier avec plus de rigueur aux phénomènes littéraires. Les acquis de la narratologie comme ceux de la linguistique textuelle en général ont assurément contribué à enrichir les contenus d’apprentissage de la classe de français en la dotant d’outils conceptuels assurant une appréhension plus approfondie des entités complexes et multiformes que sont les textes.
Cependant, un savoir qui entre dans le monde de l’école n’est plus exactement le savoir qui est traité dans le monde scientifique. Il est remodelé, transposé à des fins didactiques. La question fondamentale concernant l’introduction de concepts dans l’enseignement est celle de leur visée et corollairement de leur mode de présentation en classe : pourquoi serait-il pertinent pour la formation des jeunes de leur faire connaître tel ou tel concept narratologique et, compte tenu de l’intention pédagogique poursuivie, quelle serait la meilleure approche pour les traiter dans l’institution scolaire?
En classe de littérature, la narratologie, en tant que champ du savoir, peut être étudiée pour elle-même, le but étant de faire acquérir aux élèves des notions explicites sur le fonctionnement du récit. Cette perspective didactique peut se justifier à la fois sur le plan culturel en raison de l’élargissement du bagage de connaissances des élèves qui en résulte au sujet du langage et de la littérature, mais aussi sur le plan intellectuel si l’on songe à l’étude rigoureuse des diverses structures du récit que la narratologie rend possible grâce à ses puissants outils d’analyse.
Toutefois, la classe de littérature n’est pas seulement un lieu d’acquisition de savoirs. Elle est censée aussi développer des pratiques culturelles en contribuant à former des lecteurs d’œuvres littéraires. Comme je l’ai mentionné plus haut, on a critiqué un mode d’exploitation essentiellement formaliste de la narratologie en classe ayant la tendance trop académique à n’aborder les textes littéraires que du point de vue de leur organisation interne sans prise en compte de la subjectivité et de la sensibilité du lecteur, de ses réactions personnelles, du retentissement du récit sur son esprit.
La classe de littérature devrait veiller à maintenir un équilibre entre l’intellect et l’affect, entre l’étude systématique des textes littéraires et la place à réserver à l’élève en tant que sujet lecteur. Voilà un défi à relever sans relâche en classe de littérature. Les concepts narratologiques ne devraient pas être uniquement étudiés en tant que savoirs sur la littérature, ils devraient principalement servir à la formation de lecteurs en s’intégrant le plus naturellement possible aux instruments de compréhension et d’interprétation des élèves de manière à former des lecteurs de textes littéraires à la fois fervents, plus autonomes, plus conscients et plus avertis.
6. Comment percevez-vous la place de l’analyse du récit dans le cadre des évolutions actuelles du champ de la didactique du français et de la société en général?
À mon avis, l’analyse du récit s’est intégrée à la classe de français depuis assez longtemps, déjà une cinquantaine d’années, pour faire maintenant pleinement partie du domaine de la didactique du français. Elle constitue en quelque sorte une composante incontournable de l’enseignement-apprentissage des textes et de la littérature.
Sur le plan social, il me semble que l’étude du récit est un champ de connaissance essentiel compte tenu de l’importance des genres narratifs dans l’histoire de l’humanité. Depuis des temps immémoriaux, les êtres humains ressentent le besoin de raconter des histoires. Les récits qu’ils ont produits sont constitutifs de leurs diverses cultures. Savoir comme ils sont construits m’apparaît comme une voie féconde pour mieux comprendre comment la pensée se met en forme et s’actualise dans les grandes entités sémiotiques que sont les textes.
Références citées
Adam, Jean-Michel (1984), Le récit, Paris, Presses universitaires de France, coll. «Que sais-je?».
Bourque, Ghislain & Monique Noël-Gaudreault (1985), L’École à fictions, Québec, Presses de l’Université du Québec.
Dumortier, Jean-Louis & Francine Plazanet (1980), Pour lire le récit : l’analyse structurale au service de la pédagogie de la lecture. Langages nouveaux, pratiques nouvelles pour la classe de langue française, Bruxelles-Paris-Gembloux, De Boeck-Duculot.
Dumortier, Jean-Louis (1986), Écrire le récit, Bruxelles-Paris-Gembloux, De Boeck-Duculot.
Dumortier, Jean-Louis (2001), Lire le récit de fiction: pour étayer un apprentissage : théorie et pratique, Bruxelles, De Boeck-Duculot, coll. «Savoirs en pratique: français».
Dumortier, Jean-Louis (2005), Tout petit traité de narratologie buissonnière : à l'usage des professeurs de français qui envisagent de former non de tout petits (et très mauvais) narratologues mais des amateurs éclairés de récits de fiction, Namur, Presses universitaires de Namur, coll. «Diptyque».
Greimas, Algirdas Julien (2002 [1966]), Sémantique structurale. Recherche de méthode, Paris, PUF.
Genette, Gérard (1972), Figures III, Paris, Seuil.
Oriol-Boyer, Claudette (dir.) (1992), Ateliers d’écriture, Grenoble, L’Atelier du texte-Ceditel.
Oriol-Boyer, Claudette (2002), Lire-écrire avec des enfants, Toulouse, CRDP Midi-Pyrénées.
Propp, Vladimir (1928/1970), Morphologie du conte, Paris, Seuil, coll. «Points».
Reuter, Yves (2016 [1997]), L'analyse du récit, Paris, Armand Colin.
Halté, Jean-François & André Petitjean (1977), Pratiques du récit, Paris, CEDIC, coll. «Textes et non textes».
Pour citer l'article
Claude Simard, "Témoignage de Claude Simard", Transpositio, La scolarisation de la narratologie vue par quelques grands témoins, 2023https://www.transpositio.org/articles/view/temoignage-de-claude-simard
Voir également :
Témoignage de André Petitjean
Votre question me donne l’occasion d’opérer un regard rétrospectif sur une partie de ma carrière professionnelle en tant qu’enseignant du secondaire, puis Professeur des universités, jusqu’à mon Éméritat présent. Je pense que j’ai contribué à la diffusion des théories du récit par mes propres publications (http://andre-petitjean.fr/), au travers de mes cours, de mes directions de thèse, de l’organisation de séminaires et de colloques ou des stages de formation des enseignants que j’ai animés tant en France qu’en Belgique ou en Suisse.
Témoignage de André Petitjean
André Petitjean
Professeur émérite en Sciences du langage à l’UFR Sciences Humaines et Sociales de l’Université de Lorraine (site de Metz). Membre du CREM (Centre de recherche sur Les médiations Communication, Langue, Art, Culture), Pôle PRAXITEXTE (Langue, Texte, Discours et Médiations) et directeur de la collection ELT (Études linguistiques et textuelles). Co-fondateur en 1974 de la revue Pratiques dont il est le directeur.
Les théories du récit et leur transposition didactique : l’exemple de la revue Pratiques.
1. Dans une perspective diachronique, si vous deviez retracer les grandes étapes de l’entrée dans les classes des savoirs issus de la narratologie, quels colloques, évènements pédagogiques (nouveaux programmes…) et publications citeriez-vous?
Votre question me donne l’occasion d’opérer un regard rétrospectif sur une partie de ma carrière professionnelle en tant qu’enseignant du secondaire, puis Professeur des universités, jusqu’à mon Éméritat présent. Je pense que j’ai contribué à la diffusion des théories du récit par mes propres publications (http://andre-petitjean.fr/), au travers de mes cours, de mes directions de thèse, de l’organisation de séminaires et de colloques ou des stages de formation des enseignants que j’ai animés tant en France qu’en Belgique ou en Suisse. J’ai eu aussi l’occasion de co-diriger la collection de manuels intitulés Maîtrise de l’écrit édités par Nathan (cf. Petitjean, n° 82)1. Pour ne prendre que l’exemple du manuel de 6e, les titres des chapitres sont significatifs (Récits brefs, Du script à l’histoire, Construire un récit, Les personnages, Nommer et désigner les personnages, Temps et récit, Faire rire, faire pleurer, faire peur). J’ai eu enfin la responsabilité de co-diriger le Plan d’Études de Français du Cycle d’Orientation du canton de Genève (1998) et, en France, les Instructions Officielles pour le lycée (2000). Dans les deux cas, les théories du récit ont largement été transposées.
Il reste que c’est la revue Pratiques que je dirige depuis 1974, qui aura largement contribué à produire et/ou diffuser les théories du récit tout en assurant leur didactisation au service des apprentissages, tant de la lecture que de l’écriture. C’est pourquoi il m’a semblé utile d’en rendre compte, à l’aide d’un examen des nombreux articles publiés sur le sujet. Ce faisant, j’ai conscience que tenter d’objectiver un espace éditorial dans lequel on est soi-même engagé peut être problématique. J’en prends le risque, néanmoins, car j’ai essayé de neutraliser les possibles effets d’oubli ou d’aveuglement, en m’appuyant sur ma connaissance des différents contextes institutionnels et des référents théoriques, qui ont présidé à leur publication.
2. Quel regard rétrospectif portez-vous sur votre contribution à ce processus historique?
Pour mesurer les modalités diverses de transposition des théories du récit, il importe de commencer par retracer brièvement le contexte dans lequel est née la revue. Elle est créée en 1974 par trois enseignants du secondaire, Jean-François Halté dont je salue la mémoire par amitié et pour le rôle qu’il a joué dans la revue Pratiques, Raymond Michel et moi-même. Quelques éléments d’explication à propos de la genèse de cette décision me semblent nécessaires. En 1971, nous venons de passer les concours, Capes et Agrégation, et suivons l’année de CPR (Centre Pédagogique Régional), année de stage obligatoire avant d’être titularisés après une inspection et affectés dans des collèges. En parallèle à notre formation académique, nous dévorons les ouvrages de linguistique (Saussure, Benveniste, Hjemslev, Jakobson, Greimas…) dont nous n’avons jamais entendu le nom au cours de nos études. Il est difficile d’imaginer dans quel état de déréliction théorique peut se trouver, à cette époque, un étudiant de Lettres dans un collège littéraire universitaire de province, et il faut avoir conscience de la situation de l’université. La linguistique, dans quelques facultés, est en débat parmi les grammairiens et les linguistes, débats souvent organisés par de jeunes assistants (Chevalier, Arrivé…), qui viennent d’être recrutés après un enseignement en lycée. En littérature, la Sorbonne, bastion du conservatisme, sous la houlette de Picard ou Deloffre, est en conflit ouvert avec l’École Pratique des Hautes Études où Barthes, Genette, Greimas élaborent les premières notions de narratologie. Quant à la formation pédagogique, point encore d’INSPÉ (Institut national supérieur du professorat et de l’éducation), mais des cours assurés par des enseignants en poste, nos «conseillers pédagogiques», et un mercredi par mois, nous sommes réunis par l’Inspection. Les recherches en didactique (on parle alors de «pédagogie du français») ont lieu à l’INRP (Institut National de Recherche Pédagogique), créé en 1970. Elles concernent le premier degré et sont quasiment inexistantes pour l’enseignement secondaire. C’est dans ce contexte que tous les trois nous assurons notre auto-formation à la nouvelle critique tout en lisant avec intérêt les premiers numéros de Langue Française (1969), Poétique (1970), Littérature (1971). Nous faisons le constat qu’en dehors du Français Aujourd’hui (1967), il n’existe pas de revue qui fasse le lien entre nos lectures théoriques et notre pratique de jeune enseignant. Ce qui, à nos yeux, différencie Pratiques de ces autres supports éditoriaux tient au fait que nous ne sommes ni universitaires ni pris en charge par un éditeur. En effet, nous préférons la liberté de l’auto-gestion, au sein d’une association que nous créons: le CRESEF (Collectif de Recherche sur l’Enseignement du Français). Mais cette différence tient surtout au fait que dans le contexte de mai 68, nous avons une culture marxisante et un engagement syndical et politique en fonction desquels nous faisons la critique du système scolaire et de l’enseignement du français, en lien avec les analyses de Bourdieu et Passeron (1971). Nous sommes convaincus, les éditoriaux des premiers numéros de Pratiques en témoignent, qu’en érigeant l’enseignement des Lettres sur des bases scientifiques, en lieu et place du «bavardage esthético-psychologico-moral» dominant, on réduirait en conséquence sa fonction idéologique de détermination et de reproduction sociale. En ce sens, l’émergence de Pratiques est révélatrice d’une double crise de la discipline qui porte atteinte à sa configuration. Elle est pour une part interne, au sens où elle correspond à l’obsolescence théorique, tant de la matrice grammaticale traditionnelle que de celle des savoirs littéraires, par rapport aux savoirs dits «savants» émergents, dont témoignent les livres et les revues de linguistique, outre les revues citées précédemment. Pour une autre part, elle est externe, au sens où les contenus et les méthodes ne sont plus en adéquation avec l’hétérogénéité progressive du public scolarisé et par rapport à la demande sociale d’instruction et d’éducation. C’est à l’aune de cette double crise que se mesure le rôle de notre discipline dans la production de l’échec scolaire. La volonté d’œuvrer à la remédiation de cette situation sera à l’origine d’une tension entre engagement militant et exigence scientifique pour longtemps assez caractéristique de Pratiques, comme le soulignent Daunay et Reuter (n°137/138).
En effet, étant à l’époque plutôt ignorants des théories de l’apprentissage et de l’enseignement, nous mettons l’accent sur les contenus à enseigner. C’est ainsi que nous diffusons pour l’essentiel les théories structurales. A titre d’exemple, dans le numéro 1/2 de Pratiques, sous la plume d’Halté, Michel et Petitjean (1974), on trouve une analyse d’un conte de Poe (Le chat noir). Chacun pourra constater qu’il s’agit, avec cette lecture interprétative du conte, d’une application des théories structurales mâtinées de psychanalyse un peu rudimentaire. Dans le numéro suivant (3/4), nous commençons la publication d’une étude au long cours (n°5 et 6) consacrée à Candide qui s’assume comme relevant de la sémiotique narrative à partir des travaux de Greimas. Le confirme un glossaire dans lequel nous précisons nos emprunts (armature du récit, séquence transformationnelle, modèle actantiel, modèle fonctionnel, objets de valeur, etc.). Référence théorique que nous croisons avec les travaux de Hjemslev, 1971 («plan du contenu et plan de l’expression; langage de connotation»), Lotman, 1970 («les principes constructifs du texte»), Barthes, 1970 («les codes culturels et le découpage en lexies»), Greimas, 1973 («Un problème de sémiotique narrative: les objets de valeur»), Genette, 1969 («la fonction de régie du narrateur»), Riffaterre, 1970 («intertextualité aléatoire et obligatoire»). Cela nous permet de mener une étude de la structuration du récit et de ses contenus, tout en rendant compte des jeux allusifs, pastichants et parodiques, auxquels se livre Voltaire. Au cours des années qui suivent, je commence une thèse intitulée «le récit en situation scolaire», sous la houlette de Jean Peytard, qui dirigera une quarantaine de thésards dont Charolles et Adam. Ces derniers vont rejoindre le collectif de rédaction de Pratiques qui s’est étoffé dans l’intervalle, et se réunit régulièrement. On doit à Charolles une analyse sémantique des verbes de communication (n°9) dont on sait la fréquence dans l’introduction des dialogues dans les récits. Quant à Adam, dans le même numéro, à partir du Conte du Graal, il propose un modèle génératif du récit articulant structure profonde et structure de surface. Au cours des réunions du collectif, nous débattons des travaux structuralistes sur le récit des années 60 et 70 en nous posant des questions qui sont à la fois d’ordre épistémologique et méthodologique mais aussi didactique. Nous passons en revue les tentatives de modélisation, inspirées par le modèle de Propp (1970), le schéma actantiel, proposé par Greimas (1966), l’analyse des actions et de leurs interactions, avancée par Bremond (1973), la macro-séquence narrative quinaire théorisée par Larivaille (1974), le modèle à intégration progressive des unités de Barthes (1970), les catégories du récit littéraire par Todorov (1966) ou la distinction histoire/récit/narration de Genette (1972). Il nous apparait que le fait d’avoir recours à une démarche schématisante risque de faire abstraction des implications culturelles et anthropologiques des récits et qu’il faut se garder de traiter les concepts structuralistes comme un ensemble de postulats normatifs. A cet égard, la table ronde intitulée «Théorie et pédagogie du récit» publiée dans le n° 14 de Pratiques, est révélatrice de nos débats internes. Ils portent sur les rapports entre macrostructure et superstructure narrative, niveau linguistique et niveau sémiotique, sur l’opposition entre séquences narratives et composantes descriptives. Au niveau didactique, on s’interroge sur le rôle des théories narratives pour la réception et/ou la production des récits, sur l’obstacle possible des études formelles selon la socio-culture des élèves, sur la place laissée à leurs investissements émotionnels et axiologiques. Pour l’heure, notre travail de réflexion se concrétise par la publication du numéro 11/12 de Pratiques. Il s’ouvre par un entretien avec Greimas et se clôt par un état des lieux de la sémiotique narrative établi par Darrault. On y trouve aussi des articles qui ont recours à la théorie greimassienne du récit au travers d’un roman policier (L’Aiguille Creuse de M. Leblanc) et d’une bande dessinée (Le Devin d’Uderzo et Goscinny). Dans ce même numéro, Maillard confronte la méthode de Propp à l’étude de trois contes populaires, Adam et Goldenstein se livrent à une analyse macro-textuelle de Mateo Falcone de Mérimée, suivie d’une étude des personnages et des enjeux de valeur du récit. Toujours dans ce numéro 11/12, Charolles met en débat la sémiotique narrative avec les grammaires de textes (Van Dijk 1972; Petöfi et Reiser 1973) et milite, par le biais de la notion de cohérence textuelle et discursive, pour une intégration de la Superstructure Narrative dans une Grammaire du Discours. Sur le plan didactique, dans le prolongement de l’article de Goldenstein intitulé «Une grammaire de texte pour la composition française» (n°10), Debyser propose des exercices d’invention de contes et de récits d’aventures à partir du canevas de Propp et des figures du Tarot des Mille et un Contes. Il y reviendra plus tard (n°50), avec des exercices de production de textes à l’aide de «matrices narratives». De façon analogue, Adam et Petitjean commencent par se servir du modèle narratif de Larivaille pour rendre compte de l’organisation d’un conte anonyme (Le Merle Blanc), puis étudient la circulation des valeurs dans le récit. Suite à quoi, articulant lecture et écriture, ils proposent des jeux d’écriture sous la forme de manipulations textuelles (imaginer une transposition spatio-temporelle, d’autre épreuves qualifiantes ou une fin déceptive). Avec le numéro 13 de Pratiques, intitulé «Textes, Linguistique», s’inaugure le déplacement théorique que nous opérons de la sémiotique narrative à la linguistique textuelle. Il a été entamé par l’article d’Adam («Langue et Texte: Imparfait/Passé simple») paru dans le n°10, complété par celui de Simonin-Grumbach (n°13). Il s’agit, à la suite de Weinrich (1973), lui-même discutant l’opposition «récit/discours» de Benveniste, de montrer que le passé simple et l’imparfait possèdent, compte-tenu de leurs traits aspectuels, une valeur narrative différente dont les notions de premier et arrière-plan et de mise en relief rendent compte. Ce faisant, Adam, au-delà de Weinrich, met en évidence le rapport qui unit un phénomène micro-structurel de surface (le changement de temps narratif), à un phénomène macro-structurel (l’organisation narrative). Ce changement de paradigme se poursuit par la tentative d’Adam de clarifier les notions de cohérence/cohésion et par la réflexion de Combettes (1983) consacrée à la progression thématique que l’on doit aux linguistes de l’École de Prague. Il est vrai que les contraintes de la discipline et les directives officielles font que l’on privilégie les récits de fiction. Néanmoins, les articles du numéro 14 apportent la preuve que le récit peut être abordé à partir d’objets discursifs et de socles théoriques différents. C’est ainsi qu’Abastado, pour traiter des récits de magazine tels que Nous deux, emprunte à Genette sa distinction entre récit et histoire et ses catégories d’ordre, de durée, et de voix. Cela lui permet d’analyser les orientations et les effets idéologiques de ce genre de récit. Quant à Maldidier et Robin, à partir du meeting politique de Charléty (mai 1968), elles étudient l’économie narrative du genre «reportage» au travers de quatre quotidiens parisiens: Le Figaro, L’Aurore, Combat et L’Humanité.
Reprenant, elles aussi, la distinction de Genette entre récit et histoire, elles opèrent un découpage des récits entre segments narratifs, descriptifs et de jugements. Selon la dominance et le contenu des segments se repère le fonctionnement idéologique des différents journaux. J’ajoute qu’avec le numéro 17, on s’intéresse au récit oral, soit qu’avec l’article de Bachmann l’attention porte sur la narration orale dans un cadre interlocutif (Labov 1972; Goffman 1974), soit qu’avec Fillol et Mouchon, on confronte les analyses de Weinrich à un corpus oral dans le but de rendre compte des éléments récurrents et organisateurs du récit. J’y reviendrai (Petitjean, n°34) en relatant une expérience menée avec une classe de 6e. Je demande aux élèves volontaires de raconter une histoire qui leur est arrivée pendant les vacances. En écoutant les enregistrements, on constate le peu d’intérêt pour les récits qui ont la forme d’une série routinière d’actions ou script d’actions (Espéret 1981; Fayol 1985). Inversement, est apprécié le savoir-faire narratif de ceux qui savent ouvrir/fermer leur récit et entrelarder les propositions narratives de plages d’orientation et d’évaluations tant internes qu’externes. Les élèves s’en souviendront quand ils auront à produire des récits écrits. Je rappelle que nous étions alors enseignants de collèges mais qu’adoptant une posture de recherche-innovation nous échangions à l’intérieur du collectif nos expériences avant de les transformer en articles. C’est ainsi que dans le numéro 22/23, je publie un travail consacré, avec une classe de 5ème, à un roman de science-fiction, mais qui a la forme d’un récit policier, que Goldenstein rend compte d’un travail réalisé dans une classe de même niveau portant sur Michel Strogoff et que Masseron et Petitjean se focalisent sur l’étude du personnage dans Germinal menée en parallèle avec une classe de 3ème et une seconde technique. Le point commun de ces articles est de montrer combien les théories narratives, à condition d’être transposées, sont efficientes tant au niveau de la lecture que de l’écriture. Pour ne prendre que mon exemple, après avoir observé les croyances et les connaissances des élèves en matière de science-fiction, l’étude du roman se déroule sous la forme de «fiches» portant sur l’énigme, les descriptions, les acteurs du roman, le monde de la fiction, les objets de valeur, la fiction et la narration. Je m’appuie pour ce faire sur Van Dijk (1977) et sa catégorie du «setting» qui subsume les éléments indiquant le temps et le lieu, Todorov (1971) pour les intrigues policières, Hamon (1972) pour la description, Greimas (1973) pour les acteurs, les figures et les objets de valeur, Genette (1969) pour le déroulement du récit. On sait par ailleurs qu’il existe une pluralité des manifestations du récit selon des substances variées, qu’elles soient uniques ou mixtes et que l’on ne raconte pas en bande dessinées comme on le fait au cinéma. C’est pourquoi sont abordés, d’un point de vue sémiologique, la bande dessinée (Picquenot, n°8, Dillies, n°18/19), le récit filmique (Chaumette, n°8, Sublet, n°37), la narration et l’image fixe (Fresnault-Deruelle, Numéro spécial). Colas-Blaise (n°181/182) abordera à nouveau le sujet en empruntant le cadre théorique de la sémiotique greimasienne et post-greimasienne, mais en y intégrant des éléments d’herméneutique et d’anthropologie, pour analyser une image fixe, en l’occurrence des tableaux de Paul Klee. De même, Duvin-Parmentier (n°187/188) fera un bilan des théories sémiotiques utilisées pour l’analyse des images dans les classes du secondaire.
Au fil des années, les articles publiés dans Pratiques, qu’ils aient la forme de synthèses théoriques ou d’activités didactiques, accordent, en écho à la doxa scolaire des années 1970, une attention particulière aux récits de fiction dont les différents genres seront largement représentés : contes (n°11/12, 13, 59), fables (n°34, 91), récits de vie (n°45), nouvelles (n°107/108), romans (n°11/12, 14, 22/23, 55,78), ainsi que des études consacrées à des sous-genres : Schnedecker (n°66) pour le portrait, Amstutz (n°78) et Vernet (n°88) pour les nouvelles policières, Dezutter (n°113/114) pour l’épistolaire. Je précise, cependant, qu’ils portent aussi sur la narration dans les discours sociaux, qu’ils soient publicitaires (Adam, n°8), politiques (Adam n°30), journalistiques dont le «potin» – (Van den Heuvel n°30) ou le fait-divers (Petitjean n°50). Adam et Revaz reviendront sur les genres de la presse écrite dans le n°94 et Laborde-Milaa sur le portrait de presse (n°99). Ce choix répondait à une double exigence. D’une part théorique, au sens où il s’agit de rendre compte de la dimension pragmatique et des enjeux communicationnels de tout récit, d’autre part didactique, dans la mesure où l’introduction des discours non littéraires dans la classe correspond à l’idée d’une «Initiation à une culture accordée à la société de notre temps», aux dires des Instructions Officielles de 1977. Il est vrai qu’au cours des années 80, l’espace réservé aux textes littéraires s’est restreint car ils ont été concurrencés par d’autres discours, qu’ils relèvent du champ de la littérature de jeunesse ou proviennent de ce que l’on appelle les «discours sociaux» (presse, images, publicités). C’est ainsi qu’au grand dam des partisans des «Humanités littéraires», la revue a fortement participé à scolariser, au niveau du premier degré et du collège, les récits relevant de la littérature de jeunesse (n°47, 88) ou les textes labellisés comme étant des «mauvais genres» dont on sait qu’ils font l’objet d’une dévalorisation, tant théorique et pédagogique que culturelle. C’est ainsi que les numéros 50 et 54 accordent un intérêt particulier au roman sentimental (Cadet et Helgorsky), d’anticipation (Duhamel), policier (Reuter, Vinson) et, qu’au hasard d’autres numéros, sont abordés les romans de science-fiction (Janot n°14) ou les récits fantastiques (Ouvrard n°14; Masseron, n°34), voire les récits de rêves (Gollut, n°59). Ce qui ne signifie pas que l’on ait renoncé à l’étude des textes patrimoniaux : Chrétien de Troyes (n°9), Rabelais (n°5), Voltaire (n°59), Hugo (n°151/152), Balzac (n°3/4), Zola (n°22/23), etc.
3. Selon vous, quels sont les concepts narratologiques les plus souvent mobilisés dans les classes et pour quelle raison ont-ils connu une telle fortune ? Par ailleurs, quels autres concepts négligés auraient mérité un meilleur sort?
Les savoirs mobilisés sont à la croisée de la narratologie linguistique et de la linguistique textuelle (Adam et Lundquist (n° 169/170) en feront le bilan en 2015). Nous multiplions les analyses des formes d’organisation textuelle et de leurs fonctions telles que le dialogue (n°64 et 65), la description (n°34, 55, 66, 99), le personnage (n°5, 60) ou les scènes romanesques (n°81). Les récits étant des objets langagiers, il est aussi nécessaire d’observer, dans la surface des textes, les phénomènes micro-textuels produisant des effets de cohésion et utiles pour la compréhension comme pour la production des textes narratifs. Les études portent sur les temps verbaux (Combettes et Fresson n°6; Adam, Lugrin, Revaz n°100), la reprise des éléments d’un texte (Combettes n°49), les connecteurs dans les récits écrits (Fayol n°49), la dénomination du personnage en contexte dialogué (Schnedecker n°64), les modes de désignation des personnages (Masseron et Schnedecker n°60), les types de textes et les faits de langue (Combettes n°56). Ils concernent les types ou les genres de textes (n°62, 66, 83) et les relations textuelles (n°42, 67, 107/108). Il serait d’ailleurs intéressant d’examiner en quoi le récit varie, d’un numéro à l’autre, dans sa conceptualisation, en compréhension et en extension, selon qu’il est problématisé en tant que «type de de textes» (n°56) ou genre de textes (n°59). À ce propos, Daunay et Denizot (n°133/134) ont bien montré que le récit est, au niveau des classes du secondaire actuel, une notion fâcheusement équivoque, le même terme étant employé dans des acceptions différentes. D’un côté, il est associé aux typologies textuelles en opposition à l’argumentation et à l’explication. De l’autre, il est présenté comme une catégorie générique et s’oppose alors à théâtre et à poésie et se décline en sous-genres (récit policier, fantastique, autobiographique, etc.). Une clarification conceptuelle devrait être menée, équivalente à la réflexion sur les rapports entre contexte, texte, textualité et textualisation (n°129/130).
4. De votre point de vue, avec le recul dont vous disposez aujourd’hui, les concepts narratologiques tels qu’ils sont mobilisés dans l’enseignement ont-ils plutôt marqué un progrès ou ont-ils conduit à une détérioration de l’enseignement-apprentissage du français?
Il est indéniable que ces travaux ont fini par provoquer une reconfiguration progressive de la discipline. Mais pour savoir s’ils ont marqué un progrès, il faut prendre acte des écarts existants entre les élaborations didactiques proposées dans nombre d’articles de Pratiques et ce qu’elles sont devenues quand elles ont été transposées, en particulier sous la forme de l’exercice baptisé la «lecture méthodique». Il a été modélisé par les textes officiels (BO de 1987 et 1988) et certains ouvrages de la collection B. Lacoste (Descotes 1989; Weiland et Puygrenier-Renault 1997), avant d’être généralisé par les manuels. Pratiques en dénoncera très tôt les méfaits didactiques (Michel, n°97-98 et 101/102) avant que la critique ne soit relayée par les didacticiens de la littérature (Langlade 2001; Rouxel et Langlade 2004) au nom d’une prise en compte «de la dimension subjective de la lecture» et «des réalisations effectives des sujets lecteurs». Les partisans de la lecture méthodique ne manquent pas d’affirmer, comme le fait Descottes (1990), que l’acte de lire est «une activité de construction du sens mettant en jeu les opérations d’anticipation, d’élaboration d’hypothèses de sens» et qu’il faut partir des «représentations» des élèves, pour ensuite les confronter aux textes avec la médiation des savoirs procurés par l’enseignant. En fait, si on en juge par nombre d’ouvrages édités par les CRDP (Centre régional de documentation pédagogique), les séquences sont formelles et la compréhension du texte est réduite à la maîtrise de connaissances linguistiques et sémiotiques. Aucun fatalisme en la matière, car utilisées à bon escient, les études narratologiques ont prouvé leur validité et leur rendement analytique, à condition de se poser la question du degré de leur formalisation. En effet, il n’est pas le même selon que l’on s’adresse aux enseignants ou aux élèves, eux-mêmes à différencier selon leur âge et leur socio-culture. Avec le recul, on peut donc se demander si la «dérive techniciste» dont il est question tient nécessairement aux théories ou à l’insuffisante maîtrise des connaissances narratologiques et linguistiques des auteurs de manuels (Coirault et David 2011) et de nombre d’enseignants, compte tenu de leur formation académique initiale. C’est ainsi que la poétique et la narratologie françaises et anglo-saxonnes ont été réduites au schéma narratif ou à des problèmes de focalisation. Les grammaires de textes (Petöfi 1972; Ihwe 1972) ont engendré des typologies textuelles abstraites. Les travaux sur la cohésion et la cohérence textuelle (Bellert 1970, Halliday et Hasan 1976) ont fini sous la forme de relevés de connecteurs ou de marqueurs textuels (Pour un bilan, cf. Achard-Bayle 2010). Certes, il ne faut pas sous-estimer la part de responsabilité des Instructions Officielles de 2000 distinguant pour les «activités grammaticales», la «grammaire de texte», la «grammaire du discours» opposées à la «grammaire de phrase». Adam (2010) reconnaît que la première «est plus un obstacle méthodologique qu’un outil heuristique» et Maingueneau (1999) considère qu’il y a «bien des inconvénients à employer grammaire pour des phénomènes textuels et énonciatifs». Censés apporter un intérêt didactique pour la production de texte, les phénomènes énonciatifs et transphrastiques (type d’attitudes élocutives, opposition des plans de texte, progression thématique, chaîne de référence…), dont nombre de numéros de Pratiques ont rendu compte, sont devenus inintelligibles quand ils ont servi à élaborer des grilles d’analyse des textes. On trouvera dans Nonnon (n°97/98) une mise en garde par rapport aux modes de transposition des théories du texte en formation des enseignants (changement du statut épistémique des théories de référence, formes de simplification des savoirs scolaires élaborés, modes d’appropriation par les élèves des savoirs enseignés). J’ajouterai que nous partageons d’autant plus ce point de vue que, dans Pratiques, nous ne nous sommes pas limités aux contenus à enseigner, en l’occurrence aux théories du récit, mais avons pris en compte la culture des enseignés et réfléchi aux démarches d’enseignement, en lien avec l’apprentissage de la lecture comme de l’écriture.
Pour la lecture, comme je l’ai montré (Petitjean n°161/162), nous avons progressivement mesuré les conséquences de l’immanentisme textuel et avons pris en considération tant les travaux relevant de la sociologie de la lecture (n°80) que les théories de la réception (de l’«horizon d’attente» à la théorie des «communautés interprétatives» et aux approches herméneutiques) afin de prendre en compte la «perspective du lecteur» (n°95, 151/152). Ce qui implique de prolonger au collège, l’équivalent du coin lecture et de la bibliothèque de classe du primaire et de promouvoir le développement au sein de la classe de sociabilités autour du livre. A titre d’exemple, je citerai l’article de Duhamel (n°80), qui met en place des dispositifs d’échanges de livres et de lectures, monte des entretiens au cours desquels les élèves prennent conscience de ce qu’implique une lecture autonome. Je renvoie aussi aux activités proposées par Vinson et Lelièvre-Portalier (n°80) sur les médiations culturelles (familiarisation avec les lieux du livre et avec la culture du livre à l’aide du dispositif qu’elles appellent «la bouquinerie»). Depuis cette époque se sont généralisées les pratiques des carnets de lecture et des journaux de lecture dans lesquels les élèves notent le retentissement en eux de leurs lectures (impressions et réactions), qu’elles soient affectives, morales ou esthétiques. Ils y consignent aussi les livres lus pendant et en dehors du temps scolaire, ce qui leur permet de prendre conscience de leur passé de lecteur et de constituer une mémoire de leurs découvertes littéraires. On a aussi recours à des cercles de lecture sous la forme de forums scolaires de lecture (Moinard n°181/182 et 187/188), au cours desquels les élèves échangent leurs interprétations personnelles. Il apparaît que tout lecteur ordinaire, aussi «faible lecteur» soit-il, est nécessairement capable d’une «interprétation sémantique» (Eco 1985), car, dès l’instant où «le lecteur impliqué prend corps dans le lecteur réel» (Ricœur 1985), s’opère un acte de reconfiguration qui dépend à la fois de la compétence linguistique de ce dernier mais aussi de l’univers encyclopédique et culturel de son expérience (codes socio-culturels) et de son degré de familiarité avec les conventions esthétiques et le contrat générique du texte (codes littéraires). C’est pourquoi il est important, en situation scolaire, de diversifier les activités. Les unes reposent sur des moments d’immersion dans le monde du texte, au fil d’une lecture «courante» et «investie». Les autres sont liées à une méta-lecture impliquant des moments de réflexion, de mémoration, d’associations, de comparaisons, d’autant plus nécessaires que les récits contiennent des espaces vides que le lecteur se doit de combler (Eco 1979/1985, 1991). On rejoint ici cette «dialectique» entre des activités «relevant de la participation» et d’autres «privilégiant la distanciation» (Dufays 2005). Réflexion qui rejoint celle qu’opèrent V. Jouve (1993) entre « lecture naïve » et « lecture avertie » ou R. Rorty (1992) entre «lecture inspirée» et «lecture méthodique». En fonction de quoi il me semble judicieux, à l’encontre de la valorisation excessive du «sujet lecteur» (Langlade 2004) de rappeler, comme le fait Todorov (2007) que «le sens de l’œuvre ne se réduit pas au jugement purement subjectif de l’élève, mais relève d’un travail de connaissance». Il est assez étonnant de constater à quel point les recherches en didactique de la «lecture littéraire» font l’impasse sur les théories cognitives et psycho-linguistiques de la lecture qui se sont développées dans les années 1980 (Smith 1975; Kintsch, T. A. Van Dijk 1975; Espéret, 1981; Denhière, Legros 1983; Denhière 1984) et le numéro 35 de Pratiques) et ont continué depuis (Fayol et al. 1992; Coirier, Gaonac’h, Passerault 1996; Golder, Gaonac’h 1998. etc.). On se reportera aussi, pour un état de l’art des théories du «traitement cognitif du récit», à Schaeffer (2010) et l’on sait que plus l’œuvre est complexe, plus il est difficile d’assurer cette dialectique entre «type de compréhension» et «mode de progression» dont parle Gervais (1992). Ce qui signifie, sans ignorer ces problèmes, qu’il importe de multiplier les exercices qui développent les capacités inférentielles et interprétatives des élèves et de leur montrer que la validité de l’interprétation d’un récit se mesure aux types et aux nombres d’aspects du texte dont elle est capable de rendre compte en fonction des seules contraintes déterminées par le texte, ou en tenant compte de données contextuelles (y compris biographiques), paratextuelles, intertextuelles… A titre d’exemple, on se reportera aux analyses de type ethno-critique que l’on trouve dans différents numéros (n°76, 151/152) ou au protocole que propose Reuter (n°76). Il consiste à faire réfléchir les élèves aux informants et indices textuels sur lesquels ils s’appuient pour justifier leurs lectures («réaliste-psychologique» ou «policière») d’une nouvelle de Pascal Mérigeau.
