Durant tout le XIXe siècle, la littérature est fort peu présente dans les classes élémentaires de l’école primaire en France, il faut attendre la IIIe République pour qu’elle y fasse une entrée officielle (Chervel 2006). À partir de cette fin de siècle jusqu’à nos jours, la lecture des textes littéraires est durablement installée dans l’école élémentaire, mais elle répond à des enjeux et suscite des débats qui évoluent et se déplacent au fil des périodes. L’hypothèse de cette analyse est que la lecture des textes littéraires n’est pas un enseignement neutre, au contraire, s’y rattachent des finalités fortes mais qui ne sont pas toujours explicites. Ce que nous pouvons appeler le projet scolaire de formation du lecteur dépend de choix éducatifs et sociaux et même de conceptions de la démocratie variables selon les périodes. Il est possible de dire que c’est un objet scolaire qui a une fonction politique (au sens d’inscription de l’individu dans la cité). C’est également un enjeu culturel majeur qui suscite facilement des craintes et des résistances dans les périodes de changement.
- n°1 Justifier l’enseignement de la littérature
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- n°3 Formes de la circulation entre recherches didactiques et pratiques enseignantes de la littérature
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Lire la littérature à l’école élémentaire en France
Lire la littérature à l’école élémentaire en France
Lire la littérature
à l’école élémentaire en France :
enjeux et débats au cours du XXe siècle
Durant tout le XIXe siècle, la littérature est fort peu présente dans les classes élémentaires de l’école primaire en France, il faut attendre la IIIe République pour qu’elle y fasse une entrée officielle (Chervel 2006). À partir de cette fin de siècle jusqu’à nos jours, la lecture des textes littéraires est durablement installée dans l’école élémentaire, mais elle répond à des enjeux et suscite des débats qui évoluent et se déplacent au fil des périodes. L’hypothèse de cette analyse est que la lecture des textes littéraires n’est pas un enseignement neutre, au contraire, s’y rattachent des finalités fortes mais qui ne sont pas toujours explicites. Ce que nous pouvons appeler le projet scolaire de formation du lecteur dépend de choix éducatifs et sociaux et même de conceptions de la démocratie variables selon les périodes. Il est possible de dire que c’est un objet scolaire qui a une fonction politique (au sens d’inscription de l’individu dans la cité). C’est également un enjeu culturel majeur qui suscite facilement des craintes et des résistances dans les périodes de changement.
Pour saisir ces variations, le croisement de deux approches est nécessaire. D’une part, une investigation didactique permet de saisir comment la lecture des textes littéraires se scolarise, par quelles démarches, avec quels supports, grâce à quels corpus. D’autre part, une approche diachronique rend compréhensibles les contextes sociaux et politiques, les choix effectués, les débats et les enjeux de cette scolarisation. Cette double démarche méthodologique que j’ai qualifiée de didactique historique en français (Bishop 2013), permet de percevoir les finalités attachées à la scolarisation des savoirs et de saisir les transformations liées à des redéfinitions plus ou moins explicites de ces finalités par l’école et la société. Grâce à cette approche, il est possible d’aborder la scolarisation des objets scolaires selon les différentes configurations de la discipline (Reuter & Lahanier-Reuter 2004), comme une organisation de modèles, c'est-à-dire comme des données historiques et disciplinaires qui dépendent des contextes sociaux, des théories disciplinaires sous-jacentes, des prescriptions officielles, des pratiques préconisées et réelles. Ces modèles ne peuvent être datés de manière précise car ils évoluent, changent et ne disparaissent que très progressivement. Le plus souvent, ils se juxtaposent et les plus anciens ne sont que lentement abandonnés dans les pratiques. Cette coexistence crée des effets de feuilletage et de sédimentation (Schneuwly & Dolz 2009). Trois modèles peuvent aider à décrire les différents moments de la lecture des textes littéraires à l’école élémentaire en France. Le premier est celui qui s’installe sous la IIIe République et qui persiste sous la IVe République, il s’agit du modèle fondateur de cet objet scolaire. Le second modèle est celui qui, au moment de la rénovation et de la massification de l’enseignement nait de la remise en question du précédent. Le dernier qui semble émerger à la fin du XXe siècle est le modèle actuel, modèle dominant, nourri des apports d’une didactique qui se constitue.
Par ailleurs, dans un souci de cohérence, ne seront évoquées que les classes de l’école élémentaire, relevant du secteur public, même si, parfois, il est fait référence de manière globale à l’ordre primaire, jusqu’en 1959.
Le modèle fondateur de la lecture des textes littéraires à l’école élémentaire
Introduire la littérature
Le 28 mars 1882 est publiée la Loi sur l’enseignement primaire obligatoire, signée du président Jules Grévy et du ministre de l’Instruction publique, Jules Ferry. Pour la première fois est défini un programme national qui comprend «La langue et les éléments de la littérature française». Accoler ces deux termes n’est pas un hasard, le rôle de la littérature est d’apporter une alternative à l’étude de la langue. Déjà en 1866, Victor Duruy alors ministre sous le Second Empire prend acte dans une circulaire de l’échec de l’enseignement de la langue apprise comme une langue morte par mémorisation et répétition de définitions. Influencé par les écrits du Père Girard (1844) et par les conceptions d’Octave Gréard, directeur de l’Instruction primaire de la Seine depuis 1865, il préconise de réduire l’enseignement grammatical à quelques définitions simples et courtes et à quelques règles fondamentales. Mais surtout, il propose pour la première fois de mettre les élèves «en présence des plus beaux morceaux de notre littérature» 1. Proposer la lecture des textes littéraires comme alternative à la grammaire constitue sans doute un événement majeur en ce milieu de siècle, qui se généralisera à la fin du XIXe siècle (Chervel 2006). C’est à partir de cette période que la lecture des textes va être peu à peu liée à l’étude de la langue et à sa maitrise. Se dessine ainsi ce qui va prendre forme sous la IIIe République, c'est-à-dire la jonction entre l’enseignement de la langue nationale et la littérature.
Toutefois, le projet républicain de la fin du XIXe siècle est beaucoup plus ambitieux et ambivalent, puisqu’il s’agit d’émanciper le peuple par l’éducation, tout en maintenant un ordre social respectueux des différentes classes, c'est-à-dire en conservant les finalités pratiques de l’enseignement primaire. Le but est d’instaurer une démocratie durable en mettant en œuvre un enseignement capable de former à la fois des travailleurs, des citoyens et des électeurs. Pour cela, il est nécessaire de développer, grâce aux textes littéraires, un fonds commun d’idées, de représentations et de valeurs laïques.
Le but de l’enseignement est l’édification du citoyen avec pour principal outil l’enseignement laïc de la morale, mais toutes les disciplines contribuent à cette éducation et la littérature va occuper une place centrale dans l’édifice. C’est là certainement l’une des grandes innovations des pédagogues de la fin du XIXe siècle: pour eux, la lecture des textes littéraires qui existe depuis longtemps dans les lycées et collèges peut être adaptée à l’école élémentaire et contribuer au projet d’éducation populaire.
Les fonctions de la littérature
Pour connaitre les différentes fonctions dévolues à la littérature dans le projet des républicains, il est possible de s’appuyer sur les écrits et les discours de trois acteurs majeurs de cette période. Le premier est Félix Pécaut à qui Jules Ferry propose en 1879 la direction de l’école normale supérieure d’institutrices de Fontenay aux Roses, poste qu’il occupera jusqu’en 1896. Le second est Ferdinand Buisson, directeur de l’enseignement primaire à partir de 1879, puis détenteur de la chaire de pédagogie de la Sorbonne à partir de 1896 et surtout célèbre concepteur du Dictionnaire de pédagogie dont la première édition date de 1887. Notre troisième référence est naturellement Jules Ferry, ministre de l’Instruction publique de 1879 à 1883, malgré quelques interruptions. Ces trois hommes vont défendre une certaine conception de l’école primaire, novatrice et laïque et introduire de manière durable la lecture des textes littéraires dans les classes de l’élémentaire. Leurs discours se croisent et se répondent, s’y dessine un projet politique et social d’édification par la littérature. Tous trois défendent comme principe que la littérature constitue l’un des piliers du projet éducatif des républicains, comme le rappelle F. Pécaut en 1872:
Il n'y a pas d'éducation sérieuse dont la littérature, c'est-à-dire la langue maternelle, l'étude des bons auteurs, les exercices écrits ou les morceaux de style, ne soit le fonds principal. (Pécaut 1881: 96)
Vont lui être dévolus différents rôles qui répondent aux finalités éducatives et politiques du projet d’éducation des classes populaires. Tout d’abord, la littérature occupe une place essentielle dans le processus de laïcisation de l’éducation et dans l’enseignement de la morale. Elle apparait comme un bien commun largement partagé (Chartier & Hébrard 2000) qui permet de conforter les valeurs morales autour d’une émotion esthétique séparée des principes religieux. Comme l’affirme Félix Pécaut:
Il reste à faire passer l’instruction de l’école dans les mœurs, de l’enfance dans toute la vie; il faut de bons livres et le gout de les lire; il faut que cette instruction serve à former des esprits droits et sensés, à aiguiser la curiosité et aussi à la discipliner. (Pécaut 1881: 25)
Ensuite, la littérature permet de développer et d’élever la culture des classes populaires. Jusqu’alors, l’école apportait le strict nécessaire pour entrer dans la vie active, mais pour les républicains, l’école doit éduquer l’individu tout entier et lui fournir un ensemble de connaissances qu’il pourra développer tout au long de sa vie, comme l’affirme F. Buisson dans une conférence de 1883:
[La République] emploiera ces jeunes années à donner aux futurs citoyens, non seulement une instruction rudimentaire, mais tout un trésor d’idées et de sentiments qui feront le bonheur et la dignité de leur vie. (Buisson 1818: 20)
Le livre de littérature et le gout de lire sont les instruments nécessaires au développement d’une culture populaire, comme l’affirme Jules Ferry dans un discours aux directeurs d’école:
Veillez surtout à la culture générale. […] le meilleur service que vous puissiez rendre aux maitres adjoints et aux maitresses adjointes, et puis à vos élèves […] est de leur inspirer le gout de la lecture. Qu’ils aient des livres et qu’ils les aiment; laissez-leur le temps de lire; faites mieux, provoquez-les à lire. (Ferry 1895: 522-523)
La troisième fonction de la littérature est scolaire, car elle permet d’envisager autrement l’étude de la langue. À partir du début du XXe siècle, l’appareil didactique évolue dans les manuels et à la suite de la lecture des textes d’auteurs, divers exercices de langue apparaissent dont des rédactions sur des sujets simples, empruntés à la littérature et à la vie des élèves (Bishop 2010b).
Enfin, la littérature est associée à une conception rénovée du savoir lire. Prenant le contrepied des lectures ânonnantes des décennies précédentes (Chartier 2007), les républicains redéfinissent les objectifs de la lecture scolaire. Il ne s’agit plus de lire pour déchiffrer, mais de lire pour apprendre dans toutes les disciplines, pour comprendre et pour découvrir la littérature française, comme le rappelleront plus tard les programmes de 1923 2:
À l'école primaire, l'enseignement de la lecture sert à deux fins. Il met entre les mains de l'enfant l'un des deux outils - l'autre étant l'écriture - indispensables à toute éducation scolaire. Il lui donne le moyen de s'initier à la connaissance de la langue et de la littérature françaises. (Chervel 1995: t.2, 321)
Quelle littérature pour l’école élémentaire?
Dans le nouveau plan d’études de 1882, les maitres sont invités à lire deux fois par semaine des morceaux empruntés aux auteurs classiques, et ce dès le cours moyen.
Mais que faire lire à l’école élémentaire? Peut-on proposer les mêmes auteurs que dans le secondaire? Les élèves sont-ils en mesure de comprendre la littérature? Comment constituer un fonds littéraire spécifique? Ces questions soulèvent parmi les pédagogues un débat passionné dans les dernières décennies du XIXe siècle (Jey 2003). L’incapacité des élèves des écoles primaires à lire et comprendre les textes classiques apparait comme un frein au projet d’acculturation. Certains, parmi les plus engagés, à l’instar de Buisson, soulignent les limites d’une lecture des œuvres littéraires dans la formation des maitres. Voici ce qu’il écrit dans l’article «Analyse» du Dictionnaire de 1888:
Il manque à la plupart, à la presque totalité de nos élèves maitres une culture esthétique, une initiation littéraire suffisante pour apprécier pleinement les beautés des œuvres qu’on leur demande d’analyser. C’est là l’écueil inévitable; plus qu’aucune autre en Europe, notre littérature nationale est imprégnée, pénétrée, inspirée des souvenirs classiques, elle perd beaucoup de son charme et de son sens pour qui n’a pu passer par l’école de la Grèce et de Rome; or nos instituteurs ne savent ni latin ni grec: il ne faut donc pas se flatter de pouvoir les mettre en état de saisir et de gouter le parfum classique de notre littérature. (Buisson 1888: t.1, 78)
Mais pour résoudre cette difficile contradiction entre nécessité d’une lecture des œuvres littéraires et manque de culture classique, Buisson évoque la qualité des grands écrivains français « qui se sont assez rapprochés de la nature pour être éternellement compris et aimés de tous. ». Il propose de s’appuyer sur les émotions suscitées par ces chefs-d’œuvre et de veiller à « ne faire analyser que des œuvres susceptibles d’entrer dans l’éducation populaire, les plus simples, les plus humaines, les plus naturelles de toutes » (Buisson 1888 : 78).
La solution va donc résider dans le choix d’œuvres accessibles à tous les élèves de l’école primaire, œuvres simples dont maitres et élèves pourront saisir la qualité. Ce que Léon Bourgeois, ministre de l’Instruction primaire appelle quelques années plus tard, dans une circulaire de 1890, non pas des humanités classiques, mais des «humanités françaises» 3, adaptées au public des écoles primaires.
De quelles œuvres sont constituées ces humanités françaises? Dans une analyse antérieure, cinquante manuels parus entre 1923 et 1995 ont été analysés (Bishop 2010a). À la suite de cette étude, il apparait sans surprise que les deux grands auteurs de la IIIe République sont incontestablement Victor Hugo et La Fontaine, suivis de Molière, qui demeure le seul représentant du trio du théâtre classique à l’école élémentaire (Molière, Racine, Corneille). Mais c’est principalement Victor Hugo qui s’affirme comme le grand auteur de l’école élémentaire et ce jusqu’au milieu du XXe siècle. De veine plus populaire que la Fontaine ou Molière, c’est celui qui est de loin le plus présent dans les manuels. On récite ses poésies morales ou patriotiques mais peu à peu, ses romans prennent une place importante dans les manuels et trois personnages, Cosette, Jean Valjean et Gavroche, vont devenir emblématiques de la culture populaire. Dès le début du XXe siècle, un autre auteur occupe l’une des premières places, il s’agit d’Alphonse Daudet. Également lu en 5e et 6e, il devient une référence de la littérature scolaire et l’un des grands classiques de l’enfance, prenant place dans le panthéon littéraire. Ses œuvres les plus reprises dans les manuels sont sans surprise La Chèvre de M. Seguin parmi Les Lettres de mon moulin, Le Petit Chose et Tartarin de Tarascon.
En-dehors de ces quatre auteurs, les éditeurs scolaires sélectionnent des écrivains du XIXe siècle ou du tout début XXe qui vont constituer le répertoire de la littérature scolaire jusqu’en 1972. Ils sont souvent choisis pour leur écriture classique et reconnue. Parmi eux se trouvent de nombreux académiciens (comme Anatole France, Pierre Loti, Romain Rolland, Georges Duhamel, Henri Troyat ou Maurice Genevoix.) D’autres sont également appréciés pour leurs poèmes édifiants comme Jean Aicard. Certains de ces auteurs décrivent un monde quotidien, (George Sand, Colette, Marcel Pagnol). Nombreux sont les récits situés à la campagne avec ses différentes activités: la chasse, les vendanges, les semailles, etc. Il s’agit de descriptions d’une vie rurale, familiale et laborieuse. On peut y voir la glorification des valeurs traditionnelle de la société française que souligne la forte présence des auteurs régionalistes (Thiesse 1991, 1997) tels que Edmond About, Joseph Cressot, Henri Pérochon, Joseph de Pesquidoux, André Theuriet, pour ne citer que quelques noms. Cette veine importante sous la IIIe République est renforcée par les prescriptions de Vichy et se poursuit encore sous la IVe République.
Une pédagogie de la lecture des textes littéraires
Les leçons de lecture des textes littéraires sous la IIIe République se déroulent selon le schéma en trois temps défini par les instructions officielles de 1923 2:
L'instituteur commencera par lire lui-même à haute voix, en indiquant par les variations de l'intonation les nuances de la pensée et du sentiment, le morceau qu'il veut faire expliquer. Il en fera trouver rapidement les intentions principales. Par des questions alertes et des explications sobres, il fera comprendre le sens des détails et sentir la beauté des expressions. Alors seulement il fera lire le texte à haute voix par des élèves, afin de s'assurer qu'ils en comprennent la signification et en apprécient la valeur. Il va de soi que cette valeur doit être incontestable. (Chervel 1995: t.2, 322)
La démarche se veut toujours identique: d’abord une lecture du maitre, suivie de l’explication des mots, des phrases et l’élucidation du sens, pour finir par la lecture expressive des élèves. Cette lecture expressive, qui ne concerne que les textes littéraires, constitue une véritable pédagogie de la lecture à l’école élémentaire, différente de l’explication de textes des classes du secondaire. Le but de cette démarche est de conduire les élèves à percevoir la beauté des œuvres en suscitant l’émotion esthétique:
Très simplement, [le maitre] suscitera l’émotion esthétique, sans théories abstraites, sans expressions tirées du vieux jargon de la rhétorique, par un simple appel au gout d’enfants dont les impressions sont naïves et dont le jugement n’a pas été formé. (Chervel 1995: t.2, 322)
La lecture n’est pas un événement isolé car tout l’enseignement du français s’organise dans les manuels à partir des textes découverts collectivement, grâce à un appareil didactique assez récurrent d’un manuel à l’autre. Les textes d’auteurs offrent des répertoires d’idées, des réflexions morales et un vocabulaire réutilisés dans les rédactions.
Ce modèle de la lecture des textes littéraires à l’école élémentaire fait preuve d’une belle longévité puisqu’il persiste, malgré les remises en question et débats, jusqu’aux années 1970. Dans son ouvrage Le français tel qu’on l’enseigne, publié en 1971, Frank Marchand entreprend de décrire ce qu’il appelle «le modèle pédagogique standard que l’on retrouve dans la plupart des écoles françaises.» (Marchand 1971: 16). Il constate que les pratiques et les manuels qu’il présente et analyse n’ont guère changé depuis la IIIe République et son constat est sans appel: «Depuis bientôt un siècle, la pédagogie du français à l’école primaire n’a donc fait pour ainsi dire, aucun progrès» (Marchand 1971: 13).
La lecture au moment de la démocratisation
Redéfinir le savoir lire au tournant du XXe siècle
L’arrivée de De Gaulle au gouvernement en 1958 marque un changement de politique scolaire important (Prost 1992). Deux réformes successives, le décret Berthoin en 1959 (qui prolonge la scolarité jusqu’à 16 ans) et le décret Fouchet-Capelle en 1963, institutionnalisent le principe d’un collège pour tous et modifient profondément le paysage scolaire français.
Cependant dans le domaine de l’enseignement de la lecture la question du modèle de lecteur à former commence à se poser beaucoup plus tôt. Comme le remarque A.-M. Chartier (2007), la lecture silencieuse apparait dès 1938 dans les instructions qui prescrivent pour le certificat d’études:
Au cours supérieur deuxième année, le programme prescrit explicitement la lecture silencieuse. Par ailleurs, le Conseil supérieur a voulu qu'à l'épreuve de lecture du certificat d'études, il fût accordé à l'enfant cinq minutes de préparation. Cette préparation ne peut consister qu'en une lecture silencieuse; il faut bien que les élèves y aient été d'avance exercés. Dès la classe du certificat d'études on se préoccupera donc de la lecture silencieuse. On ne peut lire intelligemment que si l'on embrasse rapidement des yeux le texte qu'on va lire. On ne peut lire à haute voix correctement les mots d'une phrase, couper cette phrase aux silences imposés par le sens, accentuer exactement les syllabes significatives, que si l'on a, par avance, saisi le sens de la phrase dans son ensemble. La voix est nécessairement devancée par les yeux. (Chervel 1995: t.2, 273)
Le problème que soulève ce texte est celui de la méthode de lecture: peut-on considérer que l’élève qui n’aborde jamais seul un texte, qui ne le découvre que par la lecture du maitre comprend ce qu’il lit? La lecture expressive permet-elle la compréhension?
Cette question prend une réelle importance au sortir de la Seconde Guerre, lorsque la reconstruction du pays nécessite de faire appel à une main d’œuvre plus qualifiée, capable de lire et de comprendre de manière autonome. Dès 1945, certainement sous l’influence des bibliothécaires selon Chartier et Hébrard (2000), les mentalités changent, la lecture personnelle n’apparait plus comme un risque pour les jeunes esprits et l’on voit naitre l’idée qu’elle peut avoir une valeur éducative. Mais ce principe ne pénètre pas immédiatement dans les discours officiels et il faut attendre la circulaire datée du 29 décembre 1956 sur la suppression des devoirs du soir pour que soit évoquée une lecture autonome, silencieuse, personnelle, distrayante et en même temps éducative.
La fin des années 1950 constitue un tournant dans la manière dont l’école définit le savoir-lire. Au cours de cette période se manifeste une évolution dans les attentes sociale vis-à-vis de la lecture et dans les finalités dévolues à la lecture des textes littéraires à l’école. Plusieurs facteurs sont à l’origine de ces changements.
Le premier est celui d’une demande sociale. La diffusion de plus en plus importante des livres et journaux dans les classes populaires en lien avec l’action militante de certains bibliothécaires (Butlen 2008) répand l’idée que la lecture est une pratique qui permet l’épanouissement et l’accès à la culture et qu’il est nécessaire de développer dès l’école primaire ce gout de la lecture.
Le second facteur de changement est lié à l’arrivée massive des écoliers dans les classes de 6e, dans le courant des années 1950. Le niveau de ces nouveaux élèves ne correspond pas aux attentes des professeurs qui déplorent régulièrement leur faible maitrise de la lecture. Les nouveaux collégiens, disent-ils, n’aiment pas lire et le plus souvent lisent mal ou ne savent pas lire. Et que leur reproche-t-on? D’avoir une lecture trop scolaire, c'est-à-dire d’être capables d’oraliser sans comprendre ce que dit le texte. La lecture expressive définie en 1923, ne répond plus aux exigences de la scolarité allongée. Pour savoir lire au-delà de l’école élémentaire, il faut être capable d’appréhender le contenu de n’importe quel écrit.
Ces reproches sont pris en compte par le ministère et en janvier 1958, des instructions 5 concernant l’enseignement de la lecture à l’école primaire sont publiées. Elles proposent une nouvelle définition du savoir lire scolaire en insistant sur la compréhension.
L’expression «savoir lire» a un sens au cours préparatoire; elle doit en avoir un autre au cours élémentaire, au cours moyen et dans la classe de fin d’études. Il convient de ne pas jouer sur les mots. Pour un élève de la grande classe, ce n’est pas «savoir lire» que de savoir déchiffrer péniblement un texte. Savoir lire, pour un candidat au certificat d’études primaires, c’est être capable de lire un texte – silencieusement ou à haute voix – à un rythme assez rapide pour que l’intelligence soit capable de saisir le sens, non d’un mot mais d’un groupe de mots. […] À une époque où évoluent si rapidement les techniques et les structures économiques et sociales, notre premier devoir est de donner à l’enfant le moyen, quand il aura quitté notre école, de se tenir au courant. Or ce moyen c’est de savoir lire – au sens où nous l’entendons. (Bulletin officiel 1958: 1103)
Ce texte remet en cause la pédagogie de la lecture expressive qui était le modèle dominant des IIIe et IVe Républiques. Le savoir lire, en 1958, nécessite de développer l’autonomie des élèves dans ce domaine et de s’assurer que le sens est saisi, comme le précise cette même circulaire:
L’exercice de lecture expressive n’a pas pour fin, on le sait, de dresser l’enfant à lire comme un acteur, mais seulement d’apporter la preuve qu’il comprend ce qu’il lit. Encore faut-il ne pas se laisser duper. Un enfant moyennement habile peut lire avec expression un texte qu’il ne comprend pas. (Bulletin officiel 1958: 1103)
Ces instructions instituent un changement important des pratiques de lecture. Celle-ci ne devrait plus être l’exercice collectif et oralisé des décennies précédentes, au contraire il est question de lectures personnelles et silencieuses, faites à la maison et restituées sous forme d’exposés et de discussions.
La lecture silencieuse et le plaisir de lire
Mais le grand changement va être la prescription de la lecture silencieuse qui advient quelques années plus tard, en décembre 1972, dans de nouvelles instructions. Ces textes s’inspirent de l’important travail de la Commission Rouchette qui a été mise en place en 1963 et reprennent une partie des propositions du Plan de Rénovation, rédigé en 1969. La conception de la lecture scolaire qui apparait à cette période se démarque totalement des prescriptions antérieures par trois aspects. Le premier est le constat de l’inefficacité des pratiques scolaires, ce que souligne le nombre important d’échecs scolaires et de redoublements. En effet, une enquête menée en 1967 6 chiffre à plus de 70% le nombre d’élèves 7 ayant redoublé au moins une fois au cours de la scolarité primaire, avec plus de 35% de redoublements au CP. Le second élément est que la compréhension des textes devient la finalité principale et qu’elle ne peut se réduire à l’oralisation. La nouvelle prescription insiste sur la nécessité de lire pour comprendre et ce dès le CP, car le principal problème des mauvais lecteurs en 6e est bien la difficulté à saisir le sens des textes. Dans les instructions de 1972, lire est défini comme la capacité à prélever les informations essentielles d’un texte au cours d’une lecture individuelle et silencieuse. La démarche de 1923 qui prônait la lecture à haute voix, expressive, et la répétition d’un même texte est définitivement abandonnée. Le dernier point est que les supports de lecture se diversifient, car il semble nécessaire de ne plus s’appuyer sur le seul corpus des textes littéraires reconnus. L’objectif, à partir de 1972, est d’être capable de tout lire. La lecture est présentée comme un acte de communication qui sert à s’informer, et à se distraire; sont donc privilégiés les textes issus de situations de communication concrètes et les ouvrages que les jeunes lecteurs pourront lire seuls.
Mais dans les faits, ces instructions de 1972 ne modifient que peu les pratiques de lecture à l’école élémentaire. C’est ce que révèle un rapport de 1985 8 demandé par le ministère sur l’enseignement du français: dans de nombreuses classes, c’est encore la lecture à haute voix qui tient fréquemment lieu d’unique pédagogie de la lecture.
Toutefois, ces instructions amorcent un grand changement dont les effets deviendront perceptibles quelques années plus tard. La lecture demeure une activité éducative mais ses finalités sont radicalement différentes. Il ne s’agit plus de partager dans une démarche collective l’admiration pour les œuvres, mais de satisfaire un plaisir qui ne peut se découvrir que dans des pratiques personnelles et silencieuses. Les deux objectifs de l’enseignement sont désormais de développer la motivation et le plaisir de la lecture.
Changement des corpus
Redéfinir le savoir lire et les finalités de la lecture entraine d’importantes modifications dans les corpus proposés par l’école. Entre 1970 et 1980 les listes d’auteurs mis à disposition dans les manuels changent. Plusieurs facteurs contribuent à ces modifications radicales.
Le premier est l’influence des mouvements pédagogiques qui considèrent la lecture comme un élément clé de l’éducation et de l’épanouissement des enfants, il s’agit du Groupe français d’Éducation nouvelle (GFEN), de l’Institut coopératif de l’école moderne fondé par Freinet (ICEM) et de l’Association française pour la lecture (AFL) pour n’en citer que trois. Ces mouvements n’accordent cependant pas tous la même importance à la lecture des œuvres de littérature en classe et c’est principalement l’AFL qui s’engage pour que les œuvres destinées à la jeunesse deviennent des supports de l’apprentissage de la lecture. La seconde cause de changement est la prise de conscience d’un rejet des œuvres littéraires classiques par les jeunes lecteurs et les risques de concurrence avec les nouveaux médias. Les gouts des élèves deviennent le critère de choix. Il ne s’agit plus d’imposer des lectures édifiantes choisies par le maitre, mais de proposer des ouvrages capables de susciter motivation et plaisir de lire. Le principe des lectures attractives, destinées au jeune public et d’accès facile apparait dans le Plan de Rénovation et sera repris dans les instructions de 1972.
Encore que le gout des enfants ne soit pas le seul critère, il est indispensable qu'ils se plaisent à lire les livres que nous choisissons pour eux. Des enquêtes diverses sur les gouts des enfants ont permis d'établir qu'ils préfèrent les livres captivants, amusants, les livres tonifiants où l'amitié, la sympathie, la solidarité jouent un grand rôle, les livres riches en aventure, qui leur donnent des informations vraies ou vraisemblables. Il serait inconcevable de n'en pas tenir compte, comme de ne pas attacher un prix particulier à la valeur humaine, à l'authenticité dans la réalité comme dans l'imaginaire, à la qualité de la langue comme de l'illustration.
L’étude déjà citée sur les corpus des manuels (Bishop 2010a) rend compte de ce changement et le palmarès des vingt auteurs les plus cités dans dix manuels édités entre 1972 à 1985 est significatif. On assiste d’abord à un déplacement des grandes figures littéraires de l’école laïque: Alphonse Daudet prend la tête du classement pour une dizaine d’années, Victor Hugo reste encore présent, mais Jean de La Fontaine est beaucoup moins cité.
Les thèmes qui organisent les lectures connaissent également de grands bouleversements, les saisons et les travaux sont remplacés par l’aventure et l’amitié. Saint-Exupéry qui aborde ces deux thèmes apparait en seconde position après Daudet, dans le palmarès de 1972-1985. On lit Le petit prince, et plus particulièrement le passage de la rencontre avec le renard. Les passages concernant les aventures aéronautiques de l’auteur sont nombreux, empruntés à Vol de nuit ou Terre des hommes. D’autres récits d’aventures vécues comme ceux du Commandant Cousteau, de Joseph Kessel, ou encore de Paul Émile Victor, de Frison-Roche, de Haroun Tazieff, de René Demaison et de Maurice Herzog figurent aussi dans plusieurs manuels. Leur point commun est le thème de l’aventure, du courage et du dépassement de soi. Les personnages et les auteurs sont considérés comme des héros modernes. Ces récits défendent certaines valeurs auxquelles l’école attache une importance morale, telles que le courage et la solidarité. En ce sens, l’édification par la littérature demeure une constante de la lecture à l’école même si elle adopte d’autres formes. Ces choix sont également à mettre en relation avec l’attrait pour la modernité, notion forte au cours de cette période. Il s’agit d’une modernité technologique et urbaine qui prend souvent l’avion comme symbole et qui explique la moindre présence des auteurs régionalistes. En effet, on ne retrouve plus que Joseph Cressot auteur du Pain au lièvre dont on continue à lire les souvenirs d’écolier campagnard. Cependant, de nombreux auteurs de la toute fin du XIXe siècle ou du début du XXe siècle demeurent dans le corpus scolaire. Il s’agit de Henri Bosco, Marcel Pagnol, Louis Pergaud, Jules Renard, qui tous mettent en scène des enfants, de même que des auteurs plus récents comme Joseph Joffo. Dans le même esprit, se rencontrent des romans qui décrivent l’amitié entre un enfant et un animal, c’est le cas des textes de René Guillot, auteur de Crin Blanc ou des textes de Joseph Kessel. C’est ainsi qu’une littérature qui s’adresse au jeune public s’installe véritablement, avec de plus en plus de contes et de récits écrits pour les enfants, comme les Histoires comme ça de Rudyard Kipling. La BD fait même une timide apparition avec des extraits d’Astérix ou de Tintin, malgré une certaine défiance vis-à-vis du genre.
La lecture des textes
Le changement de méthode institué par les textes officiels à partir de 1972 est radical, puisqu’il est préconisé une lecture individuelle et silencieuse. Dans les manuels ou fichiers, les textes sont accompagnés le plus souvent d’un questionnaire qui permet de vérifier la compréhension de l’élève. Les questions sollicitent un relevé d’informations portant sur les lieux, la temporalité, la chronologie, les agents et leurs principales actions. Les lectures sont souvent placées dans des ensembles thématiques qui permettent de croiser différents types de documents: récits, documentaires, publicités, etc. Les conceptions de la lecture comme traitement de l’information et l’ouvrage de Richaudeau sur la lecture rapide, daté de 1969, ont une influence certaine sur les conceptions de la lecture et on en trouve trace dans les préconisations officielles. Ainsi, les instructions de juillet 1980 9 pour les cours moyens présentent la lecture comme un prélèvement d’informations qui ne nécessite pas nécessairement une lecture exhaustive.
Savoir lire, c'est: - pratiquer naturellement et efficacement la lecture silencieuse, c'est-à-dire la vraie lecture, celle qui permet de comprendre le sens, sans s'attarder aux syllabations, en maitrisant assez les mécanismes et les techniques pour n'y recourir qu'à titre de contrôle ou de moyen d'élucidation. (Chervel 1995: t.3, 332)
La lecture doit être silencieuse pour permettre de comprendre et de prélever des informations. Les lectures privées d’œuvres complètes accessibles aux jeunes lecteurs sont encouragées, la littérature dépasse le cadre de la classe. Les instructions de 1985 vont renforcer le caractère culturel de la lecture en insistant sur le développement du désir de lire et sur la nécessaire fréquentation des livres, prônant que «lire c’est comprendre». Mais les limites de la lecture silencieuse apparaissent assez vite pour deux raisons, la première est la difficulté à contrôler les apprentissages des élèves, la seconde raison est sociale, il s’agit d’une remise en question de l’école lors de la prise de conscience du phénomène de l’illettrisme en 1984.
La didactique de la lecture des textes littéraires
La critique de la lecture silencieuse
Dès le milieu des années 1980, les résultats de l’école dans le domaine de la lecture sont dénoncés pour leur insuffisance. Deux rapports vont jouer un rôle important. Le premier, intitulé les Illettrés en France (Espérandieu et al. 1984), suscite une remise en question des méthodes scolaires. Ce rapport va déclencher un important courant de réflexion sur la lecture et provoquer une réflexion sur sa définition, son apprentissage et sur les dispositifs d’aide et de remédiation. Le second rapport, celui du recteur Migeon de 1989 (Ministère de l’Éducation nationale 1989), souligne les inadéquations entre «les attentes que suscite l’école et les résultats qu’elle obtient». Ce rapport dénonce les inégalités sociales et territoriales, les redoublements et les faibles acquis en lecture puisque, reprenant les résultats d’une enquête de l’AFL, il annonce que le nombre de lecteurs capables de comprendre ce qu’ils lisent est faible: 9% à l’entrée au collège et 19% en 3e.
Ces publications nourrissent et accompagnent de nombreux débats sur l’apprentissage de la lecture qui touchent principalement l’acquisition du lire-écrire et qui tentent de définir et de trouver un consensus sur ce qu’est la lecture et sur la meilleure manière de l’enseigner (Chartier & Hébard 2000). Le domaine est occupé par deux grandes familles de recherches. Les premières sont celles des innovateurs qui refusent les apprentissages trop mécanistes et restent méfiants face au décodage et à la lecture à haute voix. Les secondes sont celles des psychologues cognitivistes qui vont modifier profondément les conceptions du savoir lire en France. D’une manière générale, ces chercheurs remettent en question le modèle de la lecture silencieuse et plus particulièrement les approches idéovisuelles. Dès 1988, Liliane Sprenger-Charolles souligne dans sa thèse que les difficultés ne viennent pas de la compréhension mais d’un déficit de l’identification des mots, ce que les méthodes uniquement centrées sur la reconnaissance logographique ne peuvent améliorer. Au cours des Entretiens Nathan sur la lecture qui ont lieu les 10 et 11 novembre 1990 à Paris se côtoient les innovateurs et les cognitivistes. Les travaux de ces derniers apportent de nouveaux modèles qui mettent en lumière la complexité du processus de compréhension qui va être peu à peu envisagé comme un possible objet d’enseignement et d’apprentissage.
La didactique de la lecture des textes littéraires va naitre de ces débats car il apparait dans le courant des années 1990 que la seule fréquentation des livres ne suffit pas à mener les élèves vers le désir de lire et que la lecture silencieuse ne peut garantir des acquisitions définitives. De plus, les travaux anglo-saxons de psychologie cognitive conduisent à modifier les conceptions sur la compréhension en lecture et mettent en lumière les procédures mentales des lecteurs. Enfin, les théories littéraires sur la réception du texte et sur le rôle du lecteur dans l’activité interprétative vont entrer en collision avec les précédentes.
Le ministère rend compte de cette profusion de recherches et publie en 1992 une véritable mise au point théorique, il s’agit de La maitrise de la langue à l’école (Ministère de l’Éducation nationale 1992a) qui présente un état des lieux de la didactique du français, accompagné d’une bibliographie d’études portant sur la didactique du français entre 1980 et 1992. Mais sur les cent titres proposés treize seulement concernent la lecture des textes et l’activité du lecteur, parmi ceux-ci sept sont des ouvrages de sociologie et six seulement traitent de la littérature de jeunesse ou des activités de compréhension des textes dans une approche pédagogique ou littéraire. La didactique de la littérature est encore peu présente dans les travaux répertoriés. Les rédacteurs de l’ouvrage La maitrise de la langue à l’école envisagent la fréquentation des livres du patrimoine comme une nécessité et évoquent «l’initiation des jeunes lecteurs à la lecture littéraire» (Ministère de l’Éducation nationale 1992a: 124) ainsi qu’une «pédagogie de la réception des textes» (Ministère de l’Éducation nationale 1992a: 124) pour laquelle il n’existe pas encore, en 1992, de méthode clairement définie sinon le souci de se démarquer des pratiques du second degré.
À l'école élémentaire, l'approche des grands textes ne relève ni de l'histoire littéraire ni d'une technique particulière de lecture (lecture expliquée, lecture méthodique, etc.). Elle se construit dans le cadre d'une connivence culturelle et émotive qu'il appartient à l'enseignant d'installer avec soin. (Ministère de l’Éducation nationale 1992a: 107)
La naissance de la didactique de la lecture des textes littéraires
Les groupes de recherche créés dans le courant des années 1970 par l’INRP pour accompagner le mouvement de rénovation du français suscitent un développement rapide des études de didactique de la langue maternelle, qui portent surtout sur l’oral, l’étude de la langue et l’écriture. Mais il faut attendre le début des années 1990 pour que soit posée la question de l’enseignement de la lecture des textes littéraires à l’école élémentaire.
Cependant différentes approches existent déjà, elles vont servir de base aux travaux ultérieurs. Un premier domaine d’investigation est linguistique ou psycholinguistique. Il s’agit d’une réflexion sur l’utilisation des typologies textuelles comme outil de lecture. Ce sont, entre autres, les travaux des revues Pratiques et du Français aujourd'hui, à partir de 1984 avec des articles de Brigitte Duhamel, de Bernard Schneuwly, Jean-Paul Bronckart ou Jean-Louis Chiss, et d’autres encore. Un autre courant plus pédagogique est issu des mouvements qui promeuvent la littérature de jeunesse comme support éducatif. Ces recherches sont proches ou issues des mouvements pédagogiques comme l’AFL ou le GFEN, des associations de défense des livres de jeunesse, ou des groupes de bibliothécaires comme L’Heure Joyeuse. Les publications qui proposent des activités concrètes à partir de titre d’ouvrages paraissent à partir de 1985, signées de Jean-Claude Bourguignon, Rémy Stoecklé, Josette Jolibert, Bernard Devanne, Jean Perrot, pour ne citer que quelques noms. Un dernier courant s’intéresse davantage à l’histoire et aux relations entre école et littérature, on peut citer l’ouvrage de Francis Marcoin, À l’école de la littérature, paru en 1992.
Mais c’est réellement à partir de 1995 que des travaux vont tenter de définir des modèles didactiques de lecture des œuvres littéraires, en utilisant les amorces de recherches citées précédemment. Le n°13 de la revue Repères, publié en 1996 sous la direction de Catherine Tauveron et Yves Reuter témoigne de ce souci de formaliser ce qui commence à se dessiner dans le champ de la didactique, puisqu’il propose, en introduction, de «problématiser l’enseignement/apprentissage de la littérature à l’école élémentaire et de construire des propositions pour une didactique de la littérature à l’école» (Tauveron & Reuter 1996: 13).
Mais les auteurs reconnaissent que la tentative est précoce et «audacieuse», que le domaine est encore bien peu exploré et que les travaux gardent une dimension spéculative. Cependant, très rapidement l’espace va se remplir. L’institutionnalisation de la littérature dans les instructions de 2002 et la mise en place d’une épreuve orale spécifique au concours de professeur des écoles en 2005 développent un courant de recherches et de formation prolifiques. Certains travaux spécifiques comme ceux de Catherine Tauveron (Tauveron 2002) ont une forte influence sur l’ensemble de la communauté éducative et ont certainement irrigué les instructions de 2002.
Lire des textes littéraires
La lecture des textes littéraires à l’école élémentaire se développe en lien avec l’évolution des enjeux sociaux à l’aube du XXIe siècle. Il s’agit d’éviter les clivages culturels et d’utiliser la littérature comme ciment de la communauté nationale. L’introduction des instructions de 2002, signées du ministre Jack Lang, est significative de ce phénomène. Le thème de la culture commune, fondement d’une langue commune, est largement présenté et la relation entre inégalités sociales et inégalités culturelles institue la littérature comme l’un des principaux moyens que possède l’école pour dépasser ces inégalités:
L’inégalité sociale, nous le savons est d’abord une inégalité culturelle: c’est à l’école qu’il appartient de réduire cette distance par rapport au savoir et à la culture. (Ministère de l’Éducation nationale 2002b: 8)
Ce partage d’une culture commune se produit grâce à la connaissance d’œuvres patrimoniales contribuant à ressouder une communauté autour de la littérature.
Le but des instructions de 2002 est d’instituer une pédagogie de la lecture littéraire spécifique pour l’école primaire, libérée du modèle secondaire de type explicatif. Cette lecture est conçue comme une activité interprétative, et pour la première fois, l’objectif n’est plus seulement de s’assurer de la compréhension des textes. Les instructions de 2002 tentent d’instituer un lecteur spécifique, lecteur interprète, dans une approche inspirée des théories de la réception. La nouvelle didactique de la lecture littéraire s’appuie sur des pratiques pédagogiques qui vont connaitre un certain succès auprès des enseignants. Il s’agit des lectures en réseaux, fondées sur le principe de l’intertextualité et des débats interprétatifs qui font de la lecture une activité partagée et socialisante devant permettre de fonder une communauté de lecteurs. Les liens entre lecture et écriture sont renforcés par la tenue de carnets de lecture, recommandés par les instructions.
De plus, l’activité intertextuelle et interprétative suppose un corpus de textes « ouverts à interprétation ». Pour l’école élémentaire, ces textes sont systématiquement choisis dans la littérature de jeunesse, considérée à l’égal de la littérature adulte dont elle possèderait toutes les caractéristiques. Les ouvrages de jeunesse sont proposés dans trois listes publiées en 2002, 2004 et 2007 et servant de référence tant pour les enseignants que pour les éditeurs. Là encore il s’agit d’une première fois : le ministère n’avait jusqu’alors jamais publié de liste pour les niveaux élémentaire ou maternelle du primaire.
Les corpus proposés par les manuels se modifient dès 1985. Selon l’étude de 2010 déjà évoquée (Bishop 2010a), nous pouvons remarquer que les corpus scolaires évoluent rapidement entre la fin du XXe siècle et le début du XXIe siècle, ils présentent quatre caractéristiques nouvelles. La première est l’entrée massive de la littérature de jeunesse dans les manuels, dès 1985, avec des auteurs dont une grande partie de l’œuvre est dédiée à la jeunesse tels que Michaël Morpurgot, Anthony Horowitz, Roald Dahl, Gianni Rodari, Evelyne Brisou Pellen, Bernard Friot, Pierre Gripari, Dick King-Smith, pour ne citer que quelques noms. Le second élément est la disparition des auteurs du XIXe siècle. Ils sont remplacés par des œuvres appartenant à un patrimoine national ou mondial, où les contes et les fables retrouvent une place de choix: Grimm, Perrault, Andersen, Mme Le Prince de Beaumont, La Fontaine, Ésope, etc. Un troisième élément est la présence importante de la poésie, considérée comme un objet littéraire en soi et non uniquement comme support de récitation. La poésie est proposée pour être dite, créée, écoutée, imitée. Les auteurs fréquemment mentionnés s’adressent à un jeune public. Il s’agit, entre autres de Claude Roy, Pierre Gamarra, Maurice Carême, Jacques Charpentreau, Georges Jean, etc. Le quatrième et dernier point est l’ouverture des corpus: la littérature donnée à lire dépasse le cadre des frontières et s’internationalise. Les œuvres étrangères, traduites ou francophones, représentent près de 40 % de l’ensemble des titres proposés dans les listes ministérielles de 2002 et 2004 (Bishop & Ulma 2007). Mais ces textes sont lus avec des objectifs littéraires tels que la connaissance des personnages ou l’intertextualité. À la fin du XXe siècle, l’école institue un nouvel ensemble d’œuvres à lire dans les classes qui deviennent des classiques de la jeunesse. Ces corpus répondent aux finalités culturelles, sociales, éducatives, patrimoniales et littéraires que la société semble assigner à la lecture des œuvres littéraires à l’école élémentaire.
Pour conclure, il est possible de remarquer que, au cours des différentes périodes évoquées, la lecture des textes littéraires à l’école primaire a été fortement marquée par les contextes sociaux et politiques et par le projet éducatif attaché à l’école élémentaire. Cette activité a été maintes fois l’objet de débats et d’enjeux. L’une de ses caractéristiques est d’avoir toujours tenté de se dégager du modèle du secondaire, et il n’a jamais été envisagé de transmettre des savoirs sur la littérature ou sur son histoire, ni de pratiquer des explications littérales des textes. Au contraire, depuis la IIIe République, on s’efforce de mettre en place une pédagogie de la lecture des textes littéraires qui soit spécifique au public des écoles primaires. Mais surtout, avant 2002, la littérature ne constitue pas un objet d’enseignement, il n’y a pas d’éléments littéraires à enseigner. On enseigne la lecture des textes littéraires, mais jamais la littérature en soi. C’est à partir des instructions de 2002 que la lecture littéraire est instituée par les textes officiels avec des objets et des démarches particuliers. Cette didactique de la littérature à l’école élémentaire est récente, elle repose sur des procédures spéculatives qui relèvent de notre conception moderne de l’interprétation et de l’institution de l’élève comme individu autonome.
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Pour citer l'article
Marie-France Bishop, "Lire la littérature à l’école élémentaire en France", Transpositio, n°1 Justifier l’enseignement de la littérature, 2017https://www.transpositio.org/articles/view/lire-la-litterature-a-l-ecole-elementaire-en-france
Enseigner la littérature dans l’univers des techno-images
Pourquoi et comment enseigner la littérature aujourd'hui {{Mes remerciements à Sophie Queuniet, ainsi qu’aux lecteurs anonymes de cet article, pour leurs suggestions et retours, que je n’ai pas toujours pu développer suffisamment, faute de place.}} ? J’aborderai cette question à travers un grand écart instaurant une double distance envers la définition canonique de « la littérature », telle que cette définition s'est imposée dans nos cultures occidentales aux XIXe et XXe siècles. En aval de cette période, je réfléchirai à la façon dont les évolutions médiologiques des trois dernières décennies ont induit des pratiques interprétatives que nos catégories encore dominantes au sein de larges segments de l'université refusent souvent de reconnaître comme littéraires – alors qu’il me semble au contraire important d’y repérer une mutation de « la littérature » hors d’elle-même {{Sur ce point, voir Rosenthal & Ruffel (2010). }}. En amont, je remonterai brièvement à un usage du mot « littérature » qui était prévalente jusque vers 1750 – et qui peut, par-dessus les siècles, nous indiquer une direction d'avenir pour repenser la fonction des études de lettres.
Enseigner la littérature dans l’univers des techno-images
Pourquoi et comment enseigner la littérature aujourd'hui 1? J’aborderai cette question à travers un grand écart instaurant une double distance envers la définition canonique de «la littérature», telle que cette définition s'est imposée dans nos cultures occidentales aux XIXe et XXe siècles. En aval de cette période, je réfléchirai à la façon dont les évolutions médiologiques des trois dernières décennies ont induit des pratiques interprétatives que nos catégories encore dominantes au sein de larges segments de l'université refusent souvent de reconnaître comme littéraires – alors qu’il me semble au contraire important d’y repérer une mutation de «la littérature» hors d’elle-même 2. En amont, je remonterai brièvement à un usage du mot «littérature» qui était prévalente jusque vers 1750 – et qui peut, par-dessus les siècles, nous indiquer une direction d'avenir pour repenser la fonction des études de lettres.
Ce grand écart quelque peu acrobatique trouve appui sur un certain nombre de théories des media malheureusement peu connues et peu diffusées dans le domaine francophone en général, et parmi ceux qui réfléchissent à la littérature et à sa didactique en particulier. La pertinence de ces théories ne prenant son sens qu'à la lumière des problèmes écopolitiques auxquels nous devons faire face à l'âge de l'anthropocène, je commencerai par quelques remarques très générales, avant de présenter très sommairement quelques idées-clés reprises de ces théories des media, qui me semblent indispensables pour articuler le problème central posé à l'enseignement de la littérature aujourd'hui, qui est précisément un problème de cadrage, c'est-à-dire d'adaptation à un certain contexte socio-historique, et plus particulièrement médiologique.
L'orientation générale de ce propos – qui relèvera donc plutôt de «prolégomènes» que d’un traitement direct et pragmatique des questions posées – visera à esquiver le double écueil de la lamentation catastrophiste et de la technophilie naïve qui se font fréquemment face dans les débats concernant ces problèmes. Les élégies sur la mort de la littérature et des lettrés, sur l'indifférence prétendue de «la jeunesse» envers «les classiques», sur la distraction abrutissante induite par les (in)cultures numériques – tout cela me paraît à la fois aussi (partiellement) fondé et aussi (largement) leurrant que les espoirs de voir chaque enfant muni d'une tablette profiter spontanément d'une intelligence collective sur laquelle il suffirait de se brancher à travers l’appareillage approprié (si possible user-friendly). Je suis convaincu que les expériences littéraires restent plus précieuses, plus nécessaires, et plus jouissives que jamais à l'ère des media numériques – pour peu qu'on apprenne à les chercher là où elles peuvent se trouver aujourd'hui, et pour autant qu'on se donne les moyens de les cultiver et de les valoriser comme telles.
Mon propos commencera donc par dresser un tableau très large de quelques grands bouleversements médiologiques repérables au cours du dernier siècle, avant de proposer quelques gestes par lesquels les études littéraires peuvent se repositionner dans les nouveaux contextes induits par ces bouleversements.
Figures d'écriture et retours de fond à l'âge de l'anthropocène
L'intuition de base développée, entre autres, par des penseurs comme Vilém Flusser (1920-1991) ou Friedrich Kittler (1943-2011) – approfondissant les formules lancées par Marshall McLuhan (1911-1980) dès les années 1960 et faisant échos parfois à une «médiologie» française qui s'est malheureusement développée dans un certain isolationnisme national – est qu'une nouvelle culture a commencé à se déployer à partir de la seconde moitié du XIXe siècle, sous l'impulsion de l'invention et de la diffusion des moyens techniques d'enregistrement automatique de l'image (photographie) et du son (phonographe). Le nouvel «univers des techno-images» 3, qui a mis plus d'un siècle à s'imposer progressivement, qui devient clairement hégémonique depuis quelques décennies, mais dont nous commençons à peine à entrevoir les conséquences, se comprend par contraste avec la phase précédente, qui se caractérisait par une domination de l'écriture, qui a elle aussi mis plusieurs siècles à s'infiltrer dans nos pratiques, et qui continue bien entendu à les structurer en profondeur.
Dans la description qu'en donne Flusser, le régime historique de l'écriture se caractérise par la réduction de la complexité de nos perceptions du réel à un défilement linéaire de symboles alphabétiques, conçus pour manifester des rapports de causalités également formalisés comme linéaires. L'énorme puissance de l'écriture, remarquablement analysée par Michel de Certeau dans «L’économie scripturaire» (1990: 195-224), tient à ce qu'elle nous donne une emprise pratique considérable sur le façonnement de notre réalité, en faisant passer celle-ci par le fil de causalités linéaires sur lesquelles nous pouvons agir après les avoir isolées et identifiées comme telles.
Cette opération fondamentale assurée par l'écriture ne date bien entendu pas de la modernité. Toutes les cultures écrites ont formalisé des chaînes de causalité de façon à pouvoir intervenir sur elles. À travers son idéal et son idéologie de «la science», la modernité a seulement poussé à ses extrêmes conséquences cette virtualité possible du régime de l'écriture: n'existe «réellement» pour nous aujourd'hui que ce qui peut être transcrit à travers des séquences linéaires d'enchaînements causaux. Cet énorme travail d'élucidation des relations de causalité mené depuis des siècles s'appuie sur au moins deux types de réduction qui apparaissent aujourd'hui dans toute leur clarté.
D'une part, le règne de l'écriture linéaire présuppose l'isolation de certaines chaînes causales au sein du tissu complexe de multi-causalités qui trame nos existences quotidiennes: c'est le travail qu'on mène dans des laboratoires, dont la fonction est justement d'isoler certains fils, séparés de façon parfaitement artificielle du tissu de corrélations causales au sein desquelles ils opèrent à l'extérieur des murs aseptisés du laboratoire. D'autre part, de façon intimement liée au point précédent, ce règne s'appuie sur tout un travail souterrain d'analyse segmentant les objets composés en objets composants, selon des opérations de discrétisation (ou de «grammatisation») qui se sont imposés aussi bien à la physique (les particules) et à la chimie (le tableau des éléments) qu’à la biologie (l'ADN) et à la linguistique (les unités de base), aboutissant à des «éléments» discrets, censés être «premiers», dont les multiples recombinaisons permettront de récréer le monde «par synthèse».
D'un point de vue phénoménologique, tout ce processus consiste à isoler des figures au sein d'un fond (en fonction de la pertinence des traits envisagés selon les observations de causalités), pour analyser ces figures en éléments minimaux (générant par grammatisation l'alphabet du domaine envisagé), de façon à pouvoir produire de nouvelles figures (selon des procédures de recombinaisons synthétiques), plus désirables que celles offertes spontanément par la nature. Comme l'avait bien relevé Gilbert Simondon dès 1958 avec sa description Du mode d'existence des objets techniques, cette attitude focalisée sur l'identification, l'analyse et la recombinaison de figures tend à laisser dans l'ombre le statut et le rôle des fonds, dont la prise en charge incombait aux religions qu’une certaine modernité a reléguées au domaine des superstitions – comme si la perception (généralement «intuitive») de ces phénomènes de fond, n'avait pas son importance dans la façon dont les subjectivités humaines s'orientent dans l'existence 4.
Au moment où de plus en plus larges segments de nos populations humaines commencent à prendre une conscience de plus en plus vive de «l'événement anthropocène» 5 – c’est-à-dire du changement de perspective induit par notre prise en compte des dommages irréparables infligés à notre environnement planétaire (biologique, géologique, climatique) par la furie productiviste caractéristique de la modernité industrielle – une fierté légitime envers les gains de maîtrise acquis grâce à ces procédures d'écriture ne peut plus s'aveugler aux conséquences fâcheuses, voire catastrophiques, entraînées par la domination exclusive de ce mode opératoire. Face à des problèmes locaux comme l'amiante, face à des hydres incontrôlables comme le nucléaire ou les pesticides, ou face à des emballements globaux comme le dérèglement climatique, force est de constater la pauvreté des lignes de causalités analysées et recomposées dans nos laboratoires par notre façon linéaire d'écrire le monde en régime de modernité impérialiste et extractiviste. Notre ignorance du fond environnemental sur lequel s'inscrivaient les figures que nous y avons isolées (par analyse causale, grammatisation et recombinaisons de synthèse) se paie au prix d'un retour potentiellement très douloureux (pour nous humains) de ce fond imprudemment refoulé 6. Le règne moderne des figures – dont la science économique orthodoxe assure aujourd'hui l'emprise en imposant la loi des seules figures chiffrées, désormais traitées à la vitesse de la lumières par les algorithmes du high-speed trading – s'avère de moins en moins soutenable face à la multiplication des retours de feu que sont les retours de fond sous leurs multiples formes, depuis la fonte des glaciers, le dégel du permafrost, la pollution atmosphérique des villes chinoises, jusqu'au regain de vigueur des courants les plus intégristes de certaines pratiques religieuses.
Pratiques artistiques et critique de l'immédacie
Chacun à sa façon, Marshall McLuhan, Vilém Flusser et Friedrich Kittler nous invitent à sortir de l'aveuglement qui caractérise notre rapport habituel aux media, entendus ici dans leur sens le plus large, celui des médiations qui assurent les communications entre les différents composants de notre monde humain. En affirmant que «le message, c'est le medium lui-même» ou que les media constituent un environnement que nous ne voyons pas davantage que l'air que nous respirons, le premier ouvrait une brèche où se sont engagés les seconds, lorsqu'ils soulignent à quel point nos subjectivités se trouvent aujourd'hui intimement programmées par les appareils dont nous croyons nous servir, alors même qu'ils sont en passe de nous asservir. Leurs enseignements les plus fondamentaux peuvent se formuler en quatre propositions qu'ils formulent tous trois avec leurs nuances propres.
1. En même temps qu'il semble parachever le règne de l'écriture linéaire, l'avènement du numérique risque (ou permet) d'en miner les bases, en nous immergeant dans l'univers analogique des techno-images. La numérisation en cours de notre monde matériel et mental constitue bien entendu le triomphe des opérations d'écriture linéaire qui ont assuré la puissance de la modernité. Tout se voit analysé (grammatisé) en ces unités de base que sont le 0 et le 1, à partir desquelles différents algorithmes s'efforcent à la fois de formaliser les chaînes causales observées dans la réalité et de créer de nouvelles figures de synthèse par le jeu des recombinaisons.
Tout cela repose bien entendu sur des procédures d'écriture de programmes logiciels qui restent de nature linéaire (sur le mode si... alors...). Cette réalité du fonctionnement profond des appareils numériques ne doit toutefois pas cacher leurs effets de surface, qui est de permettre aux humains de communiquer directement entre eux par l'enregistrement et la transmission de blocs de perceptions sensorielles captés par des appareils court-circuitant l'intervention d'une subjectivité. La nouveauté de ces «techno-images» (photographies, enregistrements sonores, cinéma, vidéo) est en effet que, contrairement à ce qui se passait depuis l'époque de la Grotte Chauvet jusqu'au début du XIXe siècle, des appareils peuvent saisir, enregistrer et communiquer automatiquement des blocs de perceptions qui n’ont pas été préalablement filtrés par une subjectivité humaine (celle de l’écrivain, de l’enseignant, du peintre, du musicien, etc.). Même si, bien entendu, un humain doit poser un appareil photo devant une certaine portion de réalité, choisir un certain cadrage, une certaine focale, un certain temps d'exposition, etc., lorsqu'il appuie sur le déclencheur, l'appareil capte tout ce qui est dans son champ en court-circuitant tout filtre subjectif humain. Il en va de même pour l'enregistreur de sons, pour la caméra du cinéma ou de vidéo (ainsi d’ailleurs que pour les transactions du high-speed trading, qui opèrent sur des chiffres plutôt que sur du sensible). Une des particularités de nos nouveaux gadgets numériques est justement d'automatiser intégralement ces processus de captations de perceptions sensibles, en laissant les appareils faire tous les réglages à la place des humains.
Une première conséquence de notre immersion dans un univers de techno-images est que nous pouvons désormais communiquer directement par des transmissions d'images-sons captées automatiquement par des appareils – comme lorsque nous voyons en direct sur CNN des bombes occidentales frapper une ville comme Bagdad, ou lorsque des Africain-Américains peuvent diffuser sur Internet des scènes de brutalités policières, dynamisant le mouvement Black Lives Matter. La grammatisation intégrale de nos perceptions en séquences algorithmées de 0 et de 1 court-circuite (apparemment) l'intervention d'un travail subjectif d'écriture, permettant de nous affecter «immédiatement» par des captations automatiques de blocs de réalité perçus par nous sur le mode analogique (imaginaire) du continu, plutôt que sur le mode linaire (symbolique) du numérique ou «digital». Cette numérisation s’inscrivant par ailleurs dans un régime mass-médiatique (qu’elle altère profondément quoique marginalement), elle renforce une situation déjà dénoncée par Adorno, Debord ou Baudrillard dès la seconde moitié du XXe siècle, où, au sein de nos régimes marchands et électoraux structurés par les mass-médias, n'existe «effectivement» que ce qui peut être transmis à travers des images et des récits frappants.
2. En tant qu'elles relèvent de modes de perception analogiques, les techno-images sont porteuses d’un inévitable «bruit», qui communique un «fond» en excès sur le signal-figure visé par l'acte de communication. Friedrich Kittler aimait à rappeler que c'est le gramophone qui a rendu possible l'apparition du «bruit» comme objet de perception humaine. La particularité de la captation automatique pratiquée à travers les appareils est justement de ne pas sélectionner «subjectivement» ce qui est saisi (enregistré/transmis). Anything goes : tout passe. C'est ce qui fait la difficulté d'un tournage de film (argentique) en extérieur: un bruit d'avion, un lapsus de l'acteur, un fil électrique en arrière-plan, quoique non voulus par le réalisateur, se trouvent fixés sur la pellicule une fois pour toutes – sans que la distinction fondamentale entre ce qui est visé (le «signal» intentionnel) et ce qui le parasite (le «bruit») ne soit pertinente du point de vue de l'appareil.
Dans le domaine de la musique – en particulier de la musique «noise», depuis John Cage jusqu'aux drones («bourdonnements») de guitares en distorsion – comme dans celui des théories esthétiques 7, cette capacité des appareils à saisir et à transmettre du bruit est de la première importance: elle réinjecte du «fond» en excès sur les figures isolées par les intentions humaines. En même temps qu'il assure un triomphe de la grammatisation, le déploiement des techno-images numériques permet donc un retour du fond analogique qui hante (et enrichit) nos perceptions des figures au sein de l'univers matériel 8.
3. En proportion de l’amélioration de la définition des techno-images qui circulent entre nous, s'accroissent l'impression de transparence et l'illusion d'immédiacie qui dominent notre rapport aux appareils de médiation. Vilém Flusser est l'un des premiers à avoir pris la mesure des enjeux de la présence cachée des programmes sous la surface des illusions d'immédiacie donnée par les techno-images. Lorsque je crois voir des bombes qui s'abattent sur une ville ou un policier brutalisant un concitoyen africain-américain, j'ignore le très grand nombre de médiations qui ont rendu possibles la captation et la diffusion de ces techno-images. Flusser montre que lorsque nous prenons une photo, ce sont les ingénieurs qui ont développé l'appareil, les marketeurs qui en ont diffusé l'usage, les circuits de circulation des clichés commandant nos attentes et nos goûts esthétiques qui prennent la photo – bien davantage que notre singularité individuelle 9. Plus l'appareil dont on se sert est apparemment simple à utiliser, plus nombreux sont les programmes (et les réseaux) qui en conditionnent l'usage en sous-main, et plus ce sont ces programmes, censés nous servir, qui se servent de l'utilisateur pour se répandre dans nos usages sociaux.
Flusser et Kittler (et avec eux la grande majorité des théoriciens et archéologues des media) nous appellent donc à un recul critique face à l'impression de transparence (ou d’«immédiacie»10) véhiculée par certains media. Contrairement aux discours vulgaires sur «la civilisation de l'image», ils soulignent que le danger n'est pas à situer dans les techno-images elles-mêmes, mais dans l'illusion d'immédiacie qu'elles peuvent contribuer à répandre, ainsi que dans les différents types de «modes protégés» qui rendent opaques les programmations opérées par les médias 11. Leur travail consiste non pas à dénoncer le règne des images, mais à faire mieux comprendre et mieux sentir les procédés d'écriture sous-jacents à nos modes de perception et de communication.
4. Ré-envisagées dans cette perspective, les pratiques artistiques et les pratiques herméneutiques convergent en faisant porter notre attention sur les médiations elles-mêmes, aidant ainsi à briser l'emprise de l'illusion d'immédiacie. Que l'on identifie toutes les pratiques artistiques à une attention portée sur le «style» du signal (sa «forme» propre) plutôt que sur son «contenu», ou que l'on réserve à l'art moderne – qui s’est déployé en même temps que les techno-images – la particularité d'induire une attitude réflexive envers les «moyens» (media) de la communication, en nous donnant ainsi un certain recul face à ses fins (le message, le sens), dans les deux cas, l'expérience artistique apparaît comme un dispositif attentionnel prenant pour objet privilégié le travail parallèle des médiations et des interprétations qui contribuent à produire une certaine expérience esthétique.
Dans les années 1960, pendant que Roland Barthes questionnait l’apparente «transparence» de Racine pour y voir un jeu réflexif de miroirs où chaque époque, chaque interprète projette ses problématisations propres – c’est-à-dire comme un fond de relations dans lequel chaque génération peut construire des figures relativement nouvelles – Marshall McLuhan théorisait la façon dont les media, conçus comme des prolongements sensoriels et nerveux de l’humain, généraient de nouveaux «environnements» où nous ne repérons certaines figures (des informations, des messages) qu’en restant aveugles à cet environnement médiatique lui-même. Il présentait les pratiques artistiques comme proposant des «anti-environnements» qui nous rendent capables de percevoir des fonds environnementaux habituellement inaperçus comme tels:
[S]euls le petit enfant et l’artiste ont cette immédiateté d’approche qui permet la perception de l’environnemental. L’artiste nous fournit des anti-environnements qui nous rendent capables de voir l’environnement. Ces moyens anti-environnementaux doivent être constamment renouvelés pour être efficaces. (McLuhan 2011: 24)
Quelques années plus tard, Vilém Flusser concevait une «philosophie de la photographie» qui attribuait à l’artiste la capacité rare de déjouer le jeu automatique des appareils, en injectant des «images contemplatives» au sein du déferlement des techno-images qui constituent notre environnement quotidien:
la partie de beaucoup la plus grande des photographies (qui sont innombrables) témoigne de l’intention préprogrammée dans l’appareil qui les fait. […] De telles photos auraient aussi bien pu, au fond, être faites sans l’intervention d’un photographe, au moyen d’un déclencheur automatique, car leurs véritables producteurs sont le technicien qui a conçu l’appareil et l’industrie qui a engagé ce technicien. Cela apparaît clairement sur les photos dites d’amateur. […] Il y a cependant un très petit nombre de photos dont l’intention est visiblement inverse: on y tente d’être encore plus rusé que le programme de l’appareil, et de contraindre celui-ci à faire quelque chose pour quoi il n’est pas construit. L’intention de ceux qui les prennent est de produire des images qui se mettent en travers du déferlement [des clichés], qui forcent l’appareil à fonctionner contre le progrès de l’appareillage qu’il représente. […] Ces acrobates qui en produisent au sein même du déferlement des images et se maintiennent avec constance en dehors, ils méritent le nom d’«artistes» au vrai sens du mot: leur tour de main habile, rusé, contourne l’effroyable flot des images crachées par les appareils. (Flusser 2006: 64-65).
Des études littéraires aux études de media comparés
Les lecteurs familiers avec la façon dont les études littéraires ont théorisé leurs enjeux, leurs fonctions et leurs méthodes au cours du dernier demi-siècle auront certainement reconnu au passage toute une série de thèmes largement banalisés depuis des décennies. La littérature – conçue comme un cas particulier des pratiques artistiques en contexte de modernité – y apparaît comme un masque qui se pointe du doigt (le larvatus prodeo si souvent évoqué par Roland Barthes), comme une certaine «forme d’attention» (Frank Kermode) produisant des effets de «défamiliarisation» (Victor Chlovski) qui accroissent, raffinent, intensifient notre sensibilité à notre environnement (Nelson Goodman, Arthur Danto), parfois dans la perspective politique de reconfigurer notre «partage du sensible» (Jacques Rancière). L’appel flussérien à mettre en lumière réflexive les «programmes» qui «écrivent par avance» ce que nous croyons inventer subjectivement ne donne-t-il pas une définition parfaite de l’entreprise structuraliste qui a dominé la recherche et l’enseignement de la littérature pendant quelques décennies? Qu’est-ce donc que l’exercice de l’explication de texte, tel que le pratiquent quotidiennement les enseignants de littérature, sinon activer cette «immédiateté d’approche» que McLuhan conférait au «petit enfant et à l’artiste», pour nous rendre attentifs et sensibles au medium même du texte, que les interprétations non-littéraires tendent à occulter en discutant ses significations (contenus, idées, informations) plutôt que ses effets de forme? Loin d’être hors sujet, les paragraphes précédents n’ont fait que généraliser en termes de media ce que la théorie littéraire avait établi de longue date en termes de régime interprétatif.
Tel pourrait justement être l’enjeu historique de l’enseignement de la littérature en notre début de troisième millénaire. Des méthodes de sensibilisation, d’analyse et de réflexion se sont mises en place depuis plusieurs décennies dans le domaine restreint des études littéraires, qui méritent aujourd’hui d’être reprises, développées, adaptées pour s’étendre à l’ensemble de nos rapports aux media, au-delà des seuls «textes» sur lesquels s’est focalisée l’attention littéraire, pour se porter désormais sur le vaste domaine des techno-images. N’est-ce pas là un mouvement déjà en place, lui aussi, depuis plusieurs décennies, dont témoigne la croissance des inscriptions d’étudiants en programmes d’études cinématographiques ou d’arts du spectacle, alors même que les filières (étroitement) littéraires ont de plus en plus de difficultés à attirer les foules?
Cette nécessaire extension du domaine de la littérature est toutefois appelée à s’opérer dans un contexte difficile, dont les lamentations sur la mort de la littérature et des lettrés sont le symptôme superficiel. On sait que ce que nous appelons «la littérature», avec sa constellation unique de dimensions nationale, culturelle, existentielle, sociale et politique, est apparu vers le début du XIXe siècle, autour de Germaine de Staël, puis des Romantiques, pour dominer nos paysages intellectuels pendant un peu plus d’un siècle – avec ses conséquences multiples sur le paysage scolaire, universitaire, médiatique. En un paradoxe temporel fréquent dans l’histoire des régimes médiologiques, un certain culte d’une certaine forme d’utilisation de l’imprimé est devenu dominant alors même que l’univers des techno-images commençait à se mettre en place et à monter en puissance, au point de faire clamer aujourd’hui l’obsolescence de l’imprimé et la mort de la littérature. La perte de prestige et le délitement du statut hégémonique de «la littérature» dans le paysage culturel se prépare – et se proclame! – en réalité depuis plus d’un siècle. Au lieu de nous consumer en regrets du bon vieux temps, nous gagnerions à identifier plus précisément et plus pragmatiquement la façon dont ce que les études littéraires nous ont appris à faire depuis des siècles peut se traduire en termes de pratiques créatives, interprétatives et didactiques pertinentes
– voire indispensables – au sein du paysage médiatique actuel. En s’inspirant de plusieurs enseignants-chercheurs ancrés dans la double tradition (souvent jumelle) des études littéraires et des études de media, on gagnerait à envisager l’avenir de l’enseignement de la littérature dans le cadre d’»études de media comparés» permettant de redéployer au sein de l’univers des techno-images le savoir particulier (et infiniment précieux) développé sur les textes littéraires12.
Un tel redéploiement tient en partie du business as usual. Les enseignants de lettres n’ont nullement à se reconvertir en experts ès jeux vidéo pour survivre: contrairement à ce qu’on entend souvent dire, les humains n’ont jamais autant lu de textes écrits qu’à l’heure actuelle, et apprendre à interpréter ce qu’on lit sous forme de discours écrit restera une pratique centrale de toute éducation. Rien de plus stimulant que d’interpréter ensemble une page d’Ovide, Christine de Pisan, Montaigne, Isabelle de Charrière, Proust ou Nathalie Quintane 13. On peut toutefois penser à au moins trois domaines – parmi bien d’autres – dans lesquels les nouvelles pratiques médiales rendues possibles (et, dès lors, souvent imposées) par internet peuvent nous conduire à réaménager quelque peu le champ et les pratiques de l’enseignement littéraire. J’évoquerais très brièvement ces trois domaines, en me contentant à chaque fois de repérer des pratiques inédites et de signaler des manières possibles d’en tenir compte dans nos conceptions de l’enseignement littéraire.
L’interprétation littéraire à l'âge du faire
L’emprise d’une certaine vulgate des sciences de l’information et de la communication, adossée à la critique (justifiée) des industries culturelles par les philosophes de l’École de Francfort, a fait apparaître le lecteur dans une position passive: un message est préparé, composé, «encodé», peaufiné, envoyé, diffusé par un émetteur, pour être simplement «décodé» par un «récepteur», comme si, dès lors qu’on disposait du bon code, le déchiffrage était une opération mécanique allant de soi. La traduction pédagogique en est que le travail de l’enseignant consiste à apprendre le bon code aux étudiants, à leur transmettre les informations servant de clés à la bonne compréhension du texte. Les cinquante dernières années de théorie de la littérature se sont ingéniées à montrer au contraire à quel point l’activité du lecteur était à proprement parler «déterminante» dans la construction (toujours quelque peu nouvelle) de la signification d’un texte. Un des apports principaux des études littéraires aux études de media tient justement à la puissance et au raffinement des outils dont elles disposent pour établir une distinction essentielle – plus importante que jamais à l’ère numérique – entre «information» (mesurable en bits au sein de dispositifs machiniques) et «signification» (toujours suspendue à des pertinences, et donc à des pratiques humaines, incarnées dans des corps matériels sensibles au plaisir et à la douleur). Reconnaître l’importance et les enjeux de cette activité propre au pôle de la réception est au cœur de «l’économie de l’attention» ainsi que de toute une série d’entreprises intellectuelles inspirées aussi bien par des penseur devenus classiques comme Peirce, Gadamer, Barthes, de Certeau ou Fish, que par des théoriciens plus récents aussi divers que Maurizio Lazzarato, Tiziana Terranova, Tim Ingold, Michael Goldhaber, Chris Anderson ou Michel Lallement – lequel résume bien l’engouement actuel pour les do-it-yourself, fablabs, hackers’ spaces et autres formes d’»économie de la contribution» dans le titre de son dernier ouvrage, L’Âge du faire (Lallement 2015).
Enseigner la littérature à l’âge du faire implique de prendre la mesure des multiples façons dont la lecture est créative. Si la dimension herméneutique de cette créativité a déjà été finement balisée depuis longtemps, d’autres formes plus récentes méritent d’être prises en compte et utilisées dans nos activités d’enseignement, plutôt que refoulées hors de nos salles de classe. Pour beaucoup d’enseignants, le monde des fans-fictions n’a rien à voir avec celui l’enseignement littéraire, sinon comme objet d’étude pour sociologues en quête de «cultures populaires». En restreignant l’enseignement au seul domaine d’un savoir objectivable, et en excluant les dimensions affectives et hédoniques de ce qui se partage dans un enseignement de littérature, une certaine idéologie scientiste a dangereusement mutilé ce qui fait la puissance propre de nos expériences esthétiques, comme le montre bien l’ouvrage récent de Jean-Marie Schaeffer (2015)14. Prendre le relais de l’auteur en poursuivant le développement d’une fiction au-delà de son point final, que ce soit sous la forme savante d’une théorie des textes possibles, d’adaptations transmédiales ou de fan-fictions, constitue bel et bien un travail littéraire sur un matériau littéraire (pour autant qu’on n’étrangle pas la définition de «la littérature» au point de lui ôter toute respiration vitale)15.
La question – à la fois évidente mais souvent perçue comme scandaleuse – est bien celle que pose Rita Felski (2011) dans un ouvrage récent: que faire de la littérature? Qu’en faisons-nous en classe, pour que nos étudiants en fassent quoi, lorsqu’ils sortent de nos cours et séminaires? Qu’en font-ils déjà, pour quoi en ont-ils besoin, et comment pouvons-nous les aider à mieux faire ce qu’ils en font? Au-delà d’un retour bien intentionné mais quelque peu superficiel vers une conception de la lecture comme source de morale pratique délivrée des envoûtements du démon de la théorie (Compagnon 2007; Nussbaum 2015), cette attitude pragmatiste mérite surtout de se traduire en nouvelles modalités d’enseignement. La salle de classe littéraire gagnerait à devenir un hackers’ lab où chacun(e), riche de ses ressources propres, aide les autres à bricoler des interprétations qui nous aident à vivre ensemble sur notre petit bout de Terre en train de surchauffer. Si l’enseignant(e) a bien accumulé une expertise à transmettre, celle-ci relève davantage de sensibilisations, de raffinements attentionnels, de gestes de recherche, d’ajustement, de collaboration et d’autocorrection que de contenus informationnels à transmettre prédigérés.
Dans la mesure où il s’agit de gestes (à incorporer par imitation) plutôt que de connaissances (à comprendre abstraitement), leur enseignement passe moins par l’explication d’une « méthode » que par l’exercice répété d’une pratique. L’enjeu crucial de l’enseignement est aujourd’hui d’inculquer les gestes qui sauvent ce qu’il y a de précieux dans la vie, au sein d’un univers numérique qui sauve (et fraie) indifféremment les traces du meilleur comme du pire. Les études littéraires ont développé toute une tradition de gestes interprétatifs dont nous ne sommes que les passeurs et dont l’importance est plus cruciale que jamais, au sein de ce qu’un philosophe comme Andy Clark nous a appris à considérer comme la « cognition étendue » (extended cognition) qui enchevêtre de plus en plus étroitement le fonctionnement de notre système nerveux physiologique avec celui du système médiologique électronique. Apprendre à être « lettré », qu’est-ce d’autre qu’apprendre où et comment mobiliser les puissances des lettres qui peuplent les livres (c’est-à-dire des media et des médiations), au sein d’une circulation plus large, transindividuelle, des signes et des significations ? Les humanités ont un rôle central à jouer en tant que moment réflexif au sein de cette circulation systémique, hybridant de façon inextricable nos cerveaux biologiques (wetware), nos systèmes symboliques (software) et nos infrastructures matérielles de computation (hardware) – comme l’illustre bien cette citation de Michael Wheeler :
Quand des apprenants s’attendent à ce que l’information soit accessible de façon aisée et fiable de la part d’un support externe (tel qu’internet), ils sont davantage susceptibles de se rappeler où trouver l’information que les détails de l’information elle-même. Un tel profil cognitif paraît entièrement adéquat pour un monde dans lequel la capacité à trouver en temps réel les bonnes informations en réseau (non seulement des faits, mais de quoi résoudre les problèmes) peut être considérée comme plus importante que la capacité de retenir ces informations dans sa mémoire organique. Dans un tel monde, qui est bien notre monde, le cerveau apparaît comme un lieu de plasticité adaptative, un système contrôlant les compétences et capacités incarnées qui rendent possible la mobilisation temporaire de certaines technologies au sein des scénarios visant à résoudre certains problèmes. Du point de vue de la cognition étendue, la conceptualisation la plus éclairante du cerveau y voit un élément – un élément certes crucial et persistant – dans des séquences de systèmes cognitifs étendus qui se construisent de façon dynamique et s’assemblent de façon temporaire. Ce sur quoi nous devrions nous concentrer, ce devrait donc être sur l’éducation de ces assemblages hybrides – tâche qui est pleinement consistante avec le but de conférer au cerveau les compétences dont il a besoin pour être un contributeur effectif à de tels assemblages (Wheeler 2015: 97) 16.
L’écart littéraire dans l'univers des techno-images
En réinsérant le sujet (apprenant, lecteur, interprète) dans un «système cognitif étendu» fait d’»assemblages hybrides» où neurones et circuits intégrés se connectent de façon fluide et indistincte, la citation précédente a sans doute poussé aussi loin que possible le sentiment d’aliénation et d’inconfort qu’un littéraire normalement constitué peut ressentir au milieu d’un alignement de technolâtres entichés de cyborgs et d’efficacité. À la question Que faire de la littérature?, il ne saurait suffire de répondre: un super-entraînement pour super-athlète cérébral capable de dialoguer au mieux avec nos super-ordinateurs… Si l’enseignement littéraire apporte une spécificité à la circulation de l’information au sein de nos sociétés, c’est sans doute bien davantage en en détournant qu’en en accélérant les flux. Trop de cognition trop dangereusement étendue tourne à vide ou à rebours du bon sens (cf. ici aussi l’exemple emblématique du high-speed trading) pour qu’on veuille enrôler la pauvre littérature dans la démence suicidaire d’une efficacité dévoyée 17. Si la littérature peut nous aider à vivre (ensemble), c’est dans la mesure où elle nous invite à contrefaire autant qu’à faire, à déjouer le jeu productiviste autant qu’à le jouer, à subvertir les obstacles autant qu’à résoudre les problèmes. Sa façon d’instaurer des écarts au sein de circulations menaçant toujours de nous enfermer dans leurs boucles répétitives repose en bonne partie sur le même déplacement attentionnel qui nous fait regarder la lettre plutôt que de nous ruer sur le sens.
Derrière la question aujourd’hui passablement éculée des «rapports de la forme et du fond», qui posait les problèmes à travers une opposition entre forme et matière, entre expression et contenu, l’heure est peut-être venue de repenser les rapports entre figures et fonds. Un des enjeux centraux (et particulièrement complexe) des cultures numériques est en effet, comme on l’a évoqué plus haut, d’une part, de pousser la grammatisation à son comble en réduisant toute notre vie relationnelle (avec les humains et les non-humains) à des séquences discrètes de 0 et de 1, mais aussi, de façon apparemment contradictoire, de permettre, par cette numérisation même, à des captations audio-visuelles d’opérer parmi nous sur le mode de l’analogique (continu, nuancé) et non seulement du digital (discontinu, discret). Indépendamment des pratiques artistiques qui en font un enjeu explicite de leur travail 18, cette remontée du fond est liée à au moins deux types de phénomènes qui méritent d’être pris en compte dans la façon dont nous concevons l’enseignement littéraire.
D’une part, nos nouveaux modes numériques de figuration permettent aux fonds de circuler plus facilement entre nous: au lieu de décrire l’aspect physique d’une personne à l’aide de quelques phrases qui schématisent sa figure en quelques caractéristiques discontinues (son âge, sa taille, ses couleurs d’yeux, de cheveux), j’envoie une photographie qui inclut les nuances indescriptibles de son sourire et de sa complexion. Ce faisant, je laisse au récepteur le travail de faire émerger ce qui fait «figure» (signifiante) au sein de ce qui reste en «fond» (bruit insignifiant), et je lui transmets du même coup une riche réserve de traits potentiellement pertinents à explorer et utiliser différemment que je ne l’aurais fait moi-même. Je lui transmets une richesse de fond (le medium comme «milieu») en même temps qu’un instrument d’identification d’une figure (le medium comme «moyen»). L’écart consiste ici à regarder autre chose que la figure qui crève l’écran, à trouver dans le fond, dans le bruit, dans le non-sens, dans l’insignifiant, dans le surplus de matière sensorielle offert par le continuum analogique, de quoi faire émerger de nouvelles figures de sens, ce qui implique de regarder plus longtemps, plus intensément – tâche que le dernier Roland Barthes attribuait à la fois au cinéaste (en l’occurrence Antonioni), à l’artiste en général et au critique littéraire (qu’il dépeint dans le miroir que lui offre le réalisateur italien) 19.
Mais cette remontée du fond peut aussi, d’autre part, s’entendre dans un sens très différent, qui tient à ce que, grâce à la numérisation, tant de documents (très riches sensoriellement) peuvent circuler ou être accessibles (très facilement). Pour quiconque a accès à internet (ce que certaines prédictions estiment devoir être le cas de 80% de la population mondiale d’ici 2020), toute donnée s’entoure instantanément d’un nuage de données apparentées, pour peu que je l’insère dans un moteur de recherche. Un étudiant qui a pour tâche d’étudier un poème, un personnage ou un épisode d’un roman dispose en quelques fractions de seconde de toute une constellation de rapprochements qui re-contextualisent son objet d’étude dans un univers intrinsèquement multimédiatique, induisant des approches de plus en plus inter- ou trans-médiales. Des images, des sons, des vidéos, des adaptations, des reprises, des réécritures, des articles savants, des commentaires impressionnistes, des lubies idiosyncrasiques, des chansons, des réappropriations idéologiques plus ou moins violentes: tout ce halo associatif généré algorithmiquement par nos appareils attentionnels numériques constitue une nouvelle réserve de fond que l’étudiant peut solliciter de façon plus ou moins systématique et réfléchie, enrichissant (ou appauvrissant) sa propre perception de l’œuvre étudiée. L’écart consiste ici à se laisser détourner de sa quête première pour se laisser surprendre et stimuler par des effets de sérendipité, qui nous conduisent à trouver ce qu’on ne cherchait pas, à résoudre des problèmes qu’on ne se posait pas. En s’ouvrant à la fécondité de tels détournements de notre intention initiale, l’attitude littéraire fait dérailler des «systèmes cognitifs étendus» qui ont toujours trop tendance à tourner en rond. De telles errances, qu’on réduirait trop facilement à des erreurs ou à des aberrations, sont en réalité une condition de survie des systèmes vivants au sein d’environnements instables et évolutifs – selon la logique du «crapaud fou» qui part dans la direction opposée à celle de ses congénères, mais qui en perpétue l’espèce lorsque le trajet grégaire des premiers trouve une autoroute sur son chemin.
Le cheminement littéraire à l'âge de l'accès
Ces dernières remarques commencent à répondre à la question centrale: si l’enseignement de la littérature doit apprendre à intégrer les nouvelles pratiques médiales à ce qui se fait et se discute en classe, qu’a-t-il à leur apporter en retour? On pourrait en effet considérer que nos étudiants n’ont pas besoin de cours de littérature (ni de media comparés) pour rédiger des fan-fictions, écouter des chansons, regarder des vidéos ou surfer sur internet: ils le font déjà suffisamment sans notre aide! Pourtant, si l’idéal d’instruction correspond à quelque chose, c’est justement à aider les étudiants à construire une capacité intérieure à développer des habitudes de recherche plus adéquates à une meilleure orientation dans l’existence – ce qui implique de savoir se laisser désorienter ponctuellement au besoin. Ce sont donc ces pratiques spontanées, dirigées par leurs désirs et par leurs besoins extra-curriculaires, qu’il nous faut essayer de rendre plus efficaces, plus réflexives et plus émancipantes. Si l’enjeu est bien d’apprendre à «se faire un chemin» – de chercheur discipliné et de crapaud fou, puisque les deux doivent nécessairement aller de pair 20 – au sein des constellations associatives qui apparaissent comme le halo algorithmique des objets culturels numérisés, cette tâche implique au moins trois gestes que l’enseignement littéraire peut aider à former, puisqu’ils sont au cœur de nos activités interprétatives depuis des siècles.
Un geste de sélection critique, sur lequel les pédagogues du web insistent depuis pas mal de temps, réinjecte un peu du vieux principe d’autorité au sein de l’horizontalité (largement imaginaire) du numérique. Une des angoisses récurrentes des internetophobes est que tout arriverait sur l’écran de l’étudiant au même niveau et avec le même statut, dans une sorte d’accès direct («désintermédié») qui exposerait sa naïveté à tomber aussi bien sur le «savoir» autorisé d’un site «sérieux» (universitaire, gouvernemental), que sur les «délires» d’illuminés conspirationnistes ou sur les «dérives sectaires» d’intégristes poussant au «terrorisme». Même si l’ensemble des catégorisations qui sous-tendent ces angoisses mériterait d’être discuté, il faut remarquer d’emblée que si une certaine horizontalité anarchique a pu se déployer dans un moment précoce du développement d’internet, on a aujourd’hui basculé dans une phase où les dynamiques d’agrégation et de commercialisation conduisent au contraire à des rapports de forces très verticaux entre, d’une part, de grosses plateformes dominantes, qui agencent la visibilité algorithmique selon leurs intérêts propres, et, d’autre part, des myriades d’invisibilités diffuses qui existent certes, mais en marge des flux significatifs de circulation. Rêve ou cauchemar, l’anarchie appartient surtout à un trop éphémère passé 21.
La logique agrégative des algorithmes de recherche opère un premier tri sélectif utile (parce que basé en partie sur notre intelligence collective), mais néanmoins très envahissant, qui relaie parfois les sources les plus intéressantes loin derrière les acteurs les mieux dotés en finances et/ou en capital attentionnel. Si les études universitaires ont quelque chose à nous apprendre, c’est justement à se faire un chemin de chercheur au sein de (et parfois contre) les propositions de sources qui nous sont suggérées par le halo algorithmique. Ce geste de sélection critique passe par différentes phases que l’étudiant apprend à respecter lorsqu’il rédige un mémoire de recherche: citer ses sources, pour pouvoir les réexaminer avec un regard mieux informé; suspecter ses sources, pour tempérer l’intérêt de ce qu’on trouve par sérendipité; filtrer ses sources, c’est-à-dire savoir que toutes ne se valent pas. On est bien ici au cœur de l’activité d’inter-prétation : une activité collective où l’on s’emprunte et s’inter-prête des idées et des enchaînements de mots, mais où le cheminement vers l’idée compte autant que le point d’arrivée.
Le deuxième geste que la pratique des études littéraires aide à incorporer est celui du freinage réflexif. La culture d’internet, miroir des anticipations dont se nourrit le profit capitaliste, enjoint à la rapidité. Aller ou faire plus vite est un bien en soi, qui rapporte gros – avec ici aussi à l’horizon la démence du high-speed trading. L’une des choses les plus précieuses que nous apprenons dans nos séminaires littéraires est le ralentissement de lecture inhérent à l’exercice de l’explication de texte. Que l’on prenne pour objet un poème, un paragraphe extrait d’un texte narratif, un raisonnement philosophique, une scène de tragédie, mais aussi bien un texte de loi, un tableau, une photographie, un mouvement chorégraphique, une séquence filmique ou une situation tirée d’un jeu vidéo, dans tous les cas, l’important est de freiner pour discerner les éléments constitutifs de l’objet analysé, pour réfléchir à leurs fonctions et à leurs effets en leur substituant des équivalents possibles, bref pour décomposer une sensation originellement perçue comme immédiate afin d’en faire sentir les médiations multiples ainsi que leur entrejeu dynamique.
Ce ralentissement permet le déploiement d’un troisième geste, qui relève de la suspension flâneuse. Il s’agit en effet moins de «concentrer» son attention que de lui permettre de se redéployer différemment, en se donnant les moyens d’explorer des bifurcations inaperçues en régime de précipitation coutumière. Freiner ne vise pas tant à l’immobilité qu’à un autre type de mouvement que celui imposé par les contraintes extérieures de la vitesse: mouvement latéral de crapaud fou, de traverse, de promenade, d’exploration hasardeuse, de tâtonnements hésitants, de frayages erratiques, d’allers-retours sans progression évidente – mouvement de «cheminement» (wayfaring) dont l’anthropologue Tim Ingold a bien montré qu’il constituait l’alternative (pré- et post-moderne) au régime de «transport» qui nous pousse aujourd’hui à aller aussi vite que possible d’un point A vers un point B et qui nous fait considérer comme «perdu» le temps du déplacement lui-même, vécu à travers une éclipse d’insensibilité momentanée envers l’environnement traversé 22. Si ces trois gestes esquissent une «méthode», c’est moins au sens d’une série de règles inculquées à partir de formalisations abstraites (selon le modèle d’écriture linéaire de la programmation algorithmique) qu’au sens étymologique d’un art du cheminement (hodos) au sein d’un espace continu, perçu dans sa continuité analogique et dans les richesses de ses fonds, plutôt que dans les figures pré-paramétrées pour démarquer ses étapes opérationnelles.
Si les sections précédentes poussaient la littérature en aval de son moment hégémonique romantico-moderne en la plongeant dans l’univers des techno-images, nous remontons ici en amont de ce moment, en retrouvant l’usage du mot « littérature » qui prédominait encore au XVIIIe siècle, lorsqu’« avoir de la littérature » signifiait pouvoir se repérer dans un monde de discours autorisés et de références canoniques (généralement gréco-latines). Dans le bref article qu’il lui consacre dans l’Encyclopédie, le chevalier de Jaucourt en fait un « terme général, qui désigne l'érudition, la connaissance des Belles-Lettres et des matières qui y ont rapport », permettant à celui ou celle qui écrit ou parle de « se parer à propos de ses lectures, de sa critique et de son érudition ».
Que peut donc signifier « avoir de la littérature » à l’heure où quelques fractions de seconde font apparaître des dizaines de citations (latines ou autres) par la seule grâce des moteurs de recherche ? Derrière cette conception apparemment obsolète, la littérature et son enseignement mettent en lumière le besoin de porter son attention sur les cheminements qui nous conduisent à certaines conclusions, d’interroger les propriétés de media (moyens, appareils, documents, canaux, milieux) qu’on a utilisés pour arriver là où l’on est, de réfléchir au fonctionnement de ces media en termes de valeurs, et d’imaginer des alternatives possibles aux cheminements effectivement suivis. L’immédiacie numérique généralise le mode du « transport » dans notre rapport aux objets culturels : PageRank, l’algorithme de recherche de Google, fonctionne comme un avion supersonique qui nous envoie là où nous voulions aller avant même que nous ne le sachions nous-mêmes. Son utilité courante est indéniable et admirable. Mais, comme le souligne Tim Ingold, les appareils de transport nous font parfois payer le prix fort pour leur rapidité. En pouvant si facilement être transporté presque partout instantanément, on risque de ne plus « habiter » nulle part (dwelling), puisqu’on n’habite un territoire qu’en l’arpentant par des cheminements qui nous sensibilisent à son environnement. Les études littéraires ne sauraient aujourd’hui être conçues contre l’univers numérique des algorithmes et des techno-images, mais dans cet univers – comme un moyen-medium pour mieux l’habiter, de façon moins automatique et plus autonome, par des mouvements moins rapides mais mieux orientés.
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Pour citer l'article
Yves Citton, "Enseigner la littérature dans l’univers des techno-images", Transpositio, n°1 Justifier l’enseignement de la littérature, 2017https://www.transpositio.org/articles/view/enseigner-la-litterature-dans-l-univers-des-techno-images
Apprendre la littérature, pour quoi faire ? Du débat des experts aux discours des élèves
La question des justifications de l’enseignement de la littérature n’a jamais autant mobilisé les didacticiens qu’en ce début de XXIe siècle. La thèse de Suzanne Richard Finalités de l’enseignement de la littérature et de la lecture de textes littéraires au secondaire (2004), le livre collectif Les valeurs dans/de la littérature (Canvat & Legros 2004), les actes du colloque Enseigner et apprendre la littérature, pour quoi faire ? (Dufays 2007), l’essai tout récent de Sylviane Ahr (2015) Enseigner la littérature aujourd’hui : « disputes » françaises, autant d’ouvrages qui ont fait de l’examen du sens de l’enseignement littéraire leur objet même.
Au-delà des didacticiens, les chercheurs en littérature sont eux aussi en pleine interrogation sur la place de leur activité dans la formation. De La littérature en péril de Todorov (2007) à Pourquoi étudier la littérature ? de Jouve (2010) en passant par Contre Saint Proust ou la fin de la Littérature de Maingueneau (2006), La littérature pour quoi faire ? de Compagnon (2007), Comment parler des livres que l’on n’a pas lus ? de Pierre Bayard (2007), Lire, interpréter, actualiser. Pourquoi les études littéraires ? d’Yves Citton ou encore Petite écologie des études littéraires de Jean-Marie Schaeffer (2011), le questionnement est devenu permanent.
Apprendre la littérature, pour quoi faire ? Du débat des experts aux discours des élèves
La question des justifications de l’enseignement de la littérature n’a jamais autant mobilisé les didacticiens qu’en ce début de XXIe siècle. La thèse de Suzanne Richard Finalités de l’enseignement de la littérature et de la lecture de textes littéraires au secondaire (2004), le livre collectif Les valeurs dans/de la littérature (Canvat & Legros 2004), les actes du colloque Enseigner et apprendre la littérature, pour quoi faire? (Dufays 2007), l’essai tout récent de Sylviane Ahr (2015) Enseigner la littérature aujourd’hui: «disputes» françaises, autant d’ouvrages qui ont fait de l’examen du sens de l’enseignement littéraire leur objet même.
Au-delà des didacticiens, les chercheurs en littérature sont eux aussi en pleine interrogation sur la place de leur activité dans la formation. De La littérature en péril de Todorov (2007) à Pourquoi étudier la littérature? de Jouve (2010) en passant par Contre Saint Proust ou la fin de la Littérature de Maingueneau (2006), La littérature pour quoi faire? de Compagnon (2007), Comment parler des livres que l’on n’a pas lus? de Pierre Bayard (2007), Lire, interpréter, actualiser. Pourquoi les études littéraires? d’Yves Citton ou encore Petite écologie des études littéraires de Jean-Marie Schaeffer (2011), le questionnement est devenu permanent.
Certes, ces différents ouvrages ne portent pas tous sur le même objet, puisqu’il y est question tantôt de formation littéraire à l’université tantôt d’enseignement obligatoire, et leurs thèses sont parfois loin de converger, mais c’est précisément cette diversité qui retient l’attention et justifie qu’on s’y attarde.
Ce débat, pour autant, n’a rien de bien nouveau. Comme l’a rappelé André Chervel dans son Histoire de l’enseignement du français du XVIIe au XXe siècle (2006), on enseigne la littérature française depuis plus de quatre cents ans et on n’a cessé depuis lors de justifier son enseignement sur la base d’arguments qui ont évolué à chaque génération. Pourquoi enseigner la littérature? Si les débats sont légion, c’est parce que les réponses émanent d’une diversité d’acteurs aux intérêts divergents. En l’occurrence, l’avis des chercheurs et des professeurs d’université spécialisés en littérature ne rejoint pas toujours celui des didacticiens du français; celui des décideurs du système éducatif – ministres, auteurs de programmes, inspecteurs, auteurs de manuels – diffère souvent de celui des enseignants de terrain; et celui des élèves est quant à lui rarement écouté 1.
Mais la diversité des positions tient aussi à la polysémie de la question elle-même. Qu’entend-on en effet par «justification de l’enseignement de la littérature»? Au moins trois types de choses, me semble-t-il, qui correspondent à trois types de débats parallèles, parfois entremêlés: certaines justifications concernent le corpus, d’autres, les manières de lire, et d’autres encore, les connaissances théoriques sur l’objet littérature.
Mon propos dans cet article sera d’essayer, très modestement, de démêler cet écheveau en examinant tour à tour trois discours de justifications: celui de l’institution scolaire, dont je retracerai l’évolution à grands traits depuis les origines, celui des experts, dans lequel je tenterai de dégager les termes et les positions du débat actuel, et celui des élèves du secondaire, dont j’ai recueilli les perceptions dans trois écoles aux profils contrastés. Mon espoir en confrontant ces trois regards est d’arriver à mieux mesurer à la fois leurs portées et leurs limites respectives.
Les discours de l’école
Un premier ensemble de discours sur les finalités de l’enseignement littéraire est celui qui émane de l’institution scolaire elle-même, à travers ses programmes et ses manuels. Par commodité, je m’en tiendrai ici au domaine de l’enseignement du français, et je distinguerai les finalités d’hier, qui ont été associées à cet enseignement du XVIIe siècle jusqu’au milieu du XXe siècle, et les finalités d’aujourd’hui, qui ont été préconisées depuis les réformes scolaires des années 1970.
Les finalités d’hier: évolution du XVIIe au XXe siècle
À la suite d’André Chervel (2006), il importe d’abord de se rappeler qu’aux origines de l’enseignement du français, au XVIIe siècle, la littérature n’était retenue que pour sa valeur gnomique : les maitres y puisaient des maximes de sagesse supposées universelles, destinées à former des esprits droits. Au siècle suivant, sous l’influence des écrivains classiques, cette visée se double d’une préoccupation esthétique : La Fontaine, notamment, est enseigné autant comme maitre du style que comme un maitre à penser, mais, comme Boileau et quelques autres, il prévaut aussi pour les analogies que son œuvre présente avec celles des auteurs antiques, lesquels continueront longtemps à servir de modèles et de matière première de l’enseignement. Au XIXe siècle, la sensibilité romantique accentuera la priorité accordée aux valeurs esthétiques et stylistiques, si bien qu’à la fin du siècle, au moment où l’école primaire se généralise, les œuvres littéraires sont enseignées en tant que modèles pour la rédaction.
Simultanément, on voit se développer en France les valeurs patriotiques, et l’histoire littéraire reçoit la mission de faire connaitre la culture nationale, même si une méfiance durable persiste envers les œuvres du Moyen Âge, du XVIe siècle et même du XIXe siècle qui sortent du canon classique et postclassique. Il faudra attendre les années 1930 pour voir se développer un nouvel enjeu, en contraste radical avec l’idéal de sagesse propre à l’enseignement des classiques: celui de la formation à la sensibilité et aux émotions, qui va se traduire par la promotion d’œuvres jusque-là ignorées comme le Dom Juan de Molière, la Phèdre de Racine ou Les fleurs du mal de Baudelaire.
Jusqu’au milieu des années 1960, la littérature demeure néanmoins le socle de l’enseignement du français, et l’enjeu qui prédomine reste un enjeu patrimonial, à forte dimension morale, culturelle et humaniste: enseigner la littérature vise d’abord à faire connaitre les grands courants de l’histoire littéraire et la vie et l’œuvre des grands auteurs, et par là à transmettre des modèles de vie, de pensée et d’écriture. Il s’agit à la fois d’éduquer les élèves et de les relier entre eux et aux générations précédentes. Il faut rappeler qu’à cette époque, l’enseignement secondaire n’était pas obligatoire et n’accueillait donc qu’une population limitée, favorisée socioculturellement, celle que Bourdieu appellera les «héritiers».
Les finalités d’aujourd’hui: quatre tendances depuis 1970
Si l’on considère ensuite les cinquante dernières années, quatre tendances successives, qui sont largement communes aux différents pays francophones (cf. Dufays, Gemenne & Ledur 2015), peuvent être dégagées.
Le discours sur l’enseignement de la littérature connait un premier changement radical à la fin des années 1960 dans la foulée des grands bouleversements sociologiques (explosion de la démographie scolaire, apparition de la problématique des échecs) et culturels (mai 68, révolution des sciences humaines, succès du nouveau roman, du nouveau théâtre, de la nouvelle critique, mouvements yéyé et hippie), qui conduisent à une remise en question de toutes les valeurs antérieures. Rompant avec l’idée de culture patrimoniale, les années 1970 seront désormais dominées par la centration sur les textes et par l’ouverture au paralittéraire et au non-littéraire. La transmission des chefs-d’œuvre consacrés fait place au rejet de toute hiérarchie entre les textes. Pour autant, la finalité de l’enseignement littéraire demeure tout aussi normative, mais au lieu de reposer sur la connaissance d’un corpus, la norme tient désormais à la maitrise d’une méthode, celle de l’analyse structurale. Pour reprendre les mots de Bernard Veck (1995), les humanités font ainsi place aux méthodes. Corollairement, l’enjeu qui prévaut à ce moment est à la fois « scientifique » et esthétique : il faut apprendre à lire toutes sortes d’œuvres pour elles-mêmes, pour autant qu’on le fasse méthodiquement. On passe ainsi d’un point de vue ségrégationniste à un point de vue intégrationniste, et d’une finalité externe, centrée sur les usages de la littérature, à une finalité interne, centrée sur ses textes.
Les années 1980 connaitront des mouvements opposés. En France, elles voient s’accentuer le versant méthodique à travers la lecture du même nom, qui apparait comme un prolongement de l’enjeu précédent: il faut lire la littérature pour acquérir une méthode et devenir un lecteur autonome et critique. Cette approche est très inspirée par les travaux d’Eco (1985) sur la coopération interprétative du lecteur modèle. En Belgique, si le réseau officiel prône un retour au patrimoine, dans le réseau catholique, on assiste plutôt à une rupture, marquée par l’avènement des théories affirmant la souveraineté du lecteur et l’importance de la diversification des réceptions. Désormais l’enjeu n’est plus seulement d’émanciper l’élève ni de le doter de méthodes – même si ces valeurs continuent de prévaloir–, il est avant tout de l’amener à lire, de lui donner le gout et la pratique de la lecture. C’est ainsi que l’on voit se développer des propositions qui privilégient l’entrée en littérature par les activités spontanées et/ou ludiques.
Dans les années 1990, un nouveau contraste se fait jour. D’un côté, l’entrée dans l’ère des compétences. Tenu de déboucher sur des productions balisées et évaluables, l’enseignement de la littérature se voit subordonné à une logique utilitaire: désormais il faut lire pour devenir un lecteur compétent, capable de réinvestir ses acquis et ses outils dans des tâches complexes inédites. De l’autre côté, l’entrée dans la lecture littéraire: cette notion qui inspire fortement les programmes du primaire en France et ceux du secondaire en Belgique et au Québec cherche à concilier les deux approches de la lecture mises en évidence par les théories de la lecture, notamment par les travaux de Picard. On assiste ainsi au développement du modèle de la lecture littéraire conçue comme un va-et-vient: désormais, il faut lire pour développer conjointement la participation psychoaffective à l’univers référentiel du texte et l’analyse critique de ses significations.
Si elles sont potentiellement en tension (cf. Dufays 2011), l’approche par compétences et la lecture littéraire peuvent, à l’occasion, se combiner dans des dispositifs qui intègrent l’alternance des postures de lecture au sein de séquences didactiques débouchant sur des productions finales évaluables, ou qui étendent la notion de compétence aux compétences culturelles. La capacité de mettre en relation des textes du présent et du passé devient ainsi une compétence clé dans le référentiel des Compétences terminales de 1999 de la Communauté française de Belgique, qui justifie comme suit l’enseignement de la littérature:
L'objectif à poursuivre dans l'enseignement de savoirs littéraires et artistiques n'est en aucune manière de transmettre une culture encyclopédique passéiste, mais de donner de manière vivante aux élèves la maitrise des références culturelles qui ont influencé durablement la pensée et l'écriture occidentale et/ou s'avèrent les plus utiles pour décoder les productions culturelles contemporaines. Seuls ont donc été retenus ici des savoirs – dont la liste n'est en rien exhaustive – qui, à l'analyse, participent de l'alphabet culturel de l'homme contemporain. (Ministère de la communauté française 1999: 17)
Les années 2000 enfin donnent lieu à nouveau à plusieurs mouvements contrastés, dont la perpétuation de la tension déjà évoquée entre deux conceptions de la lecture. D’un côté, en France surtout, sous l’influence de certains didacticiens (G. Langlade, A. Rouxel, M.-J. Fourtanier, C. Mazauric), la promotion du « sujet lecteur », qui conçoit la littérature avant tout comme un objet d’expériences personnelles. De l’autre côté, en Suisse surtout, la promotion d’un « archilecteur » (Ronveaux 2014), qui va dans le sens contraire, invitant l’école plutôt à former les élèves aux exigences communes d’un savoir légitimité par l’école et partagé au sein de la communauté interprétative que constitue la classe.
Parallèlement, les enjeux patrimoniaux résistent mais sont revisités : il faut désormais enseigner la littérature pour transmettre une culture commune mais aussi des codes pour lire le monde et la culture. Par ailleurs, tant en Belgique qu’en France, une place plus explicite est accordée à la lecture et à l’écriture littéraires dans l’enseignement qualifiant (technique et professionnel).
Par-delà les tensions, il semble que, dans les différents pays francophones, l’heure soit aujourd’hui au compromis à l’égard de la littérature : après avoir connu des mouvements en sens opposés, tous les programmes accordent désormais une place égale aux enjeux de la communication par rapport à ceux de la littérature. En témoigne par exemple l’introduction du Programme intégré de l’enseignement fondamental promulgué en 2001 par la Fédération de l’enseignement catholique (toujours en cours en 2016) :
[I]l est important de veiller à ce que les enfants soient sensibilisés aux deux grands pôles de l'utilisation de la langue: tantôt outil de simple communication, dans une perspective intellectuelle ou utilitaire; tantôt instrument de création et d'émotion, à des fins littéraires ou simplement ludiques. L'école évitera de privilégier la première dimension au détriment de la seconde, car, sans une réelle ouverture aux œuvres «littéraires» (au sens le plus large du terme: de la comptine à l'histoire drôle, en passant par la chanson ou les contes folkloriques...), les enfants risquent fort de n'avoir de leur langue et du monde qu'une expérience et une perception réductrices.
Ces œuvres en effet offrent deux apports essentiels à la construction du langage et de la pensée. D'une part, elles permettent une meilleure prise de conscience du langage en tant que tel, dont les différents niveaux constitutifs sont mis en évidence dans ce type de productions. D'autre part, elles permettent d'accéder, sur le mode intuitif, à une perception plus nuancée et à une compréhension plus fine de soi, des autres et du monde. (2001: 3)
Voilà qui témoigne d’une conception pour le moins ouverte de la notion de compétence littéraire… et aussi qui ponctue ce bref parcours historique à travers les programmes 2.
Les discours des experts
Dans quelle mesure le discours de l’école sur la littérature rejoint-il celui des experts ? Je regroupe sous ce terme des théoriciens de la littérature et des didacticiens, qui, certes, n’ont pas toujours le même point de vue sur la réalité scolaire mais s’adressent les uns et les autres aux enseignants, et parfois cumulent deux casquettes en se déployant à la fois sur le terrain de la théorie littéraire et celui de la didactique.
La réflexion sur les justifications de l’enseignement de la littérature était déjà au cœur des travaux de Lanson et elle a traversé tout le XXe siècle, mais c’est depuis les années 1970 qu’elle est devenue l’objet de débats permanents, notamment chez des acteurs de l’enseignement supérieur 3.
Si, au-delà de la énième querelle des anciens et des modernes qui a entouré un temps l’émergence de la nouvelle critique, les discours de ces experts ont parfois pu sembler consensuels, ils sont aujourd’hui traversés par trois clivages qui ne se recoupent que partiellement. Ceux-ci concernent la place du canon (quel corpus faut-il retenir et enseigner?), l’approche des textes (faut-il promouvoir l’analyse distanciée ou l’implication subjective?) et la place de la théorie littéraire (faut-il l’enseigner ou non?).
Quel canon pour quelle transmission?
Une première justification de la formation littéraire avancée par les experts s’appuie sur la valeur formative des œuvres qui constituent la littérature : il faudrait enseigner la littérature parce qu’elle regorge de richesses et qu’elle ouvre les jeunes à des savoirs et à des valeurs fondamentaux pour leur développement culturel et leur épanouissement personnel. Si cette idée semble faire largement consensus, l’accord disparait dès qu’on essaie d’en préciser les termes.
Le désaccord concerne d’abord le corpus des œuvres à enseigner. D’un côté, un certain nombre d’auteurs restent attachés au canon littéraire traditionnel et à l’idée d’enseigner prioritairement, voire exclusivement, la littérature consacrée par rapport aux autres productions, jugées « paralittéraires » ou moins légitimes. Cette position, proche à certains égards de celle qui prévalait dans les programmes scolaires jusqu’aux années 1960, traverse plus ou moins explicitement les propos de Vincent Jouve (2010), qui plaide pour que la littérature soit enseignée en tant qu’objet d’art, et plus encore ceux de Danièle Sallenave (1991, 1995, 1997, 2009), qui présente la littérature comme un monument : « Dire que la littérature n’est pas seulement document, dire qu’elle est d’abord monument, c’est en faire un instrument de mémoire, non en user comme d’une preuve » (1995 : 140-141). Chez l’un comme chez l’autre, c’est uniquement de littérature au sens strict qu’il est question, c’est-à-dire de textes reconnus par les instances de légitimation propres à ce champ, et la place qui pourrait être faite dans l’enseignement aux genres ou aux types de productions moins consacrés n’est guère prise en considération. Ceux-là estiment dès lors que l’enseignement de la littérature doit servir prioritairement à transmettre la connaissance des courants, des auteurs, des œuvres et des thèmes et des mythes qu’elle véhicule.
D’autres auteurs, à l’inverse, soulignent la relativité et le renouvellement régulier du canon, et conçoivent l’enseignement de la littérature comme une démarche d’ouverture et d’intégration des œuvres les plus diverses, plaidant pour qu’à côté des œuvres classiques, les enseignants accordent une place croissante aux œuvres dites paralittéraires et aux genres mixtes mêlant l’image au texte. Ces auteurs, dont les positions rejoignent les programmes scolaires des années 1970, s’opposent à la transmission exclusive des savoirs patrimoniaux au nom de divers arguments : le caractère conservateur du patrimoine, qui serait en décalage avec l’évolution de la culture, la relativité de tout canon, en évolution permanente, et qu’il serait donc dangereux de figer, la priorité accordée à la lecture, aux pratiques et aux méthodes sur les savoirs. On retrouve ici la thèse de Pennac (1992) sur les droits souverains du lecteur, mais aussi celle de Citton (2010) sur le passage de l’économie de la connaissance à la culture de l’interprétation. C’est également ce type de position que défendent Baroni (2007) ou Schaeffer (1999, 2011), qui puisent volontiers leurs exemples aussi bien dans la bande dessinée ou les productions audiovisuelles (y compris les jeux vidéo) que dans la littérature au sens strict.
A vrai dire, au vu de l’évolution des institutions culturelles et des choix effectués par les programmes d’enseignement, ce débat entre les points de vue ségrégationniste et intégrationniste semble aujourd’hui en voie d’obsolescence: si, à l’école, la littérature «classique» n’a certes pas perdu sa raison d’être, la présence à ses côtés, dans les programmes et les manuels, des œuvres de la «production élargie» est devenue, depuis une trentaine d’années au moins, un fait aussi irréversible qu’exponentiel. La question qui se pose aujourd’hui aux enseignants à propos du corpus concerne dès lors moins son ouverture – qui semble acquise – que les critères de sélection des œuvres à enseigner en tant que «noyau dur» du patrimoine. Sur ce point, si des auteurs comme Jouve ou Sallenave privilégient avant tout la portée existentielle des œuvres et leur contribution à la perpétuation d’une mémoire et d’une identité collective, d’autres s’appuient prioritairement sur des critères pragmatiques, comme la valeur emblématique de certaines œuvres par rapport à des genres ou à des courants déterminés (Balzac par rapport au réalisme, Mallarmé par rapport à la poésie contemporaine, etc.) (Legros 2005), ou bien l’importance des textes dérivés (les «objets sémiotiques secondaires») que ces œuvres ont inspirés (Louichon 2012), ou encore les stéréotypes qu’elles ont contribué à fonder ou à renouveler (Dufays & al. 2015). Plus généralement, pour Bayard (2007), ce que l’enseignement de la littérature se doit de transmettre avant tout, ce sont des repères permettant aux lecteurs de s’orienter dans la masse des textes: «La culture est d’abord une affaire d’orientation. `Être cultivé, ce n’est pas avoir lu tel ou tel livre, c’est savoir se repérer dans leur ensemble, donc savoir qu’ils forment un ensemble et être en mesure de situer chaque élément par rapport aux autres» (Bayard 2007: 26). Ces critères pragmatiques présentent le double avantage d’être les plus commodes à expliciter aux élèves et de donner moins prise à des débats idéologiques que les critères liés au contenu des œuvres.
Cela étant, les différentes justifications précitées n’ont rien d’incompatible, comme le montre la position médiane défendue à leur égard par Todorov (2007) ou Compagnon (1998) : s’il existe une difficulté à leur propos, elle semble plutôt venir de l’exclusivité que certaines tendent parfois à s’arroger et du caractère parfois peu explicite de leur mobilisation.
Valeurs de la distanciation vs de la participation
Justifier l’enseignement de la littérature ne se limite pas à promouvoir la connaissance ou la valeur de certaines œuvres, cela revient aussi à préconiser la manière de lire qu’on suppose la plus apte à former les esprits. À cet égard, une deuxième tension oppose les adeptes de la distanciation, qui promeuvent les droits du texte et les vertus de la lecture analytique, ancrée dans les valeurs esthétiques, aux adeptes de la participation, qui célèbrent à l’inverse les vertus de la lecture subjective, existentielle, ancrée dans les droits du lecteur et dans les questions vives de l’humain.
La première option vise avant tout à former l’élève à l’usage de méthodes et d’outils. Elle caractérise les approches dites «formalistes», qui considèrent les textes comme des supports ou des exemples servant avant tout à révéler des procédés et à exercer des démarches d’analyse. Enseigner la littérature dans cette perspective revient à développer des savoir-faire et des notions à propos de la littérature. Un temps incarnée par l’analyse structurale, puis par la coopération interprétative chère à Eco (1985), cette approche trouve aujourd’hui un prolongement dans le plaidoyer d’Yves Citton (2010) en faveur d’une culture de l’interprétation.
La seconde option caractérise à l’inverse une auteure comme Michèle Petit quand elle invite les enseignants à se montrer ouverts à la singularité des expériences de leurs élèves (2002 : 134), mais aussi Jean-Marie Schaeffer lorsqu’il préconise une « activation de la littérature comme mode d’accès au monde », qui seule, selon lui, « peut garantir que cette transmission soit autre chose qu’un savoir mort ». Il en conclut que « guider les élèves vers cette expérience devrait […], en toute logique, constituer le cœur même de l’apprentissage littéraire » (2011 : 117). C’est encore cette option que défend Todorov lorsqu’il demande aux enseignants de transmettre la littérature non pour former des spécialistes de l’analyse littéraire, mais pour former des connaisseurs de l’être humain (2007 : 88-89).
Sans doute une certaine solidarité relie-t-elle l’attachement au canon des classiques à la conception distanciée de la lecture, et à l’inverse, ceux qui conçoivent la littérature comme un monument acceptent généralement mal qu’on l’utilise à des fins strictement subjectives. Nulle nécessité cependant sur ce point: le fait de s’appuyer seulement sur un corpus traditionnel d’auteurs légitimés n’empêche pas Picard (1986) de plaider pour une lecture ludique et ouverte, et à l’inverse, nombreux sont les amateurs de paralittérature qui soumettent leur corpus aux analyses narratologiques ou poétiques les plus orthodoxes.
Cela étant, entre distanciation et participation, ou, pour parler comme Eco, entre interprétation et utilisation, faut-il choisir ? Ne convient-il pas plutôt de souligner, à la suite d’Annie Rouxel (2007), que les deux approches n’ont rien d’incompatible en contexte scolaire ? Il semble bien que le fait d’inviter leurs élèves à réagir subjectivement aux textes ne les empêche nullement de les soumettre ensuite à une analyse objectivante, et inversement.
Valeurs de la théorie vs valeurs du «sens commun»
La troisième opposition, qui oppose les enjeux de la théorie littéraire à ceux d’une approche des textes fondée sur le sens commun, est une variante de la précédente car la théorie relève par excellence de l’approche distanciée. Antoine Compagnon a consacré son essai Le démon de la théorie (1998) à déployer le conflit potentiel qui entoure chaque notion liée à la littérature: qu’il soit question de la notion de littérature elle-même, de l’auteur, du monde, du lecteur, du style, de l’histoire ou de la valeur, on voit bien qu’une fracture sépare ceux qui souhaitent enseigner la littérature comme un laboratoire langagier, comme un lieu d’explorations et d’expériences plus ou moins radicales, et ceux qui entendent à l’inverse l’ancrer dans les valeurs communes de la lecture ordinaire. Dans le premier cas, l’enjeu est d’expliquer aux élèves que l’auteur se dissout dans ses textes, que le monde que ceux-ci mettent en scène n’existe qu’en tant qu’illusion, que le lecteur est tout-puissant, que le style est une notion non pertinente et que toute valeur est relative; dans le second, à l’inverse, il s’agit de leur présenter l’intention de l’auteur comme une clé de lecture, les œuvres comme des miroirs du monde, le lecteur comme une instance docile (respectueuse du texte), le style comme un critère de distinction essentiel et la littérature comme le lieu d’une certaine hiérarchie des valeurs.
Ici encore, pourtant, l’alternative n’a rien d’implacable, car, comme Compagnon s’est attaché à le montrer, il est parfaitement possible de dépasser chacun des clivages en refusant d’accorder une valeur de vérité à l’un des deux termes : « c’est […] cette violente logique binaire, terroriste, manichéenne, si chère aux littéraires – fond ou forme, description ou narration, représentation ou signification – qui induit des alternatives dramatiques et nous envoie nous cogner contre les murs et les moulins à vent. Alors que la littérature est lieu même de l’entre-deux, du passe-muraille » (1998 : 145).
Bilan d’étape
Comme on s’en doute, cette rapide typologie des débats qui animent la noosphère littéraire est loin d’épuiser le sujet : il faudrait un livre entier pour analyser finement les arguments déployés par les uns et les autres. Ces quelques éléments pourraient cependant suffire pour l’objectif que je me suis fixé ici, qui était de démêler les principaux clivages repérables dans le discours des experts à propos de la justification de l’enseignement de la littérature.
Par ailleurs, ce bref examen montre à quel point certains débats ou tensions sont communs entre les experts et les auteurs des Instructions officielles. Chez les uns comme chez les autres, la tension est palpable entre les points de vue ségrégationniste et intégrationniste vis-à-vis du patrimoine ou du canon, de même qu’entre la lecture distanciée (analytique, coopérative, modèle, ancrée dans les droits du texte) et la lecture participative (utilisatrice, subjective, ancrée dans les droits du lecteur): l’étude du discours des experts montre combien toutes ces positions demeurent vivaces malgré l’ancienneté de leur inscription dans les programmes scolaires, mais il est frappant de voir que certains experts – comme Todorov (2007), Schaeffer (2011) ou David (2012) – rejoignent aujourd’hui le discours de l’école en faveur de la subjectivité des lectures.
Enfin, on remarquera que, si les experts comme les instructions officielles associent surtout la littérature soit à la culture (patrimoniale) soit à la lecture, ils la relient assez peu à l’oralité et à l’écriture: ce privilège de la réception sur la production et de la lettre sur la voix mériterait assurément d’être analysé plus avant.
Le discours des élèves
Dans quelle mesure les tensions que l’on vient de parcourir concernent-elles les perceptions des élèves ? Plus fondamentalement, quel est leur discours à eux sur les justifications de l’enseignement de la littérature ? Jugent-ils cet enseignement utile, nécessaire ? Quel regard posent-ils sur lui ? Pour le savoir, j’ai mené l’enquête dans neuf classes de français des trois dernières années du secondaire, en vue de recueillir les avis des 193 élèves concernés sur le sens qu’ils accordent au cours de français, et à l’intérieur de celui-ci, à l’enseignement de la littérature. Le choix d’interroger sur le cours de français dans son ensemble avant de se focaliser d’emblée sur la seule littérature devait permettre de cerner la place relative accordée par les élèves à celle-ci par rapport aux autres contenus de la discipline « français ». Afin de viser une certaine représentativité sociologique, l’enquête a été menée dans trois écoles d’indices socioéconomiques contrastés : le Lycée Martin V de Louvain-la-Neuve (qui jouit d’un indice maximal), l’Institut du Sacré-Cœur de Ganshoren (indice moyen) et l’Institut de l’Enfant Jésus d’Etterbeek (indice faible) 4. Dans chacune d’elles, le même questionnaire a été soumis à trois classes de français (de 4e, 5e et 6e année), à qui il était demandé de répondre à quatre questions ouvertes :
- Que t’apporte personnellement le cours de français ?
- Quels sont les aspects du cours de français qui te plaisent le plus ?
- Quelles sont les difficultés particulières que tu rencontres dans le cours de français ?
- Quels liens y a-t-il entre le cours de français et ta vie de tous les jours ?
Le premier constat qui ressort nettement des réponses est que, pour les élèves des trois dernières années du secondaire, le premier intérêt du cours de français réside dans ses dimensions culturelle et analytique: celles-ci sont en effet mentionnées par la moitié des réponses à la question 1 et par 28 % des réponses à la question 2. Même si 28 % signalent l’analyse de textes comme source de difficulté, la même proportion estime que les compétences d’analyse et la culture transmise par le cours sont des éléments essentiels pour la vie de tous les jours.
Selon les élèves, plus précisément, c’est la littérature qui est la matière la plus importante du cours de français: tout au long des trois années, elle est plébiscitée par plus de la moitié d’entre eux en tant qu’apport principal du cours de français. C’est qu’elle présente à leurs yeux deux intérêts majeurs: elle enrichit leur culture («une découverte de nouveaux horizons», «une ouverture d’esprit», «une meilleure connaissance des auteurs importants», «voir par des textes comment la mentalité et la manière de vivre a évolué au fil du temps») et elle développe leur capacité d’analyse («une capacité à développer ma façon de voir les choses et à mieux les expliquer», «une plus grande réflexion», «un meilleur esprit critique», «une vision de la littérature différente»), ainsi que, pour environ 15 % d’entre eux, leur plaisir de lire («le plaisir de découvrir de nouvelles histoires», «d’autres styles de textes»).
On observe à ce propos une évolution spectaculaire de la 4e à la 6e année secondaire : plus les élèves avancent dans la scolarité, plus ils passent de l’intérêt accordé à la lecture participative (que plusieurs d’entre eux appellent « lecture plaisir ») à l’intérêt accordé à la lecture critique et analytique : cette dernière est en effet plébiscitée par 49 % des élèves de 6e, alors qu’elle n’obtient que 19 % des suffrages en 5e et 15 % des suffrages en 4e. Parallèlement, l’importance donnée à l’expression écrite cède le pas à celle qui est attribuée à la littérature et à l’analyse, puisque la première passe de 58 % en 4e à 30 % en 6e, tandis que la seconde connait exactement l’évolution inverse.
Pour autant, tous les élèves ne sont pas des adeptes de l’enseignement de la littérature: si les scores d’adhésion à cette matière frisent le maximum dans l’école qui possède l’indice socioéconomique le plus élevé, ils touchent seulement la moitié des élèves de l’école dont l’indice socioéconomique est le plus bas. Qui plus est, la littérature est perçue comme une source de difficultés pour un dixième des élèves environ, surtout pour les problèmes d’analyse qu’elle pose (les aspects historiques et culturels ne faisant, quant à eux, l’objet de presque aucune remarque critique).
Pour un tiers des élèves, la reconnaissance des apports de l’enseignement de la littérature se double d’une ferveur avouée à l’égard de cette dimension du cours de français, puisqu’en réponse à la question «quels sont les aspects du cours qui te plaisent le plus?», 33 % (avec un pic de 40 % en 5e année) évoquent la littérature et son histoire («découverte de nouveaux courants et auteurs», «lire des textes qui nous aident à comprendre la philosophie des gens à des époques différentes», «l’étude de la poésie et des courants littéraires») et environ 15 % (chiffre stable au long des trois années) plébiscitent l’analyse de textes («avoir appris à regarder derrière les lignes d’un livre, d’un texte, voir la littérature autrement», «les analyses de livres», «l’analyse de poèmes»).
Mais la littérature ne se limite pas à une matière culturelle et à un support de lecture et d’analyse : pour 25 % des élèves (dont 35 % des élèves de 4e), elle est appréciée aussi en tant qu’objet d’interactions et de liberté d’expression : pour eux, « parler des livres qu’on a lus », « pouvoir donner son avis » constitue une source d’intérêt essentiel du cours de français et une justification majeure de l’enseignement de la littérature.
Enfin, de manière plus surprenante, lecture et culture sont perçues comme « utiles pour la vie de tous les jours » par un élève sur quatre : « la littérature est partout », « ça ouvre notre champ de lectures personnelles », « je passe plus de temps à lire qu’à être sur internet » affirment ainsi plusieurs d’entre eux, qui témoignent par là d’une conception originale du critère d’utilité.
Cette enquête montre en somme que les élèves attachent autant d’importance à développer leurs moyens d’expression et à être initiés aux outils d’analyse de la littérature qu’à connaitre les œuvres littéraires. Ils perçoivent que ces compétences sont en lien avec leur vie quotidienne envisagée à court et à long terme :
Le cours de français m’est utile pour mieux m’exprimer, utiliser des mots adéquats, m’ouvrir aux différentes cultures, m’intéresser davantage à l’actualité et pour synthétiser des informations.
Last but not least, beaucoup d’élèves témoignent d’une disposition à la réflexivité qui parait étroitement liée à leur découverte de la littérature :
Le cours de français m’est utile pour enrichir ma culture générale, développer mes capacités critiques, changer positivement ma façon de penser, et je procède en me focalisant et en analysant des textes intéressants.
Pour conclure
Même si les questions posées aux élèves dans l’enquête qu’on vient d’évoquer ne permettent d’avoir qu’un aperçu des finalités qu’ils attribuent à l’enseignement de la littérature, il est frappant de voir que celles qu’ils expriment rejoignent plus clairement les plaidoyers de Sallenave et de Bayard en faveur de l’histoire littéraire ou celle de Citton en faveur du travail interprétatif que ceux de Todorov ou de Schaeffer pour les vertus existentielles et psychoaffectives de la lecture. Pour les élèves que j’ai interrogés, en effet – qui, rappelons-le, sont issus seulement des trois dernières années du secondaire 5 –, la littérature est avant tout l’objet d’un double apprentissage: celui d’un enrichissement culturel et celui d’une compétence analytique, et si la lecture participative est certes plébiscitée par certains d’entre eux, elle perd du terrain à mesure qu’ils avancent en âge. Ce constat devrait bien sûr être confirmé par d’autres enquêtes, et il ne suffit pas comme tel à justifier une approche plutôt qu’une autre, mais, si l’on accepte d’accorder une certaine pertinence au point de vue des élèves, il pourrait servir de balise aux décideurs qui ont la charge d’actualiser les programmes et de définir des équilibres. C’est l’occasion ici de redire combien un modèle dialectique comme celui de la «lecture littéraire», entendue comme l’activation alternée ou intégrée des modes de réception «participatif» et «distancié», et donc des appréciations à dominante éthique et à dominante esthétique, permet de dépasser des dichotomies qui paraissent aujourd’hui aussi datées que peu productives (Dufays 2017).
Un autre enseignement de cette enquête est que le seul fait d’interroger ainsi les élèves sur leurs intérêts à l’égard du cours de littérature présente en soi un enjeu didactique majeur, dès l’instant où l’enquête apparait non pas comme une fin en soi, mais comme une production que l’on exploitera ensuite explicitement avec eux en dépliant ses résultats, en explicitant les différentes valeurs en jeu ainsi que les différences dont elles font l’objet au sein de la classe et en suscitant un échange de vues collectif. En proposant à ses élèves un tel dépliage de leurs propres valeurs et représentations, l’enseignant leur montre concrètement qu’il s’intéresse à eux, qu’il entend tenir compte de leurs attentes, qu’il entend aussi susciter leur réflexivité et leur recul critique, qu’il cherche à développer chez eux un savoir mobilisable sur les valeurs, ainsi qu’à favoriser une meilleure perception du sens des «matières» de l’année. Mobiliser les élèves dans la tâche et se soucier de leurs attentes: dans une perspective de justification de l’enseignement de la littérature, n’est-ce pas là la première nécessité?
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Pour citer l'article
Jean-Louis Dufays, "Apprendre la littérature, pour quoi faire ? Du débat des experts aux discours des élèves", Transpositio, n°1 Justifier l’enseignement de la littérature, 2017https://www.transpositio.org/articles/view/apprendre-la-litterature-pour-quoi-faire-du-debat-des-experts-aux-discours-des-eleves
Enseigner la littérature: une approche par les justifications (XIXe-XXIe siècles)
La littérature, quelle que soit la conception qu’on en a — c’est-à-dire: quelle qu’en soit la théorisation (plus ou moins explicite, cohérente et rigoureuse) dans laquelle on la pense — présente des caractéristiques en partie différentes, selon qu’on l’appréhende comme objet de recherche ou comme objet d’enseignement. L’étude de la littérature, dans la recherche, vise à produire des connaissances et à renouveler des savoirs; l’étude de la littérature, dans un enseignement, s’attache notamment à transmettre ces savoirs — dûment simplifiés, remaniés, opérationnalisés, pour ainsi dire {{C’est ce qu’on appelle en didactique le processus de transposition (voir Verret, 1975; Chevallard, 1985; Martinand, 1985, sur les «pratiques sociales de référence»; Schneuwly, 1995; Bronckart et Plazaola Giger, 1998; et, pour la littérature: Poslaniec, 1992, 164-165; Petitjean, 1998; Denizot, 2013; Gabathuler, 2016, 69-95).}} — à des élèves ou des étudiants qui les apprennent — qui les découvrent, certes, mais en un autre sens que les chercheurs.
Enseigner la littérature: une approche par les justifications (XIXe-XXIe siècles)
La littérature, quelle que soit la conception qu’on en a — c’est-à-dire: quelle qu’en soit la théorisation (plus ou moins explicite, cohérente et rigoureuse) dans laquelle on la pense — présente des caractéristiques en partie différentes, selon qu’on l’appréhende comme objet de recherche ou comme objet d’enseignement. L’étude de la littérature, dans la recherche, vise à produire des connaissances et à renouveler des savoirs; l’étude de la littérature, dans un enseignement, s’attache notamment à transmettre ces savoirs — dûment simplifiés, remaniés, opérationnalisés, pour ainsi dire 1 — à des élèves ou des étudiants qui les apprennent — qui les découvrent, certes, mais en un autre sens que les chercheurs.
Autrement dit, il n’y a pas, d’un côté, «la» littérature et, de l’autre, des recherches et des enseignements qui cherchent à la définir et à la transmettre. Et il n’y a pas non plus, face à «la» littérature, une recherche qui formule la signification ultime des textes et un enseignement qui tâche d’en inculquer quelques bribes aux apprenants. Le terrain où se déploient ici aussi bien l’écriture et la lecture, que la recherche et l’enseignement, ne se laisse pas désigner par un nom commun (la littérature): il y faut un adjectif (littéraire) et peut-être même, davantage encore, un adverbe (littérairement). Nulle essence, mais des propriétés mouvantes qui répondent à des usages divers; un régime pluriel de l’attention et de l’expérience.
1. Qu’est-ce que justifier?
1.1. Le déclin du platonisme dans les études littéraires
Sans doute convient-il de lever en préambule une confusion fréquente. «La» littérature, ou la Littérature, si l’on assimile ce singulier à une essence quelconque, n’existe plus dans les savoirs littéraires depuis près d’un demi-siècle. Définir le propre de la littérature par des qualités qui seraient intrinsèques aux textes mêmes, indépendamment de leurs lectures et de leurs usages, relève désormais d’une méprise: la «littérarité» est une qualité variable, changeante, et «la» littérature est toujours déclarée telle par un groupe donné 2.
Deux mouvements de fond ont contribué à instaurer une telle méfiance à l’égard de la Littérature, avec majuscule. L’historicisation radicale des textes littéraires, d’abord, a fragilisé certaines des évidences sur lesquelles reposait jusqu’alors la critique 3. Dans le sillage des travaux de Pierre Bourdieu (1992), on envisage désormais que les agents d’un «champ littéraire» partagent une conception de ce qui les réunit — la littérature — dont les variations suivent à peu près celles des générations. Roger Chartier (1991; 2005), pour sa part, a défendu l’idée selon laquelle les multiples éditions d’un «même» texte en modèlent le sens d’une façon telle qu’il est difficile de proposer des interprétations qui en intègrent toutes les variations: «la» littérature n’est plus un invariant éthéré aux supports divers et, surtout, indifférents, mais la gamme historique très riche et très disparate de ces «inscriptions» éditoriales qui préparent et appellent un type d’attention particulier (avec ou sans illustration, à la typographie plus ou moins dense, aux formats plus ou moins prestigieux, etc.). Par ailleurs, l’analyse de discours — prise en un sens large qui accueille aussi bien les travaux de Marc Angenot (1989) que ceux d’Alain Corbin (dès Le Miasme et la jonquille, en 1982) et de ses élèves, comme Dominique Kalifa (1995; 2013), Judith Lyon-Caen (2010) ou Sylvain Venayre (2002)) — plonge les textes reconnus comme littéraires dans le continuum effectif des productions discursives d’une époque: la «littérarité», ainsi mise à l’épreuve de sa congruence avec des textes de médecine, de droit, de police ou de presse, ne présente plus les dehors nets d’un écart répété au langage ordinaire et au sens commun, critère longtemps constitutif de la «littérarité», mais désigne des manières d’ouvrir la langue et de battre en brèche les préjugés qui sont trop hétéroclites pour dessiner une règle générale.
Du côté des approches formelles, poétiques ou narratologiques, le «texte» cède progressivement le pas à des notions plus englobantes, comme celles de «fiction» (Schaeffer, 1999; Caïra, 2011; Lavocat, 2016), d’«intrigue» (Brooks, 1984; Baroni, 2007; 2017) ou de «style» (Jenny, 1990; 2011; Macé, 2016), qui permettent d’aborder la littérature à l’horizon d’autres médias à vocation esthétique, comme la bande-dessinée, le cinéma, les jeux vidéo, la musique ou la danse. L’intermédialité, comme on l’appelle — ou la transfictionnalité (Saint-Gelais, 2011) — déplace le propre présumé de la littérature en partie ailleurs que dans l’écriture même. Les œuvres créent des mondes fictionnels dont les personnages ne sont plus seulement de papier, comme on le répétait dans les années 1970 (voir Hamon, 1972), mais dotés d’une vie virtuelle qui leur permet d’exister hors des textes. Les récits ne piègent plus tant les lecteurs, comme l’affirmait Louis Marin (1978): ils les captent, les fascinent et les éduquent en mobilisant leurs émotions. La «fonction poétique» jadis assignée par Roman Jakobson (1963) à la littérature, comme réflexivité sur son propre message, ne suffit plus à distinguer une forme spécifiquement littéraire de l’expression et de la communication: il va de soi aujourd’hui qu’un roman, un poème, une pièce de théâtre nous disent quelque chose du monde (fonction référentielle), nous rassemblent pour en penser quelque chose en commun (fonction phatique), s’adressent à nous d’une manière précise (fonction conative), etc. Les critères de la littérarité, si on cherchait à les fixer, s’en trouveraient multipliés d’autant.
Il n’incombe donc plus aux études littéraires de formuler l’essence de la littérature — quand bien même cette essence serait de soustraction, pour ainsi dire, à savoir le pouvoir littéraire, critique ou ironique, de dénoncer dans les autres discours toute prétention à dire le vrai sur le monde. Les énoncés généraux sur la littérature ne déterminent plus les conditions de toute «bonne» interprétation des textes. Et lorsque des chercheurs se résignent encore à expliciter l’une ou l’autre des composantes qu’ils associent à «la» littérarité, avec une sorte de gêne qui mêle la haine du cliché, la crainte du ridicule et la pudeur d’un strict professionnalisme, c’est le plus souvent en une posture de défense, parce qu’ils s’inquiètent de la perte de légitimité de la critique littéraire, et des effets que ce discrédit pourrait avoir sur le rôle de la littérature dans la socialisation des individus (voir Todorov, 2007; ou Compagnon, 2007). Ils tâchent alors d’argumenter, bon gré mal gré, dans l’arène des idées toutes faites sur la littérature en s’y avançant parfois à titre personnel.
Délesté de cette inquiétude institutionnelle ou civique, toutefois, le statut problématique de «la» littérature offre des avantages intellectuels indéniables. Au moment même où les anthropologues se demandent ce que désigne au juste cette humanité que leur discipline s’est donnée comme objet pendant deux siècles et demi (voir p. ex. Saillant et al., 2011), où les sociologues s’interrogent sur «la» société à partir des innombrables liens qui attachent les individus les uns aux autres et diversifient leurs différents régimes d’action et d’attachement (voir Dubet et Martucelli, 1998; Lahire, 1998; Thévenot, 2006), et que les historiens, préoccupés du fétichisme mémoriel ambiant, questionnent la nature «du» passé (voir Revel, 2000; Hartog, 2003), il n’est guère étonnant de voir les études littéraires renoncer à l’unité a priori de leur objet commun. L’anthropologie, la sociologie et l’histoire ont renouvelé leurs questionnaires disciplinaires d’une façon qui les a rendues plus attentives à la diversité et aux discontinuités des collectivités humaines, et plus aptes à éclairer notre présent dans ce qu’il recèle de tensions raciales, communautaires et sociales.
Les études littéraires ont perdu ce repère commode d’une définition indiscutable de la littérature («ostranenie», autotélicité, modélisation seconde, etc.), certes, mais elles ont également enrichi leur propre questionnaire: si l’on ne peut plus distinguer aisément un roman d’un film, un texte d’un livre, une création imaginaire d’un témoignage, c’est peut-être en partie parce que la vraie vie de la littérature est ailleurs que dans les textes et les discours (voir Schechner, 2002; Barras et Eigenmann, 2006; Rosenthal et Ruffel, 2010) — dans les investissements émotionnels, les performances ou le partage des expériences. Et cette multiplication des foyers possibles de littérarité réclame de nouveaux outils d’analyse et d’interprétation.
Bref, on ne définit jamais «la» littérature en dévoilant son essence, mais dans l’intention d’en favoriser certains usages — qui varient grandement selon les groupes, les lieux et les périodes. Cet axiome résume une grande partie des études littéraires actuelles, dans leur rapport commun à «leur» objet 4. Mais cet axiome, parce qu’il modifie l’autorité des assertions produites dans les études littéraires, n’est pas sans incidence sur l’enseignement de la littérature.
1.2. Transposition des savoirs et idéaux éducatifs
L’enseignement, réévalué à cette aune, ne dispense pas à des profanes l’essence de la littérature dévoilée par la recherche. Il réarticule, dans des cadres institutionnels de formation, une partie des notions, des méthodes et des résultats produits dans d’autres cadres, à partir d’usages non scolaires: ceux de la recherche académique principalement — mais pas exclusivement, puisqu’un savoir sur le théâtre ou la littérature contemporaine peut s’acquérir au contact de metteurs en scène, d’éditeurs, de traducteurs ou d’écrivains vivants. Les savoirs de référence que mobilise l’enseignement de la littérature sont issus de lieux multiples.
On comprendra mieux l’intérêt des remarques précédentes, si l’on songe aux exigences que doit satisfaire, pour être réussie, une telle transposition didactique. Les pratiques sociales — et leurs savoirs de référence — ne peuvent d’abord prétendre nourrir des apprentissages que si leurs modélisations tiennent compte des contraintes d’une situation scolaire donnée: les règlements en vigueur, les ressources d’enseignement disponibles, les types d’évaluation, le bagage des élèves ou les habitudes héritées par les enseignants de leur parcours antérieur. Sans ce calibrage minutieux, les meilleures intentions restent au seuil des classes.
Par ailleurs, un plan d’études ou un enseignement transpose des pratiques sociales existantes en fonction des effets escomptés de leurs savoirs de référence sur les élèves et les étudiants qui se les approprient. On emprunte des notions, des méthodes, des procédés à des manières de penser ou de pratiquer la littérature qu’on estime propices à la transmission de certains idéaux éducatifs. Et ces idéaux varient: que doit développer chez les apprenants la fréquentation des œuvres littéraires orientée par des enseignants? En vue de les préparer à penser et à agir dans quels contextes sociaux? Et en quelle qualité? Tout enseignement engage une idée — même vague, même tacite — de ce que doit apporter aux élèves ou aux étudiants une fréquentation accompagnée de la littérature.
La didactique de la littérature est familière de ces exigences de la transposition, qu’elle pense et décrit depuis une vingtaine d’années (voir note 1). Mais elle s’intéresse souvent davantage aux contraintes qui pèsent sur l’implantation des savoirs de référence dans les classes et aux «gestes» qui les rendent enseignables (dans tel pays, à tel degré de scolarité), qu’aux idéaux qui guident le choix et l’adaptation de tels de ces savoirs de référence dans les programmes et les enseignements. Il s’agira par exemple d’y étudier les opérations qui ont permis de transformer Figures III de Gérard Genette en un kit clé en main de notions opératoires (narrateur, récit, voix, etc.), ou les obstacles que pose l’apprentissage de la focalisation ou de l’itératif. Mais le questionnement didactique n’incitera guère à interroger les vertus que l’on a pu prêter, dans les années 1980, à l’importation dans les classes de cette conception-là — plutôt qu’une autre — de la littérature dans l’enseignement secondaire 5.
La rationalité généralement privilégiée par la didactique se veut axiologiquement neutre: on observe, on constate, on compare, on infère; et lorsqu’on préconise, c’est dans le cadre tacite d’un accord sur des valeurs très générales prises comme allant de soi dans toute société démocratique digne de ce nom (tolérance, «sens critique», connaissance de soi, etc.). Ce consensus a deux conséquences. Comme les valeurs aujourd’hui attachées à l’enseignement semblent trop évidentes pour être discutées, leur étude ne se justifie qu’au sujet du passé, et elle incombe à l’histoire de l’éducation. D’autre part, la didactique de la littérature, de crainte de devenir normative, ne soumet pas à la discussion argumentée les valeurs implicites qui portent ses descriptions et ses propositions d’ingénierie 6. Or, il est à parier qu’un examen réflexif de ses valeurs cardinales, loin de mettre à mal son «objectivité» scientifique 7, relancerait certaines de ses questions de recherche: s’il s’agit d’encourager la «tolérance» à l’école, les instructions officielles, les méthodes, les ressources et les pratiques d’enseignement, en matière de littérature, y participent-elles toutes au même titre? Lorsqu’on défend l’idée que les élèves doivent débattre d’un texte littéraire dans le respect de leurs camarades, prend-on la peine de spécifier cette notion de respect, sa pertinence scolaire et, surtout, les déclinaisons peut-être diverses qu’elle peut prendre chez les enseignants? De même pour le «sens critique»: a-t-on fait l’inventaire précis de ses acceptions multiples dans les directives officielles et les discours des enseignants? On s’apercevrait en effet que l’expression recouvre un spectre très large d’opérations cognitives et de jugements, soit: évaluer le degré de validité d’une règle générale lorsqu’elle doit être appliquée sur un cas particulier, ou assigner un énoncé à son énonciateur (même implicite), ou repérer les incohérences d’un discours, ou se prémunir des mécanismes irrationnels de la persuasion, etc. Sans même compter les sens qu’y mettent eux-mêmes les didacticiens — et les chercheurs en études littéraires.
1.3. Usages scolaires des textes et conduites de vie
Pour revenir à l’exemple de Genette, on peut ainsi se demander pourquoi ce sont ses travaux à lui qui ont suscité, et suscitent encore, un tel engouement scolaire, plutôt que ceux de Paul Bénichou ou de Pierre Barbéris. Ou, dans le cadre plus restreint des théoriciens formalistes de l’époque, pourquoi Genette, et non Jean Ricardou? Ou encore, dans l’œuvre même de Genette, pourquoi Figures III au lieu de Fiction et diction? Pourquoi avoir fétichisé de la sorte, dans l’enseignement, la distinction entre auteur et narrateur? Autrement dit, quelles vertus, non pas seulement intellectuelles ou cognitives, mais éducatives — ou, plus exactement, éthiques — a-t-on pensé cultiver chez les élèves à travers ce rapport spécifique aux textes?
Éthique, le mot est lâché. Et il fâche souvent, au nom de la rationalité axiologiquement neutre. Se soucier d’éthique, pense-t-on, c’est toujours un peu vouloir faire la morale. Et je ne nierai pas que ce soupçon est parfois fondé. Mais la dimension «éthique» des pratiques sociales — ici d’enseignement — peut être décrite et pensée avec la rigueur que l’on réserve à des faits jugés sans lien avec les valeurs. Il suffit d’en retenir une définition adéquate.
Je propose, dans le sillage de Max Weber, de qualifier d’éthiques ces dispositions qu’on espère faire acquérir à l’élève ou à l’étudiant au contact de la littérature, mais qui n’ont pas pour autant trait uniquement à la compréhension ou à l’utilisation judicieuse de catégories de description ou d’interprétation. Il serait possible de les assimiler à un «savoir-être», à des «aptitudes» ou à des «attitudes», si ces termes très prisés n’étaient pas le plus souvent rapportés à des «compétences» vagues sans lien avec l’objet d’enseignement. Le «sens critique», pour reprendre cet exemple, se décline ainsi dans certains programmes en une «faculté de discernement» et une «indépendance de jugement», sans pour autant que soit précisée la spécificité de ce «discernement» et de cette «indépendance» dans le cas d’une analyse d’un conte de La Fontaine ou de Madame Bovary, ni par contraste avec le «sens critique» impliqué dans l’enseignement de l’histoire (David et Graber, 2013).
Weber a montré, dans les travaux qu’il a consacrés aux éthiques religieuses et, plus encore, aux «affinités» (c’était l’un de ses termes) entre ces éthiques et certaines formes de discipline des activités sociales (dans le domaine économique, notamment), comment sa sociologie compréhensive s’emparait de l’éthique et de la discipline de l’enseignement. Dans Confucianisme et taoïsme (2000), on trouve des pages très éclairantes sur les examens des lettrés chinois à partir des «classiques» de la littérature qui brossent à grands traits ce que serait une histoire comparée des éthiques pédagogiques:
[L]a pédagogie de façonnement (Kultivationspädagogik) vise à éduquer un «homme de culture» (Kulturmensch), différent selon l’idéal de culture de la couche déterminante; cela veut dire ici: un homme qui ait une conduite de vie intérieur et extérieure déterminée. Cela peut aussi, dans le principe, être entrepris avec tout le monde; seul diffère l’objectif. Si une couche de guerriers constituée en corps séparé — comme au Japon — représente le corps déterminant, l’éducation cherchera à faire de l’élève, même si c’est dans une grande variété de formes concrètes, un chevalier de style courtisan [qui n’a, à l’instar du samouraï japonais, que mépris pour les écrivailleries]. S’il s’agit d’une couche sacerdotale, l’objectif sera la formation d’un scribe, voire d’un intellectuel, avec, là encore, une grande variété dans les conformations concrètes. Les combinaisons et les chaînons intermédiaires sont nombreux — en réalité, on ne trouve jamais aucun de ces types à l’état pur; il est impossible de les évoquer dans le contexte présent. Ce qui nous importe ici, c’est la position que l’éducation chinoise occupe parmi ces formes. [La qualification par les examens littéraires y] constituait une qualification «culturelle», au sens d’une formation générale, à l’instar par exemple, mais en plus spécifique, de la qualification occidentale traditionnelle établie par une formation humaniste, laquelle procurait chez nous, et d’une façon quasi exclusive jusque récemment, l’accès à la carrière dans les fonctions qui étaient dotées d’un pouvoir de commandement dans l’administration civile et militaire; une qualification qui, dans le même temps, conférait aux élèves qui devaient suivre cette formation la marque de leur appartenance sociale au corps des «hommes cultivés» (Gebildeten). Simplement, chez nous [— et c’est là une différence très importante entre la Chine et l’Occident —], le dressage spécialisé et rationnel est venu compléter et, en partie, remplacer cette qualification culturelle correspondant à une statut social. (p. 176-178)
Ce qu’il s’agit d’éclairer, selon Weber, ce sont les conduites de vie (Lebensführungen) auxquelles incitent les enseignements (religieux ou laïques). L’idéal éducatif n’est pas une utopie abstraite, mais une force active de subjectivation des croyants ou des apprenants. La conduite de vie est en effet intérieure et extérieure. Elle oriente le souci de soi, le lien à autrui et l’ancrage dans le monde. Elle engage également une disposition d’esprit et des qualités éthiques: soit une propension déterminée à une certaine gamme d’aptitudes intellectuelles, ainsi qu’un ensemble de valeurs guidant l’expérience de la vie intérieure, la sociabilité et l’action. Elle est enfin sociale en un double sens au moins: parce que son acquisition est instituée par des apprentissages et des évaluations (ici, des examens, ailleurs des rites), et parce que son exercice reconnu donne accès à un statut privilégié, au statut reconnu de membre valorisé d’une collectivité.
Dans le cas de l’enseignement de la littérature qui nous retient ici, cela ouvre à la didactique la possibilité de penser ensemble, à partir des pratiques mêmes, les opérations qui constituent les textes littéraires en objets d’un savoir évaluable — soit ce que devient la littérature, lorsqu’elle est enseignée — et les valeurs qui président à l’encouragement de ces opérations-là d’analyse et d’interprétation — des valeurs non pas morales, au sens normatif, mais sociales, c’est-à-dire passibles d’une description sociologique.
S’il ne s’agit plus d’interroger les façons dont on enseigne «la» littérature, alors le questionnement se modifie: quels usages des textes dits littéraires favorise-t-on dans l’enseignement? Et à quelles conduites de vie associe-t-on l’acquisition scolaire de ces usages? Comment, en somme, justifie-t-on la fréquentation par les élèves de corpus déclarés littéraires?
2. Justifications passées
2.1. Un dialogue contemporain nourri de repères historiques
Le gain est double, me semble-t-il. Au lieu de distinguer trop nettement dans le processus même de transposition didactique le «savoir savant» et le «savoir enseigné», comme les appelait jadis Yves Chevallard, cette approche ouvre d’abord la description d’un espace indissociablement scolaire et savant des justifications de l’étude de la littérature, où des échanges se produisent qui ne touchent pas seulement aux savoirs, mais aux éthiques, et qui en outre ne vont pas seulement dans le sens descendant de l’université vers l’école: on prend alors la pleine mesure de ce fait apparemment anodin que des conceptualisations savantes de la littérature sont nées pour répondre à un souci pédagogique, comme en témoignent par exemple les cas de Gustave Lanson (1909) au tournant du XXe siècle (voir Jey, 2004) ou, un siècle plus tard, de David Damrosch (2003, 2009) pour la «littérature mondiale» dans les «colleges» nord-américains.
Cette question commune des conduites de vie circonscrit un véritable espace de dialogue entre les littéraires, les chercheurs en didactique et les enseignants. Elle prélude à la coopération, selon moi souhaitable, entre théoriciens de la littérature et spécialistes de la didactique, aussi bien qu’entre chercheurs et enseignants du primaire, du secondaire et des universités.
Si l’on se lance en outre dans une histoire des conduites de vie associées à l’étude de la littérature, les débats contemporains sur la «crise» de la littérature — ou de son étude, ou de son enseignement — prennent tout à coup sens dans le temps long des justifications de l’étude de textes littéraires à l’école et à l’université. Lorsque j’ai cherché à comprendre la spécificité de la «crise» actuelle, en remontant à certaines des «crises» antérieures de même ampleur en Europe francophone, j’ai en effet été frappé par le retour à intervalles réguliers (années 1820, 1880, 1910, 1960, 2000) d’inquiétudes, d’arguments et d’objections très proches. Il semble qu’un certain rapport pédagogique à la littérature se soit cristallisé au début du XIXe siècle, dont nous retrouvons encore les traces dans les controverses d’aujourd’hui.
Devant cette impression de «déjà-vu» qui m’a notamment saisi en lisant la Chrestomathie d’Alexandre Vinet, publiée en 1829, j’ai tâché de comprendre ce qui avait pu ne pas changer durant deux siècles, ou ne pas changer assez pour que se dessine ainsi un espace logique stabilisé de réflexions francophones sur l’enseignement de la littérature. Plusieurs traits me sont apparus, d’ordres très divers, mais dont la prégnance durable, en tel ou tel lieu de réflexion ou de décision, a pu contenir l’émiettement des enjeux tout autant que le surgissement de conceptions nouvelles. Je les livre ici comme autant de pistes à suivre dans une telle enquête, et non à titre de constats péremptoires.
Le premier trait concerne d’abord les études littéraires. Dans le sillage du pré-romantisme allemand, une certaine idée de la littérature s’est imposée en Europe dont les critiques se sont faits les relais, puis les ardents défenseurs: le travail artistique sur la forme a été assimilé à la problématisation d’une expérience (singulière, mais potentiellement collective); et le travail littéraire sur les formes a été considéré comme la forme suprême de la remise en cause, dans le langage, de tout ordre établi — que cet ordre se nourrisse d’évidences, de préjugés, d’«idées reçues», d’expressions toutes faites, de bêtise, de clichés, d’habitudes, d’idéologie, de domination inconsciemment consentie, etc. L’attention portée aux formes est devenue riche d’une prometteuse lucidité des lecteurs sur eux-mêmes, indissociable d’une certaine éthique éducative (dans le sillage de la notion allemande de Bildung, précisément).
Le deuxième trait semble à première vue plus anecdotique, mais il est crucial. Au début du XIXe siècle, on ne propose plus seulement de lire en classe Euripide et Cicéron, Racine et La Fontaine, mais Chateaubriand, Hugo, Lamartine. L’objet enseigné sous le nom de «littérature» touche à la langue française, mais également au présent historique que partagent les élèves, les enseignants et les écrivains. Le modèle d’expression rhétorique des textes «classiques» — i.e. qui entrent en classe — n’est plus situé dans un âge d’or passé: on enseigne la correction, sinon la beauté, dans le cadre de la langue effectivement parlée hors de l’école, dans des cercles très restreints certes, mais contemporains; et on donne aux élèves le nouvel horizon d’une langue en constante évolution, où il s’agit de s’inscrire à son tour. L’attention portée aux formes langagières — en l’occurrence, le choix du vocabulaire, l’élégance syntaxique, la précision grammaticale, etc. — repose sur une admiration aux critères infléchis, une admiration qui confie aux écrivains la tâche infinie d’élever la langue au-dessus de ses usages communs. L’école se souciera désormais aussi du «style» des écrivains vivants.
Le dernier trait n’est pas spécifique à l’enseignement de la littérature. Il suppose en effet d’articuler les éthiques éducatives engagées dans le rapport scolaire à la littérature à des orientations plus massives des politiques éducatives européennes. Depuis deux siècles, les débats sur l’école s’organisent autour d’une tension régulièrement ravivée entre deux ambitions divergentes: soit l’éducation libérale ou humaniste contre l’éducation réaliste; la culture contre la spécialité; le désintéressement contre l’utilité; la Bildung contre la compétence; la citoyenneté contre le marché; et, au plan académique, l’idéal de l’université de Berlin, fondée en 1810, contre les conventions de Bologne et l’Espace européen de l’enseignement supérieur de 2010. Quand l’équilibre se fait autour de l’utilité, de la spécialisation et de la professionnalisation de la formation, l’autre pôle entre en «crise» et l’enseignement de la littérature — qui en est venu à exemplifier presque à lui seul la culture et la Bildung dans les établissements secondaires — suscite une effervescence de prises de position défensives (voir p.ex. Jey, 1998 et 2000 pour les années 1880-1925; Houdart-Merot, 1998; Chervel, 2006). Nous en sommes là depuis 2000. Il y a sans doute des leçons à tirer de ce mouvement de balancier: un certain calme, d’abord 8, de la patience, et l’ambition peut-être de transformer enfin le référentiel dans lequel on pense depuis deux siècles l’enseignement de la littérature.
En attendant (car il y faut de la patience, je l’ai dit), je reviendrai pour finir sur plusieurs justifications passées de l’enseignement de la littérature. Leur inventaire n’est ni exhaustif, ni définitif, mais significatif 9. J’exemplifierai chacune de ces conduites de vie d’un extrait de texte exemplaire, instructif par sa densité et sa concision, que j’ai glané au cours de mes enquêtes dans les règlements, les manuels, les travaux de didactique ou les études littéraires. Un programme de recherche collectif pourrait seul épuiser la gamme des exemples possibles aussi bien en France, en Suisse ou en Belgique, qu’au Canada, au Maroc, au Sénégal ou au Cambodge. Les échantillons qui suivent ne prétendent même pas ouvrir un tel chapitre de l’histoire globale de l’éducation; ils articulent tout au plus un faisceau prometteur d’interrogations. J’ajouterai enfin, pour donner la mesure de ce qu’il reste à faire, que je me suis concentré sur les seules assertions les plus générales: il manque donc à mes analyses l’examen des corpus scolaires et des activités proposées.
Ce parcours suffira néanmoins, je l’espère, à mettre en relief les trois dimensions que j’ai suggérées: la pertinence d’une histoire des éthiques éducatives en matière de littérature; la troublante affinité des justifications passées et présentes de certains rapports aux textes dits littéraires; l’incitation à penser aujourd’hui nos pratiques de chercheurs et d’enseignants dans le prolongement — ou en rupture — des deux siècles passés.
2.2. L’argument rhétorique
Alexandre Vinet publie à Lausanne, en 1829, une Chrestomathie française, ou choix et morceaux des meilleurs écrivains français. Théologien, homme politique et historien de la littérature, il place sa réflexion sur l’enseignement de la littérature à la croisée d’une visée morale de l’éducation, d’une ambition progressiste de l’école et d’une attention patiente aux textes. La Chrestomathie était initialement destinée aux élèves germanophones de ses classes de français, à Bâle, mais elle est très vite devenue une ressource pour l’apprentissage de la «langue maternelle», selon le terme affectionné par Vinet, dans plusieurs cantons suisses de langue française. Surtout, son auteur a conçu cette Chrestomathie dans le cadre du dialogue qu’il entretenait avec certains écrivains et critiques parisiens, comme Sainte-Beuve, si bien que l’on peut tenir ce manuel pour l’un des développements pédagogiques possibles des débats littéraires qui avaient cours en France durant la première moitié du XIXe siècle. L’ancrage local de la réflexion, on le voit, est donc à nuancer.
Dans sa préface, Vinet énonce d’emblée la polarisation de l’éducation qui menace à ses yeux de porter préjudice à l’enseignement de la littérature:
Si les institutions qu’on nous promet oublient que l’école est un établissement de culture et non d’apprentissage; qu’on y vient encore moins apprendre que s’exercer à apprendre; que l’école, aussi longtemps qu’elle n’est pas strictement spéciale, doit avoir en première vue la culture de l’élément humain et social; que ce qu’elle doit rendre à la société et à Dieu, c’est avant tout des hommes; que l’éducation de l’esprit et du cœur doit être le premier objet de tout système d’études; si ces institutions, au contraire, ne montrent qu’un esprit étroitement pratique, avide de résultats matériels, impatient d’applications immédiates, elles n’auront fait que pousser la société vers une nouvelle forme de barbarie. (2e éd., 1833, XVII, je souligne)
Les arguments nous semblent étrangement familiers: les têtes bien faites, plutôt que bien pleines; le plaidoyer contre l’urgence pratique des contenus d’études; ou l’exigence de former des êtres humains, et non des diplômés. La conviction religieuse, par contre, s’écarte quelque peu de nos débats actuels: l’école, pour Vinet, est responsable devant Dieu de ce qu’elle fait des élèves, ce qui signifie qu’elle doit cultiver en eux une forme d’élévation spirituelle (chrétienne, en l’occurrence).
Quel rôle la lecture méticuleuse des œuvres littéraires, dans une anthologie d’extraits choisis, peut-elle assumer à cet égard?
La parole est le grand levier du bien et du mal; la parole, produit de la pensée, réagit sur la pensée; et par elle sur la vie. Il est impossible de calculer les résultats sociaux d’une étude au moyen de laquelle, si elle est bien faite, on ne parlera plus sans savoir ce qu’on dit. («Avertissement» de l’édition de 1844)
La lecture d’extraits contemporains de langue française met les élèves au contact vivant de la langue, dont les écrivains emploient les inflexions les plus récentes avec une justesse qui écarte toute éloquence sophistique et toute fantasmagorie du langage. Plus encore, cette justesse suffit, pour Vinet, à tracer la frontière entre le bien et le mal et, partant, à guider l’action vers la vertu.
La disposition d’esprit évoquée, ici, tient dans cet effort du mot juste, cette relance de la pensée par elle-même dans la proximité attentive d’une langue sans artifice 10. La qualité éthique prend les dehors d’une connaissance morale aiguillée par la littérature. Une telle anthologie prépare ainsi les jeunes lecteurs à une discipline chrétienne de l’expression et à un rapport à autrui dénué de ruses et de persuasion. Il y a, dans le cas de Vinet, de l’austérité protestante dans cet idéal éducatif qui conçoit gravement la littérature comme un art sans jeu, tout entier dédié à des leçons de choses morales. Quant au maître, il prendra garde de bien parler lorsqu’il s’assurera que ses élèves ont compris les tournures et la moralité des extraits.
2.3. L’argument nationaliste
Un demi-siècle plus tard, dans les années 1890, l’enseignement de la littérature nourrit une autre conduite de vie, que Charles Cottier, dans son Histoire de la littérature française, explicite sans ambiguïtés:
Si tout ce qui est digne de provoquer l’exercice de nos facultés intellectuelles, peut faire partie de la littérature, si rien de ce qui est humain ne lui est étranger, on conçoit, pour la culture de l’esprit, la haute importance d’une étude qui porte sur les sujets les plus divers, traités avec l’intelligence de l’élite. L’étude de la littérature d’un peuple n’enrichit pas seulement notre esprit des connaissances les plus variées, elle nous en révèle le génie et le caractère, les qualités et les défauts, les vertus et les faiblesses, les besoins et les aspirations. En effet, le génie d’une nation se réfléchit avec fidélité dans les productions de ses principaux écrivains, à la fois interprètes et éducateurs de la société dont ils font partie, organes et promoteurs des idées qui sommeillent dans son sein, et dont elle n’aurait sans eux qu’une perception confuse. La littérature est le fruit le plus savoureux de l’activité intellectuelle, morale et religieuse d’un peuple; c’est le trésor de ses pensées et de ses aspirations, c’est sa vie même, s’y reflétant dans tous ses aspects et dans toutes ses manifestations. (1896, 2, je souligne)
Cette conduite de vie se cultive par l’intermédiaire d’un enseignement patriotique de la littérature. On y apprend l’humble respect de l’autorité, la saveur particulière du génie national; on s’entraîne, guidé par l’élite, à aiguiser une «perception confuse» de ce que l’on est censé ressentir en tant que compatriote; on s’identifie avec «les qualités et les défauts, les vertus et les faiblesses, les besoins et les aspirations» du peuple auquel l’école nous assimile.
La littérature, comme telle, revêt dans ce dispositif une importance capitale: comme «reflet fidèle» du génie d’un peuple, elle en exemplifie le mieux les traits singuliers; comme «produit savoureux de l’activité intellectuelle, morale et religieuse», elle rend plus aisé que d’autres discours l’accès à ce savoir patriotique. L’enseignement distingue une élite qui interprète et éduque, exprime et diffuse; et un peuple d’abord informe qui se reconnaît des contours, des limites, des frontières dans cette pédagogie littéraire du nationalisme.
2.4. L’argument rationaliste
Mais cet idéal éducatif se trouve concurrencé au début du XXe siècle par une veine plus rationaliste. La littérature n’y est plus un objet dont les leçons doivent être simplement relayées ou amplifiées par l’enseignement. Ce qui importe dès lors, c’est la nature du savoir applicable à des textes littéraires. La conduite de vie est moins indexée sur des œuvres que sur une méthode de lecture et d’interprétation:
Nous voudrions que ce livre fût pour les élèves un secours, sans être une tentation et un danger. Quelques jugements hâtifs retenus qu’ils répéteront sans contrôle, voilà trop souvent le profit qu’ils attendent d’un manuel de littérature. Ils chargent leur mémoire de formules abstraites, parent maladroitement leur style d’une phraséologie critique, et se croient savants parce qu’ils ne se comprennent pas eux-mêmes. Au fond, ils n’ont dans l’esprit qu’une collection d’étiquettes. Il faut donc, pour les préserver de cette sorte de psittacisme critique et faire d’eux des esprits solides et des lecteurs intelligents, leur offrir avant tout des réalités concrètes. […]
C’est donc un ouvrage d’initiation à la lecture de nos chefs-d’œuvre que nous avons eu le dessein de réaliser, avec l’espoir de former pour les maîtres des auditeurs mieux préparés. Mieux préparés, d’abord, parce qu’ils auraient sous la main tous les renseignements matériels nécessaires et que le professeur pourrait se consacrer librement à sa tâche d’éveilleur d’idées; mieux préparés, ensuite, parce qu’ils n’auraient dans l’esprit rien que de concret, et auraient pris peu à peu, nous l’espérons, l’habitude de la précision, le sentiment que toute idée qui ne repose pas sur un fait est le plus souvent discutable ou fausse, et auraient ainsi commencé tout doucement, en même temps que leur formation littéraire, l'apprentissage de l’esprit scientifique moderne. (Abry et al., 1912, 2-4, je souligne)
Le psittacisme, le bachotage, le bluff et, en filigrane, la propagande éhontée, voilà ce que cherche à éradiquer un tel programme. Cette vigilance à traquer les abstractions vides est une marque d’époque: Lucien Febvre, dans ses Combats pour l’histoire, s’en fera l’athlète infatigable. Mais on la retrouvera aussi chez Erich Auerbach (2005), dans ses considérations sur les «philologues de la littérature mondiale» au début des années 1950 et, plus près de nous, sous la plume de Tzvetan Todorov (2007) dans son ouvrage La littérature en péril. Il ne s’agit pas tant d’un positivisme, qui prétendrait garantir un accès direct au réel, que d’un rationalisme soucieux de fixer dans les habitudes des élèves une procédure universellement valable d’établissement du jugement: appliqué à la littérature, cet «esprit scientifique moderne» transforme le texte en réservoir d’indices et de preuves susceptibles d’«éveiller» à bon escient les idées des jeunes lecteurs. Vinet (1833, IX) disait qu’une «promenade inattentive» à travers les beautés des «classiques» (ici, des «chefs-d’œuvre») ne suffit pas: l’attention doit être aiguisée sur les textes mêmes pour qu’elle prenne le tour d’une conduite de vie. Mais la discipline de la compréhension et de l’interprétation troque désormais une élévation morale pour une autre: non pas la vertu, mais la raison — pour former des citoyens au jugement sûr, et non des croyants agissant selon leur conscience clarifiée.
On le voit, l’ajustement du langage à l’expérience vécue semble être une disposition d’esprit partagée, à éclipse, par des enseignements de la littérature pourtant très éloignés dans leurs propensions éthiques (notamment sur le plan du rapport à la religion). En 1912, cet appel au réel encourage, du point de vue des valeurs et du lien à autrui, l’insertion des élèves dans une communauté d’être rationnels — une communauté dont les idéaux (de plénitude attentionnelle et d’objectivité) tracent une sorte d’intérêt général presque universel à l’horizon de toute conduite de vie individuelle: l’«intelligence», dans le domaine de la littérature comme ailleurs, exclut la distraction, la nonchalance et l’irrespect.
Cette disposition d’esprit face aux textes est encore souvent encouragée dans la microlecture scolaire ou universitaire, mais en lien avec des valeurs quelque peu différentes. L’étude méticuleuse d’un passage est aujourd’hui le gage d’une écoute préalable au jugement: comprendre une fable de La Fontaine dans toute sa complexité avant de l’interpréter, c’est accueillir dans mon acte de lecture l’altérité d’une parole autre, susceptible de bousculer mes attentes. Chaque mot compte, non plus pour apprendre à m’exprimer de façon juste (Vinet), ni même parce que ma rationalité traite de façon rigoureuse l’ensemble des éléments à disposition (Abry et al.), mais parce qu’un «vouloir-dire», plus ou moins entravé par son époque, l’inconscient ou l’écriture (c’est selon), s’y fait entendre dans la moindre de ses options de langage. La conduite de vie à laquelle forme ce rapport à la littérature m’inscrit dans une communauté particulièrement bien disposée à écouter la parole d’autrui, dans tout ce qu’elle peut avoir de nuancé et de fragile. Il s’agit, pour le dire en un mot, d’une éthique démocratique propice au gouvernement par la discussion.
2.5. L’objection libertaire
L’enseignement de la littérature a cependant aussi été considéré comme une contradiction dans les termes: la conduite de vie associée à l’éducation par la littérature a été, une cinquantaine d’années plus tard, jugée incompatible avec la conduite de vie associée au savoir sur la littérature que transmettait précisément l’enseignement. Nous voici au seuil des années 1970. Avec Roland Barthes:
A mon sens, il y a une antinomie profonde et irréductible entre la littérature comme pratique et la littérature comme enseignement. Cette antinomie est grave parce qu’elle se rattache au problème qui est peut-être le plus brûlant aujourd’hui, et qui est le problème de la transmission du savoir; c’est là, sans doute, maintenant, le problème fondamental de l’aliénation, car, si les grandes structures de l’aliénation économique ont été à peu près mises au jour, les structures de l’aliénation du savoir ne l’ont pas été; je crois que, sur ce plan, un appareil conceptuel politique ne suffirait pas et qu’il y faut précisément un appareil d’analyse psychanalytique. C’est donc cela qu’il faut travailler, et cela aura ensuite des répercussions sur la littérature et ce qu’on peut en faire dans un enseignement, à supposer que la littérature puisse subsister dans un enseignement, qu’elle soit compatible avec l’enseignement. (2002a, p. 945, je souligne)
Et, quelques années plus tard, dans un entretien (2002b):
[I]l faut affirmer, en face d’un non-savoir, un savoir du texte: le «savoir du symbolique», à définir comme le savoir psychanalytique ou, mieux, comme la science du déplacement, au sens freudien du terme. Il est évident que le «savoir du symbolique» ne peut être positiviste, puisqu’il est lui-même pris dans l’énonciation de ce savoir. […] Il faut enseigner le doute lié à la jouissance, non le scepticisme. […] La visée ultime reste de faire frissonner la différence, le pluriel au sens nietzschéen, sans jamais faire sombrer le pluriel dans un simple libéralisme, bien que cela soit préférable au dogmatisme. Il faut poser les rapports du sens au «naturel» et ébranler ce «naturel», asséné aux classes sociales par le pouvoir et la culture de masse. (p. 886)
Dans ces lignes, on entend poindre — avec l’oreille interne de nos disciplines, pour ainsi dire — l’avènement de l’intertextualité, de l’illusion référentielle, de la mise en abyme ou de la puissance critique (ou ironique ou démystificatrice) des textes, comme postulats des études littéraires, puis de l’enseignement de la littérature durant deux décennies au moins. Toutefois, cette angoisse de l’aliénation et cette confiance dans la psychanalyse ne sont, je crois, plus aussi communément partagées qu’elles ne l’étaient autrefois parmi les chercheurs et les enseignants.
L’objection de Barthes, qu’il tempère dans la suite de son article de 1971 11, mais qui sera prise à la lettre par maints commentateurs (ce qui explique l’exemplarité que je lui confère), consiste à affirmer l’antagonisme du savoir du texte et du savoir scolaire. La littérature n’est pas un objet stabilisé par une institution et ses savoirs, mais une force de déstabilisation des catégories sur lesquelles l’enseignement prétendrait appuyer son autorité et son opération. La «littérature comme pratique» déplace les rapports (des enseignants à leurs élèves, de la lecture à l’écriture, du civique au politique) qui fondent la «littérature comme enseignement».
Une conduite de vie s’épanouit ici en dehors des institutions, qui s’arme d’une «science du déplacement» néanmoins enseignable: «Il faut enseigner le doute lié à la jouissance», dit Barthes, c’est-à-dire l’implosion dionysiaque brouillant les attributions. Et cet enseignement (où donc: à l’EHESS, au Collège de France, dans les revues, au théâtre brechtien?) commence par interroger l’enseignabilité même de la littérature.
La disposition d’esprit qui la caractérise concentre l’attention critique sur «l’énonciation» du savoir et donc, dans le cas de l’enseignement, sur la scénographie qui transforme des textes en objets susceptibles d’être transmis par une autorité quelconque. Une telle réflexivité suspicieuse cherche à parer les pièges de l’aliénation culturelle et symbolique, en activant le pluriel intrinsèque à la «littérature comme pratique». L’éthique de la résistance aux préjugés, aux idées reçues, à l’idéologie, se détache sur fond d’émancipation individuelle et de lutte des classes.
Les liens qu’institue cette conduite de vie ont ainsi un statut ambivalent: ce sont ceux d’un lecteur désireux de s’analyser lui-même avec un texte sans auteur, dont l’écriture suscite chez lui quelque chose comme un transfert, voire un contre-transfert, et contribue à le désaliéner de toute idéologie, et peut-être de tout lieu commun; mais ce sont aussi les liens, si valorisés à l’époque, des classes dominées dont on attend impatiemment une révolution. Pour sortir de la masse et assumer sa classe (sociale), pour se «désaliéner», il faut donc en passer par un chemin tortueux — au risque de se «désaliéner» du savoir qui identifie les classes sociales, dans une sorte de halte prolongée du critique que même le sens commun du prolétariat révolutionnaire ne satisferait plus.
Autrement dit, il y a, à l’horizon de cette disposition d’esprit face aux textes, deux subjectivations distinctes aux statuts très différents: la première prépare à l’inscription lucide de soi dans la lutte des classes, mais elle est davantage rêvée que prescrite; la seconde, immédiatement enclenchée par le «savoir du symbolique», ouvre l’accès à une communauté d’êtres travaillant, par la critique, à libérer leur désir, leur jouissance, leur pluralité intime.
La conduite de vie attachée à un tel rapport libérateur à la littérature devait alors, par l’intermédiaire d’une conversion intime, conduire à une révolution collective; mais son ancrage dans la psychanalyse ne pouvait à l’inverse que favoriser un solipsisme préalable de l’émancipation, qui rendait presque impossible, par la suite, toute affiliation à une classe sociale comme telle, conçue en bloc comme une force stratégique sans différences internes.
La discipline exercée face à la littérature est ici paradoxalement libertaire. Elle précède et annule toute autre forme de discipline: scolaire et bourgeoise, bien sûr, puisque c’est son but, mais aussi politique et prolétarienne, par le ricochet imprévu d’une critique trop intransigeante pour permettre de se reconnaître pareil à autrui, c’est-à-dire moins singulier qu’un patient de la psychanalyse (la révolution supposerait, en toute rigueur, que l’on se couche à plusieurs sur le divan). Le marxisme déclaré se mâtine de blanchotisme: le prolétariat n’y est plus qu’une communauté inavouable.
3. Justifications contemporaines
3.1. L’argument humaniste
Qu’en est-il aujourd’hui?
La plupart des plaidoyers en faveur de l’enseignement de la littérature défendent la contribution des œuvres littéraires à la connaissance de la nature humaine, à l’apprentissage de la tolérance culturelle et à la poursuite de la «vie bonne» (dans une proximité parfois périlleuse aux ouvrages de développement personnel et à la «bibliothérapie»). Appelons cela un humanisme, puisque la communauté dernière qu’ouvre aux élèves la conduite de vie ainsi acquise à l’épreuve de la littérature s’étend à la planète entière et, bien souvent, à l’humanité comme telle. L’enseignement de la littérature prépare à nouer avec autrui des liens cosmopolites, et à les penser comme la condition sociale de notre espèce polymorphe.
Antoine Compagnon, dans sa leçon inaugurale au Collège de France, a lui-même parlé à propos de sa conception de la littérature d’une «formule humaniste, désormais hors de tout conflit avec la religion et la science» (2007, 64). Quant à Tzvetan Todorov, le lyrisme qu’il privilégie dans La littérature en péril puise dans son enthousiasme face à cette affiliation sans frontières: «Ce que les romans nous donnent est, non un nouveau savoir, mais une nouvelle capacité de communication avec des êtres différents de nous […]. L’horizon ultime de cette expérience n’est pas la vérité mais l’amour, forme suprême du rapport humain» (2007, 77). Un humanisme à la française, faudrait-il préciser, dont la figure tutélaire serait Montaigne.
Aussi la disposition d’esprit dominante s’illustre-t-elle au mieux dans la capacité à se décentrer pour se mettre à la place d’autrui, dans une attitude d’empathie ou d’identification (voir Nussbaum, 2015). La littérature l’entraîne, parce qu’elle regorge de personnages fictionnels dont elle nous propose la compagnie (comme le défendait jadis Wayne C. Booth, en 1988) — ou d’affects inconnus dont elle nous suggère l’expérience. Les qualités éthiques en découlent: compréhension respectueuse des croyances d’autrui, tolérance.
Cet humanisme présente des accents divers: Yves Citton (2007) défend un humanisme critique, en ce sens que l’enseignement de la littérature lui paraît être un lieu où l’on peut tirer parti du polymorphisme radical de l’humanité — en imaginant collectivement des formes de vie alternatives ou inédites; Gérard Langlade (2001), du côté de la didactique, prône un humanisme multiculturel, si j’ose dire, où le rapport à la littérature développe l’aptitude des individus à évoluer dans des jeux de langage multiples et donc à s’intégrer dans des contextes sociaux très variés; Jean-Marie Schaeffer (1989), enfin, soutient que la littérature, entendue comme fiction, exploite et raffine des compétences mentales et interactionnelles propres à notre espèce (la simulation et la feintise ludique), inscrivant sa perspective dans un humanisme dynamique.
3.2. Un humanisme outillé par un anti-humanisme
Mais cette convergence contemporaine n’est pas sans soulever des difficultés. La plus redoutable peut-être découle de la tension, sensible actuellement dans les pratiques d’enseignement de la littérature — tant au niveau du secondaire que des hautes écoles et des universités —, entre ces aspirations humanistes et un outillage notionnel hérité de l’anti-humanisme des théories critiques des années 1960-1980 (auquel l’humanisme actuel réagit à tout le moins dans ses professions de foi). On apprend encore, dans les classes et les amphithéâtres, à distinguer l’auteur du narrateur, à repérer les champs lexicaux et les isotopies, à se méfier de l’illusion référentielle ou à privilégier la lucidité de la relecture sur la naïveté de la première lecture — tout en déclarant miser sur le plaisir de lire, la participation subjective, le partage des impressions de lecture et la valorisation de l’immersion fictionnelle.
Nombre de notions que nous utilisons aujourd’hui dans l’enseignement étaient jadis au service d’une autre conduite de vie associée à l’étude de la littérature. Nous mobilisons, à d’autres fins éducatives, des procédures interprétatives chargées de psychanalyse freudienne ou lacanienne ou de marxisme althussérien — bref, de l’espoir de voir advenir une révolution au moins culturelle. Certes, en mettant en sourdine leur dimension critique ou politique, nous sommes parvenus à les rendre transmissibles par une autorité enseignante; mais cette édulcoration ne les rend pas pour autant disponibles pour l’apprentissage d’autres dispositions d’esprit et d’autres qualités éthiques.
La transposition didactique des thèses de Picard sur la «lecture littéraire» en fournit un exemple éloquent. Dans un article publié voici quarante ans, Picard s’interrogeait sur les contenus d’enseignement: «comment continuer à accepter que la psychanalyse, la linguistique, le matérialisme dialectique et historique ne constituent pas les bases de la culture générale?» (1977, 48). Car la conduite de vie favorisée par la «lecture littéraire» était, selon lui, de dresser tout lecteur contre les «travestissements» de sa propre culture, contre la reproduction de l’ordre bourgeois encapsulée dans un rapport mystificateur à des textes littéraires le plus souvent eux aussi mystificateurs — à l’exception des rares spécimens de la modernité que Picard regroupait en un canon fréquentable:
La lecture aurait ainsi pour fonction en effet de procurer au sujet lisant «une épreuve de réalité» d’un type particulier, une expérience de socialisation privilégiée. La mise en crise du langage par le texte s’accompagnerait d’une mise en crise du sujet déterminé, interpellé, par l’idéologie dans le lecteur. La contradiction, produite par le procès de lecture et de production du sens lui-même, rendrait antagoniques les couples sujet assujetti («sujet» du Pouvoir) / sujet actif (sujet du verbe), immobilité / mouvement, consommateur / producteur, méconnaissance / connaissance, conservatisme / révolution. Le dépassement, toujours à recommencer, de ces contradictions, fournit le citoyen. (1977, 49)
Jean-Louis Dufays, avec le succès que l’on sait, a le plus activement contribué à transposer la théorie de Picard en une méthode de lecture à destination de l’enseignement. Il a lui-même précisé qu’il s’était «inspiré librement de son modèle théorique pour développer une conception cohérente de la didactique de la littérature» (2002, § 23). Il en a conservé notamment le postulat d’une distinction entre deux types de lecture caractérisées chacune par un rapport différent aux valeurs charriées par le texte:
[I]l s’agit de prendre au sérieux l’idée forte de Picard selon laquelle toute lecture est plurielle, et de penser la relation entre lecture «ordinaire» et «lecture littéraire» sur le mode du continuum plutôt que de la rupture: on admettra alors que toute lecture s’avère s’avère plus ou moins «ordinaire» et plus ou moins «littéraire» selon l’intensité avec laquelle elle met en tension des postures axiologiques opposées.
[…] Cette définition se doit d’aller de pair avec une pratique d’enseignement elle-même dialectique, axée sur différentes activités complémentaires, les unes relevant de la participation, les autres privilégiant la distanciation (réflexion sur le fait littéraire, transmission de connaissances littéraires utiles, développement de compétences interprétatives). (2002, § 35-36, je souligne)
Là où Picard faisait de la «lecture littéraire» une rupture salutaire vis-à-vis de la lecture spontanée, qu’il jugeait compromise idéologiquement, Dufays rétablit un «continuum». L’idéologie, même, n’existe plus dans la didactique que sous la forme de «valeurs» dont l’opposition n’est plus politique, mais méthodologique: la littérature, par définition, problématise l’ordre axiologique, si bien que l’accès à la dimension littéraire passe par la reconnaissance de cette tension esthétique constitutive entre des systèmes de croyances incompatibles.
L’outillage didactique hérite d’une conception intrinsèquement clivée de la culture, mais neutralise la hiérarchisation que dessinait Picard entre de «bonnes» et de «mauvaises» valeurs. La littérature éclaire dans ses formes propres les contradictions de toute communauté humaine, mais la «lecture littéraire» n’œuvre plus à la résolution de ces contradictions. La «distanciation» n’est plus un levier d’émancipation, c’est une compétence avant tout cognitive (repérer les formes) — dont les prolongements éthiques en une conduite de vie spécifique demeurent à clarifier:
Pour conclure provisoirement cette réflexion, nous voudrions souligner le fait que, dans la mesure où il veille à se situer constamment sur le double registre du game et du playing, de la participation et de la distanciation, l’enseignement de la lecture comporte un enjeu qui domine tous les autres: celui de développer chez l’homme la faculté de jouer. Comme le dit Picard: «Ce qu’on pourrait attendre d’une nouvelle pédagogie de la lecture, c’est avant tout la reconnaissance de son enjeu. On sublime ou on refoule: c’est le jeu (l’art) ou la névrose. Non seulement, par référence au jeu et à ses fonctions littéralement vitales, on aura la possibilité de donner une base solide à tant d’affirmations intuitives ou convenues concernant l’utilité et les bienfaits de la lecture, mais on écartera résolument toutes les fausses justifications moralisantes ou métaphysiques et, du même coup, le terrorisme simplificateur de la «distinction», qui en est parfois moins la dénonciation que l’envers.»
Ces déclarations situent bien l’esprit dans lequel seront présentées les propositions qui vont suivre: la lecture dont nous voudrions promouvoir l’enseignement n’est pas la maîtrise d’une culture de classe réservée aux élites, ni l’acquisition d’un savoir de type utilitaire, ni l’initiation à nous ne savons quelle conception étriquée de la vérité du texte;la lecture dont nous voudrions promouvoir l’enseignement n’est pas la maîtrise d’une culture de classe réservée aux élites, ni l’acquisition d’un savoir de type utilitaire, ni l’initiation à nous ne savons quelle conception étriquée de la vérité du texte; il s’agit bien plutôt d’un jeu, d’une «activité transitionnelle d’expérimentation simulée», qui se trouve aussi être un «art de faire» émancipateur (de Certeau) et la voie d’accès privilégiée à cette sapientia, à la fois savoir, sagesse et saveur, dont Roland Barthes faisait l’objet ultime de sa recherche. (Dufays et al., 2005, 161-162)
On aurait pu imaginer que la «lecture littéraire», ainsi proposée à l’enseignement, viserait à favoriser l’insertion des élèves dans une société multiculturelle dont ils auraient, tôt ou tard, à gérer les dilemmes moraux dans leur expérience la plus intime 12. Il s’agit pourtant d’autre chose. La conduite de vie à laquelle prépare la «lecture littéraire», dans ce cas, est celle d’un individu se jouant des différents systèmes de valeurs dans une distance au monde social qui est celle du sage contemplant avec gourmandise et mansuétude la diversité des passions humaines. Il reste donc, dans cette transposition de la «lecture littéraire», un héritage des années 1970: celui-là même que l’on trouve chez Barthes, si l’on arrête Picard sur le chemin de l’émancipation marxiste à ce moment d’apesanteur sociale où le critique ne se reconnaît plus dans aucune idéologie — où, libéré de toutes ses illusions (même celles du marxisme), il lévite en pleine béatitude, sur le mode stoïcien de l’ataraxie ou, japonais, du satori zen. L’argument libertaire se mue en argument «liquide» — pour reprendre le terme au sociologue Zygmunt Bauman (2006), lorsqu’il décrit la nouvelle forme qu’ont prise les liens sociaux dans la «seconde modernité»: fragiles, précaires, mouvants, toujours conditionnels.
3.3. Le chantier gigantesque d’un inventaire critique
La question qui se pose alors est à la fois simple, redoutable et difficilement soluble: si l’on ne vise plus à enseigner aux élèves à devenir des citoyens révolutionnaires, souhaite-t-on pour autant leur apprendre aujourd’hui à évoluer sans heurts dans cette «société liquide»? C’est sans doute là notre présent, mais est-ce aussi leur futur?
La gamme des éthiques éducatives passées suggère qu’il a existé plusieurs manières de justifier l’enseignement de la littérature et, plus précisément, l’attention méticuleuse aux textes qu’implique la microlecture. Ces arguments de jadis sont aujourd’hui devenus mineurs, mais ils n’ont pas pour autant disparu de notre horizon. L’argument rhétorique fait son retour dans certains plaidoyers pour l’écriture d’invention ou pour l’enseignement de l’argumentation. L’argument nationaliste affleure parfois lorsqu’il s’agit de promouvoir l’enseignement des littératures régionales. L’argument rationaliste prévaut dans les réflexions sur la dissertation littéraire. Et l’argument libertaire, comme on l’a vu, oriente la réhabilitation d’un certain humanisme du côté d’une «liquidité» des conduites individuelles.
Il y a d’autres pistes possibles. Et leur cartographie supposerait que l’on passe au crible d’une seule et unique interrogation l’ensemble des réflexions contemporaines: dans quelle communauté l’enseignement de la littérature vise-t-il à inscrire les élèves ou les étudiants? Une communauté culturelle de proximité (la région)? La communauté imaginée de la nation? Le cosmopolitisme de la francophonie, de l’Europe, de la mondialisation? Le collectivité humaine envisagée comme une espèce animale ou comme un destin façonnable? C’est un programme de recherche qui gagnerait à devenir collectif.
Quoi qu’il en soit, ces pistes nouvelles exigent que soient explicités sur plusieurs plans à la fois, puis soumis à un inventaire critique, l’ensemble des présupposés du passé. Il ne suffit pas de se réclamer de l’humanisme, quand on ne dispose pas de l’outillage indissociablement conceptuel et opératoire le plus apte à exercer la disposition d’esprit «humaniste» que l’on souhaite faire acquérir aux élèves face aux texte. Inversement, on ne peut manipuler sans scrupule la distinction entre auteur et narrateur, par exemple, quand on comprend qu’elle a visé, pour la Nouvelle Critique, à dissocier radicalement l’interprétation des textes de toute expérience vécue (celle de l’écrivain et celle des lecteurs) ou quand on s’aperçoit, comme Sylvie Patron (2009), qu’il n’y a pas de narrateur dans tous les textes littéraires.
«La» littérature n’existe plus. Et son enseignement nous met désormais devant la responsabilité impérieuse de clarifier les usages et les conduites de vie qui lui sont associées dans les classes, les règlements ou les institutions de formation (voir De Beaudrop, 2004; Aeby Daghé, 2010; Emery-Bruneau, 2014), les amphithéâtres, les colloques et les publications savantes, voire même chez les écrivains eux-mêmes, en vue d’entamer un débat de fond sur les justifications encore recevables de l’étude scolaire des textes jugés littéraires. La raison n’en est pas tant de répondre à des attaques — au gré de ce mouvement de balancier entre culture et spécialité qui fixe les effervescences successives depuis deux siècles — que de renouveler d’un seul tenant les pratiques d’enseignement, les questionnaires de la didactique et l’appareil conceptuel des études littéraires:
[À] mesure qu’on avance dans l’histoire, l’évolution sociale devient plus rapide; une époque ne ressemble pas à celle qui précède; chaque temps a sa physionomie. Des besoins nouveaux et de nouvelles idées surgissent sans cesse; pour pouvoir répondre aux changements incessants qui surviennent ainsi dans les opinions et dans les mœurs, il faut que l’éducation elle-même change, et, par conséquent, reste dans un état de malléabilité qui permette le changement. Or, le seul moyen de l’empêcher de tomber sous le joug de l’habitude et de dégénérer en automatisme machinal et immuable, c’est de la tenir perpétuellement en haleine par la réflexion. Quand l’éducateur se rend compte des méthodes qu’il emploie, de leur but et de leur raison d’être, il est en état de les juger et, par suite, il se tient prêt à les modifier s’il arrive à se convaincre que le but à poursuivre n’est plus le même ou que les moyens à employer doivent être différents. La réflexion est, par excellence, la force antagoniste de la routine, et la routine est l’obstacle aux progrès nécessaires. (Durkheim, 2003, 83)
Bibliographie
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Pour citer l'article
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Entretien : "disputes" et justifications de l'enseignement de la littérature
... la «crise» frappe l’enseignement de la littérature tous les «vingt-cinq à trente ans, soit l’équivalent d’une génération (2005:8), depuis que celui-ci est inscrit comme tel dans les programmes scolaires. Je ne saurais donc que souligner – comme le font d’ailleurs, à la suite d’André Chervel (2006), Marie-France Bishop et Jean-Louis Dufays dans ce premier dossier que nous offre la nouvelle revue Transpositio – combien l’histoire d’une discipline scolaire...
Entretien : "disputes" et justifications de l'enseignement de la littérature
Dans votre ouvrage paru en 2015 et intitulé Enseigner la littérature aujourd’hui: «disputes» françaises (Paris, Champion), vous mettez l’accent sur les débats qui ont accompagné depuis une vingtaine d’années les réformes de l’enseignement de la littérature en France. Les prises de position, très tranchées et virulentes, ont été nombreuses. À relire certaines d’entre elles, on s’étonne de leur forte teneur émotionnelle. Comment expliquez-vous cette composante affective des débats? Serait-elle une caractéristique de la «crise» de l’enseignement de la littérature en ce début du XXIe siècle?
Je me permets de répondre à votre seconde question avant de proposer quelques explications à «cette composante affective des débats» qui ont accompagné les réformes de l’enseignement de la littérature en France au cours des vingt dernières années.
Cette «composante affective» ne me semble pas être une caractéristique de la «crise» de l’enseignement de la littérature en ce début du XXIe siècle, du moins pour ce qui concerne la France. En effet, comme tend à le souligner le titre donné au premier chapitre, cette «crise» est en quelque sorte «congénitale». Selon Alain Viala, président du groupe d’experts à l’origine des programmes de lycée vivement contestés au tout début des années 2000, la «crise» frappe l’enseignement de la littérature tous les «vingt-cinq à trente ans, soit l’équivalent d’une génération (2005:8), depuis que celui-ci est inscrit comme tel dans les programmes scolaires. Je ne saurais donc que souligner – comme le font d’ailleurs, à la suite d’André Chervel (2006), Marie-France Bishop et Jean-Louis Dufays dans ce premier dossier que nous offre la nouvelle revue Transpositio – combien l’histoire d’une discipline scolaire (ses évolutions et ses régressions en termes de finalités mais aussi de corpus, de contenus et de modalités d’enseignement) nous aide à comprendre les reconfigurations successives auxquelles elle est soumise.
La «teneur émotionnelle» qui caractérise les discours de déploration qui ont envahi la scène publique française au tournant du XXIe siècle n’est en rien exceptionnelle. Déjà au début du siècle précédent, Gustave Lanson a dû répondre aux vives attaques qui lui étaient adressées depuis la mise en application de la réforme de 1902, considérée alors comme le facteur essentiel de la «crise du français». Il lui a fallu expliquer à ses détracteurs que les changements sociaux et sociétaux observés à partir des années 1840 avaient accentué les écarts entre la culture littéraire classique enseignée au lycée, dont le public s’était diversifié, et la culture bourgeoise, dont les pratiques culturelles s’étaient également modifiées. Et une telle situation jalonne tout le vingtième siècle, période durant laquelle les politiques publiques d’éducation tendent progressivement à favoriser la massification et la démocratisation de l’enseignement scolaire et, plus tardivement, universitaire. Or, si les réformes Berthoin, Fouchet-Capelle et Haby 1, adoptées respectivement en 1959, en 1963 et en 1975, ont permis, en France, la massification de l’enseignement secondaire, sa démocratisation se fait attendre aujourd’hui encore, alors même que les acteurs politiques comme institutionnels n’ont eu de cesse tout au long du dernier demi-siècle de la promouvoir par une série de mesures, parfois contradictoires et contre-productives pour ce qui concerne l’enseignement de la littérature. C’est précisément ce que j’explique dans l’ouvrage L’enseignement de la littérature au collège (2005:25-91), duquel je vais tirer trois exemples afin de montrer combien cet enseignement répond à des enjeux sociaux et sociétaux et, par là même, à des enjeux politiques, raison pour laquelle toute orientation nouvelle donnée à cet enseignement est source de tensions et donc de réactions souvent très vives. On peut lire, par exemple, dans les Instructions du 27 octobre 1960 concernant «la lecture suivie et dirigée»:
[Il faut] restaurer dans une certaine mesure la notion de littérature qui a pris pour de nombreux esprits un sens péjoratif. Il faut montrer qu’elle n’est pas un jeu gratuit de l’esprit, une parade étincelante chargée de divertir la galerie, un musée poussiéreux d’écrivains qu’on salue au passage et qu’on s’empresse d’oublier, mais l’expression d’une époque dont elle reflète les idées et les rêves, les inquiétudes comme les espoirs, les déchirements comme les enthousiasmes, mais le témoignage d’hommes profondément engagés dans l’existence et qui nous font part de leurs multiples expériences. Nos élèves doivent savoir que la littérature est une force sociale, qu’elle forme et oriente les esprits, qu’elle dégage des styles de vie, qu’elle influe puissamment sur la mentalité et l’opinion et que, par suite, c’est avec sérieux qu’on doit la considérer 2.
Considérer la littérature et, de fait, son enseignement scolaire «avec sérieux» est alors d’autant plus indispensable qu’elle entre en concurrence, semble-t-il, avec un nouveau medium culturel (la télévision voire, dans une moindre mesure, le cinéma), susceptible de «forme[r] et [d’]oriente[r] les esprits». Situation qui conduit, par exemple, les auteurs du manuel Lire – Troisième (Descazaux & Littman), édité par Bordas en 1968, à émettre un véritable cri de détresse:
Homme sans passé, sans drame, sans langage, transparent et puéril, infiniment fragile, perméable à toutes les entreprises, et les plus vulgaires, de la propagande et de la publicité. Consommateur conditionné, automate consentant aux rouages bien huilés, curieux de déguisement, de violence et de bruit pour mieux dissimuler son néant intérieur. Dès lors comment douter que notre devoir le plus pressant soit de rendre à ce pantin son humanité? C’est à préparer les futurs adhérents des maisons de la culture qu’il nous faut œuvrer. Ah! Comme tout reprend sens et saveur dès que passe à nouveau le courant humain, dès que retentit la voix oubliée des poètes, dès que la litote, l’allusion, la nuance fine sont à nouveau entendues et saluées comme telles!
C’est également avec une grande charge affective que les auteurs du manuel Textes vivants – Expression personnelle – Sixième édité par Magnard en 1973 rappellent aux professeurs de français que leur mission est de «sauver la personne, au moment où elle risque d’être altérée par la mécanisation et la robotisation de la vie, happée par la fourmilière des villes, submergée par le déferlement d’images télévisées» (Arnaud L. & C.:6). On retrouve cette même «teneur émotionnelle» dans le propos tenu par l’universitaire français Jean Burgos en 1975: «J’ai l’impression que notre enseignement fait naufrage, il faut trouver au plus vite des solutions» (1977:97). Et, vingt-cinq ans plus tard, le Belge Karl Canvat dresse un constatanalogue à celui de son ainé: «Tout le monde connait la crise que traverse,depuis une trentaine d’années, l’enseignement de la littérature dans lesecondaire» (2001:151). Comme je m’efforce de le (dé)montrer dans la première partie de l’ouvrage auquel vous faites allusion, ces discours de déploration reflètent certes une situation conflictuelle mais ils sont aussi, selon moi, le signe de lavitalité d’un enseignement humaniste qui interroge sans cesse ses finalités, ses contenus,ses modalités. C’est d’ailleurs ce que tend également à rappeler Jean Caune dans sa monographie publiée en 2013. Selon ce spécialiste de la médiation culturelle, l’enseignement des sciences serait également en crise dans la mesure où il est en rupture avec l’état actuel du monde et de la société. Et, de fait, le chercheur questionne la place de la science au sein des humanités contemporaines.
La «forte teneur émotionnelle», perceptible dans les propos qui ont accompagné la mise en application de nouveaux programmes de français au tournant du XXIe siècle, est présente dans un grand nombre de discours tenus en réaction aux réformes successives qui ont jalonné le XXe siècle en vue d’adapter les disciplines scolaires – et, en particulier, l’enseignement de la littérature comme celui de la langue – à la réalité sociale et technologique du moment. À l’occasion des premières Rencontres des chercheurs en didactique de la littérature, Martine Jey ouvre sa communication par cette question: «Et si les débats et polémiques actuels étaient, pour une bonne part, la répétition des débats de la fin du siècle dernier?» (2001:35). On peut donner au moins deux explications, étroitement liées, à cette «composante affective des débat» d’hier et d’aujourd’hui.
La première réside dans les liens, plus ou moins ténus, qui unissent «humanités» et enseignement de la littérature, notamment française, depuis sa création, c’est-à-dire depuis l’instauration de l’explication de textes d’auteurs français au baccalauréat en 1840: mise en concurrence des humanités classiques et des humanités modernes dès le milieu du XVIIIe siècle et tout au long du XIXe siècle, des humanités modernes et des méthodes dans la seconde moitié du XXe siècle (Veck 1994) puis «retour en force» des humanités au tournant du XXIe siècle (Denizot 2015) et questionnement sur la définition même des «humanités» aujourd’hui (Citton 2010; Doueihi 2008, 2011). Certes, comme N. Denizot le fait remarquer, «[d]ans le champ de l’enseignement, le terme “humanités” semble réapparaitre depuis quelques années, mais avec des acceptions qui ne sont pas complètement stabilisées» (Ibid.). On observe cependant depuis une décennie un recentrage des programmes sur la dimension humaniste3 de la culture – de la culture littéraire étroitement liée à la culture artistique, comme le soulignent les programmes de l’école et du collège de 2015 – et, de fait, sur la portée éthique, politique voire philosophique des œuvres. À l’heure où les valeurs de la République française sont ébranlées, l’enseignement de la littérature apparaît comme un espace de «formation des élèves à une posture éthique d’interprète, quels que soient les discours auxquels ils ont affaire. […] Il s'agit d'une préoccupation d'ordre politique, en ce qu'elle réintroduit la question de l'effet de vérité des textes et la question des valeurs que le lecteur actualise à leur contact» 4. On perçoit dans ces orientations, assumées tout à la fois par quelques acteurs institutionnels et par certains chercheurs (en didactique de la littérature mais aussi en philosophie éthique, en sociologie des valeurs, en théories littéraires), combien l’enseignement de la littérature est susceptible de répondre à des enjeux éthiques et politiques et, par voie de conséquence, de faire l’objet de débats à forte charge affective, et cela, indépendamment du contexte dans lequel ces débats s’inscrivent.
Afin de développer quelque peu cette deuxième explication, je vais prendre appui sur la double acception du terme «politique» que Paul Aron rappelle dans Le dictionnaire du littéraire (2002:590-591): le politique désigne «l’espace social de la confrontation des opinions et des intérêts des citoyens», la politique désigne «l’art de gouverner la cité». Et il précise:
Le domaine du littéraire ne peut être pensé à l’écart de ces deux acceptions. Il est, pour une part, un lieu d’intégration «civile» des citoyens dans la vie sociale, parce qu’il permet de maîtriser la langue, les discours, les savoirs et les représentations, et parce qu’il offre un moyen d’invention et de divertissement; d’autre part, il peut être vu comme un vecteur d’opinions et d’intérêts. La place et les missions qu’on lui accorde dépendent donc de choix (du) «politique(s)».
La réalité institutionnelle française d’hier et d’aujourd’hui confirme cette corrélation établie ici entre l’enseignement littéraire et le/la politique, tous deux reposant sur des idéologies variables. Cette corrélation explique donc aussi la dimension polémique que revêtent les réactions des uns et des autres lors de toute réforme affectant en profondeur les finalités de cet enseignement et, de fait, ses modalités ainsi que les corpus sur lesquels il repose. Le propos développé au tournant du XXIe siècle par François Baluteau au sujet de l’enseignement dispensé dans les collèges souligne les tensions idéologiques qui l’affectent alors et qui concernent aujourd’hui tout autant le lycée, soumis au phénomène de massification évoqué plus haut:
S’il [le collège] se cale sur l’égalité des chances, on dénonce un renoncement à une excellence intellectuelle, une chute culturelle de la Nation, s’il maintient une exigence savante, on entendra des voix déclarer l’élitisme, s’il s’engage dans une reconnaissance d’une éducation intégrale, certains verront les signes de la défaite intellectuelle. […] Le collège serait finalement réussi si tous les jeunes, qui lui sont confiés, pouvaient en sortir avec un égal «bagage culturel ». Et par conséquent, au centre de tous les problèmes et de tous les espoirs, se place l’accès du plus grand nombre à la culture savante. Celle-ci est défendue largement comme une fierté nationale 5. Elle est aussi un principe supérieur qui rend indécidable la solution égalitaire par un renoncement à une culture scolaire exigeante. (2001:6)
L’enseignement de la littérature cristallise la tension évoquée ici de façon plus générale. Pour certains (législateurs, enseignants, parents et même élèves, chercheurs, etc.), celui-ci vise (doit viser) à l’acquisition de ladite «culture savante», culture «commune» autour de laquelle il s’agit de fédérer des (pré-)adolescents aux identités diverses afin d’assurer la cohésion du groupe social, dont le fonctionnement est effectivement assujetti à une communauté de normes, de références. La religion a longtemps assuré cette fonction normative: elle parvenait à «lier» les hommes autour d’un même objet sacré, autour des mêmes valeurs morales. Il est dès lors attendu de l’enseignement de la littérature qu’il poursuive cette même finalité dans la mesure où, comme l’explique Emmanuel Fraisse, «même sans Dieu (et surtout peut-être sans Dieu), même sans Auteur et sans origine, le livre et la lecture demeurent, en dernière analyse, le lieu du lien, de la solidarité absolue, de la religion au sens propre du terme» (2000:594). Or, faire apparaître la littérature (et son enseignement) comme un «liant social», facteur d’harmonie dans une communauté que d’aucuns disent qu’elle souffre de déliquescence, n’est-ce pas l’asservir à des raisons d’État, comme le soulignent les auteurs de l’ouvrage S’approprier le champ littéraire?
Mais l’État n’a pas joué uniquement au cours des siècles le rôle d’une instance régulatrice ou répressive, l’État, par le biais de certains de ses appareils idéologiques ou hégémoniques (surtout l’Église au moyen âge et l’École aux temps modernes) a orienté les pratiques du champ littéraire.
Par l’art et la littérature, l’État entend produire des discours de cohésion sociale et diffuse des valeurs dans le langage de l’universel. […]
Progressivement l’Église céda ses prérogatives à l’Appareil Judiciaire d’État en matière de censure et sa fonction idéologique à l’Appareil Scolaire. (Rosier, Dupont & Reuter, 2000:144)
Que l’on adhère ou non à cette prise de position, il n’en demeure pas moins que les contours de cette discipline scolaire sont à interroger car, comme le montre Alain Vaillant, «nous sommes aujourd’hui engagés dans un bouleversement littéraire d’une ampleur exceptionnelle – peut-être le plus considérable depuis la Renaissance»: non seulement les outils numériques transforment les conditions de création, de diffusion et de réception de l’objet littéraire, mais «le processus global de mondialisation, qui touche les productions intellectuelles au moins autant que l’économie, remet en cause [le] modèle national» (2011:12) sur lequel la littérature s’est construite dans l’hexagone.
On peut percevoir dans cette rapide démonstration combien l’enseignement de la littérature s’est fondé et se fonde aujourd’hui encore sur des considérations idéologiques et politiques, ce qui explique la «teneur émotionnelle» des débats qui surgissent lors de toute réforme affectant ses finalités, ses contenus, ses modalités.
L’enseignement de la littérature est l’objet de pratiques et de réflexions de la part d’une grande diversité d’individus impliqués au primaire, dans le secondaire, dans les universités et les hautes écoles; dans les instances nationales et régionales chargées d’élaborer les programmes; parmi les formateurs et les formatrices; en didactique; et dans les études littéraires. Il semblerait, à vous lire, que les «disputes» récentes n’aient pas mobilisé au même degré chacun de ces champs. Existe-t-il néanmoins des préoccupations qui leur seraient communes − en dépit de ces divergences éventuelles?
Limitant ma réflexion à l’enseignement de la littérature au collège et au lycée en France – même si je convoque des recherches menées dans différents contextes de la francophonie –, il est vrai que certains des champs que vous évoquez peuvent sembler ne pas être concernés par ces «disputes». Je vais donc, avant de répondre à votre question, apporter quelques précisions concernant les choix que j’ai opérés.
Il faut savoir qu’en France les programmes sont élaborés par une instance nationale (la Direction générale de l'Enseignement scolaire, qui dépend du Ministère de l’Éducation nationale) et qu’ils concernent donc l’ensemble de la population scolaire de l’hexagone et des départements et régions d’outre-mer.
Les formateurs et les formatrices ont pour mission de relayer les prescriptions institutionnelles et de faciliter leur mise en œuvre. Si contestation il y a de leur part, c’est le plus souvent sous une autre «étiquette» que celle de formateurs ou de formatrices qu’elle s’exprime: ils/elles adoptent alors la posture du chercheur, qui questionne, entre autres, la validité de ces prescriptions. Les travaux de recherche en didactique de la littérature que je confronte sont donc aussi le fruit de formateurs et de formatrices engagés dans un travail de recherche personnel ou bien mené sous le pilotage d’un ou d’enseignants- chercheurs.
Par ailleurs, l’enseignement de la littérature au primaire, institué en France en 2002, a certes donné lieu à des discours multiples. Mais il s’est agi, au cours des quinze dernières années, principalement de configurer une «sous discipline du français» (Bishop 2016:383) et de donner naissance à une «didactique spécifique qui ne peut être totalement dissociée de l’apprentissage du savoir lire» (ibid.: 367),la didactique de la lecture littéraire «concern[ant] principalement les classes de collège et de lycée» (ibid.: 382). Très majoritairement et même si certaines résistances sont perceptibles au sein du corps enseignant, ces discours ne remettent pas en cause l’enseignement de la littérature de façon aussi virulente et aussi polémique que cela est le cas pour cet enseignement dans le secondaire et, plus particulièrement, au lycée 6. Et cela, pour deux raisons, me semble-t-il: cet enseignement concerne essentiellement la littérature de jeunesse, la littérature «consacrée» relevant de la «culture savante» n’est donc pas «menacée»; même si une théorisation didactique de la lecture littéraire à l’école, s’intéressant à la réception des textes par le sujet lecteur, se fait jour au tournant du XXIe siècle 7 et qu’une épreuve de littérature est inscrite au concours de recrutement des professeurs des écoles de 2005 à 2010, l’enseignement de la lecture des textes littéraires répond à deux finalités distinctes, comme tendent d’ailleurs à le rappeler les programmes du cycle 3 de 2015 8: des enjeux littéraires et de formation personnelle d’une part, des enjeux cognitifs et métacognitifs (développer la compréhension de l’écrit grâce à un enseignement explicite de celle-ci et contrôler son activité de lecteur) d’autre part. En raison de cette distinction et des corpus littéraires concernés, l’enseignement de la littérature à l’école ne «serait» donc pas contesté. Je modalise mon propos car je pense que les années à venir confirmeront ou infirmeront la validité de cette hypothèse.
Quant à l’enseignement de la littérature à l’université, il demeure prioritairement un enseignement magistral centré sur l’auteur, l’œuvre et le contexte historique, littéraire et artistique dans lequel celle-ci a émergé, comme je le montre dans un article récent rendant compte d’une enquête par questionnaire menée en 2014 auprès de quatre-vingt-deux professeurs stagiaires de lettres d’une même académie (Ahr 2017a). Il est vrai que certains universitaires s’efforcent de promouvoir un renouvellement de l’enseignement de la littérature: ouverture des corpus à la littérature toute contemporaine, prise en compte de l’actualisation des œuvres par les étudiants lecteurs, articulation entre lecture des œuvres et activités d’écriture, mise en dialogue de la littérature avec d’autres œuvres artistiques, etc. Mais, ces orientations ne sont pas majoritaires. Il est à noter cependant qu’un certain nombre d’universitaires, aux spécialités différentes, se sont engagés dans les débats qui ont dominé la sphère médiatique française au cours de la dernière décennie. En effet, il y a bien une préoccupation commune aux différents acteurs que vous listez dans votre question, et cette préoccupation ne concerne pas seulement la France: il s’agit de donner du sens à l’enseignement de la littérature, ainsi que le soulignent les auteurs de l’ouvrage Conditions de l’éducation:
Les disciplines littéraires sont parmi les plus touchées par le phénomène de perte de sens. [...]
Il faut se demander: pourquoi la littérature? On ne peut échapper à la question. Là-dessus les réformateurs ont raison. Il est vain de se voiler la face, le sens de l’enseignement de la littérature fait aujourd’hui question. Cette question doit être affrontée sans tabou ni préjugés. Est-ce l’objet littéraire en tant que tel qui est en cause, ou bien une certaine littérature? Est-ce sa fonction en général qui est atteinte, ou bien une certaine façon de la mettre en œuvre? En tout cas, l’interrogation sur la justification de cet enseignement ne saurait être éludée? (Blais, Gauchet & Ottavi, 2008:93, 95).
C’est un aspect que je développe, entre autres, dans le premier chapitre de la première partie de l’ouvrage auquel vous faites référence, en m’appuyant notamment sur les essais publiés au cours de la dernière décennie par des chercheurs dont les travaux s’inscrivent dans des champs différents 9. Consensus il y a donc quant à la nécessité de redéfinir les finalités de cet enseignement, de l’adapter à la réalité sociale, sociétale et technologique d’aujourd’hui.
En France, les prescriptions institutionnelles actuelles du lycée professionnel, de l’école et du collège s’appuient sur les travaux de recherche en didactique de la littérature menés depuis le tournant du XXIe siècle. Elles définissent clairement les finalités de l’enseignement de la littérature: acquisition d’une culture littéraire et artistique, formation personnelle, formation d’un esprit critique et de jugements de goût 10, mais aussi, pour l’école et le collège, compréhension de l’écrit, «[l]es activités de lecture mêl[a]nt de manière indissociable compréhension et interprétation» (2015:109). Cependant, leur mise en application requiert un accompagnement de la part de l’institution afin que les enseignants s’emparent également des fondements épistémologiques sur lesquels ces programmes reposent et donnent ainsi du sens aux choix didactiques qu’ils opèrent. De plus, la validité de ces prescriptions se trouve, pour l’école et le collège, contestée par le ministère recomposé suite aux élections présidentielles, et cette contestation concerne précisément les finalités que ces programmes attribuent à l’enseignement de la littérature et autour desquelles ils s’organisent. On perçoit bien ici les liens qui unissent littérature, idéologie et politique, encore aujourd’hui. Si l’on admet avec Antoine Compagnon que «l’initiation à la langue littéraire et à la culture humaniste, moins rentable à court terme, semble vulnérable dans l’école et la société de demain» (2007:31), on comprend aisément que cet apprentissage soit peu conforme à une idéologie basée sur la «rentabilité» immédiate. Néanmoins, force est de reconnaitre la nécessité d’interroger les contours de cette discipline scolaire – et, en premier lieu, les «justifications» de son enseignement, comme le confirme le choix que vous avez opéré pour ce premier dossier –, et de l’adapter à la société d’aujourd’hui. Donner du sens à cet enseignement et réévaluer ponctuellement ce sens à l’aune des évolutions sociétales et technologiques (et non politiques), certes ! Mais prenons le temps 11 de réfléchir aux enjeux prioritaires auxquels cet enseignement est susceptible de répondre et faisons en sorte que la recherche soit une force suffisamment convaincante et peut-être aussi persuasive pour influencer les choix politiques, desquels dépend la formation des citoyens de demain {{On remarquera la «composante affective» qui caractérise mon propre propos ! Peut-il en être autrement lorsqu’il s’agit du devenir des enfants et des adolescents à la formation desquels nous contribuons, de façon plus ou moins directe selon nos statuts respectifs?}.
La littérature est enseignée du primaire à l’université. Et chaque degré de scolarité ou de formation en fait un objet adapté à ses fins, à ses méthodes et à ses publics. Cela implique-t-il, dans les faits, qu’il y a autant de justifications de l’enseignement de la littérature qu’il y a de programmes ou de filières? Ou observe-t-on, au contraire, des cohérences partielles au sein de ces étapes multiples de la scolarisation et des études?
Je me permets tout d’abord de revenir sur votre affirmation: autant je vous rejoins quand vous précisez que «chaque degré de scolarité ou de formation fait [de la littérature] un objet adapté à ses fins, à ses méthodes», autant je nuancerais pour ce qui concerne l’adaptation de cet enseignement «à ses publics» dans la mesure où, d’une part, ces publics évoluent aujourd’hui très rapidement (par exemple, la culture des jeunes de 2018 est-elle vraiment celle des générations précédentes auxquelles appartiennent les adultes qui les forment?) et, où, d’autre part, la massification de l’enseignement, que j’ai évoquée précédemment, a pour conséquence de diversifier considérablement la population scolaire, voire universitaire. Sont-ce exactement les mêmes publics auxquels on enseigne si l’on exerce dans un établissement situé dans le centre d’une grande ville, ou dans un établissement situé à la périphérie de celle-ci? Or, les programmes scolaires français sont effectivement nationaux 12!
Pour répondre à votre question, il me faut distinguer les différents acteurs qui, d’une façon ou d’une autre, tentent d’assurer un continuum entre les divers paliers de l’enseignement scolaire et universitaire de la littérature. Et, faute de connaitre suffisamment bien l’histoire et la réalité présente d’autres systèmes éducatifs et universitaires, je limiterai ma réflexion à la France.
Les discours institutionnels tendent, de façon plus marquée aujourd’hui, à promouvoir une progression curriculaire de l’enseignement scolaire de la littérature. Ces discours favorisent la mise en place d’actions de formation professionnelle visant à assurer la liaison entre les différents cycles et degrés d’enseignement (liaison école/collège, collège/lycée, par exemple). Cependant, ces actions restent minoritaires et généralement d’une efficacité relative, compte tenu de la durée qui leur est accordée (le plus souvent, trois journées réparties sur une année scolaire). Comme j’ai pu le remarquer, ayant assuré moi-même ce type de formation, quand, sous l’impulsion de l’inspection, d’un chef d’établissement ou des enseignants eux-mêmes, ces actions de formation continue s’inscrivent dans la durée (sur deux ou trois années, par exemple), les échanges entre enseignants ne se centrent pas seulement sur les contenus et les modalités d’enseignement, mais également sur les finalités de cet enseignement (non sur «le faire», mais sur le (pourquoi/pour quoi faire»). Par ailleurs, autant il semble possible de faire émerger une certaine continuité entre l’enseignement de la littérature à l’école élémentaire et celui dispensé en début de collège 13, autant les difficultés surgissent quand il s’agit de faire réfléchir les professeurs à la liaison collège/lycée. Deux raisons peuvent expliquer cette situation. La première concerne la pression que les examens exercent sur les choix didactiques des enseignants: la préparation au baccalauréat 14 conduit les professeurs de lycée à privilégier un enseignement, souvent magistral, centré sur les procédés d’écriture à la source des effets programmés par le texte sur la réception par le «lecteur modèle» 15; la préparation au Diplôme national du brevet, que les élèves passent à l’issue de leur dernière année de collège, invitent les professeurs à privilégier l’étude de la langue et la compréhension de l’écrit 16[4]. La seconde raison tient à l’identité des concepteurs des programmes (spécialistes de la discipline ou de la didactique de cette discipline): cette identité détermine les conceptions de la littérature et des finalités de son enseignement ainsi que les fondements épistémologiques sur lesquels les programmes d’enseignement reposent 17.
Par ailleurs, pour ce qui concerne la continuité entre l’enseignement scolaire et l’enseignement universitaire de la littérature, même si des mesures sont prises par l’institution pour assurer à tous la réussite de cette transition, les écarts en termes de finalités, de contenus et de modalités sont importants dans l’ensemble des disciplines, comme le souligne un article de Sophie Blitman, publié dans Le Monde du 25 mai 2017, au titre évocateur: «Du lycée à l’université: le grand écart». La journaliste, qui a mené une enquête auprès d’enseignants exerçant dans des universités réparties sur l’hexagone, note au sujet de l’enseignement des lettres:
En lettres, l'apprentissage de la grammaire et de la linguistique est renforcé en licence, où les étudiants élargissent par ailleurs leur culture littéraire en se confrontant davantage à des œuvres anciennes, du Moyen Âge ou du XVIe siècle. Mais «il existe une relative continuité, dans la mesure où l'objectif, in fine, est de comprendre le sens des textes», relève Cécile Rochelois, maître de conférences à l'université de Pau et membre de l'Association des professeurs de lettres.
[…] «Alors que les lycéens sont surtout formés à l'analyse stylistique et à l'interprétation d'un texte seul, on leur demande, à l'université, de disserter sur plusieurs œuvres qu'il s'agit de mettre en relation les unes avec les autres, en les replaçant dans leur contexte historique et idéologique», indique Romain Vignest, président de l'Association des professeurs de lettres. Et de souligner que «l'université attend une vision plus globale qui fait parfois ressortir le manque de culture des étudiants».
Les finalités de l’enseignement universitaire de la littérature seraient donc tout d’abord de développer la culture littéraire des étudiants et, «in fine», de leur permettre de «comprendre le sens des textes». Peut-on dès lors parler d’«une relative continuité» entre l’enseignement scolaire et l’enseignement universitaire de la littérature?
Enfin, les plans de formation initiale des enseignants, que proposent les Écoles supérieures du Professorat et de l’Éducation (ÉSPÉ) créées en 2013, prévoient des actions visant à favoriser une réflexion sur la continuité des apprentissages de l’école au lycée. Les enseignant débutants sont donc sensibilisés à la nécessité d’envisager leur enseignement de la littérature au sein d’un espace qui ne se réduit pas au(x) seul(s) niveau(x) dans le(s)quel(s) ils enseignent ou enseigneront. Cependant, ainsi que je le montre dans un article paru très récemment (Ahr 2017b), une harmonisation des discours institutionnels s’avère indispensable: la confrontation des rapports de jury des deux épreuves orales du Capes externe de lettres modernes des trois dernières sessions (2014-2016) et des divers textes et documents officiels cadrant aujourd’hui l’enseignement de la littérature dans le secondaire me conduit à mettre au jour certaines contradictions, qui reflètent des conceptions différentes – ou, tout du moins, non stabilisées – de l’enseignement scolaire de la littérature, notamment en lien avec les autres langages artistiques. Ces contradictions sont à la fois internes, puisqu’on relève des orientations divergentes au sein des diverses commissions ou bien d’une année sur l’autre, et externes, si l’on met certaines de ces orientations en écho avec celles privilégiées par le ministère de l’Éducation nationale dans ses textes de cadrage récents.
En conclusion, ce premier «dossier» de Transpositio consacré aux «justifications de l’enseignement de la littérature» dans une perspective à la fois synchronique et diachronique montre combien il est important de réfléchir à l’articulation possible, aujourd’hui, entre ces diverses justifications et cela, à tous les paliers de la scolarité et de la formation universitaire et professionnelle. En effet, que ces finalités soient d’ordre cognitif, langagier, esthétique, culturel, éthique, social et/ou philosophique, elles déterminent la nature des connaissances et des compétences à construire ou à développer et, par voie de conséquence, les situations d’enseignement les plus propices à la réalisation des objectifs d’apprentissage ainsi clairement définis tant par/pour l’enseignant que par/pour l’élève. Avant d’enseigner ou d’apprendre la littérature, il y a lieu, dans un cas comme dans l’autre, de savoir «pour quoi faire», «pourquoi étudier la littérature», aspect auquel bon nombre de chercheurs (voir note 9) se sont intéressés au cours de la dernière décennie. C’est à cette condition que le professeur, quel que soit le niveau dans lequel il enseigne, opérera les choix didactiques adéquats (connaissances et compétences visées, contenus et modalités d’enseignement, corpus, supports, évaluations) et que les élèves, comme les étudiants, prendront plaisir à découvrir des textes et des œuvres dont la lecture leur est généralement imposée.
Votre ouvrage aborde la spécificité française des «disputes» concernant l’enseignement de la littérature. Cela signifie-t-il que la France fait exception sur ce point?
Si j’aborde dans l’ouvrage la spécificité française des «disputes», c’est en premier lieu parce que c’est l’espace que je connais le mieux. Mais il me semble aussi que les liens qui se sont tissés au cours des siècles entre littérature, école et politique sont spécifiques à la France et expliquent les changements successifs des programmes de français et, en particulier, de ceux de littérature, qui reposent sur des conceptions différentes du littéraire et sur des enjeux différents assignés à son enseignement.
Francis Marcoin explique, par exemple, dans son ouvrage À l’École de la littérature les liens étroits qui unissent l’École et la littérature:
École et Littérature, Littérature et École, de quelque façon qu’on prenne les choses, ce couple reste inséparable dans la France telle qu’elle s’est constituée tout au long du XIXe siècle, depuis la Révolution de 1789. Les livres ont existé bien avant la généralisation de l’instruction, et inversement il existait de la lecture sans livre et sans littérature. Mais l’Institution littéraire et l’Institution scolaire se sont développées solidairement et conflictuellement, en débordant le domaine d’une minorité lettrée ou d’une demande populaire fractionnée pour s’ouvrir à l’ensemble d’une population qui a fait siennes les images idéales où se construit la figure du lecteur que tous ne seront pas, mais que chacun rêve d’être. […] Sur le long terme, c’est l’école qui, bien ou mal, assure à la littérature l’essentiel de son statut, en diffusant les textes, en créant un horizon d’attente, en soutenant la commercialisation des livres (activités de lectures suivies, lectures conseillées) et en générant une corporation enseignante dont au moins une forte minorité est étroitement mêlée à la production et à la consommation de littérature. (1992:68-69)
De plus, comme je l’ai déjà rappelé, la littérature française et donc son enseignement ont été longtemps considérés en France comme un vecteur d’unification sociale. C’est notamment ce que tend à souligner la Circulaire du 15 juillet 1890:
Les grands écrivains français figurent à présent sur tous les programmes: dans l’enseignement spécial ils tiennent la première place, par les écoles supérieures de Saint-Cloud et de Fontenay-aux-Roses ils pénètrent dans l’enseignement primaire pour l’élever et le vivifier. N’offrent-ils pas ainsi le lien que l’on cherchait pour unir entre eux, sur quelques points du moins, des enseignements si dispersés? Du lycée à la plus modeste école de village ne peut-il ainsi s’établir une sorte de concert entre tous les enfants de la même patrie?
Il est quelques grands noms que tous connaîtront, quelques belles pages que tous auront lues, admirées, apprises par cœur: n’est-ce pas une richesse de plus ajoutée au patrimoine commun? N’est-ce pas un précieux secours pour maintenir, par ce qu’il a de plus intime et de plus durable, l’unité de l’esprit
national 18?
Et, effectivement, dans les instructions publiées sous les IIIe et IVe République, le caractère national de la littérature est fortement souligné. Après la suprématie des textes antiques dans l’enseignement des lettres, il apparait comme fondamental que l’école de la République transmette à ses futurs citoyens le patrimoine culturel sur lequel elle s’est fondée. De même, les avant-propos qui accompagnent les manuels font apparaitre un discours qui insiste sur la précellence de la littérature française, signe du «génie français» 19. Je cite ici un exemple parmi bien d’autres:
De plus, ils [les textes littéraires] sont empruntés exclusivement à la littérature française,les traductions des œuvres étrangères se prêtant peu à la culture littéraire et à la formation du goût. Mais lorsque les traducteurs s’appellent Fénelon ou Leconte de Lisle, leurs traductions d’Homère appartiennent évidemment à la littérature française. À ce titre, nous le savons retenues. (Philippon & Plantié, 1927. Je souligne.)
Je ne peux pas développer cet aspect dans le cadre de cette «conversation critique», mais l’analyse diachronique des instructions officielles et des manuels publiés au XXe siècle (Jey 1998; Houdart-Merot 1998; Ahr 2005; contribution de Marie-France Bishop à ce premier dossier de Transpositio) confirme la prédominance de la littérature «franco-française» dans les programmes scolaires français, celle-ci étant considérée comme un bien national dont l’École doit assurer la transmission. Ce n’est qu’au tournant du XXIe siècle où l’on observe une certaine ouverture aux autres littératures, que les programmes de l’école, du collège et du lycée général et technologique de la fin des années 2000 remettent en question. Nouveau ministère peu d’années plus tard, nouveaux programmes pour l’école et le collège fondés sur une conception plus ouverte de la littérature et des finalités de son enseignement ! On ne peut nier que celui-ci repose, en France, sur des conceptions idéologiques contrastées et donc sur des choix politiques qui varient au fil des changements gouvernementaux. C’est d’ailleurs ce que Paul Aron laisse entendre à la toute fin de son article du Dictionnaire du littéraire auquel j’ai déjà fait référence, puisqu’il précise que «l’idée qu’un président de la République se sente obligé de faire état de ses préférences littéraires est caractéristique de la relation qui unit politique et littérature dans la tradition française» (2002:591).
Pour conclure, si vous le voulez bien, permettez-nous une question un peu plus personnelle. On l’a vu, les répertoires de justification de l’enseignement de la littérature sont pluriels aujourd’hui, et ils se multiplient d’autant si l’on privilégie une approche historique sur la longue durée. À considérer toutefois l’avenir de cet enseignement, lequel de ces répertoires vous semble-t-il le plus pertinent et le plus prometteur?
Je ne pense pas qu’un répertoire soit «plus pertinent» et «plus prometteur» qu’un autre. J’estime, en revanche, que les multiples finalités assignées, hier et aujourd’hui, à l’enseignement de la littérature doivent être étayées épistémologiquement – cet étayage devant conjuguer divers champs théoriques des sciences humaines et sociales – et que ces justifications plurielles soient connues des enseignants, à quelque niveau qu’ils exercent, afin qu’ils opèrent des choix didactiques motivés. D’ailleurs, n’est-ce pas là l’un des enjeux de votre revue et, plus particulièrement, de ce premier dossier?
Avant de donner à lire et, éventuellement, d’étudier collectivement une œuvre ou un texte littéraire, la question à se poser est en effet non de savoir si elle/il est ou non conforme aux prescriptions institutionnelles (si elle/il figure dans les programmes), si cette étude préparera efficacement la classe aux évaluations certificatives, mais de savoir si elle répond aux enjeux que l’enseignant donne à son enseignement à un instant T en fonction du profil et des besoins des élèves, besoins en termes d’apprentissages et de formation personnelle (connaissances et compétences inscrites dans les référentiels, développement d’une culture littéraire et artistique, construction de l’identité individuelle et sociale, découverte de l’autre, etc.). Il revient donc à chacun de se demander, en premier lieu, pourquoi/pour quoi il choisit de faire lire et étudier à cette classe cette œuvre, ce texte; dans quelle mesure ce choix contribuera efficacement à la formation de ses élèves lecteurs, sachant que cette formation est d’une grande complexité et que l’on ne cherche pas, à l’école (et peut-être aussi, dans certains cas, à l’université), à former des lecteurs experts mais des lecteurs autonomes, capables de comprendre ce qu’ils lisent, d’interroger les représentations de l’homme et du monde que l’œuvre ou le texte leur renvoient, de percevoir l’aptitude du langage à dire le monde (dans sa diversité), d’émettre un jugement esthétique et/ou éthique personnel fondé, etc. De la réponse à ces questions préliminaires dépendront les choix que l’enseignant opérera pour ce qui concerne les modalités et les supports d’enseignement et d’apprentissage, ceux-ci pouvant être aujourd’hui de natures fort diverses20 et leur utilisation produisant également des effets différents en termes d’apprentissages.
Et, pour conclure, je reprendrai l’une des phrases par lesquelles j’achève la réflexion que je mène dans l’ouvrage qui est le point de départ de cette «conversation critique»: «Littérature, lecture, culture, humanité se déclinent désormais au pluriel». C’est, selon moi, cette pluralité qui est à privilégier dans l’enseignement de la littérature et qui doit aussi caractériser les finalités qui lui sont assignées. Il faut veiller cependant à ce que chacune d’elles conduise à des choix didactiques adéquats. Lire une œuvre littéraire ou lire un extrait de cette œuvre ne répondent pas à la même finalité. Lire (étudier) une œuvre pour rendre compte de sa compréhension globale, pour identifier le courant littéraire et artistique dans lequel elle s’inscrit, pour interroger le passé à la lumière du présent et/ou le présent à la lumière du passé, pour confronter son propre système de valeurs à celui porté par un ou des personnages, pour découvrir une culture temporellement et/ou géographiquement différente, pour développer sa sensibilité esthétique, etc., conduit à développer des postures de lecture et, de fait, des modalités d’enseignement et d’apprentissage différentes mais aussi complémentaires. On mesure combien la tâche de l’enseignant est complexe aujourd’hui (indéniablement, bien plus qu’hier) et, par conséquent, combien il est important d’assurer la circulation des savoirs entre la recherche, la formation et le terrain enseignant. On ne peut donc que féliciter l’équipe à l’origine de ce projet de création d’un «espace collectif de recherche sur l’enseignement de la littérature», accessible à tous ceux qui, d’une façon ou d’une autre, se sentent concernés par cet enseignement, objet de multiples controverses, passées et présentes, qui sont aussi le signe de sa vitalité.
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Pour citer l'article
Sylviane Ahr, "Entretien : "disputes" et justifications de l'enseignement de la littérature", Transpositio, Conversations critiques, 2018https://www.transpositio.org/articles/view/entretien-disputes-et-justifications-de-l-enseignement-de-la-litterature
Recension : Baroni Raphaël (2017), "Les Rouages de l’intrigue"
Raphaël Baroni a fait le choix de s’inscrire dans la tradition – aussi glorieuse que délaissée – des théoriciens de la littérature qui conjuguent un intérêt pour de nouvelles formes d’approches du texte littéraire et pour les processus de leur enseignement.
Recension : Baroni Raphaël (2017), "Les Rouages de l’intrigue"
Raphaël Baroni a fait le choix de s’inscrire dans la tradition – aussi glorieuse que délaissée – des théoriciens de la littérature qui conjuguent un intérêt pour de nouvelles formes d’approches du texte littéraire et pour les processus de leur enseignement. Son dernier ouvrage, Les Rouages de l’intrigue1, s’emploie ainsi à penser à nouveau frais une question importante pour la théorie littéraire, celle de l’intrigue, tout en interrogeant la possibilité de son traitement scolaire. S’agissant de la réflexion didactique de l’auteur, précisons d’emblée qu’il s’y prend avec une modestie qui montre sa connaissance de la complexité des problèmes en jeu : c’est ce qui le distingue de nombre de littéraires qui, s’aventurant dans les questions de l’école, supposent tout en connaitre sans en rien étudier.
L’intérêt de Baroni pour l’enseignement scolaire de la littérature et son approche didactique est ancien, ce dont témoigne l’intéressant dossier qu’il a dirigé avec Antonio Rodriguez, Les passions en littérature, où se côtoient (plus qu’ils ne discutent à vrai dire) littéraires et didacticiens2. Le nouvel ouvrage poursuit donc une préoccupation constante, que confirment les remerciements liminaires et la préface demandée à Jean-Louis Dufays.
Cette alliance de deux préoccupations théoriques, littéraire et didactique, peut à elle seule laisser entrevoir l’intérêt que trouveront les lecteurs de Transpositio à Rouages de l’intrigue ; mais ce n’est pas la seule : l’ouvrage possède en effet, entre autres vertus, celle de donner une idée la plus claire possible de la conception que l’auteur propose de l’intrigue, reprenant l’essentiel de son magistral ouvrage sur la question, paru dix ans plus tôt3, tout en faisant le choix, par souci de clarté d’exposition et d’efficacité didactique, d’une triple réduction de son approche aux formes verbales, textuelles et littéraires du récit.
L’ouvrage veut aider à comprendre le ressort du plaisir que peut susciter chez le lecteur la tension narrative qui est comme le moteur de l’intrigue d’un récit. Traitant la question en narratologue, Baroni essaie de comprendre comment le récit peut intriguer le lecteur et comment ce dernier peut jouer le jeu de l’intrigue. Reprenant les anciennes théories littéraires et leurs développement récents, il les confronte aux apports d’autres disciplines, principalement la didactique, la philosophie morale et les sciences cognitives, pour expliquer la fonction et le fonctionnement de l’intrigue, dont «l’expérience esthétique» possèderait, selon l’auteur (p. 14), une «valeur anthropologique fondamentale».
Dans son essai de clarification conceptuelle, Baroni fait, dans sa première partie, un tour d’horizon historique des approches théoriques de l’intrigue, pour construire un solide réseau conceptuel qui permet de distinguer configuration du savoir sur les évènements narrés (qui, en donnant sens et forme à l’histoire, crée un effet de concordance dans la lecture) et intrigue, destinée à saisir le lecteur (et qui, par la tension qu’elle instaure, crée un effet de discordance). Cette distinction, établie non comme une dichotomie mais plutôt comme une polarité, fait apparaitre deux modalités de fonctionnement du récit – qui peut s’opérer aussi bien dans les récits fictionnels que factuels ; elle peut se projeter sur une autre distinction, entre récits mimétiques (tendanciellement intrigants) et informatifs (tendanciellement configurants), sachant par ailleurs que ces deux catégories (dont la distinction ne recoupe pas non plus celle entre récits factuels et fictionnels) peuvent bien sûr faire apparaitre (mais de façon tendanciellement variable) configuration et intrigue. La mise en intrigue n’est cependant pas qu’une affaire de stratégie textuelle (qui agence la séquentialité de l’histoire et celle du récit) mais une question d’interaction discursive, où le lecteur doit actualiser les potentialités du texte : le rôle du lecteur – de son interprétation au sens fort du terme – dans le fonctionnement de l’intrigue est l’un des apports principaux de l’approche de Baroni sur la question.
La deuxième des trois parties (dont la centralité est encore soulignée par le fait qu’elle porte le même titre que celui de l’ouvrage) investigue le fonctionnement de l’intrigue. La description des modalités de l’intrigue fait ressortir l’interaction entre la réticence qui s’observe dans la mise en texte de l’histoire et le travail cognitif du lecteur pour déjouer cette réticence afin de se représenter l’histoire, de manière évolutive et toujours un peu surprise : c’est cette interaction qui permet de comprendre l’effet esthétique de la mise en intrigue, sous la forme du suspense ou de la curiosité (il faut noter l’abandon, assez heureux, du concept de « fonction thymique », que proposait l’ouvrage antérieur, pour désigner la dimension affective de ces effets chez le lecteur). Enfin, se plaçant dans une logique fonctionnelle, qui veut identifier quelles fonctions peuvent – au moins virtuellement – remplir telle ou telle forme textuelle ou discursive, Baroni revisite quelques concepts saillants de la narratologie ou de la linguistique de l’énonciation, pour montrer comment les caractéristiques formelles du récit peuvent concourir à la dynamique de la mise en intrigue.
Cette dimension est ce qui fait l’apport le plus original de l’ouvrage par rapport aux travaux précédents de l’auteur, puisqu’elle n’avait pas été traitée dans l’ouvrage de 2007, La Tension narrative. C’est du reste l’intention didactique qui explique cet ajout : car même si Baroni s’abstient à juste titre de faire des propositions concrètes pour la classe, le choix d’articuler des notions nouvelles à celles qui relèvent d’une culture théorique partagée, associé aux analyses de textes proposées dans la troisième partie de l’ouvrage, donne à ses lecteurs les clés nécessaires à la conception d’outils pour penser l’enseignement de la question de l’intrigue. L’analyse de belle facture des textes singuliers choisis (Derborence de Charles Ferdinand Ramuz, Le Roi Cophetua de Julien Gracq, Les Gommes d’Alain Robbe-Grillet) ne sonnent pas comme des applications, mais comme des ouvertures qui interrogent les ressorts de l’intrigue dans ces œuvres, en exploitant les outils théoriques construits mais en les associant à des modalités d’analyses (contextuelles, textuelles, intertextuelles) classiques.