Quant à l’écriture, il importe de donner aux élèves la possibilité de «faire» de la littérature et pas uniquement de la commenter (Schaeffer 2011). Sans confondre illusoirement ou avec démagogie «pratiques» des élèves et «métier» de l’écrivain, il s’agit de rendre leur écriture productive. Écrire avec, dans, ou contre un texte littéraire, multiplier les ravaudages scripturaux, imiter, emprunter, transposer, bref entrer dans «une coopération scripturale» concerne tout autant la lecture que l’écriture et augmente l’expertise littéraire des élèves en les incitant à se poser des questions tant cognitives, éthiques, linguistiques, narratives qu’esthétiques. Cela passe par une articulation entre lecture et écriture (n°86), que ce soit sous la forme d’aides à l’écriture narrative (n°78), d’activités d’écriture dites «longues» ou «en projet» (n°27, 36, 41, 66, 83), d’écriture «créatives» (n°89), de «jeux d'écriture» (n°26, 27) ainsi que de la pratique de la «réécriture» (n°20, 105-106). Cela passe encore par les «ateliers d’écriture» (n°26, 61, 89, 127/128, 155/156). Il serait fastidieux d’énumérer les numéros de Pratiques qui portent sur l’écriture de récits selon les genres fictionnels (n°83). À cette fin, les savoirs, qu’ils soient narratologiques ou linguistiques, sont mis à la disposition des élèves et des enseignants mais selon des logiques différentes. Tel est l’enjeu de leur transposition comme j’ai pu le montrer (Petitjean, n°97/98). Ils aident les premiers à planifier leurs écrits et à favoriser le contrôle de leur production en développant leur conscience métacognitive et ils permettent aux seconds de programmer leur enseignement, de préciser leurs consignes d’écriture et leur servent de critères d’évaluation des écrits produits. Ce renouvellement des enseignables s’est accompagné d’une réflexion portant sur les démarches d’enseignement. En témoigne l’intérêt de la notion de «séquence didactique» sous la forme d’une suite d’activités progressives, planifiées et finalisées par un objectif général d’enseignement/apprentissage et diversifiant les tâches et les supports (Masseron et Perrin, n°92).
5. Comment percevez-vous la place de l’analyse du récit dans le cadre des évolutions actuelles du champ de la didactique du français et de la société en général?
Les années passant, la totalité des membres du collectif, devenu «comité de rédaction», a intégré l’université. C’est ainsi qu’accédant en 1984 au statut de Professeur, j’ai été amené à diriger le CELTED (Centre d’Études Linguistiques des Textes et des Discours) de l’Université de Metz et à prendre la direction de collections («Didactique des Textes», «Recherches Linguistiques», «Recherches Textuelles») dans lesquelles certains livres sont plus ou moins directement liés au récit et à son enseignement : Combettes (L’organisation du texte, 1992), Glaudes et Reuter (Personnage et didactique du récit, 1996), Rabatel (Une histoire du point de vue, 1997), Revaz (Les Textes d’Action, 1997), Schnedecker (Nom propre et chaînes de référence, 1997), Leclaire-Halté (Robinsonnades et valeurs en littérature de jeunesse contemporaine, 2004), Perrin (Le sens et ses voix, Dialogisme et polyphonie dans la langue et les discours, 2006), Verselle (Faire dire, pour décrire, 2012). Ce changement de statut a eu pour conséquence que chacun s’est spécialisé dans un domaine, parfois au détriment d’une réflexion commune, induisant, de fait, des modifications de la ligne éditoriale de la revue. Est significatif, à cet égard, le remplacement du sous-titre originel («Théorie / Pratique / Pédagogie») par un nouveau triptyque («Linguistique / Littérature / Didactique») référant à des champs théoriques différents. En linguistique, nous avons participé, dans le cadre des recherches textuelles puis énonciatives et discursives, à la théorisation de notions capitales telles que «auteur» et «ethos» (n°113/114), «valeurs» (n°117/118), «genre» (n°62, 157/158), «style» (n°135/136), «registre» (n°109/110), «contexte» (n°129/130) ou «polyphonie» (n°123/124). Si j’en juge par les revues relevant de la narratologie (Poetics Today, Vox poetica, Cahiers de narratologie), assez rares sont les études des modes de verbalisation des intrigues, à la différence de Baroni (2017). On peut d’autant regretter l’insuffisante articulation avec les Sciences du langage qu’elles sont un adjuvant incontournable pour l’analyse des récits. Je pense au travail monumental de Rabatel (2008) sur le point de vue, aux études linguistiques qui s’intéressent à la manière dont les émotions sont rendues manifestes dans les textes (Kerbrat-Orecchioni, 2000), au rôle des organisations modales dans la production d’effets affectifs (Fontanille, 1999) ou à la réflexion de Rabatel (n°181/182) sur la notion de mobilité empathique. On peut, à ce propos, les compléter par les recherches cognitives qui analysent les modalités de l’immersion émotive en lien avec la compréhension des états mentaux et des comportements des personnages (Pelletier, 2010) ou des épisodes du récit (Dijkastra et al., 1994). En littérature, selon les domaines de prédilection de chacun d’entre nous, le récit connaît des approches différentes. Avec le numéro 151/152, intitulé «Anthropologie de la littérature», on se penche sur les phénomènes de mises en récit de pratiques culturelles. Aranda associant anthropologie et narratologie rend compte des héros de récits populaires merveilleux; Löcherbach montre que les travaux d’Elias permettent de comprendre en quoi les personnages de La Princesse de Clèves révèlent les rapports du récit avec la logique civilisatrice, Cnockaert, à propos de la nouvelle de Maupassant intitulé Saint-Antoine, montre qu’au travers de l’épisode du gavage de cochon s’établit une homologie structurale entre la logique anthropologique du rite et la logique narrative du récit. Dans une partie du numéro 181/182 («Le récit en questions»), il s’est agi de rendre compte du statut du récit dans les productions actuelles, qu’elles aient la forme de romans, de pièces de théâtre ou de «narrations documentaires». C’est ainsi que Lawson étudie la place qu’occupent les animaux dans nombre de fictions romanesques contemporaines, la nouveauté étant qu’ils sont considérés dans leur individualité animale. Le fait d’adopter un point de vue zoocentré nécessite l’utilisation de procédés (forme de la liste ou tableau descriptif) et de techniques narratives (point de vue, instance narratrice, monologues intérieurs) au service d’une intention à la fois éthique et esthétique des auteurs. Petitjean s’arrête sur les pièces monologuées contemporaines et montre en quoi elles ont la forme de récits fragmentés et polyphoniques. Leur intérêt est de faire advenir de nombreux personnages et c’est là un indice du processus de romanisation que connait le théâtre depuis plusieurs années. Lacoste s’intéresse à ce que d’aucuns appellent la «non-fiction», dénomination qui recouvre, au-delà de la diversité des œuvres et des auteurs, des textes qui partagent une même intention documentaire. Il s’ensuit que ces œuvres, qui privilégient la description, le fragment et la liste, prennent leur distance avec la fiction, au sens où elles remettent en question les vertus configuratrices que l’on prête ordinairement à la «mise en intrigue». Concernant la didactique, on constate un reflux des articles praxéologiques au profit de recherches à caractère historique et épistémologique. C’est ainsi que Daunay et Denizot (n°133/134), à partir des Textes Officiels et des manuels, retracent les modifications historiques qu’a connues le récit en tant qu’objet scolaire et, plus particulièrement, selon qu’il est travaillé dans le cadre de l’apprentissage de la lecture ou de l’écriture. De même, le n°109/110 est consacré à l’histoire de la description scolaire au secondaire, des manuels de rhétorique aux manuels de textes contemporains, en passant par les manuels de littérature du XIXe siècle. Notre attention s’est aussi déportée sur la place, la forme et les fonctions du récit dans d’autres disciplines scolaires que le français, que ce soient dans les enseignements scientifiques (Cohen-Azia, n°133/134), dans les classes de mathématiques (Lahanier-Reuter, n°133/134) ou en didactique de l’histoire (Delaplace, n°133/134). Pour cette dernière, alors qu’Audigier et Ronveaux (n° 133/134) s’interrogent sur le récit comme forme textuelle dans l’écriture des historiens par rapport à la fois aux récits fictionnels et à l’histoire scolaire, de leur côté, Revaz et Béguin (n°100) étudient l’usage des temps verbaux respectivement dans le discours des historiens et dans les manuels d’histoire. Au niveau des élèves, Laparra (n°69) avait déjà analysé des problèmes de lecture que posent la lecture des manuels d’histoire, quand René, dans le même numéro, montrait qu’écrire en histoire nécessite un apprentissage rédactionnel qui porte autant sur les contenus de savoirs historiques que sur la planification et la mise en texte tant global que local du devoir d’histoire.
Il est vrai qu’à partir des années 2000 la place accordée dans Pratiques aux théories du récit s’est amenuisée et que l’on a pris de la distance par rapport à l’héritage structuraliste. Celui-ci connaît une certaine défaveur, d’autant plus grande que l’on assiste au retrait des figures tutélaires de la narratologie – Todorov (1989,1991) s’est tourné vers l’éthique et Genette (1994, 1997) vers l’esthétique – quand ce n’est pas vers la régression polémique pour certains. Je pense à la charge critique de Bremond et Pavel (1999) contre le S/Z de Barthes, qui n’a rien à envier à l’ancien pamphlet de Picard. Plus généralement, on peut dire que la théorie littéraire, comme le diagnostique Viala (2000), est entrée dans les usages universitaires et se diffuse par le biais de recueils de textes théoriques (voir, par exemple, les ouvrages publiés dans la collection «Corpus» de Flammarion et dont les titres sont évocateurs: Le genre littéraire, La fiction, L’intertextualité, Le roman, Le personnage, etc.). Plus encore, comme on l’a vu, elle a été transposée dans le champ scolaire, à l’encontre de Compagnon (1998) qui n’y voit «qu’une petite technique pédagogique souvent aussi desséchante que l’explication de texte à laquelle elle s’en prenait alors avec verve.» Finis les débats, voire les polémiques, du passé. On a l’impression que la boîte à outils fonctionne, au travers des études d’un genre, d’une forme, d’un procédé ou d’une œuvre. Pour qu’advienne un renouvellement majeur des théories du récit, il faudra attendre les travaux de Baroni (2007, 2009) ou Patron (2009, 2018 et n°181/182) ainsi que ceux de Lavocat (2010, 2016) en phase avec les recherches de langue anglaise (théories des mondes possibles, narratologie cognitive, narratologie non naturelles…). Il était donc nécessaire de nous pencher à nouveau sur les outils de la narratologie. Cela d’autant plus que concernant la place du récit dans nos sociétés contemporaines, on peut interroger l’inflation d’une notion comme celle de «storytelling» et observer que la fiction est aussi en expansion, qu’elle prenne des formes aussi différentes que les romans, les films, les séries ou les écrits numériques liés la cyber-littérature. Comme nous avons rejoint le CREM (Centre de recherche sur les médiations) de l’Université de Lorraine, nous participons à son programme de recherche «Narrations de la société/sociétés de la narration» consacré au récit et à la narration sociale. Pour prendre la mesure de l’état de la narratologie dans les débats actuels des sciences humaines en France et au-delà de l’hexagone, on peut se référer au tableau que dresse Baroni (2016) dans la 30e livraison de Questions de communication et des réponses qui s’ensuivent dans le no31 de la même revue (Baetens, Fleury et Walter, Jost, Rabatel, Saurier et Vallée, Schmitt). Pour Pratiques dans ce programme du CREM, l’enjeu est de faire interagir des recherches qui mettent l’accent sur la description et la classification avec d’autres plus spéculatives et interprétatives. C’est ainsi qu’avec le n°181/182, intitulé «Le récit en questions», nous avons confronté certains paradigmes du récit, privilégiant la linguistique textuelle et discursive (Adam et Rabatel), la sémiotique narrative (Bertrand et Colas-Blaise), l’ethnocritique (Privat), la perspective cognitiviste (Fragonara). Une attention particulière a été réservée à la narratologie non naturelle (Patron et Richardson) ou polylogale (Revaz), dont l’existence nécessite l’invention de nouvelles méthodes et un outillage narratologique adapté pour en rendre compte. Il en va de même pour la narration sérielle (Boni et Martinez) et pour les récits interactifs (Compagno). Suite à quoi, nous avons lancé le numéro 197/198 de Pratiques, intitulé «Raconter (une) des histoires. Les mots de la narration». Il comporte trois volets : linguistique (cartographie des synonymes et des hyponymes de récit, étymologie et construction des deux formes «raconter»et «récit»), narratologique et discursif (comment segmenter, nommer et analyser les séquences narratives), didactique (quelle place pour le récit dans les pratiques enseignantes du premier et du second degré). À plus long terme, à propos de la fiction, nous avons en projet un numéro de Pratiques (2024) intitulé provisoirement «Territoires scolaires de la fiction de l’école à l’université». On y examinera, d’un point de vue théorique et historique, les conceptions divergentes de la fiction, tant en compréhension que dans ses domaines d’application, qu’elles soient philosophiques, psychanalytiques, anthropologiques, narratologiques, sémiotiques, cognitives, linguistiques, textuelles, stylistiques, pragmatiques, énonciatives (Schaeffer 1999; Vuillaume 1990; Kroll 2017; Hamburger 1977; Goodman 1985; Pavel 1988; Cohn 2001; Searle 1975/1982; Genette 1991; Philippe, Atlani-Voisin 2000; Schaeffer 2009; Bikialo 2014; Pelletier 2017). Sur le plan didactique, on cherchera, en fonction de ces théories, à élaborer une modélisation du sujet lecteur. Ce qui nécessitera, aussi, une enquête sociologique sur les usages non scolaires des œuvres de fiction et les représentations des élèves concernant l’intérêt qu’ils leur portent. A ce propos, on examinera ce qu’apporte l’explication de l’adhésion aux formes narratives selon qu’elle est conceptualisée en termes de ressorts pathétiques liés à différentes modalités de la tension narrative (Baroni 2007) ou d’«intérêt» narratif, herméneutique ou esthétique (Jouve 2019 ). On reviendra sur la question des modalités de l’immersion fictionnelle (notions d’identification et d’empathie, d’émotion réelle et d’émotion fictive), de la démarcation et/ou de l’hybridation entre fiction et non-fiction (marqueurs de fictionnalité, modes de référence…). Le numéro montrera surtout l'enjeu didactique des fictions, selon les apprentissages, puisqu’elles réfèrent indéniablement à nos « principaux soucis sociaux ou existentiels » (Pavel 1998; Jouve 2010) et ont des fonctions importantes, tant sur le plan cognitif (Schaeffer 1999) qu’affectif (Citton 2007). Il sera aussi intéressant d’analyser ce qui différencie les conduites d’immersion fictionnelle des conduites esthétiques (Schaeffer 1996, 2000) ou des expériences esthétiques (Dewey 1934/1997; Goodman 1996). Dit autrement, comment mesurer la différence entre jugement de fictionnalité et appréciation d’articité ou émotions de fiction et émotions eshétiques. Ce qui me semble utile à plus d’un titre : sortir du flou de la notion de «lecture littéraire», réfléchir au corpus des œuvres estimées légitimes, entretenir un vrai dialogue avec les disciplines artistiques.
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Pour citer l'article
André Petitjean, "Témoignage de André Petitjean", Transpositio, La scolarisation de la narratologie vue par quelques grands témoins, 2023https://www.transpositio.org/articles/view/temoignage-de-andre-petitjean
Voir également :
L'aventure scolaire de la narratologie
En 1974, l’éditorial du premier numéro de Pratiques (1974: 4) regrettait «l’ascientificité dans l’enseignement […] de la littérature»:
L’enseignement de la littérature passe par la méconnaissance de son objet et se réduit à être une transmission de valeurs morales et esthétiques de la classe dominante (les manuels imposent une lecture fondée sur la psychologie «abstraite» et sur la transparence des textes).
Il s’agissait donc, poursuivait l’éditorial, de «substitu[er] au bavardage esthético-psychologico-moral un enseignement réglé sur un ensemble de références théoriques». La liste de ces références théoriques (et leur ordre) donne la ligne de la nouvelle revue: «matérialisme historique, linguistique et sémiologie, psychanalyse, enfin logique dialectique qui permet de lier les différents apports». Le programme, on le voit, était vaste.
L'aventure scolaire de la narratologie
En 1974, l’éditorial du premier numéro de Pratiques (1974: 4) regrettait «l’ascientificité dans l’enseignement […] de la littérature»:
L’enseignement de la littérature passe par la méconnaissance de son objet et se réduit à être une transmission de valeurs morales et esthétiques de la classe dominante (les manuels imposent une lecture fondée sur la psychologie «abstraite» et sur la transparence des textes).
Il s’agissait donc, poursuivait l’éditorial, de «substitu[er] au bavardage esthético-psychologico-moral un enseignement réglé sur un ensemble de références théoriques». La liste de ces références théoriques (et leur ordre) donne la ligne de la nouvelle revue: «matérialisme historique, linguistique et sémiologie, psychanalyse, enfin logique dialectique qui permet de lier les différents apports». Le programme, on le voit, était vaste.
Près de 50 ans plus tard, l’enseignement de la littérature a en partie fait sa révolution: si le matérialisme historique et dialectique ou la psychanalyse restent des cadres théoriques sans doute peu explorés dans les cours, la linguistique et la sémiologie ont laissé des traces durables dans l’approche des textes, mais plus encore la narratologie, un champ neuf dans ces années 1970 et que l’éditorial de Pratiques n’identifiait pas encore comme un domaine autonome. En effet, comme le rappellent Baroni et Dufays (2020: 83), «ce néologisme a été introduit par Todorov en 1969 dans le but d’émanciper la jeune théorie du récit du champ des études littéraires». C’est cette aventure scolaire de la narratologie en France que je me propose ici d’analyser, depuis les années 1970 jusqu’à maintenant.
Après une rapide présentation méthodologique du corpus, je m’intéresserai tout d’abord à la manière dont la narratologie est devenue hégémonique dans les publications scolaires et didactiques des années 1990. Puis j’interrogerai le statut des savoirs narratologiques dans les textes institutionnels et les manuels, des années 1980 aux années 2020, avant de passer en revue les principaux outils narratologiques privilégiés par les manuels de méthode ainsi que les usages qui en sont faits.
Corpus et méthodologie
Pour cette petite histoire de la scolarisation1 de la narratologie, je ferai appel à plusieurs types de sources: outre les «Entretiens avec les acteurs de la scolarisation» (Dossier «Entretiens», Transpositio) je m’appuierai sur les textes institutionnels publiés depuis les années 1970, ainsi que sur plusieurs publications à destination des enseignants (revues de didactique, ouvrages pédagogiques). J’ai également constitué un corpus de 31 manuels de «méthodes» publiés entre 1984 et 2020. J’ai à la fois varié les éditeurs, pour pouvoir faire des comparaisons en synchronie, mais également constitué plusieurs séries de «collections»: je désigne ainsi (voir Denizot 2016) une succession en diachronie de manuels de même type (ici des manuels de méthode), chez un même éditeur, pris en charge par les mêmes coordinateurs et/ou par une équipe relativement stable d’une édition à l’autre. Cette notion de «collection» permet de suivre les évolutions dans le temps lors des refontes des manuels, même lorsque les collectifs d’auteurs changent en partie à chaque nouvelle version du manuel. C’est le cas en particulier chez Nathan, où certains auteurs assurent la transition d’une édition à l’autre et que je signale donc dans mon article sous cette dénomination de «collection» Nathan, pour les distinguer d’autres ouvrages de méthode parus chez ce même éditeur mais avec une équipe complètement différente2.
Les manuels «de méthode» correspondent à un type d’ouvrages scolaires apparus dans les années 1980 qui visent à exercer l’élève à la littérature. Pour ce faire, ils s’organisent autour des savoirs et des savoir-faire propres à la discipline. Ils remplacent ainsi les questionnaires guidant la lecture des textes par des «exercices», dont l’objectif est bien différent de celui des questionnaires: ces derniers sont liés à un texte particulier, alors que les exercices sont liés pour leur part à des notions, des savoirs, des savoir-faire, etc. Les manuels de méthode ont ainsi mis au point de nouveaux types d’exercices, ponctuels et centrés sur des micro-objectifs, et que je nomme (en reformulant Adam et Petitjean 1989) des exercices convergents – à distinguer donc des exercices divergents (commentaire, dissertation, etc.), visant différents objectifs et eux-mêmes susceptibles de générer des exercices convergents (Denizot 2015). Les exercices convergents, anciens en ce qui concerne le travail sur la langue (exercices d’orthographe, de langue, etc.), empruntent à ces derniers la logique leçon/exercice d’application. De ce point de vue, ils témoignent d’un changement dans le rapport à la littérature et à son enseignement, en tant qu’ils attestent qu’on peut «exercer» pleinement l’élève à la lecture du texte littéraire. Dans le cadre de ce travail sur la scolarisation de la narratologie, ce corpus de manuels de méthodes permet donc d’analyser les notions mises en avant dans ces ouvrages, ainsi que ce qui est proposé en termes de savoirs, d’exercices et de textes supports: dans ces manuels, ce sont en effet les textes qui accompagnent les exercices, et non l’inverse.
Dans cette analyse des manuels et des textes institutionnels, je me centre sur le travail proposé autour du récit (en tant que la narratologie est «la science du récit et l’étude de la narrativité», Baroni et Dufays, 2020: 83), sans m’interdire cependant de regarder ce qui concerne la description, par exemple, lorsque son étude est articulée à celle du récit, ou ce qui concerne le roman (particulièrement après 2000, lorsque le «roman» devient l’un des objets d’étude au programme). Je m’en tiens essentiellement à la scolarisation de la narratologie au lycée (sections générales et technologiques), dans la mesure où c’est à ce niveau de la scolarité que la littérature est en soi un objet de travail et d’étude. Elle suscite alors ces exercices spécifiques que sont l’explication de texte et ses avatars (lecture méthodique, lecture analytique, etc. ; pour une synthèse, voir Perret 2020), grands consommateurs d’ «outils» en tout genre – pour utiliser une métaphore courante en matière d’analyse de texte, et que l’on retrouve jusque dans les manuels de méthode les plus récents (par exemple Abensour et Dumaître, 2019 et sa partie sur les «Outils d’analyse littéraire», 59-87). Et si cette contribution est centrée sur l’enseignement en France, pour des questions de format et de compétence de son autrice, elle se veut une petite pierre dans une mise en perspective historico-didactique qui dépasserait les frontières de l’hexagone, et qui reste à élaborer.
Quand la narratologie est devenue hégémonique
Une comparaison entre des publications didactiques diverses (revues, ouvrages à destination des enseignants) et les premiers manuels de méthode montre que l’on passe très vite, dès les années 1980, d’un éclectisme théorique important (sémiotique, linguistique textuelle, narratologie) dans les premières propositions des revues de didactique à une hégémonie de la narratologie dans les manuels.
Les années 1970-1980, comme le soulignent tous les «acteurs de la scolarisation» interrogés, sont en effet des années de grands bouillonnements autour du «texte» et du «récit», devenus alors des concepts à part entière3: les théoriciens élaborent différentes théories du texte, du récit, du discours, etc. ; les pédagogues (qui ne sont pas encore des didacticiens) transposent pour la classe certaines de leurs théories dans les revues qui naissent alors (par exemple l’article emblématique de Halté et alii autour du Chat noir de Poe, dans le premier numéro de Pratiques, 1974) ou dans diverses publications à destination des enseignants (voir les ouvrages pionniers de Halté et Petitjean, Pratiques du récit, en 1977 ou celui de Dumortier et Plazanet, Pour lire le récit, en 1980). Or, ces premiers travaux qui cherchent à mettre à l’épreuve du réel des classes et des élèves les «pratiques textuelles […] inspirées du structuralisme» (pour reprendre les propos de Dumortier et Plazanet, 1980: 4), empruntent à une grande variété de théoriciens et de références théoriques, et visent à retravailler – sinon à articuler – la «sémiotique narrative» et les «élaborations théoriques émanant de la critique littéraire» (pour citer cette fois l’Avant-propos de Pratiques, 1977: 3). Les deux numéros de Pratiques consacrés au Récit (1976 et 1977) témoignent bien de cette forme d’éclectisme théorique, tant par la variété des auteurs cités dans les différents articles que par l’abondante bibliographie qui clôt le second numéro: élaborée par Yvan Darrault sous le titre «Sémiotique narrative. Éléments de bibliographie», elle ne compte pas moins de 114 références pour 60 auteurs différents… Dans les «entretiens», Jean-Michel Adam, Françoise Revaz et André Petitjean le soulignent d’ailleurs chacun à leur façon en revenant sur leur parcours: Adam rappelle comment son ouvrage sur le Texte narratif «replaçai[t] […] ces travaux narratologiques dans le cadre unifié de la linguistique textuelle» (Adam & Revaz 2023 : §26), Petitjean montre la cohérence des articles de Pratiques des années 1970-1980 qui mobilisaient des savoirs «à la croisée de la narratologie linguistique et de la linguistique textuelle» (Petitjean 2023 : §9). et Revaz se définit elle-même comme «narratologue-linguiste» (Adam & Revaz 2023: §46).
À côté de cette richesse théorique, synthétisée dès 1984 par la première édition du «Que sais-je ?» d’Adam sur le récit, dont la bibliographie divisée en rubriques («narratologie et poétique», «sémiotique», «énonciation», «linguistique textuelle» et «divers») témoigne elle aussi de cette pluri-référentialité, les ouvrages scolaires de ces années-là font un choix beaucoup plus restreint. Quelques manuels spécialisés – et sans doute davantage alors à destination des enseignants que des élèves, mais qui préfigurent ce que seront les manuels de «méthode» des décennies suivantes que j’analyserai ensuite – font une petite place à ces nouvelles approches autour de quelques concepts, essentiellement narratologiques. L’un des précurseurs est celui de Pagès et Pagès-Pindon (1984) qui intitulent un chapitre «Le récit» – dont la division en deux parties, fiction et narration, est d’inspiration très narratologique – et qui consacrent deux pages au «fonctionnement de la fiction» (essentiellement autour du schéma quinaire et des fonctions des personnages) et plus de trois pages au «fonctionnement de la narration» (essentiellement autour de l’ordre de la narration et du point de vue/focalisation4). Un autre manuel de cette fin des années 1980, les Techniques littéraires de Biet, Brighelli et Rispail (1988: 392 sqq.), se contente quant à lui de quelques notions narratologiques dans son chapitre sur «la lecture d’un roman ou le jeu du pacte»: distinction entre histoire et narration, entre récit diégétique et mimétique, et entre différents points de vue à partir d’une distinction des narrateurs qui conduit les auteurs à identifier 5 types de narrateurs (et 5 points de vue ?) différents. Cette même année, l’un des premiers manuels de méthodes à destination plus explicite des élèves5 (Crépin, Loridon et Pouzalgues-Damon, 1988: 77) propose une page sur les «personnages» et reformule le schéma actanciel de Greimas (en remplaçant «adjuvant» par «auxiliaire»).
Cette tendance ne fera que s’amplifier et la narratologie stricto sensu s’installe dans les années 1990 comme le cadre d’analyse hégémonique pour travailler le récit – et donc le roman – au lycée, au détriment des autres théories du texte et de la linguistique textuelle. Si l’on excepte le «schéma actanciel» (souvent renommé dans les manuels «fonctions des personnages», par exemple dans la collection chez Nathan), issu des travaux de Greimas mais annexé depuis à la narratologie (par exemple Lavergne, 1996), surnagent surtout pour la linguistique textuelle les «types de textes», inspirés de Jean-Michel Adam6. Mais ce travail sur les types de textes, bien présent dans les manuels des années 1990, où il fait généralement l’objet d’un chapitre distinct, disparait le plus souvent dans les éditions ultérieures, comme le montre par exemple l’évolution du manuel dirigé par Claude Éterstein et Adeline Lesot: un chapitre intitulé «Les types de texte», absent de l’édition de 1984, apparait dans celle de 1996 et disparait de la suivante, en 2000.
Les nouveaux outils privilégiés dans les chapitres «récit» ou «roman» des manuels de méthode des années 1980-1990 sont donc quasi exclusivement des concepts narratologiques, au détriment des autres cadres théoriques. Or, comme le dit Petitjean dans les entretiens, on peut en effet «d’autant plus regretter l’insuffisante articulation avec les Sciences du langage qu’elles sont un adjuvant incontournable pour l’analyse des récits» (André Petitjean 2023 : §14).
Statut de ces savoirs, entre disciplinaire, para- ou protodisciplinaire
Avant de voir plus précisément quels sont les outils narratologiques scolarisés dans les manuels et les publications à destination des enseignants depuis les années 1980, je me propose d’interroger tout d’abord le statut scolaire de la narratologie et des notions qui lui sont associées à partir d’une distinction inspirée de Chevallard (1991) entre savoirs disciplinaires (des notions à enseigner et à apprendre), savoirs paradisciplinaires (des notions outils) et savoirs protodisciplinaires (des prérequis). Je le ferai en suivant le fil des refontes des programmes depuis les années 1970, refontes rythmées par les alternances politiques et les changements de ministres. Comme on le verra, si le statut de la narratologie semble fluctuer au gré des programmes, il n’en va pas de même dans les manuels de méthode où il est remarquablement stable depuis des décennies.
Années 1980-2000: du disciplinaire au paradisciplinaire
Les années 1970-1980 sont des années de grand renouvèlement des programmes: de nouveaux textes (programmes et instructions) sont publiés suite aux «réformes Haby»7 (1977-1978 pour les classes de collège, et 1981 pour les classes de lycée) ; ils sont réécrits après l’accession de la gauche au pouvoir (1985 pour le collège, 1987-1988 pour le lycée). Mais contrairement aux manuels pionniers que j’ai évoqués ci-dessus (par exemple Pagès et Pagès-Pindon, 1984), il faut attendre les programmes de première de 1988 pour voir apparaitre explicitement, au milieu de catégories plutôt classiques («figures de style ou de rhétoriques», catégories «prosodiques», «dramaturgiques», ou de «stylistiques», «logiques» et «esthétiques»), quelques «catégories linguistiques8» (énonciation, locuteur, discours/histoire, etc.) et surtout «narratologiques»: «histoire, narration, récit ; temps de l’histoire ; temps du récit ; narrateur ; héros ; focalisation ; scène, sommaire, ellipse»9.
Toutes ces catégories se veulent explicitement au service de l’étude des textes, comme le souligne ce même texte officiel de 1988: «On exerce les élèves à employer exactement un certain nombre de catégories, concepts et termes efficaces pour l’analyse des textes». Elles sont plus particulièrement au service de la «lecture méthodique», longuement définie dans le programme de seconde de 1987 et qui veut «renforcer la scientificité de l’exercice [l’explication de texte], avec l’idée qu’une approche linguistique outillée permettra de lutter contre les inégalités scolaires» (Perret, 2020). Il s’agit donc d’étudier «méthodiquement» un texte, au moyen d’outils empruntés à divers champs de savoir – dont les savoirs issus de la linguistique ou des théories littéraires. Et de ce fait, les savoirs narratologiques deviennent dans cette décennie 1990 des savoirs disciplinaires à part entière, «construits» par des définitions précises, comportant des «propriétés» et des «occasions d’emploi», pour reprendre les propositions de Chevallard (1991 : 50). Ils font donc l’objet d’exercices dans les manuels, et l’édition 1988 (par exemple) du manuel de la collection Nathan co-écrit par Crépin, Loridon et Pouzalgues-Damon (1988: 69) comporte ainsi des définitions de l’intrigue (le schéma quinaire), la distinction temps de la fiction/temps de la narration, ainsi que des exercices d’application, selon la logique des exercices convergents (voir ci-dessus). Dans les années 1990, la plupart de ces savoirs narratologiques s’ancrent clairement dans les manuels de méthodes, qui proposent tous un petit outillage narratologique conforme aux programmes de 1987-1988. Le statut «disciplinaire» de ces notions ne fait pas de doute, comme en témoignent les «index de notions» ou les «glossaires» qui fleurissent dans ces ouvrages, et qui comportent de nombreuses notions narratologiques.
Lorsque les programmes sont à nouveau revus, en 2000-2001 pour les classes de lycée10, le statut de ces notions change: en effet, si aucune des notions narratologiques listées en 1987 n’apparait cette fois dans les programmes, les «documents d’accompagnement» de 2001 qui glosent généreusement les programmes11, intègrent plusieurs de ces notions, mais au détour d’un développement sur autre chose. Par exemple, les termes de «flash-back ou analepses», «anticipations ou prolepses» ou de «scènes, sommaires et ellipses» sont convoqués à propos du travail sur l’image mobile (2001: 85) ; quant au «point de vue», il est au centre d’un exercice écrit de transposition: «Transposer […] en faisant varier le mode de narration (modification du statut du narrateur, modification du point de vue)» (Ibid.: 93), mais ne fait pas l’objet d’un développement autonome. Les notions narratologiques sont ainsi clairement devenues dans les textes institutionnels des savoirs paradisciplinaires, qui «entrent dans le champ de perception didactique» de l’enseignant (Chevallard, 1991, p. 51) mais qui ne sont pas en tant que telles des notions à enseigner.
Après 2010: des savoirs quasi invisibles dans les textes institutionnels
En 2010, les textes institutionnels changent à nouveau12: outre les programmes, le ministère publie dans les années qui suivent via le site eduscol 13 ce qu’il appelle cette fois des documents «ressources» consacrés aux nouveaux objets d’étude. Si l’on regarde le programme et le document ressource le plus susceptible de convoquer la narratologie, celui qui correspond à l’objet d’étude «Le roman et la nouvelle au XIXe siècle: réalisme et naturalisme»14 (2012), on constate qu’aucune notion narratologique n’est mentionnée dans ces textes (pas même le point de vue). Plusieurs ouvrages du domaine sont pourtant en bibliographie du document ressource, mais pas nécessairement là où on les attendrait: l’ouvrage d’Adam et Petitjean sur le texte descriptif (1989/1998), celui d’Hamon sur le même sujet (1981) et les Figures II de Genette (1969) apparaissent en effet mais dans une rubrique intitulée «Pour accompagner l’étude de la langue», qui «vis[e] à mettre en évidence des questions de langue plus particulièrement liées à l’objet d’étude» (p. 14). C’est la stylistique qui est ici le champ théorique de référence explicitement convoqué pour travailler sur la «stylistique du récit réaliste» (p. 15), et qui constitue à son tour un domaine paradisciplinaire, au service de l’étude de la langue ; quant aux savoirs narratologiques, ils sont en quelque sorte annexés à la stylistique, et restent invisibles en tant que champ théorique autonome.
La dernière réforme des programmes (à ce jour)15, en 2019, réintroduit quelques notions narratologiques dans le programme, sans les référer particulièrement à un champ théorique spécifique: la présentation générale de «L’étude de la langue au lycée» indique ainsi «l’acquisition d’un vocabulaire technique permettant de décrire le fonctionnement de la langue et des discours, en particulier le discours littéraire» ; «ces connaissances linguistiques […] sont adossées à des termes (métaphore, adjectif, subordination, focalisation, assonance, etc.) dont elles proposent des définitions.» Certains objets d’étude sont également l’occasion d’évoquer le «système des personnages» (il s’agit de l’objet d’étude en seconde sur le théâtre et celui de première sur le roman et le récit). Mais si la focalisation semble timidement érigée en savoir disciplinaire (puisqu’il faut en proposer une définition), le «système des personnages» tout comme «l’analyse de la narration» (citée dans l’objet d’étude de première sur le roman et le récit) sont clairement quant à eux des savoirs paradisciplinaires. Dans tous les cas, ces notions ne sont ni référencées ni ancrées dans un champ théorique visible qui serait la narratologie. Elles sont même, dans le cas de la focalisation, noyées au milieu de notions éclectiques dans une liste fourre-tout qui ne permet guère de construire un cadre théorique cohérent.
Des savoirs devenus indésirables ?
Comment expliquer la disparition –moins de quinze ans après leur mise au programme explicite– des quelques notions narratologiques présentes dans les programmes de 1987-1988 ? Le passage d’un statut disciplinaire à un statut paradisciplinaire –voire à des formes de disparition– peut évidemment être justifié par le fait qu’au début du XXIe siècle, ces outils narratologiques sont devenus suffisamment ordinaires au lycée (notamment parce qu’ils sont également travaillés au collège) pour que l’on n’ait pas besoin de les mettre au programme ni de les lister. Peut-être même pourrait-on y voir des savoirs «protodisciplinaires» (de simples prérequis dont on n’a même plus besoin de rappeler l’existence aux enseignants) si d’autres indicateurs ne donnaient pas une vue d’ensemble un peu moins optimiste.
Il est difficile en effet de ne pas mettre cette disparition en lien avec différents phénomènes, qui ne favorisent pas particulièrement les approches narratologiques. Sur un plan institutionnel, un recentrage de plus en plus net des textes officiels s’est d’abord effectué vers des approches d’histoire littéraire, perceptibles déjà dans le programme de 2000-2001, et que Petitjean et Viala justifient dans un numéro de Pratiques entièrement dédié à la réforme des programmes16. À cela s’ajoute à partir de 2006 un autre recentrage – plus idéologique – vers une conception plus patrimoniale de la littérature. Il n’est pas possible ici de faire une analyse exhaustive de la réécriture des programmes après 2001. Mais le passage par exemple de l’objet d’étude «Démontrer, convaincre et persuader» (en 2001) à «Genres et formes de l’argumentation: XVIIe et XVIIIe siècle» (en 2010) puis à «La littérature d’idées et la presse du XIXe au XXIe siècle» (en 2019) peut donner une idée du glissement – et du recadrage vers des corpus plus littéraires – qui s’opère. Peut-être n’est-il pas inutile non plus de souligner qu’après les programmes de 2000-2001, écrits sous un gouvernement de gauche, les refontes successives ont toutes été le fait de ministres de droite17.