Cette approche de la didactique, qui laisse aux acteurs de l’enseignement la responsabilité de le penser, est aux rebours d’une conception descendante et est l’une des formes que prend l’heureuse modestie de l’auteur en la matière. Pour autant, l’ouvrage n’est pas exempt de traces d’une conception applicationniste de la relation entre les théories littéraire et didactique. On les trouvait en germe dans Les passions en littérature. De la théorie à l’enseignement – dont le titre, comme celui de l’introduction, «Instruire par les émotions : théorie et didactique littéraires», dit assez cette conception d’une application de la théorie à la pratique et d’un cantonnement de la didactique à cette dernière, quand il s’agit de «transformer un propos théorique en une didactique de la littérature», pour reprendre les mots de l’introduction de ce même ouvrage. Dans Les Rouages de l’intrigue, cela se traduit par l’utilisation du syntagme «théorique et didactique» (p. 19), mais aussi par une utilisation abusive de l’expression «transposition didactique» (par exemple p. 19), puisqu’au rebours du concept didactique, élaboré au départ en didactique des mathématiques4et repris ensuite dans d’autres didactiques, il est question ici d’une application pratique de savoirs théoriques, sans égard pour la transformation de nature qu’opère le processus sur ces savoirs.
Peut-être pourrait-on aussi s’interroger sur le choix de reprendre au début du chapitre 2 (sous le titre «Premier et second degrés de la lecture») les dichotomies classiques avancées pour classer les modalités (scolaires ou non) de lecture. Que ces dichotomies aient été et soient encore reprises par des didacticiens (dont certains sont cités ici), n’empêche pas qu’elles reposent sur une fable – que j’avais, sans grand succès, tenté de déconstruire il y a vingt ans5, non pour laisser accroire que ces modalités «se rejoignent dans une conception “postmoderne” de la littérature» (pour reprendre les termes de Baroni, p. 50), mais tout simplement pour faire apparaitre leur inconsistance théorique. Une autre vision dichotomique se donne à voir dans le traitement de l’histoire de la théorie littéraire et de sa destinée scolaire (formalisme vs rhétorique, narratologie classique vs postclassique), dans le but d’opposer une ancienne approche, présentée comme négligente voire méprisante à l’égard de l’intrigue, et une nouvelle qui la revaloriserait. Outre la fonction rhétorique, bien connue dans l’écriture de recherche, d’une telle position dans la construction d’une niche, ce propos semble en fait obéir ici à un topos théorique (assez vivace en didactique) qui privilégie les excès de quelques épigones au détriment du travail de fond des théoriciens les plus marquants, dont une relecture permet d’interroger de telle dichotomies. Du reste, cela est illustré dans l’ouvrage même de Baroni, par les nombreuses citations qui, fussent-elle concédées et minorées, montrent combien les auteurs censés relever de l’ancienne théorie, peuvent aisément concourir à la nouvelle approche. Au point que l’ouvrage apparait finalement presque comme une contre-illustration de cet affichage de rupture : c’est plutôt la normale continuité théorique qui ressort de sa lecture.
Cela n’est pas le moindre gage du sérieux des Rouages de l’intrigue : dans une logique cumulative qui caractérise la pratique scientifique, il capitalise les apports les plus intéressants pour cerner son objet. Il le fait avec l’assurance du théoricien qui pense un objet complexe avec des outils qui ont fait leurs preuves mais qui demandent parfois à être à nouveau aiguisés ; il le fait avec le souci éthique de penser aux possibles usages sociaux (parmi lesquels les usages scolaires) des propositions avancées ; il le fait avec la préoccupation d’intéresser toujours son lecteur en l’intriguant, confirmant une fois de plus l’intuition de Greimas et Landowski selon laquelle les textes théoriques pouvaient être appréhendés comme de «petits récits6»…
Pour citer l'article
Bertrand Daunay, "Recension : Baroni Raphaël (2017), "Les Rouages de l’intrigue"", Transpositio, Conversations critiques, 2019https://www.transpositio.org/articles/view/recension-baroni-raphael-2017-les-rouages-de-l-intrigue
Voir également :
D’un paradigme interprétatif à un paradigme critique : prolégomènes à une transformation des recherches en didactique de la littérature
Lorsqu’on m’a demandé de jouer le rôle de grand témoin des 19es Rencontres des chercheurs en didactique de la littérature, organisée en Suisse à la Haute École Pédagogique de Lausanne du 21 au 23 juin 2018, la première question que je me suis posée fut : mais quelles sont les caractéristiques du discours d’un grand témoin? Comment préparer, puis réaliser cette prise de parole?
D’un paradigme interprétatif à un paradigme critique : prolégomènes à une transformation des recherches en didactique de la littérature
Lorsqu’on m’a demandé de jouer le rôle de grand témoin des 19es Rencontres des chercheurs en didactique de la littérature, organisée en Suisse à la Haute École Pédagogique de Lausanne du 21 au 23 juin 2018, la première question que je me suis posée fut: mais quelles sont les caractéristiques du discours d’un grand témoin? Comment préparer, puis réaliser cette prise de parole?
À partir de mes expériences passées comme auditrice de grands témoins, j’ai compris qu’il s’agit d’abord de dresser une synthèse, de faire un bilan de ce que j’ai observé pendant ces journées, mais aussi de donner mon point de vue sur ce que j’ai entendu, en fonction de mes connaissances, de mes ignorances, de mes biais, de mes attentes, de ma formation, de ma vision de la recherche en didactique de la littérature...
Nouvelles bifurcations dans le champ de la didactique de la littérature
Ces 19es Rencontres auront été marquées par plus ou moins 41 communications libres ou inscrites dans l’un des trois symposiums, deux tables rondes et trois conférences plénières.
La conférence d’ouverture a été donnée par Bertrand Daunay qui, d’entrée de jeu, a lancé la boutade suivante: «on ne dira rien de neuf sur cette question qui se répète sans cesse et qui remet encore en cause l’identité de notre champ de recherche», à savoir: peut-on considérer la didactique de la littérature comme une véritable discipline alors qu’elle demeure marquée par une triple rupture dans la circulation des savoirs, encore à sens unique, entre les études littéraires et la didactique de la littérature, soit: 1°l’absence de références à la didactique dans le champ des études littéraires; 2°la rareté des discussions sur les théories littéraires que nous reprenons dans nos travaux; 3°et l’autorité que nous semblons encore accorder aux théoriciens plutôt qu’aux didacticiens? Nous sommes donc encore dans une phase d’émergence du champ disciplinaire, a conclu Daunay. Et j’ajouterai, pour aller plus loin, que nos méthodologies et paradigmes de recherche dominants corroborent ce constat (j’y reviendrai).
Pour comprendre comment ont évolué les travaux en didactique de la littérature depuis vingt ans, j’ai procédé à une analyse de contenu de tous les résumés du programme de ces 19es Rencontres et comparé mes résultats à une analyse semblable faite par Bertrand Daunay et Jean-Louis Dufays (2007) il y a une dizaine d’années.
Daunay et Dufays avaient identifié les méthodes de recherche qui ont marqué les cinq premières années des Rencontres des chercheurs en didactique de la littérature (de 2000 à 2005) en analysant les résumés de 157 communications qu’ils ont classés en fonction des types de recherches. Ils étaient arrivés aux mêmes constats que Georgette Pastiaux-Thiriat (qui, elle, en 1997, avait analysé les recherches publiées entre 1970 et 1984 et répertoriées dans la banque de données DAF). Ainsi, Daunay et Dufays ont constaté que les recherches théoriques dominaient (76/1391 – 55%), les recherches descriptives venaient en deuxième position (47/139 – 34%) et les recherches-actions en troisième place (16/139 – 11%). Quant à la recherche expérimentale, le pourcentage en était si faible qu’il n’était pas pris en compte dans les totaux.
Or, avec un thème portant sur la circulation des savoirs entre les recherches et les pratiques, nous assistons forcément à un revirement dans notre champ. En effet, depuis une dizaine d’années, les types de recherche se sont diversifiés; mais, surtout, les recherches de type action/formation/collaborative occupent désormais un espace manifeste dans nos travaux, car sur la quarantaine de communications du programme de ces 19es Rencontres, j’ai globalement relevé 21 recherches descriptives (dont celles de Christophe Ronveaux, de Stéphanie Genre et de Martin Lépine2), 17 recherches action/collaborative (dont celles d’Anne Leclaire-Halté et Luc Maisonneuve, de Florent Biao et Véronique Bourhis), deux recherches théoriques (celles de Raphael Baroni et de François Le Goff) et une recherche expérimentale. Il est donc fascinant et fantastique de constater que nous avons présenté quasiment autant de recherches collaboratives que descriptives, ce qui marque un virement non négligeable par rapport à ce qui s’est fait non seulement lors des 7 premières années des Rencontres, mais depuis près de 45 ans (pour remonter à l’analyse de Pastiaux-Thiriat). Alors à la boutade lancée par Daunay en conférence d’ouverture, je m’opposerai en rétorquant que oui, il y a du neuf dans notre champ de recherche: les types de méthodologie que nous choisissons se diversifient davantage.
Apports des 19es Rencontres
Après avoir travaillé sur des thèmes nourrissant davantage des réflexions littéraires que didactiques dont, à titre d’exemple, les Rencontres de 2017 sur l’altérité, celles de 2012 sur les patrimoines littéraires ou celles de 2008 sur le texte du lecteur, le thème pleinement didactique des 19es Rencontres soulève de nouvelles problématiques dans notre discipline, qui nécessitent de mettre en place des recherches de type action, formation, développement ou collaborative. Quatre nouvelles catégories de recherche ont marqué ces 19es Rencontres:
- les recherches qui ont pour objectif d’évaluer l’influence de la recherche collaborative sur les conceptions professorales, ainsi que sur les fondements épistémologiques sur lesquels ces conceptions reposent, comme les trois communications des membres de l’équipe Pratiques Effectives de la Lecture Analytique dans le Secondaire, en France et en Belgique (PELAS);
- celles qui s’intéressent à la manière dont certains genres (théâtre, poésie, roman, conte, BD) donnent lieu à des lectures, interprétations, usages différents selon la catégorie de récepteurs, comme les sept communications du symposium du Laboratoire de Recherche Interdisciplinaire en Didactique, Education et Formation (LIRDEF);
- les recherches qui décrivent les actions des chercheurs et des enseignants lors de formations continues (comme celles de Marie-Sylvie Claude ou de Suzanne Richard et Jacques Lecavalier);
- les recherches développement, dont les ingénieries didactiques et conceptions de leçons, de séquences d’enseignement ou d’activités (de lecture, d’écriture) sont élaborées conjointement par les chercheurs et les enseignants, ainsi que leur mise en œuvre, l’analyse des démarches expérimentées, l’analyse du travail collectif et des interactions occasionnées, afin de trouver un équilibre entre ce qui fait consensus, dissensus, etc. (comme celles d’Anne Leclaire-Halté et Luc Maisonneuve, de Marion Sauvaire et Stéphanie St-Onge ou de Florent Biao).
Nous pouvons évidemment expliquer cette forte présence des recherches action/collaboratives par le thème du colloque. Pourrait-on penser que ce type de recherche continue de se tailler une place de même importance aux côtés de nos recherches théoriques et descriptives? Qu’elles nous permettent de proposer des innovations à partir de nos observations des pratiques effectives des enseignants, des compétences lectorales, orales ou scripturales des élèves, des corpus enseignés, etc.? Cet engouement récent pour les recherches collaboratives témoigne-t-il d’un intérêt ponctuel qui ne marquera que quelques années de l’histoire de notre jeune discipline? Car, avouons-le, nous sommes encore en train d’explorer ces méthodologies, qui sont autant de propositions de dispositifs d’enseignement novateurs, voire même de formation de ces enseignants que nous jugeons « démunis » d’outils adéquats pour «améliorer leurs pratiques» —expressions que j’ai entendues à plusieurs reprises au fil des interventions. Je suis néanmoins convaincue que nous avons encore beaucoup de travail à faire sur la rigueur avec laquelle nous menons nos recherches. Et par «rigueur», je ne fais pas référence aux seuls critères de scientificité, plus chers aux positivistes, comme la neutralité, l’objectivité, l’universalité ou la vérité ; quand je pense à la rigueur de nos recherches, qualitatives pour la très grande majorité, je pense à notre subjectivité, notre intégrité, notre humilité, notre éthique de la recherche, nos responsabilités de chercheurs…
Deux points aveugles de la didactique actuelle de la littérature
Malgré ces travaux qui dynamisent la recherche en didactique de la littérature, j’ai relevé au moins deux points aveugles de notre champ de recherche: le paradigme de recherche dominant, qui contraste avec d’autres paradigmes parfois oubliés –en tout cas pour le moment; et le rôle crucial des formateurs qui interviennent dans la formation en didactique de la littérature.
Des paradigmes de recherche pas toujours avoués ou assumés
La très grande majorité des travaux de notre champ sont des recherches qualitatives, réalisées sur de petits échantillons, dans un temps plutôt restreint (données souvent recueillies en quelques jours, parfois répartis sur trois ou quatre ans). Nos recherches collaboratives sont ponctuelles et réalisées avec des enseignants généralement motivés, fiers de leurs pratiques d’enseignement, curieux de la recherche. Bref, nous réalisons nos recherches avec des enseignants volontaires, passionnés et ouverts, et plus rarement avec ceux qui en auraient peut-être davantage besoin —ou même l’envie, s’ils se trouvaient dans des contextes plus propices, avec des tâches moins lourdes ou du temps spécifique à disposition. Je pense à ces enseignants travaillant dans des contextes où leur quotidien se confronte à leurs idéaux pédagogiques et didactiques, dont la formation didactique ou littéraire peut nous paraitre limitée, voire insuffisante, ou dont les pratiques littéraires dotées d’autres visées que celles de leur enseignement font plus ou moins partie de leurs habitudes depuis qu’ils enseignent. Comment solliciter ces enseignants et les engager dans nos recherches collaboratives, afin qu’ils puissent mieux nous aider à comprendre leur réalité et qu’ils puissent aussi participer activement à leur formation continue? En d’autres mots, comment, en tant que chercheurs en didactique de la littérature, faire circuler les savoirs, de façon bidirectionnelle, à toutes les classes d’enseignants, pour tout le corps enseignant, et non à un groupe privilégié d’entre eux?
Peu de grandes enquêtes ou de recherches quantitatives ont été présentées lors de ce colloque —faute de moyens financiers, sans doute, pour être en mesure de traiter ces nombreuses données, mais peut-être aussi en raison de nos «choix épistémologiques» (Goigoux, 2001) et, j’ajouterai aussi, de nos choix politiques. Les paradigmes de recherche dominants en didactique de la littérature sont les paradigmes interprétatifs (nous voulons, par exemple, analyser la mise en œuvre d’un dispositif créé avec des enseignants; décrire les effets d’un corpus sur les capacités des élèves à comprendre une œuvre; expliquer l’effet d’une tâche sur le développement de compétences interprétatives). Le paradigme positiviste, au sein duquel on viserait à généraliser nos résultats en nous appuyant sur des données probantes pour prescrire et défendre des pratiques d’enseignement que nous jugerions efficaces en matière de lecture littéraire, par exemple, est un paradigme plutôt marginal dans nos travaux (et je m’en réjouis, car cela nous éloigne d’une uniformisation de la pensée des élèves et d’une normativité des pratiques d’enseignement de la littérature).
Quant aux paradigmes critiques,ils semblent peu affirmés et même absents de nos interventions. Ce sont pourtant ces paradigmes critiques qui forcent à orienter volontairement l’analyse de nos données selon un point de vue sociopolitique assumé et défendu3. Par exemple, pour faire l’analyse des corpus d’œuvres littéraires prescrites ou enseignées au secondaire, il s’agirait d’avoir recours: à la critique marxiste pour comprendre les classes sociales représentées dans les corpus enseignés et les effets que produisent les œuvres dans les représentations de la littérature qu’ont les élèves; ou à la posture féministe pour comprendre le poids du patriarcat sur les genres d’activités scolaires privilégiés par les enseignants; ou au postcolonialisme pour expliquer en quoi les corpus enseignés au Maroc, au Québec, à Haïti ou en Suisse sont fortement dominés par la littérature française, laissant dans l’ombre toutes les autres littératures étrangères, ce qui force à reproduire une vision de l’histoire de la littérature à travers l’histoire des conquérants plutôt que celle des vaincus. Pourtant, nos travaux sur la circulation des savoirs entre les modèles théoriques et les pratiques scolaires devraient nous amener, à mon avis, à ouvrir et à multiplier nos points de vue: ce parti pris influerait sur la manière dont nous analysons nos données et formulons nos conclusions, mais aussi, et surtout, jetterait une lumière neuve sur les conséquences des choix théoriques et méthodologiques que nous privilégions dans nos collaborations avec les enseignants, avec les élèves, avec les formateurs, avec les décideurs… et, plus largement, sur l’enseignement et l’apprentissage de la littérature, de la maternelle à l’université.
Bien honnêtement, ou naïvement, je m’interroge sérieusement sur la question des paradigmes dans les recherches en didactique de la littérature. Nous nous faisons pourtant un devoir d’expliciter les courants théoriques de recherche dans lesquels nous nous inscrivons (par exemple, du côté de la lecture subjective issue de la tradition d’Annie Rouxel ou de Gérard Langlade, ou de la lecture cognitive en poursuivant le travail de Jocelyne Giasson), mais les conséquences de nos choix, souvent idéologiques, sont rarement abordées, affirmées, assumées. Il me semble que nous osons peu explorer les motivations qui sont à l’origine de nos sujets de recherche et comment nous pourrions réfléchir plus en amont aux répercussions de nos choix sur l’apprentissage et, plus largement, sur la société: par exemple, pourquoi devrions-nous investir davantage dans la formation continue en didactique de la littérature –comparativement aux autres champs, comme celui de la psychoéducation ou de l’évaluation? Pourquoi souhaitons-nous faire lire plus de poésie aux enfants, pour en faire quoi en classe et pour former quels types de lecteurs, et de citoyens? Faire de l’ingénierie didactique avec les praticiens valide-t-il davantage nos résultats et, si oui, à quelles autres fins que celle d’être intégrés aux manuels et programmes? Bref, quelles sont les valeurs morales et humaines que nous défendons dans nos recherches, comme l’a déjà avancé Cordonier (2014 : 25)?
Bien que les retombées de nos recherches collaboratives, lors desquelles nous développons, mettons en œuvre, ajustons et validons des dispositifs avec les enseignants, soient nobles (après tout, nous voulons mieux former les élèves et développer davantage leurs compétences, contribuer à la réussite scolaire, mieux outiller les enseignants, innover, etc.), pourquoi développer ces dispositifs, sinon pour les valider et pouvoir les utiliser dans la formation des enseignants, actuels et futurs? Cela ressemble, à s’y méprendre, à une acculturation : on se persuade d’«aider» les enseignants, de leur «montrer» ce qui pourrait marcher, de leur «donner» les moyens d’y arriver —dans l’idée implicite, semble-t-il, qu’ils n’auraient pas pu y parvenir par eux-mêmes sans l’intervention du chercheur… Puis, nous autres didacticiens, nous quittons la classe et laissons les enseignants reproduire ces dispositifs validés ensemble.
Même s’il peut y avoir circulation des savoirs entre quelques enseignants et une équipe de recherche, en quoi cette collaboration transforme-t-elle réellement et, surtout, de façon pérenne ces pratiques des enseignants qui ne semblent guère avoir changé depuis 30 ans (Chartrand et Lord, 2013) —ce que plusieurs d’entre nous ont encore souligné dans leurs interventions? Qu’est-ce qui fait que les enseignants ne peuvent pas, selon plusieurs communications entendues lors de ces Rencontres, prendre par eux-mêmes suffisamment de recul sur leur pratique, avoir le temps de mieux s’informer et s’outiller pour devenir des praticiens-chercheurs affranchis, capables de mettre en place leur propre communauté d’apprentissage professionnelle?
Qu’on le veuille ou non, et même avec notre meilleure volonté, la circulation des savoirs entre les acteurs des recherches de type action/formation/collaborative demeurent encore verticale et alimente une logique de reproduction. Comme chercheurs, nous demeurons en position d’autorité symbolique, puisque nous représentons l’institution universitaire, la figure de l’expert, celle qui porte la posture épistémologique ou l’idéologie. C’est donc pour rendre la circulation des savoirs plus horizontale que je nous encourage, et je m’inclus évidemment, à partager et à discuter davantage de nos faiblesses, de nos biais, de nos limites, de nos inquiétudes, de la manière dont nos propres subjectivités teintent nos analyses; à agir avec humilité, intégrité, éthique, et de continuer à nous auto-évaluer et à coévaluer nos travaux afin d’en connaitre les effets sur le rapport aux savoirs des enseignants, élèves, formateurs, concepteurs de manuels, etc. Bref, à être encore plus conscients et critiques de ce que nous faisons, pour ajouter à notre paradigme interprétatif dominant ce paradigme critique assumé.
Des acteurs à étudier : les formateurs d'enseignants et les chercheurs (nous!)
Les postures que nous valorisons ont forcément des impacts sur la formation en recherche que nous prodiguons à nos étudiants des cycles supérieurs, mais aussi sur notre manière d’agir dans les formations initiales et continues auxquelles nous participons tous en tant que formateurs en didactique de la littérature. Quelles sont nos actions en tant que formateurs et formatrices en didactique de la littérature? Quelles sont les conséquences de nos recherches collaboratives, théoriques et descriptives sur la formation des formateurs? Rappelons qu’il n’y a pas de formation professionnelle spécifique pour devenir formateur en didactique de la littérature, sinon d’être doctorant ou d’avoir soutenu une thèse en lettres ou en didactique. Or, nos parcours sont variés et influencent évidemment nos conceptions de la disciplination (Schneuwly et Hofstetter, 2017): nous sommes littéraires ou linguistes de formation qui œuvrent désormais en didactique, ou des enseignants expérimentés devenus chercheurs, ou des doctorants se formant à la recherche et s’autoformant à la formation… Notre dénominateur commun tient à ce que, didacticiens de la littérature, nous sommes des chercheurs, mais aussi des formateurs: nous nous formons avec les textes théoriques que nous lisons, avec les communications scientifiques auxquelles nous assistons, avec les recherches que nous menons, avec nos expériences personnelles du terrain, etc. Mais comment nous dédoubler pour nous mettre à distance de nous-mêmes ? Je nous invite en effet à passer d’un paradigme interprétatif à un paradigme critique, même vis-à-vis de nos propres pratiques d’enseignement et de formation.
C’est pour moi un point aveugle important à souligner, car je n’ai pas été témoin pendant ces Rencontres de recherches descriptives ou collaboratives qui interrogeaient par exemple les pratiques d’enseignement de ceux qui donnent les cours de didactique de la littérature dans nos universités ou hautes écoles pédagogiques (bien que j’aie entendu plusieurs interventions parler des réactions des élèves ou étudiants à l’égard de dispositifs de recherche). Quelles sont nos conceptions de la didactique de la littérature? Quels sont les savoirs que nous convoquons dans nos cours et de quels courants théoriques et idéologiques sont-ils issus? Quels sont les tâches et dispositifs que nous privilégions pour former nos étudiants à l’enseignement de la littérature4? Quelles sont les évaluations que nous imposons à nos étudiants pour mesurer leurs connaissances et leurs compétences en didactique de la littérature –puis comment évaluons-nous leurs travaux et examens? Qu’est-ce que nous institutionnalisons dans ces formations? Bref, quelles sont nos pratiques pédagogiques et didactiques et quelle est notre influence dans cette autre circulation des savoirs? A-t-on une culture commune de formation en didactique de la littérature qui définirait plus clairement les pourtours de notre discipline?
Une fois que nous connaitrons mieux les pratiques de formation en didactique de la littérature, nous pourrons ensuite être critiques vis-à-vis de nous-mêmes et nous demander pourquoi nous agissons de la sorte. Pourquoi choisissons-nous de faire lire tel texte plutôt que tel autre dans nos cours de didactique de la littérature? Pourquoi décidons-nous de présenter tels résultats de recherche et évitons-nous de mentionner telle autre recherche dans nos cours? Quels sont les sujets de mémoire ou de thèse que nous acceptons ou refusons, et quelles raisons en donnons-nous à nos étudiants? Il me semble qu’ajouter ces interrogations aux questionnements de la didactique de la littérature contribuerait à faire mûrir notre jeune discipline.
Bibliographie
Chartrand, Suzanne et Lord, Marie-Andrée (2013), «L’enseignement du français au secondaire a peu changé depuis 25 ans», Québec français, 168, 86-88. En ligne, URL: https://www.erudit.org/en/journals/qf/2013-n168-qf0476/68675ac/
Cordonnier, Noël (2014), «Questions critiques, et donc constructives, sur la recherche en didactique du français», Littérature, langue et didactique. Hommages à Jean-Louis Dumortier, Namur, Presses universitaires de Namur.
Daunay, Bertrand et Dufays Jean-Louis (2007) « Méthodes de recherche en didactique de la littérature », Lettre de l’AIRDF, 40, 8-13. En ligne, URL: https://www.persee.fr/doc/airdf_1776-7784_2007_num_40_1_1730
Goigoux, Roland (2001), «Recherche en didactique du français: contribution aux débats d’orientation», In Marquilló Marruy, M. (dir.), Questions d’épistémologie en didactique du français (langue maternelle, langue seconde, langue étrangère), Poitiers, Les Cahiers FORELL-Université de Poitiers, 125-132.
Schneuwly, Bernard et Hofstetter, Rita (2017), «Forme scolaire, un concept trop séduisant?» in A. Dias-Chiaruttini et C. Cohen-Azria (éd.), Théories – didactiques de la lecture et de l’écriture. Fondements d’un champ de recherche en cheminant avec Yves Reuter, Villeneuve-d’Ascq, Septentrion.
Pour citer l'article
Judith Émery-Bruneau, "D’un paradigme interprétatif à un paradigme critique : prolégomènes à une transformation des recherches en didactique de la littérature", Transpositio, Conversations critiques, 2021https://www.transpositio.org/articles/view/d-un-paradigme-interpretatif-a-un-paradigme-critique-prolegomenes-a-une-transformation-des-recherches-en-didactique-de-la-litterature
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Pour des concepts narratologiques intelligibles et utiles pour l’enseignement : schéma quinaire et focalisation en débat
Dans le champ de la didactique de la littérature, l’attention portée aux expériences des sujets lecteurs a eu le mérite de revaloriser des rapports aux textes plus personnels et passionnels, moins inféodés à des techniques d’analyse qui risqueraient de nous détourner de l’essentiel, c’est-à-dire du plaisir esthétique et de l’expérience immersive où se jouent certainement certains enjeux éthiques fondamentaux des fictions narratives.
Pour des concepts narratologiques intelligibles et utiles pour l’enseignement : schéma quinaire et focalisation en débat
Dans le champ de la didactique de la littérature, l’attention portée aux expériences des sujets lecteurs a eu le mérite de revaloriser des rapports aux textes plus personnels et passionnels, moins inféodés à des techniques d’analyse qui risqueraient de nous détourner de l’essentiel, c’est-à-dire du plaisir esthétique et de l’expérience immersive où se jouent certains enjeux éthiques fondamentaux des fictions narratives. En dépit de son indéniable intérêt, cette orientation sur la dimension expérientielle ou subjective de la lecture a eu néanmoins la fâcheuse conséquence de marginaliser les réflexions portant sur les outils d’analyse qui relèvent de la poétique ou, plus précisément, de ce courant de la théorie littéraire identifié comme la narratologie. Dans le champ de la didactique, on risque en effet de considérer la théorie du récit avec méfiance du fait de sa réputation formaliste et de son lien supposé avec un paradigme structuraliste jugé caduque et desséchant pour la lecture. Cela explique en partie le peu d’attention porté au travail de transmission d’un outillage conceptuel qui vise pourtant à enrichir le commentaire des œuvres, et quand bien même ce genre d’enseignement demeure fréquent, et même souvent central dans les plans d’étude actuels, surtout au niveau des deuxième et troisième cycles1. Si l’on accepte le principe selon lequel l’analyse textuelle ne saurait se satisfaire d’un commentaire purement intuitif ou subjectif2, il est étrange que l’on ne se préoccupe pas davantage, notamment au niveau de la formation des enseignant·e·s, de la nature de ces outils et de la manière dont ils sont enseignés, comme si l’affaire était entendue depuis longtemps, et qu’il suffisait de se reposer sur un corpus notionnel usuel et des définitions standardisées3.
Toutes les conditions sont donc réunies pour produire une dangereuse circularité fondée sur un recyclage non problématisé de savoirs acquis sur le tas, à travers l’enseignement obligatoire et post-obligatoire, la lecture de quelques «classiques» de la théorie (surtout Genette), d’ouvrages de synthèses ou de manuels. Tout au plus, les futurs enseignant·e·s sont-ils/elles mis en garde contre un excès de formalisme, comme si théorie et plaisirs esthétiques étaient nécessairement antinomiques. Mais si l’on accepte de voir la narratologie non comme un «moment» de l’histoire de la théorie littéraire, mais bien comme une discipline à part entière, à l’instar de la linguistique ou de la stylistique, c’est-à-dire comme un courant de pensée traversé par différents paradigmes épistémologiques et par des débats parfois intenses entre des positions antagonistes, peut-être découvrira-t-on que cette dernière offre des ressources critiques beaucoup plus riches que les notions figées dont héritent les enseignant·e·s. N’est-il pas alors dommageable de faire l’économie d’une réflexion didactique sur le choix des notions enseignées, et notamment sur leur utilité et la clarté de leurs définitions ? La qualité des échanges portant sur les expériences éthiques ou esthétiques des sujets lecteurs ne dépend-elle pas, au moins en partie, de la qualité des outils qui peuvent être mobilisés dans la discussion, que ce soit pour produire des étayages argumentatifs ou pour offrir un éclairage inédit sur les œuvres ?
Cet article vise à mettre en discussion deux concepts fondamentaux de la théorie littéraire pour en évaluer la valeur didactique et en proposer une mise à jour, de sorte qu’ils gagnent en clarté et en efficacité pour le commentaire de texte. Je prendrai comme cas emblématiques les notions de schéma quinaire et de focalisation, pour montrer comment des paradigmes alternatifs offrent des perspectives intéressantes pour l’enseignement en réglant certains malentendus tenaces et en accroissant considérablement l’intelligibilité et le pouvoir heuristique de ces concepts. On verra que la familiarité apparente de cette terminologie, qui a été standardisée par les ouvrages de synthèse, les manuels et les institutions scolaires, dissimule en fait des définitions instables, qui s’inscrivent dans un long débat épistémologique et critique.
On proposera d’une part de soigneusement distinguer la focalisation de la construction textuelle du point de vue, et l’on montrera d’autre part que la mise en intrigue ne se résume pas nécessairement à un schéma quinaire décrivant la trame des événements racontés. On verra enfin, sur la base de nouvelles définitions, les liens qui peuvent être tissés entre focalisation et intrigue, la dynamique de cette dernière reposant autant sur la structure des événements racontés que sur la gestion des informations mises à disposition du lecteur.
La discussion abordera également la manière dont l’étude de ces mécanismes narratifs peut être associée à des expériences éthiques et esthétiques qui constituent des objectifs centraux dans les plans d’études actuels. La conclusion reviendra sur l’intérêt d’acquérir des compétences théoriques dans le cadre des études littéraires. J’essayerai de montrer que la narratologie contemporaine, qui ne se situe pas en rupture avec l’héritage formaliste, mais qui en perfectionne les outils, en élargit la portée et en redéfinit les usages, demeure une ressource incontournable pour les enseignant·e·s et les apprenant·e·s.
1. La narratologie à l’épreuve de l’enseignement de la littérature
Ainsi que l’affirme Yves Reuter, l’entrée de la narratologie dans les pratiques enseignantes s’est faite dans une période antérieure à l’essor de la didactique de la littérature, ce qui a eu des conséquences plus ou moins fâcheuses. Il souligne en particulier une tendance à l’applicationisme, une dogmatisation de la théorie, des confusions notionnelles et une occultation des débats internes et externes à la discipline aboutissant à un figement des concepts (Reuter 2000 : 10). Pour dresser un inventaire des concepts qui ont été transférés du champ de la théorie à celui de l’enseignement, il faudrait idéalement mener une enquête de terrain auprès des enseignant·e·s, en leur demandant de détailler les outils mobilisés pour le commentaire de textes, voire ceux qui font l’objet d’un apprentissage spécifique à telle ou telle étape de la formation. De manière plus simple, on peut dresser un état des lieux des concepts présentés dans les manuels scolaires et les principaux ouvrages de synthèse, en supposant que ces derniers ont plus de chances que les autres d’entrer dans les pratiques enseignantes. Dans le cadre de cet article, je me suis basé sur un corpus de quatre ouvrages de synthèse largement diffusés : Le Récit de Jean-Michel Adam dans la collection «Que sais-je ?» (1996, première édition en 1984), L’Analyse des récits d’Yves Reuter dans la collection «128» (2016, première édition en 1997), Le Roman. Des théories aux analyses de Gilles Philippe dans la collection «Mémo» (1997) et L’Analyse des récits de Jean-Michel Adam et Françoise Revaz dans la collection «Mémo» (1996).
Dans ce corpus, et dans les manuels qui en dérivent, aux premiers rangs des concepts importés du structuralisme, on trouve le schéma quinaire et le schéma actantiel, qui sont censés décrire la structure temporelle du monde raconté et les fonctions narratives des personnages. À cela s’ajoute les désormais classiques typologies établies par Genette dans Discours du récit (2007, première édition en 1972) : typologie de la «voix» (narrateurs homo-/hétéro-/intra-/extra- diégétiques), typologie du «mode» (focalisation interne, externe ou zéro) et organisation de la temporalité, en particulier les paramètres qui définissent l’ordre (analepse/prolepse) et la durée (pause/scène/sommaire/ellipse), plus rarement la fréquence (singulative, itérative).
Sur un plan plus linguistique, on trouvera encore l’opposition entre récit et discours4 dérivée des travaux de Benveniste (1966), qui peut servir à distinguer les passages narratifs articulés autour du passé simple des dialogues, dont le temps pivot est généralement le présent et où l’on retrouve l’appareil formel de l’énonciation. On peut aussi se servir de cette opposition pour expliquer la différence entre les récits narrés au passé simple (énonciation dite «coupée» du narrateur) et les récits dont le temps pivot est le passé composé (énonciation dite «liée» au narrateur). Importé des travaux de Weinrich (1973), il arrive encore que l’on distingue entre premier plan et arrière-plan du récit, ce dernier correspondant aux énoncés à l’imparfait renvoyant aux descriptions, commentaires ou actions secondaires. On mentionnera enfin la distinction établie par Jean-Michel Adam (1997) entre différents prototypes de séquences textuelles, qui peuvent se combiner de manière plus ou moins complexe dans un roman : narration, description, dialogue, explication et argumentation.
On peut faire l’hypothèse que le recours à la narratologie et à la linguistique a longtemps présenté deux avantages symboliques dans la classe de littérature. D’une part, en accord avec l’idéologie qui sous-tend la notion de «lecture littéraire5», la scientificité apparente de ces schémas et d’une terminologie spécialisée renforcent le sentiment de légitimité des enseignant·e·s, qui se donnent pour mission de transmettre des compétences supposées élever les apprenant·e·s au-dessus de la paraphrase, du sens commun ou de la pratique de la lecture dite «ordinaire6». D’autre part, cet appareillage critique fournit un savoir qui peut faire l’objet d’une évaluation d’acquis de compétences selon des procédures normalisées. On peut vérifier assez aisément que des notions telles que le schéma quinaire ou la focalisation ont été comprises et correctement appliquées pour interpréter tel ou tel texte, ce qui fournit des critères objectifs pour vérifier si une compétence est acquise ou non.
Mais ces bénéfices apparaissent de plus en plus superficiels, pour ne pas dire fallacieux, à mesure qu’évolue notre compréhension de la manière dont la littérature enrichit l’existence des apprenant·e·s, que ce soit sur un plan langagier, esthétique ou même éthique7, ce qui constitue un enjeu majeur dans le contexte actuel de crise des études littéraires8. L’idée qu’il existerait une lecture littéraire, que l’on associe à un apprentissage guidé, a fait l’objet de critiques répétées, notamment du fait de son soubassement idéologique, qui promeut une forme d’élitisme et dévalue d’autres rapports au texte, comme la lecture participative et immersive (Daunay 1999 ; 2002 ; Rouxel & Langlade 2004 ; David 2012 ; Bemporad 2014 ; Daunay & Dufays 2016 ; Dufays 2017). Ainsi que l’explique Chiara Bemporad:
L’articulation entre les distinctions opérées dans le champ de la didactique des littératures et l’analyse des témoignages de lecteurs réels a permis de réviser les manières traditionnelles de considérer les dichotomies entre différentes lectures, et de confirmer à quel point le plaisir joue un rôle clé pour briser ces oppositions. Une telle approche permet un décloisonnement des représentations, attitudes et actions qui ne peut être que bénéfique pour la didactique de la littérature. (Bemporad 2014 : 80)
À une époque où le sujet lecteur est revalorisé et où les plans d’études accordent une place croissante au plaisir esthétique9, les approches formalistes ont été placées sous le signe du soupçon. Todorov, pourtant l’un des pionniers de la narratologie, s’est ainsi fait l’auteur, il y a une douzaine d’années, d’une mise en garde relativement sévère:
Il est vrai que le sens de l’œuvre ne se réduit pas au jugement purement subjectif de l’élève, mais relève d’un travail de connaissance. Pour s’y engager, il peut donc être utile à cet élève d’apprendre des faits d’histoire littéraire ou quelques principes issus de l’analyse structurale. Cependant, en aucun cas l’analyse de ces moyens d’accès ne doit se substituer à celle du sens, qui est sa fin. (Todorov 2007 : 23)
Reuter suggère néanmoins qu’il ne faudrait pas «jeter le bébé avec l’eau du bain» (2000 : 7), car l’outillage narratologique demeure selon lui une ressource importante pour l’étude de la littérature. Elle permet notamment de socialiser l’expérience esthétique en fournissant un étayage de l’interprétation sous forme de procédures objectivées. Bertrand Daunay ajoute quant à lui que:
mettre en cause une entreprise de négation de certains rapports au texte littéraire n’est pas prôner un retour à un subjectivisme empiriste dans l’approche scolaire des textes littéraires : un danger guette toujours, qui est celui d’un empirisme spontanéiste, qui négligerait la nécessité didactique de la construction d’outils conceptuels pour la lecture. (Daunay 2007 : 46-47)
On constate par ailleurs que dans le plan d’études romand actuellement en vigueur, l’un des objectifs du deuxième cycle consiste à être capable de décrire les moyens verbaux par lesquels un auteur parvient à «ménager le suspense» ou à «influencer le lecteur10». Il ne s’agit donc pas seulement d’exprimer un rapport subjectif au texte, mais aussi d’être capable de rendre compte de la manière dont l’intérêt narratif est suscité et d’objectiver les vecteurs d’immersion qui orientent notre rapport à la fiction. En plus d’enrichir le plaisir esthétique des apprenant·e·s et de développer leur sens critique face aux usages sociaux des discours narratifs11, cela permet aussi d’ouvrir une porte en direction d’une réappropriation de ces rouages narratifs, qui peuvent être actualisés lors de productions orales ou écrites, voire non verbales. La narratologie contemporaine apparaît alors comme une ressource pertinente, d’autant plus que les approches dites « postclassiques » (Patron 2018) ne se limitent plus à dresser des typologies formelles, mais accordent une place croissante à l’ancrage linguistique des phénomènes, à la transmédialité, à la rhétorique et aux effets de lecture, offrant ainsi de nouveaux leviers pour éclairer les mécanismes narratifs et cognitifs qui entrent en jeu dans la lecture.
Toutefois, ainsi que le préconise Reuter, avant de se pencher sur ces outils, il convient de répondre au préalable à quelques questions trop rarement posées : «Quels savoirs pour qui? (chercheurs? formateurs? enseignants? élèves?) et pour quoi?» (2000 : 9). En première approximation, j’avancerai que la confrontation de la théorie du récit avec la pratique du commentaire de texte en classe fait apparaître deux risques majeurs:
- - l’enseignant·e mobilise un concept apparemment facile à expliquer, mais son rendement est discutable pour l’interprétation du texte;
- - l’enseignant·e recourt à un concept potentiellement utile, mais tellement difficile à expliquer que son usage pour le commentaire de texte apparaît malaisé.
De telles situations posent la question de la pertinence d’acquérir ou d’enseigner un appareillage critique dont la définition apparaît obscure ou le gain pour l’interprétation discutable. Mais ces difficultés peuvent aussi avoir une valeur heuristique, dans la mesure où elles devraient être considérées comme le symptôme d’un défaut de la théorie, ce qui devrait nous encourager à la réformer. Théorie et enseignement ne sont pas deux champs d’activités liés par un rapport de transfert unilatéral, mais bien deux pratiques qui se nourrissent mutuellement, dans un cercle que l’on peut espérer vertueux pour autant que l’on accepte de ne pas figer les concepts hérités du passé.
Pour sortir de ce figement conceptuel, je tenterai en premier lieu de retracer les débats internes à la théorie du récit. Sur ce plan, la vive controverse actuelle portant sur le statut «optionnel» du narrateur (Patron 2009) doit être vue comme la partie émergée d’un champ de bataille théorique beaucoup plus vaste, la narratologie étant loin de s’être figée dans un dogmatisme hérité des pères fondateurs structuralistes, contrairement à une idée reçue encore tenace. Aujourd’hui, aucune des notions narratologiques fondamentales que j’ai mentionnées au début de cet article, dont on peut supposer qu’elles sont encore mobilisées dans les classes de littérature, ne sauraient être considérées comme complètement stabilisées. Elles font toutes l’objet de discussions plus ou moins animées et sont sujettes à diverses formes de perfectionnement, qui peuvent être liées à l’émergence d’un nouveau paradigme, à une meilleure description linguistique des phénomènes, ou aux perspectives offertes par une approche comparée des médias.
Ainsi qu’indiqué plus haut, dans le cadre restreint de cette étude, j’exposerai d’abord les principales divergences dans la définition des notions de focalisation et d’intrigue. Dans un deuxième temps, je m’interrogerai sur l’intérêt didactique de recourir à tel ou tel concept et sur les éventuelles difficultés inhérentes à leur usage en classe. On verra que la standardisation de la définition de ces deux notions illustre de manière exemplaire les dangers précédemment cités : définition flottante et/ou concept à faible valeur heuristique. Dans un troisième temps, j’essaierai de proposer une redéfinition de ces concepts, qui sera pensée pour être aisément transposable en classe, tout en offrant le meilleur potentiel pour enrichir les commentaires des œuvres.
Cet article vise en premier lieu à offrir aux enseignant·e·s un appareillage théorique clairement défini et facilement transposable dans les classes de littérature, mais il s’adresse également aux formateurs de formateurs, car ces derniers sont les mieux placés pour briser un cercle vicieux qui a figé pendant plusieurs décennies la théorie du récit, en la réduisant à un inventaire d’outils plus ou moins obsolètes, mal définis ou dont l’utilité finit par apparaître douteuse. Il s’agit de montrer, en levant un certain nombre de difficultés conceptuelles, que la théorie du récit, trop souvent considérée comme une technique desséchante ou désuète, ouvre au contraire une porte sur ce qui fait le sel des œuvres, tout en développant des compétences transférables qui justifient pleinement l’intérêt des études littéraires dans la formation obligatoire et post-obligatoire.
2. Intrigue et schéma quinaire
2.1. Aperçu des débats théoriques
Le premier constat que l’on peut dresser concernant la notion d’intrigue est celui du contraste étonnant entre une très forte standardisation de sa définition dans le contexte scolaire et l’instabilité de sa définition dans l’histoire de la théorie.
Du côté de la didactique, l’intrigue est presque toujours présentée sous la forme d’un schéma quinaire (Adam 1996 : 90 ; Adam 1997 : 51-56 ; Revaz 1997 : 163-195 ; Reuter 2016 : 22). Ainsi que le rappelle Reuter (2016 : 22-23), cette structure est née de la simplification et de la généralisation par Paul Larivaille (1974) de la représentation séquentielle du conte merveilleux que l’on devait aux travaux du formaliste russe Vladimir Propp (1970). Ce schéma a été ensuite popularisé par la linguistique textuelle (Adam 1997 : 54) et relayé dans la plupart des ouvrages de synthèse (Adam 1996 : 85 ; Reuter 2016 : 24 ; Adam & Revaz 1996 : 67). On rappellera que cette définition présente l’intrigue comme une séquence hiérarchisant cinq étapes dans le déroulement d’une histoire: une situation initiale s’oppose symétriquement à une situation finale (qui définit les états transformés par les événements racontés), un noyau narratif est formé par le couple nœud-dénouement (ou complication-résolution), et une action ou une évaluation –Reuter parle de dynamique (2016 : 24)– constitue le procès qui doit conduire du nœud au dénouement.
Il faut remarquer que cette définition, en dépit de son formalisme, est souvent présentée comme renvoyant à une conception «dynamique» de l’intrigue. Ainsi que l’affirme Adam : «Pour qu’il y ait récit, il faut que cette temporalité de base soit emportée par une tension : la détermination rétrograde qui fait qu’un récit est tendu vers sa fin (t + n), organisé en fonction de cette situation finale» (1996 : 87 ; aussi dans Adam 1997 : 46). Toutefois, il convient de préciser que s’il y a dynamisme, ce dernier se situe au niveau de la logique des événements racontés, et non au niveau de l’effet de la mise en intrigue sur le récepteur. La tension qui caractérise sémantiquement l’histoire racontée peut éventuellement se prolonger en effet esthétique, c’est-à-dire en tension ressentie dans la lecture, mais elle repose avant tout sur un codage de l’action lié au destin des personnages. Adam et Revaz précisent d’ailleurs qu’il est important de ne pas confondre la tension dramatique «notion essentiellement sémantique» avec la structure d’intrigue «notion purement compositionnelle» (Adam & Revaz 1996 : 68).
En dépit de la standardisation de l’intrigue que l’on observe dans le domaine de l’enseignement, il existe bien d’autres manières de définir cette notion, à tel point que dans le Cambridge Companion to Narrative, Hans Porter Abbott estime que le terme «plot» est «encore plus insaisissable que celui de récit, l’un comme l'autre étant à ce point polyvalents et approximatifs dans leur signification, et en fait tellement vagues dans leur usage ordinaire, que les narratologues évitent le plus souvent de les utiliser» (Abbott 2007 : 43, m.t.). Le constat est le même chez Hilary Dannenberg, qui souligne en revanche la centralité de cette problématique:
Malgré l'apparente simplicité de l'objet auquel elle se réfère, l'intrigue est l'un des termes les plus insaisissables de la théorie du récit. Les narratologues l'utilisent pour se référer à une variété de phénomènes différents. La plupart des définitions de base du récit butent sur la question de la séquentialité, et les tentatives répétées de redéfinir les paramètres de l'intrigue reflètent à la fois la centralité et la complexité de la dimension temporelle du récit. (Dannenberg 2005 : 435, m.t.)
Dans les limites de cet article12, je me contenterai de mentionner une conception alternative au schéma quinaire, très répandue dans les approches rhétoriques ou cognitives, qui me semble particulièrement apte à renouveler l’enseignement du fait de ses affinités avec le paradigme de l’interactionnisme socio-discursif, qui a fait ses preuves dans le champ de la didactique des langues et de la littérature.
Pour faire ressortir le point crucial du recadrage qu’il s’agit d’opérer, on peut affirmer, à la suite de Richard Pedot, que les récits «ne peuvent être réduits au schéma chrono-logique de l’intrigue sans laisser échapper ce qui en fait la force, la capacité d’intriguer» (2008 : 25). Dans le prolongement de la poétique aristotélicienne, l’approche que j’appellerai désormais rhétorique consiste donc à affirmer que:
la forme de l'intrigue — dans le sens de ce qui la rend utile au sein d'un objet artistique spécifique — c'est plutôt son «mécanisme» ou son «pouvoir», comme la forme de l'intrigue dans une tragédie, par exemple, est la capacité de sa séquence d'action unifiée d'effectuer, par l'effet de la pitié ou de la peur, une catharsis de ce genre d'émotions. (Crane 1952 : 68)
Jean-Paul Bronckart a défendu une conception de l’intrigue très similaire en rapprochant cette dernière de la planification discursive monogérée, qu’il compare à un arc de tension, à l’instar des modèles scénaristiques enseignés à Hollywood:
L’effet attendu de la planification monogérée peut être visualisé par une feuille de papier que l’on fait bomber en son milieu ; l’importance de la déclivité produite figure l’intensité de la tension obtenue, et en conséquence l’aspect spectaculaire de la résolution ou de la chute ; si la déclivité est insuffisante, le texte sera considéré comme «plat», sans tension, sans «relief». (Bronckart 1985 : 51)
Une telle approche revient par conséquent à mettre au premier plan le dialogisme de la séquence narrative, qui repose sur l’alternance d’un nœud, qui noue une tension, et d’une résolution, qui la dénoue:
S’il est rarement posé comme tel, le statut dialogique de la séquence narrative est néanmoins évident. Comme nous l’avons montré, qu’elle soit ternaire, quinaire ou plus complexe encore, cette séquence se caractérise toujours par la mise en intrigue des événements évoqués. Elle dispose ces derniers de manière à créer une tension, puis à la résoudre, et le suspense ainsi établi contribue au maintien de l’attention du destinataire. (Bronckart 1996 : 237)
Contrairement à Jean-Michel Adam, qui fonde le schéma quinaire sur une description renvoyant à la chronologie de l’histoire racontée, Bronckart précise par ailleurs que cette mise en tension du récit par la mise en intrigue se situe clairement au niveau de l’organisation du discours narratif, ou de ce que l’on appellerait en rhétorique classique la dispositio:
Tomachevski distinguait la FABLE et le SUJET, Genette l’HISTOIRE et le RÉCIT, Fayol le NARRÉ et la NARRATION, et on assimile fréquemment à cette distinction celle qui existerait entre l’INVENTIO et la DISPOSITIO de la rhétorique classique (il serait d’ailleurs plus pertinent d’opposer à ce niveau la COMPOSITIO à la DISPOSITIO). Telles que nous venons de les définir, les opérations de planification ont manifestement trait au versant «disposition superficielle» de ces couples conceptuels ; les moules superstructurels concerneraient donc exclusivement le SUJET, le RÉCIT, la NARRATION ou la DISPOSITIO. (Bronckart 1985 : 51)
Dans le prolongement de cette approche, j’ai proposé de considérer la tension narrative comme constituant l’élément fondamental déterminant la dynamique et la structuration de la mise en intrigue:
la tension est le phénomène qui survient lorsque l’interprète d’un récit est encouragé à attendre un dénouement, cette attente étant caractérisée par une anticipation teintée d’incertitude qui confère des traits passionnels à l’acte de réception. La tension narrative sera ainsi considérée comme un effet poétique qui structure le récit et l’on reconnaîtra en elle l’aspect dynamique ou la «force» de ce que l’on a coutume d’appeler une intrigue. (Baroni 2007 : 18)
Françoise Revaz précise qu’étant moins «rigide que le schéma quinaire habituel, [cette conception de l’intrigue] permet de tenir compte de degrés de tension différents, entre un texte à tension maximale qui fait la pyramide et un texte à tension minimale tendant à la platitude» (2009 : 133). Elle ajoute que l’avantage de ce modèle «est de montrer que la structuration de l’intrigue ne repose pas nécessairement sur le développement chronologique d’une action, mais peut se construire également sur un mystère ou une énigme, comme c’est le cas, par exemple, dans le roman policier» (2009 : 132).
En plaçant la fonction avant la forme, et le dynamisme dialogique avant la structure logique de l’action, cette approche permet de corréler le profil de l’intrigue à des effets tels que le suspense, la curiosité ou la surprise. Le dénouement n’est pas une structure symétrique qui s’oppose au nœud, mais un horizon d’attente créé par ce dernier, ce qui explique qu’il peut être indéfiniment repoussé, comme dans les formes feuilletonnantes ou dans les œuvres «ouvertes» évoquées par Umberto Eco (1979). L’analyse de la structure cède donc la place à celle des fonctions discursives et des intérêts narratifs liés à la progression dans le texte, ce qui implique, sur un plan linguistique ou poétique, de prendre en compte le rôle fondamental joué par la manière dont l’information narrative est distribuée dans le récit13(Phelan 1989 ; Sternberg 1992 ; Brooks 1992 ; Baroni 2007 ; 2017a ; Kukkonen 2014a).
Une telle définition pourrait passer pour superficiellement compatible avec la définition du schéma quinaire, surtout lorsque cette dernière insiste sur le dynamisme de l’histoire. Il s’agit en réalité de deux phénomènes très différents car, rappelons-le, le schéma quinaire est défini par la logique des actions racontées, là où le second modèle repose sur l’organisation du discours narratif en tenant compte de ses effets sur le destinataire du récit.
Certes, dans un récit d’aventure, la rupture instaurée par un événement imprévu peut à la fois lancer la quête du héros et engendrer la production d’un effet de suspense, ce qui conduit à superposer les deux modèles. Mais la différence apparaîtra clairement si l’on considère le cas des dispositifs narratifs visant à susciter la curiosité du lecteur, la progression vers le dénouement impliquant ce que Genette appellerait une série de paralipses et d’analepses complétives, c’est-à-dire des omissions stratégiques du récit ultérieurement comblées par des informations rétrospectives. Avec ce procédé relativement banal14 le récit se noue sans que la chronologie des événements n’ait besoin d’être respectée et sans que l’on puisse nécessairement établir un schéma quinaire fondé sur une complication que rencontrerait le héros. Cette technique est familière à tous les scénaristes qui entremêlent leurs récits de secrets et de mystères autant que d’aventures et de conflits, et l’on peut y reconnaître l’une des formes classiques de la mise en intrigue dans le contexte de ce que Bronckart appellerait une planification discursive monogérée.
2.2. Problèmes didactiques
Même si la définition standardisée de l’intrigue, qui la confond avec le schéma quinaire, reste dominante dans le domaine de la didactique, elle n’est pas nécessairement la plus intuitive. Dans ses usages ordinaires, l’intrigue est souvent corrélée à la tension narrative. Cela s’observe par exemple dans les liens qui peuvent être établis en français entre le substantif intrigue, l’action d’intriguer et les rôles de l’intriguant et de l’intrigué. Dominique Legallois et Céline Poudat ont aussi montré, en analysant un grand nombre de commentaires publiés par des internautes, que les lecteurs et lectrices établissent très spontanément des corrélations entre l’intrigue et ce qu’ils ou elles définissent comme le «happage», notion exemplifiée de la manière suivante: «on se laisse immédiatement emporter dans l’histoire et on ne lâche plus le livre» (Legallois & Poudat 2008 : § 90).
Cette ambiguïté dans la définition de l’intrigue apparaît aussi dans l’ouvrage de Reuter, qui situe d’abord cette dernière au niveau de la «fiction15», ce qui l’isole clairement du niveau de la «narration». Dans cette première définition, conforme au standard du schéma quinaire, il affirme que «l’intrigue incite à s’interroger sur la structure globale de l’histoire» (2016 : 22), cette saisie s’opposant clairement à la dynamique de la progression dans le récit. Pourtant, lorsqu’il aborde la question de l’instance narrative, Reuter reconnaît que ce paramètre:
participe, de façon souvent déterminante, de l’intérêt de l’intrigue (malentendus, quiproquos, rebondissements autour des sentiments amoureux ou d’autres secrets que l’on dissimule plus ou moins), de l’intérêt de certains genres (la lutte entre l’enquêteur et le lecteur pour la découverte du coupable à partir d’un savoir commun véhiculé dans le texte du roman à énigme) et de la construction d’effets de lecture. En effet, c’est à partir de ces jeux entre différents savoirs que l’on peut mieux analyser des procédés tels l’effet de surprise (rendu possible par des informations inconnues d’un personnage, du narrateur et du lecteur), tels la crainte ou l’amusement lorsque le lecteur possède des informations qu’un personnage ignore et qui le conduisent dans la gueule du loup ou dans une série de bévues. (Reuter 2016 : 55-56)
En liant la distribution du savoir à l’intérêt de l’intrigue, Reuter déplace nettement le curseur vers le modèle rhétorique. D’un point de vue strictement théorique, nous sommes ici confrontés à un cas de polysémie, lié à un foisonnement de terminologies spécialisées, qui se heurtent parfois aux usages ordinaires. Le problème pourrait être résolu en posant les bases d’une terminologie plus précise, distinguant différents phénomènes qui risqueraient autrement d'être confondus : par exemple le schéma quinaire définit la structure de l’action, mais il ne s’agit pas de l’intrigue au sens rhétorique du terme, qui repose quant à elle sur le nouement et le dénouement d’une tension pendant l’acte de lecture, qui forme un arc narratif et détermine ce que Reuter appelle «l’intérêt de l’intrigue».
Pour conserver la valeur didactique de la notion, plusieurs raisons justifient une différenciation claire entre le concept d’intrigue et celui de schéma quinaire. La première est liée au rendement de la conception rhétorique pour l’analyse des récits, et notamment pour l’explication de texte. Le schéma quinaire restreint le commentaire à une saisie globale de l’histoire, à un niveau d’abstraction qui permet tout au plus de clarifier les enjeux du récit, de produire des résumés ou de distinguer l’action racontée de l’ordre de sa narration. Reuter considère quant à lui que le schéma quinaire, en reconstruisant la structure des événements, permettrait de:
rendre compte de la gêne que ressentent certains lecteurs ou spectateurs lorsque l’ordre de la fiction n’est pas respecté (flash-back [sic], anticipations…) ou lorsque les étapes finales manquent (la fin en «queue de poisson»). (Reuter 2016 : 26).
Pour ma part, je ne suis pas certain qu’il faille passer par l’établissement d’un schéma quinaire pour parvenir à reconstituer le déroulement chronologique d’une histoire ou pour saisir les effets produits par les anachronies. Quand le résumé est difficile à établir, plutôt que de tenter de résoudre ce «problème», il faudrait plutôt y voir la trace d’une stratégie narrative dont il s’agit de rendre compte. Par ailleurs, les récits non linéaires n’engendrent pas nécessairement une «gêne» : ils peuvent au contraire se révéler extrêmement excitants, ainsi qu’en témoigne l’usage de plus en plus répandu des prolepses et des analepses dans les séries américaines (Jost 2016).
Si l’on accepte de les distinguer, il est d’ailleurs tout à fait possible de garder d’un côté le schéma quinaire pour définir la trame de l’histoire, tout en ajoutant d’un autre côté une définition de l’intrigue qui lie clairement cette dernière à la production d’un arc de tension. L’avantage de la définition rhétorique de l’intrigue, c’est qu’elle permet d’associer l’analyse de la succession des nœuds et des dénouements aux moyens formels par lesquels les auteurs tentent d’orienter l’attention des lecteurs ou lectrices vers le déroulement ultérieur du récit, et cette analyse peut se pratiquer à n’importe quelle échelle du texte, du simple paragraphe au chapitre ou à l’œuvre entière.
En termes de représentation mentale de l’histoire, cela conduit aussi à intégrer à la discussion les hypothèses interprétatives qui s’articulent à diverses étapes du récit, qu’elles prennent la forme de pronostics ou de diagnostics de la situation narrative (Baroni 2017a : 66). La discussion autour de ces scénarios virtuels, que les lecteurs ou lectrices esquissent tout au long de leur progression dans le récit, situe le commentaire sur le terrain de la prévisibilité de l’histoire, des éventuelles surprises et recadrages interprétatifs qui en découlent, dont dépendent souvent le plaisir esthétique et la valeur proprement éducative que l’on associe aux formes narratives. Il est aussi possible d’articuler sur cette base des questions éthiques: tel personnage, à tel moment de l’histoire, pourrait agir de telle ou telle façon, mais en fin de compte, il agit ainsi… qu’est-ce que cela nous apprend sur son caractère et sur la valeur de son action? Qu’aurions-nous fait à sa place? Pourrait-on imaginer une version alternative de l’histoire16?
Ainsi que le suggèrent certaines approches cognitivistes, une telle conception de l’intrigue permet également de mettre l’accent sur l’une des fonctions anthropologiques centrales des formes narratives. Les récits peuvent en effet être envisagés comme des simulations permettant d’apprendre à s’adapter à un environnement en constante évolution, qui ne peut être appréhendé que sous la forme de fragiles réseaux de probabilités. Ainsi que l’explique Karin Kukkonen :
Ce processus de révision des probabilités ne concerne pas uniquement le niveau des énoncés propositionnels concernant le monde fictif ou celui de la résolution de problèmes à travers des jeux de questions et de réponses, mais il s'étend à une expérience de lecture immersive et incarnée, et à l’investissement émotionnel des lecteurs dans le récit. Il peut nous permettre de construire – à travers des récits – des explications concernant l'inattendu […], plus généralement, les récits littéraires explorent et négocient ce que nous considérons comme possible à travers des modèles de probabilité. (Kukkonen 2014 : 737, m.t.)
Sur le plan poétique ou stylistique, l’analyse des mécanismes textuels qui permettent de nouer l’intrigue peut produire des commentaires très riches à partir d’une question élémentaire : comme l’auteur s’y prend-il, ou elle, pour tenter d’intriguer son lecteur ou sa lectrice ? La réponse pourra s’orienter vers l’analyse de phénomènes stylistiques : marquage d’une rupture avec un adverbe, alternance de l’imparfait au passé simple, usage de pronoms ou d’hyperonymes dont les référents sont ambigus, etc. On pourra aussi mobiliser des structures narratives plus générales : par exemple les jeux de focalisation, la caractérisation des personnages, les anachronies, la segmentation du récit, etc.17.
Une autre raison de privilégier l’approche rhétorique tient aux rapports qui peuvent être établis avec des mécanismes très largement répandus dans la culture médiatique contemporaine. Même les apprenant·e·s qui n’ont pas une très grande culture littéraire peuvent se révéler des expert·e·s dans la compréhension de l’art de construire des arcs narratifs, par exemple à travers leur expérience des séries télévisées. L’établissement de liens entre cliffhangers télévisuels et chapitrage romanesque pourrait ainsi nourrir une boucle vertueuse, dans laquelle des compétences acquises hors de la classe permettent de participer activement aux activités de commentaire des œuvres. Il s’agit d’affiner un savoir-faire interprétatif transférable dans un grand nombre de contextes médiatiques, tout en renforçant la compréhension des spécificités inhérentes aux mécanismes verbaux ou textuels sur lesquels reposent ces effets identifiés comme transversaux.
Il s’agit donc de substituer un outil qui servait essentiellement à produire des résumés normalisés à une médiation orientant le commentaire des œuvres vers l’analyse des intérêts narratifs, vers la mise en lumière des enjeux éthiques de la fiction et vers la compréhension des mécanismes narratifs fondamentaux de la narrativité fictionnelle. Sans entrer dans le détail des séquences didactiques qui pourraient être construites à partir de cette reconceptualisation, je proposerai maintenant de formuler une définition de l’intrigue aussi précise et intelligible que possible, de manière à ce qu’elle puisse être utilisée aussi bien dans la formation des enseignant·e·s que dans l’enseignement.
On verra que cette définition ne sera pas plus ardue à saisir que celle de schéma quinaire, et même qu’elle est très intuitive du fait de sa proximité avec les usages courants du terme. Il est parfaitement possible de conserver en parallèle la définition classique du schéma quinaire, mais ce dernier changera de statut. Il s’agira alors de souligner à quel niveau d’analyse cette séquence se situe, et de lui associer le couple complication-résolution, qui renvoie à la sémantique de l’action racontée, plutôt que les termes nœud-dénouement, qui serviront exclusivement à décrire l’arc de tension formé par la mise en intrigue des événements.
2.3. Proposition de redéfinition
Dans le langage courant, on entend souvent l’expression : «C’était ennuyeux, il n’y avait pas d’intrigue!» Dans cette phrase, on comprend que l’intrigue est liée aux intérêts qui rythment le récit, à sa capacité de susciter de la curiosité ou du suspense et de résoudre ces incertitudes tout en ménageant des surprises. On s’intéresse ici à l’effet que le récit est susceptible de produire sur son destinataire, à la tension narrative que l’auteur ou l’autrice veut faire ressentir au public et à son éventuelle résolution. L’intrigue peut ainsi être définie comme une structuration dynamique du récit fondé sur un nœud, qui crée de la tension narrative, et d’un dénouement, qui a pour fonction de la résoudre.
L’art de mettre en intrigue, c’est l’art d’intriguer le lecteur. Dans le langage cinématographique ou télévisuel, on parle d’arcs narratifs pour décrire ces séquences qui rythment le déroulement du récit. Dans les séries télévisées, ces arcs de tension peuvent s’articuler à différents niveaux, qui s’enchâssent les uns dans les autres: une intrigue peut être dénouée au niveau de l’épisode, mais un arc plus large peut entretenir l’intérêt du public à l’échelle d’une saison ou de la série complète. Pareillement, dans un roman, un chapitre peut dénouer certains fils narratifs tout en nouant de nouveaux problèmes ou mystères, de sorte que le récit a l’air de progresser tout en gardant son incertitude. Pour déterminer les enjeux de l’intrigue, il suffit de se demander quelles sont les questions induites par le récit à un moment donné de son développement. Quand un chapitre ou un épisode s’interrompent brusquement, avant de fournir des réponses aux questions que se pose le public, on parle de cliffhanger, cette image renvoyant à un personnage littéralement suspendu au bord d’une falaise. Quand la tension atteint son apogée, souvent juste avant le dénouement, on parle de climax.
Il existe deux manières de nouer une intrigue:
- - le récit raconte des événements dramatiques (une action difficile, un conflit) dont le développement ou l’issue sont incertains, ce qui engendre du suspense;
- - le récit évoque des événements énigmatiques, ce qui engendre de la curiosité;
Dans le premier cas, une complication vient perturber une situation ordinaire, et les actions qui s’ensuivent ouvrent différentes virtualités, que le lecteur peut envisager sous la forme de pronostics incertains. L’effet de suspense est alors renforcé par le respect au moins partiel de la chronologie de l’histoire, ce qui rapproche le lecteur du plan des personnages impliqués dans les événements dramatiques. Souvent, le suspense est obtenu en signalant un danger imminent, dont les personnages n’ont pas forcément conscience. Le lecteur se demande alors: que va-t-il se passer? va-t-il y arriver? comment cela va-t-il finir?, etc.
Dans le second cas, le respect de la chronologie n'est pas respectée. Le lecteur est confronté à une représentation incomplète des événements qui suscite sa curiosité. Dans ce cas, le dénouement implique des retours en arrière, sous forme de flashback (analepses dramatisées18) ou d’explications rétrospectives (analepses non dramatisées), jusqu’à ce qu’une compréhension suffisante de la situation narrative puisse être reconstruite. Le recours à ce procédé est une façon assez classique de nouer une intrigue dans les premières pages d’un roman ou dans le genre des enquêtes policières. Dans ce cas, le lecteur peut tenter d’anticiper le dénouement en formulant des diagnostics à partir d’indices disséminés dans le récit. Le lecteur se demande alors : que s’est-il passé? quel est le secret que dissimule ce personnage? qui est le coupable?, etc.
Mise en intrigue
exposition > nœud > tension (suspense ou curiosité) > dénouement > épilogue
Il arrive que le début d’un récit, qu’on appelle exposition, soit dépourvu de tension, il s’agit surtout de poser la situation initiale, de définir le monde et les personnages, mais on peut aussi nouer directement le récit en jouant sur une exposition retardée, qui produit un effet de curiosité dès les premières lignes. On peut aussi décrire la situation des personnages après le dénouement de l’intrigue, voire commenter rétrospectivement les événements qui ont été racontés, cette phase finale du récit constituant ce qu’on appelle un épilogue. Il faut noter cependant qu’il existe des récits non dénoués. Dans ce dernier cas, la fin demeure ouverte, et le lecteur est invité à trouver lui-même des réponses aux questions laissées en suspens par le récit. Il y a en principe autant d’intrigues (ou d’arcs narratifs) qu’il y a de questions laissées en suspens dans un récit à un point donné de son développement, mais il est en général possible de déterminer une intrigue principale et des intrigues secondaires ou subsidiaires, qui sont souvent liées à cet arc majeur.
Pour résumer la structure des événements racontés, en faisant abstraction de l’ordre de leur présentation dans le récit et de la manière dont ils contribuent à nouer l’intrigue, on peut utiliser un schéma quinaire, qui insiste sur les défis que doivent relever les personnages :
Schéma quinaire
situation initiale > complication > action > résolution > situation finale
L’incertitude liée au déroulement des événements, qui est souvent liée à un conflit, une quête ou une action difficile à accomplir, sert à nouer une intrigue, qui doit alors respecter plus ou moins la chronologie des événements pour entretenir le suspense de l’action jusqu’au dénouement.
3. Focalisation et point de vue
3.1. Aperçu des débats théoriques
La focalisation est certainement l’une des notions les plus débattues dans le champ de la narratologie. Elle est aussi parmi les plus difficiles à cerner et à enseigner. Un problème majeur tient à la difficulté de distinguer la perspective adoptée par le récit de la question de la distance, qui concerne la quantité d’information concernant telle ou telle partie prenante de l’histoire. Cette ambiguïté apparaît dès la première définition que donne Genette de la focalisation dans Discours du récit:
le récit peut fournir au lecteur plus ou moins de détails, et de façon plus ou moins directe, et sembler ainsi (pour reprendre une métaphore spatiale courante et commode, à condition de ne pas la prendre au pied de la lettre) se tenir à plus ou moins grande distance de ce qu’il raconte ; il peut aussi choisir de régler l’information narrative qu’il livre, non plus par cette sorte de filtrage uniforme, mais selon les capacités de connaissance de telle ou telle partie prenante de l’histoire (personnage ou groupe de personnages), dont il adoptera ou feindra d’adopter ce que l’on nomme couramment la «vision» ou le «point de vue», semblant alors prendre à l’égard de l’histoire (pour continuer la métaphore spatiale) telle ou telle perspective. (Genette 2007 : 164)
L’objectif principal de Genette, lorsqu’il introduit le concept de focalisation, est de distinguer la «voix» (qui parle?) du «mode» (qui voit? qui perçoit? ou qui pense?). Cette distinction apparaît certes utile, mais elle pose un certain nombre de problèmes relatifs à la manière dont Genette définit ensuite les trois «modes» de focalisation qu’un récit peut adopter. De manière à faire apparaître l’origine de la confusion entre focalisation et point de vue, je reprends ici in extenso les trois définitions données par Genette, qui s’appuie explicitement sur les analyses antérieures de Blain, Lubbock, Pouillon et Todorov:
- focalisation interne : «Narrateur = Personnage (le narrateur ne dit que ce que sait tel personnage) ; c’est le récit "à point de vue" selon Lubbock ou à "champ restreint" selon Blain, la "vision avec" selon Pouillon » (2007 : 193)»;
- focalisation externe : «Narrateur < Personnage (le narrateur en dit moins que n’en sait le personnage) ; c’est le récit "objectif" ou "behavioriste", que Pouillon nomme "vision du dehors". […][L]e héros agit devant nous sans que nous soyons jamais admis à connaître ses pensées ou sentiment» (2007 : 194-195) ;
- focalisation zéro : «ce que la critique anglo-saxonne nomme le récit à narrateur omniscient et Pouillon "vision par derrière", et que Todorov symbolise par la formule Narrateur > Personnage (où le narrateur en sait plus que le personnage, ou plus précisément en dit plus que n’en sait aucun des personnages)» (2007 : 193).
Genette justifie le choix du terme «focalisation» par le fait qu’il permet d’«éviter ce que les termes de vision, de champ, et de point de vue ont de trop spécifiquement visuel » (2007 : 194). Au niveau des sources évoquées par Genette, on constate en effet que la schématisation de Todorov « =, <, > »(1966 : 141-142) fonde les trois régimes de focalisation sur la quantité d’information, alors que les terminologies dérivées de Lubbock et de Blain, mais surtout celle de Pouillon (1946), associent les «modes» à l’orientation d’une «vision».
Cette absence de discrimination claire entre focalisation, vision et point de vue a ouvert la porte à différentes critiques. Mieke Bal a par exemple reproché à Genette de parler seulement de «focalisation sur» sans évoquer la possibilité d’une «focalisation par» un personnage (1977 : 22). Selon elle, le point de vue ne peut se définir que par l’orientation entre un sujet focalisateur et un objet focalisé. Dans la même lignée, Shlomith Rimmon-Kenan avance qu’il ne peut exister par conséquent que deux types d’orientation du point de vue, suivant que ce dernier est interne ou externe au monde raconté, ce qui l’amène à redéfinir la focalisation sur des bases complètement différentes de celles sur lesquelles reposaient les définitions de Todorov ou de Genette:
la focalisation externe est ressentie comme étant proche de l’agent qui raconte, et son véhicule peut donc être appelé le "narrateur-focalisateur" (Bal 1977 : 33). […] Comme le terme le suggère, le lieu de la focalisation interne se trouve à l’intérieur des évènements. Ce type prend généralement la forme d’un personnage focalisateur (Rimmon-Kenan 2002 : 75-76).
Alain Rabatel a lui aussi critiqué la typologie genettienne en soulignant le fait qu’il n’existe, sur le plan de la construction textuelle du point de vue, que deux perspectives possibles : soit le texte adopte le point de vue subjectif d’un personnage, soit le texte adopte le point de vue plus large du narrateur, qu’il associe à la focalisation zéro de Genette. Quant à la perspective externe, elle tiendrait «non pas à d'illusoires distinctions de foyer, mais à des stratégies différentes de gestion de l'information narrative, en fonction des intentions communicationnelles de l'écrivain» (Rabatel 1997 : 107).
Il faut ajouter que Rabatel (2009 : 47) distingue trois niveaux de construction textuelle du point de vue :
- le point de vue asserté (lorsque le narrateur cède effectivement la parole à un personnage, par exemple sous la forme d’un discours direct) ;
- le point de vue représenté (lorsque le discours adopte le point de vue du personnage sans lui céder la parole) ;
- le point de vue embryonnaire (lorsque l’impression de subjectivité repose surtout sur un effet d’empathie construit par le récit).
Du point de vue des sciences du langage, le point de vue représenté apparaît comme le plus intéressants à décrire, car la linguistique offre ici des moyens efficaces permettant de mettre en évidence les mécanismes par lesquels le discours produit un débrayage partiel du point de vue du narrateur pour le réancrer dans la subjectivité d’un personnage, sans pour autant que le narrateur lui cède la parole, phénomène que l’on peut associer, entre autres, au fonctionnement du discours indirect libre.
Faut-il pour autant abandonner la triple focalisation genettienne au profit d’une analyse linguistique du point de vue ? Rien n’est moins sûr. On peut par exemple se demander si le point de vue embryonnaire tel que défini par Rabatel, qui ne repose sur aucun marquage linguistique spécifique, ne recouvre pas plutôt des phénomènes que les trois régimes de focalisation définissaient déjà de manière satisfaisante. Rabatel affirme que ce point de vue émerge lorsque le discours invite le lecteur à se mettre à la place des personnages « en suivant le déroulement de l’action qu’ils exercent ou dans laquelle ils sont engagés » (2014 : 43). Or cette focalisation sur les personnages est surtout déterminée par la quantité d’informations dispensées par le narrateur. Ce sont les personnages dont on parle le plus, ceux qui cumulent le plus d’information, qui seront érigés en protagonistes et par rapports auxquels la question de déterminer si l’on en sait autant, plus ou moins qu’eux sera décisive. Nous nous retrouvons ici de plain-pied dans la problématique de la focalisation genettienne.
Par ailleurs, dans le prolongement de son analyse des effets d’ocularisation et d’auricularisation au cinéma, François Jost insiste sur le fait que la «focalisation – c’est-à-dire le problème du savoir narratif – est en droit différente de la question du point de vue» (1989 : 103). Jost défend ainsi, depuis plus de trente ans, le caractère complémentaire de l’analyse de la focalisation et de celle du point de vue en appliquant, aussi bien au cinéma qu’à la littérature, une double grille d’analyse. Plus récemment, Florence de Chalonge a insisté elle-aussi sur le fait que la typologie proposée par Genette ne faisait pas «de la perception l’enjeu central», ce qui distingue cette approche des théories du point de vue, ces dernières incluant «le postulat phénoménologique d’un ancrage du langage sur la perception» (2003 : 71). Dans une synthèse plus récente, Burkhardt Niederhoff débouche sur la conclusion suivante:
Il y a de la place pour les deux [concepts] parce que chacun met en évidence un aspect différent d'un phénomène complexe et difficile à saisir. Le point de vue semble être la métaphore la plus efficace pour les récits qui tentent de rendre l’expérience subjective d’un personnage. Affirmer qu’une histoire est racontée du point de vue d’un personnage a plus de sens que d’affirmer qu’il y a une focalisation interne sur ce personnage. La focalisation est un terme plus approprié lorsqu’on analyse la sélection des informations narratives qui ne servent pas à restituer l’expérience subjective d’un personnage mais à créer d’autres effets, tels que le suspense, le mystère, la perplexité, etc. Pour que la théorie de la focalisation puisse progresser, la conscience des différences entre les deux termes[,] mais aussi la conscience de leurs forces et de leurs faiblesses respectives est indispensable. (Niederhoff 2011 : §18, m.t.)
Sans aller jusqu’à affirmer que la théorie du récit contemporaine serait parvenue à établir un nouveau consensus, on constate néanmoins que l’analyse comparée des médias et l’histoire critique des concepts narratologiques convergent dans l’affirmation que focalisation et point de vue ne sont pas des notions synonymes ou concurrentes, mais différenciées et complémentaires. Le problème tient à leur définition, qui doit permettre de sortir de la confusion que l’on observe dans la plupart des manuels.
3.2. Problèmes didactiques
Du côté des ouvrages de synthèse, la différenciation entre les notions de focalisation et de point de vue n’apparaît pas clairement, même si elle est parfois esquissée, ce qui pose d’énormes problèmes pour la didactique et pour l’enseignement de la littérature. Dans la dernière mise à jour de son ouvrage, Yves Reuter mentionne les travaux de Rabatel et reconnaît que «la question fort complexe des perspectives ne fait l’objet d’aucun consensus chez les théoriciens et ne cesse de susciter des débats» (Reuter 2016 : 48). Il suggère de s’appuyer sur une «prise en compte beaucoup plus précise des faits linguistique» (2016 : 48) qui sont au fondement de la construction textuelle d’une perspective dans le récit. Malheureusement, il ne précise pas les procédures par lesquelles on pourrait mettre en lumière ces faits linguistiques, et conformément à la terminologie introduite par Genette, il continue de suggérer l’existence d’équivalences entre les termes perspectives, focalisation, vision et point de vue:
Définition : la question des voix narratives concernait le fait de raconter. Celle des perspectives (ou focalisation, ou visions, ou points de vue) porte sur le fait de percevoir. (Reuter 2016 : 47)
Surtout, Reuter n’introduit pas de distinction claire entre l’ancrage du récit dans un point de vue, qui renverrait occasionnellement à l’expérience subjective d’un personnage, et la question de la quantité des informations mises à disposition du lecteur:
La question des perspectives est en fait très importante pour l’analyse des récits car le lecteur perçoit l’histoire selon un prisme, une vision, une conscience, qui détermine la quantité des informations : on peut en effet en savoir plus ou moins sur l’univers et les êtres, on peut rester à l’extérieur des êtres ou pénétrer leur intériorité. La perspective – il convient de le préciser car le terme est trompeur – peut passer non seulement par la vision (cas le plus fréquent), mais aussi par l’ouïe, l’odorat (voir le Parfum de Süskind), le goût, le toucher. (Reuter 2016 : 47)
Jean-Michel Adam et Françoise Revaz ménagent quant à eux une place à l’analyse de l’ocularisation et de l’auricularisation, qui est cette fois clairement découplée des trois régimes de focalisation (1996 : 84-85), mais les termes «focalisation» et «point de vue» continuent d’être présentés comme synonymes:
La diégèse peut être présentée en choisissant (ou non) un point de vue restrictif («mode» que Gérard Genette est un des premiers à avoir clairement distingué de la «voix»). (Adam & Revaz 1996 : 84)
On retrouve également cette synonymie dans la synthèse proposée par Gilles Philippe (1996 : 82-83), ce qui s’explique, dans la perspective historique de cet ouvrage, par le renvoi à la terminologie de Jean Pouillon (1946), dont Genette s’est inspiré pour établir sa propre typologie19. Philippe souligne que cette «question fondamentale de la gestion de l’information dans le texte romanesque est généralement abordée à l’aide d’éclairantes mais encombrantes métaphores visuelles: point de vue, vision, focalisation, restriction de champ…» (Philippe 1996 : 81). Il insiste quant à lui sur la nécessité de distinguer clairement les paramètres textuels qui définissent la quantité de l’information de ceux qui concernent la qualité de l’information, où s’opposent les « textes à direction objective (accent mis sur le perçu) et les textes à direction subjective (accent mis sur le percevant) » (Philippe 1996 : 82).
La confusion entre focalisation et point de vue est à l’origine de bien des difficultés pour le commentaire des textes. Les problèmes apparaissent lorsqu’un point de vue interne est décrit, sur la base de la définition genettienne, comme fondé sur une égalité entre ce que sait le personnage et ce qu’en dit le narrateur. Pourtant, adopter le point de vue d’un personnage ne signifie pas nécessairement dévoiler toutes les informations que ce dernier possède. Dans La Modification de Butor, par exemple, il faut attendre d’avoir atteint la moitié du roman pour comprendre les tenants et aboutissants de l’action entamée par le protagoniste au début du récit, alors que l’intégralité du récit est en flux de conscience. Il faudrait alors parler de focalisation externe malgré un ancrage dans un point de vue interne, ce qui démontre le caractère inadéquat de cette terminologie. De même, il est fréquent que le récit adopte le point de vue de tel ou tel personnage, alors que l’on en sait en réalité beaucoup plus que ce dernier, ne serait-ce que parce que la perspective interne apparaît souvent comme un phénomène local, et que nous disposons alors d’informations qui débordent du cadre du savoir auquel peut avoir accès telle ou telle partie prenante de l’histoire. C’est le cas notamment dans les romans épistolaires, où la lecture de lettres adressés à des destinataires différents place d’emblée le lecteur en régime de focalisation dite «zéro», alors que, localement, le point de vue est toujours interne. Il suffit de considérer les effets tirés de ce décalage épistémique dans Les Liaisons dangereuses pour comprendre l’importance de cette association [focalisation zéro + point de vue interne] dans la dynamique de l’intrigue.
Il me semble donc absolument nécessaire, ainsi que nous y invite Gilles Philippe, d’éviter de confondre quantité et qualité de l’information, ce qui devrait nous conduire à distinguer strictement deux concepts complémentaires:
- Focalisation = quantité de l’information (-/=/+)
- Point de vue = qualité de l’information (interne/externe)
L’approche linguistique d’Alain Rabatel possède d’indéniables vertus pour l’enseignement de la littérature, dans la mesure où elle fournit un appareillage efficace pour décrire la manière dont le récit est susceptible de procéder à un débrayage énonciatif pour aboutir à un réancrage partiel dans le point de vue d’un personnage. Dans ce contexte, la problématique interne/externe renvoie à l’opposition entre point de vue du personnage et point de vue du narrateur, bien qu’il faille encore préciser, à la suite de Reuter, que cette perspective inclut non seulement une vision, mais aussi, potentiellement, toutes les autres formes de perceptions subjectives (ouïe, toucher, odorat, goût), à quoi il faut ajouter les pensées et émotions.
Quant à la triple focalisation, elle constitue un paramètre fondamental dans l’analyse de la dynamique de l’intrigue, mais pour éviter les confusions avec le point de vue, il faut renoncer à lui associer les termes interne/externe et éviter les métaphores renvoyant à la subjectivité des personnages, telles que «vision avec», «vision du dehors» ou «vision par-derrière», qui sont à l’origine de tant de confusions. Nous proposons donc de rebaptiser les trois régimes de focalisation :
- focalisation restreinte ;
- focalisation sur un personnage ;
- focalisation élargie.
Déterminer sur quel foyer le récit est focalisé revient simplement à décrire quel personnage ou groupe de personnages est mis au premier plan dans le récit ou dans une portion de celui-ci (souvent un chapitre), ce qui induit l’établissement de hiérarchies entre protagonistes, personnages principaux et personnages secondaires. Il n’y a pas ici de marquage linguistique spécifique du régime de focalisation, mais il s’agit d’une question de densité de l’information orientant l’attention du lecteur sur un ou plusieurs personnages au détriment d’autres. Par défaut, la fiction est un récit focalisé, même si elle suit les destins parallèles de plusieurs personnages, car la dimension expérientielle20 est fondamentale pour ce genre de représentation de l’action. Le Trône de fer apparaît ainsi comme un cas exemplaire de roman à focalisation variable, puisque chaque chapitre est centré sur un personnage différent, le procédé étant reproduit dans le montage de la série télévisée, qui alterne des séquences centrées sur différents personnages principaux. À l’inverse, pour les récits qui se focalisent sur un seul personnage, on parlera plutôt de récit à focalisation unique ou invariable.
Le marquage de la restriction et de l’élargissement permet quant à lui de souligner les lieux dans lesquels un récit joue ouvertement sur des décalages épistémiques par rapport aux savoirs des personnages sur lesquels se focalise le récit. Focalisation restreinte et focalisation élargie créent des effets que l’on peut corréler à la dynamique de l’intrigue, et notamment aux effets de curiosité et de suspense. On peut enfin envisager l’existence de récits non focalisés21, c’est-à-dire qui n’érigent pas telle ou telle partie prenante des événements en point focal du récit, ce qui est fréquent dans l’écriture historique ou journalistique.
Reste un dernier point à régler : que faire de ces récits hétérodiégétiques qui adoptent pourtant intégralement la perspective intérieure d’un personnage, à l’instar des récits dits «en flux de conscience» (stream of consciousness). Franz Karl Stanzel, qui associait voix et point de vue pour définir les médiations narratives parlerait dans ce cas de récits racontés par des «personnages réflecteurs» (1981 : 5). Si l’on maintient la stricte distinction entre «voix» et «mode», et pour toutes les raisons précédemment mentionnées, je pense qu’il faudrait dans tous les cas éviter d’utiliser l’expression « récit en focalisation interne», et préférer un étiquetage du type : «récit intérieur» ou style «expressionniste», cette dernière notion étant particulièrement appropriée pour les récits graphiques jouant sur une modalisation spectaculaire de l’univers raconté, qui se déforme de manière à exprimer les états émotionnels d’un personnage focal22.
Je propose dans les lignes qui suivent une reformulation aussi claire que possible de ces deux paramètres qui renvoient à la distance (quantité de l’information liée à la focalisation) et à la perspective (qualité de l’information liée au point de vue), tout en essayant d’illustrer ces concepts avec des exemples concrets, tirés de différents médias, de sorte que leur explicitation en soit facilitée.
3.3. Proposition de redéfinitions
Le récit n’offre jamais de représentation parfaitement neutre ou objective de l’histoire, il est toujours orienté, non seulement par la posture d’un éventuel narrateur, qui a parfois participé aux événements, mais aussi par la quantité et la qualité des informations qui sont fournies au lecteur. Pour déterminer la qualité des informations, on s’intéressera à la construction textuelle du point du vue, et pour déterminer la quantité, on dégagera différents régimes de focalisation. Dans les deux cas, l’orientation du récit sera liée à des personnages, qui constituent en quelque sorte un étalon ou un foyer à partir duquel on pourra mesurer différents écarts ou variations.
Il existe deux points de vue fondamentaux : soit le récit adopte le point de vue du narrateur (qui peut ne pas être spécifié, sa «figure» se confondant alors avec celle de l’écrivain), soit le récit adopte le point de vue du personnage. Quand le récit adopte le point de vue du personnage sans lui céder directement la parole (c’est-à-dire sans recourir à des discours directs ou des dialogues), sa subjectivité s’exprime à travers un filtrage des informations qui décrivent ses pensées (réflexions, jugements), ses émotions ou ses perceptions (vue, ouïe, toucher, odorat, goût).
Point de vue représenté
(qualité de l'information narrative)
- Point de vue interne : le récit s’ancre dans la subjectivité d’un personnage ;
- Point de vue externe : le récit n’est pas ancré dans une subjectivité (récit objectif) ou renvoie à la perspective d’un narrateur (subjectivité narratoriale).
Parmi les indices les plus clairs qui permettent de déterminer les passages dans lesquels le récit est ancré dans la subjectivité d’un ou de plusieurs personnages, on mentionnera le discours indirect libre: le caractère expressif d’un énoncé peut occasionnellement être rattaché au ressenti du personnage, et non à la subjectivité du narrateur, le contexte nous permettant le plus souvent de trancher entre les deux. On peut aussi s’intéresser à l’arrière-plan du récit, c’est-à-dire aux énoncés à l’imparfait exprimant les pensées, les sentiments ou les perceptions d’un ou de plusieurs personnages. Dans ce passage tiré d’Un cœur simple, le récit s’ancre dans le point de vue de deux femmes menacées par un taureau:
Mais quand l’herbage suivant fut traversé, un beuglement formidable s’éleva. C’était un taureau, que cachait le brouillard. Il avança vers les deux femmes. Mme Aubain allait courir. – «Non ! non ! moins vite ! » Elles pressaient le pas cependant, et entendaient par derrière un souffle sonore qui se rapprochait. Ses sabots, comme des marteaux, battaient l’herbe de la prairie ; voilà qu’il galopait maintenant ! (Flaubert 1877 : 55)
Dans ce passage, nous voyons que la création d’un effet de point de vue interne passe notamment par un verbe de perception (« entendaient par derrière») et par l’énoncé «voilà qu’il galopait maintenant !» qui exprime l’effroi qui saisit Mme Aubain et sa servante lorsqu’elles entendent les sabots du taureau battre la prairie et qu’elles en déduisent un changement d’allure chez leur poursuivant. Les termes «par derrière» et «se rapprochait» sont par ailleurs des indications spatiales qui sont associées à un point de référence interne à la fiction, qui correspond à la situation occupée par les deux personnages féminins23.
On peut aussi noter que le changement d’allure du taureau s’appuie sur les sens de l’ouïe et du toucher (si l’on inclut les vibrations du sol) et non sur le sens de la vue.. Pour les personnages qui s’enfuient par une nuit de brouillard, et qui font par conséquent dos à leur adversaire, il s’agit en effet des seuls canaux disponibles pour saisir l’augmentation de la menace. Ici, la perspective subjective renforce le sentiment d’immersion dans le point de vue des victimes et accentue le potentiel dramatique de la scène.
Si le point de vue interne est lié à l’ancrage de la représentation dans une intériorité, la focalisation renvoie quant à elle à la manière dont le récit oriente, restreint ou élargit le champ de connaissance auquel peuvent accéder les lecteurs, de manière à engendrer différents effets. Généralement, le récit est focalisé sur un ou plusieurs personnages, l’accumulation d’information conduisant à ériger un foyer de référence à partir duquel on pourra mesurer notre degré de connaissance du monde. De nombreux récits jouent sur une focalisation multiple ou variable, qui permet de mettre en avant, alternativement, plusieurs personnages principaux dont on suit les destins parallèles, mais il arrive aussi qu’un personnage focal soit privilégié et devienne ainsi clairement le protagoniste du récit. On parle alors de focalisation unique ou invariable.
Une fois déterminé le ou les personnages sur le(s)quel(s) se focalise(nt) le récit, on peut observer deux altérations du mode dont dépendent des effets qui contribuent à la dynamique de l’intrigue. La première altération consiste en une restriction plus ou moins marquée et plus ou moins durable des informations que possède un personnage, ce qui induit un effet de curiosité. On peut mentionner quelques cas typiques de cette focalisation restreinte : les intentions, le rôle ou l’identité d’un personnage peuvent apparaître ambigus, ou alors un personnage élabore un plan dont l’objectif ou les modalités de réalisation ne sont pas tout de suite dévoilés. Très souvent, les personnages secondaires peuvent apparaître comme étant par défaut en régime de focalisation restreinte, comme dans les romans policiers dans lesquels le protagoniste-enquêteur peut soupçonner tous les personnages liés de près ou de loin à un crime.
La seconde altération tient, au contraire, à un élargissement du champ des connaissances auxquelles les lecteurs peuvent accéder, ce qui leur donne en quelque sorte un avantage sur les personnages. Ce type de focalisation élargie sert souvent à produire un effet de suspense, notamment lorsqu’une menace dont les personnages n’ont pas conscience est identifiée. On peut aussi lui rattacher différentes formes d’ironie tragique.
Focalisation
(quantité d’informations disponibles)
restreinte (-) < équivalente (=) < élargie (+)
Cette distinction entre quantité et qualité de l’information narrative permet de comprendre que la représentation du point de vue interne du requin dans la scène d’ouverture des Dents de la mer (Jaws, S. Spielberg, 1975) se rattache par ailleurs à un régime de focalisation élargie, dont découle directement le renforcement du suspense. Il serait en effet difficile d’affirmer que le récit est focalisé sur le requin, même si, dans certains plans, la représentation audio-visuelle est ancrée dans son point de vue, car le public s’identifie plus volontiers à des agents humains. Par ailleurs, au niveau du montage, les différents plans qui précèdent cette image subjective sont focalisés sur la future victime, l’adoption éphémère du point de vue du requin visant surtout à transmettre au public une information que la jeune femme ignore. Une victime potentielle inconsciente d’un danger imminent, qui est identifié par le public à travers la représentation du point de vue interne de l’agresseur : nous sommes face à un stéréotype du thriller, qui illustre la manière dont les jeux sur le point de vue et sur la focalisation constituent des ingrédients incontournables de la mise en intrigue.
La construction textuelle d’un point de vue interne est généralement un phénomène local, de nombreux récits jouant sur une variation fréquente des perspectives narratives. Il existe cependant des récits qui ont l’air d’être intégralement racontés du point de vue d’un personnage central, mais sans que ce dernier ne soit véritablement érigé en narrateur, puisque les événements sont racontés à la troisième personne. Ces récits sont parfois décrits comme reposant sur un «flux de conscience» (stream of consciousness) à l’instar de Mrs Dalloway de Virginia Woolf, de La Métamorphose de Franz Kafka ou de La Modification de Michel Butor. Dans ce cas, on parlera de récit intérieur ou de style expressionniste.
4. Pour une narratologie au service des études littéraires
Au terme de cette discussion, j’aimerais insister une fois de plus sur l’importance de sortir d’une représentation figée de la narratologie, qui n’est pas un simple paradigme qui appartiendrait à l’histoire des idées, mais une discipline de recherche en constante évolution et traversée de débats contradictoires. Si, dans une perspective narratologique, l’attention est davantage portée sur les structures textuelles qui conditionnent l’expérience esthétique que sur la manière plus ou moins personnelle dont celle-ci se concrétise, cette approche n’en est pas moins essentielle dans l’élargissement des horizons du sujet lecteur. Il s’agit en effet de saisir, à partir de l’étude de cas singuliers, des phénomènes transversaux à toutes les formes narratives, dont Barthes affirmait la «variété prodigieuse» des genres et des substances, «comme si toute matière était bonne à l’homme pour lui confier ses récits»(1966 : 1). En ce sens, elle est l’une des meilleures ressources pour construire chez les apprenant·e·s des ponts entre le commentaire des textes littéraires en classe et le développement de compétences susceptibles d’être réactualisées dans de nombreux contextes extra-scolaires.
Il me paraît utile de rappeler que l’époque durant laquelle les approches théoriques dominaient les études littéraires a coïncidé avec une période qu’Antoine Compagnon décrit comme un âge d’or : «l’image de l’étude littéraire, soutenue par la théorie, était séduisante, persuasive, triomphante» (2001 : 9). La raison de ce succès tient au fait que les approches théoriques permettent de rendre compte de fonctionnements narratifs ou fictionnels qui ont une portée débordant l’étude de la littérature, cette dernière ne constituant qu’un point de départ. C’est d’ailleurs la raison qui a amené Todorov à inventer le terme «narratologie», pour éviter de confondre cette approche avec la seule théorie littéraire:
La narration est un phénomène que l’on rencontre non seulement en littérature mais aussi dans d’autres domaines qui pour l’instant relèvent, chacun, d’une discipline différente (ainsi contes populaires, mythes, films, rêves, etc.). Notre effort ici sera d’aboutir à une théorie de la narration, telle qu’elle puisse s’appliquer à chacun de ces domaines. Plutôt que des études littéraires, cet ouvrage relève d’une science qui n’existe pas encore, disons la narratologie, la science du récit.(Todorov, 1969 : 10)
La théorie du récit a donc la vertu de faire des études littéraires une luxueuse rampe de lancement pour une compréhension de phénomènes très répandus et dont la pertinence ne peut échapper à personne. Nous vivons aujourd’hui dans une société saturée de récits, dont les usages ne se limitent pas au simple plaisir esthétique ou au divertissement des masses, mais incluent aussi des visées idéologiques, politiques ou commerciales (Salmon 2007), voire des usages plus spécifiques dans les champs de l’éducation, de la médecine ou du droit. Pour faire face aux défis posés par ce qu’Yves Citton (2010) appelle une «mythocratie», le rôle joué par les études littéraires apparaît évident. Il s’agit de construire chez les apprenant·e·s la capacité d’une réappropriation (à la fois productrice et critique) de l’art de (se) raconter des histoires. On ne peut dès lors que regretter le fait que la narratologie apparaisse aux yeux de certains comme une science appartenant au passé, alors que l’empire du récit n’a peut-être jamais été aussi immense et que la question de la gouvernance des mythocraties se pose avec une urgence renouvelée (Baroni 2016b).
Il demeure très difficile de savoir quelle est, concrètement, la place occupée par la théorie du récit dans l’enseignement de la littérature, que ce soit aux niveaux de l’école obligatoire ou post-obligatoire, surtout à une époque où le problème, beaucoup plus basique, des compétences rédactionnelles se pose de manière de plus en plus aiguë. Il est tout aussi difficile de savoir quelles sont les véritables difficultés que rencontrent les enseignant·e·s et les apprenant·e·s lorsqu’il s’agit de mobiliser telle ou telle notion pour commenter telle ou telle œuvre, et quelles solutions ont été développées, au sein même des pratiques des enseignant·e·s, pour tenter d’y remédier. Seule une étude de terrain pourrait répondre à ces questions, ce qui permettrait de sélectionner et d’affiner les concepts mis au service de l’enseignement, voire d’en élaborer de nouveaux. En attendant qu’une telle étude puisse voir le jour, l’analyse des ouvrages de synthèse et des manuels scolaires s’avère une piste praticable pour tenter de lever des difficultés conceptuelles identifiées depuis de nombreuses années, sans que cela n’ait débouché sur une véritable remise en question des définitions standardisées.
J’ai essayé de montrer dans cet article la nécessité de faire avancer la théorie du récit de manière à ce que cette dernière soit en mesure d’offrir des ressources utiles pour l’enseignement. Le chantier est énorme et j’aurais pu orienter l’analyse sur bien d’autres notions24, mais le choix de traiter la focalisation, le point de vue et l’intrigue a été motivé par le caractère incontournable de ces paramètres du récit, et par le désir de mettre en évidence leurs liens profonds, alors que les approches antérieures ont eu généralement tendance à les traiter de manière complètement séparée. Nous avons vu qu’au prix d’une mise à jour relativement simple de leur définition, ces notions étaient susceptibles de gagner en clarté et en pouvoir heuristique, tout en rendant plus claire leur interconnexion profonde, leur valeur esthétique et leurs manifestations concrètes dans la littérature aussi bien que dans d’autres médias.
La définition rhétorique de l’intrigue apparaît notamment en mesure d’attirer l’attention sur des phénomènes qui éclairent non seulement la façon dont les récits se structurent, mais également la façon dont ils intéressent leur public en les tenant en haleine jusqu’à un éventuel dénouement25. L’étude de la progression dans le récit, couplée à une discussion sur les incertitudes et les virtualités de l’histoire à un point donné de son développement, permet ainsi d’entamer une réflexion sur le plaisir esthétique engendré par la fiction, ainsi que sur sa valeur éthique26. Cette réflexion peut aussi être associée à des dispositifs médiatiques tels que le cliffhanger ou les arcs narratifs des formes sérielles qui dominent notre horizon culturel, ce qui permet de renforcer le développement de ce que l’on appelle aujourd’hui une «littératie médiatique multimodale» (Lebrun, Lacelle & Boutin 2012). Enfin, l’intrigue renvoyant à l’organisation du discours narratif, elle repose de manière fondamentale sur la gestion de l’information narrative et elle est donc directement liée aux questions de focalisation et de point de vue. La perspective rhétorique permet ainsi une approche intégrée de différents phénomènes évidemment solidaires, mais autrefois mal articulés par des approches trop parcellaires.
Par ailleurs, étant donné que tout le monde s’accorde à reconnaître l’importance de la construction narrative de la «posture immersive» du lecteur (Schaeffer 1999 : 244), la confusion longuement entretenue entre focalisation et point de vue doit absolument être évitée, d’autant plus que des outils efficaces permettant de décrire l’un et l’autre phénomènes existent depuis longtemps. Les étudiant·e·s en cinéma n’ont généralement aucun mal à distinguer les trois régimes de focalisation des phénomènes d’ancrage du point de vue audiovisuel dans la subjectivité d’un personnage, ainsi que les y invite, depuis une trentaine d’années, l’ouvrage de synthèse le plus largement cité dans le domaine francophone (Gaudreault & Jost 2017, première édition en 1990). Il n’y a aucune raison de penser que ces phénomènes soient beaucoup plus complexes dans les fictions littéraires, même si ces dernières recourent à d’autres vecteurs d’immersion et mettent en avant d’autres paramètres de la subjectivité27.
Grâce à la redéfinition que j’ai proposée, on constate qu’il est possible d’exploiter une approche comparée des médias, que Jost appelle de ses vœux depuis une quarantaine d’années (1989 ; 2017), tout en tenant compte de la spécificité des moyens par lesquels les phénomènes narratifs s’incarnent dans la matérialité de leur support, que ce dernier soit verbal, graphique, scénique ou audio-visuel. Sur ce point, j’aimerais insister sur le fait que le travail d’analyse littéraire devrait toujours déboucher sur une prise de conscience de la manière spécifiquement verbale par laquelle les phénomènes narratifs se concrétisent, ce qui est aussi une façon de mieux saisir la complexité du paysage médiatique dans lequel nous vivons.
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Pour citer l'article
Raphaël Baroni, "Pour des concepts narratologiques intelligibles et utiles pour l’enseignement : schéma quinaire et focalisation en débat", Transpositio, n°2 La circulation des savoirs: entre recherches et pratiques enseignantes, 2020https://www.transpositio.org/articles/view/pour-des-concepts-narratologiques-intelligibles-et-utiles-pour-l-enseignement-schema-quinaire-et-focalisation-en-debat
Voir également :
Entre dialogue et contraintes : interroger les liens entre divers champs de réalisation de la didactique
Vouloir interroger « les modalités de circulation des savoirs entre la recherche et les pratiques enseignantes », objectif des dix-neuvièmes rencontres des chercheur·e·s en didactique de la littérature et du présent dossier qui en est issu, relève d’une intention dont peu d’acteurs ou d’actrices de ce champ contesteront la pertinence – sans qu’aucun·e, assurément, ne suppose que cette question soit neuve. De même que « la question de savoir si la philosophie peut devenir pratique est aussi ancienne que la philosophie » (Habermas 2008 : 487), de même que les sciences humaines et sociales sont, depuis leur constitution au XIXe siècle, confrontées à « la problématique de l’intervention » (Bronckart 2001 : 133), de même on peut aisément dire qu’il n’y a pas eu d’époque où le problème des relations entre recherche et pratique dans le domaine de l’éducation n’ait pas été posée, en général d’ailleurs d’une manière négative – des deux côtés. Comme le dit Huberman (1992 : 69) :
Entre dialogue et contraintes : interroger les liens entre divers champs de réalisation de la didactique
Introduction
Vouloir interroger «les modalités de circulation des savoirs entre la recherche et les pratiques enseignantes», objectif des dix-neuvièmes rencontres des chercheur·e·s en didactique de la littérature et du présent dossier qui en est issu, relève d’une intention dont peu d’acteurs ou d’actrices de ce champ contesteront la pertinence – sans qu’aucun·e, assurément, ne suppose que cette question soit neuve. De même que «la question de savoir si la philosophie peut devenir pratique est aussi ancienne que la philosophie» (Habermas 2008 : 487), de même que les sciences humaines et sociales sont, depuis leur constitution au XIXe siècle, confrontées à «la problématique de l’intervention» (Bronckart 2001 : 133), de même on peut aisément dire qu’il n’y a pas eu d’époque où le problème des relations entre recherche et pratique dans le domaine de l’éducation n’ait pas été posé, en général d’ailleurs d’une manière négative –des deux côtés. Comme le dit Huberman:
Le fossé entre l'univers de la recherche scientifique et celui de la pratique éducative a toujours passionné les esprits. Dans la plupart des cas, nous constatons ce phénomène à travers les litanies d'une communauté à l'égard de l'autre. (Huberman 1992 : 69)
D’une certaine manière, cette question a la caractéristique paradoxale des questions vives: par définition, elle ne donne pas lieu à des réponses consensuelles, mais en même temps on sent bien qu’elle a quelque chose de convenu, qui facilite sa répétition. Et il y a tout lieu de croire que, s’agissant des relations entre la recherche et l’enseignement, la question restera éternellement programmatique comme dans l’appel de Pastiaux-Thiriat et Berbain (1990) «pour une interactivité entre la recherche et les enseignants».
C’est sans doute en fait qu’une telle question contribue à façonner l’identité des acteurs qui (se) la posent. Et c’est ce qui explique sa constante reprise –et particulièrement dans des disciplines dont l’identité se questionne, comme c’est le cas de la didactique de la littérature. Car c’est bien à son identité que l’on touche quand on (re)pose cette question et qu’on la pose en des termes toujours identiques et toujours renouvelés: toujours identiques, car il suffit de lire des textes de notre champ des dernières décennies pour que la question d’aujourd’hui ne fasse pas l’effet d’une découverte; toujours renouvelés, parce que les contextes changent et se chargent de donner un écho particulier à nos discours, qui, de ce seul fait, se renouvèlent.
C’est dans cette optique je me propose ici d’identifier les questions identitaires qui sont en jeu dans la didactique de la littérature. Au reste, celle-ci existe-t-elle comme discipline? On peut voir là une manière de parler, pour désigner les approches didactiques de la littérature comme un contenu spécifique, de la même manière que l’on peut parler de la didactique de la grammaire, du nombre, de la danse, etc. On peut aussi entendre l’expression comme le nom d’une discipline de recherche autonome, comme on parle de didactique des mathématiques, de didactique de l’EPS, de didactique du français. Dans les deux cas, la question se pose de savoir quels sont les liens –d’appartenance, de concurrence, de complémentarité– que la didactique de la littérature peut entretenir avec la didactique du français, avec d’autres didactiques et/ou avec la didactique comme champ de recherche à la fois unifié et parcellisé.
Je me propose ici, en m’inspirant d’anciens de mes travaux sur la question (ce qui entrainera malheureusement quelque excès dans l’autocitation), de réfléchir assez librement, mais dans un classique plan ternaire, au statut de ce que pourrait être une discipline intitulée «didactique de la littérature», pour interroger les liens entre divers champs de réalisation de la didactique (la recherche, l’Institution, la pratique effective), liens que j’envisagerai comme dialogue et/ou contrainte, comme mon titre le laissait entendre.
Une discipline didactique ?
La question disciplinaire, si l’on peut dire, est ancienne, s’agissant de la didactique de la littérature – et elle concerne directement la question qui nous occupe ici des relations entre recherche et pratiques enseignantes. Elle prend en fait sa source dans l’histoire de la didactique du français et dans la relation complexe de cette discipline avec la matière scolaire enseignée. La configuration initiale de la didactique du français, dans les années 1970-1980, s’est faite dans un souci de ne pas reproduire sur le terrain académique la subordination de l’enseignement du français à la littérature. Cette dernière s’observait institutionnellement dans le secondaire, mais était également le fait de l’enseignement primaire, de deux manières : d’une part par la valorisation de la langue littéraire, promue comme modèle de la langue à enseigner, d’autre part par la logique de l’orientation qui amenait, dès ces années-là, tous les élèves du primaire à un cursus secondaire au moins partiel. D’où le choix des didacticien·ne·s, à l’origine, de ne pas isoler la littérature d’autres objets d’enseignement et d’apprentissage, choix revendiqué même par celles et ceux qui, s’inscrivant, par leurs travaux universitaires, dans le champ des études littéraires, se désignaient comme spécialistes de l’enseignement (et plus tard comme didacticien·ne·s) du français, non de la littérature. Ces chercheur·e·s reproduisaient là, d’ailleurs, la revendication d’acteurs et d’actrices de l’enseignement de l’époque, qui tenaient à se dire enseignant·e·s de français et non de lettres, cette distinction de dénomination marquant bien une différenciation de positionnement (vécu comme idéologique) dans la conception de l’enseignement du français. Petitjean, en 1998, 25 ans après la naissance de Pratiques, écrivait que les membres du collectif, dans les années 1970, «ont contribué […] à l’invention collective […] d’une nouvelle discipline (le français vs les Lettres) et d’un champ théorique : la didactique» (1998 : 3).
On voit ici, plus sur le terrain des valeurs que des savoirs, une double circulation entre la recherche et les pratiques enseignantes: celles-ci, dans leur version militante, ont contribué à façonner un champ de recherche; ce dernier a cherché en retour à construire une nouvelle matière scolaire sur le terrain des pratiques. La question qui se posait était celle de la place de la littérature dans l’approche didactique de l’enseignement du français et cette question pouvait être considérée comme relativement vive. En témoigne cet essai de synthèse –ou de compromis?– de 1998, dans le texte d’orientation de l’Association internationale pour la recherche en didactique du français langue maternelle (DFLM), l’ancêtre de l’AIRDF, Association internationale pour la recherche en didactique du français:
Les spécificités du fait littéraire justifient-elles une autonomisation plus radicale de son champ, ou bien plutôt un va-et-vient dialectique entre les démarches centrées sur l’appropriation du fait littéraire et celles qui privilégient le développement de la lecture et de l’écriture. (DFLM 1998 : 31)
Là encore, la question est indissociable de celle de l’unité de la matière enseignée, qui fait l’objet des recherches didactiques. On sait qu’historiquement, la didactique du français a voulu penser de manière intégrative les contenus de la matière français, en la concevant de façon ouverte comme lieu de la construction des compétences (méta)langagières, ce que permettait la mise en avant des notions de textes et de discours (voir Halté 1992). Mais l’unification des problématiques didactiques au sein de la didactique du français ne voulait pas dire que ces dernières étaient indifférenciées : si penser les différences et les liens entre les contenus permet d’éviter les essentialisations hâtives qui sont parfois le fait de croyance débordantes, la vigilance théorique des didacticien·ne·s à l’égard des contenus est assez vive pour qu’elle oblige à se demander ce qu’il peut y avoir de spécifique au traitement respectif de contenus comme la littérature.
Comme le dit Bernard Schneuwly, «la littérature est un objet culturel qui a des discours de référence multiples, mais disciplinairement relativement bien définis, c’est-à-dire avec des disciplines académiques de référence» et on peut identifier le «mode de penser et de parler particulier des pratiques littéraires qui se fondent sur des savoirs tout à fait spécifiques» (Schneuwly 1998 : 271). Ce sont finalement là des questions dont le traitement est rendu possible par les théories qui pensent, de diverses manières, la transposition didactique des savoirs, des pratiques ou des discours de référence.
Encore faut-il ne pas supposer le contenu préalable à sa théorisation didactique ; car quelle consistance épistémologique serait celle d’une discipline qui supposerait tel objet –au hasard: la littérature– susceptible d’un traitement scientifique sans être constamment construit et reconstruit théoriquement par ce même traitement scientifique ? Si la question vaut évidemment pour toutes les didactiques (cf. à cet égard Chevallard 2014), elle intéresse au plus haut point la didactique de la littérature. Pour reprendre les mots de Yann Vuillet, la désignation même de «didactique de la littérature» a quelque chose de surprenant, «eu égard à l’absence de définition conceptuelle “du” littéraire» (Vuillet 2017 : 326). Il y voit comme un «nœud idéologique», sorte de cristallisation «de processus d’évaluations sociales ne pouvant se “trancher” par des savoirs» (Vuillet 2017 : 234). Les travaux genevois sur la réputation littéraire ont apporté des éclairages importants à cet égard (Ronveaux & Schneuwly (dir.) 2019).
Je suis parti, dans l’élaboration de mon questionnement, d’une évocation de la didactique du français et de l’émergence en son sein de questions spécifiques à la littérature. Or il semble qu’il existe peu de débats théoriques, dans les approches didactiques de la littérature, sur les liens possibles entre didactique du français et didactique de la littérature, même si la question est posée de manière claire et intéressante dans la synthèse récente du champ par Sylviane Ahr (2015). Plus encore, il semble que soit peu traitée la question des liens possibles entre didactique de la littérature et autres didactiques, si ce n’est dans une perspective de réflexion transdisciplinaire entre didactique de la littérature et des arts (voir Chabanne 2016). Cela m’a conduit naguère, à l’issue des treizièmes rencontres des chercheur·e·s en didactique de la littérature à Gennevilliers en 2012, à m’interroger sur la faible utilisation de concepts élaborés dans d’autres didactiques (Daunay 2015).
S’il est intéressant de penser la spécificité d’une didactique, encore faut-il précisément la penser en faisant le même travail que celui que suscite la récurrence de la «question vive» que mettait à l’honneur la dix-huitième école d’été de didactique des mathématiques: «La didactique ou les didactiques?» (voir Matheron et al. 2016 ; Éducation & didactique 2014). De fait, la question qui se pose entre didactique de la littérature et didactique du français est finalement de même nature que la relation entre les diverses didactiques et c’est à la condition de renouveler constamment ce débat théorique qu’il est possible de prétendre, en respectant toutes les spécificités et les frontières qu’on voudra, construire comme champ spécifique la didactique, «dont l’unité et la diversité se conjuguent» (Daunay 2016 : 318).
Une discipline aux croisements
Pour interroger le processus de disciplinarisation et/ou d’autonomisation de la didactique de la littérature, je me propose de présenter une petite formalisation de la didactique, que j’ai réalisée en m’inspirant librement de deux textes anciens, écrits la même année, de Halté (1992) et de Reuter (dans Brassard & Reuter 1992) –pour suivre le fil historique que j’ai commencé à tendre.
Cette formalisation (dont une première version se trouve dans Daunay 2017) identifie trois possibles orientations de la didactique (de la littérature), complémentaires et non exclusives évidemment, qui se réalisent en dominantes, pour reprendre le terme d’Halté (Halté 1992 : 16). Ces orientations engagent des relations particulières avec des lieux de théories ou de pratiques.
Une première orientation de la didactique concerne le travail qu’elle réalise sur les contenus disciplinaires, en l’occurrence les contenus qui ont trait aux questions de littérature. La didactique est alors liée aux théories de références qui concernent les contenus, pour nous les théories littéraires, mais aussi l’analyse du discours, entre autres.
Orientation épistémologique
Une deuxième orientation que je nommerai subjectiviste renvoie à la préoccupation de la didactique (de la littérature, entre autres) pour les sujets didactiques (élèves comme enseignant·e·s) et les diverses institutions qui les assujettissent. Cette préoccupation théorique engage des relations avec des disciplines qui, sans nécessairement prêter d’attention aux contenus, s’intéressent aux sujets et aux institutions, de la psychologie à la sociologie, en passant par l’histoire, l’anthropologie, la philosophie, etc.
Orientation subjectiviste
Une troisième orientation serait celle qu’Halté appelait praxéologique, qui établit une relation entre la didactique de la littérature et les pratiques disciplinaires, c’est-à-dire celles qui concernent cette discipline scolaire «littérature», quelle que soit sa relation aux autres disciplines de la matière «français»:
Orientation praxéologique
Bien sûr, cette orientation est indissociable des sujets et des contenus et il vaudrait mieux identifier ainsi la dimension praxéologique:
Orientation praxéologique (2)
Rappelons les cases disparues et nous retrouvons l’ensemble des relations spécifiques que la didactique noue avec d’autres lieux.
Ce schéma dit bien la dimension systémique de la didactique (Halté 1992), mais aussi sa fragilité, qui tient à ses relations multiples avec des lieux variés, qui ont pu longtemps rendre difficile son autonomie, gage de sa disciplinarisation. C’est sur ce point que je voudrais m’arrêter maintenant, en interrogeant plus spécifiquement, au-delà du caractère généraliste de cette formalisation, la didactique de la littérature.
Les conditions d’une autonomie
La question de la disciplinarisation de la didactique de la littérature n’est pas sans rappeler celle qui s’est posée historiquement dans le processus de construction de la didactique du français comme discipline de recherche, faites de «tensions constitutives» que j’ai analysées ailleurs (Daunay 2007b: 21-28). Sans pouvoir reprendre cette histoire, rappelons que la didactique du français s’est constituée en cherchant à se libérer d’un paradigme applicationniste, qui pouvait se caractériser par une triple dépendance de la recherche : à l’égard des théories dites de référence (la linguistique essentiellement), à l’égard de l’Institution scolaire à travers ses réseaux décisionnaires ou militants, à l’égard de la pratique de terrain, matière qu’il s’agissait souvent de transformer avant de vraiment la connaitre… Le mouvement d’émancipation de la didactique du français, en quoi consiste son processus de disciplinarisation, n’est pas propre à la didactique du français mais concerne, mutatis mutandis, toutes les didactiques. La didactique de la littérature permet-elle d’observer ce même mouvement d’émancipation? Rien ne permet d’en douter, mais j’aimerais interroger, dans ce qui est encore une phase d’émergence, les modalités des relations entre la didactique de la littérature et ces trois lieux, en faisant jouer des dichotomies sans subtilité, mais utiles pour un débat : soumission ou parité? Dialogue ou contrainte?
Relation entre didactique de la littérature et théorie littéraire
Prenons pour commencer la relation entre la didactique de la littérature et la théorie littéraire, que l’on peut placer dans la case en haut à gauche de notre schéma:
La théorie littéraire est-elle, dans la pratique de recherche effective, essentiellement perçue comme une discipline contributoire ou comme une discipline en surplomb ? Qu’il y ait dialogue entre didactique de la littérature et théorie littéraire est assez naturel. Mais, comme cela a pu être le cas avec la linguistique aux débuts de la didactique du français, la référence vaut parfois révérence : qu’on pense, anciennement, aux théories de Picard (et de Jouve) –peut-être se rappelle-t-on que j’avais, naguère, mis en cause de manière polémique les travaux de Picard, précisément parce que je voyais dans l’usage qui en était fait par certain·e·s didacticien·ne·s, une bévue, dans la mesure où, tout au respect des propositions théoriques de l’auteur, elles ou ils ne voyaient pas ce qui pourtant, dans son discours, était idéologiquement contradictoire avec leur propre projet (Daunay 2007b : 39). Je me demande si l’on n’assiste pas au même phénomène de révérence avec un Pierre Bayard ou un Yves Citton… Pour interroger la possible subordination de la didactique de la littérature aux théories littéraires, on peut se saisir de trois indicateurs, que j’avais utilisés il y a dix ans (Daunay 2007a ; 2007b), pour interroger le statut de la didactique de la littérature:
– l’absence ou la parcimonie des références aux recherches didactiques dans les écrits des théoriciens de la littérature cités par les didacticien·ne·s;
– la rareté des discussions théoriques, en didactique, des propositions de ces mêmes auteurs;
– la primauté accordée à ces derniers en tant que théoriciens, visible particulièrement dans l’usage des syntagmes «théorique et didactique» ou «universitaire et didactique» (voir le titre de la dernière livraison de Pratiques, en 2018 : Poésie et langue : aspects théoriques et didactiques), qui laisse supposer que la didactique n’aurait pas la même vertu conceptuelle que la théorie littéraire instituée comme discipline de référence.
Ces trois indicateurs (qui gagneraient à être actualisés par une étude empirique d’un corpus récent, même si l’on peut intuitivement penser qu’elle donnerait les mêmes résultats) permettent au moins d’interroger une forme de relation de dépendance de la didactique à la théorie littéraire.