Par ailleurs, comme le souligne Reuter (2000: 7), les critiques qui se multiplient à la fin des années 1990 viennent «aussi bien de la part de théoriciens que de formateurs ou d’enseignants». Certaines de ces critiques, à l’intérieur du champ de la didactique du français, portent sur la «transposition» de ces objets (Nonnon, 1998a), sur le risque de création d’«artéfacts» (Nonnon, 1994), sans forcément remettre en cause les «bénéfices indéniables» que liste notamment Reuter (2000: 11). Mais pointent également en ce début des années 2000 des critiques issues de la «didactique de la littérature» en train de se constituer alors comme champ de recherche spécifique, autour de la littérature envisagée «comme discours spécifique» et «comme objet à penser dans sa spécificité» (Daunay, 2007: 149). C’est ainsi que dans l’ouvrage issu d’un colloque tenu en 1998 à Toulouse sur les enjeux didactiques des théories du texte18, Marie-José Fourtanier et Gérard Langlade (2000: 9) dénoncent les «catalogues de notions hétéroclites à faire acquérir» et l’ «euphorie didactisante» qui conduit «à la morcellisation des savoirs et au technicisme stérile», posant une question (Ibid.: 10) toute rhétorique qui sera l’un des fils directeurs de la plupart de leurs travaux à venir19:
Paradoxalement, une construction méthodique de savoirs ne risque-t-elle pas d’éloigner les élèves de l’expérience de lecture et de la dynamique interprétative que les savoirs ont pour vocation de servir?
Si les textes officiels pour le lycée n’ont encore jamais fait une place explicite à la notion de «sujet lecteur» (Rouxel et Langlade, 2004) qui émerge au début du XXIe siècle20, des échos sont pourtant perceptibles dans certains programmes, comme ce passage du programme de première de 2010 concernant l’objet d’étude «Le personnage de roman», où il semble clair qu’entre narratologie (jamais convoquée ici) et subjectivité du lecteur (reformulée ici avec un mélange d’ancien – l’admiration – et de moderne – l’émotion –), le texte institutionnel penche du côté de la «relation personnelle au texte», opposant d’ailleurs clairement «relation personnelle» et «analyse méthodique»:
Le fait de s’attacher aux personnages permet de partir du mode de lecture qui est le plus courant. On prête une attention particulière à ce que disent les romans, aux modèles humains qu’ils proposent, aux valeurs qu’ils définissent et aux critiques dont ils sont porteurs.
Dans cette appréhension de l’univers de la fiction, on n’oubliera pas que la découverte du sens passe non seulement par l’analyse méthodique des différents aspects du récit qui peuvent être mis en évidence (procédés narratifs et descriptifs notamment), mais aussi par une relation personnelle au texte dans laquelle l’émotion, le plaisir ou l’admiration éprouvés par le lecteur jouent un rôle essentiel.
Une petite recherche sur eduscol21 semble également confirmer cette analyse: le moteur de recherche indique 20 résultats pour la requête «sujet lecteur», et aucun pour «narratologie»…
Des savoirs disciplinaires incontournables dans les manuels
La situation de la narratologie dans les manuels est très différente. Malgré ce relatif silence (mépris ?) des textes institutionnels et ces prises de position critiques venues de contrées très diverses du champ didactique, les manuels de méthode parus entre 2000 et 2019 font de certains outils narratologiques de véritables savoirs disciplinaires, avec des définitions précises, des exercices pour s’exercer à leur emploi, et ne les oublient pas dans les index, glossaires ou lexiques de fin d’ouvrage. Avant de détailler les notions en jeu (je le fais ci-dessous), il faut souligner que tous les manuels de mon corpus entre 2000 et 2019 réservent des pages entières au travail sur le récit et sur la description, avec de nombreuses «leçons» et de nombreux exercices. Ce qui peut varier, ce sont les chapitres dans lesquels ces notions sont mises en œuvre: je prendrai l’exemple de trois éditions des ouvrages dirigés chez Bordas par Denis Labouret, en 2001, 2004 et 2011. L’édition 2001 propose deux chapitres très narratologiques («28. Qui raconte ? Qui voit ? Les modes de narration», p. 182, et «29. Les composantes de l’action romanesque», p. 190), comportant chacun 3 pages de leçon et 5 pages d’exercices, dans une partie consacrée aux «genres littéraires». L’édition suivante, en 2004, se contente d’une «fiche méthode» d’une page pour «les composantes du récit» (p. 187), suivie de 4 pages d’exercices, dans un chapitre sur «le roman et la nouvelle». Quant à l’édition 2011, elle regroupe «Récit et narration» (p. 209) dans une partie à nouveau plus «méthodologique» intitulée «Les outils d’analyse: langue et discours». Récit, narration, discours narratif, genre narratif, roman, c’est l’objet de l’analyse (et donc le savoir littéraire visé) qui fluctue plus que les outils (narratologiques) de cette analyse.
Quels outils pour quels usages ?
Pour analyser les outils narratologiques scolarisés, je me centrerai sur les ouvrages scolaires puisque, comme je l’ai montré ci-dessus, très peu de notions narratologiques ont été explicitement mises au programme par les textes officiels. Je les analyse ci-dessous par ordre de fréquence dans le corpus de manuels de méthodes, et je m’intéresse à la fois à leur fréquence et aux usages qu’on en fait.
Dans l’ensemble de mon corpus et pour toutes les périodes considérées, la notion la plus présente est – sans surprise – celle des points de vue. La notion est relativement stabilisée même si la plupart des manuels hésitent souvent entre «point de vue» et «focalisation» ou proposent la double dénomination «point de vue/focalisation»: dans près des trois quarts des manuels, les deux termes sont en effet donnés comme synonymes, et Éterstein et Lesot (1995: 134) sont les seuls à ajouter comme terme équivalent une troisième notion, les «modes de vision». Depuis le milieu des années 1990, tous les manuels consacrent un point plus ou moins important à cette notion, selon la typologie de Genette. L’évolution de la collection Nathan reflète bien cette institutionnalisation de la notion. La plus ancienne édition (1988) reformule les catégories de Genette à sa façon, en proposant (sous une courte rubrique de bas de page «Le lecteur et la découverte des personnages») les trois types suivants: «La découverte “de l’intérieur”» ; «la découverte “de l’extérieur”» et «le lecteur suit le personnage à la fois “de l’intérieur et de l’extérieur”» ; l’édition suivante (1992) ajoute juste une petite parenthèse après chacune de ces trois catégories: «focalisation interne», «externe» et «zéro» ; mais l’édition de 1996 s’aligne sur les manuels concurrents en consacrant cette fois une double page au «Point de vue dans un récit», et selon des formulations bien plus canoniques.
L’usage de la notion mériterait sans doute à elle seule un article (voir sur ce sujet Nonnon, 1998b, Paveau, 1992 et Paveau et Pecheyran, 1995). Je me contenterai d’esquisser quelques remarques. Il faut tout d’abord noter que le travail sur le point de vue se trouve, selon les manuels, dans différents chapitres, l’énonciation, le récit, le roman, le personnage ou la description, ce qui induit des exercices et des objectifs un peu différents. Mais le support des exercices est quant à lui beaucoup plus homogène puisque dans la plupart des manuels, à toutes les périodes, le travail sur le point de vue porte majoritairement sur des textes du XIXe siècle: sur les 168 textes supports d’exercices autour des points de vue de l’ensemble du corpus de manuels, près de 60 % sont des textes du XIXe siècle, contre à peine un tiers du XXe siècle (l’auteur le plus représenté est ici Camus, avec 15% des extraits du XXe siècle) ; la présence de textes d’autres siècles est quasi anecdotique, de l’ordre de 2 à 3 % pour les XVIIe et XVIIIe siècle. Il faut juste noter pour le XVIIe siècle la surreprésentation de Mme de La Fayette, qui compte à elle seule 4 des 6 extraits du siècle… Et si l’on regarde les auteurs du XIXe siècle supports d’exercices, la sélection est encore plus nette: un quart des textes du XIXe siècle sont extraits d’œuvres de Flaubert ; Stendhal et Zola fournissent chacun près de 20 % des textes, suivis par Balzac (14 %) et Hugo (7 %). Le travail sur le point de vue est donc majoritairement un travail sur le roman du XIXe siècle, et même sur une petite partie de la production romanesque du siècle, celle qui est la plus facilement compatible avec ces questions, dans la mesure où ces auteurs ont justement contribué à l’histoire de la subjectivisation du récit (Philippe et Piat, 2009: 135). Il est tentant de reprendre à ce sujet les mots de Nonnon (1998a: 156) à propos de la transposition des savoirs théoriques: «l’exemple est une théorie incarnée, les notions prennent corps dans des tâches et des exemples-types».
La seule notion capable de rivaliser avec le «point de vue» est celle de «narrateur». Mais si elle est présente dans tous les manuels du corpus depuis 1984, elle est diversement traitée et c’est une des notions dont les usages sont sans doute les plus variés: dans certains manuels relativement anciens, elle est construite autour de la distinction auteur/narrateur (par exemple Klein, 1998: 119-120, qui travaille ainsi la distinction «histoires vraies» et «fictions») ; mais le plus souvent, elle est traitée dans les «modes de narration» qui permettent de distinguer «narrateur-personnage», «narrateur qui raconte à la 3e personne», «narrateur invisible» (par exemple collection Nathan, 1996), quand elle n’est pas associée aux «points de vue» (par exemple Sabbah, 2008).
«Point de vue» et «narrateur» sont les seules notions incontournables. Mais elles sont suivies de près par celle de «rythme du récit», présente dans les trois quarts des manuels, à toutes les époques, certains manuels définissant même précisément des notions comme «pause», «sommaire», «scène» (11 sur 23 pour scène/sommaire), «ellipse» mais aussi «ralenti» ou «digression» (par exemple Klein, 2000: 177). Ce point est d’ailleurs intéressant, puisque scène/sommaire/ellipse font partie des quelques notions narratologiques explicitement mises au programme de 1988 à 2000: or, seulement 2 manuels sur les 6 du corpus parus entre 1992 et 1999 les définissent plus spécifiquement, alors qu’elles sont définies dans près de la moitié des manuels du corpus parus depuis 2000. La scolarisation de la narratologie suit clairement son propre chemin dans les manuels, qui n’est pas toujours parallèle à celui des textes institutionnels.
Viennent ensuite le «schéma narratif» et les «fonctions des personnages», tous deux présents dans près de 65 % des manuels, avec une grande stabilité dans la présentation. Seules certaines éditions de la collection Nathan se distinguent (par exemple Pouzalgues-Damon et alii 2004: 171) en expliquant la différence entre «intrigue simple» (les «cinq étapes successives qu’on appelle le schéma narratif») et «intrigue complexe» («de nombreux épisodes, constituant chacun une séquence narrative, se combinent entre eux»). Peut-être faut-il voir là une volonté de complexifier pour les élèves de lycée une notion déjà bien présente au collège ? Cette présentation se retrouve dans une édition plus récente (2011: 115), avec la disparition de l’expression «schéma narratif» au profit de «séquence narrative» («L’histoire se décompose en cinq étapes qui forment une séquence narrative») et la subdivision des intrigues complexes en «enchainement» ou «enchâssement» des séquences narratives. Pour ce qui est des «fonctions des personnages», il est notable qu’elles n’apparaissent en revanche dans aucun des trois manuels de 2019 et 2020 que j’ai consultés, alors même que deux d’entre eux lui faisaient une place dans de précédentes éditions (Labouret et collection Nathan). Les derniers programmes, très centrés sur l’histoire littéraire, sont sans doute moins propices à des approches de ce type.
Il faut enfin faire un sort aux questions tenant à l’ordre du récit, présentes dans près de 60 % des manuels à toutes les périodes, mais qui sont sans doute celles qui sont traitées de la manière la plus hétérogène: les notions sont ici présentées de manière plus ou moins détaillée et à travers une terminologie qui recourt rarement aux termes de prolepse et analepse mais plus souvent à des reformulations comme flashback, retour en arrière ou anticipation (par exemple Pagès, 2004: 53).
Une dernière remarque s’impose lorsque l’on parcourt tous les exercices proposés pour travailler toutes ces notions narratologiques: les manuels de méthode dans leur grande majorité spécialisent le champ de la narratologie à l’étude des seuls textes littéraires, avec quelques exceptions pour de rares incursions dans le domaine de la bande dessinée (par exemple une analyse de quelques cases de La Marque jaune d’Edgar P. Jacobs dans le Nathan, 2004: 55). Si l’on compare avec les premiers travaux à destination des enseignants (ceux de la revue Pratiques par exemple), la différence est grande: en effet, ces travaux ne se contentaient pas de scolariser de nouveaux concepts et de nouveaux modes d’analyse des textes, mais ils ouvraient en même temps le corpus des textes étudiés, pour ne pas le cantonner aux seuls textes classiques. En témoignent par exemple les sommaires des deux numéros Récit que j’ai déjà évoqués (Pratiques, 1976 et 1977), qui portent sur des genres de textes très divers: des contes populaires, un roman policier (Arsène Lupin) et un de science-fiction, une BD (Astérix et Obélix), des nouvelles (Mérimée, Buzzati) et des récits de presse. Au contraire, l’usage scolaire de la narratologie dans les manuels, à toutes les périodes, se limite non seulement à l’étude de textes, mais aux textes littéraires – ce qui d’une part est conforme à la culture disciplinaire au lycée, organisée essentiellement autour de la littérature, mais qui d’autre part correspond également, comme le montre Raphaël Baroni (2017a), à une conception étroite du récit chez certains narratologues, et notamment Genette. Rien d’étonnant donc que Genette reste à l’école le narratologue le plus utilisé: c’est celui dont les conceptions théoriques rencontrent le mieux les objets et les finalités de la discipline.
Conclusion
En 1970, analysant le traité de Fontanier qui venait d’être réédité (Fontanier, 1968), Gérard Genette regrettait que «l’histoire de la rhétorique [soit] celle d’une restriction généralisée»22. Sans doute aurait-il pu appliquer ce propos à l’histoire scolaire de la narratologie, que l’on pourrait lire également comme celle d’une «restriction généralisée»: restriction des concepts mobilisés, restriction à la littérature, voire à une part limitée de la littérature, restriction à des usages parfois un peu myopes et technicistes. Mais on ne saura jamais comment Genette voyait la scolarisation de la narratologie: s’il a beaucoup influencé les pratiques scolaires, il s’est en revanche peu intéressé, du moins dans ses écrits publics, à l’école de son temps et au devenir scolaire de son travail23 , au contraire de Jean-Michel Adam (Adam & Revaz 2023) ou – différemment et sur un mode rétrospectif en forme d’autoflagellation –, de Tzvetan Todorov dans son petit opuscule au titre pessimiste, La littérature en péril (2007).
Cela dit, au-delà de ce constat de restriction qu’il est sans doute possible en effet de faire, il faut aussi souligner à quel point la narratologie – ou du moins quelques-uns de ses concepts phares – est devenue incontournable dans les manuels de méthode qui cherchent à «outiller» les élèves dans leur travail sur les textes. Certes, cela se fait au prix d’une forme de syncrétisme avec d’autres approches: la «boite à outils» narratologique n’est pas isolée ni réellement autonome, et ce syncrétisme est sans doute source de confusion théorique. Mais il est aussi le signe d’une forme de banalisation de la narratologie, que les accusations de formalisme et les critiques en tout genre n’ont pas véritablement ébranlée, et qui poursuit son chemin dans les manuels quelle que soit la place que lui font les textes institutionnels. À l’école, la narratologie est loin d’être «moribonde»24, même si le «figement» que pointait Reuter en 2000 reste sans doute d’actualité. Le prochain chantier théorique est donc celui de sa «rénovation» souhaitée par les narratologues contemporains et la narratologie «postclassique» (Baroni, 2017b Patron, 2018). Mais c’est là une autre aventure…
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Pour citer l'article
Nathalie Denizot, "L'aventure scolaire de la narratologie", Transpositio, n°6 Les outils narratologiques pour l'enseignement du français : bilan et perspectives, 2023https://www.transpositio.org/articles/view/l-aventure-scolaire-de-la-narratologie
Voir également :
Fragments herméneutiques et phénoménologiques pour une actualisation narratologique en didactique de la (trans)fiction
LIMINAIRE Dans l’introduction de son ouvrage Les rouages de l’intrigue, Raphaël Baroni (2017) reconnait sans ambages avoir fondé sa proposition épistémologique et didactique de renouvellement narratologique sur des œuvres issues du canon littéraire, plutôt que sur un corpus davantage contemporain et notamment lié au phénomène avéré de Transmedia Storytelling (Jenkins, 2007; Jenkins, Ford et Greene, 2013), cela à son corps défendant
Fragments herméneutiques et phénoménologiques pour une actualisation narratologique en didactique de la (trans)fiction
LIMINAIRE
Dans l’introduction de son ouvrage Les rouages de l’intrigue, Raphaël Baroni (2017) reconnait sans ambages avoir fondé sa proposition épistémologique et didactique de renouvellement narratologique sur des œuvres issues du canon littéraire, plutôt que sur un corpus davantage contemporain et notamment lié au phénomène avéré de Transmedia Storytelling (Jenkins 2007; Jenkins, Ford et Greene 2013), cela à son corps défendant:
J’ai donc exclu à la fois les productions romanesques des siècles précédents, les œuvres qui appartiennent à la littérature dite «populaire», et d’autres médias dans lesquels l’intrigue occupe une place centrale: le théâtre, le cinéma, les séries télévisées, la bande dessinée, les pratiques ludiques ou vidéoludiques, voire l’interaction entre ces différents médias, qui correspond à ce phénomène qu’Henry Jenkins a récemment baptisé le «transmedia storytelling». Il ne faudrait pas conclure de cette exclusion à un défaut d’intérêt de ma part ou à un mépris pour ces objets. Bien au contraire, je suis convaincu qu’il est nécessaire d’ouvrir l’étude du récit à l’ensemble des formes narratives, qu’elles soient élitistes ou populaires, expérimentales ou conventionnelles, littéraires ou extralittéraires, verbales ou visuelles, analogiques ou numériques (Baroni 2017: 19).
C’est en reprenant à mon compte la toute dernière proposition de l’extrait qui précède que je souhaite contribuer, dans ce bref essai, à une défense étayée, didactique et surtout actualisée de la problématique contemporaine du recours aux moyens et outils1 narratologiques en classe de français/littérature, cela à partir du cas précis du contexte pédagogique qui prévaut actuellement au Québec. La très persistante (r)évolution médiatique n’est pas sans générer certaines frictions socioculturelles entre groupes et sous-groupes sociaux de plus en plus réseautés, c’est-à-dire préoccupés par leurs intérêts mutuels propres (Jenkins, Ford et Greene 2013; Grumbach 2022; Lacelle, Acerra et Boutin 2023). Cette transformation progressive de l’espace de médiatisation de l’imaginaire et de la pensée (Gervais, 2023) ne cesse de générer, dans sa foulée, de nouvelles formes, souvent hybrides, du récit littéraire (Bootz 2011; Bouchardon 2014; Brunel, Quet et Massol 2018; Brehm et Lafleur 2019). De telles métamorphoses, qui vont de l’emprunt plutôt cavalier à certains fleurons de la tradition littéraire jusqu’à de radicales délinéarisations2 augmentées du temps et de l’espace narratifs, imposent, il me semble, une réelle ouverture des corpus narratifs mobilisés en enseignement du français. En cette époque de tous les possibles, ou presque, en matière de fiction (ré)inventée, un recours, même des plus modestes, à la narratologie contemporaine et à certains de ses outils, par exemple la mise en abîme de l’intrigue, semble nécessaire, voire incontournable, afin d’aider les lecteur·rice·s - en formation ou non - à mieux participer à toutes ces nouvelles expériences du récit (Jenkins, Ito et Boyd 2013; Serafini 2022) et, surtout, à en faire véritablement sens.
Le développement fulgurant des chaînes médiatiques spécialisées telles Netflix, Amazon Prime Video, HBO ou Disney+ ou, tout aussi frappant, celui de la transfiction (St-Gelais 2011), qui s’incarne dans une multitude de formes allant de l’adaptation classique (album illustré, bande dessinée, théâtre, cinéma, etc.) à la fanfiction la plus marginale, en passant par le jeu vidéo ou le comic-con, implique nécessairement une démocratisation des expériences de la fiction narrative. Comment la classe de français/littérature, traditionnellement dédiée à l’analyse du récit3 pourrait-elle logiquement faire l’impasse sur un tel développement? Cela lui permettrait, par la même occasion, de s'inscrire logiquement dans le mouvement actuel de révision de la narratologie classique.
1- Les programmes québécois sous la loupe narratologique
Souhaiter le renouvellement de l’enseignement/apprentissage du récit contemporain de fiction (Baroni 2017; Brunel et Bouchardon 2020; Dufays 2023; Dufays et Brunel 2023) en classe de français, à partir notamment d’un corpus davantage en correspondance avec ses formes actuelles et à venir, présuppose que les pratiques didactiques qui incarnent les contenus des instructions officielles en matière de narratologie soient minimalement l’objet d’une certaine cure de jouvence. C’est du moins le cas spécifique du Québec, où lesdits programmes de français n’ont plus été mis à jour depuis 1994 au collégial, 2001 au primaire et 2006 au secondaire… On constate alors, dans leur appareillage narratologique respectif, la présence d’éléments assurément familiers, car susceptibles d’incarner une certaine rigidité formaliste.
La figure 1 qui suit synthétise assez efficacement les éléments de contenu narratologique (compétences, savoirs, outils, approches préconisées etc.) promulgués en contexte québécois au primaire et au secondaire. Sans surprise, on y retrouve les usuels «éléments constitutifs d’une histoire», «suite d’évènements», «quête d’équilibre», «schéma narratif», «cohérence et organisation» et autre «justification», autant d’items conceptuels qui imposent une approche surplombante, voire carrément structuraliste, du système narratif, et ce, tout au long du parcours scolaire québécois.
Figure 1. Un extrait de la Progression des apprentissages au secondaire (MÉLSQ, 2011) |
Dans la foulée, un examen encore plus minutieux des programmes québécois, ainsi que des progressions des apprentissages qu’on leur a associées, du moins au primaire et au secondaire, permet très rapidement d’en arriver au constat manifeste, car univoque, que les savoirs et approches didactiques liés à la narratologie y demeurent foncièrement formalistes. Cette approche traditionnelle des formes, structures et caractéristiques du récit de fiction repose effectivement sur les conventions d’un formalisme littéraire fortement arrimé aux propositions conceptuelles des Propp, Greimas, Stanzel, Todorov, Genette, Bremond et consorts. Dans ce sens, cette focalisation persistante sur le formalisme narratif4, aussi bien en réception littéraire qu’en production de fiction narrative, semble correspondre, grosso modo, à la situation qui prévaut encore dans les milieux éducatifs formels, comme le rappelle Baroni:
L’un des succès imputables à la narratologie formaliste tenait à sa capacité de forger des outils aisément mobilisables, permettant de décrire, plus ou moins objectivement et avec un vocabulaire standardisé, la manière dont les textes narratifs se structurent. Ce rendement heuristique a permis à ces outils [de] se pérenniser dans les pratiques d’enseignement: schéma actantiel, schéma quinaire, prolepses, analepses, temps, voix et modes du discours font désormais partie de la vulgate enseignée aux apprentis lecteurs (2017: 17)
On pourrait donc arguer que la destinée de la didactique du récit de fiction, sous l’influence des contingences naturelles de la pratique enseignante québécoise, s’est très rapidement métamorphosée en véritable enseignement/apprentissage d’une grammaire narrative, à l’instar de la très forte ascendance, en didactique de l’écriture, du poids constant des normes et usages grammaticaux. Conséquemment, on a vu se démultiplier en classe de français/littérature, aussi bien au primaire qu’au secondaire, les situations d’évaluation – très majoritairement sommatives – où l’élève québécois devait (re)produire, à l’aide des outils narratologiques formalistes, des discours très fortement attendus. En somme, au cours des cent dernières années, on serait passé au Québec, en matière de narratologie scolaire, d’un premier discours didactique fondé sur l’imitation du canon littéraire (Melançon, Moisan et Roy 1988) à un second, officiellement en rupture avec le premier, mais finalement – et paradoxalement – toujours «reproductif»: «…il [ l’élève ] est invité à s’inspirer des textes lus ou entendus pour, à son tour, construire un univers dans lequel il campera une mise en intrigue» (MÉLSQ 2011).
Je nuancerai quelque peu, toutefois, un constat qui peut paraitre sans appel. En effet, on retrouve certes, dans les instructions officielles du ministère de l’Éducation du Québec, quelques éléments qui peuvent être associés à une approche postclassique5 (Herman 1997; Prince 2008; Sternberg 2011, Baroni 2017) – post formaliste et post structuraliste –, de la narration de fiction. Il y est bel et bien question, par exemple, de la notion de «mise en intrigue». On souhaite visiblement que l’élève adopte une sorte de méthodologie narrative qui repose d’abord et avant tout, j’insiste, sur la reproduction formelle et sans doute monolithique du récit, évaluation oblige, plutôt que sur son analyse approfondie, ses potentialités, son éventuelle déconstruction, etc.
On demeure donc toujours loin du projet de Gerald Prince (2006): «au moyen de nouveaux instruments, de corpus élargis et d’inflexions originales, la narratologie post-classique nous encourage à identifier ou à (ré)examiner différents aspects du récit et à les (re)définir et les (re)configurer». Aucune proposition des textes officiels du Québec évoque, par exemple, la «curiosité», la «tension», les «voix» ou les «modes» narratifs (Baroni 2017 et 2020), pas plus que la «fonction» et la «signification» de la narration, le «récit comme processus» ou son «incorporation de la voix du lecteur/récepteur» (Prince 2006 et 2008).
Il semble toutefois inévitable que, sous l’influence de l’évolution massive du paysage techno médiatique, des enseignant·e·s québécois·e·s aient intégré, implicitement, certaines notions profanes, du moins aux yeux de notre ministère, ou même académiques, qui peuvent être associées à la narratologie post formaliste. Je pense, par exemple, à la relative montée en force, dans plusieurs classes de fin du secondaire, de l’autofiction et du récit autobiographique. Ces derniers aspects renversent, ou du moins questionnent, nombre de principes, codes et procédés narratifs classiques, comme le souhaite explicitement Prince, et interpellent de plus en plus la multimodalité sémiotique, notamment en contexte numérique (Brunel 2012; Lacelle, Boutin et Lebrun 2017), comme véhicule du récit (Florey, Jeanneret et Mitrovic 2019).
Espérons surtout que le tout récent rappel – juin 2023 – des programmes de français du primaire et du secondaire par l’actuel ministre de l’Éducation constituera, pour la didactique de la littérature en contexte québécois, l’occasion tant attendue de convaincre les autorités concernées de procéder enfin à un ajustement sensible des contenus des instructions officielles en matière de narratologie contemporaine. Entre rapport intuitif et rapport formaliste au récit (Baroni 2017; David 2014), ladite refonte sera l’occasion, cela s’impose, d’inscrire par exemple le recours à des outils narratifs contemporains au sein du cursus québécois. Il en va, au bout du compte, des dispositions de l’élève à (re)penser son imaginaire intrinsèque afin que celui-ci corresponde toujours mieux aux valeurs, attentes et appréhensions de son devenir (Gervais 2018).
2- Le labyrinthe comme métaphore narratologique: Vic, phénomène d'interaction narrative
Au-delà donc des écrits épistémologiques, conceptuels et ministériels, il me semble fondamental de réfléchir – notamment de façon phénoménologique (Boccaccini 2023; Dufourcq 2014) – aux ancrages pragmatiques d’une tension narrative (Baroni 2020) qui doit nécessairement justifier une certaine mobilisation – qu’elle soit formelle ou implicite – des outils proposés par l’actuel mouvement de rénovation de la narratologie. Il en va de sa contribution, notamment didactique, à la dynamique évolutive des imaginaires contemporains. Pour ce faire, j’aimerais brièvement convoquer, en deux courts tableaux (figures 2 et 3), la description synthétique d’un cas de lecteur empirique (Ahr 2010; Guillemette et Cossette 2006; Louichon 2009), bref, un phénomène individuel (Dufourcq, 2014) d’interaction narrative.
Figure 2. Un phénomène d’interaction narrative (Vic, partie I) Vic, 53 ans et parfois qualifié d’adulescent attardé, gagne très bien sa vie grâce notamment à sa maitrise relevée de la réception (lecture). En début d’adolescence, on lui impose, en classe de français, la lecture de La communauté de l’anneau, tome premier du Seigneur des anneaux de l’écrivain J.R.R. Tolkien. D’abord rebuté, il se laisse lentement prendre au piège des rouages de l’intrigue (Baroni, 2017). Narrativement séduit, Vic se tourne alors vers Les deux tours et Le retour du roi, deuxième et troisième tomes du roman, puis vers son adaptation théâtrale avec marionnettes géantes, puis encore une autre en dessins animés, puis une relecture complète de l'œuvre, puis Bilbo le Hobbit. Sans surprise et deux décennies plus tard, il profite pleinement des adaptations au grand écran de ces romans canoniques, du moins dans le registre fantastique. Toutefois, et durant tout ce temps, un texte narratif beaucoup plus colossal, réputé labyrinthique, mythique, voire inextricable, attire Vic sans qu’il ne se sente capable d’y entrer… |
«Plus qu’un simple lieu imaginé, le labyrinthe est un imaginaire» écrit B. Gervais (2008: 23). Si cela se confirme, tel que nous le pensons, la conjugaison de la mécanique et de l’essence de l’intrigue narrative propre aux œuvres de fiction est une sorte de labyrinthe de l’imaginaire, un monde possible parmi des mondes possibles – Possible Worlds – (Pavel 1988; Ryan 1991; Schaeffer 1999; Bell et Ryan 2019; Lavocat 2019; Bell 2019; Martin 2019). Tolkien, en l'occurrence, ne viendra jamais à bout de son imaginaire labyrinthique, finalement rejoint par le minotaure temporel. En effet, il faudra plusieurs décennies à son fils Christopher pour achever son Possible World. Or une véritable fin est-elle narrativement souhaitable ? «Le labyrinthe et la fin se rejoignent dans leur capacité à faire entendre nos appréhensions les plus graves sur le monde et son destin» (Gervais 2008: 197). Au-delà de ce questionnement en spirale, il n’en demeure pas moins que les récepteur·rice·s de la fiction narrative en arrivent invariablement, quelle que soit l’intrigue à dénouer, au même dilemme narratif: sortir du récit ou le prolonger aussi longtemps que possible, briser le cycle ou le faire durer.
Figure 3. Un phénomène d’interaction narrative (Vic, partie II) Novembre 2022. Vic s’est enfin décidé: il ouvre son édition anglaise de The Silmarillion. Heureux hasard, il tombe sur la carte – en insertion – du royaume mythique de Beleriand. Il entre dans l’archi labyrinthe de Tolkien: son legendarium. Plus d’une année passe et Vic y est toujours. Il dispose toutefois d’un support techno numérique qui lui permet d’évoluer, plus ou moins subjectivement, à travers un faisceau très complexe de nœuds, tensions et rouages trans narratifs. En effet, Vic se tourne vers The Nerd of the Ring, un booktubeur qui, comme son nom le laisse entendre, se révèle exégète du legendarium. Dans la foulée, Vic découvre The Tolkien Gateway, un wiki dédié aux mondes possibles de l’univers tolkienien. Il décèle aussi une présentation vidéo de L’atlas de la Terre du Milieu, cartographie de la géographie imaginée par Tolkien, puis se procure l’ouvrage en question. Insatiable, ou presque, Vic amplifie alors son intense déambulation narrative: lectures du Silmarillion en traduction française6, de la carte du Beleriand7, de La chute de Gondolin8, de Beren et Luthien9, de The Making of Middle-Earth. The Worlds of Tolkien and The Lord of the Rings10 et même d’un très universitaire Tolkien et les sciences11. Vic s’enfonce de plus en plus loin dans un espace-temps transfictionnel où des points de repère narratologiques se révèlent indispensables. |
La description de ce cas, tout à fait réel, de récepteur reconnu comme expert, mais volontairement captif du legendarium tolkienien, cherche à exemplifier le plus clairement possible, malgré sa singularité apparente, la prévalence confirmée de l’imaginaire – et donc du récit – comme besoin intrinsèque de l’existence (Gervais 2008; 2018; 2023). Un état de fait qui présuppose nécessairement un recours, même infime, à la narratologie, à ses outils et/ou à ses accointances épistémologiques lorsqu’on se retrouve plongé dans tout labyrinthe narratif, quelle qu’en soit l’envergure.
De là à amorcer l’actualisation du socle narratologique en classe de français/littérature, il n’y a, il me semble, qu'une distance millimétrique à franchir. Un tel devoir didactique semble d’autant plus évident et fondamental dans un contexte social que l’on devrait qualifier, désormais, de posthumaniste (Braidotti et Hlavajova 2018; Boutin 2019), et ce, dans le sens précis d’un «au-delà de l’humanisme» qui ne rejette en rien ce dernier et qui, surtout, relativise davantage le rôle de l’humain au sein de l’écosystème global (Besnier 2009; Braidotti 2013; Baquiast 2014). Y cohabitent maintenant, en guise d’illustration, des pratiques analogiques et/ou numériques du récit où la démultiplication, l'hybridation, la mise en communauté par réseau, le moissonnage par algorithme et la virtualisation entrent dans le jeu omniscient de la fiction narrative (Bouchardon 2014; Brunel 2021; Grumbach 2022; Lacelle, Acerra et Boutin 2023).
Or à quoi pourrait donc ressembler cette actualisation posthumaniste que je souhaite vivement à la classe de français/littérature québécoise, notamment en matière de narratologie? Les lignes qui suivent esquisseront, encore trop sommairement car la réflexion disciplinaire reste en ébullition, les grandes lignes d’un projet à consolider collectivement.
3- Quelles épistémologies, quels outils, quelles dispositions?
Spéculative il y a encore quelques années, force est de constater, à partir de l’exemple du récepteur Vic, que la théorie des mondes possibles en fiction correspond désormais à des pratiques réelles et signifiantes de la fiction narrative. Ces dernières sont d’ailleurs exacerbées par l’omniprésence du numérique qui les propulse dans des directions toujours plus inédites et novatrices (Bouchardon 2014; Brunel et Bouchardon 2020). Pour ces raisons éminemment pragmatiques, elle devrait être convoquée en enseignement formel du récit. De tels mondes possibles, en tant qu'univers fictionnels autonomes, possèdent chacun une valeur plausible et potentielle de vérité – une ontologie – qui transcende le monde fictif sous-tendu par l’articulation concrète de la narration (Pavel 1988).
D’ailleurs, Alice Bell (2019) fait remarquer que les fictions numériques se nourrissent assez systématiquement de cette ambiguïté ontologique, utilisant le virtuel numérique pour se jouer constamment de la frontière entre fiction et réalité. En fait, il m’apparait manifeste que les univers narratifs ontologiquement crédibles, par exemple le fameux legendarium de Tolkien, font mouche précisément parce qu’ils rendent plausible toute la densité de leur réseau propre d’intrigues par la création interne d’un ensemble de lois intelligibles qui respectent en tout temps l’intelligence (Martin 2019) tout comme l’imaginaire (Gervais 2023) et la subjectivité des lecteur·rice·s.
Toujours dans cette veine de l’ontologie narrative, Lavocat (2019) démontre comment, dans les multivers à vocation ludique, les environnements «multijoueurs» et les jeux à joueur unique, la trame narrative est constamment refaçonnée, remodelée, remixée par l’interaction de l’acteur – le récepteur/producteur – avec l’intelligence artificielle qui régit l’ensemble du récit-jeu. Ces «néo» formes de la narration, et toutes celles à venir, nécessitent donc qu’on ait recours à des clés narratives de compréhension et d’intégration – en élaboration – qui s’éloignent, sans toutefois les rejeter, des seuls outils formalistes et structuralistes – lire… humanistes – et qui, surtout, permettent aux lecteur·rice·s de mieux discerner et disséquer le sens qui y est mis en jeu (Prince 2006).
D’autre part, une didactique revampée de la littérature devrait nécessairement convoquer davantage des propositions conceptuelles résistantes, objectivantes et oh combien actuelles, mais fortement marginales en classe, du moins au Québec. Il est avéré, par exemple, que l’identification et surtout la prise en considération, par les lecteur·rice·s et/ou producteur·rice·s de récits, des stéréotypes narratifs facilitent, densifient et relancent leurs pratiques de la fiction (Brehm et Lafleur 2019; Dufays et Kervin 2010 et 2020; Dufays, Gemenne et Ledur 2015).
Je retiens d’abord, sans aucune surprise, la transfiction / transfictionnalité (Besson, 2007; Ryan, 2007; St-Gelais, 2011), appelée Transmedia Storytelling (Jenkins, 2007; Jenkins, Ford and Green, 2013) dans le monde anglo-saxon. Autant pour sa pertinence en tant que telle que pour son apport à une approche postclassique de la narratologie, la transfiction permet notamment de 1- cartographier la trajectoire (multi)médiatique d’un récit premier qui génère toute une arborescence de récits seconds, tiers, etc., 2- identifier et analyser les métamorphoses que les récits de ce nouveau réseau – et leurs différentes composantes narratives (tension, voix, modes, processus, etc.) proposent au récepteur, 3- relancer éventuellement cette chaîne d’histoires filiales par la production, grâce à différents outils narratifs, de nouvelles intrigues, de nouveaux cadrages et séquences, de nouvelles narrations, tensions, et dualités, etc. D’ailleurs, une seconde proposition qu’il me semble importante d’appeler en classe permet d’explorer avec encore plus de finesse et de profondeur l’évolution narrative des différentes œuvres de (trans)fiction: la mimèsis aristotélicienne (Ricoeur 1983; Baroni 2010), associée à la stéréotypie littéraire (Dufays 2010; Dufays et Kervyn 2010 et 2020; Daignault 2010; Connan-Pintado 2019). On pourra évidemment réserver pour le second cycle du secondaire un tel regard analytique sur la (re)production par leur appropriation, par exemple, de la diégèse, de l’intrigue et autres tensions.
En fin de parcours primaire, il serait même souhaitable de densifier cette longue et lente exploration de l’imaginaire, amorcée avant même le début de la scolarisation, voire dès le berceau, par une approche de lecture dialogique, qui tente précisément, et progressivement, d’aider les élèves à mieux discriminer, notamment à partir du matériel narratif et de ses différents outils, la vraisemblable objectivé de ce qui relève plutôt du fictif12. Dans ce cas précis, on suggère de discuter, à partir des récits de (semi)fiction historique, des différents rapports qui s'inscrivent entre discours savants et discours profanes dans l’élaboration de la mémoire et de la conscience collectives (Éthier et Lefrançois 2021). Bref, ces quelques approches ont chacune le mérite de proposer aux élèves une riche grille réflexive qui, adéquatement transposée en didactique de la fiction narrative, peut réellement contribuer à consolider leur rapport individuel et partagé aux récits qu’ils croisent tout au long de leur parcours scolaire, certes, mais aussi de leur vie adulte.
Une toute dernière piste d’émulation mérite, à mon avis, son paragraphe: la multimodalité13 narrative (Lacelle, Boutin et Lebrun, 2017; Serafini 2022). Rappelons d’abord les propos visionnaires de David Herman lorsqu’il précisait que «la narratologie peut maintenant s’employer pour désigner toute approche raisonnée de l’étude du discours narrativement organisé, qu’il soit littéraire, historiographique, conversationnel, filmique ou autre» (Herman 1997: 27).
Évoquant implicitement les travaux fondateurs du New London Group (1996), Herman ouvre ainsi la porte à la rencontre de l’épistémologie narratologique avec la sémiotique sociale. Comme le démontre Kress (1997; 2010) et tou·te·s les autres chercheur·euse·s qui le suivront, les unités de sens sont intrinsèquement polymorphes et les registres de signes qui les constituent interagissent pour mieux concrétiser et véhiculer le sens, et ce, aussi bien du côté sensoriel-perceptif que de manière cognitivo-affective. La transaction du sens entre les individus repose alors sur les différentes ressources sémiotiques, qui servent de véhicule aux modes porteurs du sens. Tous les récits du désormais vaste spectre narratif, qu’ils soient «traditionnels», davantage contemporains ou de l’extrême avant-garde, n’échappent plus à cette dynamique formelle intrinsèquement sémiotique et, dans ce sens, le travail de décryptage, de compréhension et d’intégration des signes, codes, modes et langages (Lacelle, Acerra et Boutin 2023; Serafini 2022) ne peut vraiment être accompli qu’avec la convocation de l’appareil conceptuel et des outils d’une narratologie actualisée.
Conclusion
Le lecteur en formation – formelle ou informelle – a plus que jamais besoin, en cette époque où pullulent tous les imaginaires (Gervais 2018) et encore tant d’autres à venir en autant de métavers (Lacelle, Acerra et Boutin 2023), de repères narratologiques. L’enseignement/apprentissage de la fiction narrative doit alors léguer à ce récepteur (inter/hyper)actif d’indispensables moyens de compréhension, certes, mais aussi de réaction et surtout d’engagement réel avec le fait fictionnel, car il en va de son rapport au monde qui a été, qui est, et qui, bien sûr, vient. Bref, son rapport au temps comme triple expérience du récit narratif (Picard 1989; Florey et Cordonier 2020): déchiffrement, fictionnalisation et mise hors-temps (mythification) du temps. Voilà, à mon humble avis, l’un des devoirs disciplinaires parmi les plus pressants pour le champ disciplinaire concerné.
Or il ne faudrait surtout pas se contenter de reproduire – assez bêtement – les pratiques cristallisées du passé à l’occasion d’une telle reconfiguration de la didactique du récit, c’est-à-dire remplacer, sans considération à l’égard de l’histoire scolaire des dernières décennies, une «grammaire» par une autre. Le préfixe post, dans «posthumanisme» comme dans «narratologie post classique», implique, j’ose le rappeler, de façon intrinsèque, et à partir des acquis d’hier et de jadis, de faire plus et surtout de faire mieux. Je ne voudrai jamais, personnellement, d’une classe de littérature où les élèves seront évalués, encore et toujours, en fonction de leur seule capacité à accumuler et à recracher sans raisonnement ancré, ni signifiance réelle pour leur propre imaginaire, des savoirs narratologiques manifestement déconnectés, tout aussi postclassiques qu’ils soient. Mieux vaudra alors, pour l’imaginaire individuel, de se perdre sans fin dans le labyrinthe de son choix.
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Pour citer l'article
Jean-François Boutin, "Fragments herméneutiques et phénoménologiques pour une actualisation narratologique en didactique de la (trans)fiction", Transpositio, n°6 Les outils narratologiques pour l'enseignement du français : bilan et perspectives, 2023https://www.transpositio.org/articles/view/fragments-hermeneutiques-et-phenomenologiques-pour-une-actualisation-narratologique-en-didactique-de-la-trans-fiction
Voir également :
Comment un théoricien du récit pourrait-il contribuer à améliorer l’outillage narratologique scolarisé?
En tant que narratologue travaillant en contexte académique, je suis arrivé il y a quelques années à un point où il m’a semblé légitime, et même nécessaire, de me pencher sur l’utilité des notions théoriques élaborées et débattues dans mon domaine de recherche{{Cet article s’inscrit dans le projet «Pour une théorie du récit au service de l’enseignement» financé par le fonds national suisse (FNS n° 197612). Le groupe DiNarr, qui pilote ce projet, est dirigé par Raphaël Baroni et réunit également Vanessa Depallens, Luc Mahieu, Fiona Moreno et Gaspard Turin. Ce projet se fonde sur une enquête de terrain visant à cartographier les usages déclarés de la narratologie dans l’enseignement du français comme langue de scolarisation. Il vise également la création d’un site de ressources en ligne visant à faire évoluer l’outillage narratologique en répondant aux besoins des enseignants. Le projet inclut la collaboration de plusieurs partenaires dans le domaine de la didactique, dont plusieurs ont participé à ce numéro: Jean-François Boutin, Vincent Capt, Bertrand Daunay, Jérôme David, Nathalie Denizot, Jean-Louis Dufays et Chloé Gabathuler}}.
Comment un théoricien du récit pourrait-il contribuer à améliorer l’outillage narratologique scolarisé?
En tant que narratologue travaillant en contexte académique, je suis arrivé il y a quelques années à un point où il m’a semblé légitime, et même nécessaire, de me pencher sur l’utilité des notions théoriques élaborées et débattues dans mon domaine de recherche1. Il est en effet presque inévitable de se poser, à un moment ou à un autre de sa vie, la question de la valeur sociale de sa pratique professionnelle. Heureusement, si l’on en croit les travaux qui évoquent, depuis une trentaine d’années, le «tournant narratif» opéré dans les sciences sociales et les sciences humaines (Kreiswirth, 1992), on peut supposer que les notions narratologiques devraient être utiles pour un grand nombre de personnes impliquées dans des contextes sociaux variés. On constate en effet que la théorie du récit est souvent mobilisée dans les domaines du marketing et de la communication, mais aussi du droit, des sciences de l’éducation ou de la médecine, avec le retour des approches biographiques que l’on associe à l’empowerment et les théories concernant la dimension narrative de nos identités (Baroni, 2016a). Il semble néanmoins évident que la première utilité de la narratologie, du moins la plus visible socialement, réside dans l’outillage scolaire mis au service de l’étude des textes littéraires. Dans la formation obligatoire, la familiarisation avec les notions de focalisation, d’intrigue ou de narrateur passe en effet, dans les pays francophones du moins, par la classe de français, où cette «boite à outils» (Dawson, 2017) est non seulement mobilisée par les enseignants2, mais constitue aussi souvent un objet d’enseignement dès le collège en France, le premier degré du secondaire en Belgique et en Suisse, et le premier cycle secondaire au Québec.
Toutefois, un certain vertige existentiel saisit le narratologue soucieux de se mettre au service de la société civile quand il constate que cet outillage n’a pratiquement pas évolué en un demi-siècle, c’est-à-dire, précisément, depuis la parution de la «bible narratologique» (ou plus exactement du Livre de la Genèse de cette discipline) que constitue l’essai de Gérard Genette «Discours du récit», publié en 1972. Les institutions scolaires et la didactique du français auraient ainsi totalement ignoré les efforts consentis par celles et ceux qui ont tenté, au cours des dernières décennies, de faire évoluer la narratologie en la pensant au plus près des phénomènes verbaux, médiatiques, rhétoriques ou cognitifs qui sous-tendent les notions dégagées par les pères fondateurs3 de la discipline.
S’il fallait blâmer quelqu’un de cette indifférence à la théorie contemporaine, sait-on bien à qui il conviendrait d’adresser la critique? Est-il du devoir des enseignants ou des didacticiens d’aller traquer les actualités de la narratologie contemporaine mondialisée (c’est-à-dire anglicisée), quand cette discipline de recherche est à peine présente dans les formations initiales des pays francophones? Pour être tout à fait honnête, il faudrait ajouter que les théoriciens du récit se sont pour la plupart assez peu préoccupés des usages sociaux ou scolaires des notions dont ils débattent. Cette narratologie appliquée (comme il existe, en science du langage, un courant identifié comme relevant de la linguistique appliquée) reste ainsi souvent cantonnée dans les marges de la recherche, où elle consiste essentiellement, dans le droit fil de la critique platonicienne, à dénoncer (souvent à juste titre) les dérives d’un mécanisme de persuasion fondé sur la «contagion» ou la «séduction» (Salmon, 2007; Mäkelä et al., 2021; Brooks, 2022). La scolarisation de la théorie du récit semble quant à elle avoir presque toujours été exclue du champ de réflexion de la narratologie, comme si la théorie risquait de se dégrader au contact de son instrumentalisation scolaire. La tendance est plutôt à la dénonciation d’une approche réduite à une «boite à outil» (Dawson, 2017) ou à une critique condescendante et convenue du processus de scolarisation, dont certains estiment qu’il aurait transformé la théorie littéraire en une «petite technique pédagogique […] desséchante» (Compagnon, 1998, p. 11). Face à ce constat pour le moins discutable4, le risque serait d’en tirer la conséquence qu’aucune intervention significative orientée vers les milieux de l’éducation ne peut être envisagée, comme si les théoriciens avaient fait le job et que le «problème» émanait des milieux de la didactique ou de l’enseignement.
Ce constat de départ n’était à l’origine qu’une vague intuition, une hypothèse formulée par un narratologue qui avait été tenu éloigné de l’école obligatoire et post-obligatoire depuis plus de trente ans. Pour la confirmer ou l’infirmer, il fallait entreprendre une vaste enquête de terrain, ce qui impliquait de trouver des fonds permettant de recruter une équipe de recherche. Les fonds réunis, il a fallu conduire des dizaines d’entretiens avec des enseignants du secondaire I et II dans quatre pays francophones (la Suisse, la Belgique, la France et le Québec), ces données étant recoupées par un questionnaire en ligne auquel ont répondu plus de cinq cents enseignants de français5. Après un premier défrichage de ces données, le constat est bien là: la narratologie est toujours enseignée et parmi les notions les plus fréquemment mobilisées, on retrouve sans surprise les différentes instances de la narration, le point de vue, la focalisation, le schéma narratif ou quinaire, l’intrigue, l’analepse et l’ellipse.
Ajoutons, ce point est crucial, que les questionnaires et les entretiens semi-directifs font également ressortir le fait que certaines notions, bien que régulièrement mobilisées dans l’enseignement, sont jugées problématiques, que ce soit au niveau de leur transmission ou en raison de difficultés dans leur maniement par les élèves. Il s’agit en particulier des notions de focalisation, de point de vue et les distinctions entre différents types de narrateurs (homo-, hétérodiégétiques). Il est également intéressant de constater que suivant la terminologie employée, les difficultés ne sont pas les mêmes. Par exemple, les questionnaires analysés par Luc Mahieu montrent que les enseignants mobilisant la notion de focalisation rencontrent plus de difficultés que ceux mobilisant la notion de point de vue; la différence est encore plus marquée quand on compare les notions de narration à la première ou à la troisième personne (jugées peu problématiques) avec les notions de narrateur homo- ou hétérodiégétiques, jugées plus ardues, alors qu’elles renvoient plus ou moins aux mêmes phénomènes.
Trouver des fonds, mettre en place une enquête de terrain et analyser les données prend du temps. Trois années après sa crise existentielle, le narratologue est donc arrivé à ce constat qui ne fait que soulever de nouveaux dilemmes à mesure qu’il prend conscience, avec son équipe de recherche, de la complexité du domaine dans lequel il a eu l’impudence de s’aventurer. La question se pose ainsi en ces termes: sur la base de cet état des lieux, est-il possible d’intervenir pour tenter d’améliorer l’outillage narratologique mobilisé dans l’enseignement du français? Cette première interrogation entraine de nombreuses questions subsidiaires: que signifie améliorer l’outillage narratologique en contexte scolaire? Un narratologue est-il seulement apte à saisir les enjeux d’une narratologie scolarisée? Est-il légitime pour suggérer telle ou telle amélioration? Comment pourrait-il intervenir pour que ses suggestions aient la moindre chance de modifier les pratiques scolaires? Ne vaudrait-il pas mieux limiter ses ambitions à une approche purement descriptive de la narratologie scolarisée plutôt que de tenter d’agir sur la base de ce constat?
Derrière ces interrogations, il y a de nombreux enjeux qui dépassent le domaine de la narratologie. Critiquer les amalgames conceptuels inhérents à la théorie genettienne de la focalisation (Jost, 1989; Jesch & Stein, 2009; Niederhoff, 2009; Baroni, 2023a) ou souligner les angles morts du schéma narratif quand il s’agit de saisir la dimension rhétorique de la mise en intrigue (Baroni, 2017a) ne vous permet en aucun cas de conclure que l’analyse stylistique de la construction textuelle du point de vue ou l’étude des mécanismes présidant à la création de la tension narrative constitueraient des approches plus intéressantes pour aborder les textes littéraires dans le contexte scolaire d’un enseignement du français. On pourra par exemple opposer l’argument que le schéma narratif est un excellent outil pour construire des compétences en lecture au niveau du primaire, où la compréhension de la chronologie des événements et des liens de causalité entre les actions est un enjeu essentiel. Ce schéma constitue par ailleurs une aide efficace pour élaborer les grandes lignes d’une histoire dans une activité visant la production d’un récit cohérent et complet. Quant à la focalisation, en dépit des difficultés liées à son maniement, cette notion incontournable de l’explication de texte est un outil fortement «discipliné» et «sédimenté» dans les pratiques scolaires (Ronveaux & Schneuwly, 2018). On peut ainsi faire l’hypothèse que la constitution progressive d’une «culture scolaire» (Denizot, 2021, p. 191) – avec ses relais habituels: plans d’étude et manuels, mais aussi échanges informels entre pairs, création et transmission de moyens d’enseignement, etc. – compense largement les éventuels défauts de la théorie et font obstacle à toute velléité de réforme qui serait imposée de l’extérieur. Enfin, c’est la pertinence même de la narratologie comme outil scolaire qui peut être contestée, notamment par les milieux de la didactique qui l’assimilent parfois à des «dérives technicistes» (Langlade, 2004, p. 85), de sorte qu’une évolution des pratiques devrait, aux yeux de certains, conduire à un abandon pur et simple de l’outillage narratologique plutôt qu’à son perfectionnement6.
Bref, un narratologue n’est pas forcément la personne la mieux placée pour fournir l’impulsion qui pourrait faire évoluer la théorie enseignée et le danger est grand que ses suggestions en la matière apparaissent totalement infondées, car déconnectées des réalités du terrain et des enjeux disciplinaires qui constituent la réalité quotidienne des enseignants. Dans le pire des cas, on pourrait même le suspecter de vouloir faire du prosélytisme pour assurer une postérité à son œuvre ou à sa chapelle.
En dépit de ces limitations évidentes, il me semble malgré tout possible de souligner la nature spécifique de ce que pourrait être la contribution d’un théoricien du récit à une élaboration didactique de l’outillage narratologique. Tout d’abord, rappelons que la scolarisation de la narratologie a été en grande partie le résultat de l’enthousiasme spontané des enseignants eux-mêmes, qui ont embrassé cette approche renouvelée des textes littéraires à une époque où la théorie du récit bénéficiait d’une grande visibilité sociale7. On peut donc supposer que le décalage entre la narratologie enseignée et la théorie du récit contemporaine est dû en grande partie à la perte de visibilité de ce champ de recherche en constante évolution, raison pour laquelle je ne manque jamais une occasion de répéter un mantra: la narratologie n’est pas et n’a jamais été un moment structuraliste de la théorie littéraire. Si l’affirmation peut surprendre, elle invite surtout à dépasser un aveuglement (ou une invisibilité, suivant l’angle adopté) qui conduirait à une naturalisation ou un figement des concepts enseignés.
Le premier devoir du narratologue devrait donc être de prendre son bâton de pèlerin et de rappeler, dans le domaine de l’éducation et de la didactique, que la théorie du récit est née d’un intérêt pour toutes les formes médiatiques de la narrativité (pas seulement pour la littérature8), qu’elle est toujours bien vivante et que ses évolutions récentes sont porteuses de potentiels pour l’enseignement du français. Le travail de scolarisation pourrait alors reposer essentiellement, comme ce fut le cas il y a une quarantaine d’années, sur les épaules d’enseignants ou de didacticiens curieux et désireux d’explorer ces nouveaux outils susceptibles de répondre à leurs besoins. Porter cette parole ne va cependant pas sans difficultés, car la perte de visibilité de la narratologie est également sensible dans un contexte académique en crise, qui continue d’accorder le privilège aux approches historiques. Il s’agit donc d’intervenir aussi bien dans le domaine de la formation initiale des enseignants, en luttant sur le terrain des études académiques pour défendre la place des approches théoriques de la narrativité et de la fiction, que d’agir par le biais de formations continues en collaborant aussi étroitement que possible avec les lieux de formation pédagogiques.
Une autre raison qui pourrait justifier l’intervention d’un narratologue est lié à un aspect plus symbolique, à savoir l’extrême déférence envers quelques figures titulaires de la narratologie, en particulier Gérard Genette. Les entretiens que nous avons menés dans la phase préparatoire de notre enquête ont souvent fait ressortir la forte impression laissée par la lecture de Figures III, voire le fait que cette référence est la seule qui soit encore proposée dans le parcours de formation des enseignants, et parfois dans celle des élèves sous la forme d’extraits choisis:
J’étais une enthousiaste de la narratologie, j’étais éblouie par Figures III – j’ai fait mes études dans les années 80, hein, donc c’était vraiment une découverte géniale, et puis peut-être… pas une facilité, mais quelque chose qui est rassurant, qui est assez rassurant pour le prof.
Je connais les outils de Genette, principalement, et s’il y a eu de nouvelles choses, enfin tout ce qui vient après, je suis assez ignorant, parce que ma formation à l’université était, il me semble, surtout centrée là-dessus, en narratologie9.
L’indéniable puissance descriptive de ce modèle théorique et l’élégance du style de son auteur10 risquent ainsi d’induire une attitude de déférence excessive envers les typologies genettiennes, qui ont été largement adoptées par les milieux scolaires, tout en engendrant parfois des difficultés interprétatives liées à des phénomènes mal circonscrits ou abordés exclusivement dans une perspective classificatoire, en laissant dans l’ombre une réflexion sur les fonctions discursives des dispositifs identifiés. Or, s’il partage la même admiration, le narratologue sait quant à lui qu’il n’y a pas une seule notion introduite par Genette dans cette œuvre majeure qui n’ait fait l’objet de critiques ou de débats, parfois assez féroces11. Son rôle pourrait alors être de rappeler cette évidence: les typologies genettiennes ne représentent qu’un état de la question, une approche des phénomènes narratifs parmi d’autres concurrentes, et il n’est pas absolument certain qu’elle soit toujours la plus efficace quand il s’agit de discuter dans la classe de français du statut du narrateur, du régime de focalisation, de la construction temporelle d’un récit ou de sa mise en intrigue.
Il ne s’agit pas ici de céder à un simple effet de mode, mais simplement rappeler le statut historique de toute notion théorique et la nécessité de penser l’outillage scolaire au plus près de ses finalités et de ses usages. Le rôle essentiel d’un chercheur qui s’inscrit dans le champ de la narratologie consiste alors à rappeler que sa discipline est perfectible et que personne, aussi charismatique soit-elle, ne peut prétendre avoir élaboré un modèle définitif et parfait de la narrativité (ce qui serait un cas unique dans l’histoire des sciences humaines). Il y a toujours moyen de saisir le phénomène sous un autre angle, d’en révéler des aspects différents, voire de mettre au jour des problèmes de conceptualisation et des manières plus exactes (ou, disons, plus intéressantes, c’est-à-dire utiles) de rendre compte du fonctionnement d’un récit.
Un narratologue pourrait ainsi s’adresser aux usagers de sa boite à outils en leur prodiguant quelques conseils: par exemple si vous cherchez un outil qui vous permette de montrer comment le langage verbal produit un effet de subjectivation de la représentation en ancrant un récit dans le point de vue d’un personnage, alors vous feriez peut-être mieux de recourir à la conceptualisation stylistique de ce phénomène que propose Alain Rabatel (1998) plutôt que de vous appuyer sur la triple focalisation telle que définie par Gérard Genette. En revanche, si vous voulez montrer comment un récit peut créer un effet de suspense en informant le lecteur d’un danger ignoré par le protagoniste, ou comment il peut, alternativement, susciter de la curiosité en mettant en scène un personnage détenant des secrets, alors la typologie genettienne sera la plus efficace. Et si vous voulez jouer sur les deux tableaux, alors rien ne vous empêche d’articuler ces deux approches très différentes, mais peut-être aurez-vous alors besoin de recourir à une synthèse de ces deux modèles. Et si le besoin se fait sentir d’élargir la réflexion à la représentation de la subjectivité dans d’autres médiums que le texte littéraire, alors le cadre conceptuel offert par la narratologie transmédiale sera probablement le plus approprié, ce qui exigera quelques efforts de décentration des modèles logocentriques hérités du structuralisme (Baroni, 2016a).
Ce qui est en revanche assez questionnant pour un narratologue, c’est de constater que l’enseignement de la perspective narrative puisse avoir été identifiée depuis des lustres, par les enseignants aussi bien que par les didacticiens12, comme posant problèmes, sans que les ressources pour y remédier, pourtant disponibles depuis plusieurs décennies, ne soient mobilisées. Ce questionnement ne met pas en cause l’attitude des enseignants – qui remédient souvent, avec beaucoup d’ingéniosité, aux défauts de la théorie dont ils ont hérité durant leur formation initiale – ni celle des didacticiens – auxquels il n’est pas demandé de transposer les dernières théories à la mode, mais de décrire les pratiques effectives et de mettre au jour leurs logiques propres –, mais il invite surtout les narratologues eux-mêmes à s’impliquer dans les débats portant sur les usages scolaires de leurs modèles théoriques pour tenter de trouver des solutions pragmatiques en échangeant avec les acteurs qui président à la scolarisation des savoirs disciplinaires, qu’il s’agisse de praticiens, de formateurs, de prescripteurs ou de créateurs de manuels...
Reste qu’il n’est pas facile de cibler les objets pour lesquels une intervention est nécessaire, ni de définir précisément comment on passe de la réélaboration d’une théorie à sa mise au service de l’enseignement. Sur ce dernier point, il me semble que l’effort que devrait fournir le narratologue – parmi d’autres interventions émanant des enseignants, des didacticiens, des prescripteurs, etc. – consiste à penser la manière dont une notion théorique, généralement instable et soumise aux débats contradictoires de sa discipline, est susceptible de se transformer en outil-concept pour l’enseignement, de sorte que sa définition et sa dénomination se stabilisent (au moins provisoirement) tout en se soumettant à une finalité explicitement liée à des usages déterminés par des enjeux disciplinaires (Schneuwly, 2000; Reuter, 2013).
Ce processus qui conduit de la notion théorique à l’outil-concept pour l’enseignement dépend d’une élaboration didactique qui ne peut reposer entièrement sur les épaules du narratologue, dans la mesure où son action doit être orientée par des enjeux externes à son champ de recherche. Il ne s’agit pas d’un processus descendant qui consisterait à simplifier des savoirs de référence pour les rendre assimilables en contexte scolaire. Il s’agit, au contraire, de partir des besoins du terrain, de l’identification de manques ou de difficultés, pour fournir ensuite des solutions basées sur des outils-concepts forgés sur mesure pour des usages scolaires avérés. Il faut également être à l’écoute des solutions construites par les enseignants eux-mêmes et rester ouvert à des réélaborations conceptuelles ou des reconfigurations terminologiques fondées sur leurs expériences.
Quant à la manière de cibler les objets concernant lesquels une intervention est prioritaire, plusieurs voies sont possibles. La plus simple consiste à demander aux enseignants quels éléments de l’outillage narratologique leur paraissent incontournables tout en leurs posant des difficultés. Si ces difficultés ont aussi été identifiées dans les théories de référence et si des alternatives existent, alors une didactisation de ces nouveaux modèles pourrait être proposée, tout en portant attention aux solutions élaborées sur le terrain, quand ces dernières existent. En ce sens, il pourrait aussi être utile d’interroger les enseignants sur le rendement qu’ils attribuent à tel ou tel aspect du récit, avec parfois des jugements assez contrastés, à l’instar de ces deux enseignants:
Je trouve que… un premier aspect, celui qui me vient tout de suite à l’esprit, c’est ce que fait Propp ou le schéma quinaire, c’est à dire qu’ils permettent de… la théorie permet d’aiguiller un nombre très important voire la majorité des œuvres. Parce que c’est applicable – le schéma du conte, il est applicable à la majorité des contes. Donc ça tout d’un coup, c’est intéressant, parce que c’est une théorie qui résume, en fait, et qui est applicable après dans la majorité des textes.
Alors le schéma narratif, mais j’en ai soupé, franchement. Ils [les élèves] en tirent rien…13
Dans ce cas, on constate qu’une notion dont l’intérêt repose sur son applicabilité à une très grande diversité de récits peut contraster avec la difficulté, pour une autre enseignante, d’en saisir l’intérêt lorsqu’elle est mise au service de l’interprétation. Dans ce cas, le rôle du narratologue pourrait être de signaler l’existence de modèles alternatifs, et de montrer quels usages potentiels peuvent en être tirés pour l’interprétation des récits. Si l’activité consiste à mettre en lumière une parenté entre un grand nombre de récits, ou de favoriser l’activité de «résumé», alors le «schéma quinaire» semble particulièrement approprié. En revanche, s’il s’agit de montrer comment un récit s’y prend pour nouer son intrigue et pour intéresser le lecteur, alors d’autres conceptualisation que le «schéma narratif» pourraient être proposées, à l’instar de l’approche de la mise en intrigue sous l’ange des mécanismes textuels présidant à la création de la «tension narrative» (Baroni, 2017a). Étant informés de ces alternatives, les enseignants pourraient simplement choisir le modèle le plus approprié aux finalités qui sont les leurs, et qui peuvent d’ailleurs différer sensiblement aux différents degrés de la scolarité et en fonction des objectifs de telle ou telle phase du cours.
Un autre aspect spécifique, déjà évoqué plus haut, concerne la question de l’élargissement des corpus étudiés au-delà des textes littéraires, et même au-delà des formes assimilables à une narrativité dite «monomodale» (Lebrun, Lacelle & Boutin, 2015). Sur ce plan, des enseignants amenés à aborder en classe un récit en bande dessinée peuvent se découvrir passablement désarmés face à la narrativité des récits graphiques. S’ils peuvent avoir tendance à se rabattre sur des notions narratologiques bien huilées, il n’est pas sûr qu’une typologie des narrateurs ou un modèle textualiste de la construction d’un point de vue se révéleront efficaces pour analyser une planche (cf. Schaer, 2023). Un effort de réarticulation transmédiale des notions narratologiques et la mise en évidence des effets des supports sur la forme des récits pourraient ainsi s’avérer nécessaire dès le stade de la formation initiale des enseignants.
Par ailleurs, s’il est relativement facile d’identifier les outils devenus incontournables, ceux qui se sont profondément ancrés dans les pratiques scolaires depuis des décennies quels que soient les difficultés inhérentes à leur maniement, il est en revanche beaucoup plus difficile de définir ceux qui font encore défaut, c’est-à-dire ceux qui manquent au répertoire des enseignants, sans que ces derniers n’en aient forcément conscience. Ainsi, quand on les interroge sur les lacunes de la théorie narrative, certains enseignants ne peuvent que se questionner sur l’existence de notions hypothétiques, à l’instar de cet enseignant:
Je pense qu’une grande difficulté des élèves, c’est l’ironie. De comprendre des fois les distances que l’auteur crée avec ou entre son personnage, ou le fait qu’il faut pas prendre de manière littérale… Alors je pense que s’il y avait des outils pour comprendre ce genre de distances, ça m’aiderait beaucoup14.
Une manière simple d’élargir le domaine des outils-concepts dont la valeur scolaire est plus ou moins garantie pourrait consister à élargir le spectre de l’enquête de terrain à des enseignements qui s’inscrivent dans d’autres langues ou cultures, dont certaines s’appuient sur des traditions narratologiques très différentes mais aussi durablement ancrées dans les pratiques scolaires. Les enseignants de français ignorent souvent que l’outillage narratologique de leurs collègues anglophones ou germanistes diffère profondément du modèle genettien, lequel parait si familier qu’il a fini par se naturaliser. À côté des narrateurs homo- ou extra-hétérodiégétiques, il existe ainsi des personnages-réflecteurs, des narrateurs auctoriaux ou non fiables, et même des auteurs implicites, qui font partie de la vulgate enseignée dans la formation initiale des enseignants d’allemand ou d’anglais15. Ce n’est pas le moindre des résultats de notre enquête que d’avoir constaté par exemple que les notions d’auteur implicite et de narrateur non fiable – qui permettent précisément de décrire les effets d’«ironie» ou de «distance» évoqués par l’enseignant que nous avons interrogé – sont pratiquement inconnues des enseignants de français dans les quatre pays que nous avons investigués, alors que cette approche est au cœur de la théorie anglo-saxonne initiée par les travaux de Wayne C. Booth (1983; 1977). Serait-il possible que les narrateurs francophones soient plus fiables que les autres? La question de la proximité ou de la distance entre les valeurs portées par l’écrivain et celles incarnées par son narrateur ou ses personnages serait-elle moins intéressante quand on lit Flaubert que quand on lit Nabokov? Il me semble qu’un tel décalage culturel mériterait pour le moins d’être identifié et problématisé dans la formation initiale ou continuée des enseignants.
Sur la base de ces différentes stratégies, il me semble possible de dégager quelques pistes susceptibles d’améliorer l’ergonomie de l’outillage narratologique pour le mettre véritablement au service des besoins des enseignants et des élèves. Sans entrer dans le détail de propositions encore en chantier, je dresserai ci-dessous un inventaire provisoire de quelques lieux d’intervention susceptibles de renouveler la narratologie scolaire en répondant aux besoins du terrain. Sans surprise, on retrouvera les grandes catégories narratologiques dont l’ancrage scolaire est le plus fort, notamment les catégories genettiennes de la voix (problématiques liées à la figure du narrateur), du mode (problématiques liées à la perspective narrative) et du temps (reconfiguration temporelle de l’histoire par le récit), mais aussi les notions d’intrigue et de personnage, qui entrent en correspondance avec certains des schémas la plus enseignés («schéma narratif» de Larivaille et «schéma actantiel» de Greimas). Pour chaque catégorie, j’indiquerai quelques évolutions possibles, en les associant à quelques références incontournables et, quand cela est possible, à des synthèses de ces travaux que j’ai proposées en vue d’en faciliter la scolarisation:
- Narrateur: en ce qui concerne la catégorie du narrateur, il pourrait être utile de considérer cette instance comme un élément optionnel du récit (Patron, 2009). Non seulement un film ou une bande dessinée peuvent s’en passer complètement, mais un récit mené à la troisième personne peut également faire l’économie d’un narrateur «scénographié» par le discours (Maingueneau, 2004). Le travail sur les traces énonciatives que laisse un éventuel narrateur permettrait de mieux articuler l’analyse de cette instance narrative avec ses manifestations verbales ou médiatiques. Définir le mode énonciatif du récit en s’appuyant sur les personnes de la narration (narration à la première personne vs. à la troisième personne, mais aussi éventuellement narration à la deuxième ou à la quatrième personne) pourrait aussi permettre de mieux saisir les spécificités de différentes manières de raconter. De toute évidence, la dichotomie entre intra- et extradiégétique est plus ou moins inenseignable en raison des confusions avec la dichotomie homo- et hétérodiégétique, alors que la notion d’enchâssement semble ne poser aucun problème conceptuel particulier. La question des «niveaux narratifs» devrait plutôt orienter la discussion sur les effets de transgression de ces niveaux liés par la figure de la «métalepse», aussi fréquente dans la littérature d’Ancien Régime ou contemporaine que dans la culture populaire (Wagner, 2002; Schaeffer & Pier, 2005; Klimek & Kukkonen, 2011; Lavocat, 2020). Par ailleurs, en se basant sur l’approche de Booth (1977), il pourrait être très productif d’introduire la problématique de la fiabilité du narrateur, et plus généralement, celle de la distance entre un auteur implicite, parfois ironique, et les différentes instances mises en scène par le récit (narrateurs et personnages), notamment pour aborder la littérature contemporaine (Wagner, 2016).
- Perspective (mode): Comme l’ont montré différents chercheurs (Jost, 1989; Paveau & Pecheyran, 1995; Niederhoff, 2001; Jesch & Stein, 2009; Baroni, 2021; 2023a), la focalisation genettienne semble particulièrement difficile à enseigner ou à manipuler pour analyser des récits, car sa théorisation amalgame des paramètres hétérogènes: a. les ancrages éventuels dans la subjectivité de différents personnages; b. des enjeux relevant d’une stylistique dite «de l’omniscience», face aux narrations dites «béhavioristes» ou «en flux de conscience»; c. l’orientation sélective du récit sur différentes parties prenantes de l’histoire et ses effets (empathie, focalisations multiples, etc.); d. l’extension du savoir mis à disposition du public quand on le compare à ce que savent différents personnages, dont dépendent différents effets de curiosité ou de suspense. D’un côté, pour faciliter les étayages interprétatifs par la mise en évidence d’indices formels, il pourrait être utile de mieux expliciter les procédés qui produisent un ancrage du récit dans la subjectivité d’un personnage, ce que Rabatel désigne comme la «construction textuelle du point de vue» (Rabatel, 1998) et ce que Jost (1989) rattache aux procédés audiovisuels d’ocularisation et d’auricularisation. Sur ce plan, il pourrait être utile également de sensibiliser les élèves aux spécificités médiatiques de ces processus de subjectivation de la représentation, par exemple en procédant à des comparaisons intermédiales entre cinéma et littérature, ou entre bande dessinée et littérature (Jost, 1989; Baroni, 2023a). Il peut aussi être utile de souligner les rapports étroits que l’on peut établir entre la dynamique de l’intrigue et différents régimes de savoir (restreint, équivalent ou élargi) ou de subjectivité (Baroni, 2017a; 2020a).
- Temps: les catégories liées au temps pourraient également être mieux articulées aux expériences immersives des lecteurs ou des spectateurs. En ce qui concerne les anachronies, on pourrait ainsi mieux distinguer, comme dans les études cinématographiques, le flashback (ou analepse «dramatisée») de l’analepse allusive (simple évocation du passé par un personnage ou par le narrateur), ainsi que les procédés stylistiques qui permettent un réancrage du récit dans le passé (Baroni, 2016b). On éclairerait ainsi une asymétrie entre l’analepse et la prolepse, cette dernière se limitant le plus souvent à une simple allusion à un futur possible ou avéré. Si le récit consiste bien à «monnayer un temps dans un autre temps» (Metz, 2013, p. 31), c’est surtout autour des anachronies «dramatisées» (flashbacks et flashforwards) ainsi que des changements de rythmes dans le récit que cette propriété des artefacts narratifs peut être explorée. L’opposition entre scène et sommaire devrait également être repensée sur la base de l’expérience immersive: tandis que la scène est une représentation qui nous replace dans la perspective temporelle de l’événement raconté, le sommaire se manifeste au contraire comme une narration distanciée, qui n’offre pas de points d’ancrage pour se représenter les événements dans l’actualité de leur développement (Baroni, à paraitre). Des travaux récents invitent aussi à repenser la question du «rythme» en se fondant sur les effets d’accélération et de ralentissement qui découlent d’une certaine organisation formelle du récit. Kathryn Hume a ainsi montré qu’un effet d’accélération du roman contemporain peut, paradoxalement, découler d’un effacement des sommaires (Hume, 2005), similaire à une succession rapide de plans courts dans le montage d’un film.