J’évoquais plus haut la place encore congrue faite aux autres didactiques –ou encore, entre autres, aux travaux de sociologie des apprentissages ou des usages– dans nombre de travaux de didactique de la littérature. Or la délimitation d’un espace propre de travail ne veut pas dire se priver des dialogues possibles avec les contenus pensés par d’autres disciplines et, au rebours de l’illusion de son irréductibilité, interroger ce qui est commun à l’enseignement de la littérature et de la langue, par exemple en redéfinissant à nouveaux frais le double processus de subjectivation et d’assujettissement que suppose la prise en compte du sujet parlant (donc écrivant, lisant, pensant…) –ce que permet du reste le concept de sujet lecteur ou scripteur, quand il est utilisé de manière ouverte (pensons ici à la question d’«enseigner les littératures dans le souci de la langue», pour reprendre le titre des onzièmes rencontres des chercheur·e·s en didactique des littératures de Genève : voir Ronveaux 2016). Le projet de didactique comparée peut aider à faire ressortir, dans l’étude d’un phénomène didactique, des «dimensions spécifiques (liées aux objets de savoirs) et génériques (liées à un fonctionnement indépendant de ces objets)», pour reprendre les termes que Florence Ligozat (2016 : 305) emprunte au vocabulaire propre des recherches en didactique comparée, et qu’elle illustre brillamment avec le cas de la lecture-compréhension littéraire dans le cadre des cercles de lecture.
Un rapprochement plus net avec les autres didactiques permettrait de mieux percevoir et de décrire, du point de vue didactique, les limites conceptuelles de certaines constructions théoriques littéraires et surtout l’inanité des propositions prétendument didactiques, c’est-à-dire, sous leur plume, pratiques, de certain·e·s théoricien·ne·s de la littérature, si peu aveuglé·e·s par le travail des didacticien·ne·s qu’ils peuvent gloser sur leurs objets en les ignorant… Cela permettrait de penser, indépendamment, l’origine et le devenir, en didactique de la littérature, de concepts propres, quand bien même ils seraient initialement empruntés : concernant l’emblématique lecture littéraire, on peut citer le travail de synthèse théorique de Brigitte Louichon (2011) et le programme de travail théorique que propose Jean-Louis Dufays (2016) pour affermir le concept, dans le double souci d’une clarification théorique et d’une mise à l’épreuve empirique –même si elle mérite d’être encore discutée (Gabathuler, Védrines & Vuillet 2019).
Finalement, pour parvenir à se discipliner, sans doute faudrait-il que la didactique de la littérature se fasse moins littéraire et plus didactique…
Relation entre didactique de la littérature et Institution scolaire
Qu’en est-il des relations de la didactique de la littérature avec l’Institution scolaire? Celle qui prend sa place dans la partie en bas à droite de notre schéma initial –que l’on peut finalement identifier comme un des champs de réalisation de la didactique:
La contrainte peut se voir notamment par l’identification fréquente du discours officiel comme source et non comme corpus de l’étude: pour prendre des exemples en France, nombreux sont les travaux qui supposent l’écriture d’invention inventée par les instructions officielles de 2002 ou qui –au contraire– parlent de la «lecture méthodique», de la «lecture analytique», de la «lecture cursive», de la «lecture d’images», comme si ces choses-là existaient en dehors de leur lieu d’institution, à savoir les programmes.
Ce qui peut sembler une soumission à l’Institution, dans le domaine de l’enseignement de la littérature, me semble avoir été observé, en France, au tournant des années 2000, au moment de l’élaboration de nouveaux programmes (pour le primaire comme pour le secondaire) où la question de l’enseignement de la littérature n’a pas été mineure. Observons d’ailleurs que c’est à cette époque qu’a eu lieu la première édition des Rencontres des chercheur·e·s en didactique de la littérature (2000).
La relation entre didactique et Institution ne s’opère alors pas seulement par le mélange des acteurs mais aussi par celui des genres de discours tenus sur les programmes : ainsi, un même contenu peut en effet être écrit par les mêmes personnes dans le cadre des documents d’accompagnement des programmes (sphère institutionnelle) et dans le cadre d’un article théorique (sphère de la recherche) (pour un développement, voir Daunay 2007b: 43). Depuis cette époque, la participation régulière d’inspecteurs ou d’inspectrices à des colloques de didactique de la littérature, qui pourrait être des occasions de confrontation, est plutôt le signe d’une sorte de consensus. Qu’on pense du reste à l’usage du terme didactique pour désigner des épreuves de concours en France ou des prescriptions de bonnes pratiques. Là encore, cette relation avec les représentants de l’Institution scolaire est placée sous le double signe de la contrainte et du dialogue: certes, on voit bien la volonté de penser la prescription comme moyen de diffusion de la recherche, mais ne doit-on pas plutôt y voir le signe d’un cadrage du champ qui réponde à ce qui est légitimement audible pour des représentants de l’Institution?
Que des didacticien·ne·s, en France comme ailleurs, aient participé à l’élaboration de certains programmes n’est un souci pour personne : on peut jouer un rôle de conseil et de proposition ingénierique sans pour autant abdiquer une indépendance théorique par rapport à l’Institution. Le problème est de s’assurer de cette indépendance, du moins si l’on considère que le propre d’une discipline de recherche est de se donner ses propres outils de pensée et d’analyse, ce qui suppose une forte distance avec ce qui existe déjà. Il est intéressant de noter qu’il semble que la didactique de la littérature, dans sa relation avec l’Institution, ait vu se reproduire le même phénomène de relation étroite entre l’Institution et la recherche qu’a connu la didactique du français, puisqu’on peut dire qu’en France, c’est dans des travaux réalisés dans le cadre du plan officiel de rénovation, sous la conduite d’Hélène Romian, qu’émergea la didactique du français. Mais je n’ai pas le souvenir, au début du XXIe siècle, de fortes tensions entre recherche et Institution, comme celle que connut la didactique du français à la sortie des programmes issus du Plan de rénovation, en 1972 (sur ce point, voir Romian 2014).
Relation entre didactique de la littérature et pratiques de classes
L’une des conséquences de ce suivisme à l’égard de l’Institution peut se voir dans la relation à la pratique dans les classes, cette case au centre de notre schéma, autre champ de réalisation de la didactique:
Interroger le lien entre les deux champs permet d’identifier la posture prescriptive parfois prise dans des travaux en didactique. Est-on sûr par exemple de toujours s’interdire de reprocher aux enseignant·e·s de ne pas respecter les instructions officielles, sans s’interroger sur les limites de ces dernières ? Est-on sûr aussi de ne pas privilégier ce qui est perçu comme innovant, reproduisant ainsi «l’anti-traditionalisme affiché par la didactique du français» dont parlait Claude Simard, qui plaidait pour un «un point de vue plus ouvert et plus explicatif face à la tradition» (Simard 2001 : 37) ?
En dehors des dérives évaluatives de certains discours didactiques (voir Daunay 2007c), la question de la soumission aux pratiques est plus sérieuse et, partant, plus complexe, puisque l’on sait le rôle que les pratiques d’enseignement et de formation ont pu jouer dans la construction des didactiques. Comme le dit Bernard Schneuwly, «le champ scientifique “didactique” nait [d’un] large fondement de la didactique pratique et normative» (Schneuwly 2014 : 18). De fait, on peut dire que toute didactique a suivi un processus de «disciplinarisation à dominante secondaire», qui caractérise plus généralement le champ des sciences de l’éducation (Hofstetter & Schneuwly 1998/2001). Il n’est pas inutile de préciser ici que si tou·te·s les didacticien·ne·s ne relèvent pas du champ institutionnel des sciences de l’éducation, la didactique est, par définition, une science de l’éducation et a partie liée, de ce fait, avec ce champ institutionnel.
La didactique de la littérature, comme la didactique du français, dans son processus de disciplinarisation, a dû «transformer des problématiques pratiques et théorico-pratiques en questionnement scientifique», c’est-à-dire «définir des problématiques, sous forme d’un appareil conceptuel cohérent, sous une forme qui permet de fournir des réponses à travers des méthodes de recherche systématiques et explicites» (Schneuwly 2014 : 18).
La didactique de la littérature, comme les autres didactiques, a encore à s’interroger sur les formes d’hybridation bien spécifiques qu’engendre le frottement d’une théorie et d’une pratique : car sauf à se contenter d’un applicationnisme qui montre vite ses limites théoriques et cantonne le discours qui le réalise dans une vision idéaliste et peu productive d’un point de vue scientifique, la relation entre théorie et pratique ne peut pas ne pas se penser au sein même de la discipline, au prix d’une mise en doute des évidences partagées. Il ne s’agit pas, pour emprunter ses mots à Marc Bru, qui parle plus généralement des sciences de l’éducation, d’«abandonner toute mise en relation des recherches et des pratiques», mais de «modéliser ces relations sans les réduire à une visée applicationniste ou à une version idéalisée, étrangères à ce que sont les pratiques en situation» (Bru 1998 : 54). Une telle modélisation, c’est-à-dire la pensée théorique de ces relations entre théorie et pratique, ne semble pas avoir fait l’objet d’une réflexion systématique au sein de la didactique de la littérature et c’est sans doute ce qui rend encore plus légitime la thématique des dix-neuvièmes rencontres des chercheur·e·s en didactique de la littérature.
J’aimerais à cet égard, pour finir, reprendre les mots de Jean-Paul Bronckart (2001) qui montrait qu’en sciences humaines et sociales, l’opposition entre recherche fondamentale et intervention pratique n’est pas un donné de départ mais l’effet d’une élaboration progressive, qui a abouti au dualisme actuel:
Entre les sciences humaines fondamentales et le domaine de l’éducation, se sont établis les rapports hiérarchiques et descendants de l’applicationnisme : les données scientifiques étaient injectées dans le champ pratique, la plupart du temps sans réelle prise en compte des multiples paramètres qui régissent ce dernier. (Bronckart 2001 : 136)
Et l’on voit bien les effets possibles pour la didactique : du fait de l’orientation praxéologique qui la définit en partie (représentée dans les derniers schémas de la formalisation présentée plus haut), l’applicationnisme est un risque possible.
Bronckart fait la critique de cette conception applicationniste pour en suggérer une autre:
Une telle position s’adosse en réalité à l’idéologie selon laquelle l’éducation-formation constituerait une démarche non problématique de transmission de savoirs non discutables, et c’est bien cette idéologie qui oriente la logique applicationniste préconisée par Piaget aussi bien que par Skinner. Mais si l’on considère que les savoirs, même savants, sont toujours discutables, que les processus de transmission sont complexes et problématiques, et que les enjeux sont en permanence à repenser à la lumière des évolutions réelles des sociétés, alors il y a place pour une science véritable, dont l’objet est constitué par les processus de médiation formative, tels qu’ils sont conçus, gérés et mis en place par les sociétés humaines. (Bronckart 2001 : 138)
Dans sa disciplinarisation, la didactique de la littérature gagnerait sans doute à continuer à penser cette question des relations entre recherches et pratiques, en s’interdisant l’applicationnisme que pourfend si bien Bronckart, sans pour autant se soumettre aux pratiques, autre risque possible que les réflexions de ce dernier minimisent peut-être.
Conclusion
Ce travail de disciplinarisation s’accompagnera nécessairement – et c’est ici le sens de mon propos – d’une identification des risques d’un applicationnisme à trois faces que représente la soumission à des instances extérieures (la théorie littéraire, l’Institution, la pratique). C’est à ce prix que la didactique de la littérature pourra se forger une véritable identité qui la fasse reconnaitre comme un champ théorique à part entière.
Mais si l’on peut trouver un avantage à établir des frontières, c’est à la condition de se rappeler qu’une frontière marque autant la séparation que la continuité : si une discipline gagne à être autonome, c’est pour n’être pas diluée dans un espace qu’elle ne peut pas penser, mais c’est aussi pour pouvoir mieux dialoguer avec d’autres dans cet espace – ce que les schémas initiaux voulaient proposer. Autrement dit, on peut supposer que le processus d’autonomisation de la didactique de la littérature, s’il est mené à son terme, pourra l’amener à se penser comme un «espace dynamique», pour emprunter leur expression à Florey, Ronveaux et Cordonier (2015). Se penser comme «espace dynamique», c’est, loin de toute contrainte de dépendance, se penser dans le dialogue avec d’autres champs de recherche et de pratiques.
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Pour citer l'article
Bertrand Daunay, "Entre dialogue et contraintes : interroger les liens entre divers champs de réalisation de la didactique", Transpositio, n°2 La circulation des savoirs: entre recherches et pratiques enseignantes, 2020https://www.transpositio.org/articles/view/entre-dialogue-et-contraintes-interroger-les-liens-entre-divers-champs-de-realisation-de-la-didactique
Voir également :
L’approche historico-didactique pour penser l’avènement du texte littéraire dans l’enseignement du français (Suisse romande, 1850-1930)
Le plan d’études romand actuel (2010){{https://www.plandetudes.ch/francais}}, dans la mouvance des orientations de la Conférence intercantonale de l’instruction publique de la Suisse romande et du Tessin (CIIP) de 2006, présente la littérature comme l’une des composantes de la discipline « français », au même titre que la compréhension ou la production de textes et la maîtrise du fonctionnement de la langue, et ce pour l’ensemble de la scolarité obligatoire. Ainsi, la voie gymnasiale{{La voie gymnasiale aboutit au certificat de maturité (l’équivalent pour la France du baccalauréat général).}} s’inscrit aujourd’hui, non dans la rupture, mais dans le prolongement de l’école obligatoire en ce qui concerne l’enseignement de la littérature. Or, si cette situation peut nous paraître aller de soi, elle résulte d’un processus sur le long cours, la littérature française n’ayant pas toujours eu la place et la fonction qu’elle a aujourd’hui, non seulement au primaire, mais également au secondaire.
L’approche historico-didactique pour penser l’avènement du texte littéraire dans l’enseignement du français (Suisse romande, 1850-1930)
1. Introduction
Le plan d’études romand actuel (2010)1, dans la mouvance des orientations de la Conférence intercantonale de l’instruction publique de la Suisse romande et du Tessin (CIIP) de 2006, présente la littérature comme l’une des composantes de la discipline «français», au même titre que la compréhension ou la production de textes et la maîtrise du fonctionnement de la langue, et ce pour l’ensemble de la scolarité obligatoire. Ainsi, la voie gymnasiale2 s’inscrit aujourd’hui, non dans la rupture, mais dans le prolongement de l’école obligatoire en ce qui concerne l’enseignement de la littérature. Or, si cette situation peut nous paraître aller de soi, elle résulte d’un processus sur le long cours, la littérature française n’ayant pas toujours eu la place et la fonction qu’elle a aujourd’hui, non seulement au primaire, mais également au secondaire.
Mais qu’entend-on par «littérature» ici? L’étude de Caron (1992) nous rappelle que le mot littérature dérive du latin litteratura qui désigne au départ le fait de savoir lire et écrire et, par extension métonymique, la connaissance des grands textes qui permet de bien lire et de bien écrire. Avec les lexicographes du XVIIe siècle, le terme désigne avant tout une compétence. Ainsi, dans le dictionnaire de l’Académie de 1694, on trouve l’expression avoir de la littérature, le terme littérature renvoyant ici aussi bien à des textes scientifiques qu'artistiques. Ce n’est qu’au cours du XVIIIe siècle que la littérature va se restreindre progressivement aux ouvrages à visée esthétique, devenant un synonyme de Belles Lettres, avant de s’en démarquer définitivement:
Belles Lettres affirmait une préoccupation prédominante du bien-dire dans l’étude des objets de langage. La multiplication des occurrences de littérature, non marqué à cet égard, ne traduirait-elle pas un recul de cette «utilisation» du texte? Autrement dit, n’assiste-t-on pas au passage d’un commentaire voué à l’acquisition d’un art langagier vers un discours plus «désintéressé», moins «instrumental» que savant, spéculatif, érudit, voire scientifique avant la lettre? (Caron 1992, : 189)
Le passage des Belles Lettres à la littérature se répercute dans le champ scolaire à la fin du XIXe siècle (Houdart-Mérot 1998). Ce processus va de pair avec le déclin des humanités classiques et la disparition du cours de rhétorique, supplanté par une discipline nouvelle, le «français». Savatovsky (1999) rappelle en effet qu’en France le «français» tel que nous le concevons aujourd’hui se met en place à cette période autour de trois principes:
- dans les collèges et les lycées, l’inversion de subordination entre les langues anciennes (grec et latin) et le français, ce dernier n’étant plus un auxiliaire des langues classiques mais une langue étudiée pour elle-même3;
- à l’école primaire, l’enrichissement progressif de la «formule des apprentissages fondamentaux» (Savatovsky 1999 : 37) –lire et écrire– par l’introduction de nouveaux savoirs liés à la langue nationale: projet scolaire d’acculturation et projet politique de francisation, en lieu et place des patois;
- dans les deux ordres d’enseignement, la mise en place de nouveaux exercices, «véritables éléments fédérateurs de la discipline en voie de constitution, et qui permettent d’allier à nouveaux frais la connaissance de la langue et celle de la littérature» (Savatovsky 1999 : 37).
Qu’en est-il en Suisse romande? Quand la littérature française entre-t-elle dans la sphère scolaire et sous l’influence de quels facteurs? Que recouvre alors cette notion et que vient-elle éventuellement remplacer? Par quels exercices est-elle abordée en classe? Et quels acteurs de la sphère scolaire jouent un rôle dans ce processus?
2. Précisions méthodologiques
Pour traiter ces questions, cette recherche prend appui sur la démarche historique et mobilise donc les outils de l’historien: recueil de sources, constitution de corpus et recours à la périodisation pour saisir le développement de la discipline observée. Ainsi, cette étude, tout en se centrant sur un empan temporel circonscrit –du milieu du XIXe au premier tiers du XXe siècle– s’appuie sur un vaste corpus archivistique (plans d’études, programmes, manuels scolaires, revues professionnelles) recueilli dans trois cantons: Genève (GE), Vaud (VD) et Fribourg (FR).
L’analyse de ces sources se fait ensuite sous deux angles complémentaires: d’une part, la place et les finalités assignées par les différents acteurs du monde politique et scolaire à la littérature dans l’enseignement du «français» au primaire et au secondaire; d’autre part, le choix des corpus, ainsi que celui des exercices et des approches privilégiées pour aborder ce corpus. Pour ce faire, deux concepts didactiques sont mobilisés. Il s’agit d’abord de la disciplinarisation, qui désigne le processus d’organisation progressive des savoirs en disciplines scolaires en lien avec la généralisation de la forme scolaire moderne qui s’opère tout au long du XIXe siècle (Hofstetter & Schneuwly 1998/2001)4. Il s’agit ensuite de la sédimentation des pratiques, selon laquelle l’enseignement est toujours le produit de pratiques provenant de différentes strates historiques (Schneuwly & Dolz 2009 ; Ronveaux & Schneuwly 2018).
Qui plus est, cette recherche prend en compte les deux ordres d’enseignement, primaire et secondaire. Elle se centre cependant pour le primaire sur les degrés intermédiaires et supérieurs (élèves de 9 à 15 ans environ), et pour le secondaire, sur le collège (élèves de 10 à 15 ans environ) et le gymnase (élèves de 16 à 18 ans environ)5, afin de mieux saisir quand la littérature française entre dans les classes et ce qu’elle vient éventuellement remplacer6.
Enfin, cette étude recourt à un jeu d’échelles. Tout en se situant au niveau de la Suisse romande, elle met en lumière certaines spécificités cantonales7, en lien avec deux facteurs : canton catholique (FR) versus cantons protestants (VD et GE) ; canton ville (GE) versus cantons ruraux (VD, FR). De même, des comparaisons ponctuelles avec la France permettent de mettre en exergue les spécificités de la Suisse romande en ce qui concerne l’avènement de la littérature dans la sphère scolaire au cours de cette période, mais aussi les circulations d’idées entre les deux contrées francophones.
Dans le texte qui suit, nous retraçons le processus d’entrée de la littérature au primaire et au secondaire en nous focalisant successivement sur trois périodes significatives. Nous nous centrons dans un premier temps sur les années 1850-1870, qui se caractérisent par le cloisonnement des ordres primaire et secondaire, chacun poursuivant des finalités très différentes, avec toutefois une ouverture à de nouveaux exercices et objets d’enseignement. Nous nous intéressons ensuite à la période allant des années 1870 aux années 1910, marquée par l’entrée du texte littéraire dans les corpus des deux ordres d’enseignement et l’émergence de l’explication de texte. Nous terminons avec une focale sur les années 1910-1930, période à laquelle les corpus et les exercices relatifs à la littérature se stabilisent. Enfin, notre propos est illustré par la présentation d’un ouvrage scolaire représentatif de chacune des périodes susmentionnées.
3. Les prémices d’un enseignement de la littérature (1850-1870)
Au début du XIXe siècle, le primaire et le secondaire ne sont pas destinés aux mêmes publics d’élèves. La plupart des écoliers –filles et garçons– effectuent leur scolarité à l’école primaire, centrée sur l’apprentissage de la lecture et de l’écriture. Le collège accueille, quant à lui, les garçons issus des familles aisées. Son programme, fidèle à l’idéal humaniste, est centré sur l’apprentissage du grec et du latin. Après 15 ans, les jeunes gens ont la possibilité de continuer leurs études à l’Académie.
Ce qui tient alors lieu de littérature française dans les collèges, ce sont, comme en France8, les Belles Lettres, soit un «corpus d’auteurs français, essentiellement des dramaturges, des historiens et des prédicateurs du XVIIe» (Gabathuler & Védrines 2018 : 44). L’enseignement prodigué au primaire vise l’acquisition des rudiments et ne laisse pas de place à la littérature.
Or, dès les années 1850, cette situation change sous la pression de facteurs à la fois politiques et sociaux (Hofstetter & Monnier 2015). En effet, l’instruction publique se met en place dès les années 1830, par le biais d’une série de règlements et de lois, au sein de chaque canton. Ce processus est renforcé par la Constitution fédérale de 1848 qui confère officiellement la responsabilité de l’instruction publique aux autorités cantonales. Dans ce contexte, la prise de pouvoir des Radicaux à cette même période, aussi bien dans les cantons de Vaud, Genève et Fribourg, est déterminante. Ceux-ci ont en effet la volonté de développer l’instruction publique et de la faire progresser, pour l’ajuster aux nouveaux besoins d’une société elle-même en évolution. Ainsi, la construction des systèmes scolaires en Suisse romande va se traduire, dès les années 1850, par une remise en cause du paradigme des humanités classiques, non sans impact sur la nature et la fonction des textes littéraires.
3.1. Une esquisse d’ouverture vers la compréhension des textes au primaire
Au milieu du XIXe siècle, l’enseignement primaire est encore très orienté vers la maîtrise des rudiments9. Ainsi, l’enseignement de la lecture reste principalement focalisé sur l’apprentissage du mécanisme pour parvenir à une lecture courante. En guise d’illustration, les analyses de Barras (1988) font état, pour le canton de Fribourg, de pratiques de lecture centrées sur les aspects mécaniques de l’apprentissage de la lecture, «l’intelligence» du texte, pour reprendre le terme usité à l’époque, n’important guère. Les recommandations exposées par A. Biolley dans la revue pédagogique l’Educateur en 1866 vont également dans ce sens : la lecture courante doit essentiellement porter sur la prononciation, l’observation de la ponctuation et les liaisons. Cependant, la série d’articles proposée par Biolley (1866) ne se limite pas à la lecture courante, ce dernier y ajoutant parmi les «espèces principales de lecture» (Biolley 1866 : 300), la lecture intelligente et la lecture expressive. Ces formes de lecture portent sur la compréhension du texte par l’élève qui se matérialise dans les programmes (ou équivalents10) par la prescription d’«explications» et de «comptes rendus».
Les prescriptions contenues dans les programmes sont très succinctes mais laissent à supposer que les explications sont essentiellement données par le maître. A titre d’exemple, dans le plan d’études vaudois paru en 1868, la leçon de lecture devient raisonnée et comporte des exercices d’intuition qui sont avant tout des questions précises posées par l’enseignant11 qui permettent aux élèves de mieux comprendre les textes.
Concernant les supports, les indications sont également vagues, comme en témoignent les prescriptions du programme genevois de 1852-1853 : des «livres élémentaires» pour les élèves de deuxième et troisième année ; des «livres moins faciles» pour les élèves de quatrième année ; enfin, des «livres plus difficiles» pour les élèves de cinquième année.
Néanmoins, l’analyse du corpus d’ouvrages pour l’enseignement de la lecture en usage à cette époque12 met en évidence que l’apprentissage du mécanisme s’effectue sur des tableaux de lecture, les élèves pratiquant ensuite la lecture courante sur des romans adaptés à la jeunesse dans les cantons protestants (Tinembart 2015), ou encore sur des textes religieux (Bible et catéchismes) dans le canton de Fribourg. C’est une visée instructive qui prédomine alors, la lecture courante se pratiquant sur des textes au caractère encyclopédique, moralisant ou éducatif, permettant à l’élève d’acquérir des connaissances utiles à son éducation.
Les différentes autorités cantonales sont à la recherche active d’ouvrages répondant à cette visée. Le canton de Vaud organise tout au long du XIXe siècle une série de concours pour doter les maîtres d’ouvrages scolaires de lecture destinés à l’enseignement. Les programmes de concours permettent aux auteurs d’alors de connaître les attentes des autorités et aux chercheurs d’aujourd’hui de mieux saisir la conception de la lecture et de la littérature des divers acteurs de l’époque.
Ainsi, dans l’école primaire vaudoise, la première trace laissée par les autorités scolaires relative à une préoccupation liée à la littérature remonte au Programme des concours pour la publication de livres élémentaires(1840)13. En effet, il s’agit pour les futurs auteurs de «conduire les jeunes élèves à lire couramment un livre quelconque, en leur offrant des exercices gradués de prononciation, et des lectures progressives, en accord avec les premiers développements de l'intelligence des enfants» (p. 44), mais aussi de leur apporter «toutes les choses bonnes, utiles, propres à concourir au but de l’éducation populaire» (p. 50). De plus, «on ne se fera pas un point d'honneur de n'offrir que des morceaux neufs et originaux: les grands écrivains présentent des pages aussi bien appropriées aux besoins des élèves d'une école primaire qu'elles sont admirées par l'homme du goût le plus cultivé» (p. 53). Enfin, les futurs auteurs sont également encouragés à s’inspirer de la Chrestomathie (1829, 1e éd.) d’Alexandre Vinet14, car son ouvrage offre des «modèles pour la composition» aux écoles primaires. Cette recommandation dénote une influence de l’ordre secondaire sur le primaire, la Chrestomathie de Vinet étant, comme nous allons le voir, un ouvrage conçu pour les élèves du secondaire.
La seconde trace remonte au 25 janvier 1859. En effet, suite à l’expertise d’un ouvrage de lecture, le rapport du Département donne l’autorisation d’éditer l’opuscule bien qu’«on ne saurait lui trouver un mérite réel, ni au point de vue philosophique ou scientifique, ni au point de vue littéraire»15. Certes, il était conseillé aux potentiels auteurs d’ouvrages scolaires de s’inspirer d’«exemples puisés dans les meilleurs écrivains»16, mais c’est encore avant tout le caractère encyclopédique et progressif des textes contenus dans les ouvrages de lecture qui régit le choix des autorités.
Il s’avère que les représentations liées à ce que devrait contenir un ouvrage de lecture destiné à l’école primaire changent dans la décennie suivante. Une volonté institutionnelle de faire entrer la littérature dans les ouvrages scolaires primaires s’exprime alors. En 1865, les cantons romands organisent une seconde Commission intercantonale en vue d’adopter un ouvrage commun pour les degrés intermédiaires (9 à 12 ans) et supérieurs (12 à 15 ans) de la scolarité obligatoire. Cette dernière propose de choisir des textes de complexité progressive allant de courts récits au degré intermédiaire à des morceaux de genres divers, choisis notamment dans la littérature, au degré supérieur.
3.2. Entre Belles Lettres et littérature
Qu’en est-il au collège et au gymnase? L’analyse des programmes de ces deux institutions montre que les années 1850 se situent dans un entre-deux, où l’ancien côtoie le nouveau.
Jusqu’alors centré sur les humanités classiques, le curriculum du collège s’ouvre à des disciplines nouvelles, dont le français, qui s’autonomise par rapport aux langues anciennes et comprend une véritable progression. Ainsi, à Genève (programme de 1859), le jeune homme commence dans les petits degrés par la récitation de morceaux choisis «dans le Manuel»17, pour finir par des exercices de composition en lien avec des «exercices d’analyse grammaticale et littéraire de morceaux en prose et en vers». Ces derniers sont tirés des tomes 1 et 2 de la Chrestomathie de Vinet. De même, dans le canton de Vaud, le programme de «langue française» de 1853 commence dans les premiers degrés par la lecture d’ouvrages d’Histoire adaptés aux enfants18, pour aller vers la «lecture analytique» et la «lecture cursive» de morceaux de la Chrestomathie de Vinet (tome 1, puis 2, puis 3), avec en dernière année l’introduction du Cinna de Corneille. Il n’en demeure pas moins que la lecture de ces morceaux reste au service de la composition qui constitue la finalité de cet enseignement, en vue de l’entrée au gymnase sur lequel souffle cependant également un vent nouveau.
Au gymnase, le cours de rhétorique à Genève (programme de 1859) s’intitule «rhétorique et littérature française». Le programme, sur deux ans, est le suivant : rhétorique et histoire abrégée des principaux genres de prose et de poésie, exercices de composition française, récitation de morceaux choisis tirés du tome 2 de la Chrestomathie de Vinet et récitation de l’Art poétique de Boileau. De même, à Fribourg, les programmes du gymnase de l’Ecole cantonale19 de 1849 et 1857 prescrivent pour le cours de «langue française» le recours aux deux premiers volumes de la Chrestomathie de Vinet20, auxquels s’ajoutent quelques auteurs du XVIIe (Boileau, La Fontaine, Fénélon), utilisés comme supports pour l’«analyse»21, et pour les exercices constitutifs du cours de rhétorique –«étude de modèles» ou encore «essais oratoires».
Ainsi, bien que l’on reste dans un enseignement très imprégné par la rhétorique, l’omniprésence de la Chrestomathie de Vinet dans les programmes des collèges et gymnases des trois cantons inscrit ceux-ci sans conteste dans une ère nouvelle. Dans l’Avant-propos du tome 1 de sa Chrestomathie (1829a), Vinet annonce la singularité de son projet qu’il met en regard des Leçons de Littérature et de morale de Noël et Delaplace (1804-1805):
Aussi les morceaux qui composent le recueil de MM. Noël et Delaplace paraissent-ils avoir été destinés surtout à des exercices de mémoire et de déclamation ; et ils y conviennent parfaitement. [...] Nous voudrions une chrestomathie qui renfermât sinon des ouvrages, du moins des morceaux assez considérables pour qu’on y pût voir déployés une grande partie des procédés nécessaires pour la confection totale de l’ouvrage auquel ces morceaux appartiennent (Vinet 1829a : 8)
L’ouvrage de Noël et Delaplace est un manuel de rhétorique (Douay-Soublin 1997). La littérature, bien que présente dans le titre, est encore un synonyme de «Belles Lettres», dans la mesure où, comme le rappelle Chervel «elle n’est pas en prise sur des ‘œuvres’ ; elle n’a besoin que de morceaux choisis à titre d’illustrations [qui] n’ont pas vocation à être ‘expliqués’ au sens moderne du terme, mais à être appris par cœur et imités» (Chervel 2006 : 488-489).
Or, le projet de Vinet est tout autre, même si sa visée reste rhétorique, car au service d’une composition centrée sur l’elocutio qui «seule a du prix à nos yeux» (Vinet 1829a : 7). Son point de départ est en effet l’enseignement de la langue française et de la littérature, non pas en contexte francophone, mais en contexte germanophone. Il s’agit d’abord pour Vinet, qui enseigne à Bâle, de proposer à ses élèves d’apprendre le français en lisant et en traduisant des extraits issus des grands textes de la littérature française. Le tome premier, La Littérature de l’Enfance, est d’ailleurs accompagné d’un lexique français-allemand fait par un ami de l’auteur. Dans ce cadre «expliquer» signifie donc «traduire».
Comme le rappelle Rambert (1930) cependant, Vinet a aussi songé aux écoles françaises en élaborant son anthologie. Plaçant sa réflexion sur l’enseignement de la littérature «à la croisée d’une visée morale de l’éducation, d’une ambition progressiste de l’école et d’une attention patiente aux textes» (David 2017 : 12), Vinet a l’ambition de faire lire en classe les auteurs classiques du XVIIe, mais aussi certains auteurs contemporains «avec les soins attentifs et la précieuse lenteur qu’on apporte à celle des classiques anciens» (Rambert 1930 : 174). Vinet s’en explique lui-même dans la préface de la première édition du tome 2 intitulé Lectures pour l’adolescence:
On a lieu de s’étonner que la méthode suivie dans nos écoles pour la lecture des auteurs latins et grecs ne soit appliquée, avec les modifications convenables, à la lecture des classiques de la langue maternelle. [...] Les circonstances qui m’ont porté à faire usage de cette méthode dans l’enseignement de la littérature française à de jeunes étrangers m’ont fourni l’occasion de me convaincre qu’elle est applicable, dans ce qu’elle a d’essentiel, au cas de jeunes gens lisant sous la direction d’un maître les chefs-d’œuvre de leur propre langue. (Vinet 1829b : 1-2)
Dans cette première édition, il ne développe cependant pas sa propre méthode, mais invite les enseignants à recourir avec leurs élèves à la méthode de Rollin22.
La Chrestomathie de Vinet comprendra 30 rééditions successives jusqu’en 1930. Dès la deuxième édition de 1833, elle devient rapidement un «best-seller». Intéressons-nous à présent à ses contenus.
3.3. La Chrestomathie de Vinet
Vinet, passionné d’œuvres littéraires, a à cœur de rédiger une Chrestomathie dont les extraits sont tirés «des chefs-d’œuvre classiques» (Vinet 1829a : IX). Ceux-ci doivent permettre «d’apprendre à les imiter sous le triple rapport de la langue, du style et de la composition générale, en un mot sous le rapport de l’art d’écrire, tel que Buffon le concevait» (Vinet 1829a : IX). La première édition du Tome 1 de 1829 destinée aux collégiens de 12-14 ans se compose de neuf parties ayant pour titres : narrations fictives (6 extraits), biographies (4 extraits), histoire (7 extraits), voyages (3 extraits), descriptions (2 extraits), genre didactique (3 extraits), dialogues (8 extraits), lettres (4 extraits) et poésies réparties en fables (25 fables), narrations (6 extraits) et scènes (2 extraits). La plupart des auteurs23 sont présentés sous la forme d’une courte biographie.
Si Vinet sélectionne des morceaux, c’est parce qu’un ouvrage complet «est hors de proportion avec la capacité de l’enfant ou le degré de ses connaissances philosophiques» (Vinet 1829a : V). Cela évite aussi à l’instituteur de devoir lui-même choisir les extraits. Ceux qu’il propose sont courts (en moyenne dix pages pour les textes narratifs et descriptifs) car «dans la jeunesse, ce sont les détails qui nous frappent et nous séduisent ; des figures neuves, des images éblouissantes, des expressions originales nous paraissent l’essentiel de l’art d’écrire» (Vinet 1829a : VII). Le grand choix de lectures proposé peut être «coordonné à l’enseignement grammatical» (Vinet 1829a : VIII) et permet de «retrouver dans un morceau d’histoire la plupart des éléments du talent de l’historien, dans un morceau d’éloquence les principales conditions qui constituent l’orateur, et ainsi des autres genres» (Vinet 1829a : VIII). Enfin, les morceaux sont organisés afin que «la marche du facile au difficile, du simple au composé, y fût suivie autant que possible, soit à l’égard du style, soit à l’égard des idées» (Vinet 1829a : IX) ; pour ce faire, une table des matières particulière permet à l’enseignant de concevoir la progression entre les textes. Enfin, Vinet a porté son choix sur les écrivains «qui font autorité en fait de langage et de style» (Vinet 1829a : IX) et les «talents contemporains» dans le but de «présenter la langue française avec toutes les acquisitions qu’elle a faites jusqu’à nos jours» (Vinet 1829a : X).
Vinet ajoute à la seconde édition (1833) 26 nouveaux extraits dont neuf appartiennent à une nouvelle sous-partie intitulée «poésie lyrique». Ces ajouts concernent tous les thèmes, mais essentiellement les lettres et les fables. Sur les 114 extraits que contient la deuxième édition de la Chrestomathie, Tome 1, les auteurs sont essentiellement français (seulement quatre Suisses figurent parmi eux). Un tiers des textes sont de Fénélon, La Fontaine, Florian et Madame de Sévigné. Nous trouvons 48 extraits d’auteurs du XVIIe siècle, 33 extraits du XVIIIe siècle et 28 extraits émanent de contemporains de Vinet encore vivants, dont 15 ajoutés dans la deuxième édition. Cet ajout démontre que l’auteur s’informe des nouveautés littéraires de son époque et souhaite que son ouvrage reste d’actualité.
4. Littérature et disciplinarisation du «français» (1870-1910)
La période couvrant la fin du XIXe et le début du XXe siècle se caractérise par l’avènement des «Etats enseignants» (Hofstetter 2012) qui, suite à la Constitution fédérale de 1874, vont entériner l’obligation scolaire jusqu’à 15 ans. Cette obligation entraîne alors la création d’institutions et de filières au niveau secondaire, d’enseignement général, mais aussi professionnel. Il s’agit en effet d’une part de répondre aux besoins de l’industrie qui se développe en Suisse et qui requiert des ouvriers qualifiés, d’autre part de préparer une élite à l’entrée dans les universités et les écoles polytechniques qui sont créées à cette période.
Chaque canton institue de fait un système scolaire, avec un ordre secondaire, constitué d’un degré inférieur et d’un degré supérieur, et désormais articulé à l’ordre primaire. Cette première phase de démocratisation de l’enseignement (Hofstetter & Monnier 2015), qui se traduit par l’ouverture du secondaire à tous les publics d’élèves, entraîne de fait la mise au rebut officielle des humanités classiques, au profit de disciplines nouvelles, dont le «français». Cette dernière s’étend rapidement sur l’ensemble du système, entraînant progressivement la montée vers le secondaire de certains manuels de lecture conçus pour le primaire supérieur, ces derniers étant élaborés sur le modèle de la Chrestomathie de Vinet.
4.1. Vers l’explication de texte (littéraire) au primaire
L’enseignement de la lecture au primaire prend une autre dimension à partir des années 1870. Les trois dernières décennies du XIXe siècle voient en effet s’amplifier le processus de disciplinarisation du «français» amorcé dans les années 1850, processus qui se caractérise notamment par une articulation de la lecture et des éléments relatifs à la langue (grammaire, conjugaison, orthographe, vocabulaire) dans un dispositif dont l’aboutissement est la composition. Dans ce processus, en partie influencé par les proposition du Père Girard, pédagogue fribourgeois, le livre de lecture devient progressivement central24, comme l’illustre ce propos tenu dans l’Educateur :
Le livre de lecture doit donc devenir désormais le point de départ, le centre de l’enseignement de la langue maternelle comme cet enseignement lui-même doit être le centre des études primaires. C’est à l’étude raisonnée du livre de lecture, que doit se rapporter le résumé grammatical ; c’est sur ce livre de lecture, que doit se régler aussi le cours de style et enfin le cours de composition. (Bourqui 1870 : 336)
Au niveau des prescriptions, on observe une diversification des formes de lecture : à la lecture courante est ainsi ajoutée la lecture expressive25 et le «compte rendu» évolue progressivement vers l’explication, processus qui s’achèvera avec l’avènement de la lecture expliquée dans les premières décennies du XXe siècle.
En continuité avec les prescriptions des années 1850-1860, le compte rendu s’inscrit tout d’abord dans le paradigme de la lecture instructive et morale. Ainsi, le règlement scolaire fribourgeois de 187626 préconise, pour le deuxième cours (élèves de 10-12 ans), d’effectuer le compte rendu «par le moyen d’interrogations de plus en plus générales et propres à orner la mémoire de l’enfant de connaissances utiles et à diriger son éducation morale» (Règlement pour les écoles primaires du canton de Fribourg, 1876). La visée morale de la lecture perdure ainsi jusqu’à la fin du XIXe siècle, comme en témoignent également les prescriptions vaudoises de 1899 : «Sujets en rapport avec les autres leçons. Analyse du contenu, énoncé des faits principaux, comparaison ; préceptes moraux et applications pratiques. Récitation de morceaux choisis» (Plan d’études pour les écoles enfantines et les écoles primaires du canton de Vaud, 1899, degré intermédiaire 2e année).
Cependant, tout en s’inscrivant dans la continuité des pratiques en place, le compte rendu s’oriente progressivement vers la compréhension du texte pour lui-même. On trouve ainsi dans le Programme prescrit pour les écoles primaires du canton de Fribourg de 1886 : «compte-rendu par le moyen d’interrogations de plus en plus générales et de nature à obtenir l’expression claire et correcte des principales idées du texte» pour le premier cours du degré supérieur ; «compte-rendu libre et constituant le résumé oral et correct des idées renfermées dans le texte» pour le deuxième cours du même degré. Le compte rendu s’y effectue essentiellement oralement: d’abord à partir des interrogations du maître, puis librement. Bien que les prescriptions varient en fonction des cantons, une tendance commune semble se dégager : une partie de l’explication porte sur le vocabulaire et la grammaire, une autre partie est consacrée à la compréhension du texte (dégager l’idée générale, énoncer les faits principaux, rechercher le plan, etc.).
Enfin, les mentions relatives aux supports sont très succinctes dans les programmes : morceaux simples (pour les petits degrés), prose et poésie pour la récitation. Cette période voit cependant la parution de deux livres de lecture qui, comme nous allons le voir, annoncent l’entrée des textes littéraires au primaire.
4.2. Un ouvrage primaire et secondaire
En 1865, les cantons romands organisent une Seconde Commission intercantonale en vue d’adopter un ouvrage commun pour les degrés intermédiaires (9 à 12 ans) et supérieurs (12 à 15 ans) de la scolarité obligatoire. Cette dernière propose de choisir des textes de complexité progressive allant de courts récits au degré intermédiaire à des morceaux de genres divers au degré supérieur, choisis notamment dans la littérature. Les premiers livres de lecture adoptés par la Suisse romande (Renz 1871 ; Dussaud & Gavard 1871) en sont de parfaits exemples.
Le Livre de lecture à l’usage de la Suisse romande, degré supérieur de Dussaud et Gavard27 (1871) est destiné à la fois aux degrés supérieurs de l’école primaire vaudoise et genevoise. Les courts morceaux choisis par les auteurs, tous deux enseignants, sont numérotés et regroupés par thématiques qui se répartissent en neuf parties28: histoire naturelle (120 extraits descriptifs dont une moitié est anonyme), descriptions et voyages (16 récits), histoire (15 morceaux), biographies (huit portraits), anecdotes, traits moraux, caractères (21 extraits), style épistolaire (10 extraits de lettres), dialogues en prose (trois extraits de pièces théâtrales), dialogue en vers (trois extraits) et poésie narrative et lyrique (31 extraits).
Force est de constater que les thèmes de science naturelle prennent une grande place dans cet ouvrage annonçant la «leçon de chose», tout en offrant cependant également une place importante à la littérature de Suisse romande (Schneuwly & Darme 2015 ; Gabathuler 2017). Il y a en effet 32 textes d’écrivains suisses essentiellement vaudois et genevois (Agassiz, Vuillemin, Monnard, Porchat ou Töpffer) contre 75 auteurs français. Parmi eux, nous retrouvons certains auteurs déjà présents dans la Chrestomathie de Vinet (1833)29 (Fénélon, Florian, La Fontaine, Molière, Voltaire, Montesquieu, Chateaubriand ou Buffon). Fribourg renonce dans un premier temps à utiliser ce livre de lecture à l’école primaire, mais décide d’en éditer une adaptation en 1882. Celle-ci se divise alors en deux parties clairement identifiées, la partie scientifique et la partie littéraire, dont :
Les morceaux ne sont point choisis au hasard. Ils forment un petit cours de composition donnant des modèles de tous les genres de style, en même temps qu’une histoire littéraire, très succincte sans doute, mais bien suffisante pour les élèves auxquels ce livre est destiné. (Dussaud & Gavard adapté par Fribourg 1882 : 7)
Par l’observation de ces deux éditions, nous pouvons relever un processus de sédimentation : une grande part des auteurs choisis par Vinet (1833) sont repris par Dussaud et Gavard (1871); l’ouvrage propose ainsi une histoire de la littérature adaptée à l’âge des élèves, mais sur le modèle proposé dans le secondaire supérieur qui reste au service de l’enseignement de la composition selon le modèle rhétorique. Les textes sont numérotés, classés par catégories et organisés selon leur complexité.
4.3. Un corpus littéraire au service de nouvelles finalités
L’articulation progressive des degrés inférieurs et supérieurs du secondaire facilite la mise en place d’un «français» unifié sur l’ensemble du secondaire, qui va se caractériser avant tout par un corpus littéraire spécifique. En effet, contrairement à la période précédente où les enseignants s’appuient très largement sur la Chrestomathie de Vinet, le dernier tiers du XIXe siècle peut être considéré comme un moment clé dans l’élaboration de ce qu’on entend aujourd’hui par «littérature» en classe de français.
L’analyse des programmes du Collège cantonal de Vaud (1877, 1891) et des degrés inférieurs du Collège de Genève (1877, 1889) montre que, outre l’ouvrage de Dussaud et Gavard (1871) introduit dans les premiers degrés, la Chrestomathie de Vinet continue à être présente dans les derniers degrés30. Avec l’ouverture du secondaire à un nouveau public d’élèves, le nombre de classe augmente et l’utilisation d’un manuel qui a fait ses preuves permet de garantir une certaine harmonisation dans les pratiques.
Il n’en est cependant pas de même au secondaire supérieur, où les anthologies tendent à disparaître au profit d’une liste d’auteurs et de textes, élaborée par les enseignants eux-mêmes. Très succincts dans le dernier tiers du XIXe, et limités aux œuvres travaillées en classe de français, ces inventaires s’étoffent au tournant du XXe siècle pour devenir de véritables listes qui comprennent deux sections: les lectures à faire en classe, et –pratique nouvelle– un choix de lectures à domicile:
Les lectures faites à domicile et contrôlées en classe ne sont pas tout à fait une innovation. La plupart de nos établissements possèdent une bibliothèque où les élèves puisent abondamment. Ils continueront, espérons-le. Mais on veut qu’il y ait un plan de lecture graduée, commençant par des morceaux choisis et continuant par des fragments plus étendus des grands écrivains, par des pièces de théâtre, par des morceaux de poésie caractéristiques, de façon que l’enseignement de la littérature, venant à son heure, s’appuie sur des souvenirs précis, sur la connaissance de quelques textes. (Plan d’études pour les collèges et gymnases du canton de Vaud 1910 : 7-8)
Ce phénomène est particulièrement visible dans le programme du Collège de Genève de 1900 (cf. Annexe 1). Le corpus des lectures en classe, tout en conférant une large place aux auteurs du XVIIe siècle –Corneille, Racine, Molière, mais aussi Boileau, Fénélon et Bossuet– est organisé désormais selon une progression chronologique, qui va de la Chanson de Roland aux auteurs du XIXe (Chateaubriand, Musset, Gautier). Ce corpus sert avant tout de support au cours d’histoire de la littérature qui figure désormais à l’épreuve orale de maturité, laquelle comporte trois parties : grammaire française, histoire de la langue française et histoire de la littérature française31.
Le choix des textes proposés en lecture à domicile fait, quant à lui, état d’une sédimentation des pratiques. Ce corpus garde en effet des traces des Belles Lettres, avec une large place donnée aux textes historiques et rhétoriques du XVIIe siècle (Dialogues sur l’éloquence de Fénélon). Pourtant, au sein de cette continuité, le corpus comprend également une très large sélection de textes d’auteurs du XIXe, et offre une place de choix à la nouvelle, avec notamment Les Lettres de mon Moulin et Contes du lundi d’Alphonse Daudet, et au roman, avec par exemple François le Champi et La Mare au Diable de George Sand. Par ailleurs, les auteurs suisses romands (Eugène Rambert), voire genevois (Victor Cherbuliez, John Petit-Senn, Marc Monnier, Rodolphe Töpffer), sont largement représentés, dans la ligne directe du corpus proposé dans le Dussaud et Gavard (1871). On trouve ainsi des poètes, mais aussi des scientifiques (Horace Bénédict de Saussure) et des philosophes (Charles Secrétan).
Autrement dit, on sort avec ce double corpus du paradigme rhétorique où le texte littéraire est là pour être appris par cœur et imité, même si ce dernier perdure à titre résiduel. La lecture de ces textes, en classe ou à domicile, obéit désormais à de nouvelles finalités : l’acquisition d’une culture littéraire large, qui n’est cependant pas détachée de la construction d’une identité helvétique.
En 1911, Henri Mercier32 n’hésite pas à placer la Suisse romande en avance sur la France dans l’élaboration d’un corpus littéraire spécifique au «français» : «dans notre pays, nous n’avons pas certes attendu jusqu’en 1880 pour autoriser les Provinciales, pour donner un laisser-passer à Victor Hugo» (Mercier 1911 : 195). Il n’en demeure pas moins que l’ouverture du corpus aux auteurs modernes ne fait pas l’unanimité au sein du corps enseignant, comme le met en évidence cet article de Charles Favez33, publié la même année dans la Gazette de Lausanne, et qui porte le débat sur la place publique :
Dans l’étude faite au Collège et au Gymnase des grands écrivains français, M. Sensine34, comme M. Bouvier35, donne la préférence à ceux du XIXe siècle, parce, dit-il, que les grands maîtres du siècle de Louis XIV, «tout remarquables qu’ils sont, ont le défaut, au point de vue pédagogique, d’exprimer une autre âme que la nôtre et de parler une langue que nous n’employons plus, tandis que ceux du XIXe expriment notre vie, notre âme, et emploient vraiment notre idiome moderne». Je demande au distingué professeur la permission de discuter ici cette idée. […] A notre époque […] quoi de plus actuel que le caractère de Phèdre ou celui d’Oreste? […] Ce n’est pas tout : il y a encore la langue. […] Certes, personne n’admire plus que moi la prodigieuse invention verbale de Victor Hugo […]. Mais pour la pureté de la langue, il me paraît cependant qu’il faut donner la préférence aux écrivains du siècle de Louis XIV. (Favez 1911).
Au cœur du débat en réalité, la langue : faut-il privilégier les auteurs du XVIIe siècle, qui incarnent un certain idéal de la langue française, ou plutôt les auteurs du XIXe, qui s’expriment avec la même langue que les élèves? Et si l’on maintient les classiques du XVIIe siècle, ne doit-on pas imaginer de nouveaux exercices permettant aux élèves, toujours plus nombreux avec la création d’un secondaire pour tous, de comprendre ces textes, dont la langue n’est plus la leur?
5. De la lecture expliquée à l’explication de texte (1910-1930)
Le début du XXe siècle est marqué par la stabilisation des systèmes scolaires cantonaux qui va de pair avec la stabilisation des disciplines scolaires. Ainsi, le «français» s’organise désormais autour de composantes – grammaire, littérature, lecture, composition – et d’exercices spécifiques. C’est dans ce contexte qu’apparaît un nouvel exercice de lecture – la lecture expliquée – qui va s’étendre sur le primaire et le secondaire.
5.1. Avènement de la lecture expliquée au primaire
A partir des années 1920, l’orientation donnée à la lecture dans le dernier tiers du XIXe siècle s’affirme et se stabilise. Elle se caractérise notamment par la place centrale du texte littéraire dans la composante lecture et la lecture expliquée36 comme exercice phare au primaire (voir également les analyses de Schneuwly & Darme 2015).
Ainsi, en adéquation avec les recommandations figurant dans les préfaces des livres de lecture, les prescriptions recentrent clairement les exercices d’explication sur le texte littéraire. A titre anecdotique, mais révélateur de ce mouvement au niveau romand, on voit apparaître dans la partie pédagogique de l’Educateur une rubrique «Texte littéraire». En outre, on observe l’entrée du terme littéraire, jusqu’ici absent des prescriptions37, dans les programmes des trois cantons parus dans les années 1920-193038. Enfin, on y note l’apparition de la «lecture expliquée»39, qui résulte de la progressive stabilisation des exercices d’explication et de comptes rendus prescrits dès le dernier tiers du XIXe siècle.
Cette nouvelle forme de lecture a été amorcée dans différents articles spécialisés parus dans les revues pédagogiques dans les années 1910, à l’instar de La lecture expliquée par Henri Mercier (1911) et Comment et pourquoi donner des leçons de lecture expliquée par Henri Duchosal40 (1918). Fait significatif de l’articulation entre le primaire et le secondaire, ces deux écrits sont rédigés par des enseignants du secondaire. Celui de Duchosal est même une adaptation pour le primaire supérieur d’un article que ce dernier a publié dans l’Educateur en 1917 pour le secondaire inférieur:
Pensant que notre article sur la lecture expliquée paru dans L’Educateur, au mois de février 1917, et destiné aux établissements d’instruction secondaire, pourrait être aussi de quelque utilité pour les écoles primaires, le Département de l’Instruction publique a bien voulu nous demander de l’adapter à ce degré de l’enseignement en le simplifiant et en le faisant suivre d’exemples concrets qui lui donneraient un caractère pratique (Duchosal 1918 : Avant-propos).
De ces articles se dégagent quelques traits fondamentaux de la lecture expliquée au primaire. Ainsi, pour Mercier, une première phase de l’explication devrait être centrée sur le vocabulaire : «Un autre service de ces premières lectures expliquées devrait être d’enrichir le vocabulaire, le vocabulaire concret s’entend, encore si pauvre» (Mercier 1911 : 199). L’explication devrait être ensuite consacrée à l’étude du plan et à la compréhension des idées contenues dans le texte. La marche à suivre proposée par Duchosal (1918) est différente de celle de Mercier, mais on y retrouve les mêmes composantes, à savoir un travail sur le fond et un travail sur la forme (comprenant la grammaire en sus du vocabulaire). L’ordre des étapes est le suivant:
1. lire le morceau
2. donner le sujet du morceau et préciser le but de l’auteur
3. retrouver le plan
4. expliquer les idées du texte
5. discuter la valeur de celles-ci
6. dégager les caractéristiques formelles du morceau avec une centration sur le vocabulaire et la grammaire
7. procéder au compte rendu, soit à la synthèse de l’explication.
A noter que ce compte rendu pour Duchosal doit être effectué par un élève, les autres étapes de la leçon devant être réalisées sous la forme d’une leçon dialoguée entre maître et élèves.
Dans les prescriptions du primaire toutefois, il n’est pas aussi aisé de saisir en quoi consiste la lecture expliquée dans le détail ni la manière de procéder. En effet, certaines préconisations figurant dans les programmes restent assez vagues, à l’instar des exemples suivants : «Étude élémentaire du contenu et de la forme» (Guide et plan d’études de l’enseignement primaire dans le canton de Fribourg, 1932, degré moyen) ; «Remarques littéraires élémentaires» (Plan d’études pour les écoles primaires du canton de Vaud, 1926 : degré supérieur). Qui plus est, on relève la persistance d’une dimension morale, présente cependant explicitement chez Duchosal (1918), dans le programme fribourgeois de 1932 : «Exciter et développer le goût de la lecture saine et réconfortante par des lectures faites par le maître de pages littéraires et morales captivantes [...]» (p. 32).
5.2. Une nouvelle génération d’ouvrages de lecture
Si la littérature devient prépondérante dans les manuels de lecture au primaire comme au secondaire, désormais, c’est le type de littérature à privilégier qui sera discuté. En 1893, Le Département de l’Instruction publique et des cultes vaudois mandate Louis Dupraz et Emile Bonjour41 pour rédiger deux ouvrages afin de remplacer le Renz (1871) et le Dussaud et Gavard (1871). Non seulement les autorités vaudoises se désolidarisent des autres cantons romands, mais demandent en outre aux auteurs de faire une large place à la littérature nationale. Deux nouveaux ouvrages sont édités : le Livre de lecture à l’usage des écoles primaires. Degré supérieur (Dupraz & Bonjour 1895) et le Livre de lecture à l’usage des écoles primaires. Degré intermédiaire (Dupraz & Bonjour 1903).
Ces deux livres de lecture annoncent un changement quant aux morceaux choisis qui se confirme dans la seconde édition de l’opuscule destiné au degré supérieur (Dupraz & Bonjour 1899, 2e éd.). L’ouvrage comporte désormais un quart de textes d’auteurs suisses, dont la plupart sont francophones, et sept traductions. Nous constatons également que les textes descriptifs sur les sciences naturelles disparaissent au profit de textes littéraires dont le thème est la nature. Enfin, les morceaux choisis traitent de thématiques proches de l’environnement de l’enfant et de l’adolescent, ce qui permettrait, selon les auteurs, d’inscrire leur apprentissage dans leur quotidien (Tinembart 2018).
Dix ans plus tard, Dupraz et Bonjour, en collaboration cette fois-ci avec Henri Mercier, rédigent une Anthologie scolaire (1908) destinée aux collèges secondaires et aux écoles primaires supérieures (élèves de 13 à 15 ans) et adoptée par le canton de Genève. Cette anthologie comporte 259 extraits de textes répartis en dix parties. Non seulement elle contient des auteurs qui ne figurent pas dans le livre de lecture écrit pour les écoles primaires (Fénélon, Stendhal, Zola, Descartes, Flaubert, Flammarion, Montaigne, La Bruyère, Musset, etc.), mais une partie «études littéraires» et une partie «théâtre» sont intégrées. Dans la première, les élèves apprennent les caractéristiques de la langue française, les particularités de l’orthographe et de la ponctuation. Dans la seconde, ils font entre autres la connaissance de Corneille et retrouvent Racine et Molière. Enfin, l’ouvrage se termine par 26 pages regroupant des biographies succinctes des 159 auteurs présents dans ce manuel.
A la mort de Dupraz, Bonjour édite deux nouveaux manuels : Lectures à l’usage des écoles primaires : degré intermédiaire (1925) et Lectures à l’usage des écoles primaires : degré supérieur (1931). Les morceaux choisis abordent des thématiques qui concernent encore davantage les élèves telles que l’observation des animaux, les récits d’aventure, les qualités et les défauts, la vie quotidienne, etc. Celles-ci répondent plus aux intérêts des enfants et à leurs goûts personnels. L’influence de l’École nouvelle42 pourrait expliquer ce changement. La plupart des morceaux choisis écrits par des auteurs français ne figurent pas dans les ouvrages précédents de Bonjour. Celui-ci fait également entrer de nouveaux auteurs suisses tels que Maurice Porta, René Morax, Gonzague de Reynold ou encore Charles Ferdinand Ramuz. Sont également privilégiés les auteurs contemporains (sur les 244 textes présents dans l’ouvrage, 93 auteurs sont nés au XIXe siècle et 41 au XXe siècle). Le livre de lecture n’est désormais plus encyclopédique, mais il offre une grande diversité littéraire. Il propose ainsi des textes proches du vécu de l’enfant et ses extraits proviennent de la littérature suisse et française.
En 1910, Henri Mercier résume bien ce renouveau dans les ouvrages de lecture : «Gardons ce qui est substantiel en littérature, en morale, en histoire. Préoccupons-nous de la vie. Ornons les esprits, mais tâchons d’abord de les faire réalistes et pratiques» (Mercier 1910 : 90-91) ; «[…] Le manuel, lui aussi, s’est mis au ton du jour. Il suit le mot d’ordre : “Tout par les textes !”» (Mercier 1910 : 94).
5.3. De l’institutionnalisation de l’explication de texte au secondaire
Les années 1910-1920 peuvent être considérées pour le secondaire comme le moment clé où le «français» devient une discipline organisée désormais autour de trois piliers : un corpus littéraire spécifique et deux exercices progressivement placés à égalité. Il s’agit de la dissertation, présente dans les programmes dès la fin du XIXe, et de l’explication de texte, qui entre dans les pratiques à cette période, non sans débats cependant, comme le laisse entendre Mercier:
L'explication française, officiellement instituée partout ou peu s'en faut, n'est-elle qu'un vain ornement sur la façade des programmes? Est-ce une expression creuse et sonore? N'est-ce pas plutôt le bon sens même et une pièce essentielle de l'enseignement? Des livres excellents, de nombreux articles, des discussions courtoises ou vives nous prouvent l’intérêt, l’importance et la nouveauté de ce sujet. Oui, sa nouveauté. (Mercier 1911 :198)
Sur la scène romande en effet, si les pédagogues s’accordent sur la nécessité de travailler à partir de morceaux tirés d’anthologies, les approches pour aborder ceux-ci diffèrent. Ainsi, Bouvier, dans une conférence adressée aux futurs ou jeunes maîtres de français en 1910 à Zurich, défend la «lecture analytique», qu’il centre sur les auteurs du XIXe, et qu’il distingue de «l’explication française» (Bouvier 1910 : 16). Sa méthode, expérimentée à l’Université de Genève dans son séminaire de français moderne, est envisagée ici au niveau secondaire, pour «un maître idéal et un élève idéal, affranchis de la surveillance administrative et du souci des examens» (Bouvier 1910 : 2). Celle-ci s’organise autour de deux questions : «qu’est-ce que l’auteur a voulu faire? Par quels moyens l’a-t-il réalisé?» (Bouvier 1910 : 12). Son but? «Faire saisir à notre élève l’individualité de chaque écrivain» (Bouvier 1910 : 10).
Mercier (1911), quant à lui, prône la lecture expliquée selon la méthode proposée par Ch.-M. Des Granges43 dans son manuel Morceaux choisis des auteurs français du Moyen-Âge à nos jours préparés en vue de la lecture expliquée de (1910/1920). Celle-ci comprend les étapes suivantes : replacer, s’il y a lieu, le morceau dans l’ensemble dont il a été détaché ; le lire à haute voix, établir son plan; le commenter phrase par phrase sans tomber dans la paraphrase, en s’arrêtant sur la propriété des termes et sur les figures de style ; terminer par une conclusion philosophique et morale. Mercier précise néanmoins : «Y a-t-il pour expliquer un auteur français une seule méthode? Non pas. Qui ne sent qu’on ne commente pas Boileau comme Lamartine. […] Cela dépend aussi de la préparation de l’élève» (Mercier 1911 : 204).
C’est la lecture expliquée qui l’emporte. Présente dans les programmes du collège de Genève dès 1914 au secondaire inférieur, celle-ci se répand dès 1918 au secondaire supérieur et, comme nous l’avons vu, au niveau du primaire supérieur, suite à des propositions pédagogiques publiées au niveau romand (Duchosal 1918). Corollairement, alors que la fin du XIXe se caractérise au niveau de la voie gymnasiale par une absence des manuels, dès les années 1920, le manuel de Ch.-M. Des Granges (1910/1920) est cité dans les programmes aussi bien à Genève (1925) qu’à Fribourg (1926). Cela est d’autant plus intriguant qu’à Fribourg, on reste au secondaire dans un enseignement de la «langue française» très influencé par la rhétorique, centré dans les petits degrés sur la grammaire et qui aboutit en dernière année à la «rhétorique» avec, comme exercices, le discours, les analyses et critiques littéraires et les plaidoyers.
Le choix de l’anthologie de Des Granges, loin d’être le produit du hasard, signe en réalité une ère nouvelle dans l’enseignement du «français» en Suisse romande. Cette anthologie est en effet prescrite dans la voie gymnasiale en lien avec le cours d’histoire de la littérature qui procède désormais par siècles : Moyen-Âge et XVIe siècle en 1e année, XVIIe siècle en 2e, XVIIIe siècle en 3e et XIXe siècle en 4e. Contrairement aux anthologies précédentes, celle de Des Granges a en effet l’avantage de proposer une série de morceaux d’auteurs allant du Moyen-Âge à 1900, classés par siècles, et à l’intérieur de chaque siècle, par genres. Mais surtout, comme le relève un critique belge de l’époque, «cette anthologie est particulièrement intéressante pour les professeurs, car plus de vingt textes commentés donnent des modèles d’explication littéraire et constituent une véritable méthode» (Hombert 1932), plaçant de fait le texte littéraire au centre de l’enseignement du «français».
L’institutionnalisation de la lecture expliquée sur l’ensemble du secondaire en Suisse romande semble donc s’opérer plus tardivement qu’en France où «c’est […] des premières années du XXe siècle que date la pratique régulière de l’explication française dans les classes» (Chervel 2006 : 531). Elle se réalise in fine par le biais de l’épreuve orale de maturité qui devient, dans les années 1920, une «explication de texte»44, aux côtés de l’épreuve écrite de français, qui est une «composition sur un sujet littéraire ou scientifique», soit une dissertation45. Avec cette nouvelle épreuve, l’interprétation des morceaux littéraires va alors s’imposer dans les pratiques, au point de devenir «à l’école secondaire, la branche la plus importante de l’enseignement du français» (Robadey 1933 : 193).
6. Conclusion
Que retient-on de ce parcours historique? Dans les classes de Suisse romande, il apparaît que l’avènement du texte littéraire en «français» s’opère entre la fin du XIXe et le début du XXe siècle, en lien avec la disciplinarisation du «français» au primaire et au secondaire. A l’intérieur de ce processus cependant, le modèle rhétorique perdure dans les pratiques sous forme de traces, et ce dans les trois cantons, même si les cantons protestants de Genève et de Vaud apparaissent comme plus avant-gardistes que Fribourg. En tant que canton catholique, ce dernier continue en effet sur cette période à privilégier les manuels français du XIXe siècle, au détriment de ceux édités sur la scène romande par les cantons protestants.
Dans les grandes lignes du processus que nous avons retracé, la Suisse romande ne se distingue pas de la France vers laquelle les professeurs de l’époque se tournent largement pour repenser leurs pratiques. Rollin, Des Granges, pour ne citer que quelques noms, constituent en effet des références incontournables pour les pédagogues romands. Cependant, cette histoire comprend des spécificités liées notamment au fait que la Suisse est constituée de plusieurs régions linguistiques, dans lesquelles le «Français» a le statut, soit de langue maternelle, soit de langue étrangère. La Chrestomathie de Vinet est emblématique de la circulation des idées pédagogiques entre les cantons suisses, mais aussi entre les pays à cette période. L’originalité de cette anthologie –lire les auteurs de langue française en suivant la méthode utilisée alors pour les auteurs de l’Antiquité– tient au fait qu’elle est prévue au départ pour l’enseignement de la langue et de la littérature française à Bâle (canton germanophone). Or, elle va non seulement s’imposer dans l’ensemble du secondaire en Suisse romande, mais elle sera également imprimée en France et en Belgique.
Par ailleurs, cette étude montre que les professeurs du secondaire, dont certains ont été au début de leur carrière instituteurs, ont joué un rôle majeur dans l’avènement du texte littéraire à l’école. Ce sont eux qui façonnent les contours de la littérature française dans les classes de Suisse romande, et qui élaborent de nouveaux exercices pour lire, comprendre et interpréter ces textes, selon une progression qui va du primaire à la fin du secondaire supérieur. Ainsi, au primaire, les auteurs contemporains sont plus présents qu’au secondaire où, dès le début du XXe siècle, l’approche de la littérature est désormais chronologique, allant du Moyen-Âge au XIXe siècle. De plus, au primaire, les morceaux choisis sont également plus proches de l’enfance au niveau des thèmes abordés. Corollairement, la manière d’approcher ceux-ci s’inscrit dès les années 1920 dans une progression, qui va de la lecture expliquée de type littérale (axée sur le vocabulaire et la grammaire) au primaire à l’explication de texte qui laisse une large place au commentaire (axé sur les figures de style et visant à dégager le style particulier de l’auteur) au secondaire supérieur.
Les choix qui ont été faits par les acteurs du système scolaire à cette période ont été décisifs. Ils constituent encore la base de la discipline «français» aujourd’hui. Dans les Directives pour l’examen suisse de maturité (2012), il est en effet précisé que, pour le «français» langue première, le candidat sera évalué par le biais d’une épreuve écrite, soit une dissertation, et d’une épreuve orale, soit une analyse d’un extrait tiré d’une œuvre littéraire. Cependant, aussi bien au secondaire qu’au primaire, les plans d’études ne prescrivent pas un corpus littéraire précis, se limitant à des indications en ce qui concerne les genres à travailler et les siècles à couvrir pour chaque année. Le choix de telle ou telle œuvre et la manière de la travailler en classe relève de l’expertise de l’enseignant. Ce dernier, comme ceux d’hier, contribue ainsi, à son échelle, à la définition de ce qu’est la littérature scolaire aujourd’hui.
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Conférence intercantonale de l'instruction publique de la Suisse romande et du Tessin. (2010), Plan d’études romand, Neuchâtel : CIIP[Page Web]. URL : https://www.plandetudes.ch/per
Canton de Genève
Programmes de l’enseignement primaire (1852, 1875, 1889 1912, 1923) : Bibliothèque de Genève (BGE).
Programmes d’enseignement du Gymnase (1848-1886) : BGE.
Programmes d’enseignement et plans d’études du Collège de Genève (1855, 1877, 1889, 1900, 1925) : BGE.
Canton de Fribourg
Programmes et plans d’études pour l’enseignement primaire (1886, 1899, 1932) : Office du matériel scolaire Fribourg, Bibliothèque cantonale et universitaire de l’Etat de Fribourg (BCUEF).
Règlement pour les écoles primaires du canton de Fribourg (1850, 1876) : Archives d’Etat de Fribourg.
Programme général des cours de l’école cantonale de Fribourg (1848, 1856) : BCUEF.
Programme des études du collège et du lycée de Fribourg et de l’école normale d’Hauterive (1871) : BCUEF.
Programme des études du collège Saint-Michel (1887, 1926) : BCUEF.
Canton de Vaud
Catalogue des élèves du collège cantonal et de l’école préparatoire. Objets d’enseignement. (Année scolaire 1853-1854). Lausanne : Imprimerie Pache-Simmen.
Plan d’études pour l’enseignement primaire (1868, 1899, 1926) : Archives cantonales vaudoises (ACV)
Plan d’études général pour les collèges et les gymnases, ainsi que pour les écoles supérieures de jeunes filles du canton de Vaud (1910) : ACV.
Programme des cours du Collège cantonal (1877, 1890) : ACV.
Annexe 1 : Contenus des parties qui composent le Livre de lecture à l’usage de la Suisse romande, degré supérieur de Dussaud et Gavard (1871)
- Histoire naturelle comprenant la zoologie, l’étude des animaux (mammifères, oiseaux, reptiles et batraciens, poissons, insectes, mollusques, crustacés, zoophytes), la botanique (fleurs, herbes, arbres, arbres exotiques, arbustes) et l’industrie (machine à vapeur, imprimerie). De nombreuses illustrations accompagnent ces textes descriptifs. Parmi les 120 extraits, 23 sont d’Adam Vuillet et 20 de Milne-Edwards. La moitié sont anonymes.
- Descriptions et voyages qui reprend 16 récits d’auteurs différents, mais parmi lesquels nous retrouvons huit descriptions de voyages en Suisse.
- Histoire qui contient 15 morceaux dont « Regulus » de Chateaubriand déjà présent dans la Chrestomathie de Vinet. Là encore, la moitié des textes concerne l’histoire suisse.
- Biographies : parmi les huit portraits, certains mettent notamment à l’honneur deux pédagogues suisses (Pestalozzi et le père Grégoire Girard de Fribourg), mais également un inventeur (Jean-Marie Jacquard), un géologue (Esther de la Linth), un général d’empire (Antoine Drouot)
- Anecdotes-traits moraux-caractères : 21 extraits hétéroclites au niveau des sujets composent cette partie. Parmi eux figurent quatre textes de Fénélon et deux de La Bruyère.
- Style épistolaire : Mme de Sévigné côtoie Racine, Voltaire, Rousseau, Constant et Montesquieu, mais d’autres comme Joseph Joubert ou Paul-Louis Courrier sont également présents.
- Dialogues en prose sont constitués de trois extraits de théâtre dont un de Molière (Don Juan) et deux de Brueys et Palaprat (Patelin).
- Dialogues en vers au nombre de trois dans lesquels figure également Molière (Tartuffe), un extrait d’Edmé Boursault (Le Mercure Galant) et Petit-Senn.
- Poésie narrative et lyrique : sur les 31 extraits, il n’y a que trois fables de La Fontaine et deux de Florian. Par contre, nous trouvons deux textes de Lamartine et deux de Hugo.
Annexe 2 : La littérature prescrite en « français » dans la voie gymnasiale à Genève, 1900
Alexandre Gavard (1845-1898): régent, puis professeur du collège, cet homme politique genevois sera désigné conseiller d’Etat en charge du Département des travaux publics, puis du Département de l’Instruction publique.
Louis Dupraz (1852-1920) : instituteur, puis maître de français au collège de Payerne, il complète sa formation en Lettres à Paris. Il est désigné professeur de français à l’école supérieure de jeunes filles de Lausanne en 1881. En 1893, il est nommé chef bibliothécaire à la Bibliothèque cantonale et universitaire. Il en devient le directeur en 1898.
[Page Web]. URL : https://data.bnf.fr/14301685/charles-marc_des_granges/
Pour citer l'article
Anouk Darme-Xu, Anne Monnier & Sylviane Tinembart , "L’approche historico-didactique pour penser l’avènement du texte littéraire dans l’enseignement du français (Suisse romande, 1850-1930)", Transpositio, n°2 La circulation des savoirs: entre recherches et pratiques enseignantes, 2020https://www.transpositio.org/articles/view/l-approche-historico-didactique-pour-penser-l-avenement-du-texte-litteraire-dans-l-enseignement-du-francais-suisse-romande-1850-1930
Voir également :
La lecture littéraire professionnelle : une configuration dynamique de textes de lecteurs
Le concept de « texte du lecteur » est aujourd’hui assez usuel dans le champ de la didactique de la littérature. Nous interrogerons ici son intérêt et sa pertinence pour décrire les séances de littérature dès lors que les cadres théoriques mobilisés croisent ceux de la didactique de la littérature avec l’analyse de l’activité, de la vidéoformation (Barbier & Durand 2003 ; Flandin, Leblanc & Muller 2015), de la didactique professionnelle (Pastré 2011 ; Bucheton & Soulé 2009).
La lecture littéraire professionnelle : une configuration dynamique de textes de lecteurs
Le concept de «texte du lecteur» est aujourd’hui assez usuel dans le champ de la didactique de la littérature. Nous interrogerons ici son intérêt et sa pertinence pour décrire les séances de littérature dès lors que les cadres théoriques mobilisés croisent ceux de la didactique de la littérature avec l’analyse de l’activité, de la vidéoformation (Barbier & Durand 2003 ; Flandin, Leblanc & Muller 2015), de la didactique professionnelle (Pastré 2011 ; Bucheton & Soulé 2009).
Ce questionnement s’appuie sur un projet de recherche, «Du texte à la classe» (projet TALC1), qui entend documenter les pratiques effectives et ordinaires de l’enseignement de la littérature en cycle 3. Pour ce faire, nous avons soumis un extrait d’œuvre à des enseignant·e·s. Les séances de travail sur ces textes dans les classes ont été filmées ainsi qu’une autoconfrontation et un entretien. Quelques semaines plus tard, les enseignant·e·s ont participé à trois journées de formation. Les échanges ont été enregistrés et transcrits.
Notre contribution s’articulera en trois temps. D’abord, nous présenterons le projet de recherche et le recueil de données sur lesquels s’appuie cette contribution et nous reviendrons sur le concept de «texte de lecteur» (dorénavant TdL). Ensuite, nous décrirons une séance à l’aide du concept de TdL pour conclure sur son intérêt au regard des compétences de lecture professionnelle dont la formation doit doter les enseignant·e·s de littérature.
1. Cadrage
1.1. Le projet TALC
Le projet TALC (du Texte à La Classe) s’inscrit dans une dynamique à l’œuvre dans le champ de la didactique de la littérature qui voit se développer des projets visant à la description des pratiques ordinaires en s’appuyant sur un collectif de chercheur·e·s. On songe ici par exemple aux travaux du Grafelit (Schneuwly & Ronveaux 2019) ou au projet GARY (Capt et al., 2018) regroupant des chercheurs de plusieurs pays francophones; ou encore au projet PELAS (Plissonneau et al., 2017).
TALC s’intéresse aux pratiques effectives ordinaires des enseignant·e·s de littérature de cycle 3. Ce projet est lié à la mise en place, en France, en 2016, de nouveaux programmes présentant deux nouveautés (MEN 2015). La première, curriculaire, reconfigure le cycle 3. Anciennement composé des trois dernières classes de l’école élémentaire (CE2-CM1 et CM2), le CE2 est dorénavant intégré au cycle 2 et la classe de 6ème au cycle 3. Ce dernier conjoint donc les deux derniers niveaux de l’école primaire et la première classe du collège (élèves de 11-12 ans) avec l’objectif de faciliter la transition entre l’école, où les élèves ont un·e seul·e enseignant·e, polyvalent·e, et le collège où les enseignements sont dispensés par les différent·e·s spécialistes d’une discipline. La seconde nouveauté concerne les objectifs assignés à l’enseignement de la littérature puisque celui-ci vise des enjeux de «formation littéraire» et de «formation personnelle» (Brinker & Di Rosa 2018).
Au regard de cette double évolution, nos hypothèses sont que, d’une part, même si un programme commun couvre l’ensemble du cycle, les pratiques sont différentes suivant les structures: l’école (niveau primaire) vs le collège (niveau secondaire I) ; d’autre part que les pratiques sont différentes suivant le genre littéraire2 auquel appartient l’œuvre (ou l’extrait) lue.
L’essentiel du recueil de données s’est déroulé en 2017-2018. Des enseignant·e·s volontaires3 (12 en CM et 7 en 6ème) sont répartis en binômes. Une œuvre littéraire, choisie par les chercheur·e·s, leur est imposée ainsi qu’un extrait. Aucune induction didactique n’est donnée, et le projet de recherche est présenté de manière minimale. Seule la séance durant laquelle les classes lisent et étudient l’extrait est filmée (19 séances). À sa suite, un entretien d’auto-confrontation est mené avec l’enseignant·e (18 entretiens) ainsi qu’un entretien croisé entre les deux enseignant·e·s du binôme (5 entretiens). Les séances et les entretiens ont été retranscrits.
Ce matériau a nourri un stage de formation4 se déroulant en février 2018 et auquel certain·e·s enseignant·e·s ont participé. Durant deux jours, nous sommes revenus sur le projet de recherche, avons relu les textes et analysé les pratiques observées. Le stage a été filmé et les échanges retranscrits.
La spécificité du projet tient à sa dimension interdisciplinaire qui permet une multiplicité de regards croisés. Le collectif de chercheur·e·s regroupe en effet des didacticien·ne·s de la littérature, des linguistes et des spécialistes des gestes professionnels et de l’analyse de l’activité. Nous essayons ensemble de comprendre comment la lecture et l’appropriation des textes littéraires (en tant qu’objets sémiotiques et/ou culturels et/ou esthétiques et/ou scolaires et enjeux d’apprentissages) participent des préoccupations des enseignant·e·s, de manière éventuellement différenciée, suivant le niveau (CM ou 6ème) et le genre littéraire du texte. La pluralité de ces points de vue enrichit, dans différents temps du projet, les échanges entre terrain et recherche.
Dans la classe de littérature, «la lecture (de manière littéraire) d’un texte (réputé) littéraire» constitue l’objet à enseigner (Ronveaux & Schneuwly 2018 : 90). «L’objet enseigné est […] le résultat sans cesse retravaillé de l’action de l’enseignant, suivant sa propre logique, articulé continuellement à cette autre action, l’apprentissage scolaire, qui suit la logique des élèves» (Schneuwly 2009 : 24).
Nous considérons que la lecture professionnelle de l’enseignant·e se situe à l’interface de l’objet à enseigner –le texte donné à lire– et de l’objet enseigné –le texte lu. Et pour l’appréhender, nous convoquons le concept de «texte du lecteur».
1.2. « Le texte du lecteur »
Dans le champ de la didactique de la littérature, le «texte du lecteur» est un concept usuel depuis qu’en 2008, un colloque lui a été consacré, lequel a donné lieu à deux publications (Mazauric, Fourtanier & Langlade 2011a ; 2011b). Dans le premier de ces volumes, Vincent Jouve propose une clarification du concept qui, selon lui, peut avoir deux sens possibles, celui de «compétence» ou celui de «performance». C’est la première acception que lui donnent Barthes dans S/Z (1970), Otten (1987) parlant des «codes» du lecteur, Eco (1985) de «l’encyclopédie du lecteur» ou Dufays des «systèmes de savoirs» du lecteur (1994). La seconde acception renvoie au résultat de la lecture, à la recréation toujours singulière et toujours originale que représente toute lecture. C’est la conception que l’on trouve chez Bellemin-Noël : «le trajet de lecture qui est tissé de la combinaison fluctuante de la chaine de ma vie avec la trame des énoncés une fois pour toutes combinés par l’auteur mériterait d’être appelé texte» (2001 : 21) ou chez Pierre Bayard : «le texte se constitu[e] pour une part non négligeable des réactions individuelles de tous ceux qui le rencontrent et l’animent de leur présence» (1998 : 130).
Pour autant, si l’on reprend ces discours relevant du champ de la théorie de la lecture, il existe aussi des convergences et l’on peut considérer que pour Barthes, Eco, Otten, Dufays, Jouve, Bellemin-Noël et Bayard, il y a bien toujours un texte à lire, des compétences et une performance.
Pour ce qui concerne le texte à lire, si Jouve affirme qu’«il existe ne serait-ce qu’au niveau dénotatif un contenu objectif que l’on peut toujours reconstruire» (Jouve 2011 : 59), Otten parle lui de «lieux de certitude», Dufays, reprenant la proposition d’Hamon (1977 : 264), préfère la notion «d’éléments de lisibilité». Mais nous avons noté que Bellemin-Noël affirme bien qu’il existe une «trame des énoncés une fois pour toutes combinés par l’auteur». Quant à Bayard, dans la préface au volume Texte du lecteur et dans la veine de «fiction critique» qu’il affectionne, il se demande si Julien Sorel était noir. Mais il prend bien soin de conclure, à propos de cette lecture, «si elle est énoncée par quelqu’un qui n’a jamais lu Stendhal, il y a toutes les chances qu’il s’agisse d’un contresens par rapport à ce que dit le texte et ce qu’a voulu faire Stendhal» (2011 : 15). Autrement dit, le texte à lire existe et ses droits ne peuvent être ignorés, comme l’écrit Eco: «l’univers du discours intervient pour limiter le format de l’encyclopédie» (1985 : 74).
Pour ce qui concerne les compétences du lecteur, la différence tient à la nature de ce avec quoi le lecteur lit5. Au «lecteur-texte» d’Otten, aux codes et encyclopédie d’Eco, Barthes ou Dufays répondent la «chaîne de ma vie» (Bellemin-Noël 2001: 21), l’inconscient (Bayard 2011; Bellemin-Noël 2001), les «angoisses, fantasmes, rêveries […] la part de subjectivité» (Bayard 2011 : 15).
Pour ce qui concerne la performance, il y a bien, selon Jouve, un «résultat de la lecture» (Jouve 2011 : 52), un «trajet de lecture» (Bellemin-Noël 2001 : 21), voire une recréation originale comme le propose comme le propose Marc Escola (2003) dans la perspective tracée par Michel Charles (2003).
On peut donc considérer que, dans le champ des théories de la lecture, il existe un certain nombre de convergences et que finalement, c’est l’accent mis sur tel ou tel aspect de l’activité de lecture avec plus ou moins de virulence (Jouve) ou de malice (Bayard) qui diffère, eu égard à des finalités liées aussi aux situations dans lesquelles la lecture s’exerce et le discours sur la lecture s’énonce6. Comme l’écrit Bayard, «Tout accès à un texte est marqué en profondeur […] par la situation de celui qui le rencontre» (Bayard 2011 : 14).
1.3. Le « texte du lecteur » dans la classe
Sur la base des travaux des didacticiens du sujet lecteur (Rouxel & Langlade 2004), le concept de TdL a été introduit dans le champ de la didactique (Mazauric, Fourtanier & Langlade 2008a ; 2008b). Dépassant la simple métaphore, il va souvent devenir un objet à produire, un véritable «texte écrit […]mettant en jeu une expérience subjective de lecture» (Fourtanier 2017 : 79). Dès lors, le «texte du lecteur» relève assez largement des «écritures de la réception» (Le Goff & Fourtanier 2017). Dans cette logique, il s’agit plus de faire advenir le TdL que de le mettre au jour. Nul doute que les dispositifs mis en place amènent un TdL différent de celui que la simple lecture aurait généré. Gagnant en efficacité ingénierique, il perd cependant de sa pertinence conceptuelle car le texte du lecteur, «le résultat de la lecture» (Jouve) est, stricto sensu, un «texte fantôme, sans matérialité»7. Et, de fait, «la saisie du texte du lecteur n’est […] pas chose simple» (Goulet 2008).
Cependant, dans le cadre intersubjectif de la classe, ce texte fantôme se donne à lire, non pas dans sa matérialité et son intégralité, mais de manière indirecte et fragmentaire, à travers les énoncés langagiers, ceux-ci devenant «l’ensemble des données permettant la description de l’activité réelle de lecture sous un vocable commun et unique»(Louichon 2016: 392).
En situation scolaire, le texte à lire va générer plusieurs textes du lecteur: celui de l’enseignant·e, celui de chacun·e des élèves ou «textes singuliers»(Goulet 2011 : 65-66), celui de la classe ou «texte commun»(Goulet 2011: 65).
Notre propos est maintenant de réfléchir à ce que peut signifier «texte du lecteur» en situation d’enseignement/apprentissage de formation à la lecture littéraire.
Nous considérons que dans cette situation co-existent ou peuvent co-exister parallèlement et/ou chronologiquement:
- Un texte (à lire).
- Un «texte du lecteur de l’enseignant». Il s’agit de ce texte que l’enseignant donne à lire à ses élèves, ce jour-là, en fonction (entre autres) des compétences supposées de ses élèves et de ses objectifs. Ainsi, à partir du texte mais aussi de la situation, l’enseignant va supposer des lieux de certitude ou des îlots de certitude et des lieux de lisibilité ou d’illisibilité. Il va aussi (éventuellement) neutraliser des lieux d’incertitude, voire des lieux de certitude. Dans une classe, le support de lecture du texte, les activités proposées aux élèves, les interactions sont des révélateurs de ce «texte du lecteur de l’enseignant», que l’on peut aussi désigner comme «le texte donné à lire aux élèves». Et d’une certaine manière, ce texte-donné-à-lire-aux-élèves programme sa réception, un peu comme un texte programme son Lecteur Modèle. Le TdL de l’enseignant est le résultat de sa lecture professionnelle.
- Un «texte du lecteur de chaque élève». Les lieux de certitude ou d’incertitude, les îlots de lisibilité ou d’illisibilité vont plus ou moins coïncider avec les suppositions de l’enseignant·e. Les élèves vont investir de manière singulière le texte. Ce sont les diverses tâches réalisées par les élèves et les interactions qui vont révéler les performances théoriquement et potentiellement toutes différentes des élèves. Ces «textes du lecteur de chaque élève» vont co-exister dans la classe même s’il est difficile d’y accéder.
- Un «texte du lecteur de la classe». Il s’agit d’une performance de lecture acceptable pour chacun·e et acceptée par tou·te·s. Elle constitue une forme de stabilisation du texte donné à lire aux élèves. Elle peut s’énoncer en cours de séance mais relève souvent du bouclage, voire de l’institutionnalisation.
Nous faisons l’hypothèse que la centration sur ces divers textes ainsi définis est un outil théorique susceptible de nous aider à décrire et comprendre ce qui se passe dans la classe de littérature, particulièrement du point de vue de l’enseignant·e.
2. Analyse d'une séance de littérature
Pour décrire avec précision ce que nous pouvons observer et comprendre, nous choisissons de restreindre l’analyse à une seule classe. Il s’agit d’une classe de 6ème d’un collège d’une petite ville des Pyrénées Orientales. Les élèves appartiennent à un milieu socio-professionnel hétérogène. L’enseignante a dix-huit ans d’expérience mais n’a jamais exercé de fonction ou de mission de formation. Elle construit ses séquences et séances de littérature conformément aux prescriptions officielles sans problème notable. Nous avons choisi cette séance car les TdL y sont lisibles, particulièrement le TdL de la classe que l’on a parfois du mal à identifier dans d’autres séances. Autrement dit, le choix de cette classe relève de préoccupations méthodologiques, il ne prête à cette séance aucun caractère exemplaire ou représentatif. Il vise à permettre l’exploration théorique proposée.
2.1. Le texte à lire
Il s’agit d’un extrait de la pièce de théâtre Le Petit Chaperon Uf, de Jean-Claude Grumberg, auteur présent dans les listes de cycle 3 depuis 2002 (annexe 1). La pièce est parue en 2005 chez Actes Sud et est rééditée dans la collection «Étonnants classiques collège» chez Flammarion en 2015, dénotant ainsi son actuelle légitimité scolaire. Réécriture du célèbre conte, l’œuvre s’ouvre sur un court texte signé de l’auteur : «Connaître l’histoire, les histoires, la vraie Histoire, à quoi cela sert-il aujourd’hui? Sinon à alerter les chaperons d’aujourd’hui, à avertir les enfants que la liberté de traverser le bois […] n’est jamais définitivement acquise» (Grumberg 2005 :7). Le loup s’y nomme Wolf, porte un uniforme, s’exprime dans un français mâtiné d’allemand fortement stéréotypique8, interdit au petit chaperon de porter du rouge et, par la ruse, est sur le point d’arrêter la Mère-Grand. Tout cela jusqu’à ce que la petite fille refuse d’aller plus loin, l’oblige à cesser le jeu et à réintégrer «la vraie histoire» du Petit Chaperon Rouge9.
Par-delà son intérêt littéraire, cette œuvre a été choisie d’une part du fait de sa légitimité scolaire et d’autre part de sa plasticité au regard des objectifs potentiels des enseignant·e·s et des entrées du programme de cycle 3 (MEN, 2015). L’extrait sélectionné se situe au début de la pièce. La situation et les relations entre les personnages se mettent en place.
2.2. Le texte du lecteur de l'enseignante
Nous allons dans un premier temps tenter de mettre au jour ce texte que nous avons désigné comme «le texte donné à lire aux élèves». Ce texte-là peut être déduit et reconstruit à partir des activités proposées et du discours adressé aux élèves dans le cadre de la séance décrite en annexe 2 d’après la fiche de préparation de l’enseignante et les observations réalisées en classe.
Le tableau ci-dessous fait correspondre les éléments du texte donné à lire par l’enseignante et les moments de la séance, que l’on peut retrouver plus détaillés en annexe 2.
Éléments donnés à lire | Extraits du verbatim | Phase concernée |
Le texte est une réécriture du conte | Activité à faire antérieurement à la maison : points communs avec le conte | Phase 0 |
Projet de lecture : « Premièrement on va essayer, pour faire un point d’appui, de voir ce qu’on trouve comme différences entre ce texte et le Petit Chaperon Rouge (410) » | Début phase 1 | |
Synthèse écrite intermédiaire : « les différences avec le conte traditionnel » (122) | Fin de la phase 4 | |
Le loup incarne le fort et la petite fille le faible, mais elle résiste au loup et se moque même de lui | Problématique notée au tableau et lue par l’enseignante : « Donc, la question qu'on va se poser – quelles sont les ressources du faible pour résister au fort ? (1) | Phase 1 |
« vous avez bien perçu le rapport de force entre le loup … et la petite fille » (4), « elle se laisse pas faire … quand elle dit non, c’est non » (10) | Phase 3 | |
« Le Petit Chaperon Rouge se défend très bien » (70) | Phase 4.2 | |
Synthèse écrite intermédiaire (lecture du titre de la séance au tableau, à noter par les élèves) : « quelles sont les ressources du faible pour résister au plus fort ? » (122) | Phase 4.4 | |
« On verra comment, dans sa manière de se comporter, le Petit Chaperon Uf résiste à ce racket, à cette injustice, au comportement bête et méchant du loup » (154) | Phase 6 | |
(après lecture des élèves) : « vous avez montré que le Petit Chaperon Rouge était toujours agacé par le loup » (172) | Phase 7 | |
« Est-ce qu’elle se laisse faire la petite ? » (178) | ||
« Alors donnez-moi des exemples qui montrent qu'elle se laisse pas faire » (180) | ||
« Elle se moque un peu de lui ou pas ? » (186). | ||
« Moi, quand on lit le texte, j’ai l’impression que ce Petit Chaperon Uf il prend plus de place que celui qui est dessiné sur l’image. Vous trouvez pas ? » (188) | ||
Activité : Valider ou invalider une affirmation en justifiant par relevé dans le texte. Affirmation : « Le Petit Chaperon Rouge ne se laisse pas faire, elle est maligne, elle conteste ce que dit le loup » (189) | Phase 8 | |
« Elle est pas intimidée » (204) | ||
Bilan final oral de l’enseignante : « dans le langage théâtral, le loup est ridiculisé et la petite fille plus forte que lui, finalement, dans la manière de s’exprimer » (217) | Phase 9 | |
Le loup s’exprime dans un registre particulier | « Comment on appelle un registre de langue où on enlève certains mots ? » (44) | Phase 4.2.1 |
« Alors là est-ce qu'on pourrait relever une phrase qui montre qu'il a un langage soit brutal, soit incorrect et qu'en plus il est ridicule » (210) | Phase 8 | |
Le texte fait référence au contexte historique du nazisme | « Ça vous fait penser à un élément de l’Histoire qui s’est passé en réalité ? Un événement historique qui s’est vraiment passé où on obligeait les gens à porter des trucs jaunes (58) | Phase 4.2.2 |
« Oui, ça fait penser à la Seconde Guerre mondiale où les nazis, les Allemands […] les Juifs, ils devaient porter une étoile jaune » (68) | ||
« il y a un petit lien dans ce texte entre le conte traditionnel et l’événement historique » (68) | ||
(en allusion à la couverture du livre) : « Oui, il est habillé carrément comme les nazis. Dans l'illustration, c'est montré … il est habillé comme un officier avec un long manteau, des bottes, quelque chose de militaire » (188) | Phase 8 | |
Le texte est une parodie | « Comment ça s’appelait ce type de conte qui reprenait des éléments du conte et qui les transformait en étant comique ? » (74) | Phase 4.2.3 |
« Oui, … Donc ce texte c’est un peu pareil, c’est aussi une parodie (82). | ||
Synthèse écrite intermédiaire : « vous pouvez noter que ce texte est une parodie » (122) | ||
Le texte appartient au genre théâtral | Activité à faire antérieurement à la maison : « est-ce que vous pouvez me dire tous les éléments qui font que ce texte est du théâtre » (102) | Phase 4.4 |
« Là c’est du théâtre, à quoi avez-vous reconnu que c’est du théâtre ? » (102) | ||
Synthèse photocopiée des éléments caractéristiques du texte théâtral : « L'idée c'est qu'on prenne un petit bilan pour qu'on redise ce qu’on a dit sur le texte théâtral » (218) | Phase 9 |
Les données listées donnent forme et lisibilité au texte du lecteur de l’enseignante, autrement dit au texte donné à lire aux élèves, que l’on peut ainsi caractériser. C’est un texte littéraire qui fait écho à une mémoire didactique collective. En tant que texte théâtral, en tant que parodie et réécriture, en tant que texte relevant d’un registre de langue particulier, il permet potentiellement de réactiver des savoirs génériques, intertextuels ou linguistiques. Pour autant, ces dimensions ne sont pas centrales. De même, la référence historique, nécessaire pour que le lecteur comprenne l’allusion que l’on peut imputer à l’auteur est certes mentionnée, mais de manière marginale. Le TdL de l’enseignante porte sur les relations entre les deux personnages. Tout au long de la séance, le texte enseigné, celui que l’enseignante donne à lire à ses élèves, met en scène un loup ridicule et un Petit Chaperon Rouge moqueur.
2.3. L’accueil des TdL des élèves par l’enseignante
Dans la mesure où une partie importante de la séance relève du cours dialogué, les productions orales des élèves constituent le matériau à partir duquel l’enseignante produit un TdL de la classe, c’est-à-dire un TdL articulant le TdL de l’enseignant et le TdL des élèves dans une énonciation collective. Pour articuler un TdL de la classe qui ne se réduise pas à l’énoncé du TdL de l’enseignant, il faut que les élèves y mettent du leur et que l’enseignante noue l’ensemble.
On observera quatre configurations différentes :
a) Dans la première, TdL de l’élève et TdL de l’enseignante sont compatibles et celui de l’élève est intégré au TdL de la classe. Au début de la séance, l’enseignante demande de relever les points communs et les différences entre la version «connue» du Petit Chaperon Rouge et Le Petit Chaperon Uf :
17. Élève : Ça se passe dans la forêt ?
L’enseignante réplique :
18. Enseignante: Ça se passe dans…Hmm, ça se passe dans la forêt, c’est indiqué ou pas ? On sait pas trop. Mais t’as raison, il dit «Faire respecter loi dans bois parc jardin»11. J’y avais pas pensé mais ça indique, ça induit que ça se passe dans un parc. Bon, donc on retrouve les personnages, le contenu et puis le décor…
Ici le TdL de l’élève («Ça se passe dans la forêt?») réactive et oriente le TdL de l’enseignante («J’y avais pas pensé mais ça indique, ça induit que ça se passe dans une parc.») et peut devenir un élément du TdL de la classe («Bon, donc on retrouve les personnages, le contenu et puis le décor…»).
On voit comment fonctionne, entre acculturation scolaire (mettre les textes en réseau à partir d’un relevé d’indices) et caractéristiques du genre (l’utilisation du langage comme spécificité du théâtre), le jeu des sollicitations et des attentes entre les acteurs. Quand l’élève déclare: «Ça se passe dans la forêt?», il est difficile de savoir si l’élève répond à une question du type «Où se passe (traditionnellement) l’histoire du Petit Chaperon Rouge?» ou s’il a inféré le mot «forêt» de la formule utilisée par le loup dans la pièce : «bois parc jardin». Après une reprise dubitative («Ça se passe dans…Hmm, ça se passe dans la forêt, c’est indiqué ou pas? On sait pas trop»), l’enseignante valorise la réponse de l’élève. Elle agira de même avec une autre élève :
25. Élève : Ben que là elle est pressée alors que l’autre elle cueille des fleurs
26. Enseignante : Ah oui, très bien ! La petite fille est pressée, tiens j’avais pas pensé à ça, j’avais pas noté cette différence…
Dans ces deux cas de figure, les propositions des élèves sont explicitement ajoutées au TdL de l’enseignante. Elles sont accueillies positivement, valorisées et permettent aussi de construire une représentation du TdL de la classe effectivement nourrie des apports des élèves. Ici, le TdL de la première élève et le TdL de la seconde, qui ne contreviennent pas au TdL de l’enseignante, sont intégrés au TdL de la classe: il s’agit ici de lire le Le Petit Chaperon Uf comme une réécriture du Petit Chaperon Rouge.
b) La deuxième situation exemplifie un moment où TdL de l’élève et TdL de l’enseignante sont compatibles (le TdL de l’élève est acceptée par l’enseignante) mais le TdL de l’élève n’est pas intégré au TdL de la classe. La question de la référence historique, on l’a vu, est fortement minorée dans le TdL de l’enseignante. Et elle n’est pas présente dans les propos des élèves sauf à la fin de la séance, quand les élèves ont le livre entre les mains. L’échange s’instaure d’ailleurs à l’initiative d’un élève.
187. Élève : [montrant une illustration du livre] Madame, il est habillé un peu comme les nazis.
188. Enseignante : Oui, il est habillé carrément comme les nazis. Dans l'illustration, c'est montré … il est habillé comme un officier avec un long manteau, des bottes, quelque chose de militaire. Moi quand on lit le texte, j'ai l'impression que ce Petit Chaperon Uf il prend plus de place que celui qui est dessiné sur l'image – vous trouvez pas ? Alors, avant de mettre … Enfin vous collez votre petit texte et vous mettez … Qui est fort qui est faible, finalement. On colle ça et on se dépêche, allez !
Dans cet échange, l’élève accède potentiellement à une lecture du texte prenant en compte la référence historique. L’enseignante, tout en validant sa lecture de l’image («Oui, il est habillé carrément comme les nazis. Dans l'illustration, c'est montré»), ne propose pas de lecture du texte et n’intègre pas le propos dans un TdL de la classe. Elle ignore le TdL de l’élève (Wolf est un nazi) et va lui substituer son TdL, qui s’exprime dans la suite de l’échange. D’une part, elle l’oppose à celui de l’illustrateur en affirmant une lecture singulière («Moi, j’ai l’impression»). D’autre part, elle institutionnalise la question du rapport fort/faible. La proposition de l’élève ne nourrit pas le texte collectif parce que le TdL de l’élève entre en concurrence avec le TdL de l’enseignante. Sans être totalement rejeté, cette interprétation n’est pas discutée, elle est ignorée, parce que ce qui importe pour l’enseignante –conformément à ce que l’analyse de son TdL nous a appris– ce n’est pas la référence historique mais le rapport fort/faible.
c) Dans la troisième situation, le TdL de l’élève devient le TdL la classe.
192. Enseignante : Bon, est-ce que ce texte il dit ça, est-ce qu'il met ça en scène12 ?
193. Élèves : Non.
194. Enseignante : Non, pourquoi ?
195. Élève : La loi déjà, c'est pas vrai …
196. Enseignante : Ah, c'est pas vrai, le loup en fait abuse de quelque chose. D'accord, moi je l'avais pas vu comme ça, pour moi dans le texte c'était vrai ça. Mais vous avez raison de dire que c'est plutôt aux yeux du loup … Le loup impose une loi injuste mais qui n'est pas la vérité. D'accord. Pourquoi pas. Donc on le souligne ou pas ?
197. Élèves : Non Oui
198. Enseignante : Vous vous l'avez souligné ? Moi je l'aurais souligné. Quand j'ai fait l'exercice, je l'ai fait comme ça dans ma tête. Mais vous vous le lisez autrement, vous voyez que les lois du loup sont … Pas des lois partagées par tous mais juste les siennes, finalement.
Autrement dit, le TdL de l’enseignante, la lecture programmée du texte est contredite par la lecture de l’élève qui affirme qu’il n’existe pas de loi et que le loup l’a inventée pour abuser la petite fille. «Vous le lisez autrement» dit l’enseignante, semblant attribuer à l’élève la capacité à mettre en mots le TdL de tous les élèves, lors même qu’en 197, on observe justement que les élèves ne sont pas tous d’accord. De fait, à la toute fin de la séance, un autre élève affirme: «Pour moi, il détient pas la loi parce que c’est une fausse loi».
Les deux entretiens permettent de revenir sur ce qui se passe à ce moment-là. Durant l’entretien d’autoconfrontation, l’enseignante propose une lecture du texte bien différente de celle qu’elle a acceptée: «La loi existe, affirme-t-elle, et il en est l'exécutant et il applique … Il est l'exécutant d'une loi injuste mais qui…». Elle continue: «Donc là c'est intéressant parce que, finalement, ils mettent en cause le bien-fondé d'une loi même si elle est injuste. Enfin, ils remettent en cause le système quoi? Donc moi je trouvais ça intéressant comme hypothèse, finalement, aussi dans leur bouche».
Dans l’entretien croisé avec une jeune enseignante de CM2, la question revient et l’on observe que dans les deux classes, les élèves ont dit la même chose : «son code d’Uf, c’est même pas une vraie loi, c’est lui qui l’a inventée». «J’avais l’impression, dit la professeure des Écoles, que cette loi, elle était tellement impensable et inimaginable pour eux». Mais l’enseignante de 6ème va plus loin :«C’est une façon de la désamorcer, de la mettre à distance. Comme insupportable. De pouvoir en parler d’une façon ou d’une autre». On comprend ainsi que l’enseignante valide la mécompréhension de l’élève en 196, soit en réécrivant son TdL («ils mettent en cause le bien-fondé d’une loi») soit en le justifiant («c’est une façon de la mettre à distance»). Dans le meilleur des cas, cette validation de la lecture de l’élève relève du malentendu et conduit au malentendu, pour ne pas dire au contresens.
Quoi qu’il en soit, c’est le TdL de l’élève qui devient TdL de la classe parce qu’il est compatible avec le TdL de l’enseignante. En effet, ce qui importe c’est le rapport fort/faible. Que le loup soit un nazi ou un escroc ne change finalement pas la donne.
d) Or, et c’est notre quatrième situation, il est assez évident que les élèves rechignent un peu à cette lecture. L’échange suivant intervient à la fin de la séance, juste avant le bouclage qui va s’effectuer par le biais d’affirmations qu’il faut valider ou invalider (annexe 2). Se formule par le biais de cette activité un discours commun, un TdL de la classe. Il n’est pas étonnant que l’enseignante veuille s’assurer de la compréhension de ce qui est orienté par son TdL.
172. Enseignante : Comment il apparait dans ce deuxième extrait ? Comment … Quels traits de caractère il a, quels défauts il a ?
173. Élève : Méchant.
174. Enseignante : Méchant, oui. Continue, explique pourquoi ?
175. Élève : Parce qu'il prend ce qu'elle veut donner à sa grand-mère.
176. Enseignante : Ok, d'accord. Voleur, méchant, ok. Alexandra ?
177. Élève : Ben en fait, il fait croire que … Au Petit Chaperon Rouge que le beurre c'est interdit et en fait il en profite pour … Il en profite pour manger …
178. Enseignante : voilà, pour son intérêt personnel, comme on dit. Très bien. Il fait vraiment … C'est vraiment un fort, mais il utilise pas sa force, son autorité pour le bien. Il utilise sa force, son autorité pour son intérêt personnel. Et est-ce qu'elle se laisse faire la petite ?
179. Élèves : Non.
180. Enseignante : Pas du tout. Alors donnez-moi des exemples qui montrent qu'elle se laisse pas faire.
181. Élève : Elle dit « non non non, c'est pour mère-grand ».
182. Enseignante : D'accord, donc elle se défend, elle défend son bien. Elle insiste euh … Elle se moque un peu de lui ou pas ?
183. Élève : Non.
184. Enseignante : Non ?
185. Élève : Elle est plutôt sérieuse.
186. Enseignante : Elle est sérieuse, donc elle se moque pas de lui ? Alors ça c'est un point qu'on va travailler.
Des répliques 174 à 183, l’enseignante valide les réponses des élèves par des «oui», «OK», «d’accord»… Un consensus s’opère autour du loup incarnant la force : «c’est vraiment un fort». La question concerne ensuite la manière dont réagit la fillette. Un nouveau consensus apparait concernant le fait qu’elle tente de se défendre «D’accord, elle se défend». En 182, l’enseignante pose la question centrale : «elle se moque un peu de lui ou pas?». Une élève répond clairement négativement et, malgré l’interrogation rhétorique de l’enseignante, développe son propos : «Elle est plutôt sérieuse». L’enseignante parait surprise de la réponse et nous sommes en toute fin de séance. Quoi qu’il en soit, on observe une forme de dissensus interprétatif que l’enseignante n’accepte pas. Le TdL de l’élève est ici incompatible avec le TdL de l’enseignante.
Si l’on se situe dans une perspective strictement pédagogique ou même didactique, il est difficile de comprendre pourquoi à certains moments l’enseignante accueille la parole des élèves et les engage dans une co-construction des significations tandis qu’à d’autres moments elle va l’ignorer ou même la rejeter. Le recours au concept de TdL permet de comprendre que l’enseignante accueille le TdL des élèves au regard de son TdL.
Mais l’orientation des échanges s’opère au risque, nous l’avons vu, du malentendu voire du contresens. Or, nous l’avons vu aussi grâce à l’entretien, ce contresens accepté («il a inventé la loi») ne l’est pas au regard de la lecture de l’enseignante. Elle-même lit parfaitement le texte («la loi existe, il en est l’exécutant, il l’applique»). On peut expliquer le phénomène parce que cette lecture-là («il est l’exécutant de la loi nazie») ne correspond pas au TdL de l’enseignante, dans le sens que nous avons proposé, c’est-à-dire du texte donné à lire aux élèves.
Ainsi, le recours au concept de TdL décliné dans ses trois modalités (TdL des élèves, TdL de l’enseignant·e, TdL de la classe) permet de comprendre ce qui se joue dans la séance. De manière plus hypothétique13, on peut envisager que le jeu entre les TdL soit une des pistes de compréhension de ce qui se joue dans la classe de littérature. La mise au jour du TdL de l’enseignant·e apparait alors comme une nécessité méthodologique.
Quoiqu’il en soit, nous proposons d’en tirer quelques éléments susceptibles de circonscrire les contours de la lecture littéraire professionnelle.
3. La lecture littéraire professionnelle
3.1. La gestion des TdL comme marqueur d’expertise
Les quatre situations décrites dans la séance analysée montrent que la lecture littéraire dans la classe engage la professionnalité de l’enseignant dans sa capacité à trouver ou non des compromis entre les différents TdL. Qu’il soit plus ou moins accepté et compatible avec le TdL de l’enseignant, c’est le Tdl des élèves qui conditionne la dynamique de la lecture. Autrement dit, c’est la prise en compte de la parole des élèves et la régulation de cette parole qui décide de la co-construction d’un TdL de la classe.
De fait, la lecture d’un texte littéraire en classe s’organise autour d’un ensemble de possibles : les possibles du texte (ce qu’il donne à lire), de l’enseignant·e (ce qu’il lit dans le texte et décide de mettre au travail dans la classe), des élèves (leurs propositions de lecture), de la situation de lecture (ce que les activités proposées à partir du texte et les interactions produisent). La gestion de ces possibles, plus ou moins ajustés et explicités, implique quatre niveaux d’expertise. Le premier consiste à avoir une lecture du texte et de son exploitation pédagogique et didactique la plus précise possible. Pour autant, le deuxième niveau d’expertise doit éviter d’imposer le TdL de l’enseignant·e car il vise d’abord l’émergence du TdL des élèves en anticipant les problèmes de compréhension, en ouvrant des espaces d’interprétation et de débat. D’où la difficulté, troisième niveau d’expertise, de mesurer précisément et constamment au cours de la séance les écarts entre le TdL de l’enseignant·e et le TdL des élèves et d’ajuster, quatrième niveau d’expertise, ces différents TdL par un jeu de valorisation, de refus ou de négociation pour parvenir à élaborer un TdL de la classe.
Cette expertise ne se réduit donc ni à une expertise littéraire, à l’instar de ce que proposait l’Association Française pour la Lecture (AFL) avec ses «lectures expertes», ni à une expertise pédagogique susceptible d’accueillir la parole des élèves. Elle opère à partir d’un savoir-faire didactique qui conçoit la lecture littéraire comme plurielle et située.
3.2. Les TdL… comme « possibles d’action »
Cette caractérisation nous conduit à faire trois remarques. La première consiste à reconnaitre qu’il est problématique de dissocier ou de prioriser la part proprement personnelle que laisse entendre l’expression texte du lecteur de… et la part scolaire, toujours dépendante d’un contexte de lecture fortement situé. Il nous parait difficile, au regard de l’analyse proposée, d’adhérer totalement à la proposition formulée par les promoteurs du concept de TdL en contexte didactique:
Pour ces derniers [les enseignants], il s'avère plus que jamais nécessaire d'admettre que les sujets lecteurs qu'ils sont investissent des parts notables de cette subjectivité dans leur pratique enseignante, apportant et fabriquant, dans l'espace intersubjectif de la classe et à travers les interactions vivantes qui s'y jouent, des textes de lecteurs dont il convient d'explorer la texture (Fourtanier, Langlade & Mazauric 2011 :13).
C’est précisément parce que l’espace est irréductiblement «intersubjectif» que dans l’entrelacs des «interactions vivantes», les «réalisations» effectives produisent certes des TdL mais des textes dont «les parts notables de subjectivité» se diluent dans ce qui apparait alors comme un interdiscours flottant (amalgame de TdL sans véritable cohérence, sans véritable partage, sans manifestation de l’intime), radical (seul s’éprouve et se vérifie le TdL de l’enseignant), coupé de toute subjectivité (le TdL de la classe comme institutionnalisation programmée) ou fédérateur (le TdL de la classe venant en quelque sorte subsumer toutes les subjectivités).
Le verbatim de la séance et des entretiens montre à quel point il est difficile d’isoler les traces d’une activité de lecture subjective contraintes du genre discursif scolaire auxquelles cette subjectivité est soumise (Maingueneau 1991).
Cela vaut pour l’enseignant : sa lecture subjective du texte (le rapport de force entre le loup et le Petit Chaperon Uf) influence, mais peut aussi être influencée par ce qui se passe en classe (le problème de la loi). Cela vaut aussi pour les élèves : leur lecture subjective influence et peut être influencée par les modalités du travail qui leur est proposé14.
La deuxième remarque met également en question la notion de sujet didactique. Parlant de l’élève, Reuter le situe «dans le système didactique, c’est-à-dire dans une relation explicite, formelle, institutionnelle, à des savoirs disciplinairement médiés par le maitre» (Reuter 2007 : 92). Reprenant cette définition, Daunay (2007 : 43) rappelle que «ce sujet ne saurait être un simple calque du sujet épistémique (concerné par le seul rapport au savoir) mais intègre d’autres dimensions, sociales, affectives, psychologiques, cognitives» et propose la notion de «sujet lecteur en didactique». Pour autant, faut-il s’en tenir à la seule emprise didactique? Même si l’on adopte cette conception intégratrice de la didactique, une séance de lecture littéraire, comme toute séance d’enseignement, comporte à côté des «déterminants didactiques» des «déterminants pédagogiques» (Mauroux, David & Garcia-Debanc 2015) impliquant différents niveaux de gestion, du temps, des tâches, du climat de classe, des interactions…, qui débordent la part didactique autant qu’ils impactent la formation des TdL.
La troisième remarque tient aux cadres théoriques mobilisés dans le projet TALC, qui ont comme objet l’analyse de l’activité. Il s’agit d’abord de penser avec Clot que «le réel de l’activité possède un volume dont l’activité réalisée par un opérateur n’est jamais que la surface» (2004 : 31), ce qui, sans l’annuler, limite toute interprétation sur la constitution de tel ou tel texte du lecteur. On peut aussi envisager la lecture littéraire comme «cours d’action» (Theureau 2004), combinant des actions individuelles de l’enseignant et des élèves soumises à des préoccupations –c’est-à-dire à «ce que l’acteur cherche à faire à un instant t», «selon ce qui fait signe pour lui»– et reconnaitre que «le lien entre l’accomplissement situé de l’action et ses composantes intentionnelles est conçu comme ouvert et indéterminé» (Veyrunes, Gal-Petifaux & Durand 2007 : 61), ce qui là encore fragilise une conception trop figée des textes de lecteur ou de la notion de sujet lecteur en contexte scolaire! On peut enfin souligner, s'agissant du texte de lecteur de l'enseignant et de la possibilité de définir le professeur comme «sujet lecteur professionnel», que ce texte est fortement dépendant de la manière dont la séance est menée et par conséquent dont l'action est, dans chaque situation de lecture, conceptualisée (Pastré, 2011 : 149-181).
Caractéristique de la lecture littéraire comme lecture professionnelle, la dynamique de l’activité résiderait donc bien dans l’articulation des «possibles d’action» (Veyrunes, Gal-Petifaux & Durand 2007 : 61) où s’originent les différents TdL, dès lors que chaque acteur adopte telle ou telle posture définie comme «schème préconstruit du “penser-dire-faire” que le sujet convoque en réponse à une situation ou à une tâche scolaire donnée», posture par conséquent «relative à la tâche mais construite dans l’histoire sociale, personnelle et scolaire du sujet» (Bucheton & Soulé : 2009 : 38).
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Annexe 1: Le Petit Chaperon Uf, J.-C. Grumberg, édition Flammarion « Étonnantissimes », p. 31-40
Demande en cours pour l'obtention des droits de reproduction auprès de la maison Flammarion.
Annexe 2 : Déroulé synthétique de la séance Le Petit Chaperon Uf, J.-C. Grumberg, édition Flammarion « Étonnantissimes», p. 31-40 – durée : 48 minutes.
La lecture analytique de l’extrait est la deuxième séance d’une séquence autour de l’entrée du programme « Résister au plus fort » menée au mois de janvier. Le titre donné par l’enseignante à la séance, « Le plus faible a des ressources », semble ouvertement programmatique. La fiche de préparation a pour objectif déclaré d’« observer comment le langage (genre théâtral) permet de mettre à distance la puissance mal placée du plus fort et de donner une place au faible » ; les compétences visées sont essentiellement liées à la découverte du genre hybride de l’œuvre : « lire et comprendre un texte théâtral / Se préparer à l’écriture théâtrale / Lire et comprendre une parodie ».
L’activité réalisée antérieurement à la maison par les élèves (phase 0) consiste en la lecture personnelle d’une partie de l’extrait (seule les pages 31- 34 ont été photocopiées) assortie de trois questions : il s’agit d’abord de retrouver les « ingrédients du conte dans ce texte et comment ils sont revisités » et de chercher dans un dictionnaire de langue vivante le « mot LOUP en anglais / allemand / catalan / espagnol » ; une question générale porte également sur le genre : « à quoi reconnait-on un texte de théâtre ? »
Déroulement de la séance :
Phase 1 – Présentation de la séance par l’enseignante. Le titre et la problématique apparaissent vidéoprojetés : « quelles ressources trouve le plus faible face au plus fort ? » – (1’) Tours de parole 1 à 2.
Phase 2 – Lecture oralisée (prise en charge par les élèves) de la première partie de la scène à « Qu’est-ce que mademoiselle Uf transporte dissimulé dans petit panier osier ? » – (2’) Tour de parole 3.
Phase 3 – Annonce par l’enseignante du déroulé de la séance autour de deux axes forts qui correspondent à un double projet de lecture : percevoir « les différences avec le conte traditionnel » et comprendre « comment s’organise le rapport de force entre les deux » personnages, premières questions portant sur les impressions de lecture des élèves sur les personnages – (2’) Tours de parole 4 à 10.
Phase 4 – Cours dialogué avec synthèse écrite intermédiaire sous la forme d’une prise de note partielle en fin de phase, retour sur le travail préparatoire réalisé par les élèves à la maison – (15’) Tours de parole 10 à 122 :
- 4.1 L’enseignante consigne et vidéoprojette les points communs et différences entre hypotexte et hypertexte au fur et à mesure des propositions des élèves (tours de parole 10 à 38) ;
- 4.2 À partir des réponses des élèves, l’enseignante oriente la réflexion des élèves sur trois points qu’elle commente : le langage de Wolf (4.2.1 tours de parole 39 à 56), le contexte historique (4.2.2 tours de parole 56 à 70) et la notion de parodie (4.2.3 tours de parole 74 à 82) ;
- 4.3 L’enseignante note au tableau blanc les propositions de traduction du mot « loup » dans différentes langues (tours de parole 84 à 102) ;
- 4.4 L’enseignante note au tableau blanc les caractéristiques de la forme théâtrale énumérées par les élèves (tours de parole 102 à 122).
Phase 5 –Réfléchir « mentalement » à ce qui va se passer après le passage (après la découverte de ce que cache le Petit chaperon Uf) et mise en commun – (6’) Tours de parole 122 à 157.
Phase 6 – Lecture oralisée (prise en charge par les élèves) de la suite de l’extrait après distribution du livre – (7’) Tours de parole 158 à 165.
Phase 7 – Cours dialogué centré sur les personnages (« langage » du loup, « traits de caractère », intentions, force / faiblesse) – (2’) Tours de parole 166 à 188.
Phase 8 – Activité, distribution d’une feuille comportant cinq affirmations, avec la consigne : « surligne celles qui correspondent bien au texte et recopie un exemple tiré du texte pour les justifier » – (11’ dont 6’ de recherche individuelle) Tours de parole 188 à 216.
Affirmations proposées par l’enseignante :
- Le Petit Chaperon fait partie d’un groupe, les Ufs, qui n’ont aucun droit
- Le Petit Chaperon ne se laisse pas faire : elle est maline, elle conteste ce que dit le loup
- Le loup intimide le Petit Chaperon qui n’a qu’une envie, fuir
- Le loup est méchant et bête ce qui est visible dans ses paroles : il est fort car il détient la loi mais l’utilise pour intimider et se satisfaire lui-même
- Le ton est comique : le loup est glouton, bavard, il s’exprime dans un langage brutal et incorrect
Phase 9 – (Après la sonnerie) Distribution d’une feuille photocopiée faisant la synthèse des éléments caractéristiques du texte théâtral, tentative avortée de bilan final oral de l’enseignante sur le rapport de force entre les deux personnages, prise de note du travail à faire pour le mardi suivant : « Imaginez quelques répliques de théâtre quand le loup arrive chez la mère-grand. Gardez le même ton. » – (2’) Tour de parole 217.