- Intrigue: le succès scolaire de la notion de schéma narratif fait écran à des formes alternatives d’organisation séquentielles des récits. Ce découpage de l’histoire en cinq phases, dérivé des travaux de Paul Larivaille (1974) et popularisé par la linguistique textuelle de Jean-Michel Adam (1997), demeure de toute évidence très utile pour soutenir des opérations de compréhension ou de résumé, ainsi que pour structurer la production de récits en donnant un cadre pour déterminer les actions principales qui constitueront la trame de l’histoire. En revanche, l’approche par la mise en intrigue permet de saisir des procédés narratifs visant à créer une tension dans la lecture (Baroni, 2017a; 2020b), offrant ainsi une approche susceptible d’articuler l’analyse des mécanismes textuels, graphiques ou audiovisuels avec la production d’un intérêt narratif. Il importe donc de clairement différencier trois manières très différentes d’envisager la séquence narrative: 1. comme trame de l’histoire (schéma narratif); 2. comme passage narratif contrastant, par exemple, avec la description ou le dialogue (séquence textuelle); 3. comme mise en intrigue par la création d’une tension lorsque le public progresse dans le récit (Baroni, 2020a; 2023b). Étudier la mise en tension du récit permet non seulement d’éclairer les actions racontées, mais aussi de mesurer leur valeur en les comparant avec les virtualités qui se dégagent du fil de l’histoire. Les possibles narratifs engagent non seulement un désir de progression vers le dénouement, mais ils soulèvent aussi des enjeux éthiques pour les personnages engagés dans des événements inextricables (Laugier, 2006; Baroni, 2023b).
- Personnage: il ne fait guère de doute que les personnages ne sauraient se limiter aux rôles actantiels qu’ils endossent dans l’intrigue. Parmi les pistes les plus intéressantes, il y a naturellement l’approche de Vincent Jouve sur l’effet du personnage, qui ménage une place fondamentale aux fonctions de support pulsionnel et d’identification (Jouve, 1992). Un cadre conceptuel potentiellement productif pour l’enseignement pourrait aussi être emprunté aux travaux du narratologue américain James Phelan, qui distingue trois fonctions fondamentales pour les personnages: la fonction mimétique (épaisseur, crédibilité du personnage envisagé comme personne), la fonction synthétique (prise en compte du rôle du personnage dans l’intrigue, lequel recouvre, entre autres choses, les rôles actantiels) et la fonction thématique (le personnage en tant que porteur de valeurs ou de symboles) (Phelan, 1989). D’une manière générale, il peut être utile de rappeler que l’épaisseur, mais aussi la relative opacité ou l’imprévisibilité d’un personnage sont des éléments essentiels de l’intérêt qu’on leur porte (Baroni, 2017a, p. 85-90; 2017c). Enfin, c’est évidemment en prenant le personnage au sérieux, c’est-à-dire en le considérant comme étant davantage qu’un simple «signe», qu’il devient possible de lui associer des enjeux de nature éthique, restituant ainsi à l’interprétation des formes narratives son plein potentiel pour une «éducation morale» (Laugier, 2006).
Si l’une ou l’autre de ces propositions devait susciter l’intérêt des enseignants, il faudrait alors procéder à une conceptualisation des propositions théoriques jugées en phase avec les finalités de l’enseignement du français, c’est-à-dire à une réduction du caractère instable de notions encore débattues dans le champ de la narratologie de manière à en fixer la terminologie et à produire des définitions intelligibles pour les élèves. Il y a de fortes chances que ce travail d’élaboration didactique soit le fait des enseignants eux-mêmes, pour autant qu’ils estiment que l’effort en vaut la chandelle. Ils sont en effet les mieux placés pour répondre, par exemple, aux questions relatives aux progressions curriculaires: faut-il commencer en fournissant des outils spécifiquement profilés pour l’enseignant, de sorte que ce dernier soit en mesure de sensibiliser les élèves aux enjeux narratologiques dès les premiers cycles, sans pour autant faire de ces outils des objets d’enseignement? Faut-il envisager des terminologies différenciées entre les degrés du secondaire 1 et du secondaire 2? Quel sont les outils-concepts les plus essentiels, ceux qu’il faudrait introduire en premier et ceux qui devraient être abordés ultérieurement? La métalepse et la narration à la deuxième personne doivent-ils être enseignés avant le stade de la formation post-obligatoire ou académique?
Du côté du narratologue, le problème tient surtout à la manière de faire entendre ses propositions, ce qui passe avant tout par la défense de la place de la théorie du récit dans la formation initiale et continuée des enseignants. Il faudrait également pouvoir entamer un dialogue autour des prescrits, proposer de nouveaux manuels, impliquer didacticiens et enseignants pour élaborer et mettre à l’épreuve de la classe ces nouveaux outils-concepts et évaluer leurs effets sur la formation des élèves. J’ajoute que cette épreuve du terrain est une chance extraordinaire pour la théorie elle-même, dans la mesure où les modèles narratologiques, la plupart élaborés dans une démarche purement hypothético-déductive, ont trop rarement été confrontés à des tests empiriques, de sorte que leur validité demeure le plus souvent douteuse. Pour ma part, c’est souvent lorsque j’étais confronté à ma perplexité d’enseignant ou aux résistances de mes étudiants que j’ai réalisé la nécessité de faire évoluer la théorie (je précise: faire évoluer non seulement la théorie enseignée, mais la théorie elle-même, dont on découvre les aspérités). Ainsi que le suggère Karl Canvat, le renouvellement des modèles narratologiques pourrait donc bien impliquer une confrontation plus étroite avec les pratiques scolaires:
L’applicationnisme est la forme que prend ordinairement la transposition didactique lorsqu’elle adopte un mouvement descendant. L’implicationnisme est la forme qu’elle prend lorsqu’elle injecte dans les savoirs enseignés de nouveaux savoirs issus des savoirs de référence, mais aussi qu’elle met ces nouveaux savoirs en relation avec les pratiques scolaires, voire que celles-ci interrogent les savoirs de référence et les incitent à se renouveler. (Canvat, 2000, p. 64)
Par ailleurs, le théoricien du récit ne peut demeurer entièrement sourd aux critiques qui ont été formulées envers sa discipline, parfois mêmes relayées par certains narratologues de la première heure (Todorov 2007); mais plutôt que de se défendre en affirmant qu’il serait dommage de «jeter le bébé avec l’eau du bain» (Reuter, 2000, p. 7), il pourrait être intéressant de tenter de mieux comprendre ce qui constitue la résilience de l’appareil narratologique en dépit des reproches qui lui sont adressés depuis une bonne vingtaine d’années16. En outre, il faudrait explorer les éventuelles convergences observables entre l’évolution de la didactique du français et les changements qui ont affecté parallèlement la théorie du récit, qui se présente aujourd’hui sous une forme assez éloignée du modèle structuraliste. Cette comparaison pourrait ainsi faciliter le repérage des modèles théoriques en phase avec les enjeux actuels de l’enseignement du français, que ce soit en mettant en lumière les mécanismes qui président aux expériences immersives, esthétiques et éthiques des lecteurs, en montrant comment l’étude des textes narratifs permet de mieux comprendre le fonctionnement du langage verbal ainsi que celui d’autres médias (le théâtre, la bande dessinée, le cinéma, voire le jeu vidéo…), ou qu’il s’agisse simplement de contribuer à un enseignement explicite, l’outillage narratologique ayant au moins la vertu d’objectiver les procédures par lesquelles il est possible d’interpréter un texte narratif.
Je pense que sans un changement profond de la réputation de la narratologie dans les domaines des études littéraires, de la didactique et de l’enseignement du français, tout changement de fond demeurera impossible. L’image figée d’une discipline qui a fait son temps, continue souvent de faire obstacle à l’exploration du potentiel des modèles actuels. Seule la construction d’un véritable dialogue interdisciplinaire fondé sur la reconnaissance de l’existence d’une narratologie contemporaine (qu’on acceptera d’appeler «postclassique» si cela contribue à faire comprendre qu’il existe autre chose que les typologies structuralistes des années 1960-1970) pourra ouvrir un horizon pour une amélioration de l’outillage narratologique dans la classe de français. Pour terminer sur une note optimiste, on peut entrevoir un signe encourageant dans le fait que la 24ème rencontre des chercheurs en didactique de la littérature ait récemment choisi comme thématique «les territoires de la fiction», son appel à contribution mentionnant trois fois la narratologie, non pour en dénoncer des dangers, mais pour envisager l’apport des «outils de la narratologie post-classique».
Références
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Pour citer l'article
Raphaël Baroni, "Comment un théoricien du récit pourrait-il contribuer à améliorer l’outillage narratologique scolarisé?", Transpositio, n°6 Les outils narratologiques pour l'enseignement du français : bilan et perspectives, 2023https://www.transpositio.org/articles/view/comment-un-theoricien-du-recit-pourrait-il-contribuer-a-ameliorer-l-outillage-narratologique-scolarise
Voir également :
Genres et écriture d’invention: préparer la transposition par la comparaison entre deux formes (BD/roman) d’un récit
L’approche en parallèle des versions romanesque et dessinée de Quelques mois à l’Amélie, de J.-C. Denis met en évidence certaines des caractéristiques propres à chaque genre ou forme.
Genres et écriture d’invention: préparer la transposition par la comparaison entre deux formes (BD/roman) d’un récit
Introduction
Cette contribution vise à examiner l’intérêt d’une préparation spécifique à l’écriture d’invention 1(Denizot, 2022) ou écriture créative (Ulma et alii, 2022) qui soit axée sur les formes ou les genres textuels (Jacquin, 2018) mobilisés. La réflexion se fonde sur une expérience menée en classes de Terminale, qui porte sur la comparaison de deux versions (roman et bande dessinée) d’un même récit (Quelques mois à l’Amélie, de J.-C. Denis), pour en dégager les spécificités en termes de moyens expressifs et d’effets sur le lecteur. Le dispositif décrit s’inscrit dans l’optique d’une préparation à l’écriture d’invention, en l’occurrence une «transposition transgenre» (Abolgassemi 2001: 26), de la forme dessinée à la forme romanesque ou inversément.
Le contexte institutionnel
Les instructions officielles pour l’école secondaire en Belgique francophone (Fédération Wallonie-Bruxelles, 2018)ont récemment consacré l’écriture d’invention, en la considérant comme une activité qui doit faire l’objet d’une évaluation. L’évolution qui a conduit à cette reconnaissance avait commencé avec les instructions de 1999 qui suggéraient déjà de «sensibiliser» à cette pratique. Les textes du prescrit légal imposent cependant une restriction importante, puisque l’Unité d’Acquis d’Apprentissage n°5 (UAA5) limite la pratique de l’écriture d’invention à trois formes, parmi beaucoup d’autres (Abolgassemi 2001: 26-27): l’amplification, la recomposition et la transposition. La créativité des élèves ne s’exerce donc pas ex nihilo, mais à partir d’œuvres artistiques ou littéraires dont la compréhension est indispensable pour la réalisation de la tâche demandée.
Le lien entre lecture et écriture est ici très fort, puisqu’il s’agit de s’appuyer sur une ou des œuvres lues pour en faire écrire une autre. C’est ce que Genette dénomme une «littérature au second degré», qui «s’écrit en lisant» (1982). Il ne s’agit donc pas de produire un commentaire mais un texte, au sens littéraire, ce qui implique d’aborder l’œuvre source ou «hypotexte» (Genette 1982: 11) avec une intention particulière, strictement encadrée dans le contexte scolaire belge, comme nous l’avons dit.
Le cas qui nous occupe est celui de la transposition, définie par Abolgassemi (2001: 26-27) comme la réécriture, avec action sur six indices: le mode, la focalisation, le style et les registres, le contexte, la versification ou la prose, le genre. En termes d’écriture d’invention, la tâche de transposition peut dès lors sembler faire l’objet d’une injonction apparemment contradictoire: l’élève doit développer une interprétation personnelle de l’œuvre source, tout en respectant celle-ci. Ainsi, «l’imagination personnelle des élèves est […] valorisée, mais seulement en tant qu’elle s’inscrit dans la démarche très précise indiquée par les protocoles d’écriture de l’énoncé.» (Abolgassemi 2001: 18). Il s’agit donc d’un «projet créatif complexe, tendu entre appropriation personnelle et imitation» (Brunel et alii 2023: 94).
Concrètement, dans les classes de Belgique francophone – que nous fréquentons depuis longtemps2 – les enseignants de français ont souvent tendance à mettre l’accent sur le respect de l’hypotexte: ils ne font en cela que suivre les instructions officielles. La tâche de transposition est alors préparée par une analyse, qui vise – dans le cas le plus fréquent – à dégager les contraintes propres à l’œuvre source qui devront être prises en compte dans la version nouvelle à produire. Or le problème spécifique de la «transposition transgenre» (c’est l’un des cas envisagés par Abolgassemi en 2001) est celui de la maitrise des deux genres ou formes mobilisés dans l’opération3. Nous utilisons ici la formule «genre ou forme», car nous sommes au carrefour de plusieurs contraintes en termes de concepts: d’une part, on sait quel flou entoure la notion de «genre» (Simons, 2018) reprise pourtant par Abolgassemi (2001), et très présente en didactique (Schneuwly, 1994), mais elle nous semble un peu restrictive face aux deux objets narratifs qui nous occupent, entre lesquels la différence peut être plutôt qualifiée de «formelle». Nous userons donc des deux termes simultanément.
Sur un plan plus général, Schneuwly avait déjà montré combien ce qu’il appelle le genre est utile face à tout type de tâche: «On pourrait […] considérer le genre comme un méga-outil, comme une configuration stabilisée de plusieurs sous-systèmes sémiotiques […] permettant d’agir efficacement dans une classe bien définie de situations de communication.» (Schneuwly 1994: 162). Son idée sera reprise par Simons, pour l’étendre au domaine des langues étrangères, en insistant sur les tâches de production: «La maitrise des caractéristiques d’un genre textuel est un outil qui permet d’agir dans une situation de communication donnée, tant en réception qu’en production.» (2018: 48).
Or, plus encore que dans d’autres tâches, la maitrise des caractéristiques génériques ou formelles est centrale dans le cas d’une telle transposition, puisqu’il s’agit de travailler sur le genre ou la forme de l’hypotexte fourni, pour en transformer les modalités, en vue de le conformer au genre ou à la forme de l’hypertexte à produire. On peut considérer, comme l’un des pères de la BD, le Suisse Rodolphe Töpffer (1840)4, que l’opération s’apparente à une forme de traduction d’un langage dans l’autre: en l’occurrence celui du roman et celui de la bande dessinée.
Le plus souvent, la forme romanesque est assez bien maitrisée par les enseignants (elle était au cœur de leur formation) et plutôt bien connue des élèves (elle est au programme). La BD est de plus en plus prise en compte par les didacticiens, comme en témoigne le numéro 4 de Transpositio (2021), mais elle reste par contre peu utilisée dans les séquences produites par les enseignants (Gennaï 2023: 23); sa lecture en classe est encore rare (Beghin 2021: 15, Depaire 2019), et «sa place [est] très marginale parmi les œuvres lues»(Blanchard & Raux 2019: 1). On l’explique souvent par le fait que la familiarisation avec le langage de l’image n’est pas une priorité dans la formation des enseignants de français. Une autre raison est le poids accordé à la littérature patrimoniale au collège et surtout au lycée. Enfin, selon Rouvière, confirmé récemment par Vrydaghs (2022: 4), l’approche de la BD – lorsqu’elle a lieu – est souvent marquée par l’importance «des questions d’observation formalistes et techniques, souvent détachées du sens…» (2012: 13).
Les finalités de l'activité proposée
L’activité que nous présentons se distingue tout à fait de l’analyse d’une œuvre classique, où la BD serait instrumentalisée comme un succédané du roman. Ce dispositif qui place la BD dans une situation ancillaire face à la littérature est assez fréquent (Ahr 2012: 198, Duvin-Parmentier 2020: 6; Vrydaghs 2022: 2), parfois dénoncé comme un «alibi» (Étienne & Mongenot 2023: 6) ou présenté comme une «ruse didactique» (Zakhartchouk 1999).
Notre objectif n’est pas l’acculturation – par un moyen détourné – à une œuvre du patrimoine, puisque le cas analysé est tout à fait particulier, voire exceptionnel: il n’y a pas ici de texte princeps (Étienne & Mongenot 2023: 12), ni de statut auxiliaire de la forme BD, qui ne s’inscrit donc pas dans la catégorie de ce que Louichon a dénommé «objets sémiotiques secondaires» ou OSS (2017: 24). Par ailleurs, le roman et la BD convoqués sont des œuvres contemporaines (2002), totalement dépourvues du prestige des classiques du patrimoine littéraire.
La confrontation des deux formes doit permettre de montrer certaines spécificités du roman et de la BD. L’idéal serait donc de proposer à l’analyse deux versions d’un même récit nées de la même plume, car on pourrait alors supposer l’existence d’une intention similaire (un seul et même créateur), servie par des moyens différents. Notre démarche répondrait ainsi au souhait de Sophie Beghin: «littérature et bande dessinée récolteraient toutes deux bien des avantages à s’envisager comme complémentaires, chacune pouvant éclairer les spécificités de l’autre pour autant qu’on les envisage dans leur nature propre (2021:19).
Nous souhaitons privilégier l’approche des formes ou genres et de ce qu’elles ou ils impliquent, de par leur nature, en termes de réception. La volonté est de mettre au jour certains invariants génériques des formes comparées, invariants qui conditionnent l’expérience de réception. La comparaison que nous proposons devrait donc permettre de mettre en évidence, aux yeux des élèves, combien les différences de moyens influencent leur expérience de lecture de l’œuvre. Cette activité d’analyse vise à les sensibiliser à ces paramètres,en vue des tâches de transposition qui leur seront ultérieurement demandées.
Nous souhaitons donc dépasser la simple comparaison, qui tient parfois lieu de finalité en soi (Gennaï 2023: 32), pour dégager des outils et des savoirs utiles à une tâche de création. Nous nous inscrivons ainsi dans «une démarche d’enseignement de la production par analyse et/ou imitation de textes-modèles» (Jacquin 2018: 22). Les enseignants de terrain savent que l’écriture d’invention pose un problème particulier: les tâches de création, même lorsqu’elles évitent le travail ex nihilo, fortement affecté par le syndrome de l’angoisse devant la page blanche, nécessitent de proposer aux élèves des productions qui ont valeur de modèles. C’est le constat de Rouvière (2017) lorsqu’il analyse son expérimentation (en classe de Seconde) d’une transposition de Nana en BD: il considère l’étude préalable d’un exemple comme nécessaire.
Les deux formes de l’œuvre
Dans la quasi-totalité des cas de transposition d’un roman en BD (Ahr 2012), le lecteur a affaire à des artistes différents, ce qui conduit presque naturellement le ou les créateurs de la nouvelle version à introduire des interprétations personnelles. Tout exercice de comparaison se heurte donc à une difficulté: comment faire le départ entre les changements forcés, liés à la forme (passage d’un langage à l’autre), et ceux qui sont choisis par le ou les artistes créateurs de la version seconde ?
Aborder la question des genres ou formes à travers une approche comparative exige de pouvoir disposer d’un matériau que nous oserons qualifier de très rare: deux versions d’une même œuvre, produites simultanément par un même artiste. Dans le cas qui nous occupe, l’auteur est unique mais s’exprime sous deux formes: les deux œuvres de Jean-Claude Denis (Grand Prix d’Angoulême, 2012) sont intitulées Quelques mois à L’Amélie (éditions PLG, 2002 - Dupuis, 2002).
Images 1 et 2 - Les deux couvertures
Le héros est un écrivain en panne d’inspiration, qui se retrouve un peu par hasard dans un coin perdu du Sud-Ouest. Son histoire montre l’envers du décor du secteur de l’édition contemporaine et raconte comment une rencontre sentimentale relance son envie d’écrire.
Ces deux versions d’un même récit se présentent comme suit: la BD compte 72 pages, suivies de quelques pages d’un «Dossier» qui annonce l’existence du roman, écrit «parallèlement à la réalisation de [l]a bande dessinée», et donne trois extraits du texte, accompagnés de cinq illustrations. Le roman publié aux éditions PLG (92120 Montrouge) offre 213 pages, dont 36 occupées par des illustrations originales en noir et blanc et réalisées par l’auteur. En 2022, le catalogue de l’éditeur proposait «la version romancée de la bande dessinée du même nom» dans une nouvelle édition.
Il ne s’agit donc pas d’une transposition au sens strict, puisque nous ne savons pas (sauf à interroger l’auteur) quelle forme préexistait avant l’autre. Les deux versions entretiennent pourtant une relation particulière, vu que le roman est une autobiographie d’Aloys Clark, héros… de la BD, qui remet le manuscrit à Marianne, la femme qu’il aime, dans la dernière planche de l’album. Le roman est d’ailleurs sous-titré «Le manuscrit d’Aloys Clark» et dédicacé «à Marianne». À la fois objet intra-diégétique (Marianne va le lire) et extra-diégiétique (nous pouvons le tenir en main), le roman jouit donc d’un statut ambigu.
Le dispositif
Expérimentée personnellement en tant qu’enseignant de lycée en 2015-2016 et 2016-2017 auprès d’élèves de 17-18 ans inscrits dans l’enseignement qualifiant5, l’activité occupe au minimum deux heures consécutives et ne nécessite pas de lire les œuvres en entier. Le dispositif consiste à mettre en parallèle un court extrait des deux formes de l’œuvre; c’est ainsi que les trois premières planches, qui correspondent approximativement aux pages 5 à 9 du roman, ont été choisies. Outre l’intérêt de ce passage du récit pour notre propos, le choix de l’incipit a pour avantage de permettre à tous de commencer la lecture sans aucune préparation. Il s’agit donc «d’étudier [un] moment-clé dans deux systèmes sémiotiques différents» comme Castagnet-Caignec (2023: 122) le réalise avec des élèves du primaire à propos du Journal d’un chat assassin d’Anne Fine (École des loisirs/Rue de Sèvres, 1997/2021). La chercheuse en viendra à conclure (2023: 123) que l’étude simultanée des deux objets semble plus profitable aux élèves en termes de compétences de lecture littéraire.
Selon nous, l’analyse des deux formes de l’œuvre gagne à être menée en parallèle avec les élèves; elle suppose évidemment la projection en classe des deux supports (les planches de la BD et les pages du roman) et autorise un fonctionnement de leçon où l’enseignant conduit le groupe à travers un jeu de questions. Ce travail en parallèle pose la question de savoir par où commencer l’observation: la BD ou le roman ? Dans les lignes qui suivent, nous adoptons le plus souvent cet ordre, pour des raisons de clarté, mais il nous semble que, dans la pratique, on gagnerait à procéder en fonction des acquis des élèves, pour aller de la forme la plus connue vers la moins familière. Ajoutons que l’on pourrait prévoir dans la foulée une deuxième tâche où les élèves analyseraient, en autonomie, une autre planche et son correspondant romanesque, ce qui permettrait d’asseoir leurs acquis. Il va de soi aussi qu’un moment d’institutionnalisation des apports de l’activité est nécessaire pour fixer les découvertes dans l’esprit des élèves. Mais cette contribution entend se focaliser sur la première tâche de comparaison. Nous donnons ci-après un bref aperçu des contenus à dégager de cette première activité à mener avec les élèves.
L'analyse des deux formes
La première planche commence par un plan d’ensemble (vignette 1) puis un gros plan (vignette 2), là où le roman procède de manière classique pour un début (Verrier 1992): il précise lieu, temps, et relations. Dans la BD, la focalisation varie: d’abord externe pour donner à voir les lieux et les personnages, elle se fait vue subjective pour la troisième vignette. Le roman fonctionne plutôt comme un récit en «je» avec un narrateur-personnage (Dumortier 2001: 64) et dès la première page, un «récit de pensées» assez long permet d’entrer dans la vie intérieure du personnage. Ce choix est presque impossible pour la BD, qui recourt pourtant à un subterfuge avec la vignette 3 en nous donnant à voir, non pas ce qui est, mais ce que le personnage imagine (son père allongé dans son cercueil, mais habillé en uniforme militaire d’été).
IMAGE 3- Vignette 3 de la planche 1
Le statut de toute cette scène du funérarium ne sera éclairci que dans la deuxième planche de la BD, alors que le roman signale dès la dixième ligne que nous sommes dans un souvenir du héros: «[…] la scène du funérarium me revenait souvent en mémoire».
La deuxième planche s’ouvre par une vignette dont la compréhension n’est pas évidente: certains détails de l’image sont en effet logiquement inconciliables (le costume noir porté en juin au funérarium et la pluie battante de décembre sur la vitre). L’action de la BD était pourtant située très clairement par une mention initiale du narrateur externe: «Paris, décembre 2000». La vignette ne représente donc aucune réalité, mais marque le moment d’une ellipse spatio-temporelle ou d’un retour au réel, la fin d’une rêverie, bien concrétisée dans la vignette suivante.
IMAGE 4 - Vignette 1 de la planche 2
Ce mouvement est bien plus clairement annoncé dans le roman, qui marque la transition en passant à la ligne et en donnant la réflexion d’une interlocutrice qui interrompt la rêverie. Cette transition est d’ailleurs explicitée dans le récit de pensée du narrateur qui se demande: «Depuis combien de temps étais-je debout devant cette fenêtre, à regarder tomber la pluie et à me repasser la scène du funérarium ?». Le roman bascule ensuite dans une scène aux dialogues très complets, assortis de réflexions personnelles nombreuses. Dans la BD, ce passage est rendu en huit cases, avec des dialogues réduits (vu le manque d’espace) et des cadrages très variés qui permettent de mettre en évidence des attitudes corporelles lourdes de signification (mais à décoder…). Alors que le roman doit consacrer quelques mots à décrire la jeune éditrice qui aborde le narrateur-héros, la BD n’en fait évidemment rien: les cadrages variés ont permis de décrire l’ambiance mondaine et de donner à voir le physique des personnages.
Après deux vignettes consacrées aux derniers échanges entre l’éditrice et le héros, la troisième planche marque une ellipse spatio-temporelle: ce dernier a quitté la soirée et se trouve dans un taxi.
IMAGE 5 – Vignettes 3 et 4 de la planche 3
Nous ne le comprenons que progressivement, car la troisième vignette est une vue subjective (en gros plan) sur une carte de visite (reçue de la jeune éditrice). La quatrième nous montre le héros assis à l’arrière d’un véhicule, la carte en main. Dans un mouvement progressif d’éloignement, nous retrouvons la carte en morceaux qui tombe dans un caniveau. Une nouvelle fois, le roman se fait bien plus explicite, racontant le départ de la soirée, évoquant un dialogue avec le chauffeur de taxi, décrivant la carte de visite et livrant une interprétation de la démarche de l’éditrice.
Les apports de l'activité
De ces quelques éléments d’analyse, la première impression qui se dégage est sans doute que la lecture de la BD semble plus difficile que celle du roman, indépendamment d’un éventuel manque d’expérience des codes graphiques. Par exemple, là où le roman explicite verbalement une information, la BD exige du lecteur qu’il interprète des images ou un comportement traduit par celles-ci. On notera le même constat sur la difficulté chez Prévost (2023: 85) et Castagnet-Caignec (2023: 123) avec des œuvres adressées aux enfants, où le risque existe de créer de nouveaux problèmes pour les élèves, en introduisant des genres ou formes auxquels ils ne sont pas préparés (Bautier et alii 2012: 63). Raux fait la même observation avec un public adolescent (2021: 4) et nous avons rencontré les mêmes obstacles avec nos élèves de Terminale en options technologiques.
Quels seraient néanmoins les apports de cette comparaison, pour un enseignant de français et pour ses élèves ? On peut considérer que la première distinction qui risque d’apparaître sera celle du mode de représentation. En explicitant très souvent ce qui n’est que suggéré par la BD, le texte du roman raconte là où la BD ne fait que montrer, exigeant du lecteur qu’il décode et interprète ce qui est donné à voir. Ainsi, les attitudes corporelles visibles dans les vignettes qui montrent le dialogue (regard fuyant, gestes de mise à distance, évitement du face à face) doivent être analysées si l’on veut percevoir tout l’embarras de l’écrivain face à l’éditrice. Un embarras par contre explicitement affirmé par le narrateur-héros du roman, qui nous livre ses sentiments sans retenue. On retrouve ici la vieille distinction entre «montrer» et «raconter» initiée par Lubbock en 19216, développée par Genette («récit d’événements» et «récit de paroles» 1972: 186), et reformulée par Goldenstein (1999: 43) comme une opposition entre «représentation» et «relation». Conçue pour distinguer les formes de roman, cette distinction prend un tour particulier si on la mobilise dans une comparaison entre roman et BD. Car, sauf lorsqu’elle est pourvue d’un récitatif (Masson 1985: 26) équivalent d’une voix off cinématographique, mais absent dans nos trois planches, la BD ne fait que donner à voir, alors que le narrateur-héros du roman peut raconter et commenter, comme c’est le cas ici. Contrairement aux idées reçues, c’est donc bien la forme BD qui semble ici l’objet le plus «résistant» (Tauveron, 1999) à la sagacité du lecteur…
La tâche de comparaison présente en outre un intérêt très spécifique par rapport aux notions de base de la narratologie. En observant deux formes d’un même récit, où les choix effectués et les moyens mobilisés sont différents, les jeunes lecteurs perçoivent sans doute mieux les procédés et leur impact que s’ils étaient face à un texte romanesque. Ainsi la notion de «vitesse» (Genette, 1983: 22-25), de «cadence» narrative ou de «rythme» narratif (Dumortier 2001: 51) peut-elle émerger dans la lecture comparée des deux formes. Les élèves peuvent notamment mesurer combien la nécessité des descriptions romanesques et l’espace laissé aux monologues intérieurs du narrateur ralentissent le rythme du roman. Grâce à la comparaison, les procédés narratifs deviennent, comme le dit Rouvière (2021: 13), «littéralement visibles». En 2012 déjà, Meyer l’avait compris:
La particularité de la transposition […] sous la forme d’une bande dessinée est de faire voir la narration. […] Ce déploiement visuel du récit, monstratif, faudrait-il dire, est une entrée possible pour l’enseignement-apprentissage du récit en tant que forme, autrement dit le lieu d’une didactique du récit dans la classe. (Meyer 2012: 160-161).
Pour l’élève, l’activité permet de «réfléchir sur son activité de récepteur double» (Étienne & Mongenot 2023: 12) et sur l’interaction entre les deux lectures menées en parallèle. Il peut identifier quels moyens sont propres à chaque forme d’art et mesurer les difficultés pour rendre telle ou telle information accessible au lecteur (par exemple lors de l’analyse de la vignette 1 de la planche 2). Confronté à des systèmes sémiotiques différents (textuel versus iconotextuel), il perçoit combien la «transsémiotisation (passage d’un système sémiotique à un autre) […] modifie la réception du public» (Castagnet-Caignec 2023: 119). L’étonnement de l’élève ferait alors écho à celui de Töpffer lorsqu’il convertissait lui-même en roman (1840) son Docteur Festus: «Je fus tout surpris et amusé de voir par quoi les deux langues différaient, que, pour faire comprendre les mêmes choses, il fallait les prendre par un bout et les montrer par une autre face.»7
Cette confrontation aux deux formes permet aussi de montrer combien les effets produits sont parfois très différents. On rappellera qu’il s’agit du même auteur et de la même histoire, et que, s’il y a des différences, elles sont surtout inhérentes à la forme choisie8. Le dispositif de l’activité devrait donc assurer la perception de l’impact de la forme sur le récepteur, répondant ainsi au souhait d’Étienne et Mongenot: «développer le geste interprétatif par la comparaison entre systèmes différents» (2023: 7). On veillera aussi à dépasser deux écueils. Le premier consisterait à pratiquer un simple «décryptage techniciste» (Duvin-Parmentier 2020: 14). Le second pourrait laisser croire que roman et BD s’équivaudraient, considérant l’image comme «un équivalent iconique du texte littéraire, malentendu qui occasionne des simplifications de sa «lecture» et des transferts qui risquent de l’instrumentaliser et de l’affadir» (Duvin-Parmentier 2020: 14).
La découverte de la relation texte-image, se fait ici par l’approche du genre iconotextuel qu’est la BD. La planche, en tant qu’»énoncé pluricodé, […] scripto-iconique» (Klinkenberg: 2020) sera d’autant mieux réceptionnée qu’elle montre une parenté certaine avec le texte du roman, mais aussi des écarts flagrants. Ainsi, les dialogues des cases font écho à ceux du roman, souvent sous une forme légèrement abrégée, car l’interaction avec l’image permet au dialogue de la BD de se passer de certains mots. De la même manière, la représentation spatiale des échanges, dans la BD, traduit un comportement d’agacement qui sera rendu par un récit de pensées dans le roman. Concrètement, on réalise le programme défini par Lacelle, puisque «le passage d’une forme […] à l’autre permet de démonter chaque «machine narrative» en analysant les codes utilisés et les effets produits par ces codes.» (2012: 126).
Des outils pour l'écriture d'invention
Dans la perspective d’une tâche de création, quels peuvent être les apports de l’activité d’analyse décrite précédemment ? On peut pointer deux tâches auxquelles notre activité sur Quelques mois à l’Amélie offre une préparation directe: transposer un extrait de BD en roman, et transposer un extrait de roman en BD. La deuxième tâche pose cependant un problème de compétences graphiques chez les élèves: pour contourner cette difficulté, nous préconisons soit l’usage d’outils informatiques (souvent chronophages), soit un format que nous dénommons storyboard. Issue du cinéma, la notion désigne une série d’images qui donnent vie à un scénario avant le tournage. Nous l’employons ici pour désigner une forme de BD embryonnaire où seuls les arbitrages formels ont été esquissés, sans que le dessin soigné des images ait encore été réalisé. Cette dernière étape dépasserait en effet les compétences de la grande majorité des élèves. Sans prétendre à l’exhaustivité, on pourra recenser quelques-uns des apports de notre activité de comparaison comme suit.
Pour l’écriture du roman, les élèves auront perçu la nécessité de créer des pauses descriptives et d’effectuer des choix en la matière: tout ne peut pas être décrit et choisir d’évoquer telle ou telle réalité est un arbitrage de l’auteur. Autre apport probable, la compréhension du rôle majeur joué par les choix en matière de point de vue narratif. Ici on peut voir que la BD, en suivant sans cesse le même personnage et en pratiquant plusieurs fois la vue subjective, fait écho au choix romanesque d’Aloys Clark comme narrateur-personnage. D’autre part, la perception de l’importance des récits de pensée et de l’impact du mode de représentation de ceux-ci devrait conduire à les inscrire dans le texte du roman. Et enfin, les élèves auront été sensibilisés à la nécessité de travailler la mention des temps et lieux pour situer l’action.
Pour la transposition d’un extrait de roman en BD, et vu les compétences artistiques limitées de beaucoup d’élèves, l’enseignant de français pourrait s’en tenir à un travail sur le storyboard, ce qui réduit (?) la tâche au découpage de la page, à la réalisation du croquis des vignettes, à l’écriture des phylactères et du récit. Cependant, l’activité de comparaison aura permis d’approfondir chez ces élèves de lycée la compréhension de l’économie du récit en BD, ce que certains ont pu dénommer une «grammaire» (Vrydaghs 2022: 9) ou un «langage BD» (Rouvière, 2021: 3), à savoir le caractère elliptique de la narration en cases, l’importance des choix en termes de format et d’implantation des vignettes, le rôle de la triple interaction dessins/phylactères/récit du narrateur (même si ce dernier est absent dans les trois planches choisies) ou encore la «difficulté à expliciter le monde intérieur des personnages» (Dürrenmatt 2013: 45)…
Une des principales difficultés, si l’on demande aux élèves de produire un storyboard, risque d’être celle du découpage du récit en images, pour créer un «enchainement narratif visuel» (Rouvière 2021: 13). Trop souvent, cet aspect de la tâche n’est pas pris en compte dans la préparation, mais l’approche comparative que nous suggérons permettrait sans doute d’attirer l’attention des jeunes lecteurs sur les choix opérés par l’illustrateur et de les mettre en condition de réaliser leurs propres choix en connaissance de cause.
Sur un plan plus général, l’expérience menée nous conduit à partager l’opinion d’Étienne et Mongenot quant à l’impact de la comparaison qui permet de «déboucher sur la lecture affinée de textes ultérieurs et donc […] construire une réelle compétence de lecteur.» (2023: 14). Au-delà, nous pensons que la compétence de scripteur se trouvera elle aussi renforcée par la comparaison des versions, parce que l’on aura sensibilisé les élèves aux particularités formelles propres à chacune9. En définitive, la comparaison des deux formes devrait aider à la transposition de l’une dans l’autre.
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Pour citer l'article
Daniel Delbrassine, "Genres et écriture d’invention: préparer la transposition par la comparaison entre deux formes (BD/roman) d’un récit", Transpositio, n° 7 Le texte littéraire à l'épreuve de l'image, 2024https://www.transpositio.org/articles/view/genres-et-ecriture-d-invention-preparer-la-transposition-par-la-comparaison-entre-deux-formes-bd-roman-d-un-recit
Enseigner Proust illustré
Enseigner Proust à travers les éditions illustrées de la Recherche semble à première vue plus facile qu’enseigner l’œuvre même.
Enseigner Proust illustré
Quel Proust?
Enseigner Proust commence par une question simple mais fondamentale: qu’est-ce qu’on peut entendre par «Proust»? Quatre réponses au moins, qui ne s’excluent pas les unes les autres, sont possibles: d’abord l’œuvre, puis l’homme et le contexte historique et culturel qui était le sien, ensuite l’histoire matérielle de son travail, et enfin l’histoire matérielle de ses publications. En simplifiant un peu, ces approches correspondent à quatre domaines de la recherche, aux frontières souvent peu étanches: la stylistique (pour l’étude de l’œuvre), l’histoire littéraire (pour l’étude de l’homme et de son époque), la génétique (pour ce qui est des manuscrits) et l’histoire du livre (pour ce qui est des textes publiés). Chacune de ces options soulève toutefois un certain nombre de problèmes didactiques.
S’agissant de l’œuvre, on peut se demander s’il est permis de réduire le travail de Proust à la seule Recherche, puis cette dernière à quelques extraits plus ou moins artificiellement détachés de l’ensemble, comme cela se fait la plupart du temps. Certains de ces fragments peuvent être très longs, comme Un amour de Swann, roman «autonome» enclavé dans la Recherche; d’autres, qu’on retrouve presque inchangés depuis bientôt cent ans, sont très courts, comme la scène de la madeleine ou la mort de Bergotte. Dans l’un et l’autre cas, il convient de se demander si pareille sélection n’est pas une défiguration de l’écriture proustienne. Quelque chose se gagne (c’est sans doute la seule manière possible de commencer à faire lire Proust à l’école), mais inévitablement le parti pris des morceaux choisis fait aussi perdre quelque chose. L’expérience du temps, si essentielle à une véritable expérience de la Recherche, est difficile à faire passer à travers cette approche anthologique (sur cette question fondamentale, voir Kuentz 1972). Mais comme le but de l’enseignement de Proust est aussi de pousser à faire découvrir l’ensemble de l’œuvre au-delà de ces quelques fragments, il peut être recommandé de confronter les élèves dès le début avec l’«autre» Proust, celui de la correspondance ou celui des pastiches, par exemple, et de pointer déjà vers le va-et-vient entre écriture fictionnelle et autres formes d’écriture. Comme pas mal d’autres auteurs de fiction, Proust n’arrête pas de recycler des textes de non-fiction (les siens et d’autres).
Or, le mot «Proust» ne désigne pas seulement le texte de l’auteur, c’est aussi une longue série de commentaires qui ont fini par faire corps avec la création initiale. La valeur d’une grande œuvre est en effet fonction de la qualité des lectures qu’elle est capable d’engendrer et en ce sens on devrait accepter pour Proust ce qu’on considère comme allant de soi pour Shakespeare ou Dante, à savoir que les analyses de l’œuvre ne sont pas de simples greffes ou ajouts, mais une partie essentielle de l’œuvre même. Lire «innocemment», sans connaissance des interprétations déjà existantes, n’est jamais qu’une illusion. Encourager les élèves à lire Proust implique nécessairement – le contraire serait une mutilation – les inciter à prendre connaissance de la réception de Proust à travers le temps. Je me permets d’insister sur la dimension diachronique de ce geste, pour éviter qu’on ne tombe dans les écueils du présentisme: Proust queer, certes, mais pas seulement. Le livre de Pierre Bayard sur Proust et la poétique de la digression (Bayard 1996) peut rendre ici de vrais services, d’autant plus qu’il permet aussi de réfléchir au geste de l’extraction de morceaux et à l’impossibilité de trancher entre narration (le «sujet») et digression (le «hors-sujet»). L’ouvrage de Bayard a l’avantage de privilégier les grandes questions de l’écriture comme de la lecture du texte proustien: comment donner forme à un univers d’une telle ampleur, comment s’y repérer? que faire de la tension entre le désir de tout dire et de tout lire d’une part et la difficulté de donner sa juste place à tout, c’est-à-dire à ne pas se perdre dans trop de détails (pour l’auteur) et ne pas céder à l’envie de sauter certains passages (pour le lecteur)? De plus, Bayard a aussi l’élégance et la sagesse de ne pas éviter le retour sur des morceaux connus, tout en aidant à décrisper l’écart entre le tout et la partie.
En deuxième lieu, enseigner Proust signifie également enseigner l’auteur et son époque. Ici aussi, les questions qui émergent sont immenses. Faut-il séparer l’homme et l’œuvre? La seule idée de pareil clivage paraît un contresens, mais tel n’a pas toujours été de l’avis des critiques. Même aujourd’hui, à l’époque du biographisme triomphant, il est parfaitement légitime, mais pas forcément toujours possible bien entendu, de lire l’œuvre sans trop tenir compte de l’homme. Et que faut-il entendre par contexte? Comment en circonscrire les extensions littéralement infinies? Comme le remarquait judicieusement Jonathan Culler: «Meaning is context bound, but context is boundless» (Culler 1997: 67). Que faire aussi de la notion d’anachronisme, qui est un des nombreux facteurs cassant l’homogénéité d’un contexte? Après tout, la Recherche évoque un monde qui, au moment de la percée de Proust, juste après la Première Guerre Mondiale, n'existait déjà plus, tandis que sa propre écriture et son grand projet romanesque n’ont rien de «moderne» (au sens de «contemporain»): la Recherche achève la tradition des grandes sommes romanesques du 19e plus qu’elle n’annonce Dada ou le surréalisme, mouvement littéraire soit hostile au roman, soit inventant comme sous le manteau de nouvelles formes de roman (Sermier 2022). Les questions liées à la biographie et à l’analyse contextuelle ne peuvent avoir de réponse concluante. Ne pas les poser n’est toutefois guère souhaitable.
Enfin, troisième approche, sur laquelle j’aimerais me concentrer dans les pages qui suivent, le mot «Proust» peut renvoyer aussi à une série d’objets matériels. Il y a d’abord les manuscrits, auxquels s’intéressent non seulement les études génétiques mais aussi les bibliophiles et, de plus en plus, les commissaires d’exposition, parfois dans une logique de «démédiation» de la littérature convertie en objet à voir, c’est-à-dire en création plastique ou sculpturale (Stewart 2010, Baetens et Sánchez-Mesa 2019). À cela s’ajoutent les diverses éditions des textes de Proust, sur lesquels se penchent les spécialistes en histoire du livre, devenue aujourd’hui l’histoire de toute la chaîne du livre (Darnton 1992).
Dans le cas de Proust, l’accent est massivement mis sur les manuscrits et ce dès le début de la diffusion plus large de son travail, avant même que la totalité de la Recherche n’ait vu le jour sous forme de livre (l’écriture de l’œuvre s’étend de 1906 à 1922, sa publication en sept tomes va de 1913 à 1927). En effet, le numéro d’hommage de la Nouvelle Revue française du 1er janvier 1923 consacre déjà l’essentiel de son dossier iconographique à la reproduction en fac-similé des cahiers et carnets de Proust – il est vrai des objets de toute beauté, mais qui prennent curieusement la place des «illustrations», absentes quant à elles. Il n’y a ainsi plus nulle trace des images ayant accompagné l’édition originale du premier livre de Proust, Les Plaisirs et les jours (1896), qui étaient pourtant de la main d’un des modèles de Madame Verdurin, à savoir Madeleine Lemaire.
On ne peut que s’étonner du relatif silence qui pèse sur le versant «imprimé» de l’œuvre proustienne, surtout du côté de la critique génétique, presque exclusivement focalisée sur les manuscrits (mais le regard porté sur les états imprimés du texte est également assez réduit du côté des chercheurs en histoire matérielle du livre). Certains aspects de la vie éditoriale de l’écrivain se voient inlassablement répétés, comme le refus du premier tome de la Recherche, la publication à compte d’auteur, chez Grasset, de ces pages en 1913, les discussions plus récentes, mais finalement pas trop vives, de la nouvelle version de l’œuvre en la Pléiade (aujourd’hui en quatre volumes, et non plus en trois comme au début), ou encore les réactions mi-sceptiques mi-admiratives devant l’édition anniversaire d’Un amour de Swann, «orné» en 2013 par Pierre Alechinsky. Sinon, Proust est étudié dans le texte (les manuscrits), mais «hors livre». La raison en est sans doute le prestige exceptionnel des manuscrits, qui monopolisent l’attention de quiconque s’intéresse à la matérialité de l’écrit proustien, mais la lacune des travaux sur les éditions de l’œuvre n’en est pas moins fort regrettable. La postérité éditoriale de Proust mérite un examen plus attentif, dont les avantages didactiques sont tout sauf négligeables. À cet égard, un aspect singulier se détache: les éditions illustrées de la Recherche.
Premiers écueils, premiers pas méthodologiques
Enseigner Proust à travers les éditions illustrées de la Recherche semble à première vue plus facile qu’enseigner l’œuvre même, quand bien même il ne peut être question les considérer toutes (en pratique, bien des éditions de luxe à tirage hyper-réduit resteront par définition inaccessibles, tandis que les adaptations en bande dessinée relèvent en partie d’une approche un rien différente). D’abord parce que lire les illustrations prend moins de temps que lire un texte de trois mille pages (notes et variantes non comprises), ce qui est un critère pratique essentiel dans toute forme d’enseignement. Ensuite parce que l’accent mis sur la dimension visuelle de la littérature est plus proche de la culture d’accueil des jeunes, dont beaucoup ont pris le tournant visuel, autorisant ainsi un rapport plus direct et a priori plus empathique avec l’œuvre de départ. Le rapprochement entre sphères a priori non contiguës ne se limite pas à la proximité de cet aspect particulier de l’œuvre de Proust et des nouveaux modes de consommation culturelle. Il aide aussi à inscrire l’enseignement de la Recherche dans le retour en force des études historiques en littérature, après le triomphe des études formelles, pour ne pas dire formalistes, des années 60 et 70 dont les effets se font toujours sentir dans certains modèles pédagogiques. Enfin, la mise en avant des illustrations suit également la tendance de plus en plus «lourde» des arts de l’écriture d’abolir les frontières entre mots et images, hybridation tout à fait intégrée à la pratique des poètes contemporains, notamment au moyen ce qu’on a nommé le «livre de dialogue» entre écrivain, typographe, imprimeur et plasticien (Peyré 2001). Cette co-création est encore relativement rare en prose. En fait, la dernière grande époque d’une visualité foisonnante du livre date déjà des années de grand succès des clubs de livre après la Deuxième Guerre Mondiale (Faucheux, 1978, Massin 1989), alors qu’aujourd’hui la rencontre du visible et du lisible s’effectue d’abord dans le média un peu différent de la bande dessinée. L’exemple de Proust est tout à fait approprié pour rouvrir ce formidable dossier – déjà traité à deux reprises dans cette revue – à l’intérieur de la littérature au sens traditionnel du terme, même si, pour des raisons pratiques, il sera nécessaire de privilégier un seul exemple (celui de Faucheux/Massin, justement), choisi en fonction de son caractère stratégique.
La décision de lire Proust par illustrations interposées fait surgir tout de suite un certain nombre de difficultés. Pour commencer, la quantité d’images illustrant les différentes éditions de Proust est énorme, même si ce pan de l’œuvre reste largement méconnu (pour trois aperçus, voir Tadié 2013, Baetens 2022, Eells et Dezon-James, 2022). Il suffit toutefois de s’intéresser à «Proust illustré» pour que le matériau afflue de toutes parts, car il existe des dizaines d’éditions illustrées de la Recherche. La maîtrise purement matérielle du corpus s’avère ainsi tout aussi difficile que la traversée des textes mêmes. De plus, cette iconographie est tout sauf homogène, à la différence du texte, quand bien même la Recherche témoigne elle aussi de différences stylistiques parfois non négligeables. Ces variations de style sont toutefois nettement moins apparentes que les différences d’une série d’images à l’autre (le corpus des illustrations est un pot-pourri des images les plus conventionnelles et les plus expérimentales). C’est dire déjà que la notion de «culture visuelle» ne peut se penser qu’au pluriel, ce qui constitue une entrave à l’accès supposément direct aux images d’un texte: enseigner l’image, c’est aussi enseigner le passé, souvent un passé plus éloigné de la culture contemporaine que le passé de l’écrit, qui «vieillit» différemment (et surtout moins vite: une image est rapidement plus «datée» qu’un écrit). À cela s’ajoute la méfiance, tant du côté des auteurs que de celui des critiques, à l’égard de l’illustration en général, en tout cas pour ce qui est des fictions en prose. À l’instar de Flaubert, qui est sur ce point tout sauf isolé, beaucoup continuent à s’écrier: «Moi vivant, jamais on m’illustrera», comme si l’ajout d’une image au texte impliquait inéluctablement une dégradation du premier, l’image étant vue soit comme la béquille devant sauver un texte incapable de se défendre lui-même, soit comme une intervention injustifiable des éditeurs soucieux de tromper le client, soit encore comme une traduction, littérale ou métaphorique, dont les effets sur l’imagination du lecteur seraient toujours délétères.
La réalité culturelle, qui est également une réalité économique (l’édition, au même titre que le cinéma, est aussi une industrie), est cependant plus complexe. Dans la première moitié du vingtième siècle – mais la pratique est plus ancienne et elle n’a pas totalement disparu – les éditeurs offraient parfois deux éditions du même livre: une édition grand public, sans illustrations et bon marché, et une édition de luxe, illustrée, à tirage limité, destiné à un lectorat plus fortuné. L’ensemble de cette production parallèle constitue un des continents cachés de la littérature française: des pièces uniques peuvent être savamment commentées (il existe ainsi quelques articles sur l’édition de la Recherche illustrée par le peintre fauve Kees Van Dongen en 1947), mais il est très difficile de faire un surplomb général de la coexistence et peut-être aussi de la distance et de l’ignorance réciproque des versions illustrées et non illustrées des mêmes textes dans l’espace littéraire (les études sur les illustrations de Proust se concentrent souvent sur un seul objet, sans trop se pencher sur le contexte synchronique ou diachronique des images en question).
Dans le cas de Proust, faire l’histoire de ces «doubles» de l’œuvre – et de leur place dans les recherches proustiennes – n’est pas possible sans embrasser la totalité des aventures éditoriales de l’œuvre. Certes, les textes publiés de Proust ont vite fait l’objet de pareilles éditions de luxe, qui restent toutefois peu connues, tant à cause de la cherté de ces livres qu’en raison de la pléthore d’autres images qui se sont greffées ailleurs (par exemple dans les manuels scolaires) sur le texte de Proust. Cela dit, certaines illustrations se retrouvent aussi dans les publications pour le grand public, notamment dans les éditions de poche, et il y a de bonnes raisons (car ces documents sont faciles à trouver et peut-être même déjà connus des élèves) de partir de ces images-là plutôt que de ce qu’on trouve dans les éditions de luxe. En même temps, il importe de ne pas se laisser divertir par les «autres images» qui entourent l’œuvre de Proust: si tant de lecteurs se désintéressent de la question des illustrations, c’est aussi parce que le texte de Proust «hors livre», par exemple dans des catalogues d’exposition ou les coffee table books sur l’auteur et son monde, n’apparaît presque jamais sans images: portraits de l’auteur, photos de famille, tableaux évocateurs des personnages ou du milieu social peint par la Recherche, et ainsi de suite. Or, à l’époque – la nôtre – où la lecture du texte passe de plus en plus par le contact avec l’auteur et que dans le cas des auteurs décédés ce contact passe généralement par l’iconographie de l’auteur – sans appui visuel, il semble difficile aujourd’hui de canoniser ou de patrimonialiser une œuvre littéraire –, il ne faut pas s’étonner que de telles images prolifèrent et que leur seule abondance n’encourage guère à se lancer dans la quête des images plus «rares», comme celles qu’on trouve dans certaines éditions plutôt confidentielles.
Lire «Proust illustré» est ainsi tout sauf une évidence. Plutôt que de chercher à résoudre d’emblée ces premiers écueils, il vaudrait peut-être mieux «reculer pour mieux sauter», c’est-à-dire de prendre un minimum de distance par rapport au seul cas de Marcel Proust et de la Recherche, pour s’interroger sur les questions et les réponses plus générales qu’on peut dégager du caractère problématique de l’objet d’étude, à savoir ces illustrations dont personne ne conteste l’intérêt, sans pour autant trop connaître le corpus.
Questions générales et préparation du chantier
Face à ces difficultés (excitantes du point de vue de l’enseignant, et, plus encore, du concepteur de manuels ou d’autres moyens de documentation, le temps de préparation dont dispose l’enseignant étant fatalement limité !), il importe avant tout de faire un choix. Pour le dire très vite, et sans aborder ici la question épineuse mais autrement générale du copyright, trois grandes options au moins viennent tout de suite à l’esprit, qui du reste ne sont nullement exclusives. Les choix à faire ne seront donc jamais absolus, mais relatifs: c’est par goût mais aussi par manque de temps qu’on se tournera vers telle option plutôt que vers telle autre, tout en sachant qu’aucune analyse ne gagne jamais à rester totalement «pure» jusqu’à la fin.
La première approche, la plus classique sans doute, est celle des rapports concrets entre textes et images. Quand on part de l’image, réelle ou imaginaire, pour analyser sa conversion en objet textuel, la perspective choisie sera celle de l’ekphrasis, dont l’histoire, les thèmes, les figures et les exemples canoniques ont fait de très nombreuses analyses (l’ouvrage de référence reste ici Heffernan 1993). Le principe de l’illustration est à la fois symétrique et inverse: il concerne lui aussi le lien entre le lisible et le visible, mais le point de départ est ici le texte et le point d’arrivée, l’image. L’intérêt de l’œuvre de Proust est de combiner à bien des égards l’un et l’autre de ces mécanismes, ekphrasis et illustration, mais de manière non parallèle.
De son vivant, Proust ne s’est pas toujours opposé à l’illustration (rappelons les images de Madeleine Lemaire dans Les Plaisirs et les jours et quelques autres illustrations dans une revue de grand luxe ayant prépublié certains fragments de l’œuvre en cours), mais il n’est pas faux de penser qu’il s’est rapidement détourné du marché de l’édition restreinte et illustrée pour se tourner vers des types de publication très grand public et sans la moindre illustration. Les premiers volumes de la Recherche sont des exemples typiques de livres «pauvres» (Monnier 1931). Par contre, le rôle de l’ekphrasis y est capital et touche aussi bien à des modèles picturaux que musicaux. Dans la Recherche, le protagoniste a trois grands modèles artistiques (Vinteuil pour la musique, Elstir pour la peinture, Bergotte pour la littérature), qui ont toutefois en commun de s’éclipser devant le projet personnel du narrateur, qui découvre peu à peu sa propre vocation et sa propre manière de faire, c’est-à-dire d’écrire – d’où peut-être la frilosité grandissante de Proust face à l’image, qui «fige» la mobilité aussi bien que la densité et la profondeur temporelle de son travail sur la mémoire. Il importe de tenir compte de ce décalage entre illustration (refusée) et ekphrasis (assumé) au moment d’aborder les images qui accompagnent le texte de Proust et qui sont, à quelques exceptions près, toutes «posthumes». Il ne faut pas conclure de cet écart temporel que les artistes et plasticiens qui acceptent de se mesurer avec le texte de Proust , peuvent dès lors le faire de manière plus «libre»: les contraintes restent nombreuses, qui vont du poids de la tradition (on n’illustre pas Proust sans regarder du côté de ce qui s’est déjà fait, pour s’en distinguer ou pour s’en réclamer) aux exigences des commanditaires (les illustrations font toujours l’objet de commande et les éditeurs ont leur mot à dire dans le «look» des images). L’analyse de ces rapports de force est cependant une excellente introduction à une discussion sur la question plus générale de l’adaptation transmédiatique, continuation logique du travail en classe sur l’illustration.
La seconde approche est moins directement intermédiale, quand bien même il serait absurde de laisser tomber l’interaction entre visible et lisible. Elle analyse la manière dont les illustrations font partie d’un «espace élargi», en l’occurrence celui du livre. Il est utile de distinguer ici entre deux aspects, où les aspects littéraire et économiques se croisent sans arrêt.
D’un côté, le livre est un objet matériel et culturel, dont l’existence, de la première idée au dernier de tous ses usages produit une sphère culturelle à multiples actants: auteurs, éditeurs, illustrateurs, libraires, bibliothécaires, collectionneurs, lecteurs. Grâce aux travaux déjà cités de Darnton et de bien d’autres, dont en France surtout l’historien de la lecture Roger Chartier, nous savons du reste que ladite «chaîne» du livre, qui va en principe de l’auteur au lecteur, en passant par toute une série d’intermédiaires, n’est pas linéaire, mais qu’il y a force interactions créatrices entre nombre d’acteurs à plusieurs moments et à plusieurs endroits de cette chaîne.
De l’autre, le livre n’est pas un objet «homogène». Il existe beaucoup de types de livres et partant beaucoup de «chaînes» de livres, chacune d’elles avec sa propre logique interne. La pratique de l’illustration est directement affectée par ces différences: on n’illustre pas un livre de poche comme on illustre un livre pour bibliophiles, par exemple, tout comme on n’illustre pas de la même manière en France ou en Grande-Bretagne, ni en 1920 ou en 1970. Les illustrations de la Recherche sont un outil magnifique pour montrer ces dissemblances, qui obligent les élèves et étudiants (même si on vise ici un public scolaire, la réflexion méthodologique doit en effet se ménager la possibilité d’élaborer une stratégie en deux temps et à deux niveaux) à se faire sensibles à la rupture entre l’apparente stabilité du texte et la permanente métamorphose de présentation matérielle (même dans les cas, et ils sont très nombreux, où les livres se passent de toute illustration).
La troisième approche, qui prolonge les deux premières, est surtout diachronique. Il peut en effet être passionnant de d’analyser comment la présentation typographique du texte et le travail sur les éléments visuels, s’ils changent tous les deux sans arrêt, ne changent pas toujours au même rythme ni de la même façon. La multiplicité des versions proustiennes facilement accessibles en bibliothèque ou en librairie est un bel outil pour lancer une telle piste de réflexion. L’essentiel, ici, sera de comprendre la manière dont s’articulent les deux autres pistes, celle de l’intermédialité (rapports textes-images) et celle de la matérialité (le texte situé dans le cadre plus large de la chaîne du livre), mais toujours du point de vue synchronique aussi bien que diachronique. Plus spécifiquement, deux types de questions peuvent ici être posées. D’un côté: quels sont les mécanismes qu’on peut observer à quel moment et à quel endroit de la chaîne et quels sont les acteurs les plus directement concernés? De l’autre: quel est le rôle des illustrations? comment et surtout pourquoi est-ce qu’on les voit apparaitre ou disparaître?
Tout cela suppose évidemment que les élèves et étudiants ont réellement accès aux sources, ce qui est loin d’être une évidence en raison du caractère confidentiel de nombreuses publications. Quelques-unes des éditions illustrées, à haute valeur bibliophilique, n’existent même qu’à quelques exemplaires, s’il ne s’agit pas de créations plastiques totalement uniques, délicates à déplacer. De tels objets, si on peut utiliser ce terme un peu terre-à-terre, se trouvent souvent dans des collections privées, difficiles d’accès, alors que d’autres se trouvent dans des archives spécialisées où ils ne peuvent être consultés que sur place et sur rendez-vous. Pour les élèves, il peut être un bon exercice (par exemple en combinaison avec une visite de bibliothèque), en partant des aperçus existants (voir supra), de s’initier à l’heuristique littéraire, au sens très littéral du terme: Où et comment peut-on accéder aux documents originaux? Y a-t-il moyen de le faire en ligne? Quelle est la différence entre le contact avec les originaux et l’utilisation de sources en ligne? Y a-t-il aussi des créations purement numériques? Ou encore: Que faire pour combler les inévitables lacunes des répertoires existants? Quels que soient les obstacles qui surgissent au cours de pareils exercices, il est évident qu’ils aideront les élèves à se faire une idée plus nuancée et plus diversifiée des trois notions de texte, de livre et d’œuvre dont ils auront besoin pour passer ensuite à de nouvelles formes d’interprétation de Proust.
Idéalement, les trois grandes approches devraient pouvoir se combiner et se compléter. En pratique, on ne peut que le répéter, des choix s’imposent. Dans Illustrer Proust, je me suis par exemple concentré sur la troisième de ces pistes, n’étant ni un spécialiste de Proust, ni un spécialiste du livre (c’est peut-être ce qui m’a permis de me lancer dans ce projet, car parfois on est sauvé par sa propre naïveté). D’autres recherches se focalisent plutôt sur la lecture intermédiale, par exemple pour souligner l’apport créateur de certaines illustrations (c’est typiquement l’approche déjà citée de Eells et Dezon-James) ou montent en épingle les questions génétiques épineuses mais fascinantes de la transformation d’un manuscrit (finalement inachevé, c’est-à-dire moins bien relu et corrigé à la fin qu’au début et en ce sens fondamentalement inachevé) en livre (apparemment «fini», comme dans le cas du premier tome paru chez Grasset en 1913, mais immédiatement dénoncé comme «erroné» puisque bourré de coquilles, «incomplet» puisque rien d’autre que la porte d’entrée d’une somme dont l’auteur ne voyait pas encore les frontières, et «mal classé», puisqu’ayant paru chez un éditeur qui n’était pas celui qui allait vraiment faire rayonner l’œuvre de Proust).
Questions particulières et pistes de réflexion
Derrière ces premiers choix se dessine toute une série d’autres chantiers. Leurs enjeux et leur importance sont variables, mais tous reviennent sur la question fondamentale posée au début de ces pages: quel Proust, ou, si l’on préfère, que deviennent Proust et notre idée de Proust à la lumière du texte enrichi par l’illustration?
Cette question conduit au problème de l’«identité» du texte et de l’œuvre. L’intérêt pour les illustrations montre que l’œuvre d’un auteur ne coïncide pas avec le seul texte qu’il a produit. Si les «corps étrangers» qui l’entourent n’en font pas moins partie, on est en droit de s’interroger sur l’identité de l’instance derrière cette conception élargie de l’œuvre. En effet, les illustrations de Proust n’ont pas été «voulues» par Proust, et encore moins «pensées» par lui – à la différence de bien d’autres écrivains qui ont collaboré de leur vivant avec leurs illustrateurs et qui dans certains cas extrêmes comme celui de Raymond Roussel dans ses Nouvelles Impressions d’Afrique ont élaboré un dispositif très complexe pour l’intégration du texte, des images et de l’objet-livre (Busine 1995). Il en résulte que notre perception de l’œuvre, inéluctablement influencée par la présence d’éléments visuels (pas forcément sous la forme d’illustrations: la typographie peut être non moins déterminante), ne sera jamais «pure». L’énonciation d’un texte, du moment qu’il passe du manuscrit au livre, est par définition une énonciation plurielle, où interviennent nombre d’autres instances que le seul auteur. L’éditeur en est une, mais aussi le maquettiste ou l’illustrateur, entre autres (Souchier (2007). On peut toujours essayer de rendre à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu, mais en pratique il n’est pas toujours facile de faire la part entre la manière dont on reçoit le texte tel qu’en lui-même (à supposer que ce texte ne relève que d’un seul auteur, ce qui est loin d’être toujours le cas) et celle dont on reçoit le texte tel qu’il est présenté matériellement (et cette présentation, on le sait, est hautement variable; elle se fait aussi très souvent hors de tout contrôle de l’écrivain). Dit autrement: ce que montre l’histoire éditoriale d’une œuvre , en l’occurrence d’un auteur dont le texte supposé immuable a fait l’objet d’une série incessante d’illustrations de styles et de contenus très variables, c’est la difficulté de fixer la voix «authentique» d’un auteur. Cette voix est toujours, non pas impure, mais complexe, plus étagée que celle du texte pris en lui-même.
Pareille idée ne devrait pas surprendre: nous acceptons aujourd’hui que l’interprétation d’un texte sera différente si nous le découvrons en audiolivre ou à travers d’autres formes d’adaptation (inutile de revenir sur l’exemple de la bande dessinée de Stéphane Heuet, pourtant très respectueuse du texte même de Proust, voir Baetens 2020); de la même façon, la critique savante accepte sans le moindre état d’âme qu’il n’est pas possible de lire un texte sans prendre en considération les successives lectures qu’on a pu en faire (quitte, bien sûr, à tenter de dépasser ces lectures en revenant au texte, comme le font les diverses formes de lecture créatrice illustrées par Pierre Bayard (1996) ou Maxime Decout (2021)). L’exemple des éditions illustrées de Proust peut pointer dans la même direction et faire comprendre que le sens d’une œuvre ne dépend jamais du «vouloir dire» d’une instance auctoriale unique. Il est incontestable que Proust a eu un «projet» et une «intention» en écrivant la Recherche, mais l’interprétation de ces éléments, pour autant qu’on les juge pertinents, dépasse toujours l’éventuelle réponse à la question apparemment simple mais finalement sans réponse finale possible: qu’est-ce que l’auteur a voulu dire? Ce débat, qui est ancien, peut paraître dépassé aux yeux de certains, mais il réapparaît à intervalles réguliers dans l’histoire de la critique. De nos jours, où l’on assiste à un retour presque agressif du biographisme et de la primauté de l’homme ou de la femme par rapport à l’œuvre, les questions de sens se posent de nouveau très fortement en référence au vouloir-dire de l’écrivain, de sa «sincérité», de son «engagement», de son «authenticité», de sa capacité à représenter une «communauté», et ainsi de suite (voir Louichon 2015 sur les enjeux de la patrimonialisation).
D’autres questions sont non moins importantes, comme celle de la définition du «corpus» historique de la littérature. Est-il possible de se focaliser sur les seuls textes, ou faut-il inclure dans l’œuvre tous les éléments qui accompagnent la transformation d’un manuscrit en livre? De nos jours, il est généralement admis, dans le sillage des travaux de Genette (1987), qu’il n’est plus possible de séparer les données textuelles et paratextuelles, qui ne sont pas de simples ajouts mais qui font partie intégrante de l’œuvre même (or, nous savons que la majorité de ces unités paratextuelles échappent totalement au contrôle de l’auteur, y compris sur le plan juridique). De la même façon, on estime que les avant-textes, les métatextes, les intertextes et l’architexte, en suivant toujours la terminologie de Gérard Genette dans Palimpsestes. La Littérature au second degré (1982), font également partie de l’œuvre (il est toutefois intéressant de noter que le livre de Genette laisse de côté la dimension proprement visuelle de cette extension du livre: son travail sur le paratexte tend à mettre entre parenthèses les illustrations, par exemple).
Il faut maintenant faire un pas de plus et se demander dans quelle mesure il convient d’y ajouter aussi le domaine des adaptations (au cinéma, en bande dessinée, en audiolivre, en exposition, voire en parc de loisirs comme c’est aujourd’hui le cas d’Illiers-Combray). La question peut paraître exagérée, mais elle répond à une réalité de plus en plus visible: la littérature ne circule plus seulement sous forme de textes, mais aussi sous forme d’adaptations transmédiatiques, tantôt en complément par rapport à l’œuvre, tantôt en véritable substitut. Les lecteurs de Stéphane Heuet ne liront pas tous la Recherche, par exemple. Les spectateurs de l’adaptation cinématographique d’Un amour de Swann (Volker Schlöndorff, 1984, avec Jeremy Irons et Ornella Muti) ont fort bien pu en rester là dans leur expérience de l’univers de Proust – et il n’y a pas de raison pour leur en faire le reproche).
Le phénomène ne reste pas circonscrit à la production littéraire: il en va de même dans le domaine de la production cinématographique, où bien des films sont mieux connus à travers certaines extensions, imprimées ou numériques, qu’à travers les versions proprement cinématographiques (on connaît les affiches, les novellisations, les résumés de Wikipédia, et ainsi de suite, sans forcément avoir vu les films originaux, surtout pas dans leur totalité).
Bref, le cas en apparence singulier et relativement marginal des éditions illustrées de Proust aide non seulement à penser autrement la question de l’instance auctoriale (qui est responsable, à côté de l’auteur de l’œuvre, du texte mis en livre?) mais aussi la notion de texte et d’œuvre. D’une part leurs limites deviennent floues: quels sont les autres éléments qui se greffent sur le texte de départ? D’autre part le rapport entre œuvre originale et œuvre dérivée cesse également d’être clair: que penser d’une œuvre qu’on ne connaît que par l’intermédiaire de ses adaptations, par exemple, et comment la connaissance des variations transmédiatiques influe-t-elle sur le contact ultérieur avec l’œuvre d’origine? Questions très vastes qu’il est impossible de traiter ici en détail, mais qui soulignent une fois de plus à quel point la notion d’histoire littéraire échappe à la dichotomie élémentaire du moment de la publication initiale et de celui de la réception actuelle.
Une étude de cas: Pierre Faucheux vs Robert Massin et la Recherche dans «Le Livre de poche» vs Folio
Mais trêve de généralités. Il est temps de passer à un exemple concret, abordable pour les élèves en termes de quantité (un corpus modeste, facile d’accès) et de qualité (une intervention représentative et d’importance durable): les couvertures des sept volumes de la Recherche dans l’édition du «Livre de poche» conçue en 1965 par le maquettiste Pierre Faucheux. Ces volumes se trouvent encore facilement chez des bouquinistes, y compris en ligne, et au cas où il serait moins aisé de les réunir tous en classe, on a la certitude de pouvoir les consulter au moins sur internet (via une simple recherche «Google images»). Hautement appréciées par les collectionneurs et les amateurs de Proust, les sept couvertures de cette série, elle-même à la valeur commerciale négligeable, constituent une pièce stratégique dans l’histoire des éditions illustrées de Proust, où elle constitue un véritable tournant.
L’intérêt du travail de Faucheux se situe à deux niveaux. Le premier est externe et touche à la manière dont l’illustration de Proust révèle des mécanismes plus vastes de l’édition littéraire. Le second est interne et concerne la manière dont Faucheux a révolutionné non seulement l’illustration mais le design du livre en général. Pour étudier des divers aspects, il est conseillé d’avoir un minimum de connaissances de l’histoire de l’illustration dans l’édition française ainsi que de la place qu’y occupe le marché du livre de poche (format de publication opposé à ce qu’on appelle le «grand format», soit la première édition courante, à ne pas confondre avec l’éventuelle édition parallèle de luxe, et dont l’avènement n’a pas attendu le lancement du label «Le Livre de poche» en 1953). Sur tous ces points, l’information ne manque pas (on peut recommander par exemples certaines publications d’Olivier Bessard-Banquy, notamment 2012 et 2022) et les élèves peuvent lire avec grand profit quelques fragments des autobiographies richement illustrées des deux grands novateurs que sont Massin (1989) et Faucheux (1978).
Sans trop entrer dans les détails, on peut souligner la continuité éditoriale et culturelle entre, d’une part, les clubs de livre qui se créent à la sortie de la Deuxième Guerre mondiale et, d’autre part, les collections de poche, dont le succès décolle avec «Le Livre de poche» en 1953. L’ambition des clubs, soucieux de démocratisation culturelle, est avant tout politique: fonctionnant par abonnement ou souscription, ils se proposent d’offrir à bas prix de «vrais» livres (c’est-à-dire des textes faisant partie du patrimoine littéraire, et non plus les divers avatars de la littérature de genre ou littérature populaire). Mais elle est aussi esthétique. Contrairement à ce qu’on observe en Angleterre, par exemple, le livre français est en règle générale plutôt «laid» (ce qui ne veut pas dire «pauvre», au sens technique que lui donne Adrienne Monnier). Typographie, papier, reliure, impression… n’encouragent pas toujours à la lecture, et l’absence d’illustrations dans les éditions courantes et beaucoup d’éditions de poche (à l’époque uniquement des réimpressions bon marché et en petit format) n’est pas toujours faite pour arranger les choses (pour une approche critique de la situation actuelle du livre français, voir Bessard-Banquy, 2022). Les clubs de livre vont mettre en place une politique typographique audacieuse, qui s’efforce d’améliorer et de moderniser la présentation du livre tout en baissant le prix.
Pour y arriver, les jeunes maquettistes auront recours à deux grandes techniques. D’une part, le recours à l’image et, plus généralement, à des formes de typographie mettant en valeur les aspects visuels de la page. D’autre part, l’invention du «déroulement», c’est-à-dire de la transformation de la zone paratextuelle en séquence visuelle, ce qui a pour effet de modifier de fond en comble l’architecture du livre, qui tend vers le modèle cinématographique. Quelques années plus tard, les collections de poche, où l’on retrouve les grands maquettistes ayant révolutionné le design du livre français, vont prendre le relais des livres de club. C’est la fin des déroulements, mais non de l’importance accrue de l’image (en couverture, la couverture des grands formats restant «blanche» dans le secteur de l’édition générale, dans bien des cas jusqu’à aujourd’hui). Tout à coup, les images envahissent les couvertures (les livres des clubs, soigneusement cartonnés, étaient généralement restés sans illustration de couverture), et leur importance déborde le seul espace du livre. L’omniprésence des couvertures bariolées dans les vitrines et, autre nouveauté, les présentoirs et autres tourniquets de livres, joueront un rôle clé dans les polémiques autour du «Livre de poche» (Baetens 2017).
Pour ce qui est des illustrations, l’intervention de Faucheux est radicalement novatrice, puisqu’il remplace les images traditionnelles qu’il juge vieillottes (dessins, gravures, peintures) par des photographies, si possible de «documents», ce qui a le double avantage d’éluder le tabou qui pèse encore sur l’illustration (dans le cas de Proust, le stéréotype qui revient sans arrêt est qu’ «on n’illustre pas Proust», l’image ne pouvant qu’entrer en conflit avec la nature et le prestige d’une écriture qui a vite accédé au rang de chef-d’œuvre incontesté de la littérature moderne) et de servir d’alibi à une forme d’illustration qui n’a plus besoin de dire son nom (Faucheux lui-même se plaira à dire, sans la moindre ironie, que les photographies ne sont pas des… illustrations, mais des éléments qui contribuent à faire du livre un objet à trois dimensions dont le modèle est l’architecture). Invité par Le Livre de poche à reprendre la maquette de la série des classiques (et aussi des policiers, mais c’est une autre histoire), Faucheux ne dévie pas de son credo esthétique. Son travail sur les sept volumes de la Recherche est reste une démonstration inégalée (Fig. 1).
Figure 1: Première de couverture de Marcel Proust, Sodome et Gomorrhe, Paris, Le Livre de Poche, 1965.