Pour citer l'article
Brigitte Louichon, Sandrine Bazile & Yves Soulé, "La lecture littéraire professionnelle : une configuration dynamique de textes de lecteurs", Transpositio, n°2 La circulation des savoirs: entre recherches et pratiques enseignantes, 2020https://www.transpositio.org/articles/view/la-lecture-litteraire-professionnelle-une-configuration-dynamique-de-textes-de-lecteurs
Voir également :
Introduction n°2 - La circulation des savoirs: entre recherches et pratiques enseignantes
Le présent numéro fait état de plusieurs études qui témoignent d’une circulation réussie entre la recherche et l’enseignement, au sein des approches didactiques de la littérature. Les disciplines didactiques, en raison de leur double destinataire – les praticiens de l’enseignement et les chercheurs –, sont enrichies par la collaboration possible de deux corps aux méthodes et aux finalités distinctes. Les textes présents dans ce numéro esquissent des solutions pour permettre la circulation des savoirs, en invitant les différents acteurs impliqués à dialoguer. Les modalités de ce dialogue convoquent dans ce numéro des apports prioritairement théoriques, pour recenser, décrire et analyser des pratiques enseignantes, dans un rapport d’égalité et de réciprocité{{Un prochain numéro de Transpositio, coordonné par Vincent Capt et Antje Kolde, traitera de la thématique de la circulation des savoirs, en privilégiant le point de vue des pratiques enseignantes : il portera plus spécifiquement sur les outils que les chercheurs et les enseignants ont mis en place pour concrétiser une forme de collaboration entre recherche et pratiques enseignantes.}}.
Introduction n°2 - La circulation des savoirs: entre recherches et pratiques enseignantes
Didactique de la littérature : quand théorie et savoirs pratiques contribuent à la construction des savoirs
Le présent numéro fait état de plusieurs études qui témoignent d’une circulation réussie entre la recherche et l’enseignement, au sein des approches didactiques de la littérature. Les disciplines didactiques, en raison de leur double destinataire –les professionnels de l’enseignement et de la recherche–, sont enrichies par la collaboration possible de deux corps aux méthodes et aux finalités distinctes. Les textes présents dans ce numéro esquissent des solutions pour permettre la circulation des savoirs, en invitant les différents acteurs impliqués à dialoguer. Les modalités de ce dialogue convoquent des apports prioritairement théoriques, pour recenser, décrire et analyser des pratiques enseignantes, dans un rapport d’égalité et de réciprocité1.
Quatre orientations ont été choisies par nos auteurs. La réflexion méthodologique autour de la notion de disciplinarisation de la didactique de la littérature en relation avec d’autres disciplines (notamment les sciences de l’éducation et la didactique du français) (Daunay); le parcours historique visant à redécouvrir et à discuter des pratiques enseignantes d’antan dans l’enseignement de la langue et de la littérature (Darme, Monnier & Tinembart pour le français langue première et Raimond pour le français langue étrangère); la convocation de savoirs en théorie littéraire mis à contribution de l’enseignement pour repenser les modèles d’analyse littéraire utilisés par les enseignant·e·s (Baroni); enfin la description d’une modalité de recherche collaborative entre chercheuses et enseignantes qui vise à analyser la mobilisation de la notion théorique de texte du lecteur dans les pratiques de classe (Louichon, Bazile & Soulé).
Du clivage à la circulation
Les articles sont issus d’une sélection de communications présentées lors des 19e Rencontres des chercheurs en didactique de la littérature qui se sont déroulées à Lausanne du 21 au 23 juin 2018. Partant du constat décrit par Bertrand Daunay et Yves Reuter (2008) qu’un malentendu historique existe relativement à la dimension praxéologique de la didactique, souvent ramenée à un avatar de l’applicationnisme, «entre les savoirs (construits ou convoqués) pour la recherche didactique (qui ne sont pas censés quitter le cadre théorique où ils prennent sens) et les savoirs pour l’enseignement» (Daunay & Reuter 2008 : 57), ce colloque visait à questionner les modalités qui permettent d’engendrer une circulation entre la recherche et les pratiques enseignantes.
Si un consensus existe sur les avantages d’un dialogue réciproque entre les deux corps professionnels, les résultats d’études récentes en didactique du français ont montré que peu de travaux de didacticiens sont exploités par les enseignant·e·s dans la classe de français (Garcia-Debanc & Dufays 2008 ; Chartrand & Lord 2013). Les résultats documentés par la recherche ne seraient que rarement lus par le corps enseignant et ne conduiraient guère à faire évoluer certaines pratiques considérées comme inefficientes. Inversement, certaines questions des enseignants n’intéresseraient pas les chercheurs, ou encore, les besoins identifiés par le terrain seraient parfois compris et traduits de manière erronée par la recherche, dont les réappropriations deviennent alors les réécritures infidèles des problèmes observés dans la classe.
Le risque d’un possible éloignement entre la recherche et la pratique nous invite ainsi à interroger ce qui permet et favorise la circulation des savoirs: au-delà des orientations, des finalités et des perspectives que se donne la discipline, quel partage de savoirs, de concepts, d’objets et de méthodes observe-t-on entre la pratique enseignante et la recherche en didactique de la littérature? Pour le dire autrement, si le lectorat escompté des résultats de la recherche en didactique de la littérature est composé autant de chercheurs et de chercheuses que d'enseignant·e·s, le lectorat réel des mêmes textes correspond-il à cette ambition?
Plusieurs indices nous ont effectivement laissé penser que ce double destinataire des recherches en didactique était parfois atteint, à différents niveaux, contribuant ainsi à créer les conditions d’une possible circulation. D’où notre volonté de questionner ces conditions mêmes, par l’analyse de leurs modalités, de leurs objectifs, de leurs réussites ou de leurs échecs. Les objets d’étude, s’ils ont été souvent définis par les chercheurs et chercheuses, sont de plus en plus choisis en fonction des tensions signalées par les enseignant·e·s, voire même déterminés avec ces derniers, équilibrant ainsi les dimensions théoriques et praxéologiques (Dufays 2001). Certains dispositifs de recherche, tels que la recherche-action (Kervyn 2011) ou la recherche orientée par la conception (Sanchez & Monod-Ansaldi 2015), associent les professionnels de l’enseignement et de la recherche à toutes les étapes du processus: organisés autour de problèmes identifiés par les enseignant·e·s, ces deux dispositifs articulent des phases de conception de séquences d’enseignement relatives à un objet de savoir, par exemple, et des phases de mise en œuvre, enrichies par une logique itérative et des analyses critiques censées faire évoluer la séquence d’enseignement vers une réponse au problème posé.
Autre exemple, les recherches théoriques en didactique de la littérature, qui ont dominé le champ disciplinaire depuis les années 1990, laissent la place, depuis une dizaine d’années, à des recherches qui s’intéressent plus intensément aux pratiques réelles et non plus seulement aux pratiques déclarées ou supposées (Daunay & Dufays 2007 ; Dufays & Brunel 2016): les recherches dites descriptives se posent en condition nécessaire pour réfléchir, de manière pertinente et scientifique, aux enjeux de la didactique de la littérature. Enfin, s’intéressant aux innovations pédagogiques et aux facteurs favorisant leur intégration heureuse en contexte scolaire, autrement dit au trajet d’un résultat de recherche à sa réappropriation dans la classe, Goigoux (2017) cite une étude anglo-saxonne (Tyack & Cuban 1995) qui définit un subtil équilibre entre la compatibilité de l’élément nouveau avec les schèmes professionnels des enseignant·e·s et l’efficience de l’intervention.
Dans les pistes esquissées pour que recherches et pratiques dialoguent, on peut en citer deux qui semblent tout particulièrement pertinentes pour notre problématique: la première consiste à «construire un partenariat structuré et soutenu entre les praticiens et les chercheurs» et la seconde propose de «partir des préoccupations des praticiens pour déterminer les problématiques de recherche» (Goigoux 2017 : 137). Ces principes recommandent de considérer les apports de chaque groupe d’acteurs comme d’égale valeur et de connaître le contexte et les exigences du terrain de l’autre, ainsi que de valoriser les démarches ascendantes, faisant émerger de nouvelles questions de recherche à partir des problèmes professionnels rencontrés par les enseignant·e·s.
À un certain niveau, donc, les conditions semblent réunies pour favoriser un partage de savoirs théoriques ou praxéologiques entre les enseignant·e·s et les chercheurs. Les contributions des 19e Rencontres des chercheurs en didactique de la littérature –dont ce numéro n’est qu’un petit aperçu– nous ont montré que cette circulation est possible, qu’elle est même déjà active à plusieurs niveaux et selon des modalités variées, et que les acteurs en présence la souhaitent et s’investissent pour la poursuivre.
Les articles qui suivent explorent et dépassent les écarts supposés entre les différents acteurs, contextes et visées du champ de recherche et permettent ainsi d’instaurer et d’analyser une circulation entre trois instances et trois groupes d’acteurs: les recherches en didactique des littératures, les recherches dans les savoirs fondamentaux en littérature et les pratiques enseignantes.
La question de la circulation entre recherche et pratiques enseignantes est posée d’emblée par le texte de Daunay, qui, en guise d’introduction au numéro, en élargit le point de vue à l’identité même de la discipline. Pour l’auteur, la question a accompagné de manière récurrente l’émergence et l’histoire de la didactique de la littérature, parce qu’elle participe à construire l’identité des didacticiens. Ainsi, Daunay interroge et contextualise l’autonomie de la didactique en décrivant ses relations à trois instances extérieures (les théories de référence, l’institution scolaire et la pratique enseignante). S’il montre successivement les risques d’une subordination aveugle à ces dernières, il évoque également l’intérêt d’une autonomie adéquatement pensée dans chacun de ces trois espaces.
Les deux articles suivants témoignent de l’importance de recourir à une perspective historique pour analyser textes, outils et moyens pour l’enseignement. L’article de Darme, Monnier et Tinembart met en relation les savoirs en littérature et les pratiques enseignantes et propose une analyse détaillée des moyens d’enseignement adoptés en Suisse francophone entre 1850 et 1930. À travers des citations des manuels de l’époque, il est possible de reconstruire les discours sur la littérature et sur son enseignement, leurs enjeux et leurs évolutions. Cette perspective historique permet de prendre conscience de l’origine des pratiques et des représentations encore actuelles concernant l’enseignement du français et son rapport au corpus littéraire, au moins celles qu’on peut inférer des outils et des prescriptions publiées.
Le texte de Raimond, inscrit en didactique du français langue étrangère, analyse les documents officiels et les descriptifs des programmes de formation conçus au sein du Bureau d’études pour les langues et les cultures (BELC), l’instance financée par le gouvernement français chargée de former les enseignant·e·s de français des Instituts internationaux de l’Alliance française. Il est possible ainsi de découvrir la place et le rôle de la littérature dans les enseignements du FLE, sa conception, la valeur qu’on lui attribue, et son rôle dans l’appropriation du français comme langue étrangère. En même temps, ces textes témoignent d’une circulation avérée entre les recherches en didactique du français langue étrangère et l’enseignement. Le FLE se révèle donc ici une discipline pionnière dans la circulation entre recherches et pratiques enseignantes.
L’article de Baroni problématise, quant à lui, une circulation entre des concepts de théorie de la littérature et la didactique, entendue à la fois comme pratique d’enseignement et comme champ de recherche. Le texte se fonde sur des outils de la narratologie contemporaine, notamment en revisitant les notions d’intrigue et de focalisation, appelant à les repenser tant au niveau de l’enseignement que de la recherche. Les dernières recherches en analyse littéraire sont ainsi mises au service des pratiques enseignantes, du renouvellement aussi bien des outils pour enseigner la littérature que des corpus littéraires.
Enfin, l’article de Louichon, Bazile et Soulé analyse la circulation entre la recherche en didactique de la littérature et l’enseignement à travers la description d’une recherche collaborative qui a concerné d’emblée des chercheurs et des enseignant·e·s. En partant de la notion de «texte du lecteur» et de l’analyse de sa mise en œuvre en classe, les auteurs ouvrent la voie à différentes manières de concevoir et de réaliser un enrichissement mutuel entre recherches et enseignement.
La question de la circulation des savoirs conduit à une pluralité d’interrogations que ce numéro ne fait qu'effleurer. Plusieurs autres questions restent ouvertes et mériteraient d’être approfondies. Celles-ci pourraient notamment porter sur les connaissances acquises sur les pratiques en classe, sur les questions que se posent les enseignant·e·s, sur la manière de construire une réelle collaboration dans la recherche ou encore sur les effets des dimensions plus administratives de l’univers de la recherche sur les questions des enseignant·e·s.
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Schneuwly, Bernard & Chistophe Ronveaux (2018), Lire des textes réputés littéraires : disciplination et sédimentation. Enquête au fil des degrés scolaires en Suisse romande, Bern, Peter Lang.
Pour citer l'article
Sonya Florey & Chiara Bemporad , "Introduction n°2 - La circulation des savoirs: entre recherches et pratiques enseignantes", Transpositio, n°2 La circulation des savoirs: entre recherches et pratiques enseignantes, 2020https://www.transpositio.org/articles/view/introduction-n-2-la-circulation-des-savoirs-entre-recherches-et-pratiques-enseignantes
Voir également :
Articulations entre pratiques et recherches en sciences du langage et didactique de la littérature dans la formation des enseignants de FLE
Alors que l’émergence d’une approche nouvelle – dite communicative – dans l’enseignement-apprentissage du français langue étrangère (FLE) succède, au début des années 1980, à des méthodologies centrées uniquement sur l’oral, le texte littéraire se trouve réintroduit en classe. Confrontés aux pratiques pédagogiques, les travaux scientifiques et didactiques menés sur l’enseignement de la littérature en FLE vont permettre une articulation entre la recherche et le terrain. Nous nous intéresserons plus précisément à celui de la formation continue, qui constitue un espace de rencontre(s) entre chercheurs et praticiens, à travers l’exemple du stage proposé par le Bureau d’études pour les langues et les cultures (BELC{{Le Bureau d’études et de liaison pour l’enseignement du français dans le monde (BEL), relevant conjointement de l’enseignement secondaire et du Ministère des affaires étrangères, fut créé en 1959 et dirigé par Guy Capelle (ce n’est que lors de son rattachement au Centre international d’études pédagogiques –CIEP, en 1966, qu’il prendra le nom de Bureau d’enseignement de la langue et de la civilisation françaises à l’étranger puis, en 1992, celui de Bureau d’études pour les langues et les cultures –Belc).
Articulations entre pratiques et recherches en sciences du langage et didactique de la littérature dans la formation des enseignants de FLE
Alors que l’émergence d’une approche nouvelle –dite communicative– dans l’enseignement-apprentissage du français langue étrangère (FLE) succède, au début des années 1980, à des méthodologies centrées uniquement sur l’oral, le texte littéraire se trouve réintroduit en classe. Confrontés aux pratiques pédagogiques, les travaux scientifiques et didactiques menés sur l’enseignement de la littérature en FLE vont permettre une articulation entre la recherche et le terrain. Nous nous intéresserons plus précisément à celui de la formation continue, qui constitue un espace de rencontre(s) entre chercheurs et praticiens, à travers l’exemple du stage proposé par le Bureau d’études pour les langues et les cultures (BELC1), opérateur légitime du Ministère de l’Éducation nationale français pour le FLE, qui propose depuis cinquante ans des modules de formation autour de la littérature à des enseignants exerçant auprès de publics variés (enfants, adolescents, adultes) pour qui le français n’est pas la langue maternelle ou première2.
Lieu de découverte de supports, d’outils, d’activités ou de méthodes pour ces formateurs, ce stage est également, pour ses animateurs, un lieu d’expérimentation qui permet d’éprouver leurs propositions pédagogiques à travers des simulations de pratiques. Lorsque ces «formateurs de formateurs» sont également des chercheurs qui s’intéressent à la didactique de la littérature, ces stages leur permettent alors de nourrir une réflexion théorique, de les aider à mieux saisir les interactions entre contextes variés d’enseignement (du FLE et/ou du Français Langue Seconde) et textes littéraires, grâce aux échanges avec les stagiaires (témoignages, comptes rendus d’expérience, etc.). Ils peuvent également leur inspirer des activités pratiques, esquissées au cours de la formation en collaboration avec les stagiaires, en lien avec les domaines scientifiques : linguistique, sémiotique du texte, stylistique, pragmatique de la lecture ou esthétique de la réception3. Quels liens existe-t-il entre les notions, concepts et théories que ces chercheurs-formateurs déclinent ou promeuvent dans les publications scientifiques de référence du champ auxquelles il leur arrive de contribuer et les propositions pédagogiques qu’ils préconisent durant leurs formations? Quelles sont les priorités que se fixent les «formateurs de formateurs» pour la sélection des supports littéraires (genres, auteurs, types de texte, etc.) et dans l’élaboration des activités pédagogiques proposées?
S’appuyant sur l’étude des programmes des stages du BELC, sur les articles, ouvrages écrits par les formateurs eux-mêmes et les chercheurs auxquels ils se réfèrent, notre analyse permettra de nous interroger sur l’évolution du choix des corpus littéraires au regard des pratiques que les formateurs du BELC préconisent et des références théoriques sur lesquelles ceux-ci s’appuient en sciences du langage comme en didactique de la littérature, depuis plus de trente ans.
1. Contexte et corpus de référence
Initialement «Institut de recherche en linguistique appliquée», le BELC, acteur incontournable dans le domaine de la formation de formateurs en FLE, crée, il y a cinquante ans, un stage d’été4 dont l’objectif consiste à présenter et promouvoir des pratiques nouvelles aux enseignants de français du monde entier. Né à Besançon, il a été itinérant, faisant le tour des universités françaises: transféré à Aix en Provence puis à Grenoble, à Saint-Nazaire, à Marseille Luminy, au Mans, à Strasbourg, à Caen et à Nantes. Fait marquant, des modules de formation centrés sur la littérature y ont toujours été dispensés, alors même que celle-ci se trouvait délaissée au fil des approches méthodologiques dominantes dans le champ du FLE, et dans les manuels (XX, 2018). Une littérature qui, bien que «tombée de son piédestal» n’aura pas vraiment «pour autant disparu de la réalité de l’enseignement», constataient déjà Denis Bertrand et Françoise Ploquin en 1988 (Bertrand, Ploquin 1988 : 2).
Pourquoi choisir la fin des années 1980 comme focale de départ de cette analyse? Ce choix s’explique légitimement par le tournant méthodologique qui s’opéra à une période marquée par l’avènement d’une approche communicative en didactique du FLE ; période particulièrement féconde en publications scientifiques autour de l’enseignement de la littérature et le retour du texte littéraire en classe et dans les manuels de langue qui se réclament de cette nouvelle approche. Alors qu’une première méthodologie (XVIe siècle – 1950) dans l’histoire de la didactique du FLE avait privilégié l’écrit et le texte littéraire, en particulier en favorisant un enseignement grammatical, les méthodologies qui lui ont succédé (audio-orales, audio-visuelles et structuro-globales audio-visuelles), centrées sur le développement de compétences orales, ont renoncé à la littérature. Il faudra attendre les années 1980 et l’avènement d’une nouvelle méthodologie, l’approche communicative qui développe une compétence de communication orale et écrite, pour que soit réhabilité le texte littéraire. Il entre alors en concurrence, comme support d’apprentissage, avec d’autres documents, dits «authentiques»5, issus le plus souvent de la vie quotidienne (articles de presse, publicités, recettes de cuisine…). C’est dans ces conditions que se trouvera réintroduit le texte littéraire, permettant de «développer la compréhension de l’écrit et comme déclencheur de l’expression orale», alors même que celui-ci était considéré jusqu’à la fin du XIXe siècle, comme un corpus idéal «véhicul[ant] la norme, réuniss[ant] les objectifs linguistiques, rhétoriques et culturels d’un enseignement qui favorisait l’écrit, et offrait un regard intériorisé sur la civilisation française» (Cuq 2003 : 158).
Dans la mesure où l’histoire du stage du BELC se confond avec l’évolution de la recherche en didactique du FLE6, on peut poser l’hypothèse que les formations proposées auront été un terrain privilégié de réflexions, d’expérimentations et de confrontations entre la recherche en didactique du FLE et ses praticiens, sachant que les linguistes et «méthodologues» y intervenaient souvent en qualité de formateurs et même parfois de «formés» ; ce stage accueille non seulement des enseignants mais aussi des conseillers pédagogiques, coordinateurs institutionnels et universitaires français et étrangers7. Il s’agira d’analyser les initiatives adoptées par les formateurs, dans leur tentative de répondre aux besoins ou attentes des enseignants de FLE, à partir des contenus et objectifs des modules de formation dispensés dans les stages d’été du BELC depuis 1988 jusqu’à 2018, mais aussi des supports de formation, bibliographies et articles rédigés par les formateurs eux-mêmes dont certains revêtaient par ailleurs la «casquette» de chercheur en sciences du langage, spécialiste de littérature ou didacticien.
Pour interroger le lien entre recherche et application, deux ouvrages écrits en grande majorité par les animateurs des deux principaux centres de recherches pédagogiques et linguistiques (le BELC et le CRÉDIF8), «orchestre[ront] l’actualité de réflexions qui font pressentir des lignes de forces susceptibles d’ouvrir à la littérature les voies d’une légitimité renouvelée en didactique des langues» (Bertrand & Ploquin 1988 : 2) à partir des années 1980 et continuent d’ailleurs à faire référence aujourd’hui en didactique du FLE. Cités par les formateurs dans leur bibliographie9, dès le début des années 1990 (M1, M2, M3), il s’agit de l'ouvrage coordonné par Jean Peytard (Littérature et classe de langue, français langue étrangère, 1982) et du numéro spécial du Français dans le monde, Recherches et applications («Littérature et enseignement. La perspective du lecteur», coord. Denis Bertrand et Françoise Ploquin, 1988).
Dès octobre 1978, le CRÉDIF ouvre un champ de recherche sur l’enseignement de la littérature en classe de FLE. Sur un projet de Louis Porcher et de Jacques Cortès, un séminaire dont la direction est confiée à Jean Peytard se tiendra mensuellement durant trois années, ayant pour but «de parvenir à comprendre plus clairement la place et la fonction de la littérature dans l’enseignement du FLE» (Peytard 1988 : 10). Il donnera lieu à la publication, en 1982, de l’ouvrage, Littérature en classe de langue, «produit d’une équipe de chercheurs appartenant au CRÉDIF et au BELC, ainsi que le résultat d’une réflexion collective» (Ibid.). Coordonnée par J. Peytard, de l’université de Franche-Comté, cette publication accueille les contributions d’universitaires qui vont participer à la constitution de ce champ du FLE comme Henri Besse, Daniel Coste ou encore Louis Porcher.
Après une description de la place actuelle du littéraire dans les ensembles pédagogiques, les méthodes d’enseignement et les choix d’apprentissage, la deuxième partie de cet ouvrage pose un regard plus sociologique et étudie des discours d’enseignants sur leurs pratiques. Enfin, une troisième partie, propose divers instruments et exemples d’analyse sémiotiques pour une pratique des textes littéraires en classe de langue, du poème à la nouvelle et au roman. (Peytard 1982a : 4e couv.)
On retrouve également dans le Numéro spécial du Français dans le monde une partie des chercheurs ayant contribué à l’ouvrage de 1982: Henri Besse, Jean Peytard mais aussi Denis Bertrand qui est, comme Marie-Laure Poletti, formateur dans le stage du BELC.
L’axe directeur de cet ouvrage est le contact entre le texte et son lecteur. Autour de cet axe, les notions clés utilisées par les auteurs sont celles de «culture», de «plaisir du texte», de «sujet lecteur» et d’«intersubjectivité», rappelant et soulignant que cette méthodologie en vigueur plaide pour la «centration sur l’apprenant», qui cesse d’être perçu comme un simple objet de formation, mais comme un acteur de son apprentissage. Les théories convoquées sont la «pragmatique de la lecture, l’esthétique de la réception et la sémiotique du texte» (Bertrand, Ploquin 1988 : 3).
Notre corpus de références théoriques est également composé d’articles rédigés par des formateurs au BELC, comme M.-L. Poletti10 qui sont pour certains devenus des universitaires (Abdelmadjid Ali Bouacha, D. Bertrand) mais aussi d’écrits de chercheurs cités en bibliographie dans les programmes des modules sur l’enseignement de la littérature en FLE qui n’ont pas - ou furtivement — participé au BELC, à l’instar de Francine Cicurel11. Plusieurs articles publiés dans la version du Français dans le monde destinée aux enseignants de FLE ont été convoqués dans la mesure où les personnels de rédaction faisaient partie du BELC, mais «[…] avai[ent] une très large autonomie pour qu[e la revue] ne soit ni l’expression officielle, ni l’organe du BELC ; et pour qu’elle s’ouvre à tous les courants, à tous les groupes travaillant sur la didactique du français» (Debyser 2007 : 14).
2. Des modules centrés sur le choix des supports littéraires
2.1. Des classiques aux œuvres contemporaines
Outre la question des pratiques pédagogiques à partir des textes littéraires, celle du choix du corpus apparaît comme centrale dans l’ensemble des formations qui semblent naviguer entre deux visions : une perspective ségrégationniste qui repose sur un corpus exclusif, ancien et stable et une perspective intégrationniste qui accueille des textes d’appartenance générique variée, de différents siècles et prend en compte la littérature dans sa sphère de production large. Le chercheur J.-P. Goldenstein en résume ainsi les enjeux qui pourraient correspondre aux questions que semblent se poser les formateurs du BELC :
Notre enseignement va-t-il s’attacher à la transmission d’un corpus reconnu qui répondrait à une sorte de SMIG culturel? Un Savoir Minimum Intellectuel Garanti donc. Privilégierons-nous les grandes œuvres du passé jugées incontournables, l’étude des Grandes-Têtes-Molles pour parler comme Isidore Ducasse*12, ou bien tenterons-nous d’aborder des productions moins valorisées mais reconnues elles aussi comme littéraires? (Goldenstein 1991 : 5)
Après une période durant laquelle la littérature est présentée dans sa généralité - on remarque d’ailleurs que les termes de «littérature», «texte littéraire» (M4, M1, M5, M6, M7) sont les dénominations privilégiées dans les titres des modules des années 1980 et au début des années 1990 -, des genres littéraires spécifiques vont peu à peu apparaître avec un accent mis sur la littérature contemporaine notamment à travers des modules qui lui sont exclusivement consacrés (M8 à M12). On relève ainsi, au fil des années de nouveaux supports, parfois destinés à un public spécifique, alors que l’offre de formation du BELC se diversifie et se précise à travers un nombre croissant de modules. Certains formateurs mettent l’accent sur les genres canoniques (poésie, théâtre, roman (M1 et M13)) et des sous-genres (contes, le genre autobiographique (M14, M15 et M16)), d’autres, moins nombreux, privilégient des mouvements littéraires (M17). Le recours à la littérature contemporaine ne s’accompagne pas pour autant d’une disparition des classiques. Certains formateurs les réunissent d’ailleurs sans les distinguer ou les hiérarchiser: des fragments de Chateaubriand, Flaubert et Zola côtoient ainsi un extrait du Chercheur d’or de Le Clézio et un texte de Sefrioui (M1).
Si certains modules restent exclusivement centrés sur la littérature patrimoniale, d’autres supports qui sont le plus souvent perçus comme paralittéraires font leur apparition comme la bande dessinée (M19) et la littérature de jeunesse (M20 à M24). L’introduction de ces deux corpus comme celui de l’album pour enfants s’explique par la présence des images qui en fait «un support motivant pour un public d’enfants ou d’adolescents» tout en facilitant l’entrée dans le texte et l’accès à son sens. Autres arguments invoqués : la littérature jeunesse «associe, le plus souvent avec beaucoup d’inventivité et de réussite, texte et illustration», et la brièveté de ses ouvrages offre «l’occasion d’aborder la lecture individuelle de textes complets» et représente une «passerelle» vers d’autres textes littéraires (M20).
En 1997, M.-L. Poletti plaide pour l’introduction de ce qu’elle nomme les «mauvais genres» littéraires en classe de FLE ; genres plébiscités dans ses modules du BELC «qui appartiennent à la littérature traditionnellement non reconnue par l’institution scolaire- littérature de jeunesse ou littérature policière par exemple». Elle justifie ce choix qui témoigne d’une conception «extensive»13et «intégrationniste» ou «relativiste» de la culture, considérant la littérature dans sa sphère de production large incluant aussi bien les genres mineurs que les genres traditionnellement reconnus : «parce que le " mauvais " livre peut, quelquefois, être le plus important pour déclencher un désir de lecture ou comprendre une autre culture» (Poletti 1997 : 38).
La tendance intégrationniste est accentuée par l’ouverture de certains modules à la littérature internationale. Si l’accent est effectivement mis sur les auteurs et textes français, certains formateurs élargissent leur corpus à celui des littératures francophones (M25 à M29) ou internationales traduites (M30), comme l’album pour enfant d’Anthony Brown, Une Histoire à quatre voix (M24).
Les termes «approches», «entrées», «panorama» (M19, 22, 31) présents dans le titre du module ou dans celui des différentes séances qui le composent dévoilent l’objectif que se fixent les formateurs en introduisant des supports littéraires variés. Leur priorité est de faire découvrir des textes méconnus par les enseignants notamment parce qu’ils ne sont guère diffusés dans les outils pédagogiques proposés par les éditeurs spécialisés en FLE : manuels de langue ou collections d’œuvres littéraires réécrites en français facile, dans une version abrégée adaptée aux différents niveaux linguistiques des apprenants de FLE14(M9 2000).
Plutôt que de se limiter à quelques textes, certains formateurs souhaitent présenter aux stagiaires un «large corpus d’ouvrages» (M20 1996). Ils ne se contentent pas toutefois de leur fournir une «banque de textes» (M16), mais cherchent à leur donner des éléments critiques sur un corpus contemporain qu’ils méconnaissent et pour lequel «les ouvrages de synthèse en langue française sont presque inexistants, [et] même les revues ne l’aident guère» (M8 1994) comme c’est le cas pour le Nouveau Roman durant les quinze dernières années (M11).
Tout en permettant de «mieux se repérer dans la littérature contemporaine», la visée du formateur est également d’inciter les apprenants, et peut-être les enseignants, à lire cette littérature qui n’est pas transmise dans les manuels, tout en s’interrogeant à partir de l’ouvrage de Pierre Bayard cité en bibliographie et paru l’année du module, «comment parler des livres qu’on n’a pas lus?» (M32)
Aider les enseignants à se détacher des manuels de langue apparaît comme une vocation partagée par les formateurs du BELC, comme le rappelle D. Bertrand évoquant un article marquant de F. Debyser en 1973 dans lequel était annoncée la mort du manuel de langue15. Dans le sillage de cet article16, les formateurs se démarquent des auteurs de manuels, qui introduisent le texte littéraire à un niveau intermédiaire ou avancé d’apprentissage, et invitent les enseignants à l’exploiter dès un niveau débutant (M30, M33, M34).J. Peytard prône également d’en faire usage «dès l’origine du cours de langue» car celui-ci constitue «un document d’observation et d’analyse des effets polysémiques» (Peytard 1982b : 102). Les formateurs critiquent parfois les dialogues fabriqués dans les manuels et incitent les enseignants à les remplacer par d’autres, issus de la littérature contemporaine «de bonne qualité, parfois aussi linguistiquement plus simples que ceux des manuels» (M35).
2.2. Du fragment à l’œuvre complète
Si, pour des raisons pratiques, qui relèvent à la fois de contraintes temporelles et de la tradition scolaire, certains formateurs privilégient le fragment, issu d’un roman moderne ou d’une pièce de théâtre, on perçoit également une volonté de renoncer au format scolaire du texte littéraire tel qu’on peut le trouver dans les manuels scolaires (c’est-à-dire à l’extrait d’une dizaine de lignes). Cette tendance fait écho aux préconisations d’Isabelle Gruca (2004) et de Francine Cicurel, chercheuses en Didactique du FLE qui plaident pour le recours au texte bref complet. Comme à une époque antérieure dans l’enseignement secondaire du français langue maternelle (FLM), dans le chapitre consacré à la lecture littéraire de son ouvrage Lectures interactives, F. Cicurel (1991) recommande aux enseignants de FLE de préférer aux «morceaux choisis» les «textes intégraux», non tronqués ou simplifiés, non détachés de l’œuvre, ne privant pas l’apprenant du début et/ou de la fin du texte. Elle se fonde alors sur les théories de la lecture –en particulier celle de la coopération du lecteur d’Umberto Eco– pour décrire l’implication du lecteur et les manières dont il participe à la construction du monde qu’il est en train de lire (Godard 2015 : 41). «Un véritable apprentissage de la lecture passe par une lecture intégrale afin que l’apprenant puisse suivre le déroulement du récit et s’appuyer sur les indices successifs du texte pour en voir la signification» (Cicurel 1991 : 130), explique-t-elle.
À la recherche de formats adaptés aux cours de français langue étrangère, l’utilisation d’œuvres littéraires brèves «dont la durée de lecture ne risque pas de démotiver l’étudiant comme pour le roman» (Cicurel 1983 : 62) sera privilégiée dans les stages du BELC (1992-1994 particulièrement).
Au-delà des extraits, des fragments pour lesquels «l’artifice scolaire» sera évoqué par I. Gruca et F. Cicurel, le livre représente également un support de choix pour les formateurs. «Lire un livre, c’est investir toutes nos habitudes et nos comportements de lecture, y compris les plus inavouables en situation scolaire : sauter des pages, aimer, ne pas aimer…» (M36)
Comparé à l’extrait qui, détaché de l’œuvre, prive le lecteur du début et/ou de la fin du texte, le livre représente un véritable document authentique qui, dès le survol de sa couverture, offre des informations précieuses sur l’œuvre, permettant d’anticiper son contenu et de faciliter l’entrée dans le texte. L’un des objectifs, qui représente parfois la visée principale du module, consiste à faire découvrir des textes, à permettre aux stagiaires de «se repérer dans le vaste champ de la littérature» mais la finalité première de la majorité des formations est en réalité d’ordre méthodologique. Il s’agit en effet de permettre aux stagiaires de construire des séquences pédagogiques autour d’un texte littéraire.
3. Les fonctions de la littérature
Jean Peytard explique en 1988 que «deux attitudes, adverses apparemment, mais en réalité complémentaires, font figure dominante dans le champ didactique de la littérature en classe de FLE : une ‶attitude fondatrice″ et des ‶attitudes libérées″» (Peytard 1988 : 12); ces deux attitudes se retrouvent dans les programmes du BELC à travers des propositions pédagogiques centrées soit sur le texte soit sur l’apprenant qui est perçu avant tout comme un lecteur ou un écrivain,voire un créateur.
3.1 Centration sur le texte comme document authentique et/ou objet d’analyse
«L’attitude fondatrice», la plus ancienne «est homologue absolument aux pratiques de l’école et de l’université françaises: la lecture est régie par l’exercice d’explication de texte; l’écriture, par celui de la dissertation.» (Peytard 1988 : 12). Dans ce sillage, certains modules affichent leur centration sur les exercices de lecture analytique issus de l’enseignement du FLM - l’analyse méthodique des textes ou du commentaire de texte -, avec pour objectifs d’«approfondir et [de] partager différentes méthodes d’analyse de textes littéraires» (M3) avec les stagiaires. Leur dessein est dès lors d’adapter ces exercices à l’enseignement du FLE. Une formatrice choisit d’«inscrire l’apprentissage de la grammaire dans les objectifs de lecture analytique» (M27), la décrivant dans son programme comme un outil souple et efficace. Une autre s’interroge sur la manière de l’évaluer et propose aux stagiaires d’élaborer un questionnement efficace.
Jusqu’au début des années 1990, on constate la prédominance de la linguistique et plus précisément de la sémiotique dans les modules centrés sur la littérature. Cette tendance fait écho aux principes partagés par Michel Benamou (1971), J.Peytard (1982a)et une grande majorité des auteurs ayant contribué au numéro spécial du Français dans le monde (1988).
Dès 1971, M. Benamou, dans ses propositions pédagogiques, mettait en garde les enseignants de FLE contre «la pédagogie d’autorité de l’explication de texte» en prônant une pédagogie de la découverte. Convoquant Greimas et proposant néanmoins de conduire une analyse structurale d’un texte, il évoquait «le ̏risque de dogmatisme̋ que courait l’enseignant en choisissant un texte n’ayant qu’une structure possible» (Benamou 1971 : 26-27). Quelques années plus tard, J. Peyard cherche également à se détacher de la pratique scolaire du texte littéraire en FLM en proposant pour l’enseignement du FLE une démarche de découverte fondée sur le repérage des «entailles»17 du texte, en lien avec les propositions didactiques de l’approche globale ou approche communicative de la lecture, exposées par Sophie Moirand dans Situations d’écrits en 1979. Centrée sur la sémiotique, la démarche de J. Peytard «n’est pas de conduire les praticiens à l’usage d’une méthode d’analyse du texte littéraire mais de les inciter à une réflexion –marquée par la prise en compte d’une sémiotique de l’écriture– sur la spécificité langagière de la littérature, pour trouver en elle un stimulant à pratiquer la langue en son fonctionnement optimal.» (Peytard 1988 : 11).
«L’attitude fondatrice» est plus rarement suivie par les formateurs du BELC que la deuxième attitude, qualifiée de «libérée», qui apparaît dans l’usage du texte littéraire comme «authentique» ou ressenti comme tel. Reprenant l’expression utilisée par J. Peytard dans l’ouvrage qu’il coordonne en 1982 et en 1988, certains formateurs (M37) considèrent le texte littéraire comme un «laboratoire langagier, où l’on a la chance d’observer et de comprendre ce que c’est qu’une langue» (Peytard 1988 : 11). Support prétexte à la réalisation d’activités «techniques» de la langue, il offre aux apprenants des modèles de régularité morphosyntaxique. Mais en le considérant comme «fournisseur de mots et de phrases, pour une exploitation du lexique et de la syntaxe», J. Peytard affirme que l’enseignant court le risque de le banaliser en en faisant l’égal de tout document non littéraire authentique (journal, affiche ou notice) que l’on sollicite «par extraction échantillonnée […] afin de soutenir une analyse de la langue. Ce faisant tout caractère propre du texte littéraire est gommé. Toute "littérarité" est occultée.» (Ibid. : 14). Appelée par l’auteur «effet réservoir», cette tendance que l’on retrouve fréquemment dans les manuels de FLE semble partagée par certains formateurs du BELC pour qui «le texte littéraire recèle des trésors langagiers que l’enseignant peut exploiter, même avec un public de débutants» et qui «utilise[nt] les genres littéraires les plus connus, non pour en étudier la spécificité, mais plutôt comme prétextes à un grand nombre d’activités de langue» (M33 2000).
De la même manière, le texte littéraire est également perçu comme un support permettant d’aborder des objectifs culturels et anthropologiques. Les formateurs le perçoivent comme un «miroir de la société» (M2), un «formidable réservoir de documentation culturelle» (Bertrand, Ploquin 1988 : 4). Certains d’entre eux choisissent ainsi des œuvres contemporaines (romans, BD ou littérature de jeunesse) parce qu’elles offrent «une vision de la société française» à une période donnée (M9 1999). Cherchant à multiplier les approches interdisciplinaires, ils s’appuient dès lors sur l’anthropologie culturelle ou suivent une approche sociolinguistique, «à partir des notions de dialogisme, d’hétérogénéité, de plurilinguisme, d’hétérolinguisme et de métissage textuel» (M28).
Outre l’effet réservoir, J. Peytard évoque «l’effet communion», autre conséquence de la désacralisation du texte littéraire qui repose sur la notion de plaisir. Dépouillée d’appareil pédagogique, non guidée par l’enseignant qui ne cherche pas à conduire une analyse de texte, la lecture du fragment littéraire représente un temps de repos pour les enseignants et de récréation pour les apprenants (Peytard 1988 : 14). Cette tendance se retrouve dans plusieurs manuels édités dans les années 1980 et 1990 qui proposent en fin d’unité un texte littéraire sans consignes ni questions ni activités, invitant ainsi l’apprenant à réaliser une lecture autonome proche d’une pratique privée, non médiatisée18.
3.2 Centration sur l’apprenant, pour le plaisir de lire, écrire et créer
Les formateurs choisissent le texte littéraire avant tout comme support pour mener des activités de lecture et travailler donc des compétences en «compréhension écrite». L’accent n’est ainsi plus mis sur le texte mais sur l’apprenant que l’enseignant doit «apprivoiser», dont il doit «soutenir la motivation» et la compétence de lecture sans oublier la compétence linguistique. Les approches proposées doivent avant tout faciliter la lecture, l’accès au sens (M6 1992).
Conformément à ce que recommande F. Cicurel dans Lectures interactives (1991), ouvrage fréquemment cité dans les bibliographies des formateurs, l’accent est mis sur l’apprentissage de «stratégies» pour apprivoiser «les obstacles, en particulier lexicaux, [qui] y sont effrayants» (M36). Alléger la lecture en donnant ou en faisant découvrir des indices visuels, la structuration du texte, la reconnaissance du thème permet de maintenir la motivation de l’apprenant, de le rendre actif car il coopère avec l’enseignant et avec les autres apprenants pour construire un sens. Déjà en 1979, S. Moirand dans Situations d’écrits encourageait les enseignants à offrir aux élèves les moyens de parvenir à une compréhension non pas exhaustive, mais globale du texte, reposant sur le repérage d’indices et non sur le déchiffrage intégral du document19 : jeux de rôles, simulations, dramatisations ou jeux de créativité langagière, notamment issus de l’Oulipo dont F. Debyser, formateur et directeur du BELC (1967-1987), était membre, car ils considèrent que ceux-ci peuvent servir les objectifs d’enseignement-apprentissage du littéraire en classe de langue.
Dans son célèbre article de 1973, F. Debyser défendait l’introduction d’«une pédagogie de la simulation» qui était alors peu familière des enseignants mais déjà présentée dans les formations du BELC car, «impliquante pour les participants», elle avait pour «but de permettre l’action (simulée) et l’expérimentation (réelle)» (Debyser 1973 : 67-68) en s’appropriant les situations de communication.
Dans la tradition des modules animés par F. Debyser, Jean-Marc Caré et Christian Estrade et dans le sillage de leurs publications20, un module de simulation globale21 adapté au fait littéraire en 2004 (M39) puis un autre, trois ans plus tard centré sur les jeux de rôle, sont ainsi proposés, ayant pour objectif de développer la créativité des enseignants face aux textes littéraires tout «en conservant une rigueur didactique», cherchant ainsi à concilier analyses littéraires et techniques de créativité en «montr[ant] que certaines techniques […] permettent, à travers la création de situations cadre, de désenclaver le littéraire de son académisme pour en faire un objet d’apprentissage vivant et interactif» (M40). Faire naître le plaisir d’apprendre apparaît également comme un facteur déterminant qui justifie l’utilisation des jeux de langage en 2001 (M41) comme en 2007 (M40).
Conclusion
En privilégiant une perspective intégrationniste plutôt que ségrégationniste par l’introduction d’œuvres contemporaines aussi bien que de classiques, de genres mineurs (bande dessinée, littérature de jeunesse, romans policiers…) et de genres reconnus, les formations dispensées dans les stages du BELC tout au long de ces trente dernières années auront, sans aucun doute, chercher à renouveler, à modifier les représentations parfois réductrices de la littérature et du traitement pédagogique qui en est fait dans les manuels de langue.
Si ces stages ont reflété les orientations didactiques qui étaient mentionnées dans les articles publiés notamment entre 1971 et 1991 en didactique de la littérature en FLE (accent mis sur la sémiotique littéraire à travers les écrits de J. Peytard et D. Bertrand, sur les théories de la lecture en FLE de S. Moirand ou F. Cicurel, et sur le plaisir de jouer et de créer en classe de langue défendu notamment par J-M. Caré, F. Debyser), il est plus difficile d’affirmer que c’est encore le cas aujourd’hui, notamment parce qu’il ne reste désormais de cet «Institut de recherche en linguistique appliquée», qu’un stage bi-annuel dans lequel peu de chercheurs interviennent. Au regard des bibliographies sur lesquelles s’appuient les modules de littérature actuels, on constate que des références très diverses sont centrées davantage sur les outils pour enseignants que sur les publications de chercheurs. La réflexion sur la didactique de la littérature est pourtant bien vivante comme en témoigne le numéro de Recherches et applications de janvier 201922. Les stages de formation en FLE sont aujourd’hui certes moins des lieux de circulation entre théories et pratiques, chercheurs et formateurs qu’il y a vingt ou trente ans ; mais cette circulation se déploie à présent au sein d’équipes de recherche, dans les universités, qui conduisent des projets collaboratifs avec les acteurs du terrain (enseignants, inspecteurs, conseillers pédagogiques, formateurs) et dans des espaces de dialogues comme les colloques scientifiques dédiés à l’enseignement/apprentissage des langues. Autrefois centrée sur l’enseignement du français langue première, conformément à son ancienne dénomination (DFLM), l’Association internationale pour la recherche en didactique du français (AIRDF) a accueilli, au fil des années, un nombre croissant de chercheurs en FLE dans les Rencontres des chercheur·e·s en didactique de la littérature qu’elle organise chaque année depuis 2000. Dans le cadre de recherches sur la formation des enseignants et en prolongement de notre étude, peut-être conviendrait-il de se focaliser désormais sur la manière dont l’expérience que les enseignants-stagiaires, de formations et de contextes divers internationaux, apportent dans la construction et le développement de ces stages, nourrit et/ou influence aujourd’hui l’articulation entre réflexions théoriques et pratiques de classes opérée par les «formateurs de formateurs».
Bibliographie
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Peytard, Jean (1982b), « Sémiotique du texte littéraire et didactique du F.L.E. », Études de linguistique appliquée, n°45, p. 91-103.
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Poletti, Marie-Laure (1997), « Ne lisez pas entre les lignes », Le français dans le monde, n° 290 « 1967-1997 : 30 ans de stages BELC », p. 37-38.
La lecture est également étroitement liée à l’écriture dans «un va-et-vient» (M22) où sont intégrées des activités créatives et artistiques comme la fabrication d’un livre destiné à la jeunesse (M21). Dans un autre module, l’objectif est en quelque sorte de désacraliser la littérature en découvrant et en acquérant «de multiples techniques d’écriture spécifiquement liées au roman, à la nouvelle, au conte, afin d’explorer sa propre créativité» (M7 2000). Des formateurs introduisent dans leurs modules différentes techniques de créativité{{«[…] cette créativité est devenue une sorte de label maison» pour D. Bertrand (Bertrand & Salabert 2018 : 47).
Pour citer l'article
Anne-Claire Raimond, "Articulations entre pratiques et recherches en sciences du langage et didactique de la littérature dans la formation des enseignants de FLE", Transpositio, n°2 La circulation des savoirs: entre recherches et pratiques enseignantes, 2020https://www.transpositio.org/articles/view/articulations-entre-pratiques-et-recherches-en-sciences-du-langage-et-didactique-de-la-litterature-dans-la-formation-des-enseignants-de-fle
Voir également :
La recherche de type collaboratif: un espace de formation à et par la recherche
La recherche qui fait l’objet de la présente étude, et que nous analyserons du point de vue du groupe formé par les enseignant-e-s, les enseignant.e.s-formateurs.trices et l’enseignante-chercheure qui la dirigeait, s’est déroulée pendant quatre ans, de 2009 à 2013{{Les réunions se sont tenues quatre ou cinq fois par année scolaire (dix-huit réunions avec toute l’équipe), pour une durée de trois ou quatre heures chacune.}}, dans le cadre de l’IUFM{{Institut Universitaire de Formation des Maîtres, devenu Espé (École Supérieure du Professorat et de l’Education) en 2013.}} de l’académie de Versailles. Sa visée consistait à expérimenter des démarches didactiques de lecture littéraire qui articulent écritures individuelles diverses de réception et échanges oraux collectifs sous la forme de cercles de lecture et/ou de débats interprétatifs.
La recherche de type collaboratif: un espace de formation à et par la recherche
La recherche qui fait l’objet de la présente étude, et que nous analyserons du point de vue du groupe formé par les enseignant.e.s, les enseignant.e.s-formateurs.trices et l’enseignante-chercheure qui la dirigeait, s’est déroulée pendant quatre ans, de 2009 à 20131, dans le cadre de l’IUFM2 de l’académie de Versailles. Sa visée consistait à expérimenter des démarches didactiques de lecture littéraire qui articulent écritures individuelles diverses de réception et échanges oraux collectifs sous la forme de cercles de lecture et/ou de débats interprétatifs. Elle a permis, d’une part, de mettre au jour les effets, sur les apprentissages des élèves, de ces démarches expérimentées dans les classes avant la publication des programmes français actuels des cycles 3 et 4 (MENESR 2015), et, d’autre part, d’identifier les gestes professionnels susceptibles de favoriser ces apprentissages. Elle a donné lieu à une publication collective en 2013, sous la direction de Sylviane Ahr : Vers un enseignement de la lecture littéraire au lycée –Expérimentations et réflexions, CRPD de Grenoble3.
Définissant et analysant les enjeux d’une recherche-action et ceux d’une recherche collaborative, Joëlle Morissette établit la distinction suivante:
La recherche-action consiste en une stratégie de changement planifié s’exerçant au cœur d’un processus de résolution de problèmes [Savoie-Zajc 2001], alors que la recherche collaborative renvoie plutôt à une démarche d’exploration d’un objet qui conduit à la coconstruction de savoirs autour d’une pratique professionnelle [Desgagné 1998]. (Morrissette 2013 : 36-37)
Selon cette définition, la recherche qui nous occupe se trouve à la croisée de la recherche-action –pour sa visée de transformation des pratiques enseignantes– et de la recherche collaborative –comme coconstruction de savoirs rapprochant monde de la recherche et monde de la pratique professionnelle autour de l’expérimentation des cahiers de lecture et des débats interprétatifs comme outils pour former les élèves à la lecture littéraire. Le point commun de ces deux formes de recherche est leur «visée praxéologique» (Dufays 2006 : 147) qui permet de faire des enseignant.e.s qui s’y engagent des actrices et des acteurs de la production des savoirs, et non de simples «exécutants […] d’un savoir produit par la recherche» (Morrissette 2013 : 47).
De plus, l’expérience de la recherche s’inscrit alors dans un espace commun éphémère –mais prolongeable par des travaux qui le considèrent sous un angle renouvelé– défini par une temporalité limitée et partagée de façon globalement synchrone par les différents membres du groupe. Pour ces derniers, l’espace créé se matérialise simultanément à plusieurs niveaux (celui du travail avec la classe, celui du travail avec l’équipe de recherche) par des rencontres physiques et la circulation de communications écrites (cahiers de lecture, courriers électroniques, articles) et orales (débats interprétatifs, discussions, présentations), où se découvrent, s’échangent et s’enrichissent les paroles d’élèves, d’enseignant.e.s, de chercheur.e.s. Superposant ainsi, d’une part, les différents espaces professionnels physiques que sont le terrain (la salle de classe) et les lieux de travail (dont le domicile personnel, les salles de réunion), et, d’autre part, le réseau immatériel des réflexions que chacun.e sollicite et au sein duquel chacun.e rend compte de ses expérimentations, l’espace de recherche se redimensionne au fur et à mesure des avancées du travail personnel et commun et engendre divers types de formalisations pratiques et théoriques. Il permet la constitution d’un répertoire commun de références à travers lequel se développe une dynamique collective créatrice de nouveaux savoirs et savoir-faire.
Il y a donc lieu de se demander comment ce type de recherche constitue, pour les enseignant.e.s et formateurs.trices, un espace de formation à et par la recherche: dans quelle mesure cette expérience de recherche-action/recherche collaborative a-t-elle non seulement transformé nos pratiques professionnelles, mais a-t-elle aussi fait de nous des enseignant.e.s qui cherchent, des praticiennes et des praticiens réflexifs? Quels dispositifs ont favorisé ces transformations conceptuelles et praxéologiques? C’est ce que nous nous proposons d’analyser ici en privilégiant le point de vue enseignant, et en présentant d’abord le corpus et la méthodologie adoptés, avant d’examiner en quoi ce type de recherche est au service d’une articulation de la théorie et de la pratique en vue de former enseignant.e.s-chercheur.e.s, puis d’en évoquer les limites et les perspectives.
Corpus et méthodologie
Après avoir résumé l’objet de la recherche collaborative à laquelle nous avons participé, nous présenterons le corpus retenu pour la présente étude.
Objet et objectif de la recherche
Cette recherche, menée pendant quatre ans, visait à mettre en œuvre des démarches d’enseignement de la lecture littéraire fondées sur les théories de la réception des textes4 en permettant l’expression des lectures subjectives des élèves pour construire des compétences de lecture distanciée, via l’usage d’un cahier de lecture et la pratique des débats interprétatifs. Les propositions établies par l’équipe ont consisté d’abord à poser des questions analogiques ou axiologiques5 auxquelles les élèves répondaient dans leur cahier après une première lecture du texte en autonomie. Prenant connaissance des réponses des élèves, l’enseignant.e pouvait alors formuler des interrogations propres à nourrir la confrontation des interprétations lors du débat en classe. Un temps de synthèse était enfin ménagé pour permettre le retour individuel au cahier et la construction de lectures plus distanciées. Le blog, comme autre outil propice, par le biais d’échanges écrits asynchrones, à la confrontation des lectures subjectives et à la coconstruction de lectures distanciées, a également été expérimenté par certain.e.s enseignant.e.s 6.
L’enquête-bilan
Afin de recueillir le bilan, cinq ans après, de l’expérience telle qu’elle a été vécue par les enseignant.e.s du groupe de recherche, je leur ai adressé, au printemps 2018, par courriel, les questions suivantes:
- - Quelles étaient vos motivations pour participer à cette expérimentation?
- - Que vous a apporté cette expérience de recherche-action?
- - A-t-elle changé quelque chose dans votre posture professionnelle, dans votre conception de la littérature et de l’enseignement/de la formation?
- - Quels manques pourriez-vous identifier pour que le dispositif puisse être plus productif?
Cet envoi a donné lieu à sept retours sur neuf participant.e.s, qui seront analysés dans cet article, et auxquels je mêlerai ponctuellement mon propre témoignage du point de vue enseignant.
Les articles de l’enseignante-chercheure
Au fur et à mesure de l’avancée des travaux collectifs, l’enseignante-chercheure dirigeant cette recherche collaborative a publié plusieurs articles, dont trois font également partie de mon corpus, dans la mesure où ils fournissent des témoignages des participant.e.s, recueillis et analysés pendant l’expérimentation, ainsi que le point de vue de l’enseignante-chercheure sur son rôle auprès de l’équipe: un article de 2010 coécrit avec Patrick Joole, intitulé «Débattre et tenir un carnet à l’école et au collège» et paru dans la revue Le Français Aujourd’hui; un article de 2011, «Le carnet de lecteur de littérature au collège et au lycée: un dispositif expérimental misant sur une nouvelle approche de l’interaction lecture-écriture» paru dans la revue Dyptique; et un article de 2012 coécrit avec Patrick Joole, intitulé «Une recherche-action comme espace de reconfiguration des savoirs disciplinaires et didactiques et comme lieu de formation professionnelle», paru dans l’ouvrage Les didactiques en questions, états des lieux et perspectives pour la recherche et la formation.
Nous nous appuierons sur ces différents témoignages, analyses et auto-analyses pour déterminer en quoi ce type de recherche, au service de l’articulation entre pratique et théorie, constitue un espace de formation à la recherche et par la recherche, permettant aux enseignant.e.s d’approfondir et de consolider leur rapport réflexif à la discipline enseignée.
Un espace de formation à la recherche
Un regard sur le profil des participant.e.s et sur leurs motivations initiales permettra de mieux saisir en quoi, grâce à cette recherche, ils/elles ont pu découvrir ou mieux connaître le champ de recherche spécifique de la didactique de la littérature, ainsi que les méthodes qui lui sont associées.
Le profil des participant.e.s7
L’équipe travaillant sous la direction de l’enseignante-chercheure était constituée de dix enseignant.e.s et formateurs.trices8 (et cinq contributrices occasionnelles), la moitié en poste en collège et la moitié en lycée, de la sixième à la terminale, dans des établissements de types différents, du classement en zone prioritaire à l’établissement de centre-ville.
Les formateurs.trices engagé.e.s dans la recherche se sont rencontré.e.s au sein de l’IUFM. Les enseignantes qui ont été invitées à y participer ont été recrutées dans le cadre de leur formation initiale et continue: l’une (E3) lors d’un stage sur l’usage des blogs, l’autre (E2) lors de son Master 2 de formation de formateurs; la troisième (E1) était en lien avec l’enseignante-chercheure depuis son année de stage. À l’exception d’une participante (E3), tou.te.s connaissaient donc l’enseignante-chercheure menant la recherche avant de s’y engager, et les formateurs.trices se connaissaient déjà entre elles/eux.
Leurs motivations
La confiance ou l’estime à l’égard de l’enseignante-chercheure est d’ailleurs mentionnée dans les bilans par quatre participant.e.s (E1, EF1, EF6, EF7). Quatre d’entre elles/eux (E1, EF5, EF6, EF7) évoquent explicitement comme motivation leurs questionnements sur l’enseignement de la lecture et l’insatisfaction qu’il leur causait:
Mes motivations: le constat d'un manque d'intérêt assez généralisé des élèves de lycée pour les textes littéraires si on ne leur donnait pas l'occasion de se les approprier. (EF5)
Je n’étais pas satisfaite des séances de questions sur les textes, sans parvenir à aborder les choses autrement. Pour les lectures cursives, j’avais pris des idées sur la liste de discussion de Weblettres, mais pour la lecture analytique, je ne trouvais pas de solutions satisfaisantes. (E1)
Quatre participant.e.s (E2, EF1, EF4, EF7) mentionnent leur désir d’échanger sur leur pratique:
Mes motivations étaient de pouvoir échanger avec des collègues autour de pratiques pédagogiques, alors que je débutais encore dans l'enseignement (3e année) et que j'avais besoin de me nourrir des expériences apportées par les uns et les autres. (E2)
Motivations: le groupe constitué, que je connaissais par la formation continue et que j'avais trouvé porteur pour se sentir stimulé et continuer à bouger... profiter de la force des échanges, ne pas s'encrouter, avoir un regard bienveillant sur ses propres pratiques (échanges quasi-impossibles dans les établissements). (EF1)
Deux enseignant.e.s-formateurs.trices (EF4, EF7) parlent d’un désir déjà présent en amont «d'accéder à des connaissances en didactique de la littérature» ou de les «approfondir».
Deux participantes (E1, E3) soulèvent des difficultés rencontrées au début de l’expérimentation, l’une parce qu’elle avait pris la recherche en cours: «Il a fallu que je m'adapte avant de comprendre les enjeux», et l’autre parce qu’elle avait connu l’équipe des formateurs.trices de l’IUFM alors qu’elle était elle-même stagiaire, ce qui l’amenait à s’interroger sur sa légitimité à leurs côtés. Toutefois, ces difficultés se sont révélées solubles dans le caractère expérimental lui-même de la recherche collaborative, puisque chacun.e s’y voit placé.e sur un pied d’égalité en termes de mise en œuvre avec ses classes, a fortiori dans le cadre d’une recherche liée à des théories récentes comme celles de la réception des textes littéraires et du sujet lecteur. Serge Desgagné le rappelle d’ailleurs, c’est le «concept même de collaboration» qui permet que chacun.e trouve sa place depuis ses questionnements propres:
[…]chaque type de partenaires [peut] s'y engager à partir de ses préoccupations et de ses intérêts respectifs (St-Arnaud 1986), des préoccupations et des intérêts qui sont mobilisés, entre autres, par les exigences mêmes de la fonction qu'ils exercent, chacun de leur côté, et qui les réunit dans le projet collaboratif. (Desgagné 1997 : 377)
La découverte d’un champ de recherche spécifique
Les enseignant.e.s, selon leurs «préoccupations» et leurs «intérêts respectifs», ont tou.te.s, grâce à cette recherche collaborative, découvert la recherche en didactique de la littérature avec ses spécificités propres, ou approfondi leur approche de ses enjeux et de ses méthodologies.
Ce sont les apports théoriques de l’enseignante-chercheure, notamment sur la réception des textes littéraires et sur les concepts de sujet lecteur et de lecture littéraire, qui ont d’abord marqué les participant.e.s. Ils/elles ont ainsi pu renouveler les conceptions et les fondements épistémologiques sur lesquels s’appuyait leur enseignement de la littérature, et se familiariser avec les autres champs des sciences humaines et sociales abordés dans les articles et ouvrages proposés –sociologie de la lecture, philosophie esthétique, sciences cognitives–, alors que leur formation universitaire avait été principalement fondée sur les théories du texte et les effets programmés par le texte. L’importance de cette dimension était soulignée par les enseignant.e.s dès 2011, dans les questionnaires analysés par l’enseignante-chercheure:
L’ancrage théorique proposé a été essentiel. Les nombreux articles, lectures, comptes rendus de recherches… régulièrement communiqués m’ont été extrêmement précieux,parce que j’ai peu de temps à consacrer à ce travail en cours d’année, et, bien sûr, en raison de leur intérêt.
Un membre de l’équipe déclare avoir acquis “une perception plus précise de démarches pour faire interpréter des élèves grâce à l’épaississement de la notion d’interprétation elle-même”. (Ahr & Joole 2012 : 96 et 93)
Ces apports ont constitué la possibilité pour les participant.e.s d’enrichir leur pratique par une meilleure connaissance des théories actuelles sur lesquelles est appelé à se fonder l’enseignement de la littérature. En outre, la recherche ayant pris place dans le cadre de l’IUFM, elle se trouvait ainsi, dès les premières réflexions du groupe et les premiers essais en classe, légitimée par l’Institution. Ce double étayage scientifique et institutionnel a donc garanti aux enseignant.e.s préservation et protection de leur identité professionnelle, leur permettant de se sentir autorisé.e.s à expérimenter des démarches qui ne figuraient pas encore dans les textes officiels, comme l’enseignante-chercheure le souligne:
[Il] est difficile de modifier frontalement des conceptions liées à des croyances installées. Des propositions pédagogiques inhabituelles ou différentes apparaissent en effet aux professeurs comme autant de remises en cause de leur identité professionnelle. C’est pourquoi, il est nécessaire, dans le cadre de la formation, de porter à la connaissance des enseignants un certain nombre de savoirs de référence liés à la lecture de la littérature. (Ahr & Joole 2010 : 79)
Plus de sept ans après les premiers questionnaires, cinq participant.e.s (E1, E2, EF1, EF4, EF7) mentionnent la place décisive de ces apports, comme le fait, de façon très positive, l’une des enseignantes:
Cette expérience de recherche-action m'a permis d'opérer des allers-retours entre théorie et pratique, et de conceptualiser les postures de lecteurs dans mes classes. Cela m'a permis aussi de réaliser que les postures de lecteurs présentes dans la vie réelle existent dans nos classes. (E2)
Cette dernière remarque sur les postures de lecteurs «dans la vie réelle» et «dans nos classes» montre combien ces éclaircissements théoriques, loin d’éloigner les participant.e.s des enjeux praxéologiques, ont pu au contraire ancrer davantage leur pratique dans la prise en compte des élèves comme sujets lecteurs réels et combien, lorsqu’elle est actualisée par l’expérimentation, la théorie prend tout son sens : «de quoi réconcilier avec le jargon de la didactique/pédagogie...», note ainsi EF1.
La découverte de méthodes de recherche spécifiques
L’apprentissage de l’interprétation concernait en effet à la fois les élèves et les enseignant.e.s: pour les un.e.s, l’interprétation d’un texte littéraire, pour les autres, celle des différents types de données utilisées lors de la recherche –captations vidéo de séances, écrits des élèves (extraits des cahiers de lecture, réponses à un questionnaire en fin d’année), comptes rendus d’expérimentation des autres enseignant.e.s. Il s’agissait d’intégrer le regard distancié des chercheur.e.s, notamment par un «effet miroir» (Ahr 2011) avec l’enseignante-chercheure qui dirigeait la recherche, puisque l’une des visées était de se former, par la recherche, à la recherche et de devenir à notre tour des «enseignants-chercheurs» (Elliott 1990). Par l’intériorisation du regard critique, l’objectif était d’acquérir la capacité d’évaluer de façon autonome l’efficacité et la pertinence de nos gestes professionnels et d’adopter un ethos de «praticien réflexif, qui aborde sa pratique dans une perspective de perfectionnement continu» (Desgagné 1997 : 376). Joëlle Morrissette, expliquant le modèle d’acteur de Schön, parle à ce propos d’«une épistémologie de l’agir» selon laquelle se construit chez les praticien.ne.s «un répertoire d’actions» au fur et à mesure qu’ils/elles analysent des situations problématiques (Morrissette 2013 : 38).
Un exemple d’échange avec l’enseignante-chercheure mettra en évidence ce processus. Au fil de l’expérimentation, cette dernière nous fournissait, à côté de nombreuses références concernant la lecture littéraire, les articles qu’elle était amenée à rédiger. Ainsi ai-je lu dans l’un d’eux l’analyse d’une des réactions que j’avais eue en classe lors d’un débat sur un poème de Cocteau (et que j’avais décrite dans un compte rendu), à propos de diverses analogies sonores proposées par les élèves:
Comme il aurait été aisé* de s’appuyer sur ces «impressions fugaces» pour mener un débat interprétatif particulièrement ouvert!
* Le professeur n’a hélas pas perçu, à la lecture des carnets, cette voie qui s’offrait à lui. (Ahr 2011 : 165)
Deux ans plus tard, comme en témoigne un écrit datant de février 2012 préparatoire à la rédaction d’une partie de l’ouvrage collectif, j’étais en capacité d’analyser la situation de classe tout comme d’articuler les problèmes qui se posent dans l’immédiateté de la pratique et les avancées méthodologiques effectuées au sein de l’équipe:
J’ai voulu trop orienter les élèves en partant d’une problématique déjà intellectualisée, au lieu de m’appuyer sur la diversité de leurs impressions sonores par exemple. […] Ce qui m’a empêché de saisir cette opportunité, mise à part la crainte de ne pas maîtriser ce qui se dirait […], a été de ne pas prévoir de retour au classeur après le débat. En effet, je me suis aperçue ensuite qu’il était de ce point de vue libérateur de laisser émerger les problématiques lors du débat, puis de les canaliser et les organiser dans le cadre d’un cours noté dans le classeur […]. Si je ne le fais pas, cela revient à chercher à faire dire aux élèves lors du débat ce que j’aurais voulu traiter en cours [...] et je ne laisserai donc pas le débat avoir lieu9.
Cet exemple met en évidence la circulation entre savoirs en construction et savoirs institués. L’acquisition d’une plus grande réflexivité professionnelle et de la capacité à articuler théorie et pratique dans le cadre de la recherche collaborative entraîne en effet une formulation plus distanciée des analyses, à son tour productrice de nouveaux savoirs et savoir-faire à la fois dans la pratique de classe et dans la recherche. L’approfondissement de la réflexion sur la pratique, étayée par de nouvelles références théoriques, rend possible la poursuite de la formation et la circulation des savoirs construits.
Un espace de formation par la recherche
La recherche comme espace de partage en acte, au sein duquel s’opèrent des déplacements personnels et professionnels, collectifs et individuels, constitue une formation menant à la redéfinition du sujet enseignant comme «enseignant.e-chercheur.e» capable de transmettre aux pairs et à la communauté scientifique les savoirs et savoir-faire élaborés, grâce à une réflexion sur les critères et les conditions de validité des démarches expérimentées.
La recherche comme espace de partage
Comme nous l’avons vu plus haut, participer à un échange sur les pratiques était une des premières motivations de plusieurs des enseignant.e.s engagé.e.s dans la recherche. Ainsi, deux d’entre elles disent y avoir trouvé un «partage de pratiques […] très précieux » (E3) et «beaucoup de points de vue innovants sur l'enseignement» (EF1). L’importance des réunions au cours desquelles les participant.e.s rendaient compte et discutaient de leurs expérimentations et interrogations, sous la houlette de l’enseignante-chercheure, est apparue également dès le début de la recherche, ainsi que le note cette dernière en 2012:
La mutualisation des expériences et les échanges que celle-ci a engendrés ont nourri la réflexion collective. Un membre de l’équipe confie:
J’ai beaucoup apprécié la réunion de samedi, je l’ai trouvée passionnante et j’apprécie énormément le fait que nous partagions tous nos certitudes, nos doutes et nos réticences. Plus on avance, plus l’horizon s’éclaircit. (Ahr & Joole 2012 : 94)
Joëlle Morrissette explique le processus à l’œuvre lors de ces rencontres, qui fait pleinement écho à l’effet de distanciation permis par le débat interprétatif autour des lectures subjectives tel qu’il a été expérimenté dans les classes par l’équipe:
[Les] moments de rencontres collectives revêtent une grande importance puisqu’ils servent de lieu d’objectivation de la démarche et des pratiques, les échanges favorisant le croisement de différents points de vue qui se transforment et s’approfondissent dans l’intersubjectivité. (Morrissette 2013 : 40)
Le rôle déterminant des échanges entre pairs –enseignant.e.s comme élèves– s’explique, comme le souligne Dominique Bucheton, et suivant les travaux de l’interactionnisme social, par le fait que le «langage est un système d’ajustement de la dynamique de la pensée à celle des échanges avec les autres» (Bucheton 2002 : 2) et que la réflexivité se forme par les échanges de points de vue et la distanciation qu’ils permettent de construire collectivement.
Une redéfinition du sujet
Dans ce processus, le rôle de l’écrit individuel est de permettre au sujet de ne pas se diluer dans les échanges collectifs. Les enseignant.e.s rédigeaient ainsi, pour la majorité d’entre eux/elles, des comptes rendus d’expérimentation envoyés régulièrement à l’enseignante-chercheure, comprenant des descriptions de séances, avec leur perception des effets de la démarche sur la classe et sur eux/elles-mêmes. Les impressions et les sensations des enseignant.e.s avaient donc toute leur place, comme l’avaient celles des élèves, avant et après le débat, via leurs réponses individuelles aux questions dans le cahier de lecture, ce dernier devenant «un outil cognitif favorisant l’activité interprétative d’un sujet non pas seulement épistémique mais aussi social et affectif (Javerzat 2009)» (Ahr & Joole 2012 : 90).
Le déplacement de focalisation de «l’objet lu» à «la réception empirique des textes par les sujets lecteurs» et aux activités permettant la construction d’une «lecture subjective argumentée» (Ahr & Joole 2012 : 91) a donc d’abord été un déplacement conceptuel expérimenté par les enseignant.e.s eux/elles-mêmes dans leurs représentations les plus ancrées : représentations de la littérature, de la place de l’élève et du/de la professeur.e, de la domination des savoirs cognitifs sur les émotions et les perceptions. Une enseignante devenue psychologue décrit ce déplacement fondamental:
Je pense que j'ai joint à ma fonction de transmission en tant qu'enseignante celle de réception, sans jugement a priori, des sensations, sentiments et points de vue des élèves. Je continue à avoir une fonction de formation d'adultes dans une école de psychothérapie et au fond je fais des liens pour ce qui est de l'écoute, de la réception de la parole avec ce que nous avons mis en place pour la lecture littéraire. (EF5)
Et cette primauté de la réception est l’inverse d’une passivité, puisque le propre de la parole scolaire, c’est d’apprendre à «être auteur», comme l’explique Dominique Bucheton:
Le propre de la parole scolaire, c’est que ce n’est ni la parole de la rue, ni de la famille, c’est une parole du travail intellectuel. […]
J’écris, je lis un peu, je parle un peu, je réécris, je relis, je reformule, je déplace et de tout ce magma va finir par émerger quelque chose d’un peu plus clair. […]
C’est tout ce tâtonnement, ce dosage entre enseigner et faire apprendre qui construit une identité de sujet scolaire. Et être un sujet scolaire, c’est avoir construit le sens de ce qu’on fait à l’école, c’est l’avoir accepté, c’est participer avec des émotions, des affects, un langage, un parcours, la capacité à avoir un point de vue, à être auteur. (Bucheton 2002 : 6)
Qu’on soit élève ou enseignant.e, devenir auteur.e de sa parole, en tant qu’on s’y investit, qu’on s’y renouvelle et qu’on s’en approprie réflexivement les enjeux, permet de transposer et transmettre les savoirs et les savoir-faire acquis et construits.
La capacité à transposer les savoirs
La capacité pour le sujet qui les possède à transposer les savoirs, à les réinvestir dans d’autres contextes et avec d’autres outils, garantit, à partir de ces déplacements, la circulation des savoirs et la création de nouveaux savoirs. De tels déplacements et réajustements des conceptions et des gestes professionnels apparaissent dans les réponses de 2018:
Concernant ma posture professionnelle, cela a changé beaucoup de choses... J'ai généralisé le débat interprétatif, je ne vois pas comment faire autrement maintenant. (E3)
J'ai ensuite décidé de transposer ce que j'avais expérimenté à l'échelle d'une œuvre (portraits chinois dans les cahiers de lecture) dans mon quotidien pour chaque séance de découverte d'un texte (lectures analytiques, questions "portraits chinois" pour partir du sujet lecteur afin de construire des interprétations des extraits). (E2)
La circulation et la transposition des savoirs produits par les participant.e.s lors de la recherche ont également été induites par la transmission aux pairs des nouveaux gestes professionnels acquis ou en cours de construction et se sont mises en place dès le début de la recherche, via les situations nées de l’expérimentation elle-même ainsi que par le biais des activités de formation de plusieurs participant.e.s, comme le montrent les témoignages recueillis alors par l’enseignante-chercheure:
J’en ai parlé à mes stagiaires de nombreuses fois, en particulier dans l’accompagnement des mémoires professionnels qui s’y prêtaient et dans des séances de formation sur la lecture ou qui évoquaient plus généralement l’autonomie à construire dans les démarches des élèves. […]
J’en ai parlé à des collègues de français et à d’autres collègues intrigués par les carnets lorsque je les photocopiais par exemple, […] en leur expliquant qu’il s’agissait de carnets de lecteurs visant à donner aux élèves un espace pour rendre compte, de façon plus personnelle, de leur lecture des textes et préparant les débats en classe. Je leur disais que ces derniers constituaient un moment très plaisant, au cours duquel les élèves avaient l’occasion de donner des interprétations très intéressantes, par lesquelles j’avais plus d’une fois été très positivement surprise. […]
Mes stagiaires ont été très intéressés et se sont mis à pratiquer pour certains. Ils ont bien compris que c’était une véritable pédagogie de la mise en activité des élèves pouvant remplacer le faux-semblant de méthode inductive, qui est le plus souvent un jeu de questions-réponses à la question «devine ce que j’ai dans la tête !» (Ahr & Joole 2012 : 91-92)
Le «défi» tel qu’énoncé par Serge Desgagné est en effet de «faire en sorte que recherche et formation se coconstituent» (Desgagné 1997 : 378); l’objectif est explicitement mentionné comme atteint par sept des neuf participant.e.s dans les questionnaires-bilans:
[Cette recherche action] m'a permis aussi de faire l'expérience d'une autre manière de se former (et de former) stimulant la réflexion et favorisant l'autonomie grâce au temps laissé à l'expérimentation. (EF7)
On souhaiterait que toutes les formations articulent ainsi le faire, l’expérimental et la réflexion théorique, l’individuel et le collectif… (EF4)
Aujourd'hui, je continue à utiliser cette expérience au sein de mes formations (stages, réunions, actions pédagogiques […], mise en place d'un prix littéraire pour les écoliers et les collégiens «Lire et élire»). (E2)
J'ai également transmis puisqu'une de nos collègues […] a lu notre production et a créé un petit groupe de travail autour de cette nouvelle expérience. (EF5)
La légitimation des savoirs construits
L’expérience même de la recherche et de ses méthodes a donc permis aux enseignant.e.s d’effectuer les déplacements praxéologiques et conceptuels nécessaires pour devenir des praticiennes et des praticiens réflexifs, en mesure de transposer les méthodologies explorées et de transmettre les résultats obtenus. Par conséquent, la recherche a également constitué un espace de légitimation et d’institutionnalisation des savoirs construits au sein de l’équipe, grâce à la possibilité de les partager, de les communiquer, auprès de la communauté scientifique. Ainsi une enseignante (E3) note-t-elle les étapes de l’appropriation des savoirs générée par ce processus:
Écrire pour un article rendant compte de son expérience était très nouveau pour moi : cela m'obligeait à mettre à distance et à adopter une terminologie que je ne connaissais pas. J'avais l'impression de recommencer à zéro. Cela m'a demandé un gros effort. Mais, quand je relis l'ouvrage produit, je retrouve des repères, je trouve que cela constitue une étape tangible à partir de laquelle je peux avancer.
Le rôle joué par l’enseignante-chercheure a été de permettre ce passage de la réflexion sur la pratique, commune à tou.te.s les enseignant.e.s, à des compétences confirmées d’analyse, par l’accès qu’elle a offert aux savoirs et aux codes rendant possible la reconnaissance scientifique des travaux menés par l’équipe, ainsi qu’elle le souligne dans l’un de ses articles:
[Il] revient à l’enseignant-chercheur de transformer l’analyse des situations expérimentées, la réflexion sur les nouvelles pratiques professionnelles que la recherche fait émerger en objet de connaissance reconnu par la communauté scientifique. (Ahr & Joole 2012 : 95)
Or, dans la perspective de communiquer les résultats d’une recherche en didactique de la littérature portant sur la lecture et la prise en compte des réceptions subjectives, la question de la scientificité des résultats, et donc des critères de validité à adopter, revêt une complexité particulière; ce questionnement a nourri les échanges et les interrogations relatifs tant à l’élaboration et à la mise en œuvre de démarches avec les élèves qu’à leur potentielle valeur scientifique, formant l’équipe aux multiples enjeux, scientifiques mais aussi politiques10 au sens large, de leur expérimentation collective.
Une formation aux enjeux scientifiques et politiques des choix effectués dans le cadre de la recherche
Jean-Louis Dufays, à propos d’une autre recherche sur la lecture littéraire, retient comme critère de validité les visées de crédibilité plutôt que d’objectivité, et de transférabilité plutôt que de «généralisabilité»:
Soulignons toutefois que, dans la mesure où la recherche était à la fois interprétative et « engagée », sa visée n’était pas l’objectivité, mais la crédibilité, laquelle reposait sur les quatre critères définis par Marielle Tousignant (1989) :
- la présence prolongée du chercheur dans le milieu concerné,
- la recherche des aspects qui comptent vraiment pour les participants,
- l’utilisation et le recoupement de sources d’informations diversifiées,
- la corroboration, ou vérification des hypothèses auprès des participants (c’est-à-dire ici des enseignants et des élèves). […]
Ajoutons […] ceci avec Marielle Tousignant (1989) : «Pour les chercheurs qualitatifs, il s’agit avant tout de fournir des descriptions riches et détaillées du milieu étudié et de laisser le lecteur décider si les caractéristiques sont suffisamment semblables pour que les résultats obtenus et les tentatives d’explication générées soient transférables dans un milieu comparable». Plutôt que de parler de généralisabilité, mieux vaut donc parler de transférabilité. (Dufays 2006 : 162-163)
En effet, la recherche de type collaboratif avec expérimentation sur le terrain par les participant.e.s eux/elles-mêmes reconnait de fait au contexte de la pratique et aux outils (caractéristiques de la classe, de l’établissement, du niveau des élèves, de la place dans la progression annuelle, du support utilisé, etc.) un rôle déterminant dans la discrimination des échecs et des réussites et dans la construction des savoirs. La recherche à laquelle nous avons participé s’est révélée d’autant plus formatrice sur ces questionnements propres aux sciences humaines et sociales que l’ouverture théorique en ce sens était un choix affirmé de l’enseignante-chercheure, qui avait souhaité «une approche culturelle et anthropologique de la didactique, qui s’intéresse "aux personnes et non à des sujets seulement épistémiques" (Bucheton 2008 : 40)» et qui se trouve «au carrefour de diverses théories (pragmatique, interactionnisme sociodiscursif, psychologie sociale, ergonomie du métier enseignant…)» (Ahr & Joole 2012 : 90).
Ce rôle primordial joué par les contextes et les conditions d’expérimentation mène à d’autres interrogations concernant les enjeux de pouvoir à l’œuvre dans l’organisation de la recherche comme dans son objet, redoublé ici par le fait qu’elle impliquait des débats interprétatifs sur les lectures subjectives des élèves. Les questions de l’autorité, du contrôle, de la place des savoirs académiques se sont donc trouvées posées de façon très concrète, au sein du groupe et au sein de la classe, comme le souligne une participante:
[Ma] posture en a été modifiée sur plusieurs points : ma tendance au contrôle remise en question, la position centrale du prof questionnée […], la question de la coconstruction déplacée pour une vraie émergence de la pensée de l'élève. […] Le groupe [de recherche] était à la fois porteur et sécurisant dans le cadre libérateur d'un autre lâcher-prise. En aucune manière je ne me suis sentie poussée à faire telle ou telle chose et ma liberté a permis la libération des élèves par contrecoup. C'est pour moi la force double de la formation : nourriture partagée, encadrement rassurant et autorisation à oser... (EF1)
La forme même de la recherche incitait à ces remises en cause. En effet, l’absence, soulignée ici, de sentiment d’obligation va dans le sens des définitions de la recherche collaborative telles que développées par Serge Desgagné, comme «approche collaborative [qui] nous semble plutôt miser, concernant le développement des connaissances liées à la pratique, sur une "prise de pouvoir" partagée entre chercheurs universitaires et praticiens» (Desgagné 2006 : 388), et par Joëlle Morrissette, parlant d’une «démocratie délibérative, ayant pour finalité l’émancipation individuelle et collective, afin de faire face aux problèmes contemporains» (Morrissette 2013 : 36).
Limites et perspectives
Si les bilans des participant.e.s s’avèrent très positifs dans l’ensemble, certaines limites s’y font jour, ouvrant des pistes de réflexion pour améliorer le dispositif. Les idées formulées témoignent d’un souci constant de maintenir des liens entre recherche et formation, puisqu’elles appellent à développer les activités «favoris[ant] ladiscursivité du savoir d’action, tenu pour tacite» (Morrissette 2013 : 42) et à mettre en place des prolongements sous forme d’échanges:
Systématiser les observations mutuelles entre participants. Recourir à la vidéo pour susciter des auto-confrontations. (EF7)
Pour les manques, difficile à dire : je dirais un prolongement qui évite de retomber dans sa routine... un espace de partage pour la suite, au moins par petits groupes (des binômes de travail ?). (EF1)
J'aurais bien voulu que cela continue… ! Car je poursuis une réflexion sur la réception comme l'avait suggéré [l’enseignante-chercheure] mais je me sens seule !!! et je ne trouve pas le moteur que j'avais trouvé lors de nos échanges du mercredi après-midi. (E3)
Pour un autre participant, les prolongements possibles se situent du côté du type d’écrits de réception demandés aux élèves:
Il me semble que la lecture doit être fortement liée à l’écriture, dans sa sensualité ou sensibilité... L’expérience devrait porter sur les écrits de toutes formes qui permettent de mieux lire. Mais c’était pour partie l’objet de ce dispositif […]. (EF6)
Ce point de vue fait écho à la forte inclination de l’enseignant pour la fiction et à une prise de distance affirmée vis-à-vis des discours théoriques:
Je ne SAIS PAS lire des textes théoriques. […] La froideur, la sécheresse de la théorie me bloquent. (EF6)
Si ce dernier cas tend à montrer que ce type de recherche collaborative, qui articule apports théoriques et expérimentation, ne convient pas à toutes les sensibilités professionnelles, cinq participant.e.s déclarent avoir durablement modifié leur pratique et leurs conceptions de la lecture littéraire. Quatre d’entre elles/eux affirment avoir pris goût à la recherche en didactique (E1, E3, EF4, EF7), et quatre avoir réinvesti dans des formations menées ultérieurement les savoirs et les savoir-faire acquis (E2, EF4, EF5, EF7). Une enseignante décrit même l’expérience comme «une façon de se réaliser au sens fort du mot, devenir le prof réel qu'on peut être» (EF1).
De plus, un regard sur le parcours des dix enseignant.e.s qui ont pris part à la recherche montre un développement professionnel ou une évolution de carrière, pendant la recherche ou dans les deux ans qui ont suivi, pour les deux tiers du groupe, dans les domaines de la formation et de la recherche en didactique de la littérature: une enseignante (E2) est devenue formatrice, une enseignante (E1) a passé un master 2 de recherche en didactique et une autre (EF1) un master 2 de formation de formateurs, deux enseignant.e.s (E1, EF7) ont entrepris un travail de thèse, une enseignante (EF4) a dirigé la réalisation d’un manuel scolaire pour la réforme de 2015, une enseignante (EF3) est devenue inspectrice.
Un renforcement et une multiplication des dispositifs associant les enseignant.e.s à la recherche universitaire apparaît donc fortement souhaitable, qu’il serait bon d’associer à des aménagements dans les services de celles et ceux qui s’y engagent. En effet, si le site éduscol présente plusieurs initiatives d’envergure en ce sens11, ce type d’expérimentation requiert toujours de la part des participant.e.s un fort investissement personnel en termes de temps et de quantité de travail, puisqu’il s’ajoute à leur activité professionnelle.
Conclusion
La recherche collaborative construit un espace d’échanges au sein duquel la question formulée par Dominique Bucheton en 2002, et qui s’est posée dans les classes entre les enseignant.e.s et leurs élèves comme au sein de l’équipe entre chercheure et enseignant.e.s, peut trouver une réponse positive:
Sommes-nous prêts à faire construire la parole de manière égalitaire, à permettre que tous les enfants, les adolescents, les apprenants puissent s’emparer de ce pouvoir ? (Bucheton 2002 : 1)
En d’autres termes, comment pouvons-nous favoriser des modes d’organisation et des démarches qui permettent de contrecarrer les hiérarchies et les ordres figés, peu propices à nos disciplines littéraires, qui requièrent de laisser à la réflexion individuelle et collective du jeu, des espaces d’indétermination, de la place pour exprimer et créer de nouvelles interprétations? La recherche coopérative entre pairs et avec l’enseignant.e-chercheur.e permet une telle forme de liberté dans la mesure où, en leur offrant les moyens théoriques et méthodologiques d’une coconstruction de savoirs professionnels fondée sur leur propre pratique, elle forme les enseignant.e.s, quelles que soient leurs conditions d’exercice –niveaux et types d’établissement différents– à devenir des praticiennes et des praticiens réflexifs. Elle rend possible «une appropriation personnelle des savoirs issus de la recherche» qui mène à «la conceptualisation de nouvelles pratiques professionnelles» (Ahr & Joole 2012 : 89). Dans le même mouvement, elle ménage l’espace nécessaire à l’élaboration collective de savoirs et de savoir-faire communicables à la communauté enseignante comme à la communauté scientifique. Elle met en commun et en circulation les expérimentations et les réflexions pour nourrir des dynamiques personnelles et professionnelles, individuelles et collectives, propres à engendrer à leur tour de nouvelles pratiques et de nouveaux savoirs.
Bibliographie
Ahr, Sylviane (dir.) (2018 [2013], Vers un enseignement de la lecture littéraire au lycée – Expérimentations et réflexions, Grenoble, CRPD de Grenoble.
Ahr, Sylviane (dir.), Former à la lecture littéraire, Éditions Canopé.
Ahr, Sylviane (2011), «Le carnet de lecteur de littérature au collège et au lycée: un dispositif expérimental misant sur une nouvelle approche de l’interaction lecture-écriture», Diptyque, n° 21, «Enseigner la langue et la littérature – Des dispositifs pour penser leur articulation», Namur, Presses Universitaires de Namur, p. 157-175.
Ahr, Sylviane, Agnès Brunet, Cécile Couteaux, Françoise Ravez (2013), «Carnet/journal de lecteur / de lecture: quels usages, pour quels enjeux, de l'école à l'université?», Dyptique, n°25, Namur, Presses Universitaires de Namur, p. 129-145.
Ahr, Sylviane, Patrick Joole, Françoise Ravez (2012). «Une recherche-action comme espace de reconfiguration des savoirs disciplinaires et didactiques et comme lieu de formation professionnelle», in Les didactiques en question(s). État des lieux et perspectives pour la recherche et la formation, M.-L. Elalouf, A. Robert, A. Belhadjin & M.-F. Bishop (dir.), Bruxelles, De Boeck, p. 89-97.
Ahr, Sylviane, Patrick Joole (2010), «Débats et carnets de lecteurs, de l’école au collège», Le Français Aujourd’hui, n° 168, Paris, Armand Colin, p. 69-82.
Bucheton, Dominique (2002), «Devenir l’auteur de sa parole». En ligne, consulté le 31 décembre 2020, URL : http://langage.ac-creteil.fr/IMG/pdf/devenir_auteur_de_sa_parole_bucheton-2.pdf.
Bucheton, Dominique, Olivier Dezutter (2008), Le développement des gestes professionnels dans l’enseignement du français – Un défi pour la recherche et la formation, Bruxelles, De Boeck Université.
Desgagné, Serge (1998), «La position du chercheur en recherche collaborative: illustration d’une démarche de médiation entre culture universitaire et culture scolaire», Recherches qualitatives, n°18, p. 77-105.
Desgagné, Serge (1997), «Le concept de recherche collaborative: l’idée d’un rapprochement entre chercheurs universitaires et praticiens enseignants», Revue des sciences de l’éducation, n°23 (2), p. 371-393.
Dufays, Jean-Louis (2006), «Chapitre 8. Au carrefour de trois méthodologies: une recherche en didactique de la lecture littéraire», in L'analyse qualitative en éducation, L. Paquay et al., Bruxelles, De Boeck Supérieur, p. 143-164.
Elliott, John (1990), «Teachers as researchers: Implications for supervision and for teacher education», Teaching and Teacher Education, n°6 (1), p. 1-26.
Javerzat, Marie-Claude (2009), «Lire en constellation pour apprendre à l’école», in La littérature en corpus, Corpus implicites, explicites, virtuels, B. Louichon et A. Rouxel (Éds), Paris, SCEREN.
Morrissette, Joëlle (2013), «Recherche-action et recherche collaborative: Quel rapport aux savoirs et à la production de savoirs?», Nouvelles pratiques sociales, volume 25, n°2, p. 35-49.
Saint-Arnaud, Yves (1986), «La prise en charge de ses relations interpersonnelles», Revue québécoise de psychologie, n°7 (1-2), p. 11-25.
Savoie-Zajc, Lorraine (2001), «La recherche-action en éducation: ses cadres épistémologiques, sa pertinence, ses limites», in Nouvelles dynamiques de recherche en éducation, M. Anadón et M. L’Hostie (dir.), Québec, Presses de l’Université Laval, p. 15-49.
Tousignant, Marielle (1989), Vers l’identification de critères d’évaluation et de moyens d’améliorer la qualité d’une recherche qualitative, Québec, Université de Laval.
Pour citer l'article
Cécile Couteaux, "La recherche de type collaboratif: un espace de formation à et par la recherche", Transpositio, n°3 Formes de la circulation entre recherches didactiques et pratiques enseignantes de la littérature, 2021https://www.transpositio.org/articles/view/la-recherche-de-type-collaboratif-un-espace-de-formation-a-et-par-la-recherche
Voir également :
La recherche de type collaboratif: méthodologie pertinente? espace de circulation des savoirs et de formation?
La recherche de type collaboratif ou design based research tend à rapprocher «communauté de recherche et communauté de pratique» (Desgagné 1997 : 380) autour de questionnements communs d’ordre à la fois épistémologique et pragmatique. Pour les chercheurs en didactique de la littérature, il s’agit de construire leur objet de recherche dans l’ensemble de ses dimensions, en prenant en compte les interactions et les tensions entre les savoirs issus de la recherche et ceux issus du terrain. Pour les enseignants, il s’agit de questionner à la lumière des recherches récentes leurs pratiques et les effets de celles-ci sur les apprentissages réalisés par leurs élèves, de se former à et par la recherche (Vinatier 2016).
La recherche de type collaboratif: méthodologie pertinente? espace de circulation des savoirs et de formation?
La recherche de type collaboratif ou design based research tend à rapprocher «communauté de recherche et communauté de pratique» (Desgagné 1997 : 380) autour de questionnements communs d’ordre à la fois épistémologique et pragmatique. Pour les chercheurs en didactique de la littérature, il s’agit de construire leur objet de recherche dans l’ensemble de ses dimensions, en prenant en compte les interactions et les tensions entre les savoirs issus de la recherche et ceux issus du terrain. Pour les enseignants, il s’agit de questionner à la lumière des recherches récentes leurs pratiques et les effets de celles-ci sur les apprentissages réalisés par leurs élèves, de se former à et par la recherche (Vinatier 2016). Ce croisement entre recherche et terrain favorise la coconstruction de connaissances répondant à des besoins d’enseignement et d’apprentissage généralement identifiés comme prioritaires (Morrissette 2013).
L’article visera à mettre au jour les atouts, voire les limites, de ce type de recherche. Il prendra appui sur certaines des données recueillies dans le cadre du programme de recherche quinquennal (2014-2019) PELAS (Pratiques Effectives de la Lecture Analytique dans le Secondaire1), auquel collaborent une douzaine de chercheurs en didactique de la littérature2 ainsi qu’une trentaine de professeurs de collège et de lycée français et belges. Après une rapide présentation des enjeux et des modalités de la collaboration entre chercheurs et praticiens, l’article rendra compte, à travers l’analyse des discours tenus par ces derniers, des déplacements conceptuels que ceux-ci ont opérés lors de cette recherche collaborative, mais aussi des difficultés observées en termes de circulation des savoirs et de développement professionnel.
Enjeux et modalités de la collaboration entre praticiens et chercheurs dans le cadre du programme de recherche PELAS
Lestensions qui ont alimenté et qui alimentent encore aujourd’hui les discours de déploration concernant l’enseignement de la littérature dans le secondaire (Ahr 2015) proviennent en partie d’une connaissance très approximative de la réalité effective des classes. En effet, l’analyse des textes officiels et des outils pédagogiques mis à la disposition des enseignants, tels que les manuels, ne rend compte que très partiellement de la réalité effective, à un moment T, de l’enseignement de la littérature dans le secondaire, que structurent également des données contextuelles, intervenant comme contraintes ou ressources (Desgagné 1997 : 273). Or, si l’on veut identifier les lieux de transformation possible des pratiques d’enseignement en vue d’envisager l’adaptation de la discipline à la culture et à la société de notre temps, il est indispensable de savoir non seulement ce qui s’enseigne réellement aujourd’hui en matière de littérature mais aussi comment on enseigne et on apprend dans les classes de français. Deux facteurs ont déterminé les limites du champ d’observation et d’analyse retenu par l’équipe de recherche: d’une part, la priorité accordée aux approches analytiques de la lecture de la littérature dans les grandes classes du secondaire; d’autre part, les difficultés que les élèves rencontrent lors de leur passage au lycée, soit, pour ce qui concerne la France, lorsqu’ils entrent en classe de seconde, difficultés que l’institution souligne en ces termes:
Les élèves de seconde expriment souvent leur étonnement devant les tâches qui leur sont proposées en français. Ils se sentent démunis, mal préparés. Beaucoup ont le sentiment d’être livrés à eux-mêmes et, en particulier, de ne pas savoir comment aborder une lecture analytique sans un questionnaire détaillé tel qu’il leur était souvent fourni au collège. (Ministère de l'éducation nationale 2012 : 1)
La recherche s’intéresse donc prioritairement aux niveaux de troisième (fin de collège) et de seconde (première année du lycée).
Cette recherche descriptive à visée «herméneutique» (Dufays 2001) tend ainsi non seulement à analyser les effets des pratiques professorales sur les apprentissages que les élèves réalisent ou non, mais également à cerner les conceptions de la littérature et de son enseignement sur lesquelles ces pratiques s’appuient, explicitement ou implicitement. Il faut entendre par «pratiques professorales» l’ensemble des «composants didactiques et pédagogiques des pratiques d’enseignement» (Goigoux 2014 : 2) qui reconfigurent les objets à enseigner inscrits dans les programmes en «objets enseignés» (Schneuwly, Dolz & Ronveaux 2006 : 176) puis en objets réellement appris. Il s’agit donc d’analyser, d’une part, les situations d’enseignement et d’apprentissage de la littérature (formes de travail proposées, places et rôles respectifs de l’enseignant et des élèves, tâches discursives orales et écrites, rapports texte/enseignant/élèves, questionnements professoraux, activités des élèves, etc.) ainsi que les corpus et outils pédagogiques (dont les outils numériques) privilégiés par les enseignants; et, d’autre part, les effets de ces choix didactiques sur les apprentissages réalisés (ou non) par les élèves.
Sans pour autant prétendre à une étude quantitative, l’équipe s’est donné pour contrainte de diversifier les terrains d’enquête. Deux critères ont présidé au choix des établissements. Le premier est d’ordre géographique et sociologique (zones urbaine, périurbaine, rurale; contextes socioéconomique, socioculturel, socioprofessionnel; taux de réussite au diplôme national du brevet et au baccalauréat, etc.). Le second –et c’est cet aspect qui est retenu dans le présent article– concerne l’implication des professeurs dans le projet de recherche.
Afin d’approcher au mieux la réalité effective des classes, il est en effet nécessaire que les enseignants soient partie prenante du projet. Celui-ci peut de la sorte répondre à un double enjeu: offrir aux chercheurs un terrain d’enquête; permettre aux professeurs de bénéficier, à terme et grâce à un travail collaboratif, d’une formation par et à la recherche. C’est en effet par «la réflexion collective des acteurs qu’on peut trouver des solutions» (Flandin 2014) répondant à la nécessité d’adapter l’enseignement de la littérature dans le secondaire à la réalité actuelle. Et c’est à cette condition que peuvent être menées les démarches empiriques indispensables à la recherche en didactique de la littérature et à la formation des enseignants, qui lui est étroitement liée, et que l’on peut «contribuer à l’évolution des pratiques professionnelles au profit de tous les élèves» (Goigoux 2007 : 47).
Les membres de l’équipe ont donné des formes différentes à ce volet collaboratif de la recherche. Selon les données du protocole, cette collaboration a consisté en un investissement et une réflexivité qui se sont manifestés de diverses manières: par la transmission des descriptifs de séquences, par le choix des séances de lecture analytique significatives, par l’enregistrement des analyses «à chaud» de ces séances, par la remise des travaux avant, pendant et après la séance pour les élèves correspondant aux profils identifiés par les chercheurs. Dans un bassin défavorisé de l’académie de Versailles, ce volet collaboratif a pris la forme d’une action de formation; dans l’académie de Lille, la composante collaborativea été prise en charge dans un séminaire de recherche à l’École Supérieure du Professorat et de l’Éducation (ÉSPÉ3), sur le site d’Arras. Ce sont ces deux formes de la recherche collaborative qui sont étudiées ici dans le contexte de la recherche PELAS.
Une recherche-formation collaborative dans l’académie de Versailles
La recherche collaborative liée à une action de formation à destination des enseignants de français des collèges et des lycées d’un même bassin a nécessité non seulement l’investissement assuré de l’un d’entre eux, mais aussi l’aval et le soutien de la part des chefs des établissements concernés ainsi que du service de la formation continue du Rectorat, auprès duquel le professeur, porteur de cette initiative locale, a déposé une demande de formation se déroulant sur quatre demi-journées de quatre heures réparties dans l’année scolaire. Il a été précisé alors que cette action, «adossée à un projet de recherche sur les pratiques effectives visant à former des lecteurs de littérature du collège au lycée (libellé du stage la première année)», était à inscrire dans la durée (trois années: de 2015/2016, année de la collecte des données, à 2018) et visait à répondre à un objectif général, précisé en ces termes dans le plan de formation:
Le programme de formation/recherche se propose d'explorer les effets des pratiques d'enseignement sur les apprentissages réalisés par les élèves, en particulier de troisième et de seconde. L'objectif est de comprendre comment les élèves s'impliquent dans la lecture et l'interprétation.
Les modalités de travail, validées par le Rectorat, étaient également présentées ainsi :
Trois modalités de travail alterneront:
Les analyses des mises en œuvre et des transactions effectives en classe et/ou en ligne pour interroger les apprentissages des élèves.
Les mutualisations de pratiques de la lecture analytique en collège et en lycée menant à des réflexions et synthèses collaboratives sur les dispositifs et les situations de travail.
Des temps dédiés à l’actualisation des savoirs, à partir d’apports théoriques sur les théories didactiques de la lecture et pour nommer les pratiques (en appui sur des extraits choisis d’articles ou d’ouvrages récents).
Globalement, les modalités de travail ont été les mêmes durant les trois années, mais l’accent a été mis progressivement sur l’appropriation d’une posture de praticien réflexif, celle-ci requérant l’actualisation des savoirs issus de la recherche. Enfin, ce stage a regroupé au cours des trois années et selon des variations importantes d’une séance à l’autre entre 8 et 15 enseignants4, constat qui conduit à s’interroger sur les atouts et les limites de cette recherche-formation collaborative, comme nous le verrons plus loin.
Un séminaire pour accompagner la recherche collaborative dans l’académie de Lille
L’équipe du bassin d’Arras en lycée et en collège, constituée par sollicitation directe et par cooptation, a réuni quatre enseignants représentant un panel d’établissements à recrutements socio-culturellement contrastés: trois d’entre eux, expérimentés; le quatrième, en début de carrière à Fourmies, ville en restructuration industrielle. Cette équipe, soutenue par l’ÉSPÉ Lille Nord de France et par l’université d’Artois, a bénéficié d’un soutien financier pour ses travaux.
Pour les praticiens, le contrat prévoyait, outre l’enregistrement audiovisuel de séances de lecture analytique et la transmission des données prévues par le protocole (cf. ci-dessus), la participation à un séminaire, selon deux temporalités: de juin 2015 à juin 2016, durant la phase de collecte des données, les trois demi-journées de séminaire avaient pour finalités de soutenir cette collecte, de favoriser l’autoquestionnement, la confrontation des interrogations, ainsi que la mutualisation des pratiques et des références, sans intervention du chercheur. L’année suivante, les deux dernières séances du séminaire ont été consacrées à la préparation de deux tables rondes pour deux journées d’étude (au plan national et régional), dans le cadre d’un dialogue entre praticiens et chercheurs (cf. ci-dessous).
Afin d’identifier l’influence de cette recherche collaborative sur les conceptions et les pratiques professorales en matière d’approches analytiques des textes littéraires, plusieurs données ont été recueillies et analysées : les questionnaires et les entretiens semi-directifs collectés en début de recherche PELAS (2015) auprès des enseignants des deux groupes; les échanges enregistrés lors de certaines des séances de formation, notamment lors de la séance bilan proposée en avril 2018 pour l’académie de Versailles; les interventions de deux représentants de l’équipe de Versailles et de trois représentantes de l’équipe de l’académie de Lille dans le cadre d’une journée d’étude organisée par l’équipe PELAS à l’Institut français de l’Éducation en octobre 2017; ainsi que, pour Lille, les verbatims des séminaires et l’enregistrement de la réunion préparatoire à cette journée comme à celle d’avril 20175.
La recherche collaborative : un espace de développement professionnel
La recherche collaborative menée dans le cadre du programme PELAS a été envisagée conformément au concept élaboré par Desgagné il y a plus de vingt ans. Trois dimensions caractérisent ce type d’action:
- - Les «praticiens s'engagent, avec le chercheur, à explorer un aspect de leur pratique» et «l'objet même de la recherche porte sur leur compréhension en contexte du phénomène exploré». Dans le cas présent, cet «aspect de leur pratique» concerne les approches analytiques des textes littéraires.
- - Cette activité de recherche offre aux praticiens «une occasion de perfectionnement, elle est activité de formation».
- - Les connaissances construites au cours de cette recherche collaborative sont «le produit d'un processus de rapprochement, voire de médiation entre théorie et pratique et entre culture de recherche et culture de pratique» (1997 : 383-384).
L’analyse des données recueillies dans l’académie de Versailles montre que ce type de recherche favorise chez les enseignants un déplacement de posture dans la mesure où, comme l’un des professeurs concernés le précise, ils «apprennent à réfléchir» sur leur pratique, à actualiser les savoirs sur lesquels cette pratique repose et à percevoir l’intérêt que cette actualisation représente pour leur pratique au quotidien.
Plusieurs facteurs favorisent ce déplacement de posture. Cependant, comme le confie l’un des enseignants, «on devient des praticiens réflexifs» une fois que l’on a accepté, comme le précise un autre, de «se remettre en posture d’apprenant». Et cet «apprentissage» ne peut se réaliser que sous certaines conditions: il faut accepter de confronter sa pratique à celle des autres, de la voir questionnée par les chercheurs mais aussi par les pairs et bien évidemment par soi-même, ce qui conduit à accepter d’ouvrir les portes de sa classe. Il faut accepter de «douter» (verbe qui revient fréquemment lors des échanges) de la validité de sa pratique, qu’avec l’expérience on croyait efficace et efficiente. Il faut percevoir l’intérêt que certains écrits de recherche peuvent présenter pour sa pratique au quotidien. Une fois ce «mal nécessaire» accepté –pour reprendre l’expression d’un des enseignants–, l’intérêt d’un tel travail collaboratif est multiple: non seulement les échanges entre pairs donnent envie d’approfondir la réflexion engagée, mais les rencontres avec le/les chercheur(s)-formateur(s) impulsent et entretiennent «le processus de réflexion», comme le soulignent les verbatims suivants6:
P1 : À chaque fois j’ai l’impression qu’il y a un niveau qui se développe […] ça entretient le processus de réflexion.
P2 : Ça maintient dans une dynamique et c’est très stimulant intellectuellement, c’est gratifiant car ça permet de sortir de la routine.
P3 : Ça permet d’intellectualiser notre approche de notre métier, ça m’a aidée à dépasser ces moments où je trouvais que je commençais à entrer dans cette routine.
Quant aux écrits de recherche que le chercheur invite et «aide» à lire, ils permettent de «mettre des mots sur des difficultés ressenties» mais non encore verbalisées, d’éclairer certaines notions et certains concepts (par exemple, «Qu’est-ce qu’une lecture analytique ?», «Qu’est-ce qu’un sujet lecteur ?»), sachant que l’intérêt pour le professeur «ne porte pas sur la notion elle-même mais sur ce que ça veut dire pour sa pratique au quotidien». Ces éclairages théoriques donnent également «envie d’approfondir, d’aller plus loin» et favorisent aussi une meilleure compréhension des prescriptions institutionnelles. Comme l’avoue un enseignant, lire ces écrits de recherche d’un premier abord complexes, c’est «se mettre dans la situation de l’élève». Il y a comme «un effet de miroir» car la lecture de ces écrits est au départ, selon les professeurs, aussi compliquée que celle des textes littéraires qu’ils soumettent à leurs élèves: l’un d’eux précise que l’on peut ainsi «percevoir la difficulté de l’apprenant que l’on a face à nous tout le temps et justement son angoisse par rapport à nos exigences». Et ce même professeur ajoute qu’il peut de la sorte «garder en mémoire ce qu’est, ce qu’a été [son] parcours d’apprenant».
Il y a cependant consensus sur la nécessité de prévoir une «phase d’adaptation», car la collaboration est dans un premier temps «déstabilisante». Et il faut du temps pour entrer dans les écrits de recherche, permettre à chacun de percevoir l’intérêt de telle notion, de tel concept (une fois compris·e) pour sa pratique au quotidien. L’un des enseignants confie : «Avant je n’en voyais pas l’intérêt, ça n’avait pas de sens pour moi, mais maintenant…»
Par ailleurs, cette recherche collaborative apparait comme un espace où les tensions perçues dans la classe, les difficultés éprouvées sont «théorisées». Cette «mise en discours des tensions», éclairée par les écrits des chercheurs, est perçue comme un processus «salvateur», ce que les verbatims suivants confirment :
P4 : Des gens pensent à ça, et donc ça légitime mes inquiétudes et en plus on essaie de trouver une solution.
P5 : C’est rassurant car on n’est pas seul à partager ces doutes.
Le «groupe de recherche», aussi désigné par le syntagme «groupe de travail» (ce qui confirme l’implication réelle des enseignants dans le processus de recherche), offre donc du temps pour «verbaliser», «partager», «réfléchir», «construire des savoirs sur le long terme» et, par conséquent, opérer un déplacement de posture qui repose sur une conception ouverte du métier d’enseignant. Deux stagiaires confient sur ce point:
P6 : Le professeur n’est pas nécessairement celui qui a la solution, ça le replace comme quelqu’un qui tâtonne.
P7 : On devient aussi un peu nous-mêmes chercheurs, modestement, très modestement. C’est déstabilisant, voire très déstabilisant, mais c’est déculpabilisant.
Adopter la posture de chercheur pour ces enseignants impliqués dans cette recherche collaborative, c’est «prendre du recul par rapport à un échec constaté» (une situation de classe qui n’a pas donné les résultats escomptés), «échec que jusqu’alors on se contentait de constater comme tel», c’est «chercher autre chose», se demander ce que l’on peut faire d’autre pour atteindre l’objectif visé. Et pour ce qui concerne les approches analytiques des textes littéraires, adopter cette nouvelle posture conduit à s’accorder des libertés par rapport à ce que l’on croyait être imposé par l’institution. C’est par exemple admettre qu’«il y a mille façons de faire des lectures analytiques, qu’il ne faut pas se limiter, qu’il ne faut pas s’enfermer, surtout pas s’enfermer dans les représentations que l’[on s’en fait] à la lecture des programmes». C’est considérer que le plus important est de réfléchir au «processus» par lequel les élèves s’approprient le texte et parviennent progressivement à parler de la lecture qu’ils en ont faite. C’est considérer «la classe comme un laboratoire» et donc, en matière de lecture analytique, c’est «oser», «s’autoriser», «tester», «essayer» de nouvelles approches, les «varier», les «diversifier». La lecture analytique ne consiste plus seulement dès lors à «comprendre et analyser les mécanismes à l’œuvre dans un texte», comme la définissent certains des enseignants dans le questionnaire renseigné au début de la recherche. Effectivement, alors qu’initialement tous estiment que la lecture analytique vise à apprendre aux collégiens à «déstructurer» les textes et aux lycéens à les «restructurer», cette conception des enjeux de l’enseignement de la littérature ne fait plus consensus trois ans plus tard dans la mesure où cette modalité de lecture scolaire est désormais perçue comme «un processus à entretenir sur le long terme», où elle est à envisager «dans un continuum» dans la formation des élèves lecteurs.
Cette collaboration favorise également la circulation voire la production de savoirs, comme en témoignent les évolutions apportées aux descriptifs présentant l’action de formation menée dans un bassin de l’académie de Versailles et soumis à l’administration. Les verbes «explorer», «questionner», «interroger», «réfléchir sur», «chercher à repérer», «éclairer» y sont de plus en plus présents et, la troisième année, sont clairement annoncés «des temps d’actualisation des connaissances théoriques dans les champs de la didactique du français et de la didactique de la littérature» afin d’éclairer les questions soulevées lors de l’analyse des données recueillies par les professeurs eux-mêmes (séances filmées, écrits et oraux d’élèves).
La recherche collaborative : complexités et limites
Le dispositif conçu dans l’académie de Lille montre les complexités et les difficultés de l’articulation entre les enjeux de la recherche et ceux de la formation dans la recherche collaborative, telle qu’actuellement définie. Comment en effet faire en sorte qu’ils ne se développent pas simplement en parallèle, ou l’un au détriment de l’autre? Comment, dans une recherche de type «écologique» qui cherche à approcher le plus possible les pratiques professorales ordinaires dans leurs contextes, ne pas influer sur celles-ci dans les enjeux de formation? Comment prendre en compte, dès la conception du protocole de recherche, les modalités d’évaluation des effets de la collaboration avec les chercheurs sur le développement professionnel des praticiens? Ce sont donc ces complexités et ces difficultés que met au jour l’analyse réflexive de la recherche collaborative telle qu’elle a été mise en place dans cette académie, à Arras.
L’organisation du séminaire évoqué plus haut a découlé des enjeux et modalités de la recherche PELAS, dans le sens où les enseignants et les classes concernées ne pouvaient être considérés comme de simples terrains d’observation. Selon le contrat établi au départ, il s’agissait pour les enseignants de bénéficier non seulement d’un soutien logistique pour le suivi de la collecte durant l’année du recueil des données, mais également de bénéficier de l’appui du groupe au moment où ils acceptaient de livrer leur pratique au regard du chercheur. Le séminaire leur offrait également un espace pour échanger sur leur pratique, afin de nourrir, par la coformation, un processus de développement professionnel. Le contrat stipulait également qu’au-delà d’une bibliographie sur la didactique de la lecture littéraire fournie par le chercheur, celui-ci n’interviendrait pas dans les débats, du moins dans la période de collecte des données, c’est-à-dire durant la première année du séminaire. Des prolongements pour la formation étaient envisagés, notamment par la participation aux deux journées d’étude, mais sans qu’ils aient été, à ce moment-là, davantage précisés.
Les membres de ce groupe avaient bénéficié, avant la recherche et dans le cadre de la formation initiale ou continue, d’apports sur la lecture littéraire et sur la prise en compte du sujet lecteur dans la conduite des séances. L’un d’eux s’était également engagé dans une démarche d’autoformation, nourrie par de nombreuses lectures de revues et d’ouvrages didactiques. Dans sa contribution à la préparation à la journée d’étude à Arras (28 avril 2017), il explique ainsi:
C’est la fréquentation du CRDP qui m’a fait changer. Au départ, j’y allais pour trouver des idées de cours et puis, j’ai emprunté L’École des Lettres Lycée avec des articles d’Yves Stalloni, la revue Didactique, des ouvrages de Jordy, d’Annie Rouxel… La constitution de corpus, la didactique des textes m’intéressaient beaucoup. Se libérer des contraintes que s’imposent finalement les professeurs eux-mêmes me semblait indispensable. Mais cela n’allait pas sans friction avec les collègues en place!
De fait, dans cet espace de discussion ouvert par le séminaire, s’est exprimée l’adhésion forte de ces praticiens à la prise en compte du sujet lecteur, lors des séances de lecture analytique, dans un processus de construction collective du sens à l’oral. Cette conception centrée sur le lecteur a accru, selon eux, leurs motivations pour ces séances et, parallèlement, celles des élèves, comme en témoignent les verbatims suivants d’enseignants de collège, puis de lycée:
P 1 […] elle permet à chacun de se dire: je peux dire quelque chose du texte, je peux comprendre quelque chose […].
P 2 : C’est là que la classe prend tout son sens […] c’est un chemin énorme qu’ils doivent entreprendre dans le texte et à la limite, les autres sont là pour contredire.
Et l’enseignant de lycée ajoute que «c’est ce passage qui est compliqué».
Le séminaire a également favorisé, dans un climat très libre, les échanges sur les difficultés liées à la prise en compte du sujet lecteur dans les approches analytiques des textes, notamment dans la perspective de la liaison entre le collège et le lycée. Pour les enseignants de collège du groupe, comme pour le ministère, c’est bien l’écart entre le niveau des élèves en collège (compétences lecturales, lexicales et syntaxiques faibles; élèves en difficulté par rapport à des analyses métatextuelles écrites) et les exigences des instructions officielles du lycée qui est source de nombreuses interrogations. Celles-ci paraissent difficiles à surmonter. Au lycée, les difficultés tiennent à l’effectif des classes (autour de 35 élèves), à la diversité des pratiques enseignantes et des représentations des élèves à leur sujet, aux contradictions entre la prise en compte de l’élève comme lecteur et le poids des épreuves du baccalauréat, ou même plus généralement, au passage des premières réactions des élèves face à un texte à des analyses plus outillées et plus approfondies, s’appuyant sur l’acquisition de connaissances, comme l’analyse cet enseignant de lycée:
[Dans certaines classes], ils attendent que ce soit moi qui donne le savoir savant, ils veulent bien embrayer le travail, mais dès qu’ils doivent chercher par eux-mêmes, cela leur déplait. Ils veulent bien réagir, ils aiment bien qu’on les sollicite, mais quand la sollicitation devient exigence de lecture, ils voudraient bien que ce soit le professeur qui la leur propose, qui donne davantage de choses, les savoirs savants. […] Cela ne veut pas dire que tout vient des élèves, bien sûr…mais est-ce que je suis trop exigeante, ou est-ce que je suis maladroite, parfois, je me pose la question. On ne peut en rester au stade de la réaction de l’élève. Il faut qu’on construise quelque chose, le savoir, et c’est cette deuxième phase, l’interprétation ou la construction du sens qui est difficile à mettre en place avec certaines classes.
Par ailleurs, la forme orale du cours, qui est la conception de référence des praticiens du groupe pour les séances de lecture analytique, se révèle, dans ces échanges, entrer en contradiction avec le développement des compétences d’analyses métatextuelles requises par le commentaire littéraire au baccalauréat. Un enseignant de lycée précise ainsi que «le réinvestissement de ces compétences travaillées à l’oral est décevant dans la première étape du commentaire écrit». Ce qui rejoint les analyses de l’un de ses collègues de collège:
[…] mais est-ce que des choses systématiques… ça ne pourrait pas aider de temps en temps les élèves qui ont du mal ? Parce qu’on ne part plus de cela, mais on leur demande d’utiliser cela. […] il manque quelque chose dans nos façons de faire pour leur permettre à tous d’aller plus loin dans la compréhension, d’être capables d’écrire un bilan seuls, de développer une question, de l’enrichir, de l’interpréter: tout seuls, ils n’y arrivent pas.
La verbalisation de ces difficultés amène le groupe à s’interroger sur la nécessité d’une trace écrite en cours (perte de temps ou nécessité? lieu de développement de l’écrit ou non? par qui? et qu’en est-il pour les élèves des repérages, surlignages et notes à même le texte: sont-ils des outils suffisants? Quels usages du tableau blanc interactif (TBI)? etc.).
L’un des enseignants du groupe, nourri de nombreuses lectures personnelles (cf. ci-dessus) ouvre une perspective:
Mais la lecture analytique n’est peut-être pas le moment de travailler l’écrit, il y a peut-être une place pour la lecture analytique et une place pour la rédaction. Il ne faut peut-être pas les lier tous les deux tout le temps.
À l’inverse, un autre enseignant de lycée propose de passer davantage par l’écrit pour entrer dans la lecture analytique. Toutefois, ces pistes n’ont pas été durablement reprises dans les échanges du groupe et n’ont pas fait l’objet d’une ouverture vers des lectures théoriques.
Enfin, comme le souligne le verbatim suivant, ce sont également les questions de la différenciation et de la progression à établir au lycée sur deux ans qui ont été objets de débats et non la progression entre collège et lycée:
La difficulté que je rencontre concerne la différenciation. Comment faire attention et accompagner les élèves en difficulté dans leur apprentissage dans une classe de 36 élèves? Comment veiller sur leur progression et leur fixer des objectifs simples qui les mettent en confiance sans cesser d’être exigeante et tout en continuant à les intéresser? Comment mettre cette progression en place sur deux ans?
Ces questionnements ont été soumis à discussion durant les deux journées d’études l’année suivant la collecte des données: ils ont été confrontés à des analyses et à des apports théoriques7. Toutefois aucune évaluation finale de ces confrontations ne permet d’en mesurer plus précisément les apports. Deux autres demi-journées de séminaire, en aval de ces journées, consacrées à l’analyse de ces apports auraient sans doute été nécessaires. Outre cette lacune dans l’anticipation de ce volet de la formation, la dimension collaborative s’est heurtée au décalage entre la temporalité du séminaire et celle du dépouillement des données qui aurait pu permettre aux chercheurs de mieux répondre aux questions posées et de renvoyer à la théorie et à de nouvelles lectures.
Jusqu’où ce séminaire et la participation aux journées d’étude ont-ils permis ce développement professionnel? Ont-ils favorisé la circulation des savoirs et des apports de la recherche? Les données recueillies, faute de mesures précises, ne permettent pas de répondre plus avant à ces questions, même si, à l’heure actuelle, on peut observer que le processus se traduit, pour deux des enseignants impliqués dans la recherche, par une démarche d’engagement dans une formation de formateurs à l’INSPÉ.
Cette collaboration entre chercheurs et praticiens confirme cependant la prégnance du modèle de l’explication de textes à l’oral en situation collective et met au jour les confusions ou les contradictions entre prise en compte du sujet lecteur dans la lecture analytique et commentaire littéraire à l’écrit du baccalauréat de français. La prise en compte du sujet lecteur remet en cause la conception de la discipline, la solidarisation de ses exercices, les distributions entre modalités orales ou écrites des apprentissages et la place des outils d’analyse et des connaissances littéraires dans ce processus d’enseignement et d’apprentissage, particulièrement dans le contexte scolaire français. Les gestes professionnels des enseignants au service de ce que Jean-Pierre Astolfi (2008) désigne comme «le processus enseigner» sont par là même fortement questionnés.
En conclusion, ces deux études montrent les atouts mais aussi les difficultés et les complexités des recherches collaboratives lorsqu’elles visent également le développement professionnel des praticiens. Recherche et formation se déploient en effet dans des temporalités différentes. Une telle recherche collaborative requiert par conséquent une double planification et une double structuration (de recherche et de formation) avec des outils différents, du moins si l’on veut en mesurer de façon précise les effets.
Bibliographie
Ahr, Sylviane (2015), Enseigner la littérature aujourd’hui : «disputes» françaises, Paris, Honoré Champion, coll. «Didactique des lettres et des cultures».
Ahr, Sylviane (dir.) (2018), Former à la lecture littéraire au lycée – Réflexions et expérimentations, Poitiers Futuroscope, Éditions Canopé.
Astolfi, Jean-Pierre (2008), La Saveur des savoirs, Issy-les-Moulineaux, ESF Éditeurs.
Desgagné, Serge (1997), «Le concept de recherche collaborative: l’idée d’un rapprochement entre chercheurs universitaires et praticiens enseignants», Revue des sciences de l'éducation, n° 23, p. 271-393. En ligne, URL : http://id.erudit.org/iderudit/031921ar
Dufays, Jean-Louis (2001), «Quelle(s) méthodologie(s) pour les recherches en didactique de la littérature? Esquisse de typologie et réflexions exploratoires», Enjeux, n° 51-52, p. 7-29.
Flandin, Simon (2014), «La vidéoformation dans tous ses états: Quelles options théoriques? Quels scénarios? Pour quels effets?», Conférence de consensus, Chaire UNESCO, «Former les enseignants au XXIe siècle». En ligne, URL : http://chaire-unesco-formation.ens-lyon.fr/Conference-La-videoformation-dans
Goigoux, Roland (2014), «Lire et écrire à l’école primaire», Bulletin de la Recherche, n° 31. En ligne, URL : http://ife.ens-lyon.fr/ife/recherche/ bulletins/2014/bulletin-nb031
Goigoux, Roland (2007), «Un modèle d’analyse de l’activité des enseignants», Éducation et didactique, n° 1- 3, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, p. 47-69.
Ministère de l’Éducation nationale (2012), «Ressources mises en ligne par le ministère concernant la mise en œuvre d’un accompagnement personnalisé en classe de seconde». En ligne, URL : http://cache.media.eduscol.education.fr/file/Accompagnement_personnalise/30/3/LyceeGT_Ressource_AP_fiche_liaison_3eme_2de_en_francais_216303.pdf
Ministère de l’Éducation nationale (2010), «Programme de l'enseignement commun de français en classe de seconde générale et technologique et en classe de première des séries générales et programme de l'enseignement de littérature en classe de première littéraire», Bulletin officiel spécial, n° 9. En ligne, URL : http://www.education.gouv.fr/cid53318/mene1019760a.html
Morrissette, Joëlle (2013), «Recherche-action et recherche collaborative: quel rapport aux savoirs et à la production de savoirs?», Nouvelles pratiques sociales, n° 25, p. 35-49.
Schneuwly Bernard, Joaquim Dolz & Christophe Ronveaux (2006), «Le synopsis: un outil pour analyser les objets enseignés», in Les méthodes de recherche en didactiques, M.-J. Perrin-Glorian & Y. Reuter (dir.), Villeneuve d’Ascq, Presses Universitaires du Septentrion, p. 175-189.
Vinatier, Isabelle (2016), «Recherche collaborative avec des conseillers pédagogiques: quels effets formatifs?», Communiquer, n° 18. En ligne, URL http://journals.openedition.org/communiquer/2097
Pour citer l'article
Sylvianne Ahr & Isabelle de Peretti, "La recherche de type collaboratif: méthodologie pertinente? espace de circulation des savoirs et de formation?", Transpositio, n°3 Formes de la circulation entre recherches didactiques et pratiques enseignantes de la littérature, 2021https://www.transpositio.org/articles/view/la-recherche-de-type-collaboratif-methodologie-pertinente-espace-de-circulation-des-savoirs-et-de-formation
Voir également :
De la classe à la recherche et de la recherche à la classe, quelle circulation des savoirs ? Observations et analyses au départ du projet « Gary »
Quelle image les enseignants ont-ils de la recherche universitaire? Comment se situent-ils à son égard, et comment envisagent-il une collaboration avec des chercheurs? Et quelle circulation des concepts et des méthodes en résulte-t-il entre chercheurs et enseignants? Ces questions qui figuraient au cœur des 19es rencontres des chercheurs en didactique de la littérature, nous nous les sommes posées à propos d’un projet qui a débuté voici quatre ans, le «projet Gary».
De la classe à la recherche et de la recherche à la classe, quelle circulation des savoirs ? Observations et analyses au départ du projet « Gary »
Quelle image les enseignants ont-ils de la recherche universitaire? Comment se situent-ils à son égard, et comment envisagent-il une collaboration avec des chercheurs? Et quelle circulation des concepts et des méthodes en résulte-t-il entre chercheurs et enseignants? Ces questions qui figuraient au cœur des 19es rencontres des chercheurs en didactique de la littérature, nous nous les sommes posées à propos d’un projet qui a débuté voici quatre ans, le «projet Gary».
Le « projet Gary » en deux mots
Mené par une équipe internationale de huit chercheurs1, ce projet, qui a déjà donné lieu à cinq contributions (Dufays & Brunel, 2016; Brunel & Dufays, 2017; Brunel, Dufays & émery-Bruneau, 2017; Brunel, Dufays, Capt, Florey & émery-Bruneau, 2018; Brunel, Dufays, émery-Bruneau, Florey & Capt, à paraitre), s’intéresse à trois questions de recherche: Comment les compétences de lecture des élèves évoluent-elles au fil de la scolarité? Comment les pratiques enseignantes évoluent-elles en parallèle? Et enfin quelles relations réciproques peut-on établir entre ces deux ensembles2?
Pour traiter ces questions, nous recueillons des données à trois stades du curriculum, les niveaux 4 (âge moyen: 9 ans), 7 (12 ans) et 10 (15 ans), dans quatre pays francophones, la Belgique, la France, le Québec et la Suisse, et dans une centaine de classes de milieu socioéconomique moyen. Appuyé sur la nouvelle de Romain Gary «J’ai soif d’innocence» (8 pages), notre protocole comporte deux temps. Lors d’une première séance (de 45 à 50 min.), les élèves lisent le texte et répondent en autonomie à trois questions, qui portent sur la compréhension du texte, sur son appréciation et sur son interprétation; puis, lors d’une seconde séance (de même durée), les enseignants exploitent le texte librement en classe. Nous disposons ainsi de deux ensembles de données: les réponses des élèves au questionnaire et les verbatims des séances d’enseignement filmées.
La nouvelle de Gary relate l’histoire d’un narrateur occidental qui débarque en Polynésie avec le désir d’échapper au matérialisme de sa société d’origine mais qui va rapidement retomber dans ses vieux démons en se laissant piéger par l’indigène Taratonga qui lui laisse croire qu’elle lui offre gratuitement des toiles de Gauguin.
Question de recherche et méthodologie
Notre objectif dans la présente contribution est triple: nous voulons analyser ce que nous disent les enseignants impliqués dans le projet de leurs pratiques (objectifs, finalités...) et de leur rapport aux savoirs, mais aussi observer dans quelle mesure cette expérience favorise une meilleure circulation des savoirs entre chercheurs et enseignants, enfin envisager les moyens d’optimiser cette circulation.
Pour fonder cette analyse, nous avons réalisé dix entretiens avec cinq enseignantes belges et cinq enseignantes françaises réparties comme suit:
- 4 enseignantes du niveau 4 (élèves de 9 ans) (B : 4e primaire, F : CM1) : 2 F, 2 B;
- 3 enseignantes du niveau 7 (élèves de 12 ans) (B : 1re secondaire, F : 5e collège) : 2 F, 1 B;
- 3 enseignantes du niveau 10 (élèves de 15 ans) (B : 5e secondaire, F : 2de lycée) : 1 F, 2 B.
Ces entretiens ont été centrés sur sept thématiques, à partir du guide d’entretien ad hoc suivant (Beaud & Weber, 2003; Blanchet & Gotman, 2007; De Ketele & Roegiers, 2009):
1. Sur l’intérêt à priori de cette recherche pour les enseignants : Cette recherche a-t-elle suscité de l’intérêt quand on vous l’a proposée? Lequel? Pourquoi?
2. Sur le texte proposé : Quels commentaires souhaiteriez-vous en faire? Vos élèves font- ils souvent des lectures longues (de romans ou de longues nouvelles)?
3. Sur les compétences des élèves : Que diriez-vous des compétences de vos élèves, en général? Dans quelle mesure les avez-vous prises en compte dans l’élaboration de votre séance?
4. Sur la séance : Sur la réflexion avant la séance : quels objectifs vous êtes-vous fixés? Après la séance : comment avez-vous mis en œuvre ces objectifs? Pourquoi avoir choisi ce dispositif? Quels aspects de la lecture avez-vous privilégiés? Quel type de lecteur souhaitez-vous former? Avez-vous souhaité mettre en œuvre certaines recommandations didactiques ou prescriptions institutionnelles? Quelle évaluation faites-vous de votre séance?
5. Sur les pratiques : Avez-vous eu l’impression de faire « comme d’habitude » ou au contraire d’avoir modifié vos pratiques pour l’expérimentation? Vous êtes-vous inspiré·e d’un «modèle» (lequel?) portant sur l’approche d’un texte long? Consultez-vous des revues de didactique? Chez vous? Dans votre établissement? Lesquelles?
6. Sur les résultats de la recherche : Que vous a apporté cette expérimentation? Souhaiteriez-vous la poursuivre? Aimeriez-vous avoir un « retour » sur cette recherche? Si oui, quelle forme pourrait-il prendre? Que pourrait vous apporter la communication des résultats? Celle-ci pourrait-elle intéresser d’autres collègues que vous?
7. Sur le travail des chercheurs : Auriez-vous des questions à poser aux chercheurs?Lesquelles? Sur leurs modes de travail? (recueil et traitement des données, analyse, collaboration, communication des résultats) Auriez-vous des réserves ou des réticences à émettre à l'égard de cette recherche?
Si les entretiens ont été un outil précieux pour accéder aux perceptions des enseignants, la première démarche que nous nous devions de mettre en œuvre à leur égard a été de favoriser les conditions d’un accueil favorable de leur part à notre projet. Pour ce faire, nous avons d’abord veillé à consacrer un certain temps à expliciter les objectifs généraux de la recherche, sans pour autant entrer dans des détails qui auraient altéré le caractère écologique (ancré dans l’activité ordinaire) des pratiques que nous voulions observer. Notre souci, ce faisant, était tout à la fois de rassurer les enseignants et de les motiver à contribuer au projet. Ce temps préalable a été particulièrement important en France, où il s’est agi de contacter les chefs d’établissement de collège et de lycée, puis les inspecteurs et les conseillers pédagogiques des circonscriptions d’accueil de notre recherche. Ces démarches n’ont pas été requises en Belgique, où l’accord de l’enseignant et un entretien préalable avec lui ont suffi.
Ces contacts en amont ont permis d’expliciter le protocole de passation de l’expérience (texte, séance, captation vidéo), mais aussi de négocier le temps d’entretien qui suivrait et de préciser que les séances comme les entretiens feraient l’objet d’une transcription et d’une analyse.
Enfin, nous nous sommes chaque fois engagés vis-à-vis des enseignants à leur adresser un rendu de la recherche sous la forme d’une présentation des résultats, de telle sorte que le partage des expériences soit prolongé par le partage des résultats, ce qui contribue à renforcer la confiance entre les acteurs dans une perspective collaborative (Bednarz, 2013).
D’une manière générale, au-delà des nécessités déontologiques, nous avons veillé à aborder les enseignants avec modestie et bienveillance, en cherchant à limiter au maximum la position verticale qui est souvent attribuée au chercheur à l’égard du terrain scolaire.
Quelles réactions et implications des enseignants?
Comment ces enseignants ont-ils accueilli la proposition de collaboration qui leur a été adressée et comment se sont-ils engagés dans l’expérience?
En premier lieu, nous avons pu constater, notamment par le témoignage des chefs d’établissements, que les enseignants qui ont répondu positivement à notre demande étaient pour la plupart très impliqués dans leur profession et qu’ils accueillaient généralement avec intérêt les projets qui leur étaient proposés. Ainsi, en dehors de quelques questions témoignant de leur volonté de respecter le dispositif proposé, ils nous ont peu interrogés sur la recherche en elle-même et se sont engagés avec enthousiasme dans l’expérience, manifestant une attitude explicite de confiance envers les chercheurs. La confidentialité des données recueillies n’a ainsi pas suscité de demande de garanties de leur part. Qui plus est, la plupart d’entre eux se sont dits à la fois surpris et flattés parl’intérêt que nous leur portions («J’ai d’abord été surprise par votre proposition... mais je trouve ça chouette !» – Oriane, B4); certains nous ont d’ailleurs dit découvrir à cette occasion l’existence de la recherche en didactique de la littérature («je n’e savais pas que l’université s’intéressait à ce que nous faisons dans nos classes» – Pascale, B 10).
Quant à ceux qui ont refusé de participer à l’expérience, ils ont justifié leurs réticences par le manque de temps (argument le plus fréquent), par le désir de préserver un espace personnel ou encore par la crainte d’un regard extérieur, perçu comme la source d’une possible remise en question. Certains ont également invoqué la difficulté de combiner cette expérience avec la gestion de leur classe, jugée trop problématique dans une école «difficile».
Pour en revenir à nos enseignants partenaires, les consignes que nous leur avons données les invitaient à mettre en œuvre leurs pratiques ordinaires d’enseignement de la lecture. Leurs choix se sont cependant révélés assez variés à cet égard puisque, si la plupart des enseignants du niveau 10 (élèves de 15 ans) nous ont affirmé avoir procédé «comme d’habitude», les autres nous ont précisé qu’ils avaient malgré tout cherché à faire «de leur mieux», d’une part en raison du contexte universitaire et du cadre international de cette recherche, d’autre part en raison de la nature des activités mises en œuvre au cours de l’expérimentation. En effet, la méthode consistant à commencer par inviter les élèves à lire en autonomie une nouvelle de huit pages, puis à répondre à un questionnaire portant sur trois processus de lecture –la compréhension, l’appréciation et l’interprétation– a été perçue par bon nombre de maitres comme des démarches «nouvelles» ou «rares» par rapport à leurs pratiques ordinaires, en particulier dans les classes du niveau 4 (élèves de 9 ans). Ils ont dès lors perçu la conjonction de ces éléments comme une invitation à «se dépasser» et à faire montre d’exemplarité.
Par ailleurs, lorsque nous les avons interrogés sur les raisons de leur engagement dans l’expérience, les maitres ont fait état de trois intérêts. Le premier était d’être informés des résultats de leurs élèves afin de mieux connaitre leur niveau d’autonomie, analyse qui «n’est pas possible dans les pratiques quotidiennes» (Élisabeth, F 73), et de pouvoir ainsi mieux saisir leurs compétences, «voir où ils en sont» (Maxime, B 4). Parallèlement, plusieurs ont manifesté le souhait de pouvoir analyser leurs pratiques pédagogiques avec les chercheurs, afin de pouvoir mieux «se positionner», «discuter sur la pédagogie, avancer» (Marine, F 4), et de savoir «si les méthodes utilisées sont cohérentes, logiques, pertinentes» (Marie, F 10). Enfin plusieurs enseignants ont également fait part de leur désir de prendre connaissance des résultats nationaux et internationaux de la recherche afin de pouvoir situer leurs pratiques d’enseignement par rapport à celles de leurs pairs d’autres niveaux et d’autres pays et de pouvoir envisager, le cas échéant, l’adoption «d’autres façons de faire» (Catherine, F7). L’intérêt manifesté était donc lié clairement à une dynamique d’évolution des pratiques.
Quelle circulation des concepts et des méthodes entre chercheurs et enseignants ?
Si l’analyse qui précède permet déjà de mesurer l’intérêt des enseignants envers le monde de la recherche, en accord avec d’autres chercheurs (Gather Thurler, 1993; Bucheton, 2005; Desgagne, Serge & Larouche, 2010; Vinatier & Morrissette, 2015), nous émettons l’hypothèse que la circulation des savoirs entre les sphères scientifique et enseignante n’a de chance d’être efficace que lorsqu’elle se fait dans les deux sens, c’est-à-dire non seulement dans un mouvement qui va du terrain vers la recherche, mais aussi dans le mouvement inverse, qui va des chercheurs vers les enseignants, ce qui suppose cependant qu’on se montre attentifs aux modalités de cette circulation et qu’on commence par identifier précisément les concepts et les processus sur lesquels un échange fécond semble possible.
Une diversité de positionnements à propos de la compréhension
à cet égard, que nous apprennent les entretiens sur les représentations des enseignants à propos de leurs pratiques? Ils font état de représentations bien ancrées de l’activité de lecture: les pratiques décrites par les enseignants semblent moins interrogées que posées en termes de fidélité à un modèle implicite à trois composantes majeures, au moins pour le primaire et le collège : l’accès à la compréhension, le choix du cours dialogué et la succession de l’oral et de l’écrit (on interagit à l’oral avant de faire écrire), qui relèvent pour eux d’une routine professionnelle. Les entretiens font également apparaitre une diversité de positionnements à propos de la compréhension, et en particulier des attentes et des réponses qui varient selon les niveaux scolaires.
En l’occurrence, les enseignants du primaire et du collège insistent sur l’importance de former des lecteurs qui comprennent (Claire, F 4; Maxime et Oriane, B 4). La compréhension est ainsi source chez eux de nombreux développements :
«Le but premier, en fait, c’est qu’ils aient compris l’histoire… mais de façon globale parce que le gros problème qu’ils ont à cet âge-là c’est de s’arrêter vraiment mot à mot, dès qu’ils ont un mot compliqué ils sont bloqués» (Oriane, B 4);
«On ne s’autorise pas assez de temps sur la compréhension, il faudrait pouvoir faire une lecture-compréhension individuelle dans un premier temps et s’accorder un second temps de relecture, or ce n’est pas ce que l’on fait en classe» (Catherine, F 7).
A cet égard, le questionnaire de lecture est apparu à plusieurs enseignants comme un premier temps offert aux élèves pour mener une lecture attentive et compréhensive du texte.
En revanche, il ressort des entretiens avec les enseignants de lycée, que, chez eux, la compréhension n’est plus questionnée, car elle est perçue comme «allant de soi» (Marie, F 10). Ces enseignants privilégient plutôt l’interprétation (Céline, B 10), la perception du travail de l’écrivain (Pascale, B 10) ou encore les spécificités génériques de la nouvelle, comme sa longueur et sa chute.
Du collège au lycée, les entretiens révèlent en outre une différenciation des positionnements, qui vont d’une centration sur les apprentissages des élèves à un questionnement sur les méthodes d’enseignement.
Face à cette focalisation différenciée sur les processus de lecture et sur les pratiques d’enseignement, le chercheur est perçu par les enseignants tantôt comme un interprète expert, tantôt comme un didacticien, et il est sollicité pour identifier «quels points mettre en lumière» ou pour proposer des approches diversifiées de la nouvelle. «Comment aborder un texte long de façon originale ?» demande ainsi une enseignante du lycée au chercheur qui l’interroge (Marie, F 10).
Un regard à priori peu problématisé sur les concepts et les méthodes: le rôle de l’entretien
Certes, à l’issue de la séance qu’ils ont menée, les enseignants formulent peu de commentaires spontanés sur les savoirs et les concepts enseignés (comme la notion de littérature ou les genres littéraires), sur les processus de lecture et même sur les méthodes d’enseignement, car ilss’intéressent avant tout à laparticipation de leurs élèves et à la qualité des échanges qu’ils ont obtenus. Néanmoins, si cette focalisation sur les élèves est quasi exclusive chez les professeurs du primaire, chez ceux du collège elle se combine à l’émergence d’une préoccupation relative à la diversité des approches et des interprétations envisageables (ex. : Pol, B 7; Catherine, F7), qui devient ensuite centrale dans les entretiens avec les enseignants de lycée. Ce sont cependant les questions que nous posons au cours de l’entretien qui favorisent la clarification des choix opérés au cours de la séance, provoquent des questionnements sur les processus de lecture (comment développer la compréhension, l’interprétation et l’appréciation? quelle relation instaurer entre ces trois processus? quelle priorité à donner à l’une ou à l’autre? quelles interprétations et quelles appréciations privilégier? comment guider leur mise en œuvre?) et suscitent une première réflexion sur la relation entre concepts enseignés et méthodes.
L’entretien fut ainsi l’occasion de confronter les discours et les pratiques des enseignants à la distinction que les chercheurs établissent entre la compréhension, l’interprétation et l’appréciation (voir notamment Falardeau, 2003; Dufays, 2010; Gabathuler, 2016), quand bien même nos témoins n’utilisaient pas ces termes exacts : les élèves lisent en effet tous les jours des œuvres (compréhension), les discutent (interprétation), donnent leur avis ou se font évaluer sur leur interprétation (appréciation). L’un des enjeux de la recherche «Gary» est justement de penser ce triangle sur le plan didactique, et plus précisément en matière de progression des curricula au fil de la scolarité: à cet égard, nos entretiens avec les enseignants ont confirmé à la fois la prégnance des trois opérations dans leurs pratiques quotidiennes et le flou conceptuel et terminologique dont elles font souvent l’objet.
Une circulation de savoirs de la recherche vers le terrain... et inversement
Par ailleurs, au cours des entretiens, il n’est pas rare que le chercheur soit sollicité pour fournir des apports didactiques (une enseignante nous a par exemple demandé conseil sur «la dictée à l’adulte» comme moyen de produire une trace écrite de la séance) ou des références bibliographiques qui le conduisent alors à présenter des articles ou des revues de didactique peu connus des enseignants. L’entretien est ainsi pour certains enseignants une occasion de découvertes («On peut donc donner un texte long et compliqué à lire en autonomie à des élèves de CM !», Marine, F 4) et il constitue un temps de transmission informelle de savoirs susceptible d’avoir un certain impact sur les pratiques.
à l’inverse, si le questionnaire proposé aux élèves n’était pas supposé susciter un intérêt particulier chez les enseignants, plusieurs d’entre eux ont manifesté leur intention de l’utiliser pour aborder d’autres textes. Malgré les réserves que suscite souvent ce genre d’outil scolaire, ce questionnaire les a séduits parce qu’il a favorisé leur prise de conscience d’un travail possible sur l’articulation des trois processus de lecture que sont la compréhension, l’interprétation et l’appréciation:
«Les trois pôles du questionnaire pourraient structurer mon travail. On peut donc mener ces trois pôles lors de la même séance ? Ou bien se focaliser sur un seul, ou les traiter successivement ?» (Catherine, F 7)
De telles déclarations attestent d’une circulation inattendue de savoirs issus de la recherche vers le terrain en matière d’enseignement de la lecture. Elles nous semblent, d’une part, inverser la vectorisation habituelle du modèle implicite de l’activité de lecture, qui va de l’oral vers l’écrit (du cours dialogué vers la trace écrite, cf. Chiss, 2012), et d’autre part, suggérer un possible renouvèlement des pratiques de lecture en classe par l’incitation à une interaction oral-écrit et à un travail des trois processus de lecture. Le simple fait de participer à l’expérience «Gary» a donc amené plusieurs enseignants à s’interroger avec le chercheur sur une évolution possible de leurs pratiques susceptible d’être analysée par la recherche.
Mais la circulation des savoirs ne s’est pas faite seulement des chercheurs vers les enseignants: les premiers ont en effet pu dégager de ces entretiens d’une part une validation didactique de la pertinence de leur protocole d’enquête et d’autre part une compréhension affinée des difficultés d’enseignement et d’apprentissage des opérations de lecture et des points d’appuis précieux pour en clarifier la définition et l’articulation.
Quelles relations entre la sphère de la recherche et celle de l’enseignement?
Un autre thème abordé lors de nos entretiens avec les enseignants concernait leurs perceptions des relations entre les sphères de la recherche et de l’enseignement.
Les réponses reçues permettent d’abord de constater que le contact entre les deux sphères s’établit dans trois contextes distincts. Le premier est, bien naturellement, celui des relations directes entre les chercheurs et les enseignants (à l’occasion de la récolte des données, bien sûr, mais aussi à l’occasion des entretiens «pré» et «post»), mais les rapports entre recherche et enseignement deviennent aussi un thème de réflexion entre les différents enseignants engagés dans le projet (deuxième contexte), et plus largement entre différents enseignants dès lors que l’un ou l’autre est engagé dans tel ou tel projet qui implique une dimension de recherche et qu’il en a parlé avec ses collègues (troisième contexte).
Ces contacts se faisant le plus souvent de façon informelle, il est utile de réfléchir aux dispositifs qui paraitraient les plus à même de favoriser une articulation optimale entre les sphères de l’enseignement et de la recherche. La première chose à envisager est bien entendu la communication des résultats de la recherche auxenseignants qui y ont participé, mais aussi à d’autres enseignants à qui ces résultats sont susceptibles d’apporter des éclairages précieux tant sur leurs pratiques que sur les compétences de leurs élèves.
Une autre modalité plus exigeante consiste à revenir avec les enseignants partenaires sur leurs pratiques à partir d’extraits de séances et /ou de verbatims de la séance qu’ils ont mise en œuvre en suscitant une auto-confrontation qui les amène à prendre un recul propice à l’intégration de données issues de la recherche. Corollairement, l’occasion est belle pour le chercheur de profiter de ce partenariat avec des enseignants pour leur communiquer des articles de recherche et les familiariser avec des revues de didactique.
Enfin, plusieurs enseignants se sont montrés disponibles au prolongement d’un partenariat avec le chercheur qui leur permettrait d’expérimenter dans leurs classes des dispositifs déjà validés par les résultats du projet. Certains se sont même dits prêts à co-intervenir avec le chercheur lors de réunions scientifiques (séminaires, journées d’études) pour présenter l’expérience qu’ils ont permis de réaliser et l’analyse qui en résulte. Ce sont là deux modalités de ce qu’il est convenu d’appeler la recherche collaborative (Bednarz, 2013).
Des résultats exploitables en formation?
Parallèlement à l’établissement de relations plus ou moins structurelles entre des enseignants et des chercheurs, le contexte le plus évident pour la communication des résultats de la recherche aux enseignants est celui des formations initiale et continue. Les résultats du projet Gary ont ainsi déjà pu être présentés à des enseignants en formation en vue de les sensibiliser aux enjeux et aux modalités des trois processus de lecture abordés par le projet que sont la compréhension, l’appréciation et l’interprétation. Par ailleurs, pour autant que cela ait fait l’objet d’un accord formel de la part des enseignants partenaires, la base de données constituée par les séances vidéos de professeurs expérimentés et par les verbatims pourrait servir de supports exploitables en formation. Enfin, nous avons déjà eu l’occasion d’inviter plusieurs jeunes enseignants à participer eux-mêmes à l’expérimentation «Gary» au cours de leur formation initiale, ce qui a permis à la fois de les exercer à l’analyse des pratiques enseignantes et de susciter chez eux l’adoption de pratiques nouvelles.
Conclure?
La réflexion sur la circulation des savoirsentre la recherche et le terrain n’est certes pas nouvelle. On se souvient qu’elle a déjà fait l’objet d’analyses stimulantes, notamment de la part de Dominique Bucheton (2005) et de Roland Goigoux (2018). Notre objectif premier dans cette contribution était d’en interroger les possibilités au départ d’un projet précis, qui vise à mieux comprendre les compétences des élèves et les pratiques des enseignants au fil de la scolarité, et au-delà, à identifier les pratiques qui aident le plus les élèves à mieux lire. Cette analyse nous a permis de montrer comment nous avons pu arriver, modestement, à impliquer des enseignants mobilisés par le projet –et à partir d’eux, d’autres enseignants– dans une dynamique de questionnement, de recherche et même de changement.
Bibliographie
Beaud, Stéphane & Florence Weber (2003), Guide de l'enquête de terrain, Paris, La Découverte «Repères».
Bednarz, Nadine (2013), Recherche collaborative et pratique enseignante. Regarder ensemble autrement, Paris, L’Harmattan.
Blanchet, Alain & Anne Gotman (2007), L'entretien, Paris, Armand Colin «128».
Brunel, Magali & Jean-Louis Dufays (2017), «Comment des élèves de 9 à 15 ans lisent-ils un même texte littéraire et comment leurs enseignants le didactisent-ils? Une comparaison France-Belgique», in L’enseignement et l’apprentissage de la lecture aux différents niveaux de la scolarité, M. Brunel et al. (dir.), Namur, Presses universitaires de Namur (Diptyque), p. 103-136.
Brunel, Magali et al.(2017), «Lire un même texte littéraire de 12 à 15 ans: quels apprentissages et quels dispositifs? Regards croisés France, Belgique, Québec», Ibid., p. 137-162.
Brunel, Magali et al.(2018), «Le discours des élèves sur les valeurs du texte littéraire et leur exploitation didactique par les enseignants: quelles variations selon les classes d’âge et selon les pays?», in Enseigner la littérature en questionnant les valeurs, N. Rouvière (dir.), Berlin, Peter Lang, p. 279-302.
Brunel, Magali et al. (à paraitre), «Lire en classe l’altérité: quelle progression entre 12 et 15 ans? Deux analyses à partir de la nouvelle "J’ai soif d’innocence" de Romain Gary», in Littérature de l’altérité, altérités de la littérature: moi, nous, les autres, le monde, M. Jeannin et A. Schneider (dir.).
Bucheton, Dominique (2005),«Au carrefour des métiers d’enseignant, de formateur, de chercheur», in Didactique du français. Fondements d’une discipline, J.-L. Chiss et al., (dir.), Bruxelles, De Boeck «Savoirs en pratique», p. 193-210.
Chiss, Jean-Louis (2012), L'écrit, la lecture et l'écriture. Théories et didactiques, Paris, L’Harmattan.
Cordonier, Noël (2014), «Questions critiques, et donc constructives, sur la recherche en didactique du français», in Littérature, langue et didactique. Hommages à Jean-Louis Dumortier, J. Van Beveren (dir.), Namur, Presses universitaires de Namur «Diptyque»), p. 11-26.
Desgagne, Serge & Hélène Larouche (2010), «Quand la collaboration de recherche sert la légitimation d’un savoir d'expérience», in Recherches en éducation, Hors série n°1, p.7-18.
De Ketele,Jean-Marie & Xavier Roegiers, (1996, 4e éd. 2009), Méthodologie du recueil d'informations, Bruxelles-Paris, De Boeck Université.
Dufays, Jean-Louis (2010), Stéréotype et lecture. Essai sur la réception littéraire, Bruxelles, Peter Lang « ThéoCrit ».
Dufays, Jean-Louis & Magali Brunel (2016), «La didactique de la lecture et de la littérature à l’aube du XXIe siècle. État des recherches en cours et focus sur la perspective curriculaire», in Didactiques du français et de la littérature, A. Petitjean (dir.), Metz, CREM « Recherches textuelles », p. 233-266.
Falardeau, Erick (2003), «Compréhension et interprétation : deux composantes complémentaires de la lecture littéraire», in Revue des sciences de l’éducation, 29, n°3, p. 673-694.
Gabathuler, Chloé (2016), Apprécier la littérature. La relation esthétique dans l’enseignement de la lecture de textes littéraires, Rennes, Presses universitaires de Rennes.
Gather Thurler, Monica (1993), «Amener les enseignants vers une construction active du changement. Pour une nouvelle conception de la gestion de l'innovation», in Education et Recherche, 1993, n° 2, p. 218-235. En ligne, URL : http://www.unige.ch/fapse/SSE/teachers/gather-thurler/Textes/Textes%201993/MGT-1993-02.html
Goigoux, Roland (2018), «Quels savoirs utiles aux formateurs?» Conférence en ligne, URL: http://centre-alain-savary.ens-lyon.fr/CAS/nouvelles-professionnalites/formateurs/roland-goigoux-quels-savoirs-pour-les-formateurs
Vinatier, Isabelle & Joëlle Morrissette (2015), «Les recherches collaboratives: enjeux et perspectives», in Carrefours de l'éducation, n° 39, p. 137-170. En ligne, URL:
https://www.cairn.info/revue-carrefours-de-l-education-2015-1-page-137.htm
Pour citer l'article
Isabelle Brun-Lacour & Jean-Louis Dufays, "De la classe à la recherche et de la recherche à la classe, quelle circulation des savoirs ? Observations et analyses au départ du projet « Gary »", Transpositio, n°3 Formes de la circulation entre recherches didactiques et pratiques enseignantes de la littérature, 2021https://www.transpositio.org/articles/view/de-la-classe-a-la-recherche-et-de-la-recherche-a-la-classe-quelle-circulation-des-savoirs-observations-et-analyses-au-depart-du-projet-gary
Voir également :
Circulation bidirectionnelle des savoirs : les interventions didactiques et pédagogiques en classe de littérature
Née dans un contexte militant qui voulait rénover les pratiques d’enseignement, la didactique est traversée depuis son origine par une orientation praxéologique, qui consiste en des « recherches sur l’intervention didactique » (Halté 1992 : 16). Or, selon Daunay et Reuter, «[l]’approche scientifique s’est séparée de l’intervention, créant une “dualité d’approche”» (2008 : 61). En 2019, la didactique du français est devenue autonome, aussi s’est-elle attachée à stabiliser son appareillage théorique et méthodologique, ainsi qu’à consolider les acquis de recherches, comme le montrent les thématiques de colloques récents : «Les concepts dans la recherche en didactique du français. Émergence et création d'un champ épistémique» (AIRDF, Lyon, 2019), «Didactique des langues & plurilinguisme(s) : 30 ans de recherches» (LIDILEM, Grenoble, 2019), «Littérature(s) et langue(s) en classe: quelle circulation entre méthodologies de recherche et pratiques enseignantes?» (19es Rencontres des chercheurs en didactique de la littérature, Lausanne, 2018). Ce dernier colloque se penche sur le clivage entre recherche et pratique, qui implique, dans son mouvement descendant, le risque d’applicationnisme et, dans le sens inverse, celui d’institutionnaliser en savoirs didactiques des savoirs pratiques non pertinents.
Circulation bidirectionnelle des savoirs : les interventions didactiques et pédagogiques en classe de littérature
Entre recherche et pratique
Née dans un contexte militant qui voulait rénover les pratiques d’enseignement, la didactique est traversée depuis son origine par une orientation praxéologique, qui consiste en des « recherches sur l’intervention didactique » (Halté 1992 : 16). Or, selon Daunay et Reuter, «[l]’approche scientifique s’est séparée de l’intervention, créant une “dualité d’approche”» (2008 : 61). En 2019, la didactique du français est devenue autonome, aussi s’est-elle attachée à stabiliser son appareillage théorique et méthodologique, ainsi qu’à consolider les acquis de recherches, comme le montrent les thématiques de colloques récents : «Les concepts dans la recherche en didactique du français. Émergence et création d'un champ épistémique» (AIRDF, Lyon, 2019), «Didactique des langues & plurilinguisme(s) : 30 ans de recherches» (LIDILEM, Grenoble, 2019), «Littérature(s) et langue(s) en classe: quelle circulation entre méthodologies de recherche et pratiques enseignantes?» (19es Rencontres des chercheurs en didactique de la littérature, Lausanne, 2018). Ce dernier colloque se penche sur le clivage entre recherche et pratique, qui implique, dans son mouvement descendant, le risque d’applicationnisme et, dans le sens inverse, celui d’institutionnaliser en savoirs didactiques des savoirs pratiques non pertinents.
La circulation bidirectionnelle des savoirs se présente comme une solution méthodologique à ce dualisme. Elle suppose une causalité circulaire (Marcel, Olry, Rothier-Bautzer & Sonntag 2002) vue dans une approche systémique. La recherche est orientée, pour les chercheurs, vers la production de connaissances et, pour les enseignants, vers le développement professionnel (Bednarz, Rinaudo & Roditi 2015).
Nous avons développé la Démarche stratégique d’enseignement de la littérature (désormais DSEL) dans le cadre d’une recherche collaborative qui s’est échelonnée sur plusieurs années, de 2006 à 2010, année de la publication d’un guide pédagogique et didactique (Lecavalier & Richard 2010). Nous tentons dans cet article, dans une démarche de théorisation a posteriori (Chouinard & Caron 2015), d’éclairer le sens de la notion d’intervention didactique et, corollairement, de la notion d’intervention pédagogique, qui constituent des catégories émergentes de nos résultats de recherche. Avant d’exposer nos résultats, qui concernent les échanges observés entre intervention didactique et intervention pédagogique, nous tenterons de dissiper certains malentendus terminologiques, en précisant le sens que nous donnerons en particulier à la notion d’intervention pédagogique. Le problème est que, même si la notion d’intervention didactique apparait dans les écrits de presque tous les chercheurs et chercheuses reconnus de notre discipline, presque personne ne la définit. La banque de données OpenEdition recense 119 publications en didactique du français, entre 1970 et 2019, contenant la notion d’intervention didactique. Nous avons consulté 82 de ces textes, choisis pour leur pertinence, sans trouver de définition claire de l’intervention didactique.
La notion d’intervention en pédagogie et en didactique du français
La notion d’intervention pédagogique ne semble pas plus définie en sciences de l’éducation que celle d’intervention didactique en didactique du français.Notons cependant que la première expression étant plus fréquente, le flottement définitionnel est plus difficile à établir dans le second cas: dans OpenEdition on trouve 414 occurrences pour «intervention pédagogique» comme expression exacte dans le texte intégral, alors qu’il n’y a que 231 occurrences pour «intervention didactique1». Deux publications (Dezutter, Thomas & Deaudelin 2011; Vincent & Lefrançois 2013) de notre corpus de 82 textes de didactique du français utilisent aussi la notion d’intervention pédagogique, de manière interchangeable avec celle d’intervention éducative. Or, celle-ci semble un peu mieux définie2. Les chercheurs en pédagogie (Lenoir et al. 2002) distinguent six niveaux de sens pour la notion d’intervention éducative. Le niveau 1 est celui de l’intervention de l’État dans l’éducation. Au niveau 2, l’intervention porte sur la pratique professionnelle vue comme l’exercice de la profession enseignante. Un 3e niveau de sens considère l’intervention globalement, comme un acte professionnel. Le niveau 4 concerne «l'intervention en tant que processus interactif entre un intervenant et un sujet client» (Lenoir et al. 2002 : n.p.), alors que le niveau 5 désigne les opérations qui s’effectuent dans ce processus, la réalisation «de l'action d'intervention dans l'ensemble (complexe) de ses dimensions» (Lenoir et al. 2002 : n.p.). Le niveau 6 a trait aux «différents gestes mis en œuvre, aux actes posés au cours de la mise en œuvre de l'intervention. Il s'agit ici de la pratique effective au sens strict du terme» (Lenoir et al. 2002: n.p.).
Dans un corpus de 30 textes en pédagogie et en didactique utilisant les notions d’intervention éducative ou d’intervention pédagogique, nous n’avons pas trouvé, pour cette dernière notion, d’occurrence où elle était employée conformément aux niveaux de sens 1 et 2. Il semble donc que l’intervention éducative puisse prendre un sens plus abstrait que l’intervention pédagogique. Cependant, pour les niveaux de sens 3 à 5, nous avons pu recenser des exemples d’emploi, moins pour l’intervention pédagogique que pour l’intervention didactique. Un corpus plus étoffé aurait peut-être donné des résultats plus complets. Ces extraits sont consignés dans le tableau 1.
L’objectif qui sous-tend ce tableau est de dissiper une partie du flou conceptuel entourant la notion d’intervention didactique. En montrant que la notion est employée à des niveaux d’abstraction différents, il ne s’agit pas de privilégier l’usage d’un niveau en particulier, mais d’inviter les auteurs et autrices à préciser à quel niveau ils ou elles se situent lorsqu’ils ou elles utilisent la notion. Ce serait une étape logique dans le processus de définition de cette notion. Pour notre part, ce sont les niveaux 5 et 6 qui conviennent à nos objectifs de recherche. Avant de présenter certaines des interventions didactiques et pédagogiques que nous avons observées, il importe au préalable d’exposer la méthodologie utilisée.
La recherche collaborative : intervenir autrement
Le courant de recherche collaborative développé au Québec depuis les années 1990 a suivi un processus d’autonomisation scientifique semblable à celui de la didactique du français. Il s’est démarqué de la recherche-action, qui entretenait des objectifs de changement social ou éducatif (Dolbec & Prud’homme 2009), afin de viser une meilleure compréhension des phénomènes. Ainsi que l’expliquent Bednarz, Rinaudo et Roditi: «Le développement professionnel des enseignants est une retombée, mais pas un objectif de recherche» (2015 : 171). Cette situation de départ offre un double intérêt, pour les chercheurs et pour les enseignants. Le lieu de collecte des données sert aussi de lieu de questionnement de la pratique pour les enseignants. Les résultats doivent être doublement féconds, tant pour la théorisation disciplinaire que pour le développement professionnel.
Au cœur de la DSEL se trouve un dispositif didactique qui développe une lecture authentique, personnelle et autonome chez les élèves, suivant les principes du socioconstructivisme, de la construction des savoirs (Barth 1993), de l’enseignement stratégique (Tardif 1992) et de la théorie du sujet lecteur (Rouxel & Langlade 2004; Langlade, 2007 ; 2008; Langlade & Fourtanier 2007). Elle se déroule en quatre phases: 1) préparation à la lecture d’une œuvre complète; 2) lecture accompagnée; 3) analyse et interprétation; 4) validation des résultats. Le sens de l’œuvre n’est pas donné à l’avance, mais constitue le but de la recherche collective. Cette approche inductive change l’orientation du dialogue en classe, qui ne vise plus à deviner une réponse, mais à construire ensemble une interprétation et à la soutenir. La théorie littéraire, comme l’information sur l’auteur ou le genre, n’est pas fournie d’emblée, mais seulement au besoin, durant les échanges, et à l’étape finale, pour confirmer les interprétations. Dans le cas rapporté ici, pour l’étape d’analyse, l’enseignante avait réparti entre les huit équipes quatre thèmes, dont elles devaient relever les indices. Au cours suivant, chaque membre d’une équipe rencontrait trois élèves de trois autres équipes et leur faisait rapport des résultats de son équipe. Les équipes de base se reformaient le lendemain.
La DSEL a été développée et validée par une équipe formée de quatre enseignantes du secondaire3 et deux enseignants du collégial4 (dont l’un des deux chercheurs), sous la supervision des deux chercheurs. Un canevas de quelques pages préexistait à ce développement, mais il avait été conçu par un va-et-vient de conception théorique et d’expérimentation sur le terrain par le chercheur-enseignant, supervisé par sa collègue chercheuse. La même circulation bidirectionnelle a prévalu durant la conception et la validation de la DSEL avec l’équipe d’enseignants-expérimentateurs, en 2005-2006. À partir de 2010, la mise au point de la DSEL a plutôt pris la forme d’un encadrement d’enseignants qui utilisaient la démarche dans leurs cours et qui recevaient nos conseils, tout en nous communiquant leurs observations, qui enrichissaient ou modifiaient le dispositif. À ce jour, une trentaine d’enseignants, en grande majorité du secondaire, nous ont transmis une rétroaction sur leur usage de la DSEL. Nous distinguons les activités de formation où nous agissons l’une comme conseillère pédagogique, l’autre comme enseignant, ou les deux en tant que directeurs de mémoire (et les enseignants comme nos étudiants), des activités de recherche où les enseignants (en partie les mêmes) collaborent avec nous, qui portons alors le chapeau de chercheurs.
Quelques interventions observées et analysées
Nous avons analysé les interventions d’accompagnement de la lecture en classe de littérature effectuée par deux enseignantes de français formées à l’utilisation de la DSEL et constitué un corpus de 200 interventions. Par «interventions», nous entendons les énoncés linguistiques ou les gestes, accompagnés de déplacements, de regards, de mimiques, d’intonations de l’enseignant, exprimés dans un même tour de parole. Ces interventions ont été classées par grappes en 23 interventions didactiques et 36 interventions pédagogiques, réunies en 14 catégories, elles-mêmes groupées en 5 ordres supérieurs. Ce classement, toujours provisoire, qui a été présenté de façon détaillée dans une autre publication (Lecavalier & Richard 2017), est aussi reproduit dans la figure 1 ci-dessous.
Les résultats de la présente recherche sont exposés sous la forme d’interventions d’une enseignante, observées, analysées et classées. Nous en présentons seulement quelques-unes. L’extrait choisi provient d’un échange dans une équipe d’élèves de 5e secondaire formée d’un garçon et de trois filles. Voici le contexte du roman Héloïse, d’Anne Hébert, qui motive leur discussion, transcrite dans le Tableau 2. À Paris, vers 1970, deux jeunes, Bernard et Christine, s’aiment sans faire encore vie commune. Ils prennent le métro ensemble, mais Christine doit partir la première pour aller chez elle. Bernard entend chanter une voix féminine. Il distingue les paroles, qui parlent d’une femme qu’on n’attendait pas et qui sort de l’ombre. Le métro tombe en panne et c’est le noir. Lorsque l’éclairage revient, une jeune femme «incroyablement belle et pâle» se tient devant lui et «l’observe avec insistance» (Hébert 1980 : 21).
L’échange se résume à la confirmation d’une hypothèse du garçon qui soutient, à l’encontre des filles de son équipe, que la chanson d’Héloïse évoque le chant envoutant d’une sirène, et à la confirmation partielle d’une autre hypothèse, soit qu’Héloïse contrôle Bernard.
L’analyse et le classement des interventions des enseignantes ont été effectués de manière inductive. Une première répartition est réalisée selon que l’intervention porte principalement sur les données tirées du texte littéraire ou qu’elle porte en priorité sur le travail de l’équipe. En nous inspirant de Tambone & Mercier (2003), nous désignons la première catégorie d’interventions comme à dominante didactique et la seconde, comme à dominante pédagogique. Dans l’extrait choisi, la première intervention de l’enseignante, une paraphrase à fonction phatique, ne sert pas à commenter le sens des propos répétés, mais à confirmer l’établissement du contact langagier avec l’équipe. Il s’agit donc d’une intervention à caractère principalement pédagogique, même si la base de l’entente correspond à un évènement du texte littéraire. Ce type d’intervention est classé dans la catégorie «Discussion avec l’équipe5». De même, les deux interventions suivantes consistent en deux validations, celle d’une inférence narrative et celle d’un stéréotype. Bien que ces deux éléments soient des contenus didactiques, l’opération qui prédomine est la validation; l’enseignante ne développe pas un propos personnel sur ces sujets, elle se borne à indiquer que ce qu’en disent les élèves est juste. En fait, ce sont les élèves qui exposent leur compréhension du texte. Les interventions se situent donc surtout sur le plan pédagogique et elles se classent cette fois dans la catégorie de l’Évaluation des résultats, elle-même une sous-catégorie de l’Évaluation de l’équipe.
Figure 1. Classement des interventions didactiques et pédagogiques observées
C’est seulement à l’occasion de sa quatrième intervention que l’enseignante passe sur le plan didactique, au moyen d’une question à l’équipe sur une référence culturelle (les sirènes). La question vise à faire relier un personnage du récit avec un personnage mythologique, afin d’aider les élèves à trouver par eux-mêmes un stéréotype qu’elle suppose connu. Son attente est satisfaite par le garçon, dont elle valide la réponse. Apprenant de sa part que les filles sont sceptiques à l’égard des sirènes, elle effectue une autre intervention didactique, cette fois un rappel de données provenant des pages du roman en discussion, intervention classée sous la catégorie «Apport d’information» et la sous-catégorie «Contribution à l’analyse». Puis, à propos de la stratégie d’Héloïse, l’enseignante se contente d’une validation partielle. Il faut dire que cet échange survient à la phase 2 de la DSEL, que la validation complète n’est prévue qu’à la phase 4 et que la découverte du contrôle de Bernard par Héloïse est capitale. Cependant, l’enseignante accepte d’informer l’équipe sur un stéréotype en évoquant la croyance que les vampires peuvent avoir des «rapports», mot qu’elle laisse en suspens et qu’elle accompagne d’un geste circulaire de la main, pour faire sous-entendre une sorte de sexualité. Ensuite, l’enseignante contribue encore à l’analyse, mais sous la forme d’une fictionnalisation (Langlade 2008), puisque l’enseignante se met à la place d’Héloïse. Pressée de valider l’hypothèse du contrôle, elle revient sur le plan pédagogique pour encourager l’équipe à poursuivre dans le même sens.
Après son départ, même si le garçon a l’occasion de démontrer la correspondance entre le texte de la chanson et le triangle amoureux qui se dessine entre Bernard et les deux femmes, l’échange entre les filles de l’équipe révèle que celles-ci n’adhèrent toujours pas à l’hypothèse de la sirène :
Fille 1 : On marque-tu une sirène pour vrai? Elle [l’enseignante] a dit que c’était bon.
Fille 2 : On dit une sorte de sirène… de métro. (Pause) On dit juste qu’elle est envoutante.
Cette autocorrection nous fait supposer que l’image stéréotypée que les filles se font des sirènes n’inclut pas leur chant envoutant, mais seulement leur aspect de femmes-poissons, davantage véhiculé dans la culture de masse (films La petite sirène 1 et 2 de Disney). Dans ce cas, l’expression «sirène de métro» a dû signifier pour elles un signal d’alarme, un bruit absent du roman. Une intervention didactique aurait été requise afin de dissiper cette ambigüité qui n’a pu être décelée que par nos observations à posteriori.
La thèse du caractère prophétique de la chanson d’Héloïse a continué à circuler dans la classe le lendemain. En effet, quand les équipes ont été reformées de façon que les élèves fassent rapport aux autres de leurs résultats de la veille, notre caméra a filmé deux des membres de l’équipe ci-dessus, le garçon et la fille 3, en train de présenter leur explication de la chanson à deux équipes distinctes6. Contrairement au garçon, la fille 3 n’a pas présenté Héloïse comme une sirène et c’est une autre image qui s’est formée dans cette équipe provisoire, à partir des paroles de la chanson : «Celle qu’on n’attendait pas […] / Creuse sa galerie profonde […] / Pour venir jusqu’à toi» (Hébert 1980 : 20).
Fille 3 : C’est comme si elle sortait de son trou pour aller jusqu’à Bernard. (Rires des filles)
Fille 4 : Elle sort de son (mot inaudible) pour aller le chercher. Allez, viens mon lapin! (Rires)
La réduction de la «galerie» au «trou» trahit chez la fille 3 un rabaissement d’Héloïse à un animal prédateur et sournois. Le rapport avec un renard ou un loup se précise dans l’association de Bernard avec un lapin. Il y a fonctionnalisation, accompagnée d’une identification avec Héloïse, ce qui crée une gêne que les rires viennent soulager. En effet, le fantasme qui vient d’être évoqué renverse la domination traditionnelle de l’homme sur la femme. Ce n’est pas tant le choix du stéréotype qui importe, sirène ou mammifère prédateur, que le fait que ces images permettent aux élèves de coconstruire leur perception des personnages et de leur relation.
L’analyse qui précède montre qu’il faut prendre en compte les interactions avec les élèves et les problèmes de compréhension et d’interprétation de l’œuvre littéraire afin de cerner la nature des interventions pédagogiques et didactiques. Cela posé, l’analyse conversationnelle (Sacks, Schegloff & Jefferson 1974 ; Mondada & Pekarek Doehler 2000) peut aussi apporter une information complémentaire à leur propos. Puisque l’intervention y est définie comme centrée sur un acte de langage (Roulet 1991), il est possible de réanalyser certaines de nos interventions: ainsi, la validation du stéréotype de la sirène peut apparaitre comme un acte perlocutoire, qui met fin au traitement des informations par les élèves. Une validation partielle correspondrait plutôt à un acte illocutoire, puisque c’est une incitation à poursuivre le traitement dans le sens déjà entrepris. Par ailleurs, la notion de négociation empruntée à Roulet (1991) rend compte des réactions du garçon et de la fille 1 aux validations partielles répétées de l’enseignante et souligne la pression effectuée pour recevoir plus d’aide. Étant donné que la DSEL prescrit de ne pas valider les interprétations avant la phase finale et qu’il semble que l’enseignante n’ait pas trouvé, lors de la découverte imprévisible du lien entre Héloïse et une sirène, une manière plus épistémique de relancer le travail des élèves, elle compense par un encouragement de l’équipe, une intervention pédagogique qui évalue le rendement des élèves. Cette analyse à postériori nous amène à ajouter à la DSEL une intervention de validation conditionnelle, consistant à confirmer une hypothèse au moyen de la vérification d’une hypothèse corollaire de la précédente. Dans le cas présent, l’hypothèse de la sirène séductrice aurait pu être validée en demandant aux élèves de vérifier que Christine jouait effectivement un rôle opposé.
L’analyse conversationnelle révèle aussi le pouvoir réparateur des rires des filles, dans une intervention non verbale à caractère restitutif, lorsque le garçon se plaint à l’enseignante qu’elles ont rejeté sa thèse de la sirène. La justification peut alors être excusée à cause d’un manque d’entrainement, ce qui évite aux filles de perdre davantage la face. Toutefois, ce que l’analyse conversationnelle n’explique pas, c’est que, malgré cette réparation et la validation complète apportée par l’enseignante à l’envoutement par les sirènes, les filles n’acceptent toujours pas d’associer Héloïse à une sirène. Cela montre que la persuasion ne se déroule pas seulement sur le plan des interactions sociales, mais aussi sur celui de la cognition, dont rend compte notre analyse du discours, pour la suite des échanges. Les limites de l’analyse conversationnelle nous ramènent à l’analyse du discours, mais vue dans une «logique interlocutoire» (Gehin 2005 : 255), qui rappelle la notion de circulation bidirectionnelle. Dans cette optique, les interventions comme l’apport d’informations et le rappel de données prennent une fonction indicative quand le sens qu’elles proposent est négocié dans l’interaction didactique et transformé en une signification utile à la compréhension du contexte. L’analyse de discours peut donc suivre, d’une intervention à l’autre, la reprise et la modification des mots, le degré de prise en charge énonciative et d’autres indicateurs semblables, qui échappent à l’analyse conversationnelle.
Bilan et limites de notre recherche
Bien que nous n’ayons pas la place ici pour présenter les 24 interventions didactiques et les 37 interventions pédagogiques classées à la Figure 1, un commentaire s’impose sur la notion même d’intervention. Celle-ci constitue un acte professionnel qui prend son sens non seulement dans le milieu scolaire, mais dans une conception de l’enseignement et de l’apprentissage. Pour nous et les enseignants participant à nos recherches, il s’agit de la Démarche d’enseignement stratégique de la littérature. Pour qu’un énoncé quelconque, une mimique, un geste, un déplacement, la consultation du roman, du dictionnaire, ou une combinaison de tout cela prenne un sens didactique ou pédagogique à nos yeux, nous devons être en mesure de percevoir son influence sur le milieu. La désignation des interventions didactiques et pédagogiques recourt à des notions comme «stéréotype», «indice», «fictionnalisation», rattachées à la DSEL, ainsi qu’à des termes plus courants, tels que «relecture» et «interprétation», mais qui sont réactualisés dans la DSEL. Semblablement, les noms d’action («demande», «apport», «questionnement», «discussion», etc.) renvoient à des stratégies d’enseignement de la démarche. Autrement dit, notre classement ne prend sa valeur qu’en fonction du modèle d’enseignement et d’apprentissage qui l’a inspiré et il n’est transférable que dans la mesure où d’autres chercheurs et chercheuses y voient des similitudes avec leurs propres préoccupations.
Du point de vue méthodologique, la détection des interventions résulte d’une observation très fine, guidée au départ par les paramètres ci-dessus et tournée ensuite vers le langage verbal et non verbal de l’enseignant et des élèves, à la manière de l’analyse de discours. Cependant, celui-ci n’est pas la base de la recherche de régularités formelles, contrairement à la méthode usuelle (Eisenhart & Johnstone 2012), car ce sont les éléments de contenu, comme la chanson d’Héloïse, qui servent de critère de choix pour les échanges analysés. Il ressort aussi que les interactions avec les élèves, et même les interactions entre les élèves sans l’enseignant, représentent une donnée essentielle pour l’étude des interventions pédagogiques et didactiques. Or, dans le discours que les élèves coconstruisent afin de se représenter la signification de l’œuvre littéraire, ils font interagir des personnages dont ils cherchent à s’expliquer les agissements, faisant preuve d’une activité fictionnalisante (Langlade 2008) où ils se projettent comme lecteurs. À cela s’ajoute le palier de la recherche collaborative enseignant/chercheurs, marquée par d’autres interactions, d’où un modèle à quatre niveaux d’interaction7, sans compter les échanges entre chercheurs dans les colloques et au moyen des publications, qui se répercutent aussi sur les milieux d’enseignement.
Par rapport aux objectifs de cette contribution, qui visaient à mieux définir la notion d’intervention didactique et pédagogique tant par la théorie que par l’observation, il semble bien que les interventions identifiées se situent au niveau de sens numéro 6, celui des actes très concrets, posés en appui à des gestes didactiques professionnels (Aeby-Daghé & Dolz 2008), lesquels sont classés au niveau 5. De plus, ces interventions sont analysées dans un cadre didactique disciplinaire propre à la didactique de la littérature, en lien avec le dispositif qui, le plus souvent, les a inspirées ou les a rendues possibles. Elles ne sont pas décrites et regroupées afin de créer un système exhaustif ou normatif, modélisant un enseignement bien fait, mais à titre de productions de la «cognition créatrice» (Varela, Thompson & Rosch 1993, cités par Gehin 2005 : 248) d’enseignants capables de multiplier des interventions similaires ou différentes, tout en restant cohérentes par rapport au dispositif d’enseignement qu’elles ont assimilé.
Par ailleurs, nous n’avons pas défini les précautions théoriques et méthodologiques qui empêchent qu’une intervention observée soit automatiquement institutionnalisée, considérée comme un savoir digne d’être incorporé dans la formation des enseignants. Ici encore, la DSEL sert de repère. Même si le développement professionnel des enseignants constitue une retombée et non un objectif de la recherche collaborative, la validation des interventions exerce néanmoins un effet formateur sur les choix pédagogiques et les pratiques didactiques des enseignants, de même que sur leur évaluation de l’activité fictionnalisante des élèves. Elle conduit à définir des besoins de formation professionnelle.
Malgré un corpus de 200 interventions observées, il faut bien davantage que deux enseignantes participantes et des moyens plus considérables que les nôtres pour constituer un répertoire crédible d’interventions. Il nous reste aussi à étudier les séquences d’interventions dans les échanges, de même que leur fréquence. Les interventions didactiques et pédagogiques, comme des stratégies, ne possèdent aucune valeur absolue et ne prennent leur pertinence qu’en contexte. Leur analyse s’effectue donc en action située, mais aussi en fonction du dispositif didactique utilisé, des théories qui l’ont inspiré, des objectifs de recherche et des finalités de l’enseignement de la littérature. C’est seulement en précisant un tel cadre qu’il sera possible de définir plus précisément la notion d’intervention didactique. Circulation bidirectionnelle, avons-nous dit? Devant la complexité du modèle qui ne fait que s’esquisser, c’est de circulation multidirectionnelle qu’il s’agit plutôt.
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Pour citer l'article
Suzanne Richard & Jacques Lecavalier, "Circulation bidirectionnelle des savoirs : les interventions didactiques et pédagogiques en classe de littérature", Transpositio, n°3 Formes de la circulation entre recherches didactiques et pratiques enseignantes de la littérature, 2021https://www.transpositio.org/articles/view/circulation-bidirectionnelle-des-savoirs-les-interventions-didactiques-et-pedagogiques-en-classe-de-litterature
Voir également :
Introduction n°3: quelles circulations entre recherches didactiques et pratiques enseignantes en littérature ?
Quels sont aujourd’hui les outils théoriques, les méthodes de recherche et les canaux de diffusion que mobilisent les chercheur.e.s{{Dans ce numéro, le choix de l’écriture inclusive ou non a été laissé libre aux aux auteur.e.s de chaque article.}} en littérature pour penser et nourrir le lien qui les unit à l’enseignement effectif de cet objet ? Pour rappel sont ici réunies certaines contributions des 19èmes Rencontres des chercheur.e.s en didactique de la littérature, tenues à la HEP-Vaud à Lausanne en juin 2018, qui avaient pour titre: Littérature(s) et langue(s) en classe: quelle circulation entre méthodologies de recherche et pratiques enseignantes?
Introduction n°3: quelles circulations entre recherches didactiques et pratiques enseignantes en littérature ?
[I]l ne suffit pas que les enseignants soient informés ni même convaincus de la pertinence des résultats produits pour qu’ils changent leurs pratiques.
Sylvie Cèbe & Roland Goigoux (2018)
Le constat d’un écart entre recherches et pratiques
C’est par cette citation –a priori peu réjouissante– que nous souhaitons commencer la présente introduction. Non pour entamer un propos défaitiste, mais au contraire pour interroger les pratiques de recherche à l’œuvre en didactique pour ce qui concerne leurs rapports aux pratiques enseignantes de la littérature. Quels sont aujourd’hui les outils théoriques, les méthodes de recherche et les canaux de diffusion que mobilisent les chercheur.e.s1 en littérature pour penser et nourrir le lien qui les unit à l’enseignement effectif de cet objet ? Pour rappel sont ici réunies certaines contributions des 19èmes Rencontres des chercheur.e.s en didactique de la littérature, tenues à la HEP-Vaud à Lausanne en juin 2018, qui avaient pour titre: Littérature(s) et langue(s) en classe: quelle circulation entre méthodologies de recherche et pratiques enseignantes? Le texte de cadrage de la manifestation rappelait les éditions 2000 et 2001, qui avaient vu l’émergence de débats fondateurs relatifs au statut, aux modalités et aux effets de la recherche en didactique de la littérature. On se souvient que ces questions avaient aussi fait l’objet un peu plus tard d’analyses stimulantes, notamment de la part de Bucheton (2005).
Si la didactique de la littérature a abordé cette question à plusieurs occasions déjà, il est nécessaire de la considérer à nouveaux frais, tant les recherches –en particulier en ergonomie du travail, comme Béguin (2013) ou Barcellini et alii (2013)– ont avancé sur le sujet et continuent de rendre compte de la difficulté pour la recherche à faire circuler ses résultats en dehors de sa propre sphère et, de surcroît, à faire intégrer ces mêmes résultats dans les pratiques ordinaires des professionnels du champ concerné. Ce sont là des points connus depuis longtemps des démarches d’accompagnement et de conceptions participatives de projets. Le constat a déjà été identifié aussi en didactique du français (Dufays, 2001; Reuter, 2007; Daunay & Dufays, 2007; Daunay & Reuteur, 2008; Cèbe & Goigoux, 2018). Il concerne autant l’éloignement entre chercheur.e.s et enseignant.e.s que l’absence d’adoption dans les pratiques enseignantes de nombre de dispositifs didactiques pourtant éprouvés. En somme, la transposition et l’intégration des résultats de recherche ne sont pas satisfaisantes. Cette observation est souvent partagée –et généralement regrettée. Mais il n’en reste pas moins vrai qu’interroger les formes de circulation entre les méthodologies de recherche en didactique de la littérature et les pratiques enseignantes peut signifier pour le champ «mettre le doigt où ça fait mal». Une part importante de l’organisation de l’activité des chercheur.e.s ainsi que la diffusion de leurs propositions en dehors de leur sphère se trouvent en effet interrogées... À se considérer autant comme activité théorique que comme pratique de médiation et d’implémentation de contenus et de dispositifs d’enseignement, la didactique de la littérature a tout intérêt à ouvrir et à approfondir le dialogue avec les travaux en analyse du travail, tout comme à les prendre sérieusement en considération afin de ne pas creuser l’écart qui la sépare trop souvent encore des acteurs de la littérature en classe.
De multiples tentatives de rapprochement
Divers facteurs peuvent expliquer cette malheureuse distance, parmi lesquels la culture persistante des modèles verticaux de recherche, dits applicationnistes, qui ont longtemps été hégémoniques. Depuis bientôt une trentaine d’années, les méthodologies de recherche sur l’activité professionnelle ont énormément évolué, en particulier en analyse du travail, notamment en médecine et en sciences de l’éducation. Les evidence-based research sont bien sûr légion aujourd’hui en didactique, mais plusieurs études, notamment Gentaz et alii (2013), se montrent très prudentes, voire critiques. «Une fois mises en place et évaluées en contexte ordinaire, ces méthodes ne produisent pas les effets positifs attendus» (Cèbe & Goigoux, 2018: 79). Depuis une quinzaine d’années, une orientation voisine est mobilisée en didactique du français (notamment Kervyn, 2011): la recherche-action qui, selon Savoie-Zajc (2001), renvoie à une approche de changement planifié dans le but de résoudre un problème que rencontre une communauté. Enfin, l’offre s’est encore étoffée avec la recherche dite collaborative (Design-Based-Research-Collective, 2003), qui renvoie essentiellement à une démarche d’exploration d’un objet et qui conduit à la coconstruction de savoirs autour d’une problématique professionnelle donnée (Desgagné, 1997).
Bien que les recherches théoriques et descriptives soient encore dominantes en didactique du français (Dufays & Brunel, 2016), des projets (comme Gagnon & Laurens, 2016 ou Sénéchal, 2018), ainsi que de nombreux colloques et numéros de revue se proposent désormais de repenser les relations entre recherche et pratiques à l’aune de ce paradigme2, dont le présent numéro, centré sur des recherches en didactique de la littérature. L’interrogation porte sur la capacité du champ à infléchir significativement (durablement et globalement) les pratiques enseignantes et, partant, les apprentissages des élèves. Comme les tentatives de rapprochement entre recherches et pratiques se multiplient, il est important de donner à voir dans quelle mesure la didactique de la littérature manifeste elle aussi le souci de faire intégrer par les praticien.ne.s sur le long terme ses résultats et ses dispositifs. Concrètement, quel positionnement adopter pour les didacticien.ne.s de plus en plus situé.e.s à l’interface entre la recherche et les exigences des acteurs et actrices du terrain? Entre chercheur.e.s, formateurs et formatrices, enseignant.e.s ou médiateurs et médiatrices, quelle répartition des rôles concevoir dans un tel contexte de reconfiguration de certains rôles? La réflexion proposée ici et dans le numéro de Transpositio précédent (dirigé par Chiara Bemporad & Sonya Florey) rend compte d’une forte diversité des formats et il convient d’annoncer que l’objet «Littérature» pourra parfois paraître neutralisé par l’orientation méthodologique fortement marquée de ces deux livraisons.
Recherches ou… formations?
Le terme aujourd’hui en vogue de «recherche collaborative» (récemment Vinatier & Morrissette, 2015 ou Bednarz 2013 & 2015) masque –peut-être excessivement– des mises en œuvre hétérogènes. C’est à cette diversité que le présent numéro s’intéresse. Le fait de réunir ici des recherches dont le rapport au terrain constitue un enjeu fort sinon central permet de présenter et de décrire une ébauche de panorama des modalités actuelles que peut adopter la circulation entre pratiques enseignantes et recherches en didactique de la littérature.
Si l’on prend un peu de recul relativement à la désignation «recherche collaborative», il apparaît qu’il n’a pas fallu attendre l’émergence du terme pour que la recherche en didactique de la littérature s’interroge sur les modalités de son rapport au terrain. Comme rappelé supra, la thématique n’est pas investiguée ici pour la première fois, mais elle semble prendre une tournure qui paraît déjà significative dans la mesure où les modèles verticaux de la recherche, exclusivement «top-down», sont de moins en moins légitimes, faute d’intégration ou de transfert vers le terrain. Dans le prolongement, l’équilibre et la répartition des rôles entre enseignant.e.s et chercheur.e.s, longtemps bien délimités (on pense par exemple aux figures du «chercheur savant» et de «l’enseignant artisan»), perdent de leur stabilité. L’accent est mis sur une prise en compte mutuelle des expertises respectives (scientifique d’une part, expérientielle d’autre part). Toute l’idéologie du «didacticien éclairé» se trouve ébranlée.
Une multitude de tentatives de rapprochement se font ainsi jour, laissant place à un moment particulièrement heuristique de la recherche sur le plan méthodologique. C’est aussi le cas pour ce que Class & Schneider ont nommé en 2013 «recherche design». Dans un entretien, Boutin en parle récemment aussi, en ces termes:
La recherche design est une perspective méthodologique récente. Proche de la recherche collaborative, de la recherche développement et de la recherche action, elle réunit des chercheurs, des formateurs, des praticiens autour d’un problème rencontré par des enseignants. A grands traits, la démarche consiste à créer collectivement un dispositif d’enseignement, de le dessiner, de l’éprouver «sur le terrain», puis de revenir, après la mise à l’essai, et de débriefer pour voir ce qui fonctionne et ce qui doit être amélioré, en tenant compte bien sûr des résultats de la recherche et des théories scientifiques qui concernent la question. (Boutin, 2019)
Dans cette autre configuration, un principe s’impose: associer les enseignant.e.s à la démarche de conception. Le processus de validation de la recherche est alors interne à la recherche elle-même. Cela n’est pas sans conséquence: «Dans le modèle de partenariat qui en découle, les chercheurs doivent faire l’effort de connaitre les réalités de la pratique, les praticiens d’identifier la rigueur et les exigences de la recherche. Les problèmes rencontrés sont, en effet, à résoudre ensemble» (Cèbe & Goigoux, 2018: 92). Pour que cette «action conjointe» porte ses fruits, sont primordiales la prise en compte des contextes concrets d’enseignement et celle des habitus professionnels des enseignant.e.s concerné.e.s.
Les chercheur.e.s sont donc face à un défi de taille: il faut à la fois paramétrer ses propositions relativement à des pratiques ordinaires documentées… et les dépasser. Le jeu d’équilibre consiste d’une part à déboucher sur des propositions suffisamment proches des pratiques ordinaires pour être intégrées sans coûts excessifs dans le quotidien d’un enseignement et d’autre part à ouvrir à une certaine nouveauté qui puisse donner le goût d’infléchir dans le long terme et in fine sans soutien externe certaines habitudes vers une direction encore inexplorée. En somme les propositions didactiques ne devraient être ni trop proches ni trop éloignées de ce qu’on pourrait nommer, après d’autres, la zone proximale de développement professionnel des enseignant.e.s.
Il faut en outre accepter les contraintes qu’impose la logique collective à la constitution progressive de la recherche. D’une part un work in progress potentiellement infini, une conception continuée et modifiée dans l’usage, une théorisation a posteriori du modèle ou des risques d’essoufflement voire d’abandon… D’autre part, un calendrier souvent long, rythmé par des phases d’accompagnement, d’expérimentation, d’amélioration, d’adaptation, de modifications, de communications diverses...
Dans les recherches proposées ici, les modalités de dialogue avec les enseignant.e.s prennent différentes formes (linéaire, alternée, cyclique, itérative…) et il est passionnant d’entrer dans le détail de chacune de ces collaborations pour apprécier les avantages ou au contraire les inconvénients, voire les difficultés rencontrées autant sur le plan logistique que didactique, du côté des enseignant.e.s et/ou de celui des chercheur.e.s. Parfois la recherche semble se rapprocher de dispositifs de formation. Selon Cèbe & Goigoux (2018) à nouveau,
La formation apparait comme un facteur décisif dans la capacité des enseignants à s’approprier un outil et à s’impliquer dans un dispositif […]. Les formations ponctuelles n’entrain[e]nt généralement pas de changement durable dans la pratique ou l’adoption d’une innovation […]. Le plus souvent cependant, la formation ne suffit pas à transformer les pratiques de manière durable, c’est pourquoi un accompagnement prolongé et régulier est préconisé.
Nous voilà informé.e.s… Un pan de la réflexion méthodologique devrait inévitablement concerner le suivi prolongé des propositions élaborées. Se présente une grande diversité de formats (formations négociée, continue, communautés de pratiques…). Évidemment le «cahier de charges» d’un.e chercheur.e est ici vite dépassé et il convient d’interroger aussi les limites du travail des didacticien.ne.s et d’identifier les modalités possibles d’accompagnement des enseignant.e.s dans leur rencontre et leur usage des dispositifs didactiques.
Une diversité d’acteurs dans la chaine de circulation des savoirs didactiques
Les chercheur.e.s en didactique de la littérature sont généralement en lien (à des degrés divers) avec une diversité d’acteurs (étudiant.e.s en formation, enseignant.e.s, inspecteurs et inspectrices, conseillers et conseillères pédagogiques, praticiens-formateurs et praticiennes-formatrices, concepteur.e.s de manuels…) qui rencontrent certaines de leurs propositions. C’est là une bonne nouvelle. En revanche, très rares sont les didacticien.ne.s qui parviennent à élargir leur sphère d’influence pour concevoir des manuels, modifier des programmes, des plans d’études… ou certaines décisions politiques en éducation. Bien sûr la question varie grandement selon les contextes (institutionnels, régionaux, nationaux). Il n’en demeure pas moins vrai qu’au-delà de la formation (initiale ou continue), les didacticien.ne.s n’ont guère de prise «directe» sur le développement professionnel des enseignant.e.s (à considérer que cette prise soit adéquate…).
Dans la chaine d’acteurs et d’actrices qui traitent des savoirs didactiques, les didacticien.ne.s forment un maillon qui doit se préoccuper des retombées et des limites de leurs recherches. La collaboration avec les enseignant.e.s devrait assurer un débouché win-win... Se posent, partant, des questions très concrètes: Comment solliciter les enseignant.e.s pour leur donner confiance et envie de coconstruire un projet? À quels moments de la recherche, à quelle fréquence et dans quels buts? Quelles formes d’interactions privilégier? Quelles sont les portes ouvertes à l’innovation durant ces négociations (Thurler, 2000)? Quels enjeux expliciter ou désamorcer lors des rencontres? Quelle répartition de rôles organiser? Comment décristalliser certaines représentations enseignantes et didactiques? Quel support pour capitaliser les échanges? Qui rédige quoi? Comment visibiliser le projet? Comment équilibrer les objectifs de recherche et ceux de formation? Quel rapport aux savoirs et à la production de savoirs? (Morrissette, 2013)? Quels outils didactiques retenir et pourquoi? À quel objet ou produit finalement aboutir? Quels formats celui-ci doit-il prendre?… C’est à ces interrogations que les contributions réunies ici se proposent moins de répondre que de donner des exemples concrets de réalisation, toujours guidés par des principes méthodologiques explicites qui entrent en dialogue dans l’entier de ce numéro.
Malgré le peu de recul sur le sujet, on a pourtant déjà l’impression d’assister et de participer à un moment autocritique de la recherche didactique pour ce qui concerne son rapport au «terrain». La présente livraison propose ainsi une sorte d’ethnographie des pratiques actuelles de la recherche en didactique de la littérature pour ce qui concerne leur lien avec les pratiques enseignantes. Une promesse déjà: d’intéressants changement de postures professionnelles se font jour… autant chez les enseignant.e.s que chez les didacticien.ne.s!
Les contributions réunies dans le présent numéro
Comme s’ils s’étaient donné le mot, les auteur.e.s des cinq articles de ce numéro se penchent ainsi tou.te.s sur la recherche de type collaboratif comme théâtre de la circulation des savoirs entre chercheur.e.s et enseignant.e.s, l’éclairant chacun.e d’un point-de-vue différent. Travaillant sur des projets qui impliquent des enseignant.e.s en didactique de la littérature en français L1 au degré secondaire, certains sont de jeunes chercheur.e.s, d’autres des chercheur.e.s confirmé.e.s.
Sylviane Ahr et Isabelle De Peretti se proposent de détecter les atouts et les limites que la recherche collaborative peut avoir aux yeux des praticien.ne.s. À cette fin, elles laissent la parole aux enseignant.e.s qui ont participé aux côtés de chercheur.e.s à deux projets portant sur les pratiques effectives de la lecture analytique dans le secondaire, à savoir une recherche formation collaborative réalisée au sein de l’académie de Versailles (2015-2018) et une recherche collaborative menée à Lille (2015-2017). Dans leurs témoignages, les deux groupes d’enseignant.e.s soulignent de quelle manière ils ont changé de posture au cours des recherches, actualisé leur savoirs et modifié leur pratique quotidienne. À l’issue de l’analyse des données recueillies auprès des enseignant.e.s, Ahr et De Peretti insistent sur la complexité des recherches collaboratives lorsque le développement professionnel des praticien.ne.s s’inscrit parmi leurs objectifs. De fait, recherche et formation se déployant dans deux temporalités différentes, il convient alors d’élaborer une double planification et une double structuration.
Cinq ans après une recherche de type collaboratif qui a réuni de 2009 à 2013 dix enseignant.e.s formateurs et formatrices de collège et de lycée d’établissements de types variés dans l’académie de Versailles autour de démarches didactiques de lecture littéraire, Cécile Couteaux propose d’en tirer le bilan relatif à la manière dont les participant.e.s ont vécu cette collaboration, et ce sur la base de questions ciblées et des articles rédigés par l’enseignante-chercheure responsable du projet de la recherche. L’analyse des réponses qu’elle a reçues lui permet d’aboutir à la conclusion suivante: amenés à coconstruire les savoirs professionnels à l’aide de leur propre pratique et des moyens théoriques et méthodologiques offerts par la recherche collaborative, les enseignant.e.s sont entrés dans des analyses réflexives et ont modifié leurs pratiques enseignantes et leur rapport à la recherche.
Florent Biao, Érick Falardeau et Marie-Andrée Lord appuient leur contribution sur une recherche doctorale portant sur l’articulation grammaire-texte en classe de français au Québec et en Suisse romande et s’intéressent précisément à la question de savoir comment s’opérationnalise une recherche qui vise à faire collaborer deux logiques d’agir et de penser, à savoir celle de la recherche et celle du terrain. Comme ils le constatent dans leur conclusion, leur démarche d’ingénierie didactique à double perspective – les séquences abordant des problématiques au cœur de la pratique enseignante ont été testées une première fois par les enseignant.e.s qui les ont coconstruites, puis une seconde fois par d’autres enseignant.e.s – leur a permis d’atteindre plusieurs buts : le/la chercheur.e est moins perçu.e comme le savant détenteur/la savante détentrice de vérité par les enseignant.e.s, qui sont davantage investi.e.s dans tout le processus, le développement professionnel des enseignant.e.s est favorisé, tout comme l’enrichissement de l’expertise des chercheur.e.s, et cela grâce aux apports des réalités du terrain.
C’est également un projet international qui se trouve à la source de l’article d’Isabelle Brun-Lacour et Jean-Louis Dufays, à savoir le projet «Gary», qui a déjà donné lieu à de nombreuses publications. Cette recherche s’interroge sur l’évolution tant des compétences de lecture des élèves que des pratiques enseignantes et sur les relations réciproques entre ces deux pôles à trois stades du curriculum et dans un milieu socio-économique moyen, en Belgique, France, Québec et Suisse. Dans le présent article, les auteurs analysent les réponses que les enseignant.e.s impliqué·e·s ont données aux questions suivantes: Quels sont les objectifs et finalités de leur pratique et quel est leur rapport au savoir? L’expérience a-t-elle favorisé une meilleure circulation des savoirs entre chercheur.e.s et enseignant.e.s? Comment optimiser cette circulation? Et de constater que les enseignant.e.s qui ont participé à la recherche collaborative sont entré.e.s dans une dynamique de questionnement, de recherche et de changement.
Après avoir formé une trentaine d’enseignant.e.s à la DSEL (Démarche stratégique d’enseignement de la littérature) développée dans le cadre d’une recherche collaborative entre 2006 et 2010 au Québec, Suzanne Richard et Jacques Lecavalier ont rassemblé dans un corpus les interventions par lesquelles deux enseignantes ont accompagné leurs élèves lors d’une lecture en classe de littérature. Définissant et distinguant dans un premier temps l’intervention didactique et l’intervention pédagogique, les auteurs illustrent ensuite leurs propos théoriques à l’aide d’un exemple précis où ils analysent les interventions de l’enseignante et les classent dans l’une ou l’autre catégorie. Ils soulignent en guise de conclusion que même si le matériau sur lequel ils s’appuient est sans doute insuffisant, leur recherche aboutit à l’esquisse d’un modèle complexe laissant entrevoir une circulation multidirectionnelle entre recherche et terrain.
Comme on peut le constater, les cinq articles de ce numéro insistent sur les modifications que la recherche de type collaboratif induit sur les postures et pratiques des enseignant.e.s associé.e.s, même si, comme le soulignent Richard et Lecavalier, « le développement des enseignants est une retombée, mais pas un objectif de la recherche », en renvoyant à Bednarz, Rinaudo & Roditi (2015 : 171). Plusieurs chercheur.e.s, notamment Biao et alii et Couteaux, démarquent par ailleurs explicitement les dispositifs de recherche collaborative qu’ils analysent des recherches-actions, «qui entretenai[en]t des objectifs de changement social ou éducatif» (Richard & Lecavalier). Si les acteurs et actrices du terrain sortent changé.e.s de ces expériences, il en va de même des chercheur.e.s. Et dans cette circulation des savoirs, insiste entre autres Couteaux, un rôle-clé revient au(x) responsable(s) du projet. Il s’ensuit, pour le dire avec les mots de Biao et alii, qu’«il y aurait donc une nécessité à creuser cette avenue en donnant plus de place aux praticiens que sont les enseignants dans nos recherches si nous voulons que celles-ci atteignent leur finalité».
Bibliographie
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Pour citer l'article
Vincent Capt & Antje Kolde, "Introduction n°3: quelles circulations entre recherches didactiques et pratiques enseignantes en littérature ?", Transpositio, n°3 Formes de la circulation entre recherches didactiques et pratiques enseignantes de la littérature, 2021https://www.transpositio.org/articles/view/introduction-n-3-quelles-circulations-entre-recherches-didactiques-et-pratiques-enseignantes-en-litterature
Voir également :
Quelle didactique pour la bande dessinée? Retour sur trois tournants théoriques de la décennie 2010-2020
Depuis les années 2010, la bande dessinée connaît des mutations sociales et culturelles sans précédents. En 2017, au regard d’une légitimité devenue incontestable dans les médias, dans les musées et sur le marché de l’art, la revue Le Débat titre sur «le sacre» du médium. Dix ans après la publication de son ouvrage Un objet culturel non identifié (2006), Thierry Groensteen fait le compte des handicaps symboliques et institutionnels qui ont été levés et constate la percée de la bande dessinée dans le champ universitaire (2016). L’apparition de nouveaux genres comme l’autobiographie, la BD-reportage, l’essai scientifique, le succès de nouveaux formats éditoriaux comme le roman graphique, ainsi que la publication d’œuvres méconnues du patrimoine du XIXe et du premier XXe siècle{{Voir par exemple: Gustave Doré, Des-agréments d’un voyage d’agrément – D’après l’édition de 1851, éditions 2024, 2013; Gustave Doré, Les Travaux d’Hercule, éditions 2024, 2018; George Herriman, Intégrale Krazy Kat, tome 1 (1925-1934), tome 2 (1935-1944), 2018, éd. Les Rêveurs}}, constituent des marqueurs élitaires forts.
Quelle didactique pour la bande dessinée? Retour sur trois tournants théoriques de la décennie 2010-2020
1. Introduction
Depuis les années 2010, la bande dessinée connaît des mutations sociales et culturelles sans précédents. En 2017, au regard d’une légitimité devenue incontestable dans les médias, dans les musées et sur le marché de l’art, la revue Le Débat titre sur «le sacre» du médium. Dix ans après la publication de son ouvrage Un objet culturel non identifié (2006), Thierry Groensteen fait le compte des handicaps symboliques et institutionnels qui ont été levés et constate la percée de la bande dessinée dans le champ universitaire (2016). L’apparition de nouveaux genres comme l’autobiographie, la BD-reportage, l’essai scientifique, le succès de nouveaux formats éditoriaux comme le roman graphique, ainsi que la publication d’œuvres méconnues du patrimoine du XIXe et du premier XXe siècle1, constituent des marqueurs élitaires forts. Le passage au numérique, qui s’est accéléré à partir de 2009-2010 (Baudry 2012), a généré une interactivité nouvelle à travers les blogs BD, tandis que le turbomédia2 transforme les contours sémiotiques d’un mode d’expression qui se réinvente avec une plasticité et des propositions multimodales inédites (Robert 2016).
L’ensemble de ces transformations a conduit la recherche sur la bande dessinée à réinterroger ses catégories et ses paradigmes d’analyse. Je souhaiterais ainsi revenir sur trois tournants théoriques importants survenus dans la décennie 2010-2020. Le premier concerne un changement de conception dans la sociologie des champs culturels, avec le passage d’une théorie de la légitimation à celle d’une culture post-légitime de la BD. Le second tournant concerne la sémiologie et l’histoire du médium, à travers le passage d’une théorie de la BD comme littérature séquentielle à la conception élargie d’une généalogie polygraphique du médium. Enfin le troisième tournant concerne la réflexion pédagogique et didactique sur la bande dessinée. La légitimation culturelle de la bande dessinée, ainsi que son intégration scolaire ne se sont pas accompagnées d’une théorisation didactique éclairant les enjeux et les modalités de son étude en classe. Après avoir assigné à la BD, dans les années 1970 et 1980, un rôle de démocratisation de la lecture, voire un rôle de remédiation aux difficultés pour lire et écrire (sans véritablement questionner ce présupposé), on s’est ponctuellement avisé des difficultés spécifiques et des malentendus sociocognitifs qui pouvaient accompagner son étude. Au début des années 2010, la réflexion s’est surtout développée dans une perspective programmatique et ingéniérique, alors que manquait encore une description précise et compréhensive des pratiques effectives. Dans les situations ordinaires de classe, quelles finalités chaque discipline scolaire assigne-t-elle au médium? Comment ce dernier est-il reconfiguré comme objet disciplinaire? Ce chaînon manquant d’une didactique descriptive semble désormais en passe de se combler pour la discipline du français. Or cette évolution intervient au moment même où les tournants théoriques dans la compréhension culturelle, sémiotique et historique de l’objet BD pourraient bien rebattre les cartes.
2. Du paradigme de la légitimation au paradigme de la culture post-légitime
L’histoire de la reconnaissance socio-culturelle et socio-institutionnelle de la bande dessinée a été en premier lieu décrite et analysée par les spécialistes comme un processus de légitimation prenant naissance dans les années 1960. En 1975, dans un article intitulé «La Constitution du champ de la bande dessinée», le sociologue Luc Boltanski décrit un phénomène d’autonomisation, «sur le modèle des champs de la culture savante», selon un processus à quatre niveaux: changement dans les caractéristiques des producteurs, conquête d’un nouveau public, apparition d’un nouveau rapport avec les œuvres débouchant sur des instances de médiation et de célébration, enfin double polarisation entre grande production et production restreinte, conservateurs et novateurs. Les faits semblent donner raison à cette théorie classique de la légitimité culturelle d’inspiration bourdieusienne (1979; 1992), qui voit la création d’un centre d’intérêt commun se transformer en champ, à travers un transfert de légitimité et d’habitus académique par les producteurs majeurs et les intellectuels. Les grandes étapes en ont été largement décrites pour la sphère francophone (Groensteen 2006; Ory et al. 2012; Heinich 2017; Raux 2019): créations en 1962 d’un club de collectionneurs, d’une revue spécialisée, ainsi que d’un «Centre d’étude des littératures graphiques» animé par le journaliste Francis Lacassin, le cinéaste Alain Resnais et la sociologue Evelyne Sullerot; classification de la BD comme neuvième art en 1964 par le critique de cinéma Claude Beylie; première anthologie des Chefs d’œuvre de la bande dessinée et première exposition au musée des arts décoratifs en 1967; apparition d’une génération d’avant-garde (souvent issue du journal Pilote) revendiquant des ambitions artistiques, et création d’une édition indépendante (L’Echo des savanes en 1972, Futuropolis en 1974, Métal Hurlant en 1975); création en 1974 du salon d’Angoulême et de la collection «les maîtres de la bande dessinée» chez Hachette; apparition en 1978 du Mensuel A suivre, ambitionnant de faire concurrence à la littérature à travers de grands romans graphiques en noir et blanc. Durant la décennie 1970, la bande dessinée francophone européenne se recompose ainsi complètement dans ses styles, ses genres, ses supports, ses formats et ses publics. Elle ne s’adresse plus exclusivement à la jeunesse et s’affranchit progressivement de la presse pour devenir un phénomène de librairie à destination d’un public de connaisseurs plus adultes. La polarisation du champ analysée par Boltanski semble se vérifier avec l’apparition d’un «modèle de lecture savante et distanciée» (Lesage 2019): l’année 1984 en marque sans doute la date symbolique avec la création des Cahiers de la bande dessinée (sur le modèle des Cahiers du cinéma) et celle de l’ACBD, l’association des critiques de bandes dessinées, regroupant journalistes et essayistes spécialisés. Différentes enquêtes sur les pratiques culturelles des français (BPI & DEPS 20113) mettent non seulement en évidence le fait que les lecteurs de BD sont aussi des lecteurs de littérature en général, mais associent également cette pratique au capital culturel des classes moyennes et supérieures (Evans 2015; Maigret 2015). La dernière étape du processus de légitimation est l’entrée dans les musées (l’exposition d’Hugo Pratt au Grand Palais en 1986 ouvrant la voie à la multiplication des expositions dans les années 2000 et 2010), l’intégration de la BD par l’art contemporain (FIAC 2009) et la cotation sans cesse à la hausse des auteurs de référence sur le marché de l’art. Pour Nathalie Heinich (2017), il ne s’agit plus d’une simple ascension linéaire dans la hiérarchie des genres, mais d’un changement profond, qu’elle nomme «artification».
Ce paradigme interprétatif d’un processus continu de légitimation a pu être nuancé et complété. Harry Morgan (2003; 2012) a montré comment une première théorie du médium s’est en réalité construite en négatif dans les discours de réaction, dès le début du XXe siècle, et situe dans le courant des années 1950 les toutes premières analyses légitimantes en ce qui concerne la France. Matteo Stefanelli, dans son archéologie internationale des discours sur la BD (2012), rappelle que le médium devient un objet de discours intellectuel et scientifique dès les années 1920 aux États-Unis et que la sédimentation s’est interrompue dans les années 1950 à cause de la psychiatrisation des discours de réaction.
Cependant ce paradigme bourdieusien de la légitimation fait désormais l’objet de critiques de la part des historiens et des sociologues, en ce qu’il constitue un cadre limité voire contre-productif pour appréhender le phénomène social et culturel de la bande dessinée. Éric Maigret et Matteo Stefanelli (2012) constatent qu’il a engendré une critique «légitimiste» qui s’est enferrée dans un discours essentialiste, excessivement sémio-centré, sur la BD «en soi» et ses caractéristiques. Ce sont les débats sur son statut «séquentiel» (Eisner 1985; Mc Cloud 1993), son appartenance à la littérature (Morgan 2003), sa multimodalité (Frezza 1999; Boutin 2012), ou les discours sur son «ontologie visuelle» (Lefèvre 2007). Éric Maigret constate de surcroît que cette quête d’un langage BD s’est doublée de la recherche historique d’un point de départ originel (Töpffer chez Thierry Groensteen et chez Benoît Peeters), pour définir et légitimer «un quasi-invariant» sémiotique (2012: 7).
Une seconde critique porte sur les effets d’exclusion de la critique «légitimiste». Nathalie Heinich (2017) note que la reconnaissance pleine et entière de la BD au titre d’art est ralentie voire bloquée par deux facteurs: le maintien d’un large secteur destiné à la jeunesse et d’autre part un mode de production et de diffusion industriel. Chaque étape de la consécration d’une certaine bande dessinée adulte novatrice s’accompagne alors de la reconduction de discours de dévalorisation à l’égard de productions émanant du pôle opposé du marché éditorial, celui de l’industrie culturelle. Éric Maigret invite à ne jamais sous-estimer cette «stratégie de minoration» (Maigret 2012b: 143), la plus spectaculaire ayant été les discours de condamnation des mangas durant les années 1990, dans des polémiques, note Sylvain Lesage, «qui ne sont pas sans rappeler celles des années 1940» sur l’encadrement des lectures pour la jeunesse (2018: 20). A l’autre bout de l’échelle, la valorisation éditoriale du «roman graphique» procède elle aussi d’une pure logique de distinction, afin de considérer inversement une certaine bande dessinée comme de la littérature à part entière (Groensteen 2012: 12). Pour l’historien Sylvain Lesage, ces mécanismes de sélection et de distinction de la critique ont conduit à fabriquer un canon qui finit par déformer la connaissance historique du neuvième art, en déniant l’intérêt de certaines productions: par exemple les publications «trop communistes» comme Vaillant, ou «trop populaires» comme Le Journal de Mickey, ou les «petits formats» type Comics pocket (2018: 14).
Plusieurs auteurs montrent du reste que la réalité du champ contredit en partie cette vision classique d’un processus linéaire de légitimation, où la BD serait appelée au sein de la hiérarchie des arts, à rejoindre les champs dominants. Thierry Groensteen (2006; 2017), pointe des déficiences persistantes en médiation, qu’elles soient institutionnelles ou culturelles, en particulier dans le domaine scolaire. Jean-Matthieu Méon (2015) montre que la légitimation médiatique de la BD consiste encore à la défendre pour ce qu’elle n’est pas, en lui prêtant les qualités de la littérature, du cinéma ou de la peinture, c’est à dire en important les critères de domaines artistiques plus légitimes. Eric Maigret pointe les «retours de bâtons» violents dont elle fait l’objet de la part de fractions culturelles qui se sentent menacées par la montée d’un nouveau régime multiculturel. Il montre aussi comment la réalité contredit les hiérarchisations au sein du champ: des chefs de file de l’avant-garde, à l’instar d’Art Spiegelman, sapent délibérément les effets d’hermétisme du schéma distinctif classique et revendiquent l’héritage de la bande dessinée populaire; réciproquement des séries jeunesse grand public (Astérix, Titeuf, Le Petit Spirou) subvertissent certains discours idéologiques, que ces derniers portent sur l’enfance, l’identité nationale ou le choc des civilisations.
Le sociologue propose ainsi de revisiter l’histoire socio-culturelle et socio institutionnelle de la BD à l’aune d’un second paradigme, celui de la post-légitimité, pensé sur le mode des théories postcoloniales. Pour lui l’émancipation des nouveaux arts ne peut être qu’en «demi-teinte», dans un monde ou l’enjeu de légitimité culturelle est moins central. Car les sociétés occidentales contemporaines ne croient plus entièrement au mythe moderniste du XIXe siècle fondé sur le grand partage entre «Haute Culture» et «culture de masse». Le nouveau régime multiculturel ne signifie pas pour autant un abandon de la hiérarchisation, mais «sa translation progressive vers une distinction intra-genre […] reposant sur une pluralité des ordres culturels» (Maigret 2012b: 140). Il prône ainsi un «travail de défense des multiples cultures» qui composent la culture de la BD, «notamment celles qu’on labellise comme "populaires", "juvéniles", "féminines", voire "étrangères", en distinguant non plus seulement des valeurs, mais des mondes et des échelles.» (Maigret 2012b: 146-147)
Une seconde recommandation de Maigret, qui s’adresse aux comics studies, est de cesser de «réclamer l’instauration d’un champ autonome, sur le mode dur, dix-neuviémiste», mais d’accepter au contraire «l’incomplétude, l’impossibilité de se délimiter, d’être un Art, c’est-à-dire une entité quasi-métaphysique» (2012b: 146). Car une conséquence paradoxale du nouveau régime multiculturel est que si la reconnaissance des ex-cultures populaires se généralise, elle ne peut advenir que partiellement, en l’absence d’une clé de voûte unique à la légitimation. Si le champ de la BD doit faire le deuil d’une complète légitimité, il y gagne en retour une transitivité nouvelle pour être pensé comme processus vivant de l’échange culturel. Éric Maigret prend ainsi acte du passage à la BD numérique, de la culture participative qu’elle entraîne, brouillant les frontières de la création et de la réception, ainsi que du décloisonnement des activités artistiques qui touche tous les ensembles historiquement constitués. De même Matteo Stefanelli considère la marginalité de la BD comme une ressource stratégique pour son développement en tant que «cas paradigmatique de la culture de la participation» (2012: 256). La finalité dernière du champ, dans le paradigme d’une culture post-légitime, c’est-à-dire ayant dépassé le stade premier du différentialisme, étant de «permettre à un nombre toujours croissant d’individus, de vivre mieux et de s’accepter» (Maigret 2012b: 147).
Le paradigme de la post-légitimité place ainsi au centre des considérations la plasticité culturelle de la BD, plutôt que sa plastique propre et son rapport aux arts légitimes. Ce déplacement théorique, qui est intervenu dans le courant des années 2010, s’est accompagné d’une autre modification d’importance dans la compréhension de sa nature médiatique. Afin d’en cerner toute la portée, il convient de retracer les différentes approches des liens entre BD et littérature.
3. La BD, une littérature dessinée? De la paralittérature à la culture polygraphique
Les travaux théoriques qui envisagent les relations de la bande dessinée et de la littérature peuvent être résumés autour de quatre orientations principales.
La première est de considérer la BD comme une production littéraire de masse. C’est dans ce cadre qu’elle est abordée en 1967 dans le colloque de Cerisy dirigé par Noël Arnaud, ou encore en 1992 dans l’ouvrage de Daniel Couégnas sur la paralittérature. Selon cette catégorisation, la BD serait le vecteur de formes textuelles dégradées ainsi que d’un imaginaire moins domestiqué. La classification comme «littérature populaire» accrédite l’idée d’une hiérarchisation entre une lecture «dominante» distanciée, celle du public cultivé, et une lecture «dominée», celle du grand public, conçue comme un délassement sans recul critique. Elle ne prend pas en compte la bande dessinée élitaire de production restreinte ni ne permet de s’intéresser au fonctionnement spécifique du média considéré. Pour sortir de cette impasse, les recherches sur la littérature de grande diffusion4, dans les années 1990, ont repensé l’approche du champ littéraire en l’élargissant à la notion de «culture médiatique». Il s’agit de considérer que l’imaginaire narratif d’une collectivité s’inscrit autant dans les fictions de masse que dans la production restreinte de la littérature légitimée, en puisant dans un répertoire commun de pratiques symboliques, d’événements culturels, historiques, politiques, sociaux, appréhendé selon des schèmes spécifiques (Quéfellec-Dumasy 1997). De nombreuses études ont ainsi donné une résonance nouvelle aux récits en bande dessinée, pour en montrer la portée inédite dans des champs aussi variés que la psychanalyse (Tisseron 2000; Rouvière 2014), la sociologie historique (Gabilliet 2005) ou l’anthropologie politique (Rouvière 2006). Parallèlement, le développement d’œuvres exigeantes, de même que l’apparition de genres nouveaux (autobiographie, romans graphiques, BD-reportage, essais) ont définitivement sorti la BD du cadre conceptuel des paralittératures.
La seconde approche, essentiellement sémiotique, est de considérer la BD comme une forme de langage médiatique visuel, successivement appréhendé comme une grammaire dérivée de modèles linguistiques (Eco 1964; 1972; Fresnault-Deruelle 1972), comme un «art séquentiel» (Eisner 1985; Mc Cloud 1993), comme un «système» narratif spatialisé (Groensteen 1999) ou comme une «littérature dessinée» (Morgan 2003). La longue histoire de ces recherches sémiotiques a bien été résumée par Stefanelli et Maigret (2012), avec ses premières impasses (rechercher des unités élémentaires de l’image qui relèveraient d’une double articulation, comme dans la langue) et ses différents concepts (arthrologie, spatio-topie, multicadre, site, graphiation, récitant, monstrateur, etc.). S’appuyant sur les travaux de Groensteen, Harry Morgan définit ainsi la bande dessinée selon les caractéristiques suivantes:
- - la présence d’un dispositif spatio-topique, comme une distribution de vignettes en bandeaux, ou une page compartimentée distribuant texte et images, impliquant un travail de mise en page spécifique et surtout un ancrage permanent de la lecture par l’image (contrairement à la littérature illustrée où l’ancrage demeure le texte écrit);
- - le caractère volontiers narratif des images, lorsque celles-ci induisent en elles-mêmes un avant et un après, un lien de causalité et de consécution;
- - enfin la séquentialité, c’est à dire la présence de ce même lien de causalité et de consécution dans une séquence d’au moins trois images par page. La triade constituée par la vignette en train d’être lue, celle qui précède et celle qui suit, constitue une micro-chaîne qui se déplace tout au long de la lecture. C’est un plan de signifiance à part entière, au même titre que la vignette isolée et le dispositif spatio-topique à l’échelle de la page ou de la double-page.
Cette définition minimale, qui écarte les notions de bulle, de case ainsi que les rapports texte-image, considérés comme non définitoires, a le mérite d’ouvrir les représentations du médium en intégrant une très grande variété de dispositifs graphiques. Elle donne toute sa place au pilotage par l’image et rompt avec l’influence des théories du cinéma, pour affirmer clairement que la maîtrise du temps par le récepteur place la BD dans le monde de la lecture. C’est à ce titre que le médium bande dessinée est considéré comme l’une des branches des « littératures dessinées », au côté des cycles de dessins ou de gravures, auxquels on peut ajouter les albums pour enfant (Rouvière 2008a).
La troisième façon d’envisager les liens entre BD et littérature se développe à travers une approche comparative, fondée sur l’idée que les deux arts ont en commun le fait de raconter une histoire (Groensteen 1999; 2010) et qu’ils partagent des liens intertextuels. L’étude de l’adaptation occupe alors une place privilégiée (Gaudreault & Groensteen 1998; Rouvière 2008; Baetens 2009; Mitaine et al. 2015). Plusieurs auteurs s’inquiètent d’un usage «marchepied» de la BD, au service de la compréhension du texte source. Jean-Paul Meyer (2012) s’affranchit du débat sur la fidélité des adaptations, pour montrer combien l’intérêt d’une transposition en bande dessinée est de «donner à voir», littéralement, les particularités sémiotiques, narratives et énonciatives selon lesquelles une BD raconte une histoire. De même, Jan Baetens (2009) invite à analyser les œuvres adaptées en elles-mêmes pour juger de l’utilisation qu’elles font du langage BD et de ses potentialités «médiagéniques» (Gaudreault et Marion, 2013). C’est alors que peuvent s’éclairer comparativement, dans un second temps, les ressources propres à chaque médium. Une sémiotique comparative peut faire apparaître par exemple une plus grande polyphonie de l’instance énonciative en bande dessinée (qui se partage entre récitant, monstrateur et narrateur fondamental) que dans le texte littéraire d’origine. Sur le plan axiologique, cette polyphonie peut conduire à créer des contrastes, voire des renversements de système de valeurs par rapport à l’œuvre source (Rouvière 2008b; Garric 2014). Enfin, dans une perspective métaculturelle, la bande dessinée peut en profiter aussi pour dire quelque chose de sa position dans le champ artistique à l’égard de la littérature et développer un discours ironique et critique sur son statut d’œuvre seconde (Garric 2014).
Cependant, comme le regrette Hélène Raux, «une certaine inféodation de la bande dessinée à la littérature semble toujours à l’œuvre dans le domaine des études littéraires» (2019: 22). Elle critique ainsi le fait que l’essai de Jacques Dürrenmatt, Bande dessinée et littérature (2013), soit structuré autour d’intitulés trahissant un dialogue asymétrique entre les deux arts: «être ou ne pas être de la littérature», «s’emparer de la littérature», «représenter la littérature», «rivaliser avec la littérature». Plus problématique encore, l’auteur cèderait selon elle à une logique de segmentation au sein du champ de la BD, usant du qualificatif de «littéraire» comme d’une marque de distinction plutôt que comme une véritable catégorie d’analyse.
La quatrième façon d’envisager les liens entre BD et littérature est de réinscrire la BD dans une généalogie culturelle croisée. Cette approche, qui est celle de Thierry Smolderen (2010), rompt avec la vision de David Kunzle (1990), Benoît Peeters et Thierry Groensteen (1994), selon laquelle Rodolphe Töpffer, dans les années 1830, serait l’inventeur de la bande dessinée, parce qu’il aurait créé à la fois l’album autographié, le dispositif spatial de la planche et le héros graphique moderne. Pour Peeters, les «histoires en estampes» de Töpffer s’affranchiraient ainsi de la prééminence du littéraire, en ce que l’histoire naîtrait entièrement de la logique propre engendrée par le dessin. Pour Smolderen (2012) il s’agit là d’une vision rétrospective qui procède d’une définition contemporaine purement axiomatique de la BD comme art séquentiel. Elle empêche de comprendre le rapport de la bande dessinée avec le très riche passé des histoires en images au XVIIIe et au XIXe siècle. Pour lui, la croyance dans une essence ontologique du médium conduit à un contresens sur le projet de Töpffer, qui n’est pas de promouvoir l’art séquentiel, mais au contraire de critiquer les théories de Lessing prétendant refonder la poésie comme description d’une action progressive. Töpffer s’emploie à donner une traduction graphique caricaturale de ces principes, en s’appuyant sur les illustrations des manuels de gestualité dramatique, qu’il parodie et enchaîne. Il invente cette forme pour se moquer de la mécanique stupide à laquelle aboutirait la rhétorique du progrès. En s’inspirant des écrits de Bakhtine sur la polyphonie et le dialogisme, Smolderen montre comment le dispositif de Töpffer s’inscrit dans une culture polygraphique antérieure beaucoup plus vaste, contemporaine du caricaturiste William Hogarth et des romans d’avant-garde anglais humoristiques du XVIIIe siècle. Hogarth, dans ses cycles narratifs de gravures, détourne et télescope des diagrammes visuels appartenant à différents registres, populaires ou archaïsants. Il s’inscrit dans une veine parallèle au «roman arabesque», dont le Tristram Shandy de Laurence Sterne est emblématique. Le novel humoristique anglais et la caricature procèderaient ainsi du même creuset culturel fondé sur l’hybridation stylistique, la parodie d’idiomes préexistants, l’ironie, la mise en abyme. Pour les contemporains de Töpffer, comme Goethe, ou pour ses successeurs comme Cham ou Gustave Doré, les récits séquentiels du Genevois relèvent à l’évidence des dispositifs ironiques du roman excentrique, à la fois polyphonique et polygraphe.
A travers le prisme de la culture polygraphique proposé par Smolderen, c’est soudain une généalogie de la BD beaucoup plus complexe qui apparaît, où la linéarité visuelle de la bande n’est pas première. Ce dispositif séquentiel ne trouve de postérité, dans les décennies suivantes, qu’à la faveur du support presse et d’autres gestes polygraphiques, comme la transposition de scripts sociaux, la schématisation inspirée des recherches chronophotographiques sur la décomposition du mouvement, le détournement de la fonction emblématique du phylactère (détournement concomitant à l’invention du phonographe), l’attraction de l’affiche publicitaire, ou encore la reprise de la culture foraine des images déformantes. Le travail d’historien de Smolderen, en rompant avec un «cycle essentialiste» sémio-centré (Stefanelli, 2012) au profit d’une approche culturaliste, a entraîné dans son sillage un déplacement prometteur des questions théoriques au sein des recherches sur la BD.
Le premier est porté par Henri Garric (2013) et concerne «l’engendrement des images en bande dessinée». Il s’agit de réfléchir aux moyens par lesquels une BD se constitue à partir de la seule répétition et métamorphose des formes et des objets, selon un jeu libre de l’image avec elle-même. Toute bande dessinée illustre une «plasticité métamorphique des images» (Garric 2013: 44), des jeux de genèse et de combinaisons des dessins, selon un bricolage qui se nourrit aux sources les plus éclectiques. Ce processus «déborde» la séquentialité chronologique des cases, pour s’exercer à l’échelle de la planche, de l’album, voire d’un genre tout entier. Il s’exerce également dans la BD numérique, à travers le déroulement vertical et la circulation hypertextuelle. Henri Garric fait ainsi une relecture des gags de Gaston Lagaffe à l’aune de l’opposition entre raideur et souplesse, entre trait rectiligne et ligne serpentine, diagrammes mécaniques et jeux d’arabesques (2013b). Il montre comment ces formes sont frappées de valeurs (la raideur mécanique et productiviste d’un côté, la liberté subjectivante du vivant de l’autre), dans un jeu d’échange dialectique qui engendre littéralement le scénario du gag. Cet axe de lecture permet de saisir simultanément, dans le mouvement de naissance de l’image, l’imaginaire particulier de l’auteur qui le porte, mais aussi le pouvoir de perturbation critique du dessin, «ouvrant à partir de n’importe quel prémice, n’importe quelle situation narrative, un récit qui vient défaire la cohérence et la linéarité temporelles» (Garric 2013b: 14-15). On toucherait là un noyau central de l’expression en bande dessinée, au point que «l’engendrement des images est ce qui reste de la BD quand elle tente une radicalisation et une concentration expérimentale de ses moyens», et constituerait pour certains un «idéal créatif» (Garric 2013b: 14).
Cette attention au jeu des auteurs sur l’apparition des images, en particulier à partir du creuset que constituent la mémoire, les rêves et les fantasmes (Rostam 2013), trouve son pendant dans un questionnement renouvelé sur les images que se forme le lecteur. Ce déplacement vers la réception est déjà présent dans la théorie de l’art invisible de Mc Cloud (1993), qui s’intéresse au jeu mental du lecteur avec l’espace inter-iconique (le blanc entre les cases), mais dans un paradigme où l’activité imageante du récepteur est prédéterminée, par les effets de cadrage, d’ellipse et de temporalité du récit. De même, les différentes théories sémio-structurales qui s’intéressent à la navigation du regard, traitent la page comme un objet statique en relation avec la théorie de la narration (Taylor 2004; Nakazawa 2005; Ingulsrud & Allen 2009), où l’ordonnancement est supposé introduire un balisage du sens de lecture. Or, si l’on considère que le processus d’engendrement des images fuit, déborde ou échappe en réalité à cet ordonnancement, leur puissance de surgissement invite à considérer autrement l’expérience lectorale. Eric Maigret, qui se dit particulièrement attaché aux principes d’autonomie de la réception, refuse de réduire les cheminements internes du lecteur au seul décodage ou pré-cadrage d’un parcours du regard. Il invite au contraire à considérer que les assemblages de sens effectués par le lecteur peuvent être «décentrés, faiblement cohérents, non hiérarchiques, sans but narratif ultime, partager des frontières floues avec d’autres formes d’expression» (2012a: 57). Matteo Stefanelli (2011; 2012) questionne quant à lui les relations entre réception et corporalité. Tout d’abord l’énonciation graphique, définie comme «graphiation» par Philippe Marion (1993: 31) est une trace idiosyncrasique, une empreinte-signature qui entraîne une relation subjective, fantasmatique du lecteur avec un corps-dessinant. Cette corporéité permet d’embrasser sur un plan idéel et mental le regard de l’artiste comme corps visionnaire. D’autre part, l’interface matérielle de la page et des écrans dépasse la modalité de la simple vision et appelle à prendre en compte l’engagement corporel du lecteur dans l’expérience de lecture. La matérialité de cette expérience immersive est du reste également prise en compte par les études sociologiques qui s’intéressent aux usages sociaux des comics ou des mangas, comme le cosplay 5 ou le scanlation6. La BD s’insère alors dans la vie quotidienne comme ressource identitaire, à travers un réseau de pratiques performatives et de communautés online, comme le montrent les recherches sur la dimension participative des médiacultures (Jenkins 2006; Ito 2008; Lunning, 2010).
Enfin les premières recherches sur la bande dessinée numérique remettent en cause le partage établi par Harry Morgan (2003) entre les arts qui pilotent la durée et qui l’imposent au récepteur (en particulier les arts audiovisuels), et les arts de la lecture qui laissent le récepteur gérer le temps (peinture, gravure, dessins, littérature dessinée). Anthony Rageul (2014) propose le concept de «lectacture» pour indiquer que la modalité de réception n’est plus seulement la lecture:
«lire» une bande dessinée numérique, c’est lire et agir ou lire et visionner. La lecture et l’action ou la lecture et le visionnage peuvent apparaître alternativement (ex: bande dessinée entrecoupée de passages jouables ou animés) ou se faire en même temps et ne faire qu’une (ex: explorer l’image avec la souris ou l’écran tactile). C’est une nouvelle modalité que j’appelle lectacture, en détournant la notion de Weissberg. En bande dessinée numérique, il y a deux axes, un qui va chercher du côté de l’animation, l’autre du côté du jeu vidéo. (cité dans Baudry 2015)
Rageul reprend le concept de «narrateur-arbitre» issu des recherches de Dominique Arsenault sur le jeu vidéo (2006), pour concilier une approche narratologique et une approche ludologique. Il établit ainsi un embryon de narratologie de la bande dessinée numérique qui tient compte de la participation du «lectacteur». Pour lui l'expérience de l'œuvre se joue sur le mode du gameplay et cela a des répercussions sur la narration, qui doit intégrer ces modalités particulières. Le récit ne reposerait plus seulement sur les mécanismes de la narration. Il exhiberait toute sa matérialité au lectacteur et reposerait en grande partie sur des mécanismes d'ordre poétique.
L’état des lieux qui précède sur les réflexions et les connaissances au sein des comics studies, dessine un objet culturel complexe et permet de mieux cerner les spécificités et les décalages avec la situation scolaire du médium dans les classes de français, telle qu’en rend compte la littérature pédagogique et didactique.
4. La reconfiguration scolaire de la BD
4.1. Un processus parallèle à celui de la légitimation culturelle
L’intégration scolaire de la BD s’est développée en parallèle de son intégration sociale, de façon assez autonome et sans recouper tout à fait cette dernière. Plusieurs synthèses historiques (Rouvière 2012; Raux 2019) en ont retracé en France les étapes successives, qui ont abouti à une forme de normalisation dans le courant des années 2000. À partir des programmes de 1972 pour l’école primaire, l’intégration de la BD se fait de façon d’abord résignée et méfiante. La volonté de valoriser les intérêts des élèves coexiste avec un discours de réprobation des mauvaises lectures, ce qui reflète les tensions qui entourent la rénovation de la discipline et plus largement de l’école. La BD reste alors en marge de ce qui est pleinement considéré comme lecture. Par la suite un deuxième mouvement se fait à la croisée des disciplines, par la lecture de l’image dans les programmes de collège de 1985 puis de 1996. De même, dans les programmes de 2008, la BD est évoquée au titre de l’histoire des arts (sans toutefois que les objectifs d’apprentissage soient clairement définis dans le cadre d’un dialogue interdisciplinaire). Le troisième mouvement est celui d’une intégration progressive aux lectures scolaires à partir des programmes de 1996 pour le collège. On passe d’une perspective d’exploitation instrumentale au service de la maîtrise de la langue et des discours (1996) à la reconnaissance de la BD comme support de la lecture interprétative, en particulier grâce au saut décisif des programmes de 2002 pour l’étude de la littérature jeunesse à l’école primaire. On note à ce titre la diversification croissante, depuis 1996, des œuvres conseillées pour l’école et le collège, sur le plan des genres, des styles, des univers fictionnels et des auteurs.
Ce processus n’est pas linéaire. Ainsi, les programmes de français de 2008 pour le collège tendent à évacuer la BD en recentrant la lecture sur la littérature classique et patrimoniale. De même, le réaménagement en 2018 des programmes de 2015 retire la BD de la liste des «genres» pour la compétence «comprendre un texte littéraire» en fin de cycle 3. Par ailleurs l’intégration de la BD reste segmentée selon les niveaux de classe et les filières. Comme le rappelle Hélène Raux, alors que la référence au médium dans les programmes de français du lycée professionnel est continue depuis 1987, celle-ci reste extrêmement marginale dans ceux du lycée général et technologique (malgré l’ouverture qu’avaient constitué les programmes de 1970 et 1981). Pour la chercheuse, c’est le signe que l’institution scolaire continue de conférer à la BD un rôle de remédiation ou de marchepied vers la lecture. Plusieurs auteurs pointent ainsi les limites du processus d’intégration, évoquant une forme de «trompe-l’oeil» (Rouvière 2012), de «réversibilité» (Aquatias 2017), ou de «décalage» avec les pratiques (Depaire 2019). Plusieurs enquêtes tendent à montrer que l’on n’étudie pas de BD en œuvre intégrale à l’école et au collège (Louichon 2008; Massol & Plissonneau 2009; Bonnéry et al. 2015). Pour Hélène Raux (2019), les usages scolaires de la bande dessinée restent minoritaires, périphériques et possiblement sujets à des malentendus sociocognitifs, tandis que manque une véritable théorisation didactique du médium.
Ce paradoxe pourrait s’expliquer selon le paradigme de la culture post-légitime développé par Eric Maigret (1994): à l’image de ce qui se produit en dehors de la sphère scolaire, l’intégration de la BD serait vouée à demeurer partielle et contradictoire, l’école reproduisant en interne, dans le choix et l’étude des corpus, des logiques de distinction extérieures. Cependant, les travaux sur l’histoire de l’enseignement (Chervel 1998) et la scolarisation des genres (Denizot 2013) offrent un autre modèle explicatif: en effet, la culture scolaire a la particularité de reconfigurer ses objets de façon autonome pour ses besoins propres.
Hélène Raux (2019) en fait la démonstration pour la bande dessinée à travers l’étude historico-didactique de 120 articles mentionnant la BD, qui ont été publiés entre 1968 et 2018 dans trois revues didactiques de référence (Repères, Pratiques, Le français aujourd’hui) ainsi que dans une revue professionnelle plus ancrée sur les pratiques enseignantes (la Nouvelle Revue Pédagogique). Durant la période de rénovation de l’enseignement et jusqu’au milieu des années quatre-vingt, la BD est appréhendée comme mass média, étant donné que, dans une logique communicationnelle, tout est discours parmi les langages présents dans l’environnement social. De façon inattendue, certains discours hostiles à la BD émanent alors de rénovateurs de l’enseignement, pour des raisons essentiellement idéologiques: en tant que production de masse, la BD est soupçonnée de diffuser les valeurs de la classe dominante et de véhiculer des stéréotypes sociaux. S’il faut l’étudier, c’est alors comme support propédeutique pour développer l’esprit critique face aux médias. Lorsque la BD est appréhendée de façon complètement positive par les rénovateurs, c’est cette fois-ci au détriment de sa spécificité médiatique, le plus souvent comme support d’une analyse structurale du récit. Dans les deux cas, Raux pointe le risque de renforcer les hiérarchies culturelles et les effets d’exclusion à l’égard de la culture privée qu’on prétend intégrer.
À partir de la fin des années 1980, Raux décrit une période marquée par une transition vers la reconnaissance de la BD comme lecture à part entière. Avant les années 1990, le support est pensé comme facilitateur pour la lecture, puis reconnu comme art complexe après les années 2000. De la paralittérature (Reuter 1986) à la lecture littéraire, la chercheuse retrouve les logiques de distinction qui conduisent à prendre en considération surtout des œuvres éloignées des lectures prisées des élèves (Bruno 1995), voire de minorer la complexité de ces lectures. L’ouverture aux lectures privées est toujours ambivalente, avec la volonté de leur faire prendre une distance critique par rapport aux productions qu’ils plébiscitent et de valoriser des œuvres fortement mises à distance des productions les plus populaires. Par ailleurs, la lecture de BD évolue, d’une lecture narratologique à une lecture sémiotique, via la lecture de l’image, jusqu’à esquisser une lecture didacticienne de productions d’élèves, par le travail sur l’adaptation. Raux montre surtout à quel point la didactisation de la BD est quasiment absente des articles. La présence de la BD reste incidente au profit d’objectifs variés. Elle n’est pas interrogée comme objet disciplinaire et son rôle supposé de remédiation n’est guère questionné. Rares sont les articles qui mettent en garde contre une sous-estimation de sa complexité (Huyhn 1991; Bautier et al. 2012). On s’en tient à des esquisses de pistes pédagogiques possibles (Bomel-Rainelli & Demarco 2011), tandis que l’analyse de productions d’élèves reste l’exception (Hesse-Weber 2017). Par ailleurs, la production de planches n’est pas mise en relation avec la lecture d’œuvre. Pour expliquer ce déficit, la chercheuse évoque la position «satellitaire» du médium par rapport à la littérature et fait le constat plus général d’un retard de la réflexion didactique sur l’image. Dans ce domaine, elle pointe les limites d’une approche qui est restée formaliste et elle critique un isomorphisme supposé entre image et texte (Raux 2019: 109-113).