Cette maquette obéit à quatre grands principes. D’abord, le refus de toute forme d’illustration conventionnelle et son remplacement par des documents photographiques (concrètement, un mélange de photos de famille et de reproduction en fac-similé des manuscrits). Puis, la variation des caractères typographiques de la couverture dont l’esprit s’aligne sur celui de l’image. Ensuite, l’occupation de la totalité de la couverture par une composition unique et homogène (la distinction traditionnelle entre première et quatrième de couverture se trouve dépassée). Enfin, l’élaboration de la série sous forme séquentielle (la suite des sept volumes ne décline pas simplement des variations sur la même idée, mais les photos suivent chronologiquement la vie et l’écriture de Proust). Sur tous ces points, l’influence des clubs de livre est évidente, en dépit des contraintes techniques et commerciales du Livre de poche, qui exige une standardisation aussi poussée que possible de toutes les publications.
La force de ce dispositif, dont l’originalité continue à inspirer de nombreux typographes jusqu’à ce jour, se manifeste également dans les réactions suscitées à l’intérieur du champ de l’édition de poche. Lorsque quelques années plus tard, après la rupture entre Hachette et Gallimard en 1971, l’éditeur de Proust décide de créer son propre système de diffusion et ses proches collections de poche, dont en premier lieu la fameuse collection «Folio», créée en 1972 par un autre pionnier de l’époque des clubs, Robert Massin. L’édition Folio (Fig. 2) prendra soin de se distinguer à tous les niveaux du modèle de Faucheux, comme on le voit clairement dans sa version de la Recherche, également en sept volumes: couverture à fond blanc, présence d’une image «artisanale» (non photographique, non documentaire), séparation des première et quatrième de couverture, uniformisation complète des caractères typographiques (ceux de la série, non ceux de chaque publication indépendante, comme chez Faucheux).
Figure 2: Première de couverture de Marcel Proust, Sodome et Gomorrhe, Paris, Folio, 1972.
Pour rapide que soit cette analyse, elle fait bien ressortir que les enjeux de l’illustration dépasse à la fois le travail du seul illustrateur et les rapports entre texte et image. Ce que font aussi bien Pierre Faucheux que Robert Massin est moins déterminé par quelque envie de trouver de nouvelles manières d’ajouter des images à l’écriture proustienne (Faucheux reprend des documents d’archive déjà fort connus, Massin se ressert des aquarelles ayant illustré une édition antérieure), que par le désir stratégique de monter en épingle une collection éditoriale (et il serait injuste de reprocher à l’édition d’être aussi une industrie, car elle l’est, et elle l’a toujours été). Les illustrations de Faucheux tendent à montrer que «Le Livre de poche» est capable d’innover, au moment où sa première ligne graphique était en train de s’essouffler, là où l’intervention de Massin cherche à imposer «Folio» comme la nouvelle référence en matière de poche. Il n’est évidemment pas question de généraliser cet exemple à tout prix, mais la lecture attentive de nombreux livres illustrés ne manquerait pas d’apporter de nouveaux arguments en faveur d’une telle hypothèse: l’étude de l’illustration qui se limite aux seuls rapports texte/image est toujours en danger de passer à côté d’aspects tout autres mais tout aussi importants du travail de l’illustrateur.
Conclusion
Lire Proust à l’aide des éditions illustrées de la Recherche, dont le diptyque Faucheux/Massin a présenté un exemple privilégié, n’a de sens que dans la mesure où l’on établit aussi des rapports avec les autres perspectives rapidement esquissées dans ces pages. La comparaison des illustrations et des fragments ekphrastiques, l’analyse de tout l’éventail de l’énonciation éditoriale, l’examen de la position historique des images insérées (tendent-elles à «actualiser» le texte et l’auteur, à les rendre «intemporels», ou au contraire à les ramener aux années de genèse, celles de la Belle Époque?), mais aussi la réflexion sur les manières dont se constitue l’objet de la lecture (pourquoi Proust dans telle édition plutôt que telle autre, par exemple?), ainsi que le retour sur les questions de l’auteur et de ses intentions, toutes ces pistes se prêtent sans trop de difficultés à une discussion en classe. Pareille discussion n’éloigne nullement du texte, elle le fait relire autrement. Elle aussi l’avantage non négligeable de son caractère générique: ce qui se fait autour de Proust, peut non moins se faire autour d’autres œuvres, voire autour de productions non littéraires comme le cinéma ou la bande dessinée.
Bibliographie
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Pour citer l'article
Jan Baetens, "Enseigner Proust illustré", Transpositio, n° 7 Le texte littéraire à l'épreuve de l'image, 2024https://www.transpositio.org/articles/view/enseigner-proust-illustre
Voir également :
Les images dans les livres de lecture et les anthologies scolaires (Suisse romande, 1870-1970)
Que pourraient nous apprendre les images dans les manuels de lecture et les anthologies sur l’enseignement de la littérature au primaire et au secondaire? Le cas de la Suisse romande, entre les années 1870 et les années 1970.
Les images dans les livres de lecture et les anthologies scolaires (Suisse romande, 1870-1970)
Introduction
Poser la focale sur l’image dans les manuels scolaires de langue maternelle1dans le cadre d’une enquête historico-didactique peut sembler au premier abord inattendu. Que pourrait nous apprendre l’analyse des images dans les livres de lecture et les anthologies scolaires, supports privilégiés pour l’enseignement de la littérature? Celles-ci ne participent-elles pas avant tout d’une stratégie éditoriale visant à garantir l’attractivité du manuel? Sans nier l’importance de cette dimension, nous postulons, à l’instar de Perret (2018) pour la France, que les images dans les manuels constituent des indicateurs clés de l’histoire des disciplines scolaires. Louichon (2018) a montré notamment comment l’analyse des images associées aux textes littéraires permet de mettre en lumière des représentations de la littérature scolarisée contrastées selon les niveaux d’enseignement et qui évoluent en fonction des périodes. Qu’en est-il donc en Suisse romande?
Cette étude se donne pour but d’historiciser les relations entre l’image et le texte, en particulier littéraire, dans les manuels de lecture du primaire et les anthologies du secondaire inférieur de Suisse romande, et ce entre les années 1870, marquées par une première tentative d’harmonisation intercantonale, et les années 1970, qui voient l’adoption de manuels communs à tous les cantons romands dans le cadre d’un nouveau paradigme disciplinaire (Schneuwly et al. 2016). Comme le relèvent Ferran et al. (2017), la notion d’image est complexe. En posant la focale sur «l’image» dans les manuels scolaires, nous définissons provisoirement l’image comme toute représentation visuelle qui n’est pas du texte.
Nos questions de recherche sont donc les suivantes:
- Quels manuels de lecture comprennent des images? Quelle est, dans ces manuels, la proportion d’images par rapport aux textes? Quelle est la nature de ces images, sont-elles conçues ou non pour les manuels et qui en sont les auteurs?
- Quel est le statut de ces images par rapport aux textes? Y a-t-il des propositions didactiques et des activités proposées dans les manuels sur ces images, seules ou en lien avec certains textes?
- Enfin, quelles sont les fonctions assignées à ces images? Viennent-elles simplement illustrer le manuel pour le rendre plus attrayant? Sont-elles au service de la compréhension, voire de l’interprétation du texte? Ou encore tiennent-elles lieu de texte destiné à être lu et interprété?
Précisions méthodologiques
Pour traiter cette problématique, cette étude, qui s'inscrit dans le cadre du projet intitulé «Histoire de l’enseignement de la littérature en “Français” et en “Italien” (Suisse romande et Tessin, mi-XIXe-XXe siècles)» (requête FNS n°100019_197600/1), adopte une approche comparative de type historico-didactique qui s’inspire de la démarche développée par Bishop (2017).
Ainsi, les manuels2 constituent le terrain de recherche principal (Denizot 2016) de cette étude (cf. tableaux 1 et 2 en annexe). Ils constituent des objets aux multiples facettes qui conjuguent des enjeux éditoriaux, économiques, culturels et scolaires (Choppin 2008). Notre corpus est constitué de 46 ouvrages pour les degrés intermédiaire (élèves de 9 à 11 ans) et supérieur (élèves de 12 à 15 ans) du primaire et le degré inférieur du secondaire3 (élèves de 12 à 15 ans) prescrits officiellement par les autorités scolaires des cantons romands. Celui-ci est mis en regard, d’une part, des plans d’études et des programmes édités par les cantons4, d'autre part des articles tirés des revues professionnelles5 qui portent sur la question de la place et de la fonction des images dans les pratiques pédagogiques et dans l'enseignement de la langue maternelle.
Cette étude recourt ensuite, par le croisement de sources, à un jeu d’échelles qui permet les comparaisons. En Suisse, comme nous l’avons dit plus haut, le système scolaire relève au niveau politique principalement de la compétence des cantons. Ainsi, pour notre période, les plans d’études et programmes sont cantonaux. Les manuels scolaires se situent dans un espace intermédiaire: certains sont adoptés par un seul canton, d’autres par plusieurs cantons. Enfin, les revues pédagogiques dépassent largement les frontières cantonales, se faisant l’écho de débats et controverses qui se situent au niveau d’une région linguistique, voire au niveau suisse.
Par ailleurs, cette étude pose la focale plus particulièrement sur quatre cantons contrastés du point de vue de la question de la laïcité à l’école et de la religion6: Genève (protestant et laïque), Vaud (protestant et non laïque mais confessionnellement neutre), les parties francophones de Berne (catholique et protestant, non laïque) et de Fribourg (catholique et non laïque). Ces quelques constats nous permettent d'ores et déjà de supposer que les textes et les images dans les manuels diffèrent d'un canton à l'autre selon la place de la religion et de l'Église dans la gestion de l'Instruction publique et dans les enseignements. Alors que Fribourg se constitue en République chrétienne avec un pouvoir conservateur renforcé qui va au-delà de l’entre-deux-guerres (Praz 2005: 52), il est à supposer que le rôle conféré à l’image dans la tradition catholique – entre autres instruire, émouvoir et marquer l’esprit – (Saint-Martin 2010: 303) puisse se retrouver dans les livres de lecture. À l’inverse, le processus de sécularisation qui touche par exemple la société vaudoise a pu amener les auteurs et éditeurs à faire d'autres choix iconographiques pour leurs manuels.
Enfin, l’analyse de ces données prend appui sur des concepts qui se situent à l’articulation entre les champs de l’histoire de l’éducation et de la didactique de la littérature. Il s’agit notamment de celui de littérature scolarisée. Utilisé au départ par les historiens de l’éducation (Hébrard 1988), le concept de scolarisation désigne, comme le rappelle Denizot (2021), les processus complexes qui sous-tendent la fabrication des objets scolaires en tant que partie de la culture scolaire. Cette dernière est ici envisagée comme une culture qui prend ses racines et s’élabore dans le milieu scolaire, présentant ainsi une spécificité propre par rapport à la culture de la société globale (Chervel, 1992). Il a été montré qu’en Suisse romande - comme en France - la constitution des corpus littéraires s’opère dans la discipline Français entre la fin du XIXe siècle et les années 1970, essentiellement au sein des manuels scolaires par le biais d’extraits (Monnier 2021). Les manuels participent donc pour la période qui nous occupe à la fabrication de la littérature scolarisée, c’est-à-dire de la littérature comme objet scolaire.
Le texte s'organise enfin sur la base d’une périodisation en trois temps, inspirée de travaux antérieurs (Schneuwly et al. 2016). Nous nous centrons d'abord sur la période qui va des années 1870 aux années 1910. Celle-ci se caractérise par la constitution du Français en discipline scolaire et par le développement de l'enseignement intuitif et de la leçon de choses. Nous nous intéressons ensuite à la période allant des années 1910 aux années 1940, au cours de laquelle, sous l’influence de l’Éducation nouvelle7, les images se diffusent largement au sein des manuels scolaires. Nous terminons avec une focale sur les années 1940-1970 qui se caractérisent par une absence d’évolution et une prégnance moins forte de l’Éducation nouvelle, non sans impact sur la nature, la place et la fonction des images.
Première période (1870-1910). Les images au service du développement des connaissances
Même si dès le début du XIXe siècle des ouvrages scolaires dédiés à l’apprentissage de la lecture courante sont édités au sein des cantons romands, force est de constater que ce n’est qu’à partir des années 1870 que certains moyens d’enseignement sont officialisés, voire généralisés. Cette période est ainsi marquée par une première tentative d’harmonisation des moyens d’enseignement et par l’adoption d’ouvrages de lecture communs qui se concrétisent par la constitution d’une commission romande et par la parution en 1871 de deux livres de lecture adoptés par les cantons de Berne, Vaud et Genève et dédiés aux écoles primaires (Tinembart 2015): le premier, comportant 166 pages, est destiné au degré intermédiaire (Renz 1871) alors que le second, produit à l’échelle romande, comportant 420 pages, est édité pour le degré supérieur (Dussaud & Gavard 1871). Ces deux ouvrages de lecture comprennent près de deux tiers de textes à caractère encyclopédique. Les autres écrits se répartissent entre des récits et des anecdotes diverses, des lettres, ainsi que des poésies narratives ou lyriques. En revanche, les images sont peu présentes. Seules 24 gravures en taille-douce représentant toutes des animaux ont été relevées dans les parties non littéraires du Renz (1871). Il est également intéressant de constater que ces images sont parfois orientées dans un autre sens que le texte par gain de place et qu’elles sont dissociées de l'extrait auquel elles pourraient se rapporter. Nous pouvons en déduire que la fonction de l’image, tout comme celle du texte, est alors de transmettre des connaissances sans pour autant que les deux soient en relation directe. A titre d’exemple, une image d’éléphant est insérée à côté d’une image de dromadaire dans un extrait de texte de Lenz (sans prénom), adapté par Renz, dédié aux animaux domestiques de nos contrées, et qui ne contient de fait qu’une seule phrase sur les charges que peut porter le pachyderme.
Figure 1: Éléphant d’Asie, 1/48 (Renz 1871: 15)
En revanche, dans le Dussaud et Gavard (1871), le texte dédié à l’éléphant, écrit par le zoologiste Henri Milne Edwards (1800-1885), n’est pas illustré et revêt un caractère plus scientifique, parce qu'il s'adresse aux élèves des degrés supérieurs du primaire et est utilisé dans les premiers degrés des écoles secondaires. Il est intéressant de constater que, dans l’adaptation fribourgeoise de ce même ouvrage en 1881 (Dussaud & Gavard 1881), le texte de Lenz figurant dans le Renz (1871) est alors repris et qu’une autre image d’éléphant y est insérée8.
Entre 1880 et 1900, la génération suivante d’ouvrages officiels de lecture dans les cantons romands conservent leur caractère encyclopédique, mais associent plus étroitement illustrations et textes encyclopédiques. Les images jouent alors un rôle propédeutique quant à la découverte et à la formation au savoir. Cela s’explique notamment par le fait que les plans d’études (à l’instar du Plan d’études pour les écoles primaires du Canton de Vaud du 29 février 1868: 16, qui prescrit «une collection de tableaux pour servir aux leçons d’intuition, une collection de tableaux de lecture et un manuel de lecture») préconisent l’usage de la méthode intuitive dès la fin des années 1860.
Les principes de l’enseignement intuitif9 s’articulent avec la leçon de choses qui apparait dans les programmes romands à partir des années 1870. Selon Kahn, la leçon de choses «se fonde sur la préconisation du recours à l’intuition et n’est pas spécialement associée à un enseignement disciplinaire déterminé, l’enseignement scientifique» (2002: 2).
Aussi, les ouvrages de lecture, en particulier ceux du degré moyen ou intermédiaire, encore majoritairement à caractère encyclopédique en Romandie entre 1880 et 1900, intensifient la présence d’images en lien avec les textes pour permettre aux enseignants d’appliquer la méthode intuitive ou de concevoir des leçons de choses. Certains auteurs renforcent le nombre d’images de sciences naturelles comme dans le Trésor de l’écolier (1885) du canton de Berne. D’autres, comme Le livre de lecture pour les écoles primaires de Fribourg, Degré supérieur (1899), n’illustrent que la partie historique.
Dans les cantons catholiques, à l’instar du canton de Fribourg, certains manuels comme le Livre de lecture pour les écoles primaires du canton de Fribourg, Degré moyen (1889) sont en revanche illustrés dans toutes les parties. Cependant, les deux ouvrages de lecture fribourgeois de 1889 et de 1899 comportent une première partie consacrée aux textes moraux et religieux qui n’existent plus dans les livres des cantons protestants. Au degré moyen (1889), nous trouvons des textes tels que «Dieu notre créateur»; ce premier extrait est illustré par un Dieu ténébreux montrant sa colère depuis les cieux. En revanche, l’ouvrage destiné au degré supérieur (1899) ne contient pas d’image religieuse. La différence majeure entre les ouvrages des cantons protestants et catholiques réside donc dans le fait que les premiers n’incluent pas de textes relatifs à la religion et pas d’images chrétiennes, puisque des ouvrages d’histoire biblique sont édités en parallèle. Les cantons catholiques conservent des textes dits à caractère religieux dans les ouvrages de lecture courante.
Au début du XXe siècle, nous observons une mue dans les ouvrages de lecture. Des auteurs comme Dupraz et Bonjour (1899) expurgent de leurs nouvelles publications les textes à caractère encyclopédique parce qu’ils déclarent «tenir compte aussi de la prochaine publication de manuels spéciaux (histoire, sciences naturelles)» (Dupraz & Bonjour 1903: préface). Dès lors et pour répondre également aux prescriptions cantonales, leurs manuels ne comportent que des textes d’auteurs reconnus non illustrés. Si la littérature a d’ores et déjà fait son apparition dans une moindre mesure dans les ouvrages de Renz (1871) et Dussaud et Gavard (1871), il n’en demeure pas moins que les Dupraz et Bonjour (1899/1903) marquent un véritable tournant. Les deux Vaudois affirment que «les livres de lecture s'étaient peu à peu transformés en petites encyclopédies ou abrégés scientifiques d’un attrait et d’une utilité problématique pour l’élève» (Dupraz & Bonjour 1899: III). Ils puisent alors «largement dans la littérature contemporaine» (1899: IV) en proposant des extraits variés organisés en thématiques et non imagés.
Dans les filières secondaires des cantons protestants, les ouvrages à caractère encyclopédique et imagés de Renz (1871) et Dussaud et Gavard (1871) sont également utilisés avec les plus jeunes élèves de la filière secondaire. En revanche, pour les élèves plus âgés, ce sont les trois tomes de la Chrestomathie française de Vinet (revue et augmentée par Eugène Rambert) qui sont utilisés. Ces volumes, qui comprennent exclusivement des textes littéraires, n’ont aucune image. Ces Chrestomaties, dès leur parution, obtiennent un large écho qui les pérennise dans leur forme pendant près d’un siècle et marquent durablement l’enseignement du français. Cela met en lumière le phénomène suivant: la lecture et l’étude des textes n’a pas la même fonction dans les deux filières. Au primaire, les livres de lecture sont un vecteur d’acquisition de connaissances; au secondaire, les chrestomathies et les anthologies visent à développer la culture littéraire et langagière de l’élève dans un enseignement encore marqué par les principes rhétoriques.
Au cours de cette première période, l’image est donc présente dans les parties encyclopédiques des livres de lecture du primaire, mais déconnectée du texte.
Deuxième période (1910-1940). Les images comme portes d’accès à la lecture des textes littéraires
Cette deuxième période se caractérise par un contraste fort entre les anthologies et chrestomathies prescrites pour les filières du secondaire qui, à l’instar de la première période, ne comportent généralement aucune image, et les manuels de lecture du primaire où les images vont se multiplier, aussi bien dans le degré moyen que dans le degré supérieur10.
Or, contrairement à la période précédente, où les images étaient présentes dans les parties scientifiques des manuels, on assiste à partir des années 1910 à une augmentation du nombre d’images désormais étroitement associées aux textes littéraires, centraux dans les manuels de lecture du primaire (Muller 2007).
Ce phénomène se retrouve dans les manuels de tous les cantons. Sous l’influence de l’Éducation nouvelle, comme le montre Renonciat à propos des albums du Père Castor publiés en France dans l’entre-deux guerres, l’image va en effet être envisagée comme une porte d’accès privilégiée «aux acquisitions – sensorielles, motrices, psychologiques et intellectuelles – nécessaires à l’exercice d’une «lecture "intelligente", qui ne se réduit pas à un simple mécanisme de déchiffrement» (2009: 68).
L’inspecteur scolaire Louis Henchoz publie un article dans l’Éducateur en 1930 sur la question de l’illustration dans les manuels scolaires. Il rappelle que c’est chez Hachette que les premiers manuels avec gravures paraissent dans les années 1850, non sans remous: on parle alors à Paris de «profanation de la littérature» et «d’atteinte à la gravité de l’enseignement» (1930: 279). Il défend alors l'idée suivante:
Il faudra trouver de bons artistes pour les originaux. [...] bannissons résolument toute excentricité, toute présentation grotesque ou banale. Allons à ceux qui cherchent de fixer avec sincérité ce qui [...] ‘caractérise avec la plus absolue vérité les personnalités et les faits’. Tous nos manuels doivent avoir un cachet artistique qui emporte l’approbation générale immédiate. (1930: 280)
Si les images se généralisent dans l’ensemble des disciplines scolaires, Henchoz précise la place et le rôle que celles-ci devraient occuper dans les manuels pour l’enseignement de la langue maternelle:
Dans les manuels de lecture qui viendront successivement, les gravures seront toujours en rapport avec le texte. On veillera à ne rien admettre qui soit pure fantaisie. Pour les dernières années, les reproductions d’œuvres d’art, peinture, sculpture, architecture, d’une portée éducative incontestable, pourront être intercalées comme hors-texte, en nombre restreint toutefois. (1930: 281)
Les images, avec les textes avec lesquels elles forment un tout, constituent pour l’inspecteur des moyens par excellence pour le développement intellectuel et artistique des élèves; et ce dernier de conclure: «elles auront préparé le terrain pour l’observation visuelle, pour l’analyse». (Henchoz 1930: 281)
Dès 1910, les manuels sont en effet illustrés par des dessins d’un artiste suisse reconnu, le plus souvent nommé explicitement.
Figure 2: Première de couverture du Livre de lecture à l’usage des écoles primaires (Marti 1916)
Dans la première version du manuel genevois de Marti (réédité en 1936 sous le titre Heures claires), on compte ainsi 60 dessins d’Edouard Elzingre11pour 231 extraits «puisés chez les grands écrivains […] et dans ceux de leurs livres qui traitent de psychologie enfantine, ou qu’ils ont spécialement écrits pour la jeunesse» (Marti 1916: 4). Ces illustrations visent à faciliter l’accès des élèves à la «lecture expliquée»12 des morceaux; elles «ajoute[nt] un attrait de documentation pittoresque et peu[ven]t donner matière à d’intéressants exercices d’élocution» (1916: 4).
A partir des années 1930, la photographie fait son apparition dans les manuels scolaires. C'est le cas dans Lectures (Bonjour & Jeanrenaud 1931), destiné aux degrés supérieurs du primaire. C'est le cas également dans J’aime lire (1929), élaboré par une commission présidée d’abord par Albert Malche, puis par Albert Atzenwiler très largement influencé par l’Éducation nouvelle. Se voulant résolument moderne et novatrice, cette commission s‘inscrit contre ceux qui reprochent à la photographie une mauvaise définition de l’image rendant sa lisibilité insuffisante auprès des enfants (Renonciat 2009). 60 dessins, photographies, schémas cartographiques ou encore des reproductions de tableaux viennent ainsi illustrer les 140 morceaux d'écrivains reconnus – Charles Ferdinand Ramuz, Blaise Cendrars, Jules Renard ou Jean de La Fontaine – «qui leur [aux élèves] plaisent, et par la beauté de la forme et par l’attrait du récit» (Préface, p. 8). Cette diversification de l’image et le nouveau statut qu’elle prend par rapport au texte est en lien avec les avancées graphiques et techniques de l’époque.
Corollairement, si l'image, à l‘instar des définitions de certains mots de vocabulaire placés en note de bas de page, vise avant tout à faciliter la compréhension du texte et à enrichir la culture de l’élève, dans certains extraits, elle tend à perdre son statut de subordonnée. Par exemple, le tableau intitulé Pasteur dans son laboratoire d’Albert Edelfelt est explicitement cité dans l’extrait de Louis Pasteur par E. de Villeroy qui en propose une brève description: «un tableau connu le représente dans son laboratoire, regardant le contenu d’une éprouvette à la lumière du jour: toute la vie du savant est là» (J’aime lire 1929: 138).
Figure 3: «Pasteur dans son laboratoire», Tableau de Edelfelt (cliché Hachette) (J’aime lire 1929: 139)13
A contrario, dans les manuels en vigueur dans les cantons non laïques, l’image, par la dimension émotionnelle qu’elle véhicule, a avant tout pour fonction de renforcer le sentiment patriotique et religieux des élèves. Cela est le cas aussi bien dans les manuels bernois que dans les manuels fribourgeois. Ainsi, dans Mes Lectures (1934), destiné aux élèves fribourgeois du primaire supérieur, les textes d’auteurs et d’autrices avant tout contemporains, ainsi que les dessins du peintre moderne fribourgeois Gaston Thévoz et du dessinateur bernois M. R. Sager, ont été sélectionnés sur les critères suivants:
a) qu’ils ne blessent en rien la foi et la morale chrétienne; b) qu’ils ne soient ni trop difficiles ni trop imagés; c) qu’ils soient irréprochables en ce qui concerne la correction de la langue, sa pureté, et même la ponctuation; d) enfin, que l’illustration ne soit pas un mystère à éclaircir. (Protocoles de la Commission permanente des études, Archives de l’État de Fribourg, DIP III 14)
Ainsi, les images sélectionnées par la Commission ne doivent pas être un obstacle à la compréhension du texte qui constitue un modèle pour l’apprentissage de la langue.
Figure 4: Extrait de «Deux petits hommes et leur mère» d’Henriette Charasson (Mes Lectures 1934: 20)
Enfin, alors que l’image est désormais, contrairement à la période précédente, largement présente dans les manuels de lecture destinés au primaire supérieur, elle continue à être absente dans les anthologies et les chrestomathies destinées aux élèves des filières secondaires. Une seule exception est celle de l'anthologie belge de Procès (1927), Modèles français, extraits des meilleurs écrivains, utilisée au collège à Fribourg. Les textes y sont regroupés par auteurs classés de façon chronologique, et chaque rubrique s’ouvre sur un portrait de l’écrivain, comme ici.
Figure 5: Portrait de La Fontaine (Procès 1927: 7)
Ces images figuratives (Perret 2019: 101) viennent ainsi renforcer la finalité du manuel qui constitue une initiation à l'histoire de la littérature centrée sur l’admiration de l’auteur, dans la continuité de l’enseignement rhétorique qui perdure dans les pratiques sous forme de couches sédimentées. On est donc ici dans une conception de la littérature scolarisée très différente de celle en vigueur au primaire à cette période.
Troisième période (1940-1970). L’image dans les manuels: lieu de résistance au monde audio-visuel qui concurrence la lecture de textes littéraires?
Les années d’après-guerre voient une généralisation de certaines techniques d’impression, rendant possible un recours plus systématique à la couleur, à des mises en page qui ne se contentent pas de juxtaposer le texte et l’image à la reproduction de photographies, le tout à bas coûts (Perret 2019: 98). Ce développement technique s’inscrit dans une expansion économique et industrielle plus large en Suisse, et s’accompagne de l’entrée dans les foyers et dans les classes de nouveaux moyens audiovisuels, avec la radio et la presse magazine qui s’affirment d’abord, avant que la télévision ne s’impose à la fin des années 1960 (Clavien 2017). Les milieux de l’édition connaissent néanmoins un léger décalage. Marqués dans un premier temps par la Défense spirituelle14 qui a prévalu durant la Deuxième Guerre mondiale et qui les ont amenés à publier des textes conformes aux valeurs du mouvement, ils trouvent une nouvelle dynamique à la fin des années 1950 avec la littérature de jeunesse et la publication de nouveaux écrivains issus de la scène romande (Corsini & Vallotton 2011). Dès lors, nous pouvons nous demander si, depuis la Deuxième Guerre mondiale, certaines prémices à cette place donnée à l’image par rapport au texte peuvent être observées dans les manuels scolaires en langue maternelle, alors que les composantes de la discipline tendent à rester stables durant cette période (Vollenweider en cours).
La présence exponentielle de l’imagerie visuelle n’est pas ignorée par les pédagogues. Dans l’Annuaire, Samuel Roller, co-directeur des études pédagogiques à Genève, observe que «le monde se voit envahi par l’image» (1957: 84) et relève la nécessité de former aux images à l’école:
Dès lors, on voit pour [l’école] apparaître une tâche nouvelle: aider l’enfant à faire son chemin dans ce monde d’images qui le sollicitent; autrement dit le mettre en état, après avoir éprouvé toutes choses, de «retenir ce qui est bon». Il résulte de cela que les instituteurs ne peuvent pas écarter l’image de leur enseignement. (1957: 84)
Mais cette apparente ouverture aux images s’accompagne d’une inquiétude: va-t-elle détrôner le «texte imprimé», s'interroge Roller? Pour ce dernier, l’image est un instrument de culture qu’il s’agit d’accueillir et de rendre intelligible.
La relative ouverture de Roller n’est toutefois pas partagée dans tous les milieux pédagogiques, comme en témoignent les directives officielles dans le canton de Fribourg. L’image est strictement encadrée dans le programme général de Fribourg en 1967. Les recommandations de ce programme n’accordent pas le même statut à l’image qu’au texte et à la lecture. L’image y est sujette à une certaine méfiance et sert à réaffirmer la valeur du texte écrit:
[…] l’image visuelle est naturellement plus attirante qu’une page de lettres à déchiffrer. L’apprentissage de la lecture se heurte de ce fait à une sérieuse concurrence. Les illustrations des manuels y remédient quelque peu. […] Il n’y a pas de vraie culture par l’image seule. L’école se doit donc, même aujourd’hui, 1° de défendre la «civilisation du livre»; 2° de ne pas bouder les moyens audio-visuels, mais de se servir de leur stimulant pour orienter l’élève vers un approfondissement de leur rapport par la lecture et la réflexion personnelle. (1967: 1.2)
Cette instrumentalisation de l’image contre elle-même souligne que les images sélectionnées pour accompagner les morceaux dans les manuels de lecture fribourgeois ont pour principale fonction d’amener au texte et de savoir ensuite s’effacer pour laisser la place seulement à la lecture de textes. Elles ne doivent pas les concurrencer.
Ce statut donné à l’image s’observe notamment dans les manuels de lecture fribourgeois du primaire moyen (1955) et supérieur (1954) qui sont prescrits jusqu’à la fin des années 1960. Les améliorations techniques récentes n’ont pas amené de grands bouleversements dans la mise en page. Si la couleur y fait son entrée, elle est utilisée avec parcimonie. Textes et dessins – il n’y a presque jamais de reproductions de gravures ou de photographies15 – s’enchaînent généralement, et la mise en page ne les juxtapose ou les superpose16 rarement. La présence des images se renforce toutefois.
Elle se renforce également dans les manuels genevois et vaudois; son utilisation ne semblant pas faire l’objet d’autant de réserve qu’à Fribourg. Les manuels vaudois et bernois présentent quelques particularités au regard du reste du corpus. L’ouvrage vaudois pour le degré moyen (Foretay 1944) adopte une mise en page particulièrement variée, du point de vue de la disposition de l’image sur la page comme de l’habillage du texte (cf. figure 6).
Figure 6: Illustration du texte «Maman» (Foretay 1944: 9)
Quant à l’ouvrage vaudois pour le degré supérieur (Foretay & Jeanrenaud 1946) et le manuel bernois pour le degré moyen (Jeanprêtre et al. 1961), ils contiennent presque exclusivement des photographies. Enfin, seuls des tableaux des XIXe et XXe siècles sont reproduits dans le manuel bernois pour le degré supérieur (Devain et al. 1964), non à des fins d’illustration des textes, mais pour amener une culture artistique et parce que «ces œuvres correspondent certainement à la sensibilité de l’enfant aujourd’hui.» (p. 5)
A l’instar des périodes précédentes, la majorité des images sont réalistes et renvoient au quotidien. Par exemple, dans le manuel fribourgeois Lecture et poésie (1955), les images n’illustrent pas des situations ou des objets décrits dans les textes qui pourraient être inconnus des élèves, mais au contraire les accompagnent vers une réalité qu’ils connaissent: des animaux, le foyer, le travail aux champs, des vues de la ville de Fribourg. Cette fonction de représentation est plus prégnante au degré moyen où les manuels contiennent plus d’images qu’au degré supérieur, et ce dans tous les cantons.
Figure 7: Illustration de la fable «Le rat des villes et le rat des champs» de La Fontaine (Lecture et poésie 1955: 60)
Quelques exceptions peuvent être relevées lorsque les images qui illustrent des textes de fiction ouvrent sur l’imaginaire. Comme on le voit dans la figure 7 extraite du manuel fribourgeois pour le degré moyen, la fable «Le rat des villes et le rat des champs» de La Fontaine (1955: 60-61) est illustrée par deux rats, dont l’un est assis à une table et habillé d’un haut-de-forme et d’un gilet, alors que l’autre, à quatre pattes et de couleur noire, n’a aucun attribut civilisé. Le contraste entre les deux animaux sert à saisir la comparaison qui fait l’objet de la fable. Ce contraste demande aussi une capacité d’interprétation qui n’est soutenue par aucune consigne ou légende.
Nonobstant ces dessins particuliers et les tableaux reproduits dans le manuel bernois de 1964, la majorité des images réalistes ont une fonction référentielle qui participe à canaliser l’imagination (Perret 2019: 104) vers la réalité connue des élèves. Roller souligne effectivement qu’elle tient le rôle de medium entre l’élève et la réalité:
L’image met l’enfant en présence du réel et il importe que cette rencontre soit telle que ce même enfant réagisse «comme si» la réalité concrète s’offrait véritablement à son regard. Si dès lors l’image atteint à ce pouvoir évocateur, c’est qu’elle est devenue document, c’est-à-dire qu’elle est au sens étymologique du terme, instrument d’enseignement (documentum, qui sert à instruire). (Roller 1957: 83)
A Fribourg, en continuité avec les périodes précédentes, les images servent également à garantir la présence du religieux, alors que les textes dans certaines sections des manuels ne traitent pas de la foi. Dans les parties «Notre pays», «La vie à la campagne» ou «Jeux et travaux» du manuel du primaire moyen (1955), figure à chaque fois au moins une représentation d’un établissement religieux. Ainsi, le morceau instructif «Qui construit nos demeures?» et le morceau moral «Demain ou jamais!» sont accompagnés par le dessin de la cathédrale St-Nicolas de Fribourg (p. 165) alors qu’aucun des deux ne l’évoque ou n’a pour thème la chrétienté.
Figure 8: Image accompagnant «Le jongleur de Notre Dame», récit d’un auteur inconnu (Mes lectures 1954: 59)
Sans compter ces représentations réalistes d’établissements religieux, le manuel compte 22 images qui renvoient au catéchisme, à la vie des saints ou à des scènes de la vie chrétienne. Cette fonction religieuse de l’image n’a pas été relevée dans les autres cantons.
Au secondaire, la présence prégnante de l’image dans la société ne paraît pas non plus avoir eu d’impact sur la place donnée à l’image. En effet, les manuels conservent les habitudes éditoriales de la période précédente et cela est assumé explicitement:
Soucieux de fournir avant tout de beaux textes, nous avons renoncé à toute illustration comme à tout commentaire, et réduit les notes à la simple référence aux sources. La plus belle des images ne trahit-elle pas celle que le texte se réserve d’éveiller? Quel commentaire ne pâlit auprès du texte et ne l’encombre? (Pidoux et al. 1945: 5)
La collection de manuels de Kohler fait exception. Elle compte de nombreuses reproductions d’enluminures, de gravures, de miniatures et de portraits d’auteurs. Les images d’origine, contemporaines à l’époque étudiée dans le manuel, contribuent donc à contextualiser les textes littéraires. Leur rôle n’est pas d’illustrer des récits, mais de compléter la culture artistique des élèves relativement aux différentes périodes littéraires. Elles sont par ailleurs légendées, dans le but de permettre aux lecteurs de les situer dans le contexte historique. Ces images s’inscrivent pleinement dans le projet du manuel, qui sert de support pour un enseignement de l’histoire littéraire.
Figure 9: Page extraite du manuel de Kohler (1947: 161)
Ainsi, cette période se situe dans une certaine continuité avec la période précédente, et ce malgré les avancées éditoriales et médiatiques.
Conclusion
Ce parcours historique montre qu’entre les années 1870 et les années 1970, les images se développent largement dans les manuels du primaire, alors qu’elles restent, sauf exception, absentes des anthologies utilisées dans le secondaire, ce dernier restant méfiant à leur égard. Cette méfiance est liée au souci de permettre aux élèves de la filière secondaire d’avoir un accès direct au texte littéraire, sans médiation. On peut s’étonner que l’implosion de l’image dans la société des Trente Glorieuses n’entraîne pas de changements profonds dans l’utilisation des images au secondaire. Pour nous, cette stabilité est à mettre en lien avec un enseignement de la littérature qui, destiné à une élite, reste fondé sur l’histoire littéraire.
Au primaire, une évolution quant à la nature, au statut et à la fonction des images peut être mise en lumière. Entre les années 1870 et les années 1910, les images – essentiellement des gravures qui ne sont pas au départ conçues pour les manuels scolaires – ont une fonction de représentation (en fixant une définition visuelle du référent) et de vecteur de culture, laïque à Genève et Vaud, à connotation religieuse dans les cantons de Berne et de Fribourg. Tout en gardant cette fonction, elles acquièrent à partir du début du XXe siècle une fonction esthétique (en renforçant la dimension artistique et littéraire du manuel, et en participant au développement du goût artistique des élèves), et d'apprentissage (comme adjuvant aux activités de lecture et comme support aux exercices d’élocution). Les dessins conçus par des artistes locaux reconnus - Édouard Elzingre par exemple - viennent en effet illustrer les extraits littéraires, comme dans la littérature de jeunesse. Dès les années 1930-1940, les images – des dessins d’artistes, mais aussi des photographies en noir et blanc, puis progressivement en couleur - gagnent une certaine reconnaissance parmi des pédagogues qui y voient un moyen de documenter la réalité. Cependant, ce rôle qui leur est conféré exclut généralement toute image qui serait de nature abstraite ou qui ouvre à l’interprétation, surtout au degré moyen. Une transformation du statut de l’image intervient donc dans les années 1970, lorsque la littérature scolaire est redéfinie, intégrant la littérature de jeunesse et la bande dessinée, non seulement au primaire, mais aussi au secondaire qui se démocratise.