4.2. Lever des présupposés non questionnés: d’une didactique programmatique à une didactique descriptive et compréhensive
Lorsqu’en 2010 est organisé à Grenoble le colloque international «Lire et produire des bandes dessinées à l’école», il s’est agi d’impulser dans le champ de la didactique de la littérature une réflexion pédagogique qui, depuis la fin des années 1970 et le colloque de la Roque d’Anthéron «Bande dessinée et éducation» (1977), ne s’était poursuivie de loin en loin que dans le champ disciplinaire de l’histoire. Les actes Bande dessinée et enseignement des humanités, publiés en 2012, proposent ainsi un état des lieux et une perspective programmatique pour envisager comment la BD pourrait contribuer à la construction de compétences de lecture. Ces actes incluent aussi des récits d’expériences de classe, principalement orientés vers l’ingénierie. Rétrospectivement, en 2020, apparaissent les limites de certains discours fondés sur des présupposés non toujours démontrés. Certains reposent sur des déclarations d’intention qui n’ont pas été suivis par des expérimentations attendues; d’autres prônent des mises en œuvre, qui n’ont pas été suivies de recueils et d’analyses de données suffisants, sur la situation scolaire du médium et la représentation comme objet disciplinaire que s’en font les acteurs institutionnels. D’autres enfin relèvent d’une praxéologie empirique, sans que l’on puisse véritablement tirer de conclusion générale sur les effets de cette dernière.
Les études qui se sont poursuivies dans la décennie 2010-2020 se sont appuyées sur une méthodologie et des données plus conséquentes pour lever un certain nombre de méprises sur la lecture de BD en classe. Tout d’abord, l’étude de Beaudoin et al. (2015), qui porte sur l’enseignement explicite de stratégies de compréhension en lecture, tend à montrer qu’il n’y a pas d’effet significatif du recours à la BD sur l’habileté à produire des inférences ou à développer la conscience métacognitive. Par ailleurs, le postulat selon lequel la bande dessinée serait facile d’accès est battu en brèche par plusieurs recherches. Sur des supports aussi variés que la BD historique ou le roman graphique, Virginie Martel et Jean-François Boutin (2015), ainsi que Nathalie Lacelle (2015), montrent que la prise d’information visuelle fait souvent défaut, en articulation avec la modalité textuelle, pour produire une interprétation générale. Les auteurs plaident donc pour une formation spécifique des élèves aux compétences de lecture multimodale. La bande dessinée peut même nuire aux apprentissages, lorsque les difficultés de réception du médium sont sous-estimées, comme le montrent Bautier et al. (2012) dans une séance de lecture en CP, à partir d’une planche présentant une pluralité de codes sémiotiques. Polo et Rouvière (2019) montrent qu’en classe de Première Sciences économiques et sociales, le choix d’un récit biographique de sept planches, donné comme support d’évaluation sans travail préalable sur les compétences spécifiques de lecture, suscite des erreurs de compréhension imputables au médium choisi, quel que soit le ressenti positif ou négatif des élèves. Le décalage qu’ils pointent entre l’effet subjectif plutôt positif du médium sur les élèves et les effets objectifs sur leur compréhension recoupe sur ce plan les analyses de Beaudoin et al. (2015).
Par ailleurs, loin de faciliter la compréhension et les apprentissages, la persistance de malentendus peut réduire l’étude de la bande dessinée à un simple vecteur de motivation. Hélène Raux (2019), qui a mené une étude sur les pratiques ordinaires des enseignants, incluant une série d’entretiens avec les praticiens, montre que la BD est essentiellement perçue comme une lecture plaisir, susceptible de raccrocher les petits lecteurs, a fortiori dans des démarches de projet supposées créer de la motivation et bonifier le climat de classe. La méconnaissance du domaine BD par les enseignants surdétermine le choix de corpus connus au graphisme accessible. Hélène Raux montre par ailleurs le décalage entre les premières représentations des professeurs et les fragilités qu’ils éprouvent ensuite face à l’objet. Ils disent leur manque d’outils pour travailler la BD dans le champ de la littérature. De fait, l’étude par la chercheuse de vingt-six séquences de français au sein du réseau «communauté des profs blogueurs» montre une très faible didactisation du médium dans la discipline. En l’absence d’une approche interdisciplinaire qui articule texte et image dans une démarche interprétative, l’usage de la BD oscille d’une part entre un outillage technique sur les codes sémiotiques, sans mise en relation avec l’effet de sens, et d’autre part une focalisation sur le texte et les enjeux globaux du récit, au détriment de la dimension visuelle.
Hélène Raux montre malgré tout que certaines pratiques «ordinaires» qu’elle a observées mettent en œuvre, avec la BD, des modalités de lecture interprétative et de questionnement ouvert, à partir d’éléments «résistants» dans des compositions visuelles polysémiques. Le cadre de l’observation, qui est celui du projet TALC (Du texte à la classe), est cependant spécifique7. Il s’agit d’enseignants volontaires sollicités à l’occasion d’une formation consacrée à l’enseignement de la littérature, tandis que le choix de la BD a été imposé. De façon significative, elle met cependant en évidence des embarras liés à l’intégration du médium, par exemple le besoin de faire un cadrage liminaire sur les codes de la BD, ou encore des logiques centrifuges symptomatiques à travers des activités de langue extérieures aux activités de lecture. Comparativement aux autres «genres» proposés dans le projet TALC, les enseignants demandent surtout très peu aux élèves de justifier leur lecture par des prises d’indices dans la BD.
Il en va différemment lorsque l’expérimentation en classe vise à tester un scénario pédagogique spécialement conçu par un didacticien pour embrasser les différentes composantes du médium et mettre les élèves en situation de questionnement (Rouvière 2012b; 2013). A travers la mise en évidence d’analogies de composition, les élèves peuvent parvenir à quitter le simple niveau de la fiction pour passer à l’examen plus distancié de procédés narratifs «littéralement visibles». Ils découvrent alors que le pilotage du récit par l’image est lourd d'effets implicites, ouvrant la voie à une lecture symbolique.
Il est à noter dans les recherches de Raux et Rouvière que ce sont les planches ou les scènes muettes qui donnent lieu à un travail interprétatif mobilisant l’analyse de compositions visuelles «résistantes». Cela rejoint le paradoxe pointé par Baetens (2012) à propos du roman graphique: le rapprochement avec la lecture dite «littéraire» serait plus grand lorsque le pilotage du récit n’est pas d’abord textuel.
Alors qu’un déplacement vers la question de la réception subjective s’amorce dans les comics studies et que les théories du sujet-lecteur informent depuis 2004 les réflexions en didactique de la littérature, il est à noter qu’aucune recherche d’envergure n’a été menée sur ce plan avec la BD, contrairement à d’autres genres et médium (album pour enfants, poésie, théâtre, genres narratifs).
4.3. La production de planches de BD en classe: de l’observation de pratiques «ordinaires» à l’expérimentation d’un dispositif spécifique
On doit à nouveau à Hélène Raux (2019) d’avoir mené un travail descriptif et compréhensif des pratiques ordinaires de production de BD en classe. La chercheuse a ainsi observé différents ateliers en CE2 et en classe de sixième dans le cadre d’une pédagogie de projet assortie, dans l’un des cas, de l’intervention d’une artiste. Son analyse s’appuie sur un ensemble de productions d’élèves des différentes classes et des entretiens menés avec chacune des enseignantes. La chercheuse retrouve dans les modalités de travail inspirées de la pédagogie de projet un certain nombre de limites déjà pointées par des sociologues de l’apprentissage comme Bonnéry (2007) ou Bautier et Rochex (2007): un investissement variable des élèves, des phénomènes de division du travail, une finalisation étroite des activités, une réduction chez certains élèves de la compréhension des enjeux de la tâche. L’atelier BD est valorisé par les enseignants au nom d’une pédagogie de la réussite supposée restaurer l’estime de soi, selon le présupposé d’un pouvoir remédiant du médium ou des vertus mêmes du détour. Mais cette réalité ne vaut que pour une poignée d’élèves, tandis que la démobilisation des autres est acceptée par les professeurs au nom de l’inédit, l’essentiel étant de sortir des sentiers battus de la discipline.
Les enjeux cognitifs passant au second plan, non seulement les résultats décevants entretiennent les difficultés, mais paradoxalement, l’activité s’avère surtout porteuse pour les bons élèves. Sur un plan plus technique, la chercheuse constate que la capacité à créer un enchaînement narratif visuel n’est pas enseignée comme une compétence. Le découpage du récit en images est pensé comme naturel et allant de soi. Pour y parvenir, les élèves sentent qu’il serait possible de faire un découpage dessiné, mais comme il leur est demandé de faire un découpage écrit, l’activité se mue au mieux en une segmentation de texte à illustrer, où le dessin ne pilote pas le récit. Hélène Raux montre le flou des représentations enseignantes sur la notion de scénario, elle montre comment une partie des élèves dessine malgré tout et insère du texte transformé, enfin comment le découpage scénaristique peut se trouver délégué à un intervenant extérieur, annihilant l’intérêt pédagogique de l’activité pour les élèves.
De fait, si l’écriture d’un synopsis mobilise des compétences d’écriture scolaires traditionnelles, le découpage, en revanche, suppose que les élèves aient la capacité spécifique de pré-visualiser ce qu’ils racontent et mettent en scène: le site, la taille et la forme des cases, les types de plans, le contenu figuratif, etc. Or, cette compétence particulière, qui consiste véritablement à «penser en images» devrait faire l’objet d’un apprentissage préalable. Ainsi, des élèves performants dans l’écriture du synopsis peuvent-ils se trouver démunis lorsqu’il s’agit de passer à l’étape suivante. C’est pour remédier à ce problème qu’a été inventé le dispositif collaboratif de «l’écriture post-it», qui a été expérimenté avec succès (Rouvière 2015; 2017). Le principe «1 post-it = 1 action» permet de créer une histoire pré-découpée selon l’équivalence implicite «1 post-it = 1 case». A quoi s’ajoute ensuite deux autres couches de post-it de deux couleurs différentes, l’une pour le texte, l’autre pour décrire le visuel. Le synopsis s’invente ainsi ou se réinvente en même temps que le scénario s’écrit, case après case. Planification, mise en texte et révision ne sont plus des étapes chronologiques, mais se fondent dans un seul et même processus dynamique. Ainsi certains élèves en difficulté dans des productions écrites traditionnelles se découvrent une capacité à pré-visualiser et mettre en scène avec ces petits papiers ce qu’ils veulent raconter.
4.4. L’étude des adaptations: une porte d’entrée incontournable de la BD en classe?
Dans son étude historico-didactique, Hélène Raux (2019) montre que l’étude de l’adaptation en BD des classiques de la littérature se situe à un point d’équilibre des tensions culturelles qui entourent la légitimation du médium et, à ce titre, constitue une porte d’entrée possible pour une didactique de la BD en classe. C’est ce que pourrait laisser espérer l’article de Hesse-Weber (2017), qui s’appuie sur l’analyse de productions d’élèves pour étudier les enjeux de l’adaptation d’une pièce de théâtre en bande dessinée. La place donnée à la BD reste cependant celle d’un «satellite gravitant autour des œuvres littéraires» (Raux 2019: 107). D’autres études confirment que la production en classe d’adaptation en BD reste subordonnée pour le professeur à des objectifs d’appropriation subjective, de compréhension et d’interprétation du texte littéraire (Lacelle & Lebrun 2015). Il en ressort tout de même que l’adaptation par les élèves peut donner une réelle impulsion à l’exploration du texte source pour construire la compréhension (Rouvière 2015). Elle oblige les élèves à plonger dans le texte, à le découper, à distinguer les différentes factures de discours et les instances énonciatives, à séquencer les actions, les dialogues ou les passages descriptifs. Le processus engage par ailleurs chez les élèves un effort d'élucidation lexicale et de représentation mentale pour se forger des images. Effort qui est souvent étayé par des recherches documentaires pour enrichir la lecture et nourrir le projet.
Cependant, en ce qui concerne la lecture proprement littéraire, le bénéfice pour l’interprétation du texte source semble limité. Dans une expérimentation que j’ai pu mener (Rouvière 2017), il est apparu qu’une fois que les élèves ont dégagé une note d’intention, le texte source servait de réservoir utile à d'autres fins qu'à sa propre lecture, dans le sens d’'une réduction et d'une simplification. Lors de la présentation ultérieure des planches, le travail comparatif s’est avéré également assez pauvre et n'a pas enrichi véritablement la lecture littéraire. Les élèves ont vu le texte original à travers le prisme de leur propre adaptation, pour étayer leur projet. L'activité fictionnalisante du lecteur (Langlade 2004) a certes été mise en mouvement, mais en amont du processus de l’adaptation lui-même, après la lecture-découverte, lorsqu’était suscité par exemple un jeu d’images associatives. La transmodalisation a apporté en aval peu de gain supplémentaire sur ce plan. Par contre l'analyse que les élèves ont faite de leur planche a montré le plus souvent une articulation explicite entre une intention signifiante, des procédés de composition et des effets de sens (même s’il s’agissait d’un discours reconstruit). La BD m’apparaît comme un médium particulièrement propice à l'adoption de cette posture, pour peu que l’on exerce le regard des élèves sur quelques procédés (choix d’un multicadre, taille, forme et site des vignettes, jeux d’échelle sur l’échelle des plans ou sur les angles de vue, etc.). Ce résultat peut du reste être obtenu en lui-même, sans le détour par l’adaptation d’un texte littéraire.
En ce qui concerne la lecture en classe de bandes dessinées adaptées d’œuvres littéraires, la réflexion didactique, quoi qu’elle en dise, parvient également difficilement à s’affranchir d’une approche «marche-pied», car l’objectif est de contribuer à la formation d’une lecture littéraire de l’œuvre source. Les adaptations BD sont envisagées comme des «textes de lecteurs», et à ce titre, fournissent l’exemple de lectures subjectives (Fourtanier 2012) et sensibles (Ahr 2012). Cependant Brigitte Louichon (2012) montre que l’étude de la reproduction intégrale du texte source peut aussi avoir pour effet de questionner les particularités sémiotiques du langage BD et s’avère une modalité porteuse pour problématiser la lecture.
4.5. Vers une didactique de la culture polygraphique?
Le paradigme de la culture polygraphique proposé par Thierry Smolderen (2009; 2012) pour cerner le creuset où prend naissance et se réinvente la bande dessinée, invite sans doute à élargir les perspectives pour une didactique du médium.
Cela concerne d’abord les frontières d’une acculturation générale au média: ouvrir les représentations des élèves à la diversité des univers de fiction, des genres, des styles graphiques et des esthétiques semble une nécessité, de même que les ouvrir au processus de création, à l’histoire du médium et à ses différentes sphères culturelles à travers le monde. Mais il semblerait fructueux également de questionner en classe les frontières sémiotiques du médium avec d’autres formes d’expression: le dessin de presse, les caricatures séquentielles, le roman-photo, la peinture d’images itératives (profanes ou religieuses), les albums pour enfants, les recueils d’illustrations ou de caricatures, l’art de l’affiche, du vitrail ou de la fresque, dans une approche véritablement interdisciplinaire avec les arts plastiques.
Lorsqu’il s’agit d’étudier le «langage» de la BD, le concept de culture polygraphique invite également à décloisonner l’approche des codes formels. Rencontrer un même procédé (cadre, site, plan, angle de vue…) dans des contextes stylistiques et compositionnels diversifiés éviterait de figer les représentations sur les effets induits, tout en développant la culture du regard et la sensibilité.
En ce qui concerne la production de planches par les élèves, l’intégration d’éléments composites (photogrammes, détails grossis ou inversés de reproductions de tableaux, diagrammes divers) apparaît comme une pratique légitime, de même que le détournement, le collage et l’invention patchwork de planches à partir d’emprunts à d’autres BD ou différentes banques d’images disponibles (Rouvière 2015; 2017). A ce titre, les directions de recherche impulsées depuis 2016 par l’association Stimuli et le laboratoire de didactique André-Revuz de l’Université Denis-Diderot, dans le champ de la didactique des sciences, s’avèrent tout à fait prometteuses. Les enseignants et les chercheurs qui utilisent les arts narratifs et visuels pour faire vivre la science dans leur classe ou médiatiser leurs recherches en laboratoire, utilisent des dispositifs icono-textuels qui s’inspirent de la BD autant qu’ils la nourrissent: par exemple certains organisent la page comme un champ panoptique et insèrent des photogrammes qu’ils traitent comme des vignettes de BD (avec récitatifs et bulles), en les recadrant, en estompant les éléments non discutés, en épurant les éléments importants avec des dessins aux lignes claires, et en les complétant d’annotations graphiques (Goujon 2020); d’autres font produire aux élèves des narrations graphiques codées à partir d’albums pour enfant (Moulin & Hache 2020) et des cartes dites «sensibles» (Gaujal 2020), pour favoriser l’appropriation de savoirs disciplinaires en cours d’acquisition8.Thierry Smolderen (2012) rappelle à quel point toute forme de modélisation théorique peut se révéler stimulante pour l’imagination d’un dessinateur polygraphique. Il y voit l’une des clés du dynamisme de la bande dessinée, qui trouve historiquement sa source dans un imaginaire diagrammatique et spéculatif. Ce propos est confirmé par différentes expériences universitaires récentes, qui invitent les jeunes chercheurs à transposer leur recherche en BD9.
Sur le plan de la lecture, la notion de culture polygraphique invite par ailleurs à sortir d’une approche strictement séquentielle du médium. En contrepoint d’une approche scénaristique de la BD (telle qu’induite par exemple par la narratologie ou le dispositif de l’écriture post-it), il est sans doute possible de promouvoir une approche non linéaire axée sur l’engendrement des images. A la suite des approches tracées par Marion Rostam et Henri Garric à propos des œuvres de David B. et de Franquin, il s’agirait par exemple de rechercher avec les élèves, parmi le flux et l’entrelacement des formes et des figures au sein de certaines œuvres graphiques, un possible dispositif dialectique. Tout se passe parfois comme si la tension entre certaines formes ou certains motifs (la droite vs la courbe, le contour vs le détour, le noir vs le blanc, le vide vs le plein, le texte vs l’image, le figuratif vs l’emblématique) recouvrait un conflit de valeurs et se prêtait à des jeux de combinaison réversibles.
Une autre source d’engendrement des images est l’imaginaire linguistique. Roland Barthes (1982) l’avait montré à propos de l’art du peintre Arcimboldo fondé sur un jeu de métaphores, de métonymies et d’expressions langagières transposés dans une composition visuelle. On retrouve cette direction dans une proposition de Tatiana Blanco Cordon (2012), en classe d’espagnol langue étrangère, qui consiste à effectuer une lecture «littérale» de certains motifs, pour en déduire des expressions linguistiques. Cette méthode semble approcher d’assez près le nœud d’imaginaire où la création iconique parfois s’origine. Il est possible en effet que l’image ait sa source dans un «texte souterrain», qu’elle procède de certaines expressions de la langue qui la parle à l’avance (Rouvière 2012a: 373). On sait par exemple qu’il s’agit chez René Goscinny de l’un des ressorts de l’invention du gag visuel (Kaufmann 1983) ou du cryptage symbolique (le sang-lier). On aboutit alors à des énoncés littéraux, une «lettre» de l’image qui redonne toute leur profondeur aux mises en scène par la bande.
Enfin, au regard de l’hybridation stylistique et de la distanciation ironique partagées par le roman comique et la culture polygraphique, les travaux de Thierry Smolderen légitimeraient d’inscrire dans les programmes de Lycée la culture du roman arabesque et du récit excentrique, au XVIIIe et au XIXe siècle, en incluant les œuvres de Töpffer, Cham ou Doré. Ce serait là le signe d’un saut véritablement «post-légitime» dans l’appréhension du médium BD.
5. Conclusion
Les trois champs théoriques qui ont été mis en regard peuvent sembler relativement hermétiques les uns vis-à-vis des autres, en particulier celui de la recherche en éducation. Intuitivement, on pourrait penser à l’inverse qu’il existe socialement une logique descendante, qui va de la légitimation culturelle du médium à la connaissance savante de son langage et de son histoire, pour aboutir à son intégration scolaire. Mais en raison de logiques de scolarisation propres à la discipline (Chervel 1998; Denizot 2013; Raux 2019), la trajectoire scolaire de l’objet BD tend à se développer en parallèle de son histoire sociale, sans la recouper totalement. Par ailleurs, alors que l’on semble progresser vers une théorisation didactique du médium, jamais la plasticité culturelle de ce dernier n’est apparue aussi grande, du roman arabesque au jeu vidéo, bouleversant les catégories préexistantes à travers lesquelles l’objet était pensé. La notion de culture polygraphique ou encore de dispositif d’images en flux, pourrait à moyen terme faire apparaître comme daté le dispositif de la bande dessinée tel qu’il s’est stabilisé au XXe siècle sur support papier. A moins que cette muséification progressive soit précisément l’une des conditions culturelles et institutionnelles d’une intégration scolaire à venir plus forte encore. L’inscription d’une bande dessinée au programme de Lettres du baccalauréat constituerait sans doute une étape majeure en ce sens. Mais la recherche en didactique sur l’étude de la BD doit encore progresser, en s’intéressant en particulier à la lecture subjective, pour répondre aux besoins qui se feraient jour et accompagner favorablement les pratiques de classe.
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Pour citer l'article
Nicolas Rouvière, "Quelle didactique pour la bande dessinée? Retour sur trois tournants théoriques de la décennie 2010-2020", Transpositio, n°4 Enseigner la bande dessinée comme (de la) littérature, 2021https://www.transpositio.org/articles/view/quelle-didactique-pour-la-bande-dessinee-retour-sur-trois-tournants-theoriques-de-la-decennie-2010-2020
Voir également :
Lire Maus à l’école, entre simplicité et complexité
La bande dessinée et le roman graphique sont aujourd’hui des genres qui ne souffrent plus de défaut de légitimité critique. Le roman graphique doit largement la sienne, et même ses lettres de noblesse, à Maus d’Art Spiegelman (2012a), dont il sera question ici. Si la critique s’est, depuis plusieurs décennies, emparée de cette œuvre de manière à en baliser très largement les enjeux esthétiques, historiques, philosophiques, etc.{{On se reportera à la bibliographie associée à l’article de Hillary Chute (2020), traduit par Raphaël Baroni et Sébastien Graber dans ce numéro, pour une sélection des plus fondamentaux de ces travaux.}}, il reste pourtant un domaine, celui de la didactique, où quelques points restent à éclairer. Et si faire figurer Maus aux programmes des écoles secondaires n’est plus forcément un tabou de nos jours, encore n’est-il pas inutile de (re)poser la question: pourquoi et comment enseigner cette œuvre?
Lire Maus à l’école, entre simplicité et complexité
La bande dessinée et le roman graphique sont aujourd’hui des genres qui ne souffrent plus de défaut de légitimité critique. Le roman graphique doit largement la sienne, et même ses lettres de noblesse, à Maus d’Art Spiegelman (2012a), dont il sera question ici. Si la critique s’est, depuis plusieurs décennies, emparée de cette œuvre de manière à en baliser très largement les enjeux esthétiques, historiques, philosophiques, etc.1, il reste pourtant un domaine, celui de la didactique, où quelques points restent à éclairer. Et si faire figurer Maus aux programmes des écoles secondaires n’est plus forcément un tabou de nos jours, encore n’est-il pas inutile de (re)poser la question: pourquoi et comment enseigner cette œuvre?
La question du «comment» trouvera, dans les paragraphes qui suivent, des éléments de réponse dans les propositions théoriques et méthodologiques qui seront avancées, mais elle rencontrera également une limite qu’il faut signaler d’emblée: notre proposition ne se présente pas comme le compte-rendu d’une expérience testée en classe, mais comme une réflexion plus générale, préalable à la conception de séquences d’enseignement liées à la bande dessinée2. Quant au «pourquoi», qui guidera notre démarche de manière plus centrale, il faut aussi apporter quelques précisions. Le bénéfice le plus évident d’une lecture de Maus à l’école est sans doute à chercher dans les liens que cette œuvre tisse avec l’histoire: celle de la Seconde Guerre mondiale, de la Shoah, de la vaste problématique du témoignage qui s’y rapporte. Rappelons en quelques mots le propos de ce livre, résolument non fictionnel. Art Spiegelman, auteur-narrateur du récit, met en scène sa propre démarche, consistant à recueillir auprès de son père Vladek l’histoire de ce dernier, entre le milieu des années 1930 et le présent de son témoignage (1978), en tant que Juif polonais, survivant d’Auschwitz et émigré aux USA. Même si le bénéfice historique est central dans la perspective d’un enseignement scolaire (voir Brown 1988), il s’agira moins de cela, ici, que d’envisager l’intérêt de cet enseignement sous l’éclairage de la didactique de la lecture littéraire.
Notre hypothèse est la suivante: lire Maus participe d’une éducation à la lecture littéraire. Et ce, à double titre: 1. en tant que l’enseignement de la lecture littéraire doit aujourd’hui bénéficier d’un renouvellement générique (Ouellet 2016: 210); 2. en tant que la lecture littéraire se présente comme un «va et vient dialectique» (Dufays 2002: 22-26) entre différents pôles évolutifs, déterminés en l’occurrence par deux notions fondamentales, celle de la simplicité et celle de la complexité3. Précisons d’emblée que cette catégorisation est heuristique et donc appelée à se modifier en cours de réflexion. Il ne sera évidemment pas question de considérer la bande dessinée comme véhicule unilatéral de simplicité par rapport à la littérature canonique, ni de suggérer que Maus est une œuvre simple – au contraire, elle se caractérise par sa complexité – mais d’envisager le médium du récit graphique comme un facilitateur de lecture, ayant comme dessein d’introduire le·la lecteur·trice à la complexité d’enjeux divers (esthétiques, historiques ou éthiques). On verra aussi, par la vertu du «va et vient dialectique» évoqué précédemment, que le passage du simple au complexe n’est pas à sens unique et que le mandat éducatif discuté ne s’affirme pas par l’unique vecteur du maître à l’élève.
Du zoomorphisme comme facilitateur
Maus est un récit graphique fondé sur le zoomorphisme de ses protagonistes: les Juifs ont des têtes de souris, les nazis des têtes de chats. Dès la couverture, le couple emblématique du chat et de la souris expose la métaphore animalière qui sera filée tout au long du récit. Vers la fin du second tome, on observe que les soldats américains sont représentés sous la forme de chiens, ce qui renforce la chaîne métaphorique: les chiens courent après les chats, qui courent après les souris. Même si d’autres animaux interviennent pour prêter leur identité symbolique aux peuples représentés (en particulier les cochons pour les Polonais, mais aussi les élans pour les Suédois, entre autres) et que ceux-là éludent quelque peu la logique de prédation, c’est avant tout ce couple souris-chat qui importe, et qui donne au zoomorphisme de Maus un aspect systémique. La simplicité initiale qui préside à l’approche de l’œuvre est fondée sur le très fort potentiel structurant de cette métaphore.
En plus du recours à la logique de prédation des espèces convoquées, qui lui fournit un argumentaire naturel, cette structure préalable opère de manière nette sur l’horizon d’attente de la lecture à un niveau culturel. En effet, un tel système fait écho à d’innombrables productions culturelles antérieures, en particulier dans les publications destinées à la jeunesse: illustrations des Fables de La Fontaine, du Vent dans les saules de Beatrix Potter, etc. Plus directement, ce sont les cartoons américains du XXe siècle qui sont sollicités, les Silly symphonies, les Funny animals, Tom & Jerry, la figure incontournable de Mickey Mouse, comme – déjà – leurs détournements underground et en premier lieu Fritz the Cat de Crumb. Outre que ces influences sont pleinement revendiquées par Spiegelman dans les explications qu’il donne à Hillary Chute de la genèse de Maus4, il est raisonnable de postuler une telle reconnaissance de ce substrat au niveau de la réception de l’œuvre, en particulier s’agissant d’un public jeune et en situation de scolarisation5.
De la métaphore naturelle à la codification culturelle s’installe au demeurant une structure d’accueil de la lecture, fondée sur une simplicité initiale qui «facilite»6 celle-ci. Personne ne s’étonnera de voir des souris parler et interagir comme des humains, parce que les codes qui président à cette transformation ont été intégrés dès l’enfance. Pour le dire dans les termes de Steve Baker, dans de tels récits, «la présence animale est systématiquement justifiée; l’animal est le support approprié pour ces messages, ne serait-ce qu’à cause du fait que, comme le disait Bettelheim, "les enfants ont une affinité naturelle avec les animaux"» (Baker 2001: 136, m.t.7). On remarquera, au passage, qu’une telle simplicité n’est pas remise en question par la collision, qui ne manque pas de survenir, entre ces deux étapes de la mise en place du système de réception de Maus – en particulier le fait que le monde décrit est régi par des règles humaines et non animales, les protagonistes laissant périodiquement oublier leur caractère de souris au profit d’interactions ordinaires. Comme l’explique l’auteur: «Le fait que Vladek et Art sont des souris – on n’y fait plus attention – ils discutent, c’est tout.» (Spiegelman 2012b: 134)
N’y faire plus attention revient à laisser aux lecteurs·trices la possibilité d’orienter leur curiosité vers le contenu du récit plutôt que vers sa forme. Aux dires de Spiegelman lui-même, un effet possible de la lecture de Maus serait celui d’une immersion, d’un «état de rêverie que procure tout récit» (Spiegelman 2012b: 135), effet dont nous postulerons ici le caractère initial. Plus encore, aux dires de Ouellet, «le genre du roman graphique favorise […] une lecture littéraire “modalisante” […] c’est-à-dire que l’œuvre fait immédiatement entrer le lecteur dans un monde imaginaire» (2016: 29). Cet «imaginaire immédiat» est certes problématique – il pourrait même passer pour fallacieux, s’agissant d’une œuvre non fictionnelle8 et portant sur le chapitre le plus sombre de l’histoire du XXe siècle. Mais s’il offre un tremplin de lecture pour entrer dans Maus, il présente dès lors une opportunité pédagogique non négligeable, à travers ce que Marianne Hirsch nomme la «stratégie esthétique»9 de l’usage du zoomorphisme dans l’œuvre. Nous observerons donc plus avant la question de la lecture en immersion, via son ancrage dans les réflexions en didactique de la lecture littéraire.
Zoomorphisme et lecture immergée
Parmi les nombreux·es auteur·e·s à s’être penché·e·s sur la question, celui qui nous intéressera en premier lieu est Bertrand Gervais, qui distingue deux «régies de lecture» littéraire, la lecture en progression et la lecture en compréhension (Gervais 1992). Si la seconde doit être envisagée comme une relecture, paradigmatique et critique, la première correspond à une première lecture, immersive, syntagmatique et dirigée vers sa propre fin, dans une perspective caractéristique a priori des lectures de l’enfance: «un tel régime est le mandat des lectures décrites comme naïves, initiales ou encore premières d’un texte» (Gervais 1992: 12). La référence à Gervais, dont l’article est aujourd’hui assez ancien, nous semble intéressante justement dans la mesure où la binarité exprimée entre progression et compréhension est polarisée axiologiquement. Pour Gervais, ce qui caractérise la lecture littéraire est bien le passage à la compréhension, lecture seconde, adulte, valorisée au détriment de la première. Les nombreuses conceptualisations ultérieures de cette différence entre lecture immersive et lecture critique tendent à «nuancer cette opposition» (Bemporad 2014: 68). Annie Rouxel, notamment, lorsqu’elle fait état d’un binôme comparable entre «lecture cursive» et «lecture analytique», propose d’emblée de les inscrire dans une dynamique de «complémentarité» (Rouxel 2000). Pour notre analyse toutefois, s’en tenir à une séparation (certainement fallacieuse, comme on l’a vu, mais heuristique) entre progression et compréhension nous intéresse, parce qu’elle recoupe les observations de Spiegelman, lorsqu’il commente les effets progressifs qu’il envisage de la lecture de Maus:
Un des avantages qu’il y a à utiliser ces visages masqués, c’est que ça crée une sorte de réaction empathique en ôtant aux visages leur spécificité – ça permet de s’identifier, pour se trouver ensuite coincé avec sa propre humanité corrompue et défectueuse. (Spiegelman 2012b: 132, nous soulignons.)
Spiegelman n’envisage pas seulement une gradation de la lecture de son œuvre; il voit aussi cette gradation comme participant d’un procédé pédagogique:
Je pense que c’étaient ces masques d’animaux qui m’ont permis d’approcher des choses sinon indicibles. Ce qui rend Maus épineux est précisément ce qui lui permet d’être un «outil d’enseignement» utile, malgré son intention non didactique. (Spiegelman 2012b: 127)10
Il y a donc bien une simplicité initiale avec laquelle Maus peut être abordé – même si elle est logiquement promise à une complexité seconde, comme on le verra plus loin. Pour exploiter cette simplicité initiale, et pour fournir un début de réponse à la question «comment enseigner Maus?» que nous envisagions en ouverture, on pourrait imaginer que l’enseignant·e procède par extraits pour commencer, en choisissant sciemment quelques pages pouvant être traitées de manière autonome: par exemple, les pages 13, 28, 45, 75 pour commencer, où Art et Vladek sont représentés dans leur quotidien, puis les pages 53-54 où les Juifs ne sont encore «que» des prisonniers de guerre ayant affaire à leurs adversaires allemands et où la métaphore chat-souris se présente de manière très transparente. On parviendrait sans doute, par cette manipulation, à engager une lecture initiale de Maus qui s’en tiendrait à cette simplicité.
Celle-ci fait parfaitement sens dans la symétrie qui s’opère entre production et réception: selon Henri Garric, la compréhension de la genèse de cette œuvre doit prendre en compte le contexte, largement initié par Walt Disney dans la première moitié du XXe siècle, d’un univers de comics destiné à un public enfantin. Cet univers est tributaire d’une «neutralisation» du dessin (Garric 2011: 221), conduisant, sur le plan axiologique, à un «affadissement généralisé», lequel
a provoqué à partir des années 1960 et 70 une réaction brutale de la bande dessinée underground américaine, qui a cherché à réintroduire la négativité humaine dans le monde de Disney […]. C’est de cette réaction que sort Maus. (Garric 2011: 223)
La «réaction» de Spiegelman n’est pourtant pas, comme le seraient les productions d’un Crumb, programmée d’emblée pour une réception adulte: «apparemment, le dessin de Spiegelman s’oriente vers la neutralisation de l’animalité» (Garric 2011: 223), ce qui signifie que le terrain de lecture est ouvert, «apparemment», à une appréhension simple. Il ne s’agit pas ici d’établir une équivalence entre simplicité et adéquation à un public enfantin – Maus n’est pas un livre pour enfants –, mais plutôt de considérer cette simplicité comme l’exposition d’un terrain neutre, voire de ce que, dans les termes de Donald Winnicott, on pourrait appeler une «aire intermédiaire» entre sujet et objet, permettant l’expérience de «phénomènes transitionnels» (Winnicott 1975: 47-49). Nous y reviendrons plus précisément, mais dans l’immédiat, il suffit de reconnaître cet effet de transition: une appréhension simple n’a de sens que si elle conduit progressivement vers une reconnaissance de la complexité de Maus. S’agissant du système zoomorphique dans lequel s’inscrit la lecture initiale, cette complexité apparaît très vite, si l’on suit le fil d’une lecture intégrale, avec l’arrivée dans le paysage graphique de l’œuvre de personnages à tête de cochon – les Polonais – qui, comme on l’a vu, n’entrent pas dans la chaîne de prédation souris-chats-chiens. On peut également citer, parmi les exemples de complexification de ce système, la séquence du second tome durant lequel le personnage d’Art se rend chez son psychanalyste, qui vit au milieu de chats et de chiens domestiques. «Est-ce que je peux en parler, ou est-ce que ça fout ma métaphore en l’air?» (Spiegelman 2012a: 203), commente le narrateur. Évidemment, la réponse est: les deux… car à ce stade, la coexistence du monde zoomorphe, à connotation fictionnelle, et du monde anthropomorphe, autobiographique, est devenue nécessaire à l’appréhension générale du propos. Henri Garric, commentant cette séquence, en vient à envisager l’humour (Garric 2011: 225) comme élément non négligeable des effets que procure la lecture de Maus. Est-ce à dire qu’un tel humour correspondrait à la lecture simple, primaire, d’un genre historiquement qualifié de funny, de silly, voire à travers la connotation de son nom même de comics? Certainement pas: la différence est grande entre s’amuser d’un chat qui court après une souris et sourire d’un monde où coexistent le génocide représenté par la métaphore chat-souris et la possibilité qu’une souris anthropomorphe affectionne les chats de compagnie. Illustration 1: Maus, p. 203. © Flammarion 2012
Tension ludique
Entre simplicité et complexité de lecture, l’œuvre pourrait être envisagée sous l’angle d’une tension ludique, englobant ces deux types d’humour sous la forme plus générale du jeu. En effet, parmi les déclinaisons qui enrichissent le binôme progression-compréhension, il faut mentionner l’approche de Michel Picard (1986), grâce à qui le jeu de la lecture se divise en une lecture-play et une lecture-game11. Rappelons que si la lecture-game correspond à un jeu fondé sur des règles communes, caractéristique de l’activité ludique de l’adulte, la lecture-play quant à elle «concerne un mode de lecture participative et captivante qui rappelle “les jeux de la première enfance”» (Bemporad 2014: 67). L’intérêt de cet apport réside dans la perspective d’une lecture-play où la règle est totalement intégrée au profit d’un vagabondage. Mais si ce vagabondage prend place dans les zones bien connues où les animaux se comportent comme des humains, il se confronte dans le même temps à l’évidence selon laquelle ces zones appartiennent à une enfance désormais anachronique. À l’autre bout du spectre, la lecture-game constitue le tenseur qui prolongera ce premier doute quant à l’insuffisance d’une lecture-play, ne serait-ce que dans la promesse d’une complexité à venir. Petit à petit, selon un rythme qu’il appartient à l’enseignant·e de mettre en place, le game se présente comme le retour d’un principe de réalité, indissociable de la valeur historique de Maus. On remarquera au passage le bénéfice pédagogique de cette approche: l’appréhension progressive de la complexité de l’œuvre se présentera moins aux yeux de l’élève comme une corvée purement scolaire que comme la résultante logique d’une transition de la lecture enfantine vers la lecture adulte. En d’autres termes, il y a un gain rhétorique à présenter la complexité de l’œuvre comme nécessaire à l’appréhension globale de cette œuvre, si son appréhension partielle renvoie à la naïveté initiale d’une lecture immature.
Dans son aspect initial, cette tension ludique se présente sous un angle abstrait et général; on pourrait remarquer que toute lecture, voire toute expérience culturelle, est envisageable sous l’angle de cette dynamique entre playing et game: après tout, il s’agit là d’un jeu dont le terrain, décrit par Winnicott sous le terme d’aire transitionnelle «où se chevauchent le jeu de l’enfant et celui de l’autre personne en cause» (1975: 102), ne concerne pas que la lecture mais le développement cognitif en général. Ainsi qu’il le précise: «il existe un développement direct qui va des phénomènes transitionnels au jeu, du jeu au jeu partagé et, de là, aux expériences culturelles» (1975: 105).
Mais il existe un second aspect, par lequel l’idée de jeu se concrétise dans l’expérience de lecture de Maus: dans cette œuvre, la tension ludique se prolonge en effet jusqu’à rencontrer la métaphore prédatrice, en l’adoptant tout d’abord, puis en la prolongeant par complexification. L’adopter, cela veut dire jouer avec le lectorat comme le chat joue avec la souris: le piéger dans la croyance qu’il avait affaire à des petits mickeys, pour mieux l’attirer vers une lecture qu’il n’avait pas prévue; le piéger dans l’horreur que constitue la facilité relative avec laquelle nous traversons cette bande dessinée et sommes tout de même entraînés en plein cœur d’Auschwitz; le piéger comme furent piégés les Juifs d’Europe qui, tentant de s’enfuir, furent méthodiquement ramenés vers ces souricières, les camps de concentration12.
Prolonger la métaphore par complexification, cela signifie que le jeu crée un espace de liberté et de créativité. Aussi cruel que cela paraisse, lorsqu’un chat joue avec une souris, il ne la tue pas tout de suite. Il complexifie le rapport entre prédateur et proie. Cette complexification entre aussi en ligne de compte pour élargir l’espace de potentialités du lecteur, notamment à propos du personnage de Vladek ou du destin des Juifs d’Europe. Vladek est, après tout, un survivant, ce qui implique, a minima pour lui, que la logique de prédation n’a pas fonctionné, qu’une autre loi naturelle de coopération ou d’échange l’a remplacée. On peut jouer, à ce jeu du chat et de la souris, même quand on est la souris. Et si la possibilité de gagner n’entre pas dans la dialectique de ce jeu, on peut au moins ne pas (tout) perdre.
Dynamique de lecture
Le principe de lecture qui conduit du simple au complexe, de la lecture immersive à la lecture distanciée, est inévitable. Il ne saurait être question de maintenir la lecture dans un premier degré tel qu’on omettrait, par exemple, de voir en quoi les indices de fictionnalité de Maus se retournent au profit de sa non-fictionnalité, essentielle. Mais ce principe est-il pour autant à sens unique? La lecture au premier degré n’est-elle convoquée que pour être disqualifiée? Nous pensons que non.
Dans leur article, Dardaillon et Meunier font état d’un questionnement similaire au nôtre quant à la pertinence de l’enseignement de la BD pour parler de la Shoah: «Nous allons tenter de voir comment, au sein de notre corpus, scénaristes et dessinateurs ont procédé pour “attraper” leurs lecteurs, les faire entrer dans une dynamique interprétative» (Dardaillon & Meunier 2019: 213). Mais par la suite, le maître mot qui se dégage de leur analyse est celui de distance: il s’agit pour les élèves, «en mettant l’objet d’étude à distance, [de] prendre du recul avec cette dimension émotionnelle exprimée dans les cases» (Dardaillon & Meunier 2019: 221). Dans notre perspective, si cette lecture distanciée est bien entendu nécessaire dans un second temps (en particulier pour faire valoir une lecture en compréhension complémentaire à la lecture en progression), elle ne doit pas pour autant devenir l’aboutissement unique de la lecture. Il faut qu’il y ait circulation sur cet axe.
Mais atteindre cette dynamique de lecture entre play et game n’est pas chose aisée. Il faut dire que le danger serait fort d’une disqualification de la première lecture au profit de la seconde, en particulier autour des notions de fiction et de non fiction. Comme on l’a vu, seule une lecture naïve parviendrait à justifier une équation, impossible à maintenir, entre zoomorphisme et fiction. La séquence d’ouverture de Maus, à elle seule, travaille à anéantir une bonne partie des présupposés d’une lecture-play. Art, enfant, brise un de ses patins à roulettes et se fait distancer par ses amis. Lorsque, en pleurs, il s’en ouvre à son père, Vladek lui déclare: «Des amis? Tes amis? Enfermez-vous tous une semaine dans une seule pièce, sans rien à manger… Alors tu verras ce que c’est, les amis!» (Spiegelman 2012a: 6). À bien des égards, Maus peut être lu comme un forçage brutal hors de l’enfance et vers le monde des adultes. Par conséquent, il peut sembler inévitable que la lecture de Maus, proposée à un public adolescent, se réduise schématiquement à leurrer le lecteur-enfant pour lui imposer sans transition l’état de lecteur-adulte.
Pourtant, même si le chemin entre lecture-play et lecture-game, entre lecture en progression et en compréhension, est un chemin qui doit nécessairement être parcouru, ce qui compte est moins le point d’arrivée que le regard rétrospectif porté sur le chemin lui-même. De tels allers-retours permettent de mettre en lumière un espace de travail pédagogique, dont le schéma de tension ludique donnait un premier aperçu, permettant de déboucher sur des questionnements en classe tels que: comment jouer avec une œuvre qui joue? Comment jouer avec un récit qui se joue de nous? Ou encore, quelle place accorder à l’humour dans l’interprétation? Mais d’autres schémas de ce type sont envisageables, et la lucidité progressive par laquelle on entre dans la complexité des enjeux de Maus devrait pouvoir servir à décliner toute une série d’espaces de réflexion, également fondés sur des tensions, sur les axes desquelles de tels espaces deviennent arpentables:
- - Tension fictionnelle: s’il est indubitable que Maus s’inscrit génériquement dans la non-fiction, il n’en reste pas moins que la fiction, en tant qu’elle adopterait ici une fonction de leurre, joue un rôle dans l’approche de la lecture. Quels liens Maus entretient-il avec la fable animalière? Avec le conte pour enfants? Avec le récit en général, dans la mesure où il suggérerait un happy end (Elmwood, 2004)? En somme, pour le dire dans la perspective adoptée par Raphaël Baroni (2021: 97), si le genre de la BD a historiquement servi la fiction plus fréquemment que la non-fiction, comment justifier le choix de la BD s’agissant du témoignage historique qu’est Maus?
- - Tension naturelle: si la prédation et la collaboration sont l’une comme l’autre des attitudes naturelles, leur coexistence pose un problème. Et même s’il est commode d’envisager les rapports entre humains comme essentiellement collaboratifs, il est également naïf de croire que seuls de tels rapports prévalent. Quelles sont les valeurs respectives à envisager dans ces rapports? Quelles conclusions en tirer dans une perspective politique, en particulier s’agissant d’un fascisme que la victoire des Alliés n’aura pas conduit à éradiquer de notre monde?
- - Tension générique: si le médium graphique rend l’œuvre plus accessible, cette accessibilité demeure problématique en ce qu’elle peut induire un déficit de sérieux dans le traitement du récit et de son ancrage historique. Un problème auquel Spiegelman a évidemment été confronté, après comme avant la parution de Maus, comme le signalait déjà la grande frilosité des éditeurs auxquels il s’est adressé au moment de la publication (Spiegelman 2012b: 76-79). Interroger ces bénéfices et déficits conduit également à questionner laplace de la BD dans les classes de littérature, ce dont témoignent indirectement au moins deux auteur·e·s ayant intitulé leurs articles de façon similaire: «Comics as literature?» (Chute 2008 et Meskin 2009), ou encore le décalage entre un montré et un dit qui ne s’explicitent pas toujours l’un l’autre, voire se contredisent13.
On pourrait sans doute envisager d’autres lignes de tension ou les traiter de manière transversale. En somme, il s’agit là de tensions de lecture, celles-là mêmes dont se sert Jean-Louis Dufays (cf. note 3) pour fournir une définition possible de la lecture littéraire. Plutôt que de vouloir les résoudre pour proposer aux élèves une lecture uniquement distanciée et critique, mieux vaudrait les thématiser en classe. On pourrait imaginer, par exemple, que l’observation de la tension naturelle débouche sur un exercice de type dissertatif14. Le jeu, en somme, est similaire à celui que joue Spiegelman dans la célèbre page intitulée «le temps s’envole» (Spiegelman 2012a: 201), où il se représente à sa table de travail muni d’un masque de souris. Ce larvatus prodeo rappelle celui du Barthes des Fragments d’un discours amoureux: «je m’avance en montrant mon masque du doigt» (Barthes 2002: 72). Par cette mise en lumière des tensions, l’espace de réflexion se superpose à l’espace de la classe. Maus en devient un instrument permettant la mesure des méthodes didactiques mêmes qui en fournissent l’approche.
Un espace commun
On l’aura compris, il s’agit d’inclure l’enseignant·e aussi bien que l’élève dans cette zone de travail instable où a lieu la lecture, comme va-et-vient entre play et game, de la même manière qu’avait Winnicott d’inclure le thérapeute au sein de l’aire transitionnelle où a lieu le jeu de l’enfant: «un trait essentiel des phénomènes et des objets transitionnels est dans une certaine qualité de notre attitude, dans le temps même où nous les observons» (1975: 179). Rappelons que, pour Winnicott, le rôle cognitif que joue cette aire transitionnelle ne se réduit pas au développement de l’enfant (bien que ce soit chez le bébé qu’il l’observe initialement, dans la perspective d’une séparation acceptable d’avec la mère), mais qu’elle concerne tout aussi bien l’adulte et tous les âges qu’il ou elle traverse. Si elle est transitionnelle, elle n’en est pas pour autant transitoire: «les expériences culturelles sont en continuité directe avec le jeu, le jeu (play) de ceux qui n’ont pas encore entendu parler de jeux (games)» (Winnicott 1975: 186).
En tenant compte de cet espace symbolique, on échappe à la trop simple alternative: forcer la lecture adulte chez l’enfant ou retrouver la lecture enfantine chez l’adulte (dans un esprit de simplification par lequel «enfant» et «adulte» seraient deux rôles alternativement imputables au sujet-lecteur adolescent). On échappe aussi à un écueil similaire, éventuel, qui consisterait à catégoriser Maus comme une «lecture pour l’adolescence», autre manière fallacieuse d’imputer à l’œuvre une assignation rigide, individualisée, du rôle de la lecture. L’important est bien plutôt la mise en place d’espaces communs (Meirieu 2020: 13), compris comme l’inverse de l’occupation par l’enseignant·e d’un seuil stéréotypé d’observation. L’idée est celle d’une mise à disposition pour le groupe (classe et enseignant·e) d’un lieu partagé de lecture réflexive mais aussi, dans la mesure du possible, d’un lieu anarchique, au sens d’une négation des hiérarchies entre lecteurs professionnels et lecteurs en formation. Car si l’on s’en tenait à cette seule lecture «complexe» de Maus qui en disqualifierait automatiquement la lecture «simple», cela équivaudrait finalement à postuler ce que Jacques Rancière (1987) dénonçait jadis comme une inégalité des intelligences; le maintien de la lecture de l’œuvre dans une distance commode, reproduisant celle qui, depuis des siècles, sépare l’élève du maître.
Illustration 2: Maus, p. 296 © Flammarion 2012
L’exemple de la dernière case de Maus nous semble judicieux pour illustrer cette réflexion. Vladek, fatigué d’avoir tant parlé, congédie Art pour pouvoir se reposer, dans une très claire anticipation de sa mort prochaine. Ce faisant, il appelle Art «Richieu», confondant son fils vivant avec son premier fils, mort pendant la guerre à l’âge de cinq ou six ans. Art est à cet instant à la fois abandonné par son père, qui ne lui parlera plus, tout comme l’œuvre, se terminant, nous laisse, lecteurs·trices, aux prises avec tout ce qu’elle n’aura pas pu dire. Mais elle laisse aussi Art dédoublé, enrichi (ou encombré, c’est selon) d’un frère-enfant-mort – à la fois simple et complexe à traiter. Ce dédoublement crée un espace commun, que Victoria Elmwood qualifie de «site pour l’investissement mémoriel» (Elmwood 2004: 702), mais qui s’avère également un site d’investissement didactique, où enfance, adolescence et âge adulte se réduisent à la simple condition humaine. Maus, dans sa dernière page et rétrospectivement dans son ensemble, postule une égalité des âges devant la souffrance des personnages, et pour l’ensemble de ses lecteurs·trices, une égalité des intelligences émotionnelles.
Bibliographie
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Barthes, Roland (2002 [1977]), Fragments d’un discours amoureux, Œuvres complètes, t.5, Paris, Seuil.
Bemporad, Chiara (2014), «Lectures et plaisirs. Pour une reconceptualisation des modes et des types de lecture littéraire», Études de lettres, n° 295, p. 65-84.
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Dufays, Jean-Louis (2002), «Les lectures littéraires: enjeux et évolutions d’un concept», Tréma, n°19. En ligne, consulté le 20 août 2021, URL: https://journals.openedition.org/trema/1579#tocto2n4.
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Meirieu, Philippe (2020), «L’éducation et le rôle des enseignants à l’horizon 2020». En ligne, consulté le 20 août 2021, URL: https://pdf4pro.com/amp/view/l-233-ducation-et-le-r-244-le-des-enseignants-224-l-horizon-2020-27c18d.html
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Spiegelman, Art (2012b [2011]), Metamaus, Paris, Flammarion.
Winnicott, Donald (1975 [1971]), Jeu et réalité. L’espace potentiel, Paris, Gallimard.
Pour citer l'article
Gaspard Turin, "Lire Maus à l’école, entre simplicité et complexité", Transpositio, n°4 Enseigner la bande dessinée comme (de la) littérature, 2021https://www.transpositio.org/articles/view/lire-maus-a-l-ecole-entre-simplicite-et-complexite
Voir également :
La bande dessinée en classe: une lecture à didactiser
Parmi les recherches en didactique de la littérature qui se sont développées au cours de la dernière décennie, divers travaux se sont attachés à montrer comment la lecture de bande dessinée peut contribuer pleinement à la formation du lecteur. Rouvière (2012) a notamment souligné qu’une lecture problématisée de bande dessinée mobilise et peut développer les compétences interprétatives en jeu dans la lecture littéraire. Boutin (2012) plaide quant à lui pour une ouverture de la notion de littératie à des supports multimodaux, parmi lesquels la bande dessinée pourrait occuper une place de choix. Ahr (2012) enfin évalue l’intérêt d’adaptations de classiques en bande dessinée à l’aune de la richesse du dialogue interprétatif ouvert par ces créations avec l’œuvre source.
La bande dessinée en classe: une lecture à didactiser
Introduction
Parmi les recherches en didactique de la littérature qui se sont développées au cours de la dernière décennie, divers travaux se sont attachés à montrer comment la lecture de bande dessinée peut contribuer pleinement à la formation du lecteur. Rouvière (2012) a notamment souligné qu’une lecture problématisée de bande dessinée mobilise et peut développer les compétences interprétatives en jeu dans la lecture littéraire. Boutin (2012) plaide quant à lui pour une ouverture de la notion de littératie à des supports multimodaux, parmi lesquels la bande dessinée pourrait occuper une place de choix. Ahr (2012) enfin évalue l’intérêt d’adaptations de classiques en bande dessinée à l’aune de la richesse du dialogue interprétatif ouvert par ces créations avec l’œuvre source.
Sur le terrain, plusieurs enquêtes font état de l’intérêt manifesté par les enseignant·e·s pour le médium, en même temps que de la rareté de la lecture de bandes dessinées dans les classes (Massol & Plissoneau 2008; Depaire 2019). Plusieurs facteurs concourent certainement à cette situation. L’absence de familiarité professionnelle avec le médium et le manque d’outillage pour aborder en classe des récits largement pilotés par l’image apparait ainsi fréquemment dans les propos des enseignant·e·s (Depaire 2019; Raux 2019). À cette explication, il faut sans doute ajouter l’idée très répandue selon laquelle la bande dessinée constituerait une lecture facile d’accès pour les élèves, susceptible d’«accrocher les petits lecteurs», formule fréquemment lue ou entendue (Raux 2019). Il est probable que l’absence d’outillage et le peu de place faite à la bande dessinée dans les recherches en didactique s’expliquent en partie par cette représentation d’un support facile et motivant, et de fait, les lectures de bandes dessinées proposées à l’école sont pratiquées dans le cadre de la lecture autonome, avec des lectures cursives ou des rallye-lecture, les enseignant·e·s les relayant peu en classe.
Ce présupposé de facilité appelle pourtant des clarifications et devrait être problématisé. On connait en effet bien mal la manière, ou plutôt les manières, dont les jeunes lecteurs lisent, comprennent et interprètent un récit en bande dessinée – il est significatif à cet égard d’avoir pu entendre au cours d’une enquête de terrain deux enseignantes du même établissement affirmer pour l’une que «devant une BD, les enfants ne font pas attention aux images, ils ne lisent que les textes» et pour l’autre que «les jeunes ne regardent que les images dans une BD»… Quelques études de cas s’efforcent d’ouvrir la boite noire des modalités de lecture de bande dessinée et de clarifier les enjeux de cette lecture dans des contextes d’enseignement. Lacelle met ainsi en évidence la diversité des compétences requises au niveau du lycée pour analyser les effets produits par des systèmes sémiotiques combinés dans une œuvre multimodale: en mettant en avant la «variation des niveaux de compétences à la lecture multimodale en fonction de la capacité de chacun à faire la jonction entre les unités de sens visuelles et textuelles» (Lacelle 2012: 138), elle souligne l’importance de prévoir des dispositifs de formation susceptibles de développer les compétences de lecture spécifiques à la bande dessinée pour nourrir les capacités d’interprétation. Polo et Rouvière (2019) montrent quant à eux que le choix de la bande dessinée en tant que document pour une classe de sciences sociales, s’il peut mettre les élèves en confiance en produisant une impression de facilité, n’entraine cependant pas de façon univoque une facilitation de la tâche de lecture.
En partageant des données exploratoires qui mettent en évidence quelques obstacles à la compréhension rencontrés par des élèves du secondaire, le présent article se propose de contribuer à l’«observation fine des pratiques des jeunes lecteurs en situation collective d’apprentissage», identifiée par Baroni (2021) comme un des enjeux de recherche prioritaires en matière d’usages scolaires de la bande dessinée. Deux situations sont analysées successivement: la première dans une classe de cinquième (deuxième année du secondaire) engagée dans la lecture suivie de Groenland Manhattan de Chloé Cruchaudet, où plusieurs travaux écrits ont été recueillis chez un groupe d’élèves pour documenter leur compréhension de différents passages et mécanismes narratifs; la seconde est basée sur un questionnaire soumis à une classe de première (deuxième année du lycée) à la suite de la lecture d’un reportage en bande dessinée en vue de tester la compréhension d’une narration appuyée sur un dessin plus symbolique. Cet échantillonnage modeste, qui correspond à deux expériences de lecture dans des contextes et sur des corpus bien distincts, n’épuise évidemment pas la question, mais se veut une invitation à déployer ce chantier de recherche encore très peu exploré.
Groenland Manhattan en cinquième: une lisibilité qui ne va pas de soi
Pour sa deuxième séquence de travail de l’année, en octobre 2020, une classe de cinquième d’un collège classé en Réseau d’Éducation Prioritaire était engagée dans la lecture de Groenland Manhattan de Chloé Cruchaudet1. Cet album, inspiré par le destin réel de Minik, jeune esquimau amené par l’explorateur Robert Peary à New York au début du XXe siècle, raconte l’enfance et l’adolescence du héros, tourmenté par son tiraillement entre sa culture d’origine et sa culture d’adoption.
Les premières réactions lors du lancement de cette séquence confirment l’intérêt que peut susciter le choix du support: passée la surprise – «on va lire une BD?» – le fait est que tout au long de la lecture suivie en classe, les élèves rapportaient sans les oublier les exemplaires prêtés pour les temps de lecture à la maison, permettant que les échanges se fassent sans difficulté (l’établissement ne disposait que de quinze exemplaires pour vingt-trois élèves) et l’album était régulièrement tiré des cartables pour le quart d’heure de lecture inscrit dans l’emploi du temps en début d’après-midi. Mais c’est à des enjeux de compréhension et non de motivation que s’attache cet article. Les écrits d’élèves recueillis lors des premières séances mettent en effet en évidence l’importance d’un étayage de la lecture en classe.
Maitrise inégale des caractéristiques énonciatives
Dans un premier temps de la séquence sur l’album, la lecture a été menée en classe. Les deux premières séances, consacrées à la lecture des premières pages, ont eu pour objectif d’expliciter la nature des relations entre l’explorateur et la famille de Minik. Lors de la première séance, les élèves ont été invités à identifier le personnage principal du début du récit et à regrouper les informations données à son propos (pages 2 à 7) – il s’agit d’un «commandant», qui retourne vers New York en emmenant une météorite. Pour le deuxième temps de lecture, portant sur les pages 8 à 16, les élèves ont reçu comme consigne de reformuler ce que les Esquimaux pensent du commandant qu’ils appellent «Puili», et ce que celui-ci pense d’eux.
Ces deux premières séances de lecture ont été l’occasion de clarifier certaines caractéristiques de l’énonciation en bande dessinée, paramètre au sujet duquel des erreurs avaient été commises: plusieurs élèves ont attribué au commandant les noms de «Qisuk» (4 élèves) ou de «Matthew» (2 élèves), qui sont en fait ses interlocuteurs. Une bulle comme «Matthew, demande-leur de revenir demain avec leur famille», clairement reliée au commandant, seul à apparaitre sur la vignette, ne présente pourtant pas d’ambiguïté. La confusion sur le nom de Qisuk peut quant à elle être induite par une particularité énonciative du passage. Le commandant ne s’adresse pas directement aux Esquimaux mais il communique par l’intermédiaire de son interprète, Matthew. Pour figurer ces échanges, les paroles des Esquimaux sont représentées par des boucles indéchiffrables, traduites ensuite par Matthew. L’attribution du nom de Qisuk au commandant provient d’une confusion lors de la lecture de cette vignette:
Image 1: Groenland Manhattan
(Cruchaudet 2008: 5), © Éditions Delcourt
Ces erreurs dans l’attribution des noms aux personnages montrent l’importance d’un étayage pour clarifier la situation d’énonciation et ses éventuelles particularités.
Il faut toutefois signaler que toutes les particularités énonciatives ne réclament pas le même accompagnement. Dans les mêmes pages, une planche qui met en jeu un décrochage énonciatif n’a pas posé de problème de compréhension: après qu’un des Esquimaux parlant du commandant déclare que «ça [lui] rappelle la fois où [ils] l’[ont] guidé jusqu’à la première dame de fer», la planche suivante raconte une crise de panique de Puili avec des dessins très schématiques, les contrastes entre le vert clair des dessins et le rouge du texte ou encore l’absence de cadre de la plupart des vignettes contribuant à la distinguer de celles qui précèdent et qui suivent. Ce décrochage énonciatif très marqué et explicitement associé à l’évocation d’un souvenir n’a pas suscité de difficultés de compréhension, seuls deux élèves ne répondant pas à la question «pourquoi les couleurs changent p. 12?», les vingt autres réponses identifiant que cette planche marque un retour en arrière, dans lequel, formule par exemple un élève, «Qisuk raconte une histoire qui s’est passée avec Puili». La fréquence de tels décrochages visuels manifestant un retour en arrière ou le début d’une séquence imaginaire, par exemple dans les fictions audiovisuelles, peut sans doute expliquer l’aisance avec laquelle les jeunes lecteurs ont compris l’enchâssement de ce récit rétrospectif: les compétences de lecture mises en œuvre devant la bande dessinée sont aussi nourries par les expériences audiovisuelles (et peuvent les nourrir en retour).
Difficultés de compréhension d’un récit porté par l’image
Après cette entrée dans l’œuvre fortement étayée, la troisième séance a été l’occasion d’une lecture plus autonome avec un partage du travail, la moitié de la classe lisant le récit du départ de Minik sur le bateau du commandant pendant que l’autre moitié étudiait des documents sur les expéditions polaires de Robert Peary. Pour évaluer la compréhension du passage de l’album, deux questions ont été posées par écrit: on demandait d’abord de légender une vignette muette représentant les Esquimaux sur le pont du bateau de Peary au moment du départ en précisant «qui sont ces Esquimaux, où ils sont, pourquoi, et en indiquant le nom de chacun quand c’est possible»; la deuxième question demandait d’expliquer «ce que fait Minik sur la dernière vignette page 24, et pourquoi». Les différences de précision entre les légendes proposées sont difficiles à interpréter: seul un élève a indiqué les quatre noms donnés dans l’album, la plupart – six sur onze – n’identifiant que Minik et son père, Qisuk, nommés dès les premières pages et identifiés collectivement lors des séances précédentes. Pour être complète, l’information était à chercher non seulement dans l’extrait mais également dans les premières pages, la grande amplitude du passage à consulter a donc pu constituer un obstacle et la dernière information donnée sur la deuxième famille, qui ne donnait pas de nom propre («c’est une chamane»), pouvait être laissée de côté pour satisfaire au mieux à la consigne.
Mais les réponses à la deuxième question montrent quelles difficultés ont pu être rencontrées devant une planche dans laquelle le récit est piloté par l’image, le texte ne l’éclairant que très partiellement. Cette planche, la page 24 de l’album, correspond à la catégorie des récits qualifiés de «lisibles» par Tauveron (1999), dans un travail fondateur sur la lecture littéraire et l’articulation de la compréhension et de l’interprétation:
Les récits qu’on peut dire, avec Barthes, «lisibles» ne posent pas de problèmes de compréhension majeurs (l’intrigue suit la chronologie, les relations entre personnages sont clairement posées, les valeurs des personnages nettement affirmées, leurs motivations explicitées…). (Tauveron 1999: 17-18)
L’organisation de la planche donne en effet nettement à voir ce qui se joue du point de vue de Minik. On le voit jouer avec sa figurine du capitaine Puili, dont il tire le traineau sur le bateau en figurant divers obstacles – les marches d’un escalier deviennent un glacier, «Capitaine Puili, vous êtes bien attaché? Nous montons un glacier!». Quatre vignettes muettes montrent ensuite successivement Minik suivant Puili, se présentant à sa porte, lui adressant un sourire, et recevant en retour la porte que Puili lui claque au nez. Après un dernier gros plan sur le traineau et la figurine, la dernière vignette montre Minik qui le jette par-dessus bord en lui assénant un vigoureux coup de pied. Deux bulles complètent les deux dernières vignettes: «Oh! Attention capitaine Puili…», «… une bourrasque de vent!». Conformément à la définition de la lisibilité mentionnée ci-dessus, l’enchainement est linéaire, les relations entre personnages sont clairement posées ainsi que les motivations et réactions de Minik.
Image 2: Groenland Manhattan
(Cruchaudet 2008: 24), © Éditions Delcourt
Pourtant ces enjeux n’ont manifestement pas été compris par la majorité des onze élèves concernés par ce travail. Si un élève répond avec la plus grande précision que Minik «met un grand coup de pied à capitaine Puili car le commandant lui a fermé la porte au nez», les autres réponses traduisent une compréhension moins assurée. Quatre élèves écrivent qu’«il donne un coup de pied dans Puili» (ou «à Puili»). Le geste est bien compris mais les réponses n’apportent pas d’explication concernant sa motivation. On ne peut exclure que la motivation ait été perçue par ces élèves, et que ce ne soit que la reformulation qui ait posé problème. Mais six élèves, soit la majorité du groupe concerné, ne répondent pas ou passent à côté des enjeux du passage. Outre trois absences de réponses, ce qui constitue un taux important, les trois dernières réponses présentent une certaine confusion ou approximation:
«Il tape sur un des côtés du bateau parce qu’il est énervé.»
«Il boude car les gens n’aiment pas les esquimaux.»
«Il tire un coup de pied pour dire que c’est une bourrasque de vent.»
S’il n’est pas faux qu’il soit «énervé» ou que sa colère soit liée au mépris dont il fait l’objet parce qu’il est Esquimau, la confrontation entre Minik et Peary n’est pas relevée, le fait que le coup soit porté à la figurine de Puili n’est pas mentionné. Tout se passe comme si, dans ce passage, le fait que la lisibilité de la séquence repose exclusivement sur l’image rendait ces enjeux implicites et difficilement interprétables. En l’absence de paroles étayant les images, les élèves semblent avoir de la peine à saisir les enjeux narratifs de la planche, qui sont pourtant présentés explicitement à travers un enchainement d’actions saisies par une suite de postures corporelles stéréotypées, ainsi qu’à travers des changements dans l’expression du visage de Minik, qui affichent son ressenti. Les paroles de Minik se présentent en effet comme un contrepoint à la situation, dans le registre de l’imaginaire, et n’expriment qu’implicitement ses sentiments, que l’image fait cependant apparaitre plus explicitement. Les difficultés rencontrées devant cette articulation invitent à examiner rigoureusement l’épaisseur énonciative des planches pour anticiper les difficultés qu’elles peuvent susciter et former au mieux les élèves à leur lecture.
Ces données sont assurément très partielles: non seulement elles portent sur un petit nombre d’élèves (des aléas organisationnels n’ayant pas permis de procéder au recueil des questionnaires auprès de l’autre moitié de la classe), mais en outre, les réponses écrites ne rendent pas compte de la manière dont les élèves ont procédé, de ce qui a fait obstacle – on ne peut pas écarter l’hypothèse d’un manque d’implication dans l’activité, la curiosité liée à la nouveauté du support s’estompant certainement après deux séances de lecture scolaire2. En dépit des questions laissées en suspens, ces quelques données illustrent toutefois la nécessité de mener des recherches plus approfondies visant à mieux documenter les procédures interprétatives mobilisées par des élèves confrontés à la lecture en classe de bandes dessinées. De telles recherches devraient permettre d’améliorer la didactisation de ce type de support, d’une part en dépassant le préjugé que l’image faciliterait nécessairement la compréhension du récit, d’autre part en tenant compte des difficultés inhérentes liées à la lecture de la bande dessinée.
Un reportage en BD au lycée: former à la lecture de dessins métaphoriques
Le développement du genre du reportage est une tendance forte parmi les évolutions récentes observables dans le champ de la bande dessinée (Groensteen 2017). Une offre éditoriale se structure, y compris pour les jeunes lecteurs Ainsi, la Revue dessinée propose depuis 2016 une variante éditoriale pour la jeunesse: Topo. Cette revue ambitionne de mobiliser les ressources de la narration graphique pour offrir un regard distancié sur l’actualité. Dans ce but, les reportages proposés, réalisés en collaboration entre un journaliste et un auteur de bande dessinée, exploitent un vaste répertoire de stratégies narratives. Régulièrement, des reportages empruntent des voies métaphoriques ou jouent sur le mélange entre différents registres (Raux 2021). La lecture d’un récit graphique de ce type par un groupe de lycéens montre que ce genre est loin d’être transparent et que les compétences pour les décrypter sont, comme le suggèrent Polo et Rouvière (2019), à construire pour une partie des élèves.
L’expérience de lecture a porté sur un sujet paru dans le premier numéro de Topo, abordant la question des armes aux États-Unis (Faure & Adam 2016). Elle a été menée dans une classe de 1ère ES (deuxième année du lycée, de section «économique et sociale») d’un lycée socialement mixte, composée pour moitié d’élèves sélectionnés en section internationale américaine et, pour l’autre moitié, d’élèves considérés comme fragiles par leur professeur principal. Les dix-neuf élèves se sont prêtés à l’expérience, en avril 2017, à la fin du second trimestre. Ils étaient présents à l’occasion d’une heure d’accompagnement personnalisé, et étaient encadrés par leur professeur de sciences économiques et sociales.
Après un premier questionnaire destiné à recueillir les connaissances sur le thème des armes aux États-Unis, qui montrait que les dix-neuf élèves présents savaient que les armes y circulent beaucoup et sont régulièrement l’objet de polémiques autour de fusillades, les élèves ont lu l’article intégralement puis ont répondu (sans avoir l’article à disposition) à des questions plus précises vérifiant la compréhension et l’assimilation des informations diffusées par l’article. À la question «quelle nouvelle loi Barack Obama a-t-il voulu faire passer?», dix-sept réponses signalent l’intention de contrôler davantage la vente d’armes, qui est évoquée plus ou moins précisément à travers les dispositions législatives envisagées. Deux élèves parlent d’un projet d’interdiction du port d’armes, ce qui n’est que partiellement exact – Obama l’aurait souhaité, mais cette disposition n’a pas été retenue dans le cadre de son projet de loi. À la question «quel(s) groupe(s) ou parti(s) politique(s) s’opposent à toute restriction concernant les armes?», à l’exception d’une réponse qui mentionne les démocrates, toutes les autres identifient le parti républicain, et/ou la NRA, et/ou le groupe des «gun lovers». La NRA est le groupe le plus souvent identifié, et il est mentionné dans treize réponses. La restitution des informations principales de l’article atteste donc d’une lecture attentive et d’une bonne compréhension globale des enjeux abordés. La compréhension d’un dessin a ensuite été testée: la dernière question demandait aux élèves quels éléments de l’article ils retrouvaient dans ce dessin, tiré de l’article – dans la vignette originale (image 3), le dessin était accompagné d’un texte, qui n’est pas reproduit pour le questionnaire (image 4). La question portait sur ce dessin car il représente symboliquement un fait répété dans l’article, formulé explicitement dans la vignette originale: ni illustration littérale du texte, ni symbole fonctionnant en autonomie, il présente donc un niveau de difficulté moyen.
Image 3: Pourquoi Barak Obama…
(Faure & Adam 2016), © Topo
Image 4: Pourquoi Barak Obama…
(Faure & Adam 2016), © Topo
Un tiers des réponses développent l’idée représentée avec concision par le dessin, comme dans l’exemple suivant:
«On nous illustre le lobby intitulé NRA et on nous montre qu’elle n’est pas soutenue partout dans les E-U mais que malgré ça, elle a une grande importance et influence.»
À l’image de cet exemple, cinq réponses articulent le caractère minoritaire de la NRA et son influence. Six autres évoquent l’un ou l’autre de ces aspects, le caractère minoritaire de la NRA ou son influence, sans les mettre en relation. À l’opposé de ces réponses, qui attestent d’une bonne compréhension du dessin, on relève une non réponse et deux interprétations erronées:
«On retrouve la NRA, les États-Unis. À l'arrière il y a un cow-boy, il représente l'époque far-west où il y avait des armes. Peut-être où il y a des croix, ce sont des endroits où il y a eu des victimes.»
«On peut voir la NRA qui est pour le port d'armes. Et la loupe représente plus de contrôle sur les personnes voulant acheter une arme.»
Le plus souvent, sans surprise, l’exactitude et la précision de la réponse sur le dessin sont plus ou moins corrélées avec la qualité des réponses sur les faits et informations présentés dans l’article:
Réponse à la question «quelle nouvelle loi Barack Obama a-t-il voulu faire passer?» | Réponse à la question «quels éléments de l’article retrouvez-vous dans le dessin?» | |
Elève 8 | «Le contrôle d'arme, les vérifications systématiques de l'état mental de l'acheteur ainsi que de son casier judiciaire.» | «Que le peuple américain est en majorité contre les armes ou pour la restriction, mais que la NRA est très influente, plus influente qu'eux malgré leur sous-nombre.» |
Elève 18 | «Obama a voulu interdire le port d'arme et donc l'interdiction d'acheter une arme par n'importe qui.» | «On peut voir la NRA qui est pour le port d'armes. Et la loupe représente plus de contrôle sur les personnes voulant acheter une arme.» |
Mais quelques cas présentent une distorsion entre les réponses, une assimilation correcte des informations allant parfois de pair avec une lecture de l’image erronée:
Réponse à la question «quelle nouvelle loi Barack Obama a-t-il voulu faire passer?» | Réponse à la question «quels éléments de l’article retrouvez-vous dans le dessin?» | |
Elève 1 | «B. Obama a voulu faire passer une loi qui encadre plus les acheteurs. De vérifier l'état mental de la personne, son casier judiciaire. Obama a voulu aussi autoriser certains types d'armes et en interdire d'autres.» | «On retrouve la NRA, les États-Unis. À l'arrière il y a un cow-boy, il représente l'époque far-west où il y avait des armes. Peut-être où il y a des croix, ce sont des endroits où il y a eu des victimes.» |
Elève 10 | «Il a voulu limiter et même éliminer complètement les armes pour ne pas que des innocents meurent chaque année.» | Pas de réponse. |
Cette situation de lecteurs qui ont assimilé des éléments importants de l’article mais peinent à interpréter l’image va à l’encontre de l’idée selon laquelle l’image serait dotée d’un pouvoir facilitateur – et ce, d’autant plus que l’échantillon ne présente pas d’exemple réciproque, d’un lecteur qui aurait peiné à retenir les informations de l’article, mais qui interprèterait correctement l’image. C’est manifestement sur les explications littérales portées par le texte que les lecteurs les plus fragiles s’appuient, plutôt que sur les apports plus symboliques des dessins.
Quatre réponses, situées entre les réponses synthétiques citées plus haut et celles présentant des erreurs manifestes, suggèrent par ailleurs que le contenu de l’image, sans occasionner de difficultés de compréhension, peut néanmoins s’avérer difficile à reformuler. Ces réponses explicitent ce qu’est la NRA mais sans engager d’interprétation du dessin, en particulier sans signaler le processus d’influence mis en relief par le dessin, comme dans cet exemple:
«On retrouve la NRA qui est pour le port d’armes puisqu’ils ont peur et que pour eux c’est le seul moyen d’être en sécurité.»
Les difficultés rencontrées, soit pour décrypter le dessin, soit pour en reformuler la signification, éclairent ainsi certains des «obstacles» constatés par Polo et Rouvière (2019) à l’occasion d’un travail en classe de sciences économiques et sociales portant sur des planches de bandes dessinées au style minimaliste. Le caractère abstrait, schématique ou métaphorique du dessin, en l’occurrence l’association d’un personnage, d’une carte et d’une loupe, joue ainsi un rôle perturbateur dans sa compréhension.
Conclusion
Les deux situations de lecture de bande dessinée observées dans des classes du secondaire montrent que les compétences de lecture mobilisées par la narration graphique requièrent un apprentissage qu’il importe de ne pas sous-estimer. Un des enjeux du travail de conceptualisation que Baroni (2021) appelle de ses vœux concernant l’élaboration d’outils de lecture de la bande dessinée tournés vers l’enseignement serait de faciliter l’identification par les enseignant·e·s de points de vigilance et de formes d’étayage à apporter pour lire les œuvres. Sur le plan de l’investigation des procédures de lecture de bandes dessinées mises en œuvre par les élèves, il est évident que les aperçus présentés ici demanderaient un approfondissement, permettant en particulier d’affiner l’analyse des performances selon le profil des élèves. Il importe aussi de signaler que si le choix a été fait d’insister sur des difficultés de compréhension rencontrées, en raison de la force avec laquelle circule la représentation de la bande dessinée comme un support facile voire facilitateur, il ne faudrait pas négliger a contrario la potentielle mise en confiance des lecteurs offerte par des récits graphiques. Le partage de ces données exploratoires vise donc surtout à encourager l’éclosion d’études de cas plus complètes, qui permettront de discuter et de documenter ces différents aspects.
Le développement de telles enquêtes constitue un enjeu pour la didactique de la littérature en ouvrant deux perspectives. Il s’agit d’une part de clarifier dans quelle mesure et avec quelles limites les compétences de lecture mobilisées par la bande dessinée recoupent et peuvent éventuellement renforcer les compétences de lecture requises par des récits textuels, dans un contexte où la bande dessinée est souvent perçue comme un possible vecteur de remédiation. D’autre part, il en va de la formation des élèves à la diversité des pratiques de lecture: des enquêtes sur les pratiques de lecture font état d’un décrochage de la lecture de bandes dessinées à l’adolescence (Aquatias 2015), ce médium restant associé aux séries d’humour ou d’aventures, très populaires chez les jeunes lecteurs, qui ne passent pas à une production destinée au lectorat adulte, à laquelle l’enseignement de la littérature pourrait bien davantage les initier et les familiariser.
Bibliographie
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Beaudoin, Isabelle, Jean-François Boutin, Virginie Martel, Nathalie Lemieux & Martin Gendron (2015), «Consolider ses compétences de compréhension en lecture par la BD», Revue de Recherches en Littératie Médiatique Multimodale, n° 2. En ligne, consulté le 8 avril 2021, URL: https://litmedmod.ca/sites/default/files/pdf/r2-lmm_vol2_beaudoin-al.pdf
Boutin, Jean-François (2012), «De la paralittérature à la littératie médiatique multimodale. Une évolution épistémologique et idéologique du champ de la bande dessinée», in La littératie médiatique multimodale, M. Lebrun, N. Lacelle & J.-F. Boutin (dir.), Québec, Presses Universitaires du Québec, p. 33-44.
Depaire, Colombine (2019), État des lieux: la place de la Bande dessinée dans l’enseignement, Syndicat national de l’édition. En ligne, consulté le 8 avril 2021, URL: https://www.sne.fr/document/etude-la-place-de-la-bande-dessinee-dans-lenseignement/
Faure, Guillemette & Benjamin Adam (2016), «Pourquoi Barack Obama n’a-t-il pas réussi à interdire les armes aux États-Unis?», Topo, n°1, septembre-octobre.
Groensteen, Thierry (2017), La bande dessinée au tournant, Bruxelles, Les Impressions nouvelles.
Lacelle, Nathalie (2012), «La déconstruction et la reconstruction des œuvres multimodales: une expérience vécue en classe à partir des bandes dessinées Paul et Persépolis», in La littératie médiatique multimodale, M. Lebrun, N. Lacelle & J.-F. Boutin (dir.), Québec, Presses Universitaires du Québec.
Massol, Jean-François & Gersende Plissonneau (2008), «La littérature lue en 6e et 5e : continuités et progressions», Repères, n° 37, p. 69-103. En ligne, consulté le 8 avril 2021, URL: https://journals.openedition.org/reperes/422
Polo, Claire & Nicolas Rouvière (2019), «La BD: un support "facilitant" en classe de SES?», Tréma, n° 51. En ligne, consulté le 8 avril 2021, DOI: https://doi.org/10.4000/trema.5003
Raux, Hélène (2019), La bande dessinée en classe de français: un objet disciplinaire non identifié, thèse de doctorat, Université de Montpellier. URL: https://biu-montpellier.hosted.exlibrisgroup.com/primo-explore/fulldisplay?docid=33MON_ALMA51358121230004231&vid=33UM_VU1&search_scope=default_scope&tab=default_tab&lang=fr_FR&context=L
Raux, Hélène (2021), «Groom et Topo, ou l’actualité racontée à la jeunesse», in Presse et bande dessinée. Une aventure sans fin, A. Lévrier & G. Pinson (dir.), Bruxelles, Les Impressions nouvelles, p. 323-337.
Rouvière, Nicolas (2012), «Étudier une œuvre intégrale en bande dessinée au cycle 3 : quelles spécificités didactiques ?», in Bande dessinée et enseignement des humanités, N. Rouvière (dir.), Grenoble, UGA Éditions, p. 103-121.
Tauveron, Catherine (1999), «Comprendre et interpréter le littéraire à l’école: du texte réticent au texte proliférant», Repères, n° 19, p. 9-38.
Pour citer l'article
Hélène Raux, "La bande dessinée en classe: une lecture à didactiser", Transpositio, n°4 Enseigner la bande dessinée comme (de la) littérature, 2021https://www.transpositio.org/articles/view/la-bande-dessinee-en-classe-une-lecture-a-didactiser
Voir également :
La lecture dialectique de bandes dessinées historiques: étude de treize parcours de lecture
Dans cet article, nous nous intéresserons aux qualités multimodales et narratives (temporalité, stéréotypie, hypermédia) qui font de la bande dessinée (BD) un véritable prototype multimodal du récit. Dans ce sens, il nous apparaît évident que la BD a droit de cité à l’école au même titre que toute autre forme scolaire de narration. Une première partie, d’orientation épistémologique, mettra en évidence les composantes plurisémiotiques – multimodales – des récits graphiques, puis nous reviendrons sur les questions relatives à la temporalité narrative (Baroni 2010; Ricœur; 1984) et à la stéréotypie (Dufays 2010) pour en définir la littérarité (par exemple historique) (Boutin & Martel 2018; Louichon 2016).
La lecture dialectique de bandes dessinées historiques: étude de treize parcours de lecture
1. Introduction
Dans cet article, nous nous intéresserons aux qualités multimodales et narratives (temporalité, stéréotypie, hypermédia) qui font de la bande dessinée (BD) un véritable prototype multimodal du récit. Dans ce sens, il nous apparaît évident que la BD a droit de cité à l’école au même titre que toute autre forme scolaire de narration. Une première partie, d’orientation épistémologique, mettra en évidence les composantes plurisémiotiques – multimodales – des récits graphiques, puis nous reviendrons sur les questions relatives à la temporalité narrative (Baroni 2010; Ricœur 1983; 1984) et à la stéréotypie (Dufays 2010) pour en définir la littérarité (par exemple historique) (Boutin & Martel 2018; Louichon 2016). Nous nous intéresserons plus précisément aux potentialités didactiques de la BD en regard, certes, de l’enseignement proprement dit de la littérature, mais aussi de celui d’autres disciplines scolaires, en l'occurrence l’histoire, tout cela dans une démarche dite de lecture dialectique (Boutin & Martel 2018; Martel 2018) qui met en dialogue des savoirs dits profanes et les savoirs de référence, ou savoirs savants.
Dans un second temps, nous illustrerons de façon empirique ces propositions conceptuelles par le partage d’une démarche de recherche – étude de cas multiples – nous ayant permis d’accompagner en lecture dialectique de la BD historique (BDH) des élèves québécois du primaire et du secondaire. L’étude de ces réceptions différenciées du récit de fiction historique confirme la pertinence, voire le besoin, de poursuivre la démarche de transposition didactique d’une lecture dialectique, certes en classe d’histoire, mais aussi en classe de littérature comme en classe de langue.
2. Narration multimodale, temporalité narrative et lecture dialectique
La BD, en tant que récit, s’avère un exemple explicite d’objet plurisémiotique. Par ailleurs, elle constitue une véritable mimèsis, ce qui signifie qu’elle opère une reconfiguration du réel, qui prend forme grâce à la stéréotypie littéraire. Un regard sur la place de l’histoire en BD permet de consolider empiriquement ces postulats.
2.1. La bande dessinée comme prototype de la fiction multimodale
La montée en force des approches multimodales au cours des vingt-cinq dernières années, d’abord dans le monde anglo-saxon (Kress 1997; Kress & Von Leeuwen 2006; Kress 2010; Jewitt, Bezemer & O’Hallaran 2016, etc.), puis dans l’espace francophone (Lebrun, Lacelle & Boutin 2012; 2013; Lacelle, Boutin & Lebrun 2017; Martel 2018, etc.) s’est concrétisée sous l’égide du paradigme de la multimodalité. L’influence de ce dernier s’est surtout fait sentir en communication et en éducation, mais sa nature éminemment sémiotique le destine de plus en plus à irriguer le champ de la littérature et, surtout, de son enseignement/apprentissage.
Par multimodalité, on entend le recours, en situation de communication (réception et/ou émission), à au moins deux modes sémiotiques1 qui interagissent pour incarner le sens porté par un message donné (Jewitt, Bezemer & O’Halloran 2016; Kress 1997, 2010; Kress & van Leeuwen 2001; Lebrun, Lacelle & Boutin 2012):
on définit la multimodalité comme l’usage, en contexte réel de communication médiatique, de plusieurs modes sémiotiques pour concevoir [et réaliser] un objet ou un événement sémiotique, ce que constitue par exemple, en didactique de la littérature, un texte, son interprétation en direct, son adaptation, sa transformation, etc. (Lacelle & Boutin 2020).
La narration multimodale, pourtant des plus répandues dans l’espace de la fiction littéraire (théâtre, cinéma de fiction, série télévisuelle, websérie, baladodiffusion2, BD, etc.) obtient depuis peu une plus grande attention de la part du champ de la didactique de la littérature, notamment à l’université (Boutin 2015; Gallego 2015; Rouvière 2012). La BD3 constitue, en quelque sorte, un prototype multimodal (Boutin 2012; 2015): il ne peut y avoir de BD sans narration (textuelle et/ou graphique), pas plus qu’il ne peut y en avoir sans représentation illustrée (Mitchell 2006). Ici, l’interaction modale, fondamentale au récit, est inévitable (Kress 2010; Boutin & Martel 2018): les modalités textuelle et visuelle, voire sonore et cinétique, sont explicitement ou implicitement sollicitées – inférées – afin d’incarner dans ses moindres rouages, même par effet elliptique, la séquence narrative.
2.2.Une mimèsis (stéréotypie et hypermédia)
Ricœur formule dans son triptyque Temps et récit (1983; 1984) une actualisation intéressante de la conception antique de la mimèsis qui, aujourd’hui, trouve écho dans l’analyse des formes multimodales du récit de fiction, notamment celui qui aborde frontalement ou de manière croisée l’histoire, donc le passé de l’humanité. Baroni (2010) précise que la mimèsis, en tant que processus créatif, consiste à enrichir l’expérience du temps par sa reconfiguration narrative. La BD est l’une des formes du récit qui, de façon intrinsèque, permet de faire l’expérience du temps préfiguré dans l’expérience, configuré par le récit, puis refiguré par la lecture, bref de cette triple mimèsis (Ricœur 1983; Baroni 2010). La BD dite historique4 accentue alors ce phénomène en intégrant à l’expérience du temps individuel celle du temps historique, inscrit socialement et soumis aux traces documentaires.
Comment, alors, peut s’incarner concrètement la mimèsis au sein de tout récit? Dufays (2010) propose une explication pragmatique, fondée sur la stéréotypie littéraire. On peut dire de cette dernière qu’elle est à la fois imitation de la nature et stylisation: elle sous-tend en simultané la reproduction du réel et sa métamorphose par une mise en discours, elle-même fondée sur d’innombrables stéréotypes littéraires5, c’est-à-dire sur tous ces différents signes narratifs perçus par le lecteur et qui, toujours, en réfèrent à d’autres les pré-datant, nourrissent la mimèsis et assurent donc l’expérience de la temporalité narrative (Baroni 2010; Boutin & Martel 2018; Dufays 2010). Ce fonctionnement peut s’observer aussi bien dans le roman moyenâgeux que dans la série policière d’inspiration scandinave, dans une chanson de Brassens comme dans le cinéma de Leone, dans l’Antigone de Sophocle comme dans un récit en bande dessinée. La stéréotypie littéraire fait de toute fiction, a fortiori historique6, une reconfiguration de la réalité basée sur la mobilisation de stéréotypes, et l’expérience du temps narratif s’y conjugue avec celle du temps historique.
2.3. Une approche didactique novatrice de la fiction: la lecture dialectique
On constate que la BD, parmi de nombreuses autres formes de fiction, possède des caractéristiques narratives qui demeurent rarement mises en relief en didactique, quelle que soit la discipline scolaire interpellée (littérature, histoire, sociologie, etc.): 1. son essence multimodale; 2. sa fonction stéréotypique qui permet d’expérimenter la mimèsis. L’actualisation attendue des pratiques didactiques disciplinaires (Éthier, Lefrançois & Joly-Lavoie 2018; Lebrun & Dias-Chiaruttini 2020; Martel 2018) offre dès lors une occasion difficilement contournable d’examiner ces caractéristiques et de soutenir une perspective innovante en réception du récit de fiction à l’école: la lecture dialectique (Boutin & Martel 2018). Cette approche participe du débat plus générique autour du rapport ambigu de l’humain au réel (Barthes 1982a; 1982b; Ricœur 1983; 1985; Baroni 2010; Gallego 2015), qui se traduit de façon plus pragmatique par la question de l’usage profane et savant du savoir, notamment historique, en classe (Éthier, Lefrançois & Joly-Lavoie 2018; Jablonka 2014).
À l'instar de toute représentation culturelle du monde, réelle ou fictive, la BD est un objet inscrit dans un usage public – profane – du savoir (Éthier & Lefrançois 2021). Les représentations – multimodales – du vraisemblable / crédible en fiction historique (Bordage 2008; Louichon 2016; Martel & Boutin 2015, Nokes 2013), bien que destinées à première vue à un usage informel, donc profane, sont pourtant le produit d’un inévitable dialogue critique qui les confronte invariablement aux usages stabilisés et formels de la connaissance, donc aux usages savants du savoir (Éthier & Lefrançois 2021). Dans une telle dialectique, les discours profane et savant se croisent, se fécondent et se remodèlent dans des œuvres qui, conséquemment, reposent alors «sur un construit vraisemblable (représentations, conceptions et croyances issues de la vérifiabilité d’un faisceau de preuves crédibles) du social et du culturel soutenu par des traces, des artefacts, des sources» (Boutin & Martel 2018: 298) d’une indéniable richesse comparative et réflexive pour la classe.
La lecture dialectique consiste à placer les élèves dans un dialogue critique tenant compte des représentations, des symboles, des codes, des modes, des langages et des valeurs qu’ils rencontrent à l’occasion de la réception (lecture) d’œuvres littéraires multimodales (Boutin & Martel 2018), en tenant compte de la manière dont chaque œuvre s’inscrit dans une représentation du réel, qu’il contribue en même temps à déplacer et à reconfigurer (cf. Ricœur 1983).
Collective, dialogale et critique, la lecture dialectique, en tant que pratique engagée de réception du littéraire, permet aux élèves de déchiffrer, comprendre (traiter et interpréter) et intégrer le sens porté par le récit et ses modalités sémiotiques (Cartier 2007; Lacelle, Boutin & Lebrun 2017; Martel 2018; Martel & Boutin 2015). Appliquée à la BD, cette approche permet, comme nous l’écrivions ailleurs:
de mettre en branle et, surtout, de consolider: 1) des processus cognitifs et affectifs ainsi que des stratégies de lecture qui se développent formellement et informellement depuis le préscolaire / primaire; 2) des compétences sémiotiques et sémantiques propres à la lecture contemporaine – multimodale –; 3) le lire pour apprendre en contexte (inter)disciplinaire et 4) la critique des sources [...] En bout de course, un tel travail «sur et à partir du» roman graphique historique [BD] génère l’acquisition de savoirs historiques et/ou le remaniement des savoirs historiques antérieurs. (Boutin 2018: 307)
3. La lecture dialectique de bandes dessinées historiques: études de cas
Pour étayer notre propos avec des données empiriques, nous présentons les résultats exploratoires de différents parcours de lecture dialectique de bandes dessinées historiques auprès d’élèves québécois du primaire et du secondaire ayant eu cours au printemps 2019.
Ces parcours nous ont permis d’accompagner et, surtout, de détailler minutieusement la pratique de lecture dialectique d’élèves de 11 à 16 ans – toutes et tous volontaires7 (N = 13) – et répartis au sein de quatre cercles de lecture (Hébert 2019) (figure 1). Trois élèves de 6e année (école primaire - 11-12 ans) constituaient le Cercle 1; quatre autres élèves de 1ère secondaire (13-14 ans) formaient le Cercle 2; enfin, six élèves de 5e secondaire (15-16 ans) se retrouvaient au sein des Cercles 3 et 4. Au cours de l’expérimentation, les élèves ont été rencontrés lors d’entretiens focalisés (Lacelle, Boutin & Lebrun 2017) de trois à quatre fois sur une période de deux mois (avril-mai 2019). Tous ces entretiens ont été transcrits de façon intégrale (verbatims) et nous avons choisi, plus loin, d’en reproduire des extraits afin d’illustrer notre propos. C’est à partir de ces transcriptions qu’une analyse thématique de contenu permettant de décrire chacun des parcours de lecture dialectique a été réalisée (Miles & Huberman 2003; Sabourin 2009).
Figure 1: Présentation de l’échantillon (élèves/lecteurs volontaires)
Dans le cadre de l’expérimentation dont il est question ici, nous avons proposé aux volontaires de s’engager dans un dispositif de lecture inspiré de nos réflexions théoriques et praxéologiques à l’égard d’un modèle de lecture dialectique en BDH. Ce dispositif est commun à tous les élèves pour ce qui concerne les étapes proposées et les outils réflexifs associés, mais il s’appuie sur un corpus de BDH différencié selon les besoins des différents cercles de lecture dialectique. Le choix des BDH repose essentiellement sur l’adaptation de leur contenu respectif au lectorat visé et aux thèmes à l’étude dans les cursus en jeu (âge scolaire des élèves). Le dispositif était organisé en trois étapes de lecture dialectique, chacune de celles-ci étant complétée par un entretien focalisé réunissant tous les élèves/lecteurs des différents cercles de lecture.
Dans un premier temps (étape 1), les élèves ont été invités à lire de manière autonome les BDH ciblées pour leur cercle, sans qu’aucune intention de lecture ne leur soit explicitée. De même, aucune tâche connexe n’était proposée. Lors de l’entretien faisant suite à cette première étape, les élèves ont d’abord été questionné·e·s sur leur appréciation littéraire et esthétique (modalités textuelle, visuelle, sonore et cinétique) des BDH proposées et sur les obstacles (compréhension, traitement, interprétation, engagement dans la tâche, etc.) qu’ils ont rencontrés. Ils ont aussi été invité·e·s à identifier le thème des BDH lues et à en résumer l’essentiel. Dès ce premier entretien, il leur a aussi été demandé de se prononcer sur la «qualité historique» des BDH proposées8. Pour les aider à juger ainsi de la valeur des BDH en regard du savoir historique de référence, ils ont établi des liens entre leurs connaissances initiales des thèmes abordés et le traitement de ceux-ci dans les BDH. Plus spécifiquement, ils ont été interrogé·e·s sur la vraisemblance, ou non, de la (re)présentation des personnages mis en scène au regard de leur époque, des événements (historiques ou non) représentés, des lieux illustrés, etc. La formule collective des entretiens a permis à chacun, à cette étape du dispositif, de s’enrichir de la réflexion des autres.
Dans un deuxième temps (étape 2), les élèves ont été invités à s’engager dans une lecture semi-guidée d’un autre corpus de BDH. Pour ce faire, une intention de lecture spécifique a été formulée: lire les BDH en adoptant une posture critique pour juger ultimement de la qualité de chacune des BDH comme 1. œuvre littéraire et 2. source crédible d’information et de réflexion sur la période historique concernée. De même, un outil de réflexion leur a été proposé: le 3QPOC9, Avant d’entreprendre cette deuxième partie du parcours de lecture dialectique, le caractère multimodal de la BD – interaction des modes sémiotiques – leur a été présenté. De même, l’intérêt de se placer en posture critique lors de la lecture d’une BDH a été souligné, notamment parce que celle-ci encourage la réflexion sur la temporalité narrative, la mimèsis et la confrontation des usages profane et savant des idées et des représentations. Bien que l’outil 3QPOC ait été présenté et que son emploi – préalablement modélisé – ait été encouragé, il n’a pas été exigé des élèves-lecteurs qu’ils l’utilisent de manière obligatoire, et ce, afin d’éviter une «surdidactisation» de l’expérience dialectique. Lors de l’entretien faisant suite à cette deuxième étape, les mêmes questions que celles utilisées lors du premier entretien ont été posées. Toutefois, des questions à propos de l’utilisation et de l’utilité du 3QPOC ont été ajoutées.
Dans un troisième temps (étape 3), la formule de lecture semi-guidée a été poursuivie avec toujours la même intention de lecture et le recours (volontaire) à un nouvel outil de réflexion (présenté et modélisé): la méthode 4C10, qui est proposée par Martel (2018) pour faciliter le traitement critique de documents multimodaux . Lors de l’entretien focalisé qui a suivi cette dernière étape, les mêmes questions initiales de l’étape 1 ainsi que celles de l’étape 2 ont été posées. Toutefois, des questions à propos de l’utilisation et de l’utilité de la méthode 4C ont été ajoutées. De même, des questions à propos de l’appréciation d’ensemble du dispositif de lecture dialectique proposé (étapes retenues, choix des BD, utilité des outils proposés, appréciation des entretiens focalisés réalisés, etc.) ont permis de réaliser un retour général sur l’expérience vécue.
Dans le tableau qui suit, chacune des trois étapes, pour chacun des cercles de lecture dialectique, est présentée ainsi les BDH retenues. Les références complètes de ces dernières sont présentées en fin d’article.
Tableau 1: Dispositif de lecture dialectique expérimenté
L’expérimentation réalisée auprès des 13 élèves qui composent les quatre cercles de lecture et l’analyse de leurs pratiques de lecture dialectique conduit à quelques constats préliminaires. Essentiellement, l’analyse de cette première mise à l’essai nous a permis 1. de décrire de façon ethnographique différents processus de réception mobilisés par de jeunes lectrices et lecteurs volontaires, 2. d’analyser l’ampleur de l’engagement en dialectique de ceux-ci11 et 3. d’objectiver la démarche initiale de lecture dialectique. Ultimement, la validation initiale de la démarche de lecture dialectique, du moins dans le cas de la BDH, nous permet d’anticiper positivement ses multiples retombées en classe.
D’entrée de jeu, il faut souligner le rôle essentiel qu’a joué dans cette première expérimentation l’appréciation (littéraire et esthétique) des BDH proposées. L’appréciation semble en fait le facteur premier de l’engagement dans la tâche de lecture dialectique et dans la discussion réflexive proposée lors des entretiens focalisés. Les BDH qui plaisent (par leur force narrative, leur résonance subjective, la thématique historique qui y est abordée et son esthétisme visuel) sont celles qui engagent les élèves, qui sont lues, voire relues, avec plaisir, qui suscitent la réflexion par le dialogue, ce qui évoque spécifiquement les enjeux de la subjectivité en littérature (Langlade & Rouxel 2005) et de son appréciation par les élèves (Gabathuler 2016; Hébert 2019). Les extraits d’entretien suivants sont explicites à cet égard, puisqu’ils mettent en lumière l’appréciation (et sa justification) que font les élèves-lecteurs des BDH proposées.
Maria (cercle 1). C’est l’histoire d’un homme qui participe à la 2e guerre mondiale, plus précisément dans un régiment; il s’appelle Chandler. Il va à la guerre avec son ami. J’ai (...) beaucoup aimé comment ils ont présenté la BD. Je pensais que ce serait plus violent. Mais finalement c’est plus calme que prévu.
Sonia (cercle 1). Ma préférée, c’est La Petite Russie que j’ai vraiment adorée, c’est même mon coup de cœur de l’année (...) C’est la vie d’un personnage attachant. C’est comme s’il y avait une ligne du temps et que le personnage avançait dedans, mais c’est sa ligne avec des événements vrais. Magellan, j’ai un peu moins aimé parce que l’histoire était dure à comprendre, on était mêlé, la fin était au début (....) Des fois, la page couverture déçoit… ça m’est arrivée avec Magellan. Je suis difficile avec les images. Mais tu vois, d’habitude je n’aime pas le noir et blanc, mais là, dans La Petite Russie, le texte et les images étaient tellement bien faits, j’ai aimé ça.
Justine (cercle 1). Oui car quand c’est juste des faits historiques, on apprend des choses parfois, mais c’est plate… alors que quand l’histoire est bonne avec un peu de vraie histoire, on apprend aussi mais c’est plus le fun.
Raphaëlle (cercle 2). Oui, et le fait que c’était historique mais que c’était raconté comme une histoire, pas juste des faits, c’est le fun dans la BDH.
Émile (cercle 3). Moi, j’ai lu Radisson et je trouve que le contexte au départ est bien expliqué (...) la Nouvelle-France, puis les personnages sont tous interactifs. Ça accrochait, en plus avec les images…
Alinda (cercle 4). Et vraiment c’est la fiction, c’est l’histoire avec des émotions qui fait qu’on aime plus le sujet et même qu’on comprend mieux (...) J’ai lu Radisson et La Petite Russie. J’ai préféré La Petite Russie parce que vraiment, malgré qu’il raconte beaucoup l’histoire, c’est l’histoire des grands-parents. Ça m’a vraiment ouvert plus les yeux, ça m’a donné un autre point de vue. Parce que je connais l’histoire des historiens, l’histoire de l’école, mais là, ce sont des personnes qui ont vécu cette époque-là. On comprend mieux vraiment leur histoire (...)
De façon assez singulière et surtout spontanée, les jeunes lectrices du Cercle 1 (primaire) ont mis en relief la dimension hypertextuelle (Genette, 1982) en présence dans le corpus lu, notamment l’effet de «collection»
Justine. Moi je l’ai lue la BD sur Jacques Cartier. J’étais quand même intéressée même si ce n’était pas mon livre préféré, même si je trouvais qu’il n’avait pas beaucoup d’action… et en plus à la fin, je continuais à lire, mais je ne comprenais plus rien. Je lisais mais c’était juste des mots, je ne comprenais plus l’histoire.
Sonia. Un peu comme Magellan…
Maria. C’est la même collection, alors c’est un peu pareil que Magellan. Il y a un document à la fin et je pense que justement, ils mettent ce document parce que l’histoire n’avance pas vraiment. C’est ce document sérieux qui permet vraiment d’apprendre quelque chose. La BD, l’histoire dedans, c’est plus du blabla pas vraiment le fun.
Suite à la découverte de la richesse du corpus de BDH, par le biais de la participation volontaire à cette étude, 11 élèves-lecteurs sur 13 souhaitent explicitement poursuivre leurs découvertes en matière de BD, et plus spécifiquement de BDH. Conséquemment, les parcours de lecture dialectique réalisés et les entretiens dialogaux qui y sont liés paraissent avoir stimulé l’intérêt des participant·e·s pour le genre (la BDH) et la démarche (lecture dialectique). Cela, en plus de conforter nos choix épistémologiques et didactiques, rappelle le rôle majeur que joue la médiation dans la transmission de la culture littéraire (Hébert, 2019). Voici à cet égard des extraits dignes d’intérêt:
Alexi (cercle 4). Moi, juste l’idée de la recherche m’a donné le goût de lire de nouveau des BD, pas juste des BD historiques cependant. J’ai envie de replonger.
Maxime (cercle 2). Moi, je croyais qu’il y avait juste des BD de type Les Légendaires.
Alinda (cercle 4). Moi vraiment, j’ai découvert des BD très différentes de ce que je connaissais. La majorité de ce que je lis d’habitude ce sont des romans, mais là, j’ai découvert un autre univers et surtout des sujets sur lesquels je ne lis pas souvent.
Raphael (cercle 4). Moi la lecture, ce n’est pas mon point fort mais le fait de lire La Petite Russie, qui était loin d’être dans mon champ d’intérêt, de base un livre historique ce n’est pas ce que je préfère, mais d’avoir une histoire plus développée que trois carrés avec des blagues, ça m’a donné une autre perspective et vraiment honnêtement, j’ai envie d’aller plus loin. Peut-être aller encore dans un autre univers fictif, pas nécessairement historique, mais une fiction qui permet quand même d’apprendre des choses et de se questionner.
La maîtrise (même partielle) des compétences de lecture multimodale et, plus spécifiquement, des codes et techniques de la BD, qui est acquise par une fréquentation assidue et personnelle du média ou grâce à l’école12, s’avère fondamentale à la réception réussie du récit historique. De manière marquée, ce sont 1. les élèves qui possèdent déjà des acquis spécifiques en BD (initiation en classe par leur enseignant) et en lecture multimodale, par exemple les trois élèves du primaire (Cercle 1), et 2. les élèves sensibles spontanément à son caractère multimodal, qui s’engagent véritablement dans la lecture dialectique recherchée.
Sans surprise, ces mêmes élèves parviennent à trouver les mots pour parler de leur lecture, des processus qui la sous-tendent, des réflexions qui s’y rattachent. Maitrisant le langage (même intuitif) de la multimodalité et de l’univers de la BD, ils semblent plus outillé·e·s pour adopter une posture réflexive, entre autres parce qu’ils parviennent, et c’est l’hypothèse la plus plausible, à comprendre et à interpréter l’ensemble des subtilités narratives (temporalité, stéréotypes, hypermédia) et plurisémiotiques des œuvres lues.
Par exemple, pour la BDH Deux généraux, ce sont les élèves-lecteurs qui semblent maîtriser les codes de la BD et la lecture multimodale13 qui parviennent à cerner le rôle narratif que joue la mise en scène de la coloration.
Maria (Cercle 1). Il y a un jeu de couleurs vraiment intéressant. Quand les images sont rouges, c’est plus violent, et les autres images sont vertes.
Raphaëlle (Cercle 2). Je me suis vite aperçue que les couleurs avaient un rôle à jouer. Quand le fond était rouge, il était question de la guerre. Vert, c’était plus réflexif, pour l’histoire en dehors des combats.
L’extrait qui suit, tiré d’un échange réalisé avec les élèves du Cercle 4, est éloquent, puisqu’il illustre l’apport de sens que suscite pour plusieurs la complémentarité textes-images en BD.
Raphael. Moi aussi, lire une BD, ça m’aide (...) Dans un roman ce qui m’énerve, c’est qu’il manque d’images, il manque de représentations, de visuel et je suis une personne visuelle. J’aime lire du texte et de l’image associés ensemble. Quand je regarde une BD, je peux comprendre facilement, je n’ai même pas besoin de m’imaginer les personnages, ils sont là devant moi. Mais tout va ensemble.
Alexi. Moi, il y avait longtemps que je n’avais pas lu de BD et comme Raphael, je m’intéresse autant au texte qu’aux images. Ça m’aide à mieux comprendre l’histoire, on voit les émotions notamment et on a moins besoin d’inférer.
Il est important d’admettre que la posture de lecture dialectique recherchée n’est pas naturelle et spontanée pour les élèves-lecteurs de cette étude, notamment en ce qui a trait à la confrontation critique des (re)présentations de l’histoire permettant de juger de la vraisemblance et donc de la crédibilité des BDH. Bien que celles-ci portent en elles un contenu éminemment historique et qu’elles proposent un rapport précis au temps, elles sont initialement perçues par les élèves-lecteurs rencontrés comme des œuvres de divertissement, d’évasion, de procuration. Toutefois, et c’est là quelque peu paradoxal, ces œuvres, bien que destinées au plaisir de la lecture, semblent aussi jugées par la majorité des participant.e.s comme porteuses d’une (re)présentation vraisemblable du passé, puisque ce sont justement des BDH. Questionnés sur la crédibilité qu’ils accordent aux BDH, les élèves-lecteurs du Cercle 2, entre autres, précisent ainsi leur position.
Maxime (Cercle 2). Je ne me demande jamais si c’était vrai ou faux parce qu’il y a vraiment beaucoup de faits là-dedans que je connaissais et quand même, c’est une BDH.
Elliot (Cercle 2). Moi, j’ai l’impression que tout était vrai.
Raphaëlle (Cercle 2). J’avais quand même l’impression d’être dans le vrai moi aussi, mais en même temps, c’était bizarre les choix qu’ils faisaient.
Dès lors que les élèves sont invités à questionner la qualité de la (re)présentation historique des BDH proposées, ils sont tout d’abord pris au dépourvu, comme l’expriment bien deux élèves-lectrices du Cercle 1.
Maria (Cercle 1). Moi, c’est facile de caractériser et de comprendre une BD, les deux premiers C de la méthode 4C, mais confronter, c’est vraiment dur, je ne sais même pas ça veut dire quoi…
Justine (Cercle 1). C’est vrai, confronter, je ne sais pas comment faire et pourquoi il faut le faire.
Guidés toutefois par les questions posées, apprenant d’un entretien focalisé à l’autre à questionner les BDH lues, à traquer les invraisemblances ou, du moins, les problèmes de vraisemblance, ils parviennent presque tous à adopter une posture critique (et argumentée) et à s’engager dans la lecture dialectique recherchée. De telle sorte qu’il semble y avoir une certaine émulation des compétences de lecture dialectique – comme en fait foi entre autres la richesse des échanges réalisés dans le cadre des derniers entretiens qui témoignent d’un développement apparent de la posture des participant·e·s. Certains extraits de ces échanges sont ici présentés; ils permettent de constater que plusieurs des élèves avec qui nous avons échangé parviennent progressivement à adopter une posture critique et distanciée avec la BDH.
Raphaëlle (Cercle 2). Bien on n’a pas besoin de s’appuyer sur des faits dans une BD non historique. On peut s’inspirer de n’importe quoi, de n’importe quelle époque, de n’importe où. Alors qu’une BD historique, il faut rester dans le temps. Quelqu’un qui fait une BD historique doit prendre des faits pour ne pas mettre des incohérences dans l’histoire. Si des Amérindiens sortent leur parapluie, ce n’est pas possible.
Maxime (Cercle 2). Tu sais, même si c’est historique, on invente un peu, pour faire avancer l’histoire, on est obligé d’en ajouter (...) il faut reconnaître ce qui est inventé.
Alexi (Cercle 4). Et il y a des BD appuyées sur des faits historiques, comme des autobiographies, mais il y a aussi des BD qui proposent des histoires imaginaires dans un contexte historique. Il y a donc une certaine différence.
Marianne (Cercle 2) (À propos de Deux généraux). C’avait toute l’air d’être très réel, il y avait des faits réalistes, mais peut-être que c’est exagéré aussi… Mais en même temps c’est vraiment bien raconté. En tout cas, je suis persuadée que si c’était seulement le récit du grand-père, il y aurait eu des affaires un peu plus farfelues et exagérées.
Raphaëlle (Cercle 2) (À propos de Paul au parc). Il y a plusieurs choses vraies mais bon, ça reste une autofiction (...) Mais il y a eu l’enlèvement de Pierre Laporte et ça, je sais que l’enlèvement a vraiment eu lieu (...) je sais que Pierre Laporte est vraiment mort, qu’ils ont donné son nom à un pont, qu’il s’est fait enlever, que le FLQ a vraiment fait des choses, il y avait vraiment ces problèmes au Québec.
Plusieurs arrivent même à nommer tout le travail de reconfiguration du réel que sous-tend une œuvre de semi-fiction historique, comme en témoigne ce passage du dernier entretien réalisé avec les élèves-lecteurs du Cercle 2.
Raphaëlle (Cercle 2). Oui, comme ce qu’ils ont dans le visage. On sait que les Amérindiens ont des maquillages, mais ce n’est pas n’importe quel. Donc avant, il faut se renseigner un peu avant de dessiner.
Maxime (Cercle 2). Oui mais tu ne peux pas dire n’importe quoi non plus. Il ne faut pas juste se documenter pour les images mais pour tout. Tu ne peux pas dire n’importe quoi.
Cependant, et c’est là un constat d’importance, cette évolution ne semble pas reposer sur le recours expérientiel à des tâches/outils de type scolaire. Par exemple, le 3QPOC ou la méthode 4C ont finalement trouvé très peu d’écho. En fait, ils n’ont pas du tout été appréciés. Certains élèves-lecteurs précisent que l’utilisation, même partielle, de ces outils, a entravé leur lecture et le plaisir de découvrir le corpus des BDH. D’autres, encore plus nombreux, affirment avec honnêteté de pas les avoir utilisés parce qu’un tel recours rendait l’expérience de lecture trop scolaire.
Maria (Cercle 1). Moi j’ai lu les feuilles avant et après, mais franchement, je me suis laissé aller dans la lecture. C’est vraiment après que j’ai relu les feuilles pour essayer de répondre aux questions. Mais je trouve que ces outils ne m’aident pas, ça fait trop «école» de toute manière.
Alinda (Cercle 4). Moi j’ai oublié. En fait, je savais qu’il y avait ces outils que je pouvais utiliser mais je rentrais trop dans l’histoire. Je l’ai fait un peu avec une BD mais bon… Mais avec les autres, vraiment, je rentre trop dans l’histoire, je lis pour le plaisir. Quand je ne connais pas une méthode, quand je vois quelque chose comme ça, je sens ça comme à l'école et je n’ai plus le goût de lire. Pour une fois qu’on pouvait lire juste pour le plaisir.
Alexi (Cercle 4). Moi, chaque fois qu’on me dit de lire pour faire un travail, ça me coupe tout mon plaisir. Ce que je vais finir par faire, c’est lire avec le travail à côté. Comme pour ce projet, on avait le choix, j’ai simplement lu et j’ai réfléchi à nos discussions.
C’est plutôt la mise en place d’un environnement favorable à l’échange, au dialogue et à la réflexion, en l'occurrence les moments d’entretiens focalisés autour des œuvres lues, qui paraît avoir joué un rôle central dans l’adoption progressive de la posture de lecture dialectique recherchée.
Alinda (Cercle 4). Moi, ce que je préfère, ce sont les échanges qu’on a eus. C’est vraiment plus motivant en plus, c’était libre, sans évaluation. (...) Nos discussions m’ont permis de comprendre que ça prend aussi beaucoup de connaissance pour faire les personnages et expliquer l’histoire.
Maxime (Cercle 2). Moi je suis capable de te dire maintenant que ça c’est la partie qui rend l’histoire intéressante et ça c’est la partie vraie de l’histoire. À force d’échanger avec toi et les autres sur cela, je parviens maintenant à distinguer ce qui est vrai et pas vrai.
Conséquemment, c’est la démarche de dialogue dialectique mise en place par le biais des entretiens focalisés, faisant place à l’échange littéraire et réflexif, qui paraît ici avoir joué le rôle de catalyseur. Le rôle central de l’échange, du dialogue, de l’apport de la parole de l’Autre, rappelle le rôle important que joue la discussion littéraire, les cercles littéraires et autres dispositifs d’échanges dans l'appropriation et la réflexion en didactique de la littérature (Dufays, Gemenne & Ledur 2018).
C’est enfin le caractère volontaire et non formellement scolaire de l’expérience de lecture dialectique proposée qui semble avoir joué en notre faveur et donc en faveur de l’engagement des élèves dans l’appréciation et l’exploration critique de la BDH.
Raphaëlle (Cercle 2). Moi je me suis dit que je devais lire comme si c’était Tintin parce que c’était une BD historique. Il a fallu que je me dise que c’était plus une histoire, qu’une BD historique, pour pouvoir plus apprécier. Car quand on me dit historique, c’est comme si je rentre dans le mode école. Là pour le projet, il a fallu que je me mette dans l’état d’esprit que c’est volontaire ce que je suis en train de lire sinon j’ai de la misère à apprécier ma lecture.
4. Conclusion
Nos investigations en classe auprès d’élèves du primaire et du secondaire nous ont permis d’illustrer le fait que l’usage scolaire de la BD, notamment en histoire, permet d’instaurer à l’école ce dialogue souhaité entre les mondes profane et savant. Particulièrement, le travail autour de certaines œuvres, dont celles qui sont controversées, et le dispositif de lecture dialectique que nous développons, permettent par exemple de faire réfléchir les élèves à «l’historisation de la fiction et à la fictionnalisation de l’histoire» (Gallego 2015: 5). Pour ce faire, il faut cependant que les élèves s’engagent véritablement dans ladite lecture dialectique, ce qui leur demande d’apprécier et de critiquer, par le dialogue, la teneur des composantes multimodales et stéréotypiques du récit de fiction.
L’observation ethnographique, la documentation et l’analyse de ces pratiques de réception in situ et in extenso dans un contexte de réception d’œuvres profanes constitue, à notre avis, un préalable incontournable à une conséquente didactisation de la lecture dialectique – multimodale et mimétique – à l’école. Grâce, désormais, à de telles assises, nous semblons désormais à l’aube d’une telle transposition.
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Pour citer l'article
Jean-François Boutin & Virginie Martel, "La lecture dialectique de bandes dessinées historiques: étude de treize parcours de lecture", Transpositio, n°4 Enseigner la bande dessinée comme (de la) littérature, 2021https://www.transpositio.org/articles/view/la-lecture-dialectique-de-bandes-dessinees-historiques-etude-de-treize-parcours-de-lecture
Voir également :
Témoignage de Jean-Louis Dumortier
Au tournant des années 1960-1970, en même temps que paraissaient les premiers ouvrages des fondateurs de la narratologie française (Barthes, Genette, Todorov, Greimas, etc.) ou les traductions en français des précurseurs russes (Propp, Bakhtine, Chklovski, Tomachevski…), en même temps que se répandait, au sein du corps professoral, l’esprit de contestation de la tradition académique et pédagogique qui avait contribué à la flambée de mai 1968, s’opérait, en Belgique francophone, une rénovation des programmes de l’enseignement obligatoire liée à une réforme des structures scolaires dont l’objectif était, dans une conjoncture socio-économique encore favorable (nous sommes à la fin des Trente glorieuses), de mettre fin à une répartition précoce des élèves dans les formes d’enseignement générale, technique et professionnelle et de permettre à l’École de jouer pleinement son rôle d’ascenseur social.
Témoignage de Jean-Louis Dumortier
Jean-Louis Dumortier
Professeur honoraire de l’université de Liège, Jean-Louis Dumortier y a été responsable du service de didactique des langues et littératures françaises. Ses travaux ont porté, entre autres, sur les pratiques scolaires de lecture/écriture du récit. Il est ainsi l’auteur d’un Tout petit traité de narratologie buissonnière à l’usage des professeurs de français qui envisagent de former non de tout petits (et très mauvais) narratologues mais des amateurs éclairés de récits de fiction (2005).
Entretien
1. Dans une perspective diachronique, si vous deviez retracer les grandes étapes de l’entrée dans les classes des savoirs issus de la narratologie, quels colloques, évènements pédagogiques (nouveaux programmes…) et publications citeriez-vous?
Au tournant des années 1960-1970, en même temps que paraissaient les premiers ouvrages des fondateurs de la narratologie française (Barthes, Genette, Todorov, Greimas, etc.) ou les traductions en français des précurseurs russes (Propp, Bakhtine, Chklovski, Tomachevski…), en même temps que se répandait, au sein du corps professoral, l’esprit de contestation de la tradition académique et pédagogique qui avait contribué à la flambée de mai 1968, s’opérait, en Belgique francophone, une rénovation des programmes de l’enseignement obligatoire liée à une réforme des structures scolaires dont l’objectif était, dans une conjoncture socio-économique encore favorable (nous sommes à la fin des Trente glorieuses), de mettre fin à une répartition précoce des élèves dans les formes d’enseignement générale, technique et professionnelle et de permettre à l’École de jouer pleinement son rôle d’ascenseur social. C’est la conjonction de ces innovations qui, à mon avis, a favorisé l’engouement de certains jeunes professeurs de français pour la première narratologie.