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Annexes
- Sources utilisées pour le primaire
Cantons | Programmes et plans d’études | Livres de lecture officiels | Ratio image/texte (ou page) par manuel |
Genève | Programme de l’enseignement dans les écoles enfantines et dans les écoles primaires, 1889. Programme de l’enseignement dans les écoles primaires, 1923. Plan d’études de l’école primaire, 1942. Plan d’études de l’enseignement primaire, 1951. Plan d’études de l’enseignement primaire, 1966. | Renz, Frédéric (1871), Livre de lecture à l’usage des écoles de la Suisse romande. Degré intermédiaire,Lausanne, Blanc, Imer et Lebet, libraires-éditeurs. Gavard, Alexandre (1893), Livre de lecture à l’usage des écoles primaires de Suisse romande. Degré intermédiaire, Genève, C.-E. Alioth. Dussaud, Bernard & Gavard, Alexandre (1871), Livre de lecture à l’usage des écoles de la Suisse romande. Degré supérieur, Lausanne, Blanc, Imer et Lebet, libraires-éditeurs. Mercier, Louis & Marti, Adolphe (1911), Livre de lecture à l’usage du degré supérieur des écoles primaires, Genève, Edition Atar. Marti, Adolphe (1916), Livre de lecture à l’usage des écoles primaires, Genève, Edition Atar. DIP GE (1929), J’aime lire. Livre de lecture destiné à la 4ème année de l’école primaire du canton de Genève. Genève, DIP. DIP GE (1940, réimpression de 1955), Fleurs coupées,Choix de textes littéraires pour le 6e degré de l’école primaire, Genève, DIP. | Renz (1871): 24 images / 154 textes Gavard (1893): 92 images / 236 textes Dussaud & Gavard (1871): 25 images / 228 textes Mercier & Marti (1911): 106 images / 277 textes Marti (1916): 60 images / 231 textes DIP GE (1929): 60 images / 140 textes DIP GE (1940/1955): 55 images / 251 textes |
Vaud | Plan d’études pour les écoles enfantines et les écoles primaires, 1899. Plan d’études et instructions générales pour les écoles enfantines et les écoles primaires du canton de Vaud, 1926. Plan d’études et instructions générales pour les écoles enfantines et les écoles primaires du canton de Vaud, 1935. Plan d’études et instructions générales pour les classes primaires supérieures, 1937. Plan d’études et instructions générales pour les écoles enfantines et les écoles primaires du canton de Vaud, 1953. Plan d’études et instructions générales pour les Ecoles enfantines et les Ecoles primaires du canton de Vaud, 1960. | Renz, Frédéric (1871), Livre de lecture à l’usage des écoles de la Suisse romande. Degré intermédiaire,Lausanne, Blanc, Imer et Lebet, libraires-éditeurs. Dussaud, Bernard, Gavard, Alexandre (1871), Livre de lecture à l’usage des écoles de la Suisse romande. Degré supérieur, Lausanne, Blanc, Imer et Lebet, libraires-éditeurs. Dupraz, Louis & Bonjour, Émile (1899), Livre de lecture à l’usage des écoles primaires. Degré supérieur, Lausanne, Borgeaud. Dupraz, Louis & Bonjour, Émile (1903), Livre de lecture à l’usage des écoles primaires. Degré intermédiaire, Lausanne, Lucien Vincent, imprimeur-éditeur. Bonjour, Émile, (1925), Livre de lecture à l’usage des écoles primaires, Degré intermédiaire, Lausanne, librairie Payot. Bonjour, Émile & Jeanrenaud, Henri (1931), Livre de lecture à l’usage des écoles primaires. Degré supérieur, Lausanne, Payot. Foretay, Charles (1944), Lectures à l'usage du degré moyen des écoles primaires, Lausanne, librairie Payot. Foretay, Charles & Jeanrenaud, Henri (1946), Lectures à l'usage du degré supérieur des écoles primaires, Lausanne, librairie Payot. | Renz (1871): 24 images / 154 textes Dussaud & Gavard (1871): 25 images / 228 textes Dupraz & Bonjour (1899): 0 image / 244 textes Dupraz & Bonjour (1903): 0 image / 266 textes Bonjour (1925): 50 images / 215 textes Bonjour & Jeanrenaud (1931): 67 images / 244 textes Foretay (1944): 89 images / 185 textes Foretay & Jeanreneaud: 31 images / 250 textes |
Fribourg | Programme général des écoles primaires du canton de Fribourg, 1899. Guide et plan d’études de l’enseignement primaire dans le canton de Fribourg, 1932. Écoles françaises de Fribourg, programme 1949-1950. Guide et plan d’études, 1967, Fribourg, DIP. | Adaptation de l’ouvrage de Bernard Dussaud et d’Alexandre Gavard (1881), Livre de lecture à l’usage des écoles de la Suisse romande. Degré supérieur. Édition revue, augmentée et adaptée aux écoles du canton de Fribourg avec approbation de la commission des études, Lausanne, L. Vincent. DIP FR (1889), Livre de lecture des écoles primaires du canton de Fribourg. Degré moyen, Einsiedeln, Établissements Benziger. DIP FR (1899), Livre de lecture des écoles primaires du canton de Fribourg. Degré supérieur, Einsiedeln, Établissements Benziger. DIP FR (1925), Livre de lecture des écoles primaires du canton de Fribourg. Degré moyen, Fribourg, DIP. DIP FR (1934), Mes lectures. Écoles primaires du canton de Fribourg. Degré supérieur, Fribourg, DIP. DIP FR (1955), Lecture et poésie: Livre de lecture, degré moyen des écoles primaire, Fribourg, DIP. DIP FR (1954, nouvelle édition), Mes lectures. Degré supérieur des écoles primaires du canton de Fribourg, Fribourg, DIP. | Adaptation de l’ouvrage de Bernard Dussaud et d’Alexandre Gavard (1881): 49 images / 259 textes DIP FR (1889): 62 images / 222 textes DIP FR (1899): 78 images / 252 textes DIP FR (1925): 123 images / 189 textes DIP FR (1934): 75 images / 200 textes DIP FR (1955): 126 images / 205 textes DIP FR (1954): 81 images / 193 textes |
Berne | Plan d’enseignement pour les écoles primaires du canton de Berne, 1878, Schuler, Berne. Plan d’études pour les écoles primaires du canton de Berne, 1925, H. Kramer, Tavannes. Plan d’études pour les écoles primaires de langue française du canton de Berne, Edition provisoire, 1968, Berne, Librairie de l’État. | DIP BE (1885), Le Trésor de l’écolier.Livre de lecture à l’usage des écoles primaires françaises du canton de Berne. Degré supérieur, Lausanne, librairie Payot. Gobat, Henri & Allemand, Fritz (1911), Livre de lecture destiné aux écoles primaires du Jura bernois. Cours moyen (8e éd.), Berne, Librairie d’État. Marchand, Marcel (1927), Notre camarade. Choix de lectures à l’usage des écoles primaires. Cours moyen, Berne, Librairie d’État. Bessire, Paul-Otto (1931), L’écolier jurassien. Choix de lectures à l’usage des écoles supérieures. Cours moyen, Berne, Librairie d’État. Jeanprêtre, Charles, Monnerat, Joseph, Stähli, Roland, Terrier, Pierre & Zbinden, Jean (1961), Horizons nouveaux. Livre de lecture à l’usage des cinquième et sixième années scolaires, Berne, Libraire d’État. Devain, Henri, Henry, Pierre, Pecaut, Armand, Pellaton, Jean-Paul & Stähli, Roland (1964), Les belles années: livre de lecture à l’usage du degré supérieur de l’école primaire, Berne, Librairie d’État. | DIP BE (1885): 13 images / 392 textes Gobat & Allemand (1911): 178 images / 299 textes Marchand (1927): 37 images / 253 textes Bessire (1931): 0 image / 249 textes Jeanprêtre et al. (1961) 17 images / 200 textes Devain et al. (1964): 16 images / 167 textes |
2. Sources utilisées pour le secondaire
Cantons | Programmes et plans d’études | Livres de lecture officiels | Ratio image/texte par manuel |
Genève | Programme pour l’année 1901-1902, École secondaire et supérieure de Jeunes filles, 1901, Genève, Paul Richter. Programme d’enseignement pour l’année 1900-1904, Collège de Genève, 1900, Genève, DIP. Programme pour l’année 1923-1924. École secondaire et supérieure de Jeunes filles, 1923, Genève, Klein. Programme pour l’année 1925-1926, Collège de Genève, 1925, Genève, Klein. Plan d’études et programme du cycle d’orientation, 1962, Genève, DIP. Plan d’études et programme du cycle d’orientation, 1977-1978, Genève, DIP. | Vinet, Alexandre (1880), Chrestomathie française, ou choix de morceaux des meilleurs écrivains français revue et augmentée par E. Rambert. Tome premier. Littérature de l’enfance (15e éd.), Lausanne, Georges Bridel éditeur. Vinet, Alexandre (1898), Chrestomathie française, ou choix de morceaux des meilleurs écrivains français revue et augmentée par E. Rambert. Tome deuxième. Littérature de l'adolescence (17e éd), Lausanne, Georges Bridel éditeur. Vinet, Alexandre (1893), Chrestomathie française, ou choix de morceaux des meilleurs écrivains français revue et augmentée par E. Rambert. Tome troisième. Littérature de la jeunesse et de l’âge mûr (10e éd.), Lausanne, Georges Bridel éditeur. Dupraz, Louis & Bonjour, Emile (1908), Anthologie scolaire. Lectures françaises à l’usage des collèges secondaires, écoles supérieures et écoles primaires supérieures, Lausanne, Payot. Budry, Maurice & Rogivue, Ernest (1944), Textes français I, Lausanne, Payot. Pidoux, Edmond, Rogivue, Ernest & Wiest, Alfred (1945), Textes français II, Lausanne, Payot. | Vinet (1880): 0 image / 122 textes Vinet (1898): 0 image / 172 textes Vinet (1893): 0 image / 116 textes Dupraz & Bonjour (1908): 0 image / 259 textes Budry & Rogivue (1944): 0 image / 157 textes Pidoux et al. (1945): 0 image / 132 textes |
Vaud | Programme de l’année scolaire 1873-1874 pour le collège cantonal, l’école industrielle et les collèges communaux du canton de Vaud. Collège cantonal, Programmes des cours, année scolaire 1877-1878. Collège cantonal, Programme des cours, année scolaire 1896-1897. Plan d’études général pour les collèges et les gymnases, ainsi que pour les écoles supérieures de jeunes filles du canton de Vaud, 1910. Collèges et gymnase scientifiques cantonaux, Renseignements, année scolaire 1921-1922. Collège classique cantonal, Programme des cours, année scolaire 1922-1923. Collège scientifique cantonal, Programme des cours, année scolaire 1935-1936. Collège classique cantonal. Programme des cours, année scolaire 1936-1937. Programmes des cours des collèges secondaires vaudois, 1960. Programmes des cours des collèges secondaires, 1971. | Vinet, Alexandre (1880), Chrestomathie française, ou choix de morceaux des meilleurs écrivains français revue et augmentée par E. Rambert. Tome premier. Littérature de l’enfance (15e éd.), Lausanne, Georges Bridel éditeur. Vinet, Alexandre (1898), Chrestomathie française, ou choix de morceaux des meilleurs écrivains français revue et augmentée par E. Rambert. Tome deuxième. Littérature de l'adolescence (17e éd), Lausanne, Georges Bridel éditeur. Vinet, Alexandre (1893), Chrestomathie française, ou choix de morceaux des meilleurs écrivains français revue et augmentée par E. Rambert. Tome troisième. Littérature de la jeunesse et de l’âge mûr (10e éd.), Lausanne, Georges Bridel éditeur. Dupraz, Louis & Bonjour, Emile (1908), Anthologie scolaire. Lectures françaises à l’usage des collèges secondaires, écoles supérieures et écoles primaires supérieures, Lausanne, Payot. Budry, Maurice & Rogivue, Ernest (1944), Textes français I, Lausanne, librairie Payot. Pidoux, Edmond, Rogivue, Ernest & Wiest, Alfred (1945), Textes français II, Lausanne, librairie Payot. Kohler, Pierre (1947), Histoire de la littérature française. Tome 1. Des origines à la fin du XVIIe siècle. 32 illustrations hors-texte, Lausanne, Payot. Kohler, Pierre (1948), Histoire de la littérature française. Tome 2. Du milieu du XIXe siècle à nos jours avec une histoire de la littérature romande. 31 illustrations hors-texte, Lausanne, Payot. Kohler, Pierre, Guisan, Gilbert & Pidoux, Edmond (1949), Histoire de la littérature française. Tome 3. Le XVIIIe siècle et la première moitié du XIXe siècle. 31 illustrations hors-texte, Lausanne, Payot. | Vinet (1880): 0 image / 122 textes Vinet (1898): 0 image / 172 textes Vinet (1893): 0 image / 116 textes Dupraz & Bonjour (1908): 0 image / 259 textes Budry & Rogivue (1944): 0 image / 157 textes Pidoux et al. (1945): 0 image/132 textes Kohler (1947): 31 images / 284 pages Kohler (1948): 31 images / 564 pages Kohler et al. (1949): 31 images / 806 pages |
Fribourg | Programme des études du Collège St-Michel à Fribourg pour l'année scolaire 1881-1882. Compte-rendu de l’Ecole secondaire des filles de la ville de Fribourg pour l’année 1882-1883. Collège St-Michel, Programme des études pour l’année scolaire 1901-1902. Compte-rendu de l’Ecole secondaire des jeunes filles de la ville de Fribourg pour l’année 1901-1902, Programme pour l’année scolaire 1902-1903. Collège St-Michel, Programme des études pour l’année scolaire 1912-1913. Compte-rendu de l’Ecole Secondaire des Jeunes Filles de la ville de Fribourg pour l’année 1912-1913, Programme pour l’année scolaire 1913-1914. Ecole Secondaire de Jeunes Filles de la ville de Fribourg, Programme pour l’année scolaire 1922-1923. Collège cantonal St-Michel, Programme des études pour l’année scolaire 1923-1924. Ecole Secondaire de Jeunes Filles de la ville de Fribourg, Programme pour l’année scolaire 1938-1939. Collège cantonal St-Michel, Programme des études pour l’année scolaire 1951-1952. Collège cantonal St-Michel, Programme des études pour l’année scolaire 1965-1968. Collège cantonal St-Michel, Programme des études pour l’année scolaire 1970-1973. | Broeckaert, Joseph (1869), Modèles français recueillis d'après le plan du guide du jeune littérateur avec des remarques propres à en faciliter l'étude, vol. 1, Bruxelles, H. Goemaere. Lebaigue, Charles (1887), Morceaux choisis de littérature française. Auteurs des XVIIe, XVIIIe et XIXe siècles (prose et poésie) avec remarques et questions. Deuxième année, Paris, Librairie classique E. Belin. Lebaigue, Charles (1889), Morceaux choisis de littérature française (prose et poésie) avec remarques et questions. Première année (2e éd.), Paris, Librairie classique E. Belin. Des Granges, Charles-Marc (1910), Histoire de la littérature française à l'usage des classes de Lettres et de divers examens (3e éd.), Paris, Hatier. Des Granges, Charles-Marc (1917), Morceaux choisis des auteurs français du Moyen âge à nos jours (842-1900) préparés en vue de la lecture expliquée. Classes de lettre 2e cycle (9e éd.), Paris, Hatier. Procès, Edmond (1927), Modèles français extraits des meilleurs écrivains avec notices. Cours inférieur (12e éd.), Bruxelles: Albert Dewit. Budry, Maurice & Rogivue, Ernest (1944), Textes français I, Lausanne, librairie Payot. Pidoux, Edmond, Rogivue, Ernest, & Wiest, Alfred (1945), Textes français II, Lausanne, librairie Payot. Kohler, Pierre (1947), Histoire de la littérature française. Tome 1. Des origines à la fin du XVIIe siècle. 32 illustrations hors-texte, Lausanne, Payot. | Broeckaert (1869): 0 image / 223 textes Lebaigue (1887): 0 image / 158 textes Lebaigue (1889): 0 image / 140 textes Des Granges (1910): 0 image / 927 pages Des Granges (1917): 0 image / 504 textes Procès (1927): 23 images / 206 textes Budry & Rogivue (1944): 0 image / 157 textes Pidoux et al. (1945): 0 image / 132 textes Kohler (1947): 31 images / 284 pages |
Berne | Programme de l’école cantonale de Porrentruy, 1897. Programme d’enseignement. Progymnase, gymnase, section commerciale, École cantonale de Porrentruy, 1929, Porrentruy, «Le Jura S.A.». Plan d’études des écoles secondaires et progymnases de langue française, 1961. | Vinet, Alexandre (1880), Chrestomathie française, ou choix de morceaux des meilleurs écrivains français revue et augmentée par E. Rambert (15e éd.), Lausanne, Georges Bridel éditeur. Marchand, Marcel (1917), Notre ami, lectures françaises à l’usage des écoles secondaires (2e éd.),Berne, Librairie d’État. Marchand, Marcel Bessire, Paul-Otto & Feignoux, Frédéric (1937), Notre ami II. Lectures françaises à l’usage des classes inférieures des progymnases et des écoles secondaires (3e éd.), Berne, Librairie d’État. Marchand, Marcel Bessire, Paul-Otto & Feignoux, Frédéric (1938), Notre ami II. Lectures françaises à l’usage des classes supérieures des progymnases et des écoles secondaires (3e éd.), Berne, Librairie d’État. Marchand, Marcel Bessire, Paul-Otto & Feignoux, Frédéric (1943), Notre ami III. Lectures françaises à l’usage des classes inférieures des écoles progymnases et des écoles secondaires (3e éd.), Berne, Librairie d’État. | Vinet (1880): 0 image / 122 textes Marchand (1917): 0 image / 258 textes Marchand et al. (1937): 0 image / 94 textes Marchand et al. (1938): 0 image / 88 textes Marchand et al. (1943): 0 image / 205 textes |
Pour citer l'article
Anne Monnier, Sylviane Tinembart, Emmanuelle Vollenweider, Anouk Darme-Xu , "Les images dans les livres de lecture et les anthologies scolaires (Suisse romande, 1870-1970) ", Transpositio, n° 7 Le texte littéraire à l'épreuve de l'image, 2024https://www.transpositio.org/articles/view/les-images-dans-les-livres-de-lecture-et-les-anthologies-scolaires-suisse-romande-1870-1970
Introduction n° 7: Le texte littéraire à l’épreuve de l’image
Notre réflexion sur les interactions entre texte et image dans l’enseignement de la littérature part d’un postulat central: l’image constitue un outil permettant aux élèves de se distancier du texte pour mieux en saisir les significations. Toutefois, la relation entre texte et image, loin de se limiter à une simple correspondance analogique dans laquelle l’image serait subordonnée au texte, révèle des processus de production de sens complexes. Ce numéro vise ainsi à explorer les statuts et fonctions possibles de l’image dans l’enseignement de la littérature, se situant dans la continuité du dossier n°4 de Transpositio qui s’intitulait «Enseigner la bande-dessinée comme (de la) littérature».
Introduction n° 7: Le texte littéraire à l’épreuve de l’image
Redéfinir le sens: l’intégration des médiations texte/image dans l’enseignement de la littérature
Notre réflexion sur les interactions entre texte et image dans l’enseignement de la littérature part d’un postulat central: l’image constitue un outil permettant aux élèves de se distancier du texte pour mieux en saisir les significations (Demougin, 2002; Delbrassine, 2019). Toutefois, la relation entre texte et image, loin de se limiter à une simple correspondance analogique dans laquelle l’image serait subordonnée au texte, révèle des processus de production de sens complexes (Peirce, 1978). Ce numéro vise ainsi à explorer les statuts et fonctions possibles de l’image dans l’enseignement de la littérature, se situant dans la continuité du dossier n°4 de Transpositio qui s’intitulait «Enseigner la bande-dessinée comme (de la) littérature» (Baroni & Turin 2021).
Cette problématique s’inscrit dans les fondements de la sémiotique, qui a étendu les principes de la linguistique structurale à d’autres formes de signification, comme les publicités (Barthes, 1964; Eco, 1972), les œuvres picturales (Marin, 1969), les bandes dessinées (Peeters, 2009), les films (Metz, 2014) ou encore les images diagrammatiques (Bertin, 2013). Ce cadre a permis de conceptualiser une pluralité de «langages visuels», reflétant la diversité des pratiques médiatiques.
De l’image-illustration à l’image-texte: perspective historique
Dans le cadre scolaire, l’articulation entre texte et image ne va pas de soi, dans la mesure où l’image est un objet à la fois attractif et énigmatique. Attractif, parce que sa lecture est immédiate et joue avec les émotions ; énigmatique, dans le sens où, en tant qu’icône, l’image délivre un message qui n’est pas net et doit être décodé par le lecteur (Peirce, 1978).
Il n’en demeure pas moins que la place et le statut de l’image s’inscrivent dans une longue tradition pédagogique, même si les finalités qui lui ont été assignées ont évolué au fil du temps, comme le montrent Ferran et al. (2017). Ces derniers rappellent que Comenius, au XVIIe, crée des ouvrages qui contiennent des gravures accompagnées de petites légendes, avec l’idée selon laquelle il faut «voir pour savoir». Dès le XVIIIe le nouveau marché de la littérature de jeunesse va recourir à l’illustration pour favoriser sa diffusion. Avec l’instauration de l’école obligatoire pour tous à la fin du XIXe siècle, l’image est introduite dans les manuels, avec l’idée de rendre le savoir accessible à tous les milieux, y compris les plus populaires. Les développements techniques, notamment l’arrivée de la photographie, vont également transformer le statut de l’image. On passe progressivement des planches pédagogiques à la reproduction de documents authentiques qui sont désormais étudiés pour eux-mêmes ou en lien avec un extrait de texte (Ferran et al., 2017).
En Français, l’arrivée des finalités communicationnelles dans les années 1980, en France (Demougin, 2002) comme en Suisse romande (Darme-Xu et al., 2020), fait de l’image un «genre de texte» qu’il s’agit de lire :
Lire c’est prendre connaissance d’un message qu’on a sous les yeux. Ainsi, au sens large, toute communication visuelle suppose de quelque manière une lecture, qu’il s’agisse d’une simple image, d’images avec textes ou de textes proprement dit. (DIP 1980: p. 14 1)
Cette nouvelle manière d’appréhender l’image entraine l’arrivée de nouvelles activités dans lesquelles texte et image, désormais placés sur un pied d’égalité, sont mis en regard l’un de l’autre, comme dans l’exemple ci-dessous tiré des Activités sur les textes pour les élèves de 15 ans (DIPC 1987: p. 132):
Dans cet atelier destiné à travailler avec les élèves l’argumentation, la caricature du dessinateur humoristique français Barrigue est posée en regard d’une lettre de l’Association suisse pour l’énergie atomique qui conteste l’information parue dans la Tribune-Le-Matin. Le contenu de cette lettre est le suivant:
Monsieur le rédacteur en chef,
Dans la Tribune-Le-Matin du 3 novembre, une information concernant le chauffage à distance de la ville d’Aarau à partir de la centrale nucléaire de Gösgen était accompagnée d’une caricature de votre collaborateur Barrigue. On y voyait un personnage se réchauffant à un radiateur et laissant apparaître ses poignets et ses mains, directement au-dessus du radiateur, réduits à l’état d’ossements.
Sans contester le moins du monde le talent de votre caricaturiste, nous nous permettons de faire deux remarques.
Des caricatures sur le thème du squelette sont souvent faites à propos de l’énergie nucléaire, malgré l’excellent bilan que les centrales ont présenté jusqu’ici en matière de sécurité: zéro mort par radiation sur plus de vingt-cinq ans d’utilisation de centrales nucléaires. Si on tient à ce motif du squelette, il serait plus pertinent de l’associer à l’armement atomique et à la menace que ce dernier fait peser sur nous.
D’autre part, le chauffage à distance dont traite votre information du 3 novembre consiste à utiliser de l’eau chauffée dans une centrale nucléaire. Or, cette eau n’est à aucun moment entrée en contact avec les réactions nucléaires qui se produisent au cœur du réacteur. L’eau du système de chauffage à distance fait partie d’un circuit complètement séparé de ceux du réacteur; elle n’est donc pas plus radioactive que l’eau potable du robinet, et le personnage de la caricature n’a en réalité rien à craindre pour la sécurité de ses mains.
Nous vous serions reconnaissants de bien vouloir accorder dans un de vos prochains numéros une place aux lignes qui précèdent, et nous vous en remercions d’avance.
Veuillez agréer, Monsieur le Rédacteur en chef, l’expression de nos sentiments distingués.
ASSOCIATION SUISSE POUR L’ENERGIE ATOMIQUE, Secrétariat, (F. Bucher) (M.A. Fankhauser)
Comme on peut le constater ici, c’est moins l’image qui est subordonnée à la compréhension et à l’interprétation du texte que la lettre qui aide à «lire» l’image, dans la mesure où elle décrit précisément ce qu’on voit et donne le contexte.
L’intégration de la littérature comme composante de la langue première dès les premiers degrés de la scolarité au tournant des années 2000 ramène la question des relations entre texte et image au sein de l’enseignement de la littérature.En Suisse romande, ces liens font l’objet de recommandations précises de la part de la Conférence intercantonale de l’instruction publique (CIIP 2006). La littérature y est définie comme englobant des œuvres telles que les films et bandes dessinées, nécessitant de fait «le développement d’une pédagogie de l’image et des médias» (CIIP 2006, p.40). Il s’agit donc, dès l’entrée dans l’écrit, de mettre l’élève au contact des livres (CIIP 2006, p.23), en l’amenant progressivement à différencier le texte de l’image et à réfléchir aux liens entre ces deux composantes (CIIP 2006, p.38). Ces recommandations se concrétisent dans le plan d’études romand (PER 2010) qui couvre l’ensemble de la scolarité obligatoire, par une attention à porter sur les liens entre texte et image «dans un album, sur une affiche, ...» (PER 2010, L1 15), en vue de donner à l’élève des clés pour apprécier des ouvrages littéraires variés.
Cependant, comme le relève Duvin-Parmentier (2020), force est de constater que les enseignant·es expriment aujourd’hui des difficultés à didactiser la lecture de l’image. Autrement dit, la place, le rôle et la fonction de l’image dans l’enseignement du Français demeurent encore souvent équivoques pour les enseignant·es, qui ne se sentent pas formé·es pour faire découvrir aux élèves la «grammaire de l’image» par l’analyse de formes iconiques variées.
État de la question du point de vue des recherches en didactique de la littérature
Cette intégration de la littérature comme objet d’enseignement dès les premières années de la scolarité, conjuguée à l’essor de la révolution numérique offrant un accès sans précédent à une multitude d’images, a ainsi conduit à un renouvellement des recherches en didactique de la littérature. Ces travaux explorent notamment les frontières médiatiques de la littérature et interrogent l’hétérogénéité des supports mobilisables en classe, au-delà des formes strictement textuelles. Les interactions entre littérature et arts (Chabanne, 2018), l’analyse des albums pour la jeunesse (Lépine, 2012 ; Leclaire-Halté, 2014; Specogna, 2015; Delbrassine, 2019), des œuvres multimodales (Lacelle, Boutin et Lebrun, 2012) ou encore de la littérature nativement numérique (Acerra, 2017; Brunel, 2021), ainsi que les dynamiques de circulation intermédiatique (Castagnet-Caignec, 2021) sont autant de domaines d’investigation en plein développement. Ces recherches participent à l’élargissement des objets d’étude en littérature, tout en invitant à repenser les objectifs, les méthodes et les corpus mobilisés dans l’enseignement.
En parallèle, les études récentes sur la bande dessinée (Baroni, 2018; Rouvière, 2012; Raux, 2023) offrent des perspectives particulièrement enrichissantes, notamment parce qu’elles conduisent à interroger les limites traditionnelles de la littérature. Cependant, comme l’ont souligné Marianne Blanchard et Hélène Raux (2019), il subsiste un important travail de formation à destination des enseignant·es, visant à leur permettre de développer des gestes interprétatifs adaptés, en prenant en compte la complexité propre à ce médium hybride qui articule dimensions textuelles et graphiques.
Ce numéro a, quant à lui, pour ambition d'examiner différentes perspectives d'analyse, en s'attachant d'abord à retracer l'évolution historique des interactions entre texte et image et leur institutionnalisation dans les pratiques scolaires, avant de mettre l'accent sur des approches didactiques diversifiées, ainsi que sur des observations empiriques effectuées en milieu scolaire. Il apparaît que l'interaction entre texte et image ne compromet pas le sens intrinsèque de l'un ou de l'autre, mais le reconfigure, ou encore le réinterprète, en fonction du contexte inédit dans lequel il s'inscrit.
S’interroger sur les transformations de la relation texte-image à l’heure du numérique (et sur leurs conséquences pour l’enseignement de la littérature) implique de revisiter une histoire complexe, pour reconnaître les héritages et évaluer la nouveauté qui se fait jour dans les pratiques contemporaines.
On se demandera notamment comment la relation texte-image, jusqu’à son renouveau dans les pratiques numériques, peut revivifier l’enseignement de la littérature. Quel rôle peut jouer l’imbrication du texte et de l’image aujourd’hui pour stimuler les productions écrites des élèves ou leur travail de lecture et d’interprétation?
Nous nous proposons d’interroger les relations qu’entretiennent littérature et image selon les axes suivants:
Axe 1. Enjeux pédagogiques et didactiques des éditions illustrées dans l'enseignement
Ce premier axe vise à mettre en avant à la fois les pratiques pédagogiques spécifiques liées aux éditions illustrées et les questionnements didactiques qui en découlent. Pourquoi privilégier, en tant qu’enseignant·e, une édition illustrée d’une œuvre donnée? Quels dispositifs didactiques mettre en œuvre? Avec quels apprentissages potentiels pour les élèves?
Jan Baetens se penche sur cette question en prenant le cas de Proust et des illustrations dont son œuvre a fait l’objet. Il note que, si enseigner Proust à travers les éditions illustrées de la Recherche du temps perdu semble à première vue plus facile qu’enseigner l’œuvre même, il n’en est rien: le critique analyse les difficultés sous-jacentes à ce choix pédagogique et les moyens d’y remédier, en prenant notamment en compte l’absence d’homogénéité de cette iconographie et la complexité de la culture visuelle en place.
Partant d’une expérience pratiquée en classe de terminale dans l’enseignement belge, Daniel Delbrassine montre comment l’approche en parallèle de deux genres d’un même récit, produits par le même auteur au même moment, permet de mettre en lumière les spécificités et contraintes de chacun des genres. Cette comparaison représente selon lui une étape indispensable pour préparer l’élève à la transposition de genre, tout en lui permettant d’acquérir des outils clés pour affiner ses compétences d’analyse en vue des lectures ultérieures.
Barbara Hurni-Siegrist, quant à elle, aborde la question de l’articulation entre texte et illustration par le biais d’éditions numérisées des Fables de La Fontaine auprès d’élèves du degré secondaire à Genève. Le parti pris d’un enseignement dédié aux dimensions matérielles des textes permet de mieux appréhender les compétences nécessaires pour intégrer la lecture d’images dans le cours de Français.
Axe 2. Les manuels scolaires à l'ère de l’image : histoire, fonctions et usages pédagogiques
Ce deuxième axe explore la place et la fonction des images dans les manuels scolaires destinés à l’enseignement du Français. Les articles présents se concentrent sur la diversité des images présentes dans ces manuels – allant des photographies aux caricatures en passant par les représentations de tableaux et les bandes dessinées – et leur rôle à la fois dans l’attractivité du matériel pédagogique et dans l’atteinte des objectifs didactiques. Les auteurs analysent aussi bien l’évolution des relations entre texte et image dans les manuels scolaires à travers l’histoire que l’exploitation des adaptations cinématographiques dans les manuels français ou l’usage des images dans le cadre de séquences d’enseignement de fictions historiques pour la jeunesse.
L’article d’Anne Monnier, Sylviane Tinembart, Emmanuelle Vollenweider et Anouk Darme-Xu retrace les rapports entre texte et image dans les manuels de lecture et les anthologies scolaires édités en Suisse romande entre 1870 et 1970. Il montre comment l’image donne à voir une représentation de la littérature scolarisée qui diffère en fonction des périodes et des publics d’élèves visés.
Hélène Raux porte son attention sur les adaptations cinématographiques d’œuvres littéraires dans les manuels français pour le collège et propose d’explorer les usages que les manuels font de ces adaptations: quels objectifs sont assignés au travail sur des adaptations cinématographiques d’œuvres littéraires? comment est organisée la mise en relation entre texte et film? et enfin dans quelle mesure l’un est-il exploité au service de la lecture de l’autre?
Diane Boër analyse deux séquences d’enseignement basées sur des fictions historiques pour la jeunesse. Elle observe que la transposition didactique interne, médiée par l’enseignant·e, ne s’aligne pas toujours sur la transposition didactique externe, proposée par l’édition. Ainsi, en classe, les images sont principalement utilisées pour soutenir la compréhension du texte par les élèves, indépendamment des volontés éditoriales.
AXE 3. Enjeux didactiques de la compréhension visuelle dans l’approche des textes littéraires par les élèves
Ce dernier axe explore l’utilisation de l’image dans l’enseignement de la littérature, en particulier sa fonction dans la compréhension, l’analyse et l’interprétation des textes littéraires, que ce soit dans les genres de l'album illustré, de la littérature jeunesse, du roman ou de la poésie. Il s’agit de comprendre comment les mots et le texte se donnent à voir et comment l’image s’écrit en littérature, en explorant les relations concrètes des textes (notamment poétiques) et de l’image depuis le XIXe siècle jusqu’aux créations contemporaines. L’accent est mis sur les méthodes pédagogiques permettant aux élèves d’intégrer les images dans leur lecture. En s'appuyant sur plusieurs études de cas, cette partie questionne la pertinence et les limites de la lecture d’image en tant que médiation, notamment lorsqu’il s’agit d’œuvres picturales, où les codes visuels diffèrent des structures linguistiques. Il met également en lumière des pratiques pédagogiques concrètes et innovantes, telles que l’utilisation de programmes d’intelligence artificielle pour générer des images à partir de textes littéraires.
Marie-Sylvie Claude traite ici d’un paradoxe inhérent à la lecture de l’image lorsque celle-ci est une œuvre picturale. En effet, les programmes de français du lycée en France encouragent les enseignant·es à utiliser la lecture de l’image comme médiation pour les enseignements en lecture de la littérature. Or l’institutionnalisation scolaire d’une œuvre picturale n’est pas sans poser problème dans la mesure où un tableau ne se «lit»pas – les diverses combinaisons de teintes, de textures et de traits ne faisant pas l’objet d’un encodage de type linguistique. La critique met notamment en garde contre les assimilations hâtives qui appliquent au visuel des termes appartenant à la terminologie linguistique.
L’article de Maud Lebreton Reinhard et Florence Aubert présente un extrait du matériel pédagogique qu’elles ont élaboré à l’attention des enseignant·es du primaire et du secondaire 1 pour travailler l’image au sein d’albums illustrés. Prenant appui sur l’iconotexte Corrida de Yann Fastier, il met en lumière la nécessité de considérer à part égale le rôle du texte et des images dans la production de sens.
L’article de Eleonora Acerra, Sylvain Brehm et Nathalie Lacelle porte sur une expérience dans laquelle les élèves sont invités à générer une image par un programme d’intelligence artificielle à partir d’une citation choisie librement au sein d’un corpus d’œuvres littéraires proposé. L’analyse porte d’une part sur les attentes des élèves, d’autre part sur leur capacité à porter un regard esthétique et critique sur les productions du logiciel.
Conclusion
L’approche adoptée dans ce dossier a consisté à donner la parole aux didacticien·nes ainsi qu’aux expert·es des médias, de la littérature et de l’histoire culturelle, afin qu’ils et elles analysent la relation complexe, à la fois mémorielle, imaginaire et historique, qui unit texte et image. Leurs articles couvrent différents degrés, du primaire à l’université, et différents systèmes éducatifs – la Suisse romande, la Belgique, la France ou le Québec.
Ces articles, chacun à leur manière, mettent en évidence que la signification originale d’un texte ou d’une image n’est pas altérée par l’interaction entre ces deux médiums, mais plutôt ajustée et potentiellement réinterprétée en fonction de son nouveau contexte de diffusion. La manière dont l’ensemble des contributions interrogent cette relation conduit finalement à une réflexion sur ce qu’on met sous le terme de «littérature», tant en tant que pratique sociale qu’en tant qu’objet d’enseignement. Les relations entre objet textuel et objet iconique développées dans ce numéro ouvrent ainsi de nouvelles pistes pour l’enseignement de la littérature.
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Pour citer l'article
Zeina Hakim & Anne Monnier, "Introduction n° 7: Le texte littéraire à l’épreuve de l’image", Transpositio, n° 7 Le texte littéraire à l'épreuve de l'image, 2024https://www.transpositio.org/articles/view/introduction-n-7-le-texte-litteraire-a-l-epreuve-de-l-image
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