Je pense que celle-ci s’est implantée dans l’enseignement secondaire (puis dans l’enseignement primaire) avant même d’être résolument enseignée dans les universités, par l’action d’enseignants progressistes et militants qui, au cours des décennies suivantes ont pu faire connaître leurs transpositions didactiques des travaux des narratologues grâce à des revues et à des collections dédiées à la formation des maîtres (Enjeux, Français 2000, Revue de la Direction générale de l’Organisation des Etudes, «Formation continuée», «Séquences», pour m’en tenir à des publications belges), grâce aussi à des propositions de formation continuée bien accueillies par une fraction dynamique du corps enseignant soucieuse d’innover en s’appuyant sur des connaissances solides.
Quitte à tomber dans le piège de l’idéalisation d’une époque qui a été celle de mes premiers pas professionnels, je dirais volontiers que la diffusion de la narratologie dans le secondaire est une des conséquences de l’effervescence pédagogique des années 1970-1980. Cette dernière a suscité, dans la sphère des professeurs de français, un appel de savoirs et de pratiques rompant avec les approches académiques qui tenaient encore le haut du pavé (celles de la «philologie romane») comme avec une tradition d’enseignement que la «sociologie de la reproduction» (Bourdieu) avait prise à partie. Ceux qui ont été alors les champions de la narratologie dans l’enseignement obligatoire avaient, je pense, le sentiment de participer à une révolution scolaire qui conjuguait exigence de scientificité et volonté de donner à tous les élèves des instruments d‘observation des récits qui ne supposaient pas une connivence culturelle préalable entre enseignants et apprenants. Avec le recul, je suis porté à croire qu’il était (un peu?) illusoire de penser réduire l’écart entre les dispositions culturelles de certains maîtres et celles de certains élèves, issus des milieux défavorisés, en donnant à tous les mêmes outils pour l’étude des textes et les mêmes modes d’emploi de ces outils : ce que ces derniers permettaient de constater et de dire pouvait paraître, aux yeux des peu nantis, tout aussi vain, tout aussi inintéressant – voire plus oiseux encore – que les observations et les discours qui concrétisaient les approches traditionnelles des récits, celles qui reposaient sur le «dogme de l’expression-représentation» alors mis à mal par la «nouvelle critique».
Les premiers narratologues s’étaient donné comme objet de recherche le récit (littéraire) en tant que construit sémiotique, coupé de son auteur et de son lecteur. Ils ont mis au jour ses structures profondes et les procédés de «mise en intrigue» de l’histoire qu’il donne à connaître. C’est la nouveauté, la solidité et la relative simplicité de leurs outils de description qui ont séduit certains maîtres du secondaire comme du primaire1 et leur ont souvent fait perdre de vue – un peu ici, complètement là – les raisons pour lesquelles les gens lisaient des récits (de fiction notamment), celles pour lesquelles l’étude de ces derniers avait pris tant de place dans la formation littéraire aux degrés primaire et secondaire et, en fin de compte, celles qui justifiaient l’enseignement de la littérature dans le programme rénové des humanités. La transposition didactique de la narratologie m’apparait, a posteriori, comme une manifestation parmi d’autres d’une entreprise pédagogique qui a commencé dans le dernier quart du XXe siècle: celle d’initier précocement les élèves aux méthodes de la recherche scientifique. Sans que cela n’ait été dit aussi clairement que nécessaire pour donner prise à la contestation, le but est devenu de former des linguistes, des historiens, des chimistes, des physiciens… en herbe et, subsidiairement, comme je l’ai écrit naguère, «de tout petits (et très mauvais) narratologues [plutôt que] des amateurs éclairés de récits de fiction». La redéfinition des objectifs de l’enseignement en termes de compétences (1999) peut être envisagée comme une ratification de ce but latent : il s’agissait désormais de rendre les élèves capables de mettre en œuvre leurs connaissances… pour imiter la démarche des chercheurs… sans être dans une authentique situation de recherche. Dès lors, plus l’appareil d’investigation avait une apparence scientifique et plus il était facile d’un exhiber l’usage («Qui est l’auteur? Qui est le narrateur?», «Le narrateur est-il intra-extra-homo-hétéro diégétique?», «Avons-nous affaire à une focalisation interne, externe ou zéro», etc.: je caricature un peu), plus les performances se prêtaient à une évaluation critériée objective. Une des explications de l’usage scolaire de la première narratologie est, me semble-t-il, à chercher de ce côté-là.
Je ne pense pas que l’extension, au cours des années 1980-1990, des recherches narratologiques aux genres narratifs non fictionnels, dans quelque champ que ces recherches s’inscrivent, que ce soit celui de l’anthropologie (Bruner), de la sociologie (Labov), de la philosophie (Ricoeur), de la psychologie cognitive (Fayol), etc., ait eu un impact important dans l’enseignement obligatoire. Cela tient probablement au fait que les résultats de ces recherches n’ont pas donné lieu à de nombreuses vulgarisations, à des transpositions didactiques encore moins. Cela peut s’expliquer aussi par le fait que les outils des premiers narratologues ont reçu la consécration des programmes et bénéficié d’une large diffusion par les manuels. D’un instrument d’étude avalisé par l’institution scolaire, la majorité des enseignants se servent souvent sans se demander si ce à quoi il sert concourt à pourvoir les élèves des dispositions dont on voudrait nantir la jeunesse que l’on diplôme. Les outils en question et les pratiques dans lesquelles ils ont été mis en œuvre se sont révélés commodes pour évaluer les acquis de la formation littéraire et je pense qu’ils ont ainsi fait obstacle à la rénovation de cette dernière, qu’ils auraient pu pourtant favoriser.
En même temps que s’élargissait le domaine de la recherche narratologique, se transformait l’objet que s’étaient donné les premiers narratologues. Les investigations des spécialistes du récit de fiction ont porté sur l’interaction entre ce dernier et le(s) lecteur(s). Les pionniers –Iser, en Allemagne; Eco, en Italie; Marghescou et Picard, en France– et leurs successeurs – Jouve, en France; Gervais, au Québec; Dufays, en Belgique; Baroni, en Suisse, etc. – se sont attachés à théoriser la lecture du récit en accordant une attention variable à ce que l’auteur a mis en place pour faire réagir le lecteur, et aux dispositions de ce dernier à prêter attention aux facteurs des effets que le texte est susceptible de produire. Ces travaux, qui avaient l’avantage d’intégrer les recherches antérieures sur ce que Genette avait appelé le «discours du récit» et d’exhiber la puissance d’action de ce dernier sur l’esprit des (ou de certains) lecteurs, étaient, au prix d’une transposition didactique accessible, avalisés par l’institution et largement diffusés par l’édition scolaire, susceptibles d’ébranler et, à terme, de ruiner les pratiques de lecture excessivement «formalistes» auxquelles avait donné lieu la réception scolaire de la première narratologie. Est-ce que c’est ce qui s’est passé? Je pense que non et je le déplore.
Cela ne s’est pas passé parce que ne s’est pas reproduite la conjonction des ruptures (dans le champ de la recherche, dans les programmes et dans le rapport des maîtres à l’institution) qui, une trentaine d’années auparavant, avait favorisé la transposition didactique de la narratologie et l’adoption par la fraction progressiste des enseignants de français des pratiques qu’induisait cette transposition. Cela ne s’est pas passé en dépit de la sévère critique, dans la première décennie du siècle actuel, de ces pratiques devenues de plus en plus formalistes, par ceux-là mêmes qui les avaient inspirées ou répandues, et des propositions concrètes en vue d’une rénovation appuyée sur les travaux des néo-narratologues.
Ce n’est pas que ces travaux n’aient eu aucun impact dans le champ de la didactique du français: c’est sur certains de ceux-ci (entre autres) que s’est appuyé J.-L. Dufays pour conceptualiser la «lecture littéraire», mais c’est que cette didactique est devenue une discipline de recherche et que les résultats de la recherche en didactique dédiée à l’étude du récit se sont moins répandus au sein de l’ensemble du corps professoral que ceux des premières recherches en narratologie. Ces derniers avaient donné lieu à une transposition rapide de la part d’enseignants engagés sur la voie académique (Goldenstein, Petitjean, Halté, Reuter…) et animés par la conviction de concourir au progrès de l’École par le partage du «savoir savant». Trente ans plus tard, les «courroies de transmission» du savoir narratologique que sont les revues pédagogiques, les ouvrages de vulgarisation scientifique, la formation en cours de carrière, les programmes, les manuels, les conseils de l’inspection se sont distendues ou ont tout bonnement disparu, et (surtout, peut-être) le sentiment de concourir à l’amélioration du vivre ensemble en rénovant les savoirs et les pratiques scolaires n’anime plus guère une partie du corps professoral, lequel est, dans son ensemble, excédé par des réformes où le contrôle des acquis d’apprentissage prend aux professeurs une bonne partie du temps que certains consacraient naguère à la rénovation de leurs connaissances. Par ailleurs, il ne me semble pas que les néo-narratologues aient, autant que leurs prédécesseurs, produit un arsenal conceptuel et une nomenclature afférente organisés en distinctions de préférence binaires, pas plus que des savoirs qui se prêtaient autant à la schématisation et à la simplification. Enfin – et paradoxalement – plus la didactique de la littérature (où l’objet «lecture du récit» occupe toujours une place léonine) s’intéressait au «sujet lecteur» et à sa production de sens, moins elle produisait de résultats exploitables par des maîtres de plus en plus contraints à n’enseigner que ce qui pouvait être évalué et à utiliser des outils d’évaluation congruents avec la (néfaste) visée de l’égalité de résultats.
2. En conséquence, quelles seraient, selon vous, les modalités particulières du phénomène de transposition didactique des concepts narratologiques à l’époque de leur entrée dans les classes de français?
Pour autant que je comprenne bien ces «modalités particulières du phénomène de transposition», je pense avoir anticipé cette question en répondant à la précédente. La transposition didactique des premières recherches en narratologie a été, me semble-t-il, relativement rapide, favorisée par un «esprit d’époque» porté à la démocratisation de l’enseignement secondaire, entendue comme processus visant à en faire bénéficier les moins nantis économiquement, socialement et culturellement. Elle s’inscrit dans un ample courant de réforme des contenus et des pratiques d’enseignement inspiré par l’innovation scientifique et la volonté de rendre tous les élèves capables de manier les mêmes instruments d’investigation (des textes en l’occurrence). Elle a été le fait d’une fraction progressiste du corps professoral qui s’affirmait en rompant à la fois avec la tradition académique et la tradition pédagogique.
3. Quel regard rétrospectif portez-vous sur votre contribution à ce processus historique?
Ayant été au nombre des tout premiers vulgarisateurs des recherches en narratologie (1980, 1986) et ayant constaté avec effarement la dérive formaliste de l’usage des savoirs que j’avais contribué à faire connaître, il m’est arrivé de penser que j’aurais mieux fait de me casser le poignet au lieu d’écrire les livres et les articles où je partageais les connaissances que je devais aux spécialistes. J‘ai néanmoins toujours résisté à la tentation de l’accident volontaire en me disant qu’un exemple de plus de l’usage de la narratologie au service de la réflexion sur le(s) plaisir(s) de lire et sur la pragmatique du récit pouvait éviter à quelques-uns de dériver ainsi. Ma foi en la vertu de l’exemple est déraisonnable, mais credo quia absurdum : on sait ça…
Une vingtaine d’années après mes premiers méfaits, j’ai tenté de rassembler dans une thèse de doctorat (2001) ce que je savais des différents apports au domaine de la narratologie et d’en proposer des usages qui évitaient (vaille que vaille) les fourvoiements du formalisme.
Informé des dégâts provoqués dans l’enseignement primaire par des pratiques fondées sur des vulgarisations de troisième main, je n’ai pas cru inutile de rappeler, dans un livre destiné aux instituteurs, qu’on ne devrait pas appeler n’importe quoi n’importe comment et se servir d’une panoplie de notions bancales dans des pratiques qui dégoutaient prématurément les enfants de la lecture (2006). En outre, je me suis fendu, à l’usage des enseignants du secondaire, d’un Tout petit traité de narratologie buissonnière… (2005) qui contribuait au chantier de démolition d’un enseignement de la littérature gâté par le formalisme et pour lequel je garde quelque indulgence parce que je pense y avoir allègrement persévéré sans (trop) verser dans le diabolique.
4. Selon vous, quels sont les concepts narratologiques les plus souvent mobilisés dans les classes et pour quelle raison ont-ils connu une telle fortune ? Par ailleurs, quels autres concepts négligés auraient mérité un meilleur sort ?
Je me garderais bien d’affirmer que ce sont des «concepts» qui ont été mis en œuvre par tous les enseignants ayant utilisé le vocabulaire des narratologues et c’est d’ailleurs la raison pour laquelle l’emploi de ce vocabulaire a été souvent erratique ou incongru.
Cela dit, au palmarès des mots les plus utilisés, je ferais figurer : «récit» et «histoire», «auteur» et «narrateur» (j’ajoute «personnage» quand il a été arraché au discours commun pour compléter le trio devenu indispensable pour l’étude des «récits de vie», fictionnels ou non), «schéma narratif» (avec ses composantes), «schéma actantiel» (avec ses actants), «fictionnel» et «factuel», «vraisemblable» et «invraisemblable», ainsi que tout l’appareil descriptif (je renonce à l’inventaire : pardon pour cette paresse) élaboré par Genette pour distinguer les procédés de «mise en intrigue» (Ricoeur) relevant de la «voix», de la «personne» et du «temps» –mais dans des versions adaptées ad usum delphini qui manifestaient rarement les scrupules terminologiques de l’auteur de «Discours du récit» (in Figures III), de Nouveau discours du récit, et de Fiction et diction, entre autres).
La fortune de ces mots tient, selon moi, notamment au fait que la plupart d’entre eux peuvent entrer dans des oppositions binaires aisément mémorisables («situation initiale» vs «situation finale», «sujet» vs «objet», «focalisation interne» vs «focalisation externe», «analepse» (rétrospection) vs «prolepse» (prospection), «factuel» vs «fictionnel», etc.) et servent à opérer ces distinctions élémentaires devenues un nec plus ultra dans un enseignement piloté par le contrôle des acquis d’apprentissage.
Au nombre des concepts ou des notions qui auraient pu (ou dû) mieux retenir l’attention, j’accorderais une priorité aux modes de réception du personnage par le sujet lisant (personnage perçu comme pion, comme personne et comme prétexte) distingués par Jouve (1992) et, surtout, aux affects distingués par Baroni2 (2007), ceux-là comme ceux-ci permettant de s’interroger sur la pragmatique du récit, sur les effets potentiels de procédés identifiés par Genette. Du lot de ces derniers, je sortirais volontiers, comme l’a fait Genette lui-même (2004), la métalepse, fort utile pour susciter une bien nécessaire réflexion des élèves sur la fiction et le rapport du lecteur aux mondes fictionnels (Ryan, Cohn, Jacquenod, Schaeffer, Caïra, etc.).
5. De votre point de vue, avec le recul dont vous disposez aujourd’hui, les concepts narratologiques tels qu’ils sont mobilisés dans l’enseignement ont-ils plutôt marqué un progrès ou ont-ils conduit à une détérioration de l’enseignement-apprentissage du français?
Du «français»? Je ne saurais dire. Mais voici deux mots sur l’impact qu’a eu, selon moi, la transposition didactique de la narratologie sur la formation littéraire au cours de la scolarité obligatoire.
Le savoir narratologique a renouvelé les pratiques scolaires d’étude du récit, il a rendu possible des procédures d’analyse que les élèves étaient capables de s’approprier vaille que vaille, et cela pouvait être interprété comme un progrès par les tenants de l’apprentissage par l’activité. Mais ces pratiques, qui donnaient prise à une évaluation critériée objective du savoir lire, ont freiné (empêché?) le changement de cap de la formation lorsque celle-ci, dans une conjoncture culturelle marquée au coin d’un individualisme hédoniste (qui s’est malheureusement radicalisé), s’est déportée des objets littéraires sur l’usage de ces objets par le sujet lecteur. La néo-narratologie aurait pu favoriser ce changement de cap, mais sa transposition didactique, dans le cadre de la «lecture littéraire» notamment, pour les raisons que j’ai dites, a eu moins d’influence que celle des savoirs établis par les pionniers, d’autant moins que la plupart des contempteurs du formalisme dans l’enseignement littéraire se sont acharnés sur ces savoirs au lieu de s’intéresser aux plus récents, qu’il y avait bien des raisons de promouvoir.
6. Comment percevez-vous la place de l’analyse du récit dans le cadre des évolutions actuelles du champ de la didactique du français et de la société en général?
Est-il trop tard pour rédimer la narratologie par l’exemple de pratiques qui articulent les savoirs anciens et les nouveaux pour expliquer les effets potentiels du récit sur le lecteur et pour rendre intelligibles l’actualisation de certains de ces effets sur certains sujets lisants? Peut-être pas, mais il n’y a pas de temps à perdre car, pour ce que je sais de la place qu’en Belgique francophone la formation littéraire prendra dans les nouveaux programmes de français, on fera la part un peu trop belle à une réception esthétique des œuvres par des jeunes – et non des élèves – que l’on n’a pas assez songé à nantir des moyens de les apprécier. Que l’on se soucie de ce mode de réception plus qu’on ne l’a fait précédemment, je m’en réjouis, mais je ne me réjouis pas d’un renoncement à la réflexion sur les goûts personnels, ni à une éducation du goût susceptible de favoriser un vivre ensemble qui ne se pervertit pas en communautarisme tolérant. À cette réflexion, à cette éducation, un solide savoir narratologique pourrait sans doute contribuer bien plus que ne l’imaginent ceux qui, sans précaution, le jettent avec l’eau du bain formaliste.
J.-L. Dumortier 21.01.2022
Références citées
Baroni, Raphaël (2007), La tension narrative : suspense, curiosité et surprise, Paris, Seuil.
Dumortier, Jean-Louis & Francine Plazanet (1980), Pour lire le récit : l’analyse structurale au service de la pédagogie de la lecture. Langages nouveaux, pratiques nouvelles pour la classe de langue française, Bruxelles-Paris-Gembloux, De Boeck-Duculot.
Dumortier, Jean-Louis (1986), Écrire le récit, Bruxelles-Paris-Gembloux, DeBoeck-Duculot.
Dumortier, Jean-Louis (2001), Lire le récit de fiction : pour étayer un apprentissage : théorie et pratique, Bruxelles, De Boeck-Duculot, coll. «Savoirs en pratique : français ».
Dumortier, Jean-Louis (2005), Tout petit traité de narratologie buissonnière : à l'usage des professeurs de français qui envisagent de former non de tout petits (et très mauvais) narratologues mais des amateurs éclairés de récits de fiction, Namur, Presses universitaires de Namur, coll. «Diptyque».
Dumortier, Jean-Louis & Micheline Dispy (2006), Aider les jeunes élèves à comprendre et à dire qu'ils ont compris le récit de fiction, Namur, Presses universitaires de Namur, coll. «Tactiques 1».
Genette, Gérard (2004), Métalepse : de la figure à la fiction, Paris, Seuil, coll. «Poétique».
Jouve, Vincent (1992), L'effet-personnage dans le roman, Paris, Presses universitaires de France, coll. «Écriture».
Pour citer l'article
Jean-Louis Dumortier, "Témoignage de Jean-Louis Dumortier", Transpositio, La scolarisation de la narratologie vue par quelques grands témoins, 2023https://www.transpositio.org/articles/view/temoignage-de-jean-louis-dumortier
Voir également :
La narratologie scolaire, objet de descriptions et de critiques
Si l’on prend acte, à la suite de Baroni, de la décadence sur le plan académique de «l’empire de la narratologie» après une période faste dans la deuxième moitié du XXe siècle, et si l’on s’étonne avec lui du « contraste entre l’ampleur du ‘‘tournant narratif’’ et la place relativement dérisoire occupée par la ‘’théorie du récit’’ au sein des institutions académiques » (2016: 226), un fait reste néanmoins avéré : la narratologie figure encore dans les programmes et les plans d’étude, dans les manuels scolaires, dans des articles de recherche en didactique{{Cf. Dufays, Lisse & Meurée (2009), encore récemment Dezutter, Babin & Lépine (2020).}}.
La narratologie scolaire, objet de descriptions et de critiques
Pour Bertrand Daunay1
1. La narratologie scolaire est-elle périmée?
Si l’on prend acte, à la suite de Baroni, de la décadence sur le plan académique de «l’empire de la narratologie» après une période faste dans la deuxième moitié du XXe siècle, et si l’on s’étonne avec lui du « contraste entre l’ampleur du ‘‘tournant narratif’’ et la place relativement dérisoire occupée par la ‘’théorie du récit’’ au sein des institutions académiques » (2016: 226), un fait reste néanmoins avéré : la narratologie figure encore dans les programmes et les plans d’étude, dans les manuels scolaires, dans des articles de recherche en didactique2. L’enquête mise en œuvre par le groupe DiNarr sur les usages déclarés par les enseignant·e·s atteste en effet que la narratologie scolaire reste d’actualité – ce que corroborent d’ailleurs, même si leur objectif premier était différent, d’autres travaux effectués à partir de données recueillies dans des classes (Gabathuler 2014, Franck 2017, Védrines 2017, Ronveaux & Schneuwly 2018). La persistance de la narratologie scolaire représenterait-elle donc un archaïsme, une nouvelle illustration du décalage entre les forces vives du savoir et la sempiternelle lenteur d’une institution rigide inapte à les intégrer? À écouter les critiques formulées à son encontre, qui ne manquent pas, on peut se demander si l’enseignement de la narratologie a encore du sens3.
Nous proposerons pour notre part de considérer que l’élaboration de dispositifs intégrant des concepts narratologiques conserve une pertinence didactique. Au-delà du constat, certes non négligeable, mais qui ne saurait tout justifier, que la narratologie ne cesse de s’enseigner, nous voulons souligner l’importance de sa médiation dans le développement intellectuel des élèves et – ce qui peut paraitre à première vue paradoxal – dans les rapports de ce développement avec leurs émotions. Ce sera l’occasion de revenir sur le double intérêt que quelques didacticiens, dès les années 70-80, avaient pu reconnaitre aux méthodes d’analyse, alors nouvelles, dont faisait partie la narratologie. Ce double intérêt, presque un demi-siècle plus tard, a sans doute été un peu perdu de vue. Pourtant, à notre sens, la narratologie conserve sa puissance critique à l’encontre d’une certaine mystique littéraire reposant sur des notions implicites conniventes de goût, de sensibilité, d’impression, de conception idéaliste de la subjectivité4, autrement dit, à l’encontre de cette «idéologie de la grâce culturelle et de la communion lectorale» dont parle Petitjean (2014: 51). Et la narratologie contribue aussi, par l’action même de la verbalisation des effets du texte, par sa commodité à être évaluée, par son approche méthodique, technique de l’exercice d’explication des textes (pas seulement littéraires d’ailleurs), à l’étayage de l’apprentissage des élèves qui, pour en être les plus éloigné·e·s, ont le plus besoin de comprendre les codes de l’école.
2. Critiques littéraires et didactiques
L’introduction que Compagnon rédige pour son livre Le démon de la théorie (1998) peut nous servir à exemplifier les difficultés que rencontre une certaine critique littéraire lorsqu’elle entreprend de commenter des enjeux scolaires, ou même de parabole, tant les personnages qu’elle met en scène, en particulier celui de l’École, relèvent davantage de la fantaisie allégorique que de la description. Lorsque, fort de sa position académique et de son autorité savante, Compagnon évoque l’école, (au sens où il la fait apparaître comme par magie, avec ses mots et son esprit), il commence par souligner la pauvreté de la théorie littéraire en France avant les années 60 en regard de l’intense productivité internationale: «formalisme russe, […]cercle de Prague, […]New Criticism anglo-américain, […]stylistique de […]Spitzer, […]topologie de […]Curtius, […]antipositivisme de […]Croce […]critique des variantes de […]Contini, […]école de Genève et […] critique de la conscience […]antithéorisme […]de […]Leavis et de ses disciples de Cambridge» (1998: 7). Pour expliquer ce retard, Compagnon mentionne une explication donnée par Spitzer : en seraient autant de causes un sentiment de supériorité français dû à un passé littéraire éminent auquel s’ajoutent le positivisme scientifique et enfin la prédominance de la pratique scolaire de l’explication de texte. Mais Compagnon note que cette interprétation a été rapidement démentie par une évolution que Spitzer ne pouvait pas deviner: «par un très curieux renversement qui peut donner à réfléchir, la théorie française s’est trouvée momentanément portée à l’avant-garde des études littéraires dans le monde» (9) et s’est implantée dans l’enseignement littéraire, bouleversant la méthode de l’explication de texte. L’affirmation de Spitzer s’est donc trouvée contredite par les faits, et son appréciation quant à la cause scolaire s’est avérée, en réalité, peu clairvoyante. Ceci donne effectivement à réfléchir, mais n’empêche pas pour autant Compagnon d’écrire quelques lignes plus loin :
La théorie s’est institutionnalisée, elle s’est transformée en méthode, elle est devenue une petite technique pédagogique souvent aussi desséchante5que l’explication de texte à laquelle elle s’en prenait alors avec verve. La stagnation semble inscrite dans le destin scolaire de toute théorie.
Et il ajoute:
La nouvelle critique […] s’est solidement implantée dans l’Éducation nationale, notamment dans l’enseignement secondaire. C’est même probablement cela qui l’a rendue rigide. Il est impossible de réussir aujourd’hui à un concours sans maîtriser les distinguos subtils et le parler de la narratologie. (10)6.
Ainsi, à quelques lignes d’écart, Compagnon relève-t-il l’erreur de Spitzer avant de reproduire le travers qui s’en trouve à l’origine: son affirmation sur les effets supposés délétères de l’institutionnalisation d’une théorie se passe de toute justification empirique; elle trahit une méconnaissance de la pratique réelle des exercices scolaires et de leurs raisons d’être (le «probablement» mériterait à lui seul un long commentaire). Et d’ailleurs, de quel enseignement secondaire parle-t-on : collège, lycée, lycée technique, professionnel, lycée Henri IV ou lycée fréquenté par des élèves socialement défavorisés? Et qu’en est-il des établissements francophones hors de France, etc.? Relevons également au passage la pétition de principe associant les concours et les pratiques réelles d’enseignement, et qui omet que, jusqu’à preuve du contraire, les concours sont préparés à l’université, de même que les jurys sont composés en majorité d’universitaires et non d’enseignants du secondaire. Finalement, supposer que le futur enseignant appliquerait sans désemparer dans ses classes ce qu’il a appris pour les concours revient ni plus ni moins à ignorer tout à la fois les processus de transposition didactique et les conditions réelles de l’enseignement, et donc, le fait que tout rapport au texte réfracte nécessairement les paramètres sociaux orientant le contexte d’interaction (Vuillet 2018).
Le parti-pris assumé (notamment) par Compagnon se fonde sur une image de l’enseignement secondaire qui répliquerait plus ou moins laborieusement des recherches menées dans les laboratoires, les universités, les grandes écoles, etc. Il est alors facile de déplorer la déperdition en rigueur et en finesse due au transfert de certains concepts de la narratologie depuis les forces vives de la pensée – celle de Genette principalement, dont une partie de l’œuvre théorique a été transposée à partir des années 70 avec une grande constance – vers la classe, où ils ne pourraient que se dévaluer, voire se fossiliser.
Pour résister aux réductions de ce type, les connaissances qui relèvent d’un positionnement didactique standard, et donc en particulier les questions concernant la transposition s’avèrent utiles (Bronckart 2017)7. Une telle perspective demande de se départir d’une conception des savoirs scolaires comme copie plus ou moins fidèle des savoirs dits savants, et en fin de compte dominants8. Rappelons que les impasses applicationnistes de la transposition didactique sont critiquées depuis longtemps par Chevallard (1985) et par Schneuwly (1990, 1995) – le second, plus nettement peut-être que le premier, s’opposant à une vision passive de l’école et insistant au contraire sur sa puissance créatrice dans le traitement des savoirs, quels qu’ils soient, pour les transformer en objets à enseigner et enseignés9. Schneuwly l’exprime de manière explicite: «le savoir enseigné doit être considéré comme une création hautement originale, collective, souvent séculaire» (2009: 18), ce qui équivaut à accorder un rôle central aux disciplines et à la formalisation des savoirs10. C’est d’ailleurs l’un des arguments que Daunay oppose à Compagnon lorsque ce dernier met en cause le formalisme des disciplines: «une discipline scolaire peut-elle s’affranchir d’un tel formalisme? Ce serait une position audacieuse, au regard de l’histoire des disciplines…» (2010: 29).
Pour prendre un exemple caractéristique en didactique du français, le concept de narrateur est un peu «plus11», au secondaire, que le narrateur dans Figures III. Il est un peu «plus», car il entre en relation avec d’autres pratiques propres à l’enseignement, en l’occurrence, avec l’exercice de l’explication de texte littéraire. Ce «plus» le transforme en fonction de la situation, ce que ne semblent pas prendre en compte certains théoriciens, car de leur point de vue, il est inadmissible qu’il se situe un peu «moins» par rapport à leur propre système et leurs propres pratiques. Le problème tient à ce qu’ils prétendent légitimer leur discours comme une norme à partir de laquelle devrait être évaluée l’école.
Le narrateur de Genette n’est donc pas celui du cours de français; qu’y a-t-il de «plus»? Eh bien, précisément, qu’il soit transposé avec toutes les conséquences propres aux systèmes didactiques. Par exemple, que signifie le fait que les concepts narratologiques entrent avec beaucoup d’autres dans une «boite à outils» méthodologique12 ? Les observations de leçons montrent que l’enseignement d’une méthode (parfois appelée technique) est indissociable de la volonté des enseignant·e·s d’expliciter cours après cours les conditions requises pour réussir des exercices, dont certains sont évalués aux examens. On constate que cette technique trouve du sens dans la mesure où elle donne des repères aux élèves et procède d’un entrainement régulier à l’usage d’instruments leur permettant de ne pas rester sans voix face à l’exercice complexe d’explication. Ils suivent un protocole. Et il n’est peut-être pas inutile à ce propos d’insister sur ce principe: «L'ordre didactique, qui ne se plie pas à nos désirs, vient […] rappeler qu’un enseignement, avant d’être bon, doit être tout simplement possible» (Chevallard 1991: 37). Une précaution consisterait à penser que si les enseignant·e·s agissent ainsi, techniquement, c’est sans doute qu’il y a des raisons qui ne relèvent pas fatalement de la routine, de la paresse intellectuelle, mais plutôt de contraintes inhérentes aux paramètres qui orientent leurs pratiques: la mise en œuvre quotidienne du métier et de ses propres techniques spécifiques expérimentées régulièrement durant l’exercice de leur travail.
C’est ici l’occasion de mentionner que la didactique du français, à son origine, s’est fédérée, y compris de manière polémique, contre les pratiques de certaines formes d’enseignement littéraire. À cet effet, il est intéressant de citer le bilan que Petitjean propose en 2014:
L’intérêt affiché et revendiqué de l’apport structural immanentiste était double, à la fois critique et propositionnel.
Critique, voire polémique, au sens où les approches poétiques et linguistiques des textes ont rendu problématiques certains présupposés théoriques de la version scolaire de l’histoire littéraire: l’évidence des intentions de l’auteur, la monosémie des textes et leur transparence référentielle, l’instrumentalisation psychologique et moralisatrice des œuvres […]. Pratiques reviendra par la suite sur ces exercices canoniques liés à la pratique du commentaire, qui vont certes évoluer, mais demeurent discutables sur le fond (voir Charolles, 1990, et l’ensemble du numéro 68 de Pratiques ; Daunay, 1997; Delcambre, 1989, 1990; Denizot, 2013). Ces critiques des différents aspects de la "forme scolaire" (Vincent, 1994; Reuter et al., 2007) de l’enseignement de la littérature sont d’autant plus justifiées dans le contexte des années 70 que l’on assiste à un début de rapprochement des deux ordres (primaire et secondaire) d’enseignement […]. Ce qui signifie que cet enseignement de la littérature, destiné à "une élite de jeunes bourgeois cultivés", comme l’écrit S. Delesalle, ne saurait être adapté au nouveau public qui va progressivement, des CEG (collèges d’enseignement généraux) aux futurs CES (collèges d’enseignement secondaire), accéder à ce niveau d’études et qu’il faudra repenser en profondeur la discipline […].
Propositionnels, les premiers travaux de didactique et les théories auxquelles ils réfèrent l’ont été dans la mesure où ils ont servi d’antidote à l’impressionnisme […] censé permettre d’accéder à la "pensée indéterminée" ou à la "conscience profonde" qu’expriment les œuvres. Pour ce faire, l’accent sera mis sur les indices formels susceptibles d’étayer les interprétations et qui ont l’avantage de fournir à la discipline des savoirs objectivables et des exercices évaluables, procurant, de ce fait, un regain de légitimité aux études de lettres par rapport aux disciplines scientifiques. (Petitjean 2014: 19)13
On notera que ce discours de la méthode ne peut être dissocié de la volonté de s’adapter à un nouveau public d’élèves, corollaire de cette massification que la sociologie scolaire a bien documentée. Petitjean relève très justement le lien entre cette massification et les positionnements militants de la recherche en didactique:
Comme l’attestent les premiers numéros de Pratiques, il s’est agi, sur des bases militantes d’une revendication de scientificité conjointe à une volonté d’innovation pédagogique, de tenter de répondre à un nouveau public scolaire, à la suite des bouleversements démographiques. (2014: 13)
L'évolution des rapports scolaires aux textes réputés littéraires est donc une réponse au besoin de faciliter l’apprentissage des élèves n’entrant pas spontanément dans leur célébration. Dans cette perspective, il est utile de rappeler encore l’observation de Schneuwly sur la création hautement originale de la transposition. Combien d’idées justes théoriquement ont été prêchées dans le désert parce qu’il n’était pas tenu compte de la matérialité du travail que l’on prétendait amender! On peut d’ailleurs douter que l’enjeu fondamental se trouve uniquement dans une recherche de fidélité scrupuleuse au savoir savant. Tout d’abord, existe-t-il réellement un savoir savant stabilisé dans les sciences linguistico-discursives? Le cas de la narratologie est parlant. Quelle est la narratologie la plus savante, la plus incontestable, qui pourrait servir de parangon à une transposition digne de ce nom: celle de Genette, de Patron, de Rabatel, de Baroni? On peut aussi rappeler que tandis que la science débat, polémique, affine et progresse, enseignant·e·s et élèves travaillent en classe en fonction d’autres finalités. C’est pourquoi, il serait sans doute bienvenu de contextualiser les approximations et reformulations dues à la transposition.
Cela ne signifie pas pour autant que les pratiques existantes soient intangibles, mais qu’il vaut mieux partir d’un réel état des choses, sous peine de rêver la réalité plutôt que la décrire. Ce n’est qu’à partir de là, nous semble-t-il, qu’une réflexion peut être menée sur d’éventuelles propositions d’améliorations, d’amendements ou de confirmations. C’est la voie dans laquelle s’engage l’équipe DiNarr, et Baroni (2020) donne un bon exemple d’une réflexion savante qui s’intéresse, dans une perspective scolaire, à la qualité scientifique des concepts. Il s’inscrit ainsi dans une démarche d’éclaircissement terminologique au service des enseignant·e·s et des élèves, tout en prenant la peine de préciser (avec Reuter 2000: 9) qu’il est nécessaire de se demander à qui s’adressent les savoirs et dans quels buts14. À ce titre, Baroni mentionne les rapports réciproques propres à la transposition entre les champs de la théorie narratologique et de l’enseignement:
De telles situations posent la question de la pertinence d’acquérir ou d’enseigner un appareillage critique dont la définition apparaît obscure ou le gain pour l’interprétation discutable. Mais ces difficultés peuvent aussi avoir une valeur heuristique, dans la mesure où elles devraient être considérées comme le symptôme d’un défaut de la théorie, ce qui devrait nous encourager à la réformer. Théorie et enseignement ne sont pas deux champs d’activités liés par un rapport de transfert unilatéral, mais bien deux pratiques qui se nourrissent mutuellement, dans un cercle que l’on peut espérer vertueux pour autant que l’on accepte de ne pas figer les concepts hérités du passé. (2020: §18)
En complément de ces observations, il nous semble notamment utile de retenir une particularité de l’organisation de l’enseignement par degrés: les élèves changent d’enseignant·e·s d’une année à l’autre et rencontrent régulièrement des empêchements lorsque la nomenclature des concepts change sans que cela ne soit enseigné explicitement. Faut-il pour autant renoncer à tout changement ? Non, bien sûr, mais sur le plan de la progression curriculaire comme sur celui des rapports entre contenus d’enseignement et théorie de référence de ces contenus, la question de la sédimentation gagne à être prise en compte. Il convient dès lors de se demander en quoi une proposition nouvelle s’intègre au système ancien, comment elle peut compléter, éventuellement contribuer à une approche diversifiée, et si réellement elle entre en contradiction, en expliciter la différence et la productivité.
Notre propos ne soutient pas – ce serait absurde – que les effets de la transposition ne puissent pas faire l’objet de critiques et nombre d’articles didactiques s’y emploient, mais il s’agit d’une question de méthode. Et la didactique peut à son tour être objet de critique (Daunay 2007b : 160).
3. Le rôle du concept pour l’apprentissage et le développement
La réflexion sur l’introduction de la narratologie à l’école a déjà été documentée, mais nous souhaitons insister sur le rôle de cet apprentissage pour le développement de l’élève, afin d’en estimer le coût s’il devait être abandonné. Notre réflexion sur les rapports entre apprentissage et développement est redevable à la thèse du psychologue L. S. Vygotskij qui soutient que, contrairement à la maturation des instincts et des tendances innées, la force motrice qui provoque le processus du développement psychique
Est située non pas au-dedans de l'adolescent, mais au-dehors et en ce sens les tâches que le milieu social propose à l'adolescent en développement et qui sont liées à son insertion dans la vie culturelle, professionnelle et sociale des adultes sont véritablement un élément fonctionnel d'une extrême importance, qui indique une nouvelle fois la détermination réciproque, la liaison organique et l'unité interne du contenu et de la forme dans le développement de la pensée. (1934 / 1997 : 208)
Vygotskij mentionne «un fait depuis longtemps établi par l'observation scientifique» et qui nous semble capital pour une réflexion didactique :
Là où le milieu ne suscite pas les tâches voulues, ne présente pas d'exigences nouvelles, n'encourage pas ni ne stimule à l'aide de buts nouveaux le développement intellectuel, la pensée de l'adolescent ne cultive pas toutes les possibilités qu'elle recèle réellement, n'accède pas à ses formes supérieures ou y parvient avec un très grand retard. (1934 / 1997 : 208)
L’enjeu est considérable : il s’agit tout simplement de réfléchir aux potentialités des objets enseignés, des activités, des dispositifs en termes d’accès à des formes supérieures de pensée – et bien sûr la narratologie n’échappe pas à la règle. Ainsi, le raisonnement de Vygotskij le conduit à défendre la nécessité de ne pas laisser le développement de l’enfant uniquement à sa propre logique, car elle ne se transformera alors jamais en développement culturel (1931/2014 : 500) :
L'apprentissage n'est valable que s'il devance le développement. Il suscite alors, fait naître toute une série de fonctions qui se trouvent au stade de la maturation, qui sont dans la zone prochaine de développement. C'est là le rôle capital que joue l'apprentissage dans le développement [...]. L'apprentissage serait parfaitement inutile s'il ne pouvait utiliser que ce qui est déjà venu à maturité dans le développement, s'il n'était pas lui-même la source du développement, la source du nouveau. (1934/1997 : 358)
C’est ce qui explique que la zone de développement potentiel15 soit un facteur essentiel des processus à l’œuvre au sein des systèmes didactiques, et la narratologie peut jouer, par son outillage conceptuel, un rôle moteur dans le fonctionnement de cette zone de développement potentiel. Le processus de conceptualisation se réalisant au cours d’un programme d’apprentissage contribue en effet de manière fondamentale au développement psychique. Voici, en quelques mots, le raisonnement de Vygotskij : partant d’observations empiriques, il constate d’abord qu’à un premier stade l’enfant confond la liaison entre ses propres impressions avec une liaison entre les choses (1934/1997 : 211); ces concepts dits syncrétiques sont suivis d’une deuxième étape qu’il nomme «pensée par complexes» dont les généralisations réunissent les objets ou les choses «non plus sur la base des seules liaisons subjectives», mais sur «une liaison concrète et de fait entre les différents éléments qui [les] composent» (1934/1997 : 216); la liaison, et c’est important pour la suite de notre propos, est alors essentiellement empirique. Vygotskij explique que c’est comme si l’enfant pensait par noms de famille. Comme le nom propre «Pétrov» rassemble les divers membres d’une même famille, la pensée par complexes réunit des objets singuliers par leurs aspects concrets. Il ajoute que c’est un progrès incontestable, mais ce n’est pas encore véritablement la pensée conceptuelle proprement dite – tant réunir des personnes par leur nom de famille ne nécessite aucunement une connaissance exacte du concept même de «famille».
Il est crucial de comprendre que le concept n’est pas seulement un savoir verbal, mais qu’il est dans un rapport essentiel avec la réalité expérimentée (1934/1997 : 190). Il s’inscrit également dans un processus vivant, c’est-à-dire qu’il contribue à la communication, à la manifestation du sens, aux résolutions de problèmes et qu’il est évolutif (1934/1997 : 192). Ce n’est donc pas seulement un rapport à la réalité, mais un rapport problématisé à la réalité et dès lors le concept n’est pas envisagé dans sa substance, mais dans sa fonction : il se trouve nécessaire quand le rapport au monde pose problème, et doit être pensé; ce problème peut alors être surmonté grâce à la formation des concepts (195). Il est d’ailleurs notable dans les observations de leçon que, souvent, l’intérêt ou le désintérêt manifesté par les élèves est lié au sens qu’ils peuvent donner aux concepts, c’est-à-dire à l’aide que ces derniers leur apportent potentiellement dans la résolution des problèmes qui leur sont posés : «Le concept apparaît lorsqu'une série de traits distinctifs qui ont été abstraits est soumise à une nouvelle synthèse et que la synthèse abstraite ainsi obtenue devient la forme fondamentale de la pensée, permettant à l'enfant de saisir la réalité qui l'environne et de lui donner un sens» (258). Si ce rapport n’existe pas ou est trop distendu, le fonctionnement de la pensée est interrompu et entraine un décrochage, avec les conséquences que l’on connait.
Ajoutons que le caractère évolutif du concept apparait d’autant plus fondamental qu’il signifie des degrés d’accès à la conceptualisation dans l’apprentissage pour l’apprenant, mais aussi des degrés à prendre en compte par l’enseignant·e. Le problème ne réside pas uniquement dans le degré d’abstraction du concept lui-même, mais aussi dans l’étendue du système auquel il donne accès et c’est pourquoi sa compréhension et son acquisition, en milieu scolaire du moins, dépendent pour partie de l’explicitation des propriétés du concept, telles qu’organisées à travers le temps de l’enseignement et de l’apprentissage, et pour partie des conditions données à l’élève pour lui permettre de lier le concept à des objets situés à l’extérieur de lui-même (autrement dit, des propriétés du milieu didactique qui, à travers des tâches structurées en dispositifs, médient l’élaboration d’un rapport entre les actions de l’élève, le concept à apprendre, et les problèmes auxquels le concept donne accès et contribue à résoudre). Si l’on se fixe pour objectif de conduire un élève à un point x, ce qui importe, c’est de comprendre les étapes qui manquent, les sauts trop importants qui l’empêchent d’y parvenir, en d’autres termes les concepts manquants et les liaisons manquantes entre les concepts dans le système des concepts d’une part, et les liaisons entre les concepts et les problèmes concrets qui sont à résoudre d’autre part. Et il est donc nécessaire, pour que fonctionne la zone de développement potentiel, que dans une interaction didactique l’un des acteurs ait non seulement une connaissance plus vaste du système conceptuel que l’autre, mais aussi, une connaissance des conditions permettant l’apprentissage de ce système.
Toutefois, enseignant·e·s et apprenant·e·s peuvent tout à fait utiliser les mêmes mots, sans pour autant les insérer dans les mêmes systèmes conceptuels, et c’est ici qu’intervient ce que Vygotskij appelle des pseudo-concepts. Il note que dans ce cas la généralisation exprimée par l’apprenant·e rappelle par son apparence celle du concept que l'enseignant·e utilise, mais qu’elle demeure d’une nature psychique différente. Il s’agit
D'une réunion sous forme de complexe d'une série d'objets concrets, qui phénotypiquement, c'est-à-dire par son apparence extérieure, par l'ensemble de ses particularités externes, coïncide parfaitement avec le concept, mais qui par sa nature génétique, par les conditions de son apparition et de son développement, par les liaisons causales-dynamiques qui en sont la base, n'est nullement un concept. Extérieurement, c'est un concept, intérieurement, c'est un complexe. C'est pourquoi nous l'appelons pseudo-concept. (225)
Ce phénomène joue bien sûr un rôle décisif dans les malentendus cognitifs fréquemment observés par les recherches en didactique, puisque dans un cours, l’élève passe en alternance d’une pensée par complexes à une pensée par concepts en fonction de sa progression, de sa place dans les degrés scolaires ou dans les filières, et de la nature des tâches qui lui sont proposées. Nous insistons sur le fait que cette alternance entre pensée par complexes et pensée par concepts traduit des rapports fondamentalement différents à la réalité.
Pour mieux comprendre cet enjeu, ce raisonnement doit être complété par une autre distinction éclairante pour l’analyse du phénomène de l’abstraction conceptuelle, et qui apparait par ailleurs utile à la description des fonctions éventuelles de la narratologie dans un système didactique. Dans le chapitre 6 de Pensée et langage, Vygotskij différencie les concepts qu’il qualifie de quotidiens «spontanés» et ceux qu’il qualifie de scientifiques16. Pour expliciter son propos, il donne l’exemple du nœud : nouer de manière consciente ne signifie pas pour autant prendre conscience de l’action de nouer «parce que [l’] attention [est] dirigée sur l’acte même de nouer et non sur la manière dont[il est accompli]» (1934/1997 : 316). La prise de conscience consiste donc à ce que l’activité même de la conscience, qui «représente toujours un certain fragment de réalité», devienne objet pour prendre place dans une «généralisation des processus psychiques qui conduit à leur maîtrise» (317). Vygotskij précise ainsi que ce sont les concepts scientifiques qui «ouvrent la porte à la prise de conscience» (317)17. C’est la connaissance des opérations psychiques qui permet donc de les maitriser, les réitérer pour la résolution de problèmes posés par de nouvelles activités analogues ou différentes. La différence avec le concept quotidien est primordiale :
[L’enfant] sait ce qu’est un frère, mais il doit gravir dans le développement de cette connaissance de nombreux échelons avant d’apprendre à définir ce mot, si jamais l’occasion s’en présente. Le développement du concept de «frère» n’a pas eu pour point de départ une explication du maître ni une formulation scientifique du concept. En revanche il est saturé de la riche expérience personnelle de l’enfant. (1934/1997 : 292)
Cette dernière phrase sur la saturation par l’expérience contribue de manière passionnante à la compréhension de l’apprentissage tel qu’on peut l’observer dans les classes. En effet, Vygotskij considère que les deux types de conceptualisation sont antagonistes, n’obéissent pas à la même logique, suivent une voie opposée et «c’est là [d’ailleurs] le point cardinal de [son] hypothèse». Leur nature différente tient au fait «que l'élément principal dans [le] développement des concepts scientifiques est la définition verbale initiale, qui dans les conditions d'un système organisé descend jusqu'au concret, jusqu'au phénomène, alors que la tendance des concepts quotidiens est de se développer en dehors d'un système déterminé et de s'élever, d'aller vers les généralisations» (274). Vygotskij précise alors :
La faiblesse des concepts quotidiens se manifeste […] par une incapacité à l'abstraction, une inaptitude au maniement volontaire; ce qui domine dans ces conditions, c'est leur utilisation incorrecte. La faiblesse du concept scientifique, c'est son verbalisme, qui constitue le principal danger pour son développement, c'est son insuffisante saturation en concret; sa force est dans la capacité qu'a l'enfant d'utiliser volontairement sa disponibilité à l'action. (1934 /1997 : 275)
En d’autres termes, concrètement, si l’enseignant·e se cantonne dans une activité qui ne requiert que des concepts quotidiens, il n’y a pas de développement possible, mais si à l’inverse l’enseignement se focalise sur des concepts scientifiques abstraits, un autre risque est encouru :
L'enseignement direct de concepts s'avère toujours pratiquement impossible et pédagogiquement sans profit. Le maître qui tente de suivre cette voie n'obtient habituellement rien d'autre qu'une vaine assimilation des mots, un pur verbalisme, simulant et imitant chez l'enfant l'existence des concepts correspondants, mais masquant en réalité le vide. L'enfant assimile alors non pas des concepts, mais des mots, il acquiert par la mémoire plus que par la pensée et s'avère impuissant dès qu'il s'agit de tenter d'employer à bon escient la connaissance assimilée. Au fond, cette façon d'enseigner les concepts est précisément le défaut fondamental de la méthode d'enseignement […] purement scolastique, purement verbale, qui substitue à la maîtrise d'une connaissance vivante l'assimilation de schémas verbaux vides et morts. (1934 / 1997 : 277)
Même si l’on relève qu’ici Vygotskij parle d’enfants, sa remarque reste juste pour le secondaire, mais à des degrés différents. Le risque de verbalisme est bien sûr possible avec l’enseignement de la narratologie, surtout s’il se fait pour lui-même, indépendamment de son usage instrumental pour analyser des œuvres, en d’autres termes s’il demeure insuffisamment saturé de concret – cette insuffisance étant évidemment relative aux degrés et aux filières. C’est dans la mesure où la narratologie est un moyen au service d’une fin qu’elle a une chance de trouver du sens aux yeux des élèves, et ceci, en particulier, parce qu’elle contribue efficacement à réussir des exercices, comme nous l’avons déjà mentionné.
Les données recueillies dans les classes (on le verra un peu plus bas) attestent de l’importance du rapport au concret. Or, pour Vygotskij, la période de l’adolescence marque le moment d’une «profonde discordance entre la formation du concept et sa définition verbale» (1934/1997 : 260); et ce dissensus entre le concept et sa prise de conscience génère une complication notable dans l’acquisition des apprentissages : «L’adolescent forme un concept, l’emploie correctement dans une situation concrète, mais, dès qu’il s’agit de définir verbalement ce concept, sa pensée se heurte alors aussitôt à d’extrêmes difficultés et la définition qu’il en donne est beaucoup plus étroite que l’emploi vivant qu’il en fait» (1934/1997 : 260). Ce faisant, l’adolescent expérimente la complexité de définir un concept en se détachant de la situation concrète à partir de laquelle il a été élaboré : pour expliquer le concept
Il se met à énumérer les différents objets concrets que ce concept englobe dans la situation donnée. Ainsi, l'adolescent utilise le mot comme un concept, mais le définit comme un complexe. Cette forme qui hésite entre la pensée par complexes et la pensée par concepts est extrêmement caractéristique de la pensée à cette époque de transition. Mais la difficulté majeure, que l'adolescent ne surmonte habituellement qu'au terme même de cet âge de transition, est le transfert ultérieur du sens ou de la signification d'un concept élaboré à des situations concrètes nouvelles qu'il pense elles-mêmes en termes abstraits. La voie de l'abstrait au concret s'avère ici non moins ardue que ne l'était en son temps la voie ascendante du concret à l'abstrait. (1934 / 1997 : 262)
Pour insérer le concept dans un système de concepts, l’adolescent doit peu à peu se familiariser avec une généralisation de deuxième ordre, le premier ordre étant celui de la pensée par complexes. L’âge de transition qui correspond de nos jours grosso modo à l’enseignement secondaire suggère donc que les enseignements tiennent compte de ce double mouvement du concret et de l’abstrait. Face à un texte, l’élève peut très bien en rester à une forme de pensée par complexes, par exemple au niveau du déchiffrage de ce que le texte dit éventuellement du monde et de ce qu’il est capable de mettre en lien avec son expérience de ce monde, ou encore, dans une perspective plus narratologique, au niveau du repérage des points de vue explicites ou implicites qui orientent la production des discours qu’il lit. Cependant, seul un autre degré de conceptualisation lui permettra de prendre conscience des moyens par lesquels le texte a un effet sur lui. De la sorte, on comprend mieux le rôle décisif que peut jouer un ensemble conceptuel comme celui de la narratologie. L’élève, avec ces concepts, pose un regard tout à fait différent sur le texte : il n’est plus «spontané», mais analytique. On peut donc avancer que c’est ce rapport complexe, ce va-et-vient entre étude immanente qui porte l’accent sur le fonctionnement d’un texte et étude référentielle qui traite du rapport au monde qui est formateur et joue pleinement son rôle pour un développement psychique potentiel. Comment soutenir que cette capacité nuirait au plaisir du texte ? Il s’agit de deux postures différentes, également susceptibles d’être plaisantes, et d’ailleurs les lecteurs experts prouvent qu’ils sont capables de passer facilement de l’une à l’autre, avec ce bénéfice que l’attitude conceptuelle critique est susceptible de contribuer à une prise de conscience des manipulations que peuvent générer les effets puissants des procédés d’immersion.
Prenons un exemple qui renvoie à dessein à l’une des tendances les plus marquées du formalisme narratologique selon Todorov : la théorie du conte de Propp. Elle s’est diffusée en particulier sous la forme du schéma quinaire théorisé par Larivaille (1974). Son usage dans les classes relève indéniablement de la transposition didactique d’une recherche formaliste, en tant qu’elle a donné lieu à la production de concepts dont il a pu être estimé qu’ils demeuraient valides pour décrire des fonctionnements textuels observables dans d’autres genres que le conte russophone. Du point de vue de l’apprentissage, moyennant une transposition didactique, le processus mental requis par le schéma quinaire demande à l’élève de se placer dans une posture réflexive et critique. Cette posture fait partie de la diversité des rapports aux textes, de même qu’une diversité du rapport à la langue se pratique par la grammaire et par de nombreuses activités d’écriture. L’analogie avec la grammaire nous est d’ailleurs suggérée par Vygotskij quand il explique que l’enfant conjugue quotidiennement, sans savoir qu’il le fait, et ce n’est que par le passage au plan volontaire, conscient, intentionnel programmé par l’école que le développement intellectuel devient possible (1934/1997: 344). Pour illustrer ce point, on peut évoquer cette situation didactique:
Imaginons [écrit Daunay] un dialogue en CM2 (que j’emprunte en fait à B. Lahire) : «Dans la phrase Le train est grand, qu’est-ce que grand ? – C’est le train». Dans la réponse de l’élève, c’est bien une subjectivité qui s’exprime, qui dit un rapport au langage… Si les effets de cette subjectivité sont scolairement rejetés comme une erreur, c’est à juste titre, parce qu’ils signalent un rapport non distancié, non scolaire (non scriptural-scolaire, pour employer les mots de B. Lahire) à la langue. (2007a : 48)
L’aspect marquant de cet exemple réside dans le fait que l’élève pense avant tout au référent, il est saturé par son expérience, alors qu’on lui demande de s’en détacher pour accéder à un stade de conceptualisation grammaticale, c’est-à-dire de manifester un intérêt pour le fonctionnement de la langue. Si sa réponse n’est pas acceptée, et qu’elle rompt le contrat didactique sous-jacent, c’est en fonction d’un but didactique qui consiste à enseigner un métalangage lui permettant d’avoir un rapport conceptuel à la langue. Dans un autre contexte, celui d’une explication de texte, la réponse sur la dimension du train pourrait être pertinente. La discipline enseignée par la diversité de ses catégories offre précisément une pluralité de rapports à la langue et au texte, et c’est là sa richesse. De la même façon, l’élève par la médiation de la narratologie adopte une posture conceptuelle abstraite : il n’éprouve plus seulement le fait d’être captivé par une lecture, car les tâches préparées par l’enseignant·e lui permettent d’acquérir et de s’approprier un système conceptuel susceptible de l’aider à prendre conscience des raisons pour lesquelles il est captivé, de les verbaliser, par exemple grâce au concept de tension narrative – la tension suggérant une dynamique de mise en intrigue qui joue sur les attentes du destinataire, suscitant son intérêt, et qui peut prendre la forme de la curiosité, du suspens, etc. (Baroni 2007).
4. Concepts et affects
Il nous reste à développer un élément essentiel qui est demeuré jusqu’à présent en filigrane : le concept doit être aussi pensé dans son lien avec les affects18. Concepts quotidiens et concepts scientifiques sont étroitement liés à des façons différentes d’expérimenter des émotions provoquées par la lecture et l’étude d’une œuvre et Vygotskij nous invite à prendre en considération le fait que l’émotion produite parune œuvre engage une action spécifique de connaissance, car elle façonne un matériau qui a été pris dans la vie, mais qui a été transformé (1925/2005 : 78).
Même le sentiment le plus authentique n'est pas en soi capable de créer de l'art. […] La perception même de l’art requiert de la création, parce que pour percevoir l'art il ne suffit pas tout bonnement d'éprouver en toute sincérité le sentiment qui s'est emparé de l'auteur, il ne suffit pas de s'y reconnaître aussi dans la structure de l'œuvre elle-même, il faut encore surmonter de manière créatrice son propre sentiment, trouver sa catharsis, et seulement alors l'action de l'art s'exercera dans sa plénitude. (1925/2005 : 345)
Or, dans le contexte de l’enseignement, cette manière créatrice de surmonter son propre sentiment se pratique régulièrement avec l’exercice de l’explication de texte. Dans ce type d’activité, on attend que l’élève soit capable d’exprimer des émotions, mais qu’en outre sa verbalisation répond aux normes de la disciplination. La classe devient ainsi le lieu où l’on régule selon des modalités codées l’expression des émotions.
Voici un très bref exemple de transcription d’une leçon effectuée dans une classe de 3e de collège19 qui comporte l’usage d’un concept narratologique courant, celui de narrateur20. L’enseignante a proposé à ses élèves l’étude de deux textes de témoins de la Première Guerre mondiale21 :
Ens : donc le narrateur / lui / il réagit comment face à ce qu’il voit
El : il est étonné parce qu’on peut penser que si des gens meurent à côté de nous / on sera choqués / traumatisés / […] alors que même si des amis sont morts / [dans le texte] ils sont heureux /, mais après si on réfléchit vraiment à ça / on peut se dire que si on était dans la même situation / on serait aussi heureux parce que ça aurait pu être moi / alors que moi je suis vivant à côté / donc au début ça provoque l’étonnement /, mais après on prend conscience que peut-être on réagirait de la même manière.
Ens : oui /, mais c’est vrai que ce qui est intéressant aussi c’est que le narrateur il a l’air de vraiment comprendre seulement autour de la ligne 135 / «je comprends trois points de suspension / si ces instants sont heureux malgré tout au sortir de l’enfer / c’est que justement ils s’en sortent / etc.22» / donc on a ici un narrateur qui intervient considérablement dans le récit pour un peu commenter ce qu’il vient de voir /
On peut relever ici dans la réaction de l’élève la manière dont s’effectue l’interprétation par la médiation du concept de narrateur introduit dans la tâche par la question de l’enseignante. La tentation personnalisante est nettement marquée, d’autant plus qu’elle est associée à l’identification («si on était dans la même situation »). Ce n’est donc pas la nature du foyer énonciatif qui est mise en évidence, mais la compréhension du texte par l’expérience personnelle. Se donne ici à voir une sorte de syncrétisme entre différentes approches du texte : à la fois un indice d’une pensée par complexes, mais aussi un indice d’une voie vers l’abstraction (mention de la prise de conscience). Mais la manière dont l’enseignante régule l’interaction est tout aussi significative. Elle valide de manière très succincte la dimension référentielle (oui) pour revenir aussitôt au concept narratologique. Fidèle à la méthode de l’explication de texte, elle mentionne de manière précise l’occurrence (ligne 135), la commente en soulignant l’emploi de la ponctuation (trois points de suspension), pour ouvrir sur une remarque plus générale d’interprétation.
On voit ici ce qui est sous-jacent à la démarche de l’enseignante : elle met en place les conditions permettant aux élèves d’expérimenter le mouvement vers le concret, et le mouvement vers l’abstrait. Ainsi par cet exercice, les élèves sont invités à dépasser un premier état de l’affect pour accéder à un affect médié par un processus simultané de disciplination. Cela leur permet par la suite (les transcriptions le montrent) de comparer la manière dont deux témoins de la guerre relatent leur expérience, et dont le travail formel d’écriture (qui peut être en partie analysé grâce à la narratologie) joue sur la qualité d’authenticité de leurs témoignages respectifs23 :
El : il y a des moments où c’est / il y a des dialogues / un moment où c’est écrit comme un roman
Ens : oui
El : avec la littérature qui va avec / les tournures de phrase
Ens : oui ça c’est vraiment une bonne observation / effectivement dans les dialogues / on est plus dans une optique / essayer de rendre les choses comme elles se sont passées / et puis typiquement dans les descriptions là on retrouve des éléments plus typiques du roman / du romanesque / etc. / donc ça implique quoi / l’utilisation de quoi / comme style
El : quelles figures de style
Ens : oui par exemple quelles figures de style / de certains effets / etc.
Signe de la manière dont la classe entre dans une conceptualisation complexe, celle-ci apparait lorsque les élèves débattent et comparent leurs préférences pour le texte de Lintier ou pour celui de Barbusse24 :
El : [Dans le texte de Barbusse] tout est construit pour nous montrer que c’est vraiment horrible / par rapport à l’autre texte [celui de Lintier] c’est beaucoup moins vrai / aussi les morts comme ils sont décrits / déjà je ne suis pas sûr que quand tu es sur un champ de bataille / tu passes autant de temps à observer comment les gens sont morts / et puis ils sont dans des positions qui ne font pas très réalistes [T_Coll III_l. 3779-3783]
Le texte de Barbusse est abordé sous l’angle de sa construction, c’est-à-dire non pas comme un donné, mais par son intention énonciative qui oriente la signification du texte, ce qui permet de poser la question de la véracité, capitale pour la compréhension du genre des textes de témoignage. La réponse est encore approfondie :
El : il y en a un qui était coupé en deux / et une partie du corps qui était en quelque sorte debout / il me semble / ça ne fait pas très réaliste [T_Coll III_l. 3788-3793]
Cependant, un autre élève argumente en sens opposé :
El : je pense qu’il n’y a rien de plus réel que comment c’est retranscrit / ça ressemblait plus ou moins à ça
L’enseignant profite alors du débat pour proposer une synthèse qui contribue à la formation générale des élèves en cours de français :
Ens : la valeur de témoignage de ce texte / je conçois totalement que certains d’entre vous le reçoivent comme quelque chose d’hyperréaliste et d’autres comme quelque chose/ on va dire de totalement exagéré / maintenant du point de vue littéraire / […] on peut dire qu’il y a un certain nombre de procédés qui sont utilisés et qui suscitent des images en nous / ces procédés ce sont les comparaisons / ce sont les procédés d’exagération / des termes comme extraordinairement / avec des termes qui relèvent de l’hyperbole qu’on retrouve à la fin du texte aussi / donc ça au niveau littéraire […] / après est-ce que ça correspond à une réalité ? / ce serait plutôt un autre travail à effectuer.
De même que cet extrait d’interaction fait apparaitre la mise à profit, en classe, de concepts variés (valeur de témoignage, hyperréalisme, divers procédés littéraires), il est permis de considérer par extension que, dans une analyse de texte, ce n’est pas de la surprise face à l’horreur de la guerre qui est ressentie, mais de la surprise face à cette horreur décrite de façon plus ou moins réaliste, ce n’est pas de la tristesse qui est éprouvée, mais de la tristesse lyrique, non pas du courage, mais du courage épique, non pas de la pitié, mais de la pitié tragique, non pas un état d’attente anxieux, mais un état d’attente anxieux narrativisé, etc. Dans cette optique, l’exercice d’explication de texte peut être considéré comme un instrument psychologique qui offre la capacité de verbaliser la pensée émotionnelle inhérente à la spécificité esthétique de l’œuvre, telle qu’elle est étudiée dans un contexte institutionnel donné. Vygotskij précise que son plein potentiel en termes de développement intellectuel tient à un double facteur : non seulement laisser l’œuvre produire son émotion, mais encore en prendre conscience, sinon l’émotion risque de rester confuse et incompréhensible. Son interprétation, dont l’une des formes les plus élaborées se manifeste précisément dans les diverses pratiques de l’herméneutique, doit permettre d’éviter ses effets potentiellement perturbants, voire dommageables (1925/2005, p. 354). C’est alors que Vygotskij peut parler d’émotions devenues intelligentes, émotions qui «au lieu de se manifester sous la forme de poings serrés ou de tremblements […] se résolvent principalement dans les images de l’imagination» (1925/2005: 293).
Les observations de leçons montrent que l’enseignant·e guide les élèves, conscientise méthodiquement leur activité, et oriente leur attention vers des dimensions abstraites de leur expérience de lecture, ce qui du point de vue du développement revêt un aspect fondamental. Identifier un procédé n’est pas seulement utile en soi comme critère de réussite de l’exercice, mais il conduit l’élève à une prise de distance avec l’émotion première, et il peut alors expérimenter le fait que la conceptualisation ouvre la possibilité de s’en rendre maitre, de l’étoffer et de l’affiner, et de communiquer pour la partager. Loin de réduire, compromettre, gâcher la réception de l’art, la conceptualisation y contribue donc de manière décisive, et elle s’apprend dans notre société pour une part essentielle à l’école par une systématisation disciplinaire qui se forme cours après cours. L’apprentissage des émotions esthétiques se fait donc de manière collective ou, plus précisément, la manière d’apprendre à vivre subjectivement une émotion dépend fondamentalement d’une interaction collective. Il est ainsi possible dans des conditions très précises, à l’intérieur d’un espace bien spécifique, protégé institutionnellement, celui de la classe, d’expérimenter les émotions et les passions sans s’exposer aux sanctions immédiates que pourraient entrainer ces émotions et ces passions dans la réalité. C’est possible parce qu’elles sont transformées grâce à une double médiation : celle de l’art et celle de la culture didactique.
5. Les concepts, les méthodes et les outils
Dans un article intitulé Défense et illustration de "l’honnête homme". Les hommes de Lettres contre la sociologie, Sapiro (2004) analyse le conflit qui s’est ouvert, à la fin du XIXe siècle, entre le champ littéraire et le champ académique. La polémique visait surtout la sociologie (Durkheim), mais aussi son application par Lanson à l’histoire littéraire. Sapiro observe que
Dans le champ littéraire, l’argumentation contre le scientisme prend appui sur une triple antinomie qui condense trois séries d’oppositions : entre créateur et professeur (auctor/lector, invention/répétition, intuition/raison, don/application, génie/habileté, élégance/pédantisme, l’inné/l’acquis); entre homme de lettres et savant (humanités/sciences, culture générale/spécialisation, «idées générales»/positivisme, spiritualisme/matérialisme, désintéressement/utilitarisme); et, enfin, entre «héritiers» et «boursiers» […]. Les arguments pour la défense des humanités, contre les sciences, recoupent très largement ceux qui valorisent le génie de l’écrivain, l’universalité de l’homme de lettres contre le pédantisme du professeur, la spécialisation du savant coupé du réel. (2004 : 16)
Elle ajoute que ces systèmes de classification fonctionnent comme
Des opérateurs axiologiques, sortes de catégories éthiques de l’entendement scolastique qui confèrent aux systèmes d’opposition culturelle leur «sens», dans la double acception de signification et d’orientation dans l’espace, en l’occurrence, le haut et le bas, c’est-à-dire le digne et l’indigne. L’efficacité sociale de ces opérateurs tient aussi […] dans leur capacité à réaliser l’unification symbolique de systèmes de classement ou de types de hiérarchies hétérogènes, dans l’ordre des valeurs et dans l’ordre institutionnel. Il n’est donc pas étonnant qu’ils soient un enjeu majeur des luttes symboliques dans les moments de transformation sociale. (2004 : 21)
Dans cette perspective historique, les diverses critiques formulées à l’encontre de la narratologie scolaire ont un air de déjà-vu. À tout le moins ne renouvellent-elles pas particulièrement les opérateurs axiologiques dont Sapiro décrit l’activation, par des hommes de lettres d’un autre temps, contre les sciences sociales naissantes.
Ce qui a changé pourrait être recherché, en revanche, dans certains éléments qui servent de décor à l’adaptation contemporaine de la tragicomédie, devenue classique, du digne et de l’indigne. Entre les tirades de Péguy qui défend, en 1906 déjà, la probité de l’homme contre les instruments et les méthodes issues des disciplines de l’histoire et de la sociologie, et les accusations portées contre la narratologie scolaire lors d’un procès imaginaire plus récent (où la verve dramatique et la connivence des plaidoyers compensent mal l’absence de preuves, et surtout de victimes), la structuration du champ académique et l’orientation des approches didactiques des textes réputés littéraires ont en effet évolué. Côté cour : des représentants de la recherche littéraire francophone, qui a entretemps su répondre de façon remarquable à l’injonction académique de scientificité par la formalisation de systèmes conceptuels rigoureux, cèdent à la fétichisation de la Théorie en déplorant qu’elle puisse être transposée en méthodes et en techniques dites desséchantes (Compagnon 1998 : 10). Côté jardin : certains travaux se réclamant de la didactique de la littérature prennent à contre-pied le processus de dénaturalisation des objets d’enseignement (Chevallard 1991 : 17), tout coextensif de la scientifisation de la didactique du français qu’il soit, et bien que l’on ne cesse de rappeler son importance à l’endroit du littéraire (Reuter 1995; Daunay 2007b; Vuillet 2017). Ne pourrait-on pas soutenir que nous sommes dès lors très proches d’une démarche tendant à minimiser le rôle des disciplines et de leurs médiations? Dans l’histoire des idées sur l’éducation, deux traditions de pensée peuvent en effet être distinguées, avec des nuances certes importantes, mais malgré tout cohérentes : l’une, naturaliste, cherche à protéger la nature de l’enfant contre les atteintes de l’institution (Rousseau, Tolstoï, l’éducation nouvelle, etc.); l’autre, dénaturalisante, constructiviste, historico-culturelle (Vygotskij, l’interactionnisme socio-discursif, etc.25), conduit à concevoir d’une façon significativement différente l’expérience de la subjectivité dans un milieu didactique26. Or, dans le courant important de la didactique de littérature de ces vingt dernières années, celui du «sujet lecteur», la revendication d’un accès à la sensibilité ou à l'implication émotionnelle de ce «sujet» somme tout abstrait se concrétise, logiquement, par une minimisation, voire par un refoulement des conditions propres au fonctionnement des systèmes didactiques – qu’il s’agisse de celles issues de la discipline «français», ou de celles plus génériquement liées aux contextes institutionnels des activités. C’est donc par des voies différentes, mais entre lesquelles des chemins de traverse existent, qu’un ensemble hétérogène de spécialistes de la littérature parvient au même point de vue : celui qui consiste à dévaloriser les déclinaisons scolaires d’appareillages conceptuels (parmi lesquels la narratologie). Cependant, même si la robustesse de l’outillage conceptuel observé dans les classes demeure toujours questionnable, force est de constater que les enseignant·e·s l’utilisent avec l’intention de servir l’apprentissage et de contribuer potentiellement au développement des élèves – potentiellement puisque les élèves peuvent bien sûr, pour de multiples raisons, ne pas entrer dans la conceptualisation enseignée.
Telle que nous avons tenté d’en donner un aperçu dans cet article, et comme les journées d’études organisées par le groupe DiNarr en juillet de cette année en ont fourni un exemple, la rencontre des approches didactiques de la littérature et de la narratologie offre l’occasion d’interroger scientifiquement les rapports entre des théories (ici : didactiques ou textuelles), des techniques (en l’occurrence : relatives à l’enseignement ou aux procédés narratifs) et des pratiques (dans notre cas : scolaires ou savantes). À elles seules, ces trois composantes et leurs déclinaisons rendent pertinente la mention d’une réflexion développée par Habermas dans un texte datant de 1966, Progrès technique et monde vécu social – mais il se trouve, de surcroit, que les deux ensembles de reproches adressés à la narratologie scolaire y sont comme invalidés par avance. Pour Habermas :
Les informations strictement scientifiques […] ne peuvent pénétrer dans le monde vécu social que par le biais de leur mise en valeur technique, c’est-à-dire en tant que savoir technologique : et là elles servent à développer notre pouvoir de disposer techniquement des choses. [….] . Elles ne se situent donc pas sur le même plan que la conception que les groupes sociaux se font d’eux-mêmes et qui oriente leurs actions […]. (2015 : 78)
Dans cette perspective, les techniques, les méthodes et les outils transposés et stabilisés au sein de la narratologie scolaire apparaissent comme un moyen tout indiqué pour favoriser la pénétration, dans le «monde vécu social», des élaborations plus strictement scientifiques des théories narratives, et ce, en vue d’augmenter le pouvoir de chacun·e à disposer techniquement ou méthodiquement des procédés narratifs. Et nous avons pour notre part voulu illustrer qu’avec cet outillage ce ne sont pas seulement les conceptions que les élèves se font des textes, mais aussi celles qu’ils se font leurs propres émotions qui peuvent s’en trouver étoffées, reconfigurées, rapprochées des produits culturels de notre sociohistoire.
Ce développement appelle à notre sens deux compléments. D’une part, il doit être tenu pour réducteur de considérer que la technique, la méthode et l’outil descendraient uniquement de la science comme semble le penser Habermas (2015 : 87) : c’est omettre qu’ils peuvent procéder conjointement, dans un mouvement cette fois ascendant, de la pratique elle-même – ce que démontre nettement le cas des sciences de l’éducation qui se sont justement scientificisées et disciplinarisées à partir de pratiques préexistantes (Hofstetter & Schneuwly, 2014). D’autre part, il convient de noter que l’affiliation de contenus de savoir aux catégories respectives de la praxéologie ou du modèle référable/référé à une théorie relève inévitablement d’«un classement de type culturel, ou plus précisément, de type institutionnel» (Johsua 1994 : 103). Autrement dit : les paramètres spécifiques d’un contexte institutionnel, en tant qu’ils orientent les manières de penser, de dire et d’agir de ses représentants, contribuent en large part à la catégorisation de contenus de savoirs comme relevant de savoirs pratiques, ou de modèles référables/référés à une théorie – ce dont on peut se convaincre en songeant au fait que l’élaboration de théories constitue, elle-même, une pratique parmi d’autres. Moyennant ces compléments, il nous semble que la réflexion introduite par Habermas aide à décrire comment les approches didactiques de la littérature et la narratologie peuvent, ensemble, renforcer le cercle vertueux entre théorie textuelle et enseignement qu’avec Baroni (2020 : § 18) nous appelons de nos vœux. Approcher scientifiquement les processus de transposition didactique des techniques narratologiques au sein des pratiques d’enseignement et d’apprentissage répond, en effet, à l’invitation d’Habermas de «[reprendre la] technique au sein du monde vécu de la pratique» (2015 : 87). De la sorte, plusieurs écueils peuvent être évités, parmi lesquels :
- - Celui de la (re)production et de la diffusion d’un «rapport rituel-fétichiste à des œuvres moribondes» (Chevallard, 1997, § 9) tout d’abord. À ce propos, soulignons le fait que si ces «œuvres» peuvent relever de textes ou de systèmes théoriques, cette différence n’empêche pas que leur transposition puisse soulever des problèmes analogues. L’essentialisation des normes et des valeurs qui président, sur un plan axiologique, à la réputation littéraire de (corpus de) textes peut être mise en correspondance avec ce qui, sur un plan cette fois scientifique, prend la forme d’une conception applicationniste des rapports entre théories du texte, concepts, techniques et pratiques d’enseignement.
- - Corrélativement, approcher scientifiquement les processus de transposition didactique des techniques narratologiques au sein des pratiques d’enseignement et d’apprentissage peut aider à éviter l’écueil de la dichotomie entre «science des objets» et «science des sujets» (Ligozat et al., 2014, p. 107) dont la didactique ne s’est pas (encore ?) systématiquement défaite. Notons ici que les deux termes de cette dichotomie peuvent fonctionner comme des analyseurs des critiques adressées à la narratologie scolaire : du côté de la science des objets, on situera les positionnements savants qui appliquent sans grande précaution, sur des contenus scolaires, des considérations théoriques issues d’un autre champ; du côté de la science des sujets, on situera cette fois les positionnements caractéristiques d’une éducation à la littérature qui, s’intéressant avec raison à la question de la subjectivité, préfère néanmoins les agencements notionnels vagues (sujet lecteur, bibliothèque intérieure, texte du lecteur, etc.) à la précision formelle de concepts.
Les concepts narratologiques et les concepts didactiques, de même que les méthodes et les outils qu’ils permettent d’affiner, aident à se départir de rapports plus ou moins spontanés où s’encourt toujours le risque de confondre l’objet que l’on souhaite décrire avec l’effet qu’il a sur nous. Dans cette perspective, que l’on soit chercheur·e en didactique ou en narratologie, enseignant·e de français ou élève, le concept, la méthode et l’outil font donc partie des moyens que nous avons à disposition pour nous déplacer à travers les dimensions personnelles, interpersonnelles, transpersonnelles et impersonnelles qui structurent l’ensemble des activités humaines (Clot 2008 : 180). Ainsi peut-on apprendre à contribuer, chacun·e à sa manière, ainsi qu’à la manière d’autrui, à leur histoire – à notre histoire.
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Védrines, Bruno (2023), L’expérience de la subjectivité dans l’enseignement littéraire, Peter Lang, consulté le 19.08.2023, URL : https://www.peterlang.com/document/1352443
Védrines, Bruno (2017), L’assujettissement littéraire. Thèse de doctorat, Université de Genève, consulté le 13.08 2023, URL : https://archive-ouverte.unige.ch/unige:102384
Vuillet, Yann, (2018), «Un poème entre réfractions littéraires et scolaires», Pratiques, n° 179-180, consulté le 13 août 2023, URL : https://journals.openedition.org/pratiques/5170
Vuillet, Yann (2017), A la recherche didactique de concepts pour penser, dire et agir le littéraire, Thèse de doctorat, Université de Genève, consulté le 13 août 2023, URL : https://archive-ouverte.unige.ch/unige:129260
Vygotskij, Lev Semionovitch (1926-1933/2022), Imagination (Irina Leopoldoff Martin, trad.), in Bernard Schneuwly, Irina Leopoldoff Martin & Daniele Nunes Henrique Silva (Eds.), L’imaginationdans l’œuvre de Vygotskij, Peter Lang.
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Vygotskij, Lev Semionovitch (1934/1997), Pensée et langage (Françoise Sève, trad.), Paris, La Dispute.
«Je comprends…
Si ces hommes sont heureux, malgré tout, au sortir de l’enfer, c’est que, justement, ils en sortent. Ils reviennent, ils sont sauvés. Une fois de plus, la mort, qui était là, les a épargnés» Barbusse ([1917] 2014 : 108).
Pour citer l'article
Bruno Védrines & Yann Vuillet, "La narratologie scolaire, objet de descriptions et de critiques", Transpositio, n°6 Les outils narratologiques pour l'enseignement du français : bilan et perspectives, 2023https://www.transpositio.org/articles/view/la-narratologie-scolaire-objet-de-descriptions-et-de-critiques
Voir également :
L'aventure scolaire de la narratologie
En 1974, l’éditorial du premier numéro de Pratiques (1974: 4) regrettait «l’ascientificité dans l’enseignement […] de la littérature»:
L’enseignement de la littérature passe par la méconnaissance de son objet et se réduit à être une transmission de valeurs morales et esthétiques de la classe dominante (les manuels imposent une lecture fondée sur la psychologie «abstraite» et sur la transparence des textes).
Il s’agissait donc, poursuivait l’éditorial, de «substitu[er] au bavardage esthético-psychologico-moral un enseignement réglé sur un ensemble de références théoriques». La liste de ces références théoriques (et leur ordre) donne la ligne de la nouvelle revue: «matérialisme historique, linguistique et sémiologie, psychanalyse, enfin logique dialectique qui permet de lier les différents apports». Le programme, on le voit, était vaste.
L'aventure scolaire de la narratologie
En 1974, l’éditorial du premier numéro de Pratiques (1974: 4) regrettait «l’ascientificité dans l’enseignement […] de la littérature»:
L’enseignement de la littérature passe par la méconnaissance de son objet et se réduit à être une transmission de valeurs morales et esthétiques de la classe dominante (les manuels imposent une lecture fondée sur la psychologie «abstraite» et sur la transparence des textes).
Il s’agissait donc, poursuivait l’éditorial, de «substitu[er] au bavardage esthético-psychologico-moral un enseignement réglé sur un ensemble de références théoriques». La liste de ces références théoriques (et leur ordre) donne la ligne de la nouvelle revue: «matérialisme historique, linguistique et sémiologie, psychanalyse, enfin logique dialectique qui permet de lier les différents apports». Le programme, on le voit, était vaste.
Près de 50 ans plus tard, l’enseignement de la littérature a en partie fait sa révolution: si le matérialisme historique et dialectique ou la psychanalyse restent des cadres théoriques sans doute peu explorés dans les cours, la linguistique et la sémiologie ont laissé des traces durables dans l’approche des textes, mais plus encore la narratologie, un champ neuf dans ces années 1970 et que l’éditorial de Pratiques n’identifiait pas encore comme un domaine autonome. En effet, comme le rappellent Baroni et Dufays (2020: 83), «ce néologisme a été introduit par Todorov en 1969 dans le but d’émanciper la jeune théorie du récit du champ des études littéraires». C’est cette aventure scolaire de la narratologie en France que je me propose ici d’analyser, depuis les années 1970 jusqu’à maintenant.
Après une rapide présentation méthodologique du corpus, je m’intéresserai tout d’abord à la manière dont la narratologie est devenue hégémonique dans les publications scolaires et didactiques des années 1990. Puis j’interrogerai le statut des savoirs narratologiques dans les textes institutionnels et les manuels, des années 1980 aux années 2020, avant de passer en revue les principaux outils narratologiques privilégiés par les manuels de méthode ainsi que les usages qui en sont faits.
Corpus et méthodologie
Pour cette petite histoire de la scolarisation1 de la narratologie, je ferai appel à plusieurs types de sources: outre les «Entretiens avec les acteurs de la scolarisation» (Dossier «Entretiens», Transpositio) je m’appuierai sur les textes institutionnels publiés depuis les années 1970, ainsi que sur plusieurs publications à destination des enseignants (revues de didactique, ouvrages pédagogiques). J’ai également constitué un corpus de 31 manuels de «méthodes» publiés entre 1984 et 2020. J’ai à la fois varié les éditeurs, pour pouvoir faire des comparaisons en synchronie, mais également constitué plusieurs séries de «collections»: je désigne ainsi (voir Denizot 2016) une succession en diachronie de manuels de même type (ici des manuels de méthode), chez un même éditeur, pris en charge par les mêmes coordinateurs et/ou par une équipe relativement stable d’une édition à l’autre. Cette notion de «collection» permet de suivre les évolutions dans le temps lors des refontes des manuels, même lorsque les collectifs d’auteurs changent en partie à chaque nouvelle version du manuel. C’est le cas en particulier chez Nathan, où certains auteurs assurent la transition d’une édition à l’autre et que je signale donc dans mon article sous cette dénomination de «collection» Nathan, pour les distinguer d’autres ouvrages de méthode parus chez ce même éditeur mais avec une équipe complètement différente2.
Les manuels «de méthode» correspondent à un type d’ouvrages scolaires apparus dans les années 1980 qui visent à exercer l’élève à la littérature. Pour ce faire, ils s’organisent autour des savoirs et des savoir-faire propres à la discipline. Ils remplacent ainsi les questionnaires guidant la lecture des textes par des «exercices», dont l’objectif est bien différent de celui des questionnaires: ces derniers sont liés à un texte particulier, alors que les exercices sont liés pour leur part à des notions, des savoirs, des savoir-faire, etc. Les manuels de méthode ont ainsi mis au point de nouveaux types d’exercices, ponctuels et centrés sur des micro-objectifs, et que je nomme (en reformulant Adam et Petitjean 1989) des exercices convergents – à distinguer donc des exercices divergents (commentaire, dissertation, etc.), visant différents objectifs et eux-mêmes susceptibles de générer des exercices convergents (Denizot 2015). Les exercices convergents, anciens en ce qui concerne le travail sur la langue (exercices d’orthographe, de langue, etc.), empruntent à ces derniers la logique leçon/exercice d’application. De ce point de vue, ils témoignent d’un changement dans le rapport à la littérature et à son enseignement, en tant qu’ils attestent qu’on peut «exercer» pleinement l’élève à la lecture du texte littéraire. Dans le cadre de ce travail sur la scolarisation de la narratologie, ce corpus de manuels de méthodes permet donc d’analyser les notions mises en avant dans ces ouvrages, ainsi que ce qui est proposé en termes de savoirs, d’exercices et de textes supports: dans ces manuels, ce sont en effet les textes qui accompagnent les exercices, et non l’inverse.
Dans cette analyse des manuels et des textes institutionnels, je me centre sur le travail proposé autour du récit (en tant que la narratologie est «la science du récit et l’étude de la narrativité», Baroni et Dufays, 2020: 83), sans m’interdire cependant de regarder ce qui concerne la description, par exemple, lorsque son étude est articulée à celle du récit, ou ce qui concerne le roman (particulièrement après 2000, lorsque le «roman» devient l’un des objets d’étude au programme). Je m’en tiens essentiellement à la scolarisation de la narratologie au lycée (sections générales et technologiques), dans la mesure où c’est à ce niveau de la scolarité que la littérature est en soi un objet de travail et d’étude. Elle suscite alors ces exercices spécifiques que sont l’explication de texte et ses avatars (lecture méthodique, lecture analytique, etc. ; pour une synthèse, voir Perret 2020), grands consommateurs d’ «outils» en tout genre – pour utiliser une métaphore courante en matière d’analyse de texte, et que l’on retrouve jusque dans les manuels de méthode les plus récents (par exemple Abensour et Dumaître, 2019 et sa partie sur les «Outils d’analyse littéraire», 59-87). Et si cette contribution est centrée sur l’enseignement en France, pour des questions de format et de compétence de son autrice, elle se veut une petite pierre dans une mise en perspective historico-didactique qui dépasserait les frontières de l’hexagone, et qui reste à élaborer.
Quand la narratologie est devenue hégémonique
Une comparaison entre des publications didactiques diverses (revues, ouvrages à destination des enseignants) et les premiers manuels de méthode montre que l’on passe très vite, dès les années 1980, d’un éclectisme théorique important (sémiotique, linguistique textuelle, narratologie) dans les premières propositions des revues de didactique à une hégémonie de la narratologie dans les manuels.
Les années 1970-1980, comme le soulignent tous les «acteurs de la scolarisation» interrogés, sont en effet des années de grands bouillonnements autour du «texte» et du «récit», devenus alors des concepts à part entière3: les théoriciens élaborent différentes théories du texte, du récit, du discours, etc. ; les pédagogues (qui ne sont pas encore des didacticiens) transposent pour la classe certaines de leurs théories dans les revues qui naissent alors (par exemple l’article emblématique de Halté et alii autour du Chat noir de Poe, dans le premier numéro de Pratiques, 1974) ou dans diverses publications à destination des enseignants (voir les ouvrages pionniers de Halté et Petitjean, Pratiques du récit, en 1977 ou celui de Dumortier et Plazanet, Pour lire le récit, en 1980). Or, ces premiers travaux qui cherchent à mettre à l’épreuve du réel des classes et des élèves les «pratiques textuelles […] inspirées du structuralisme» (pour reprendre les propos de Dumortier et Plazanet, 1980: 4), empruntent à une grande variété de théoriciens et de références théoriques, et visent à retravailler – sinon à articuler – la «sémiotique narrative» et les «élaborations théoriques émanant de la critique littéraire» (pour citer cette fois l’Avant-propos de Pratiques, 1977: 3). Les deux numéros de Pratiques consacrés au Récit (1976 et 1977) témoignent bien de cette forme d’éclectisme théorique, tant par la variété des auteurs cités dans les différents articles que par l’abondante bibliographie qui clôt le second numéro: élaborée par Yvan Darrault sous le titre «Sémiotique narrative. Éléments de bibliographie», elle ne compte pas moins de 114 références pour 60 auteurs différents… Dans les «entretiens», Jean-Michel Adam, Françoise Revaz et André Petitjean le soulignent d’ailleurs chacun à leur façon en revenant sur leur parcours: Adam rappelle comment son ouvrage sur le Texte narratif «replaçai[t] […] ces travaux narratologiques dans le cadre unifié de la linguistique textuelle» (Adam & Revaz 2023 : §26), Petitjean montre la cohérence des articles de Pratiques des années 1970-1980 qui mobilisaient des savoirs «à la croisée de la narratologie linguistique et de la linguistique textuelle» (Petitjean 2023 : §9). et Revaz se définit elle-même comme «narratologue-linguiste» (Adam & Revaz 2023: §46).
À côté de cette richesse théorique, synthétisée dès 1984 par la première édition du «Que sais-je ?» d’Adam sur le récit, dont la bibliographie divisée en rubriques («narratologie et poétique», «sémiotique», «énonciation», «linguistique textuelle» et «divers») témoigne elle aussi de cette pluri-référentialité, les ouvrages scolaires de ces années-là font un choix beaucoup plus restreint. Quelques manuels spécialisés – et sans doute davantage alors à destination des enseignants que des élèves, mais qui préfigurent ce que seront les manuels de «méthode» des décennies suivantes que j’analyserai ensuite – font une petite place à ces nouvelles approches autour de quelques concepts, essentiellement narratologiques. L’un des précurseurs est celui de Pagès et Pagès-Pindon (1984) qui intitulent un chapitre «Le récit» – dont la division en deux parties, fiction et narration, est d’inspiration très narratologique – et qui consacrent deux pages au «fonctionnement de la fiction» (essentiellement autour du schéma quinaire et des fonctions des personnages) et plus de trois pages au «fonctionnement de la narration» (essentiellement autour de l’ordre de la narration et du point de vue/focalisation4). Un autre manuel de cette fin des années 1980, les Techniques littéraires de Biet, Brighelli et Rispail (1988: 392 sqq.), se contente quant à lui de quelques notions narratologiques dans son chapitre sur «la lecture d’un roman ou le jeu du pacte»: distinction entre histoire et narration, entre récit diégétique et mimétique, et entre différents points de vue à partir d’une distinction des narrateurs qui conduit les auteurs à identifier 5 types de narrateurs (et 5 points de vue ?) différents. Cette même année, l’un des premiers manuels de méthodes à destination plus explicite des élèves5 (Crépin, Loridon et Pouzalgues-Damon, 1988: 77) propose une page sur les «personnages» et reformule le schéma actanciel de Greimas (en remplaçant «adjuvant» par «auxiliaire»).
Cette tendance ne fera que s’amplifier et la narratologie stricto sensu s’installe dans les années 1990 comme le cadre d’analyse hégémonique pour travailler le récit – et donc le roman – au lycée, au détriment des autres théories du texte et de la linguistique textuelle. Si l’on excepte le «schéma actanciel» (souvent renommé dans les manuels «fonctions des personnages», par exemple dans la collection chez Nathan), issu des travaux de Greimas mais annexé depuis à la narratologie (par exemple Lavergne, 1996), surnagent surtout pour la linguistique textuelle les «types de textes», inspirés de Jean-Michel Adam6. Mais ce travail sur les types de textes, bien présent dans les manuels des années 1990, où il fait généralement l’objet d’un chapitre distinct, disparait le plus souvent dans les éditions ultérieures, comme le montre par exemple l’évolution du manuel dirigé par Claude Éterstein et Adeline Lesot: un chapitre intitulé «Les types de texte», absent de l’édition de 1984, apparait dans celle de 1996 et disparait de la suivante, en 2000.
Les nouveaux outils privilégiés dans les chapitres «récit» ou «roman» des manuels de méthode des années 1980-1990 sont donc quasi exclusivement des concepts narratologiques, au détriment des autres cadres théoriques. Or, comme le dit Petitjean dans les entretiens, on peut en effet «d’autant plus regretter l’insuffisante articulation avec les Sciences du langage qu’elles sont un adjuvant incontournable pour l’analyse des récits» (André Petitjean 2023 : §14).
Statut de ces savoirs, entre disciplinaire, para- ou protodisciplinaire
Avant de voir plus précisément quels sont les outils narratologiques scolarisés dans les manuels et les publications à destination des enseignants depuis les années 1980, je me propose d’interroger tout d’abord le statut scolaire de la narratologie et des notions qui lui sont associées à partir d’une distinction inspirée de Chevallard (1991) entre savoirs disciplinaires (des notions à enseigner et à apprendre), savoirs paradisciplinaires (des notions outils) et savoirs protodisciplinaires (des prérequis). Je le ferai en suivant le fil des refontes des programmes depuis les années 1970, refontes rythmées par les alternances politiques et les changements de ministres. Comme on le verra, si le statut de la narratologie semble fluctuer au gré des programmes, il n’en va pas de même dans les manuels de méthode où il est remarquablement stable depuis des décennies.
Années 1980-2000: du disciplinaire au paradisciplinaire
Les années 1970-1980 sont des années de grand renouvèlement des programmes: de nouveaux textes (programmes et instructions) sont publiés suite aux «réformes Haby»7 (1977-1978 pour les classes de collège, et 1981 pour les classes de lycée) ; ils sont réécrits après l’accession de la gauche au pouvoir (1985 pour le collège, 1987-1988 pour le lycée). Mais contrairement aux manuels pionniers que j’ai évoqués ci-dessus (par exemple Pagès et Pagès-Pindon, 1984), il faut attendre les programmes de première de 1988 pour voir apparaitre explicitement, au milieu de catégories plutôt classiques («figures de style ou de rhétoriques», catégories «prosodiques», «dramaturgiques», ou de «stylistiques», «logiques» et «esthétiques»), quelques «catégories linguistiques8» (énonciation, locuteur, discours/histoire, etc.) et surtout «narratologiques»: «histoire, narration, récit ; temps de l’histoire ; temps du récit ; narrateur ; héros ; focalisation ; scène, sommaire, ellipse»9.
Toutes ces catégories se veulent explicitement au service de l’étude des textes, comme le souligne ce même texte officiel de 1988: «On exerce les élèves à employer exactement un certain nombre de catégories, concepts et termes efficaces pour l’analyse des textes». Elles sont plus particulièrement au service de la «lecture méthodique», longuement définie dans le programme de seconde de 1987 et qui veut «renforcer la scientificité de l’exercice [l’explication de texte], avec l’idée qu’une approche linguistique outillée permettra de lutter contre les inégalités scolaires» (Perret, 2020). Il s’agit donc d’étudier «méthodiquement» un texte, au moyen d’outils empruntés à divers champs de savoir – dont les savoirs issus de la linguistique ou des théories littéraires. Et de ce fait, les savoirs narratologiques deviennent dans cette décennie 1990 des savoirs disciplinaires à part entière, «construits» par des définitions précises, comportant des «propriétés» et des «occasions d’emploi», pour reprendre les propositions de Chevallard (1991 : 50). Ils font donc l’objet d’exercices dans les manuels, et l’édition 1988 (par exemple) du manuel de la collection Nathan co-écrit par Crépin, Loridon et Pouzalgues-Damon (1988: 69) comporte ainsi des définitions de l’intrigue (le schéma quinaire), la distinction temps de la fiction/temps de la narration, ainsi que des exercices d’application, selon la logique des exercices convergents (voir ci-dessus). Dans les années 1990, la plupart de ces savoirs narratologiques s’ancrent clairement dans les manuels de méthodes, qui proposent tous un petit outillage narratologique conforme aux programmes de 1987-1988. Le statut «disciplinaire» de ces notions ne fait pas de doute, comme en témoignent les «index de notions» ou les «glossaires» qui fleurissent dans ces ouvrages, et qui comportent de nombreuses notions narratologiques.
Lorsque les programmes sont à nouveau revus, en 2000-2001 pour les classes de lycée10, le statut de ces notions change: en effet, si aucune des notions narratologiques listées en 1987 n’apparait cette fois dans les programmes, les «documents d’accompagnement» de 2001 qui glosent généreusement les programmes11, intègrent plusieurs de ces notions, mais au détour d’un développement sur autre chose. Par exemple, les termes de «flash-back ou analepses», «anticipations ou prolepses» ou de «scènes, sommaires et ellipses» sont convoqués à propos du travail sur l’image mobile (2001: 85) ; quant au «point de vue», il est au centre d’un exercice écrit de transposition: «Transposer […] en faisant varier le mode de narration (modification du statut du narrateur, modification du point de vue)» (Ibid.: 93), mais ne fait pas l’objet d’un développement autonome. Les notions narratologiques sont ainsi clairement devenues dans les textes institutionnels des savoirs paradisciplinaires, qui «entrent dans le champ de perception didactique» de l’enseignant (Chevallard, 1991, p. 51) mais qui ne sont pas en tant que telles des notions à enseigner.
Après 2010: des savoirs quasi invisibles dans les textes institutionnels
En 2010, les textes institutionnels changent à nouveau12: outre les programmes, le ministère publie dans les années qui suivent via le site eduscol 13 ce qu’il appelle cette fois des documents «ressources» consacrés aux nouveaux objets d’étude. Si l’on regarde le programme et le document ressource le plus susceptible de convoquer la narratologie, celui qui correspond à l’objet d’étude «Le roman et la nouvelle au XIXe siècle: réalisme et naturalisme»14 (2012), on constate qu’aucune notion narratologique n’est mentionnée dans ces textes (pas même le point de vue). Plusieurs ouvrages du domaine sont pourtant en bibliographie du document ressource, mais pas nécessairement là où on les attendrait: l’ouvrage d’Adam et Petitjean sur le texte descriptif (1989/1998), celui d’Hamon sur le même sujet (1981) et les Figures II de Genette (1969) apparaissent en effet mais dans une rubrique intitulée «Pour accompagner l’étude de la langue», qui «vis[e] à mettre en évidence des questions de langue plus particulièrement liées à l’objet d’étude» (p. 14). C’est la stylistique qui est ici le champ théorique de référence explicitement convoqué pour travailler sur la «stylistique du récit réaliste» (p. 15), et qui constitue à son tour un domaine paradisciplinaire, au service de l’étude de la langue ; quant aux savoirs narratologiques, ils sont en quelque sorte annexés à la stylistique, et restent invisibles en tant que champ théorique autonome.
La dernière réforme des programmes (à ce jour)15, en 2019, réintroduit quelques notions narratologiques dans le programme, sans les référer particulièrement à un champ théorique spécifique: la présentation générale de «L’étude de la langue au lycée» indique ainsi «l’acquisition d’un vocabulaire technique permettant de décrire le fonctionnement de la langue et des discours, en particulier le discours littéraire» ; «ces connaissances linguistiques […] sont adossées à des termes (métaphore, adjectif, subordination, focalisation, assonance, etc.) dont elles proposent des définitions.» Certains objets d’étude sont également l’occasion d’évoquer le «système des personnages» (il s’agit de l’objet d’étude en seconde sur le théâtre et celui de première sur le roman et le récit). Mais si la focalisation semble timidement érigée en savoir disciplinaire (puisqu’il faut en proposer une définition), le «système des personnages» tout comme «l’analyse de la narration» (citée dans l’objet d’étude de première sur le roman et le récit) sont clairement quant à eux des savoirs paradisciplinaires. Dans tous les cas, ces notions ne sont ni référencées ni ancrées dans un champ théorique visible qui serait la narratologie. Elles sont même, dans le cas de la focalisation, noyées au milieu de notions éclectiques dans une liste fourre-tout qui ne permet guère de construire un cadre théorique cohérent.
Des savoirs devenus indésirables ?
Comment expliquer la disparition –moins de quinze ans après leur mise au programme explicite– des quelques notions narratologiques présentes dans les programmes de 1987-1988 ? Le passage d’un statut disciplinaire à un statut paradisciplinaire –voire à des formes de disparition– peut évidemment être justifié par le fait qu’au début du XXIe siècle, ces outils narratologiques sont devenus suffisamment ordinaires au lycée (notamment parce qu’ils sont également travaillés au collège) pour que l’on n’ait pas besoin de les mettre au programme ni de les lister. Peut-être même pourrait-on y voir des savoirs «protodisciplinaires» (de simples prérequis dont on n’a même plus besoin de rappeler l’existence aux enseignants) si d’autres indicateurs ne donnaient pas une vue d’ensemble un peu moins optimiste.
Il est difficile en effet de ne pas mettre cette disparition en lien avec différents phénomènes, qui ne favorisent pas particulièrement les approches narratologiques. Sur un plan institutionnel, un recentrage de plus en plus net des textes officiels s’est d’abord effectué vers des approches d’histoire littéraire, perceptibles déjà dans le programme de 2000-2001, et que Petitjean et Viala justifient dans un numéro de Pratiques entièrement dédié à la réforme des programmes16. À cela s’ajoute à partir de 2006 un autre recentrage – plus idéologique – vers une conception plus patrimoniale de la littérature. Il n’est pas possible ici de faire une analyse exhaustive de la réécriture des programmes après 2001. Mais le passage par exemple de l’objet d’étude «Démontrer, convaincre et persuader» (en 2001) à «Genres et formes de l’argumentation: XVIIe et XVIIIe siècle» (en 2010) puis à «La littérature d’idées et la presse du XIXe au XXIe siècle» (en 2019) peut donner une idée du glissement – et du recadrage vers des corpus plus littéraires – qui s’opère. Peut-être n’est-il pas inutile non plus de souligner qu’après les programmes de 2000-2001, écrits sous un gouvernement de gauche, les refontes successives ont toutes été le fait de ministres de droite17.
Par ailleurs, comme le souligne Reuter (2000: 7), les critiques qui se multiplient à la fin des années 1990 viennent «aussi bien de la part de théoriciens que de formateurs ou d’enseignants». Certaines de ces critiques, à l’intérieur du champ de la didactique du français, portent sur la «transposition» de ces objets (Nonnon, 1998a), sur le risque de création d’«artéfacts» (Nonnon, 1994), sans forcément remettre en cause les «bénéfices indéniables» que liste notamment Reuter (2000: 11). Mais pointent également en ce début des années 2000 des critiques issues de la «didactique de la littérature» en train de se constituer alors comme champ de recherche spécifique, autour de la littérature envisagée «comme discours spécifique» et «comme objet à penser dans sa spécificité» (Daunay, 2007: 149). C’est ainsi que dans l’ouvrage issu d’un colloque tenu en 1998 à Toulouse sur les enjeux didactiques des théories du texte18, Marie-José Fourtanier et Gérard Langlade (2000: 9) dénoncent les «catalogues de notions hétéroclites à faire acquérir» et l’ «euphorie didactisante» qui conduit «à la morcellisation des savoirs et au technicisme stérile», posant une question (Ibid.: 10) toute rhétorique qui sera l’un des fils directeurs de la plupart de leurs travaux à venir19:
Paradoxalement, une construction méthodique de savoirs ne risque-t-elle pas d’éloigner les élèves de l’expérience de lecture et de la dynamique interprétative que les savoirs ont pour vocation de servir?
Si les textes officiels pour le lycée n’ont encore jamais fait une place explicite à la notion de «sujet lecteur» (Rouxel et Langlade, 2004) qui émerge au début du XXIe siècle20, des échos sont pourtant perceptibles dans certains programmes, comme ce passage du programme de première de 2010 concernant l’objet d’étude «Le personnage de roman», où il semble clair qu’entre narratologie (jamais convoquée ici) et subjectivité du lecteur (reformulée ici avec un mélange d’ancien – l’admiration – et de moderne – l’émotion –), le texte institutionnel penche du côté de la «relation personnelle au texte», opposant d’ailleurs clairement «relation personnelle» et «analyse méthodique»:
Le fait de s’attacher aux personnages permet de partir du mode de lecture qui est le plus courant. On prête une attention particulière à ce que disent les romans, aux modèles humains qu’ils proposent, aux valeurs qu’ils définissent et aux critiques dont ils sont porteurs.
Dans cette appréhension de l’univers de la fiction, on n’oubliera pas que la découverte du sens passe non seulement par l’analyse méthodique des différents aspects du récit qui peuvent être mis en évidence (procédés narratifs et descriptifs notamment), mais aussi par une relation personnelle au texte dans laquelle l’émotion, le plaisir ou l’admiration éprouvés par le lecteur jouent un rôle essentiel.
Une petite recherche sur eduscol21 semble également confirmer cette analyse: le moteur de recherche indique 20 résultats pour la requête «sujet lecteur», et aucun pour «narratologie»…
Des savoirs disciplinaires incontournables dans les manuels
La situation de la narratologie dans les manuels est très différente. Malgré ce relatif silence (mépris ?) des textes institutionnels et ces prises de position critiques venues de contrées très diverses du champ didactique, les manuels de méthode parus entre 2000 et 2019 font de certains outils narratologiques de véritables savoirs disciplinaires, avec des définitions précises, des exercices pour s’exercer à leur emploi, et ne les oublient pas dans les index, glossaires ou lexiques de fin d’ouvrage. Avant de détailler les notions en jeu (je le fais ci-dessous), il faut souligner que tous les manuels de mon corpus entre 2000 et 2019 réservent des pages entières au travail sur le récit et sur la description, avec de nombreuses «leçons» et de nombreux exercices. Ce qui peut varier, ce sont les chapitres dans lesquels ces notions sont mises en œuvre: je prendrai l’exemple de trois éditions des ouvrages dirigés chez Bordas par Denis Labouret, en 2001, 2004 et 2011. L’édition 2001 propose deux chapitres très narratologiques («28. Qui raconte ? Qui voit ? Les modes de narration», p. 182, et «29. Les composantes de l’action romanesque», p. 190), comportant chacun 3 pages de leçon et 5 pages d’exercices, dans une partie consacrée aux «genres littéraires». L’édition suivante, en 2004, se contente d’une «fiche méthode» d’une page pour «les composantes du récit» (p. 187), suivie de 4 pages d’exercices, dans un chapitre sur «le roman et la nouvelle». Quant à l’édition 2011, elle regroupe «Récit et narration» (p. 209) dans une partie à nouveau plus «méthodologique» intitulée «Les outils d’analyse: langue et discours». Récit, narration, discours narratif, genre narratif, roman, c’est l’objet de l’analyse (et donc le savoir littéraire visé) qui fluctue plus que les outils (narratologiques) de cette analyse.
Quels outils pour quels usages ?
Pour analyser les outils narratologiques scolarisés, je me centrerai sur les ouvrages scolaires puisque, comme je l’ai montré ci-dessus, très peu de notions narratologiques ont été explicitement mises au programme par les textes officiels. Je les analyse ci-dessous par ordre de fréquence dans le corpus de manuels de méthodes, et je m’intéresse à la fois à leur fréquence et aux usages qu’on en fait.
Dans l’ensemble de mon corpus et pour toutes les périodes considérées, la notion la plus présente est – sans surprise – celle des points de vue. La notion est relativement stabilisée même si la plupart des manuels hésitent souvent entre «point de vue» et «focalisation» ou proposent la double dénomination «point de vue/focalisation»: dans près des trois quarts des manuels, les deux termes sont en effet donnés comme synonymes, et Éterstein et Lesot (1995: 134) sont les seuls à ajouter comme terme équivalent une troisième notion, les «modes de vision». Depuis le milieu des années 1990, tous les manuels consacrent un point plus ou moins important à cette notion, selon la typologie de Genette. L’évolution de la collection Nathan reflète bien cette institutionnalisation de la notion. La plus ancienne édition (1988) reformule les catégories de Genette à sa façon, en proposant (sous une courte rubrique de bas de page «Le lecteur et la découverte des personnages») les trois types suivants: «La découverte “de l’intérieur”» ; «la découverte “de l’extérieur”» et «le lecteur suit le personnage à la fois “de l’intérieur et de l’extérieur”» ; l’édition suivante (1992) ajoute juste une petite parenthèse après chacune de ces trois catégories: «focalisation interne», «externe» et «zéro» ; mais l’édition de 1996 s’aligne sur les manuels concurrents en consacrant cette fois une double page au «Point de vue dans un récit», et selon des formulations bien plus canoniques.
L’usage de la notion mériterait sans doute à elle seule un article (voir sur ce sujet Nonnon, 1998b, Paveau, 1992 et Paveau et Pecheyran, 1995). Je me contenterai d’esquisser quelques remarques. Il faut tout d’abord noter que le travail sur le point de vue se trouve, selon les manuels, dans différents chapitres, l’énonciation, le récit, le roman, le personnage ou la description, ce qui induit des exercices et des objectifs un peu différents. Mais le support des exercices est quant à lui beaucoup plus homogène puisque dans la plupart des manuels, à toutes les périodes, le travail sur le point de vue porte majoritairement sur des textes du XIXe siècle: sur les 168 textes supports d’exercices autour des points de vue de l’ensemble du corpus de manuels, près de 60 % sont des textes du XIXe siècle, contre à peine un tiers du XXe siècle (l’auteur le plus représenté est ici Camus, avec 15% des extraits du XXe siècle) ; la présence de textes d’autres siècles est quasi anecdotique, de l’ordre de 2 à 3 % pour les XVIIe et XVIIIe siècle. Il faut juste noter pour le XVIIe siècle la surreprésentation de Mme de La Fayette, qui compte à elle seule 4 des 6 extraits du siècle… Et si l’on regarde les auteurs du XIXe siècle supports d’exercices, la sélection est encore plus nette: un quart des textes du XIXe siècle sont extraits d’œuvres de Flaubert ; Stendhal et Zola fournissent chacun près de 20 % des textes, suivis par Balzac (14 %) et Hugo (7 %). Le travail sur le point de vue est donc majoritairement un travail sur le roman du XIXe siècle, et même sur une petite partie de la production romanesque du siècle, celle qui est la plus facilement compatible avec ces questions, dans la mesure où ces auteurs ont justement contribué à l’histoire de la subjectivisation du récit (Philippe et Piat, 2009: 135). Il est tentant de reprendre à ce sujet les mots de Nonnon (1998a: 156) à propos de la transposition des savoirs théoriques: «l’exemple est une théorie incarnée, les notions prennent corps dans des tâches et des exemples-types».
La seule notion capable de rivaliser avec le «point de vue» est celle de «narrateur». Mais si elle est présente dans tous les manuels du corpus depuis 1984, elle est diversement traitée et c’est une des notions dont les usages sont sans doute les plus variés: dans certains manuels relativement anciens, elle est construite autour de la distinction auteur/narrateur (par exemple Klein, 1998: 119-120, qui travaille ainsi la distinction «histoires vraies» et «fictions») ; mais le plus souvent, elle est traitée dans les «modes de narration» qui permettent de distinguer «narrateur-personnage», «narrateur qui raconte à la 3e personne», «narrateur invisible» (par exemple collection Nathan, 1996), quand elle n’est pas associée aux «points de vue» (par exemple Sabbah, 2008).
«Point de vue» et «narrateur» sont les seules notions incontournables. Mais elles sont suivies de près par celle de «rythme du récit», présente dans les trois quarts des manuels, à toutes les époques, certains manuels définissant même précisément des notions comme «pause», «sommaire», «scène» (11 sur 23 pour scène/sommaire), «ellipse» mais aussi «ralenti» ou «digression» (par exemple Klein, 2000: 177). Ce point est d’ailleurs intéressant, puisque scène/sommaire/ellipse font partie des quelques notions narratologiques explicitement mises au programme de 1988 à 2000: or, seulement 2 manuels sur les 6 du corpus parus entre 1992 et 1999 les définissent plus spécifiquement, alors qu’elles sont définies dans près de la moitié des manuels du corpus parus depuis 2000. La scolarisation de la narratologie suit clairement son propre chemin dans les manuels, qui n’est pas toujours parallèle à celui des textes institutionnels.
Viennent ensuite le «schéma narratif» et les «fonctions des personnages», tous deux présents dans près de 65 % des manuels, avec une grande stabilité dans la présentation. Seules certaines éditions de la collection Nathan se distinguent (par exemple Pouzalgues-Damon et alii 2004: 171) en expliquant la différence entre «intrigue simple» (les «cinq étapes successives qu’on appelle le schéma narratif») et «intrigue complexe» («de nombreux épisodes, constituant chacun une séquence narrative, se combinent entre eux»). Peut-être faut-il voir là une volonté de complexifier pour les élèves de lycée une notion déjà bien présente au collège ? Cette présentation se retrouve dans une édition plus récente (2011: 115), avec la disparition de l’expression «schéma narratif» au profit de «séquence narrative» («L’histoire se décompose en cinq étapes qui forment une séquence narrative») et la subdivision des intrigues complexes en «enchainement» ou «enchâssement» des séquences narratives. Pour ce qui est des «fonctions des personnages», il est notable qu’elles n’apparaissent en revanche dans aucun des trois manuels de 2019 et 2020 que j’ai consultés, alors même que deux d’entre eux lui faisaient une place dans de précédentes éditions (Labouret et collection Nathan). Les derniers programmes, très centrés sur l’histoire littéraire, sont sans doute moins propices à des approches de ce type.
Il faut enfin faire un sort aux questions tenant à l’ordre du récit, présentes dans près de 60 % des manuels à toutes les périodes, mais qui sont sans doute celles qui sont traitées de la manière la plus hétérogène: les notions sont ici présentées de manière plus ou moins détaillée et à travers une terminologie qui recourt rarement aux termes de prolepse et analepse mais plus souvent à des reformulations comme flashback, retour en arrière ou anticipation (par exemple Pagès, 2004: 53).
Une dernière remarque s’impose lorsque l’on parcourt tous les exercices proposés pour travailler toutes ces notions narratologiques: les manuels de méthode dans leur grande majorité spécialisent le champ de la narratologie à l’étude des seuls textes littéraires, avec quelques exceptions pour de rares incursions dans le domaine de la bande dessinée (par exemple une analyse de quelques cases de La Marque jaune d’Edgar P. Jacobs dans le Nathan, 2004: 55). Si l’on compare avec les premiers travaux à destination des enseignants (ceux de la revue Pratiques par exemple), la différence est grande: en effet, ces travaux ne se contentaient pas de scolariser de nouveaux concepts et de nouveaux modes d’analyse des textes, mais ils ouvraient en même temps le corpus des textes étudiés, pour ne pas le cantonner aux seuls textes classiques. En témoignent par exemple les sommaires des deux numéros Récit que j’ai déjà évoqués (Pratiques, 1976 et 1977), qui portent sur des genres de textes très divers: des contes populaires, un roman policier (Arsène Lupin) et un de science-fiction, une BD (Astérix et Obélix), des nouvelles (Mérimée, Buzzati) et des récits de presse. Au contraire, l’usage scolaire de la narratologie dans les manuels, à toutes les périodes, se limite non seulement à l’étude de textes, mais aux textes littéraires – ce qui d’une part est conforme à la culture disciplinaire au lycée, organisée essentiellement autour de la littérature, mais qui d’autre part correspond également, comme le montre Raphaël Baroni (2017a), à une conception étroite du récit chez certains narratologues, et notamment Genette. Rien d’étonnant donc que Genette reste à l’école le narratologue le plus utilisé: c’est celui dont les conceptions théoriques rencontrent le mieux les objets et les finalités de la discipline.
Conclusion
En 1970, analysant le traité de Fontanier qui venait d’être réédité (Fontanier, 1968), Gérard Genette regrettait que «l’histoire de la rhétorique [soit] celle d’une restriction généralisée»22. Sans doute aurait-il pu appliquer ce propos à l’histoire scolaire de la narratologie, que l’on pourrait lire également comme celle d’une «restriction généralisée»: restriction des concepts mobilisés, restriction à la littérature, voire à une part limitée de la littérature, restriction à des usages parfois un peu myopes et technicistes. Mais on ne saura jamais comment Genette voyait la scolarisation de la narratologie: s’il a beaucoup influencé les pratiques scolaires, il s’est en revanche peu intéressé, du moins dans ses écrits publics, à l’école de son temps et au devenir scolaire de son travail23 , au contraire de Jean-Michel Adam (Adam & Revaz 2023) ou – différemment et sur un mode rétrospectif en forme d’autoflagellation –, de Tzvetan Todorov dans son petit opuscule au titre pessimiste, La littérature en péril (2007).
Cela dit, au-delà de ce constat de restriction qu’il est sans doute possible en effet de faire, il faut aussi souligner à quel point la narratologie – ou du moins quelques-uns de ses concepts phares – est devenue incontournable dans les manuels de méthode qui cherchent à «outiller» les élèves dans leur travail sur les textes. Certes, cela se fait au prix d’une forme de syncrétisme avec d’autres approches: la «boite à outils» narratologique n’est pas isolée ni réellement autonome, et ce syncrétisme est sans doute source de confusion théorique. Mais il est aussi le signe d’une forme de banalisation de la narratologie, que les accusations de formalisme et les critiques en tout genre n’ont pas véritablement ébranlée, et qui poursuit son chemin dans les manuels quelle que soit la place que lui font les textes institutionnels. À l’école, la narratologie est loin d’être «moribonde»24, même si le «figement» que pointait Reuter en 2000 reste sans doute d’actualité. Le prochain chantier théorique est donc celui de sa «rénovation» souhaitée par les narratologues contemporains et la narratologie «postclassique» (Baroni, 2017b Patron, 2018). Mais c’est là une autre aventure…
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Pour citer l'article
Nathalie Denizot, "L'aventure scolaire de la narratologie", Transpositio, n°6 Les outils narratologiques pour l'enseignement du français : bilan et perspectives, 2023https://www.transpositio.org/articles/view/l-aventure-scolaire-de-la-narratologie
Voir également :
Fragments herméneutiques et phénoménologiques pour une actualisation narratologique en didactique de la (trans)fiction
LIMINAIRE Dans l’introduction de son ouvrage Les rouages de l’intrigue, Raphaël Baroni (2017) reconnait sans ambages avoir fondé sa proposition épistémologique et didactique de renouvellement narratologique sur des œuvres issues du canon littéraire, plutôt que sur un corpus davantage contemporain et notamment lié au phénomène avéré de Transmedia Storytelling (Jenkins, 2007; Jenkins, Ford et Greene, 2013), cela à son corps défendant
Fragments herméneutiques et phénoménologiques pour une actualisation narratologique en didactique de la (trans)fiction
LIMINAIRE
Dans l’introduction de son ouvrage Les rouages de l’intrigue, Raphaël Baroni (2017) reconnait sans ambages avoir fondé sa proposition épistémologique et didactique de renouvellement narratologique sur des œuvres issues du canon littéraire, plutôt que sur un corpus davantage contemporain et notamment lié au phénomène avéré de Transmedia Storytelling (Jenkins 2007; Jenkins, Ford et Greene 2013), cela à son corps défendant:
J’ai donc exclu à la fois les productions romanesques des siècles précédents, les œuvres qui appartiennent à la littérature dite «populaire», et d’autres médias dans lesquels l’intrigue occupe une place centrale: le théâtre, le cinéma, les séries télévisées, la bande dessinée, les pratiques ludiques ou vidéoludiques, voire l’interaction entre ces différents médias, qui correspond à ce phénomène qu’Henry Jenkins a récemment baptisé le «transmedia storytelling». Il ne faudrait pas conclure de cette exclusion à un défaut d’intérêt de ma part ou à un mépris pour ces objets. Bien au contraire, je suis convaincu qu’il est nécessaire d’ouvrir l’étude du récit à l’ensemble des formes narratives, qu’elles soient élitistes ou populaires, expérimentales ou conventionnelles, littéraires ou extralittéraires, verbales ou visuelles, analogiques ou numériques (Baroni 2017: 19).
C’est en reprenant à mon compte la toute dernière proposition de l’extrait qui précède que je souhaite contribuer, dans ce bref essai, à une défense étayée, didactique et surtout actualisée de la problématique contemporaine du recours aux moyens et outils1 narratologiques en classe de français/littérature, cela à partir du cas précis du contexte pédagogique qui prévaut actuellement au Québec. La très persistante (r)évolution médiatique n’est pas sans générer certaines frictions socioculturelles entre groupes et sous-groupes sociaux de plus en plus réseautés, c’est-à-dire préoccupés par leurs intérêts mutuels propres (Jenkins, Ford et Greene 2013; Grumbach 2022; Lacelle, Acerra et Boutin 2023). Cette transformation progressive de l’espace de médiatisation de l’imaginaire et de la pensée (Gervais, 2023) ne cesse de générer, dans sa foulée, de nouvelles formes, souvent hybrides, du récit littéraire (Bootz 2011; Bouchardon 2014; Brunel, Quet et Massol 2018; Brehm et Lafleur 2019). De telles métamorphoses, qui vont de l’emprunt plutôt cavalier à certains fleurons de la tradition littéraire jusqu’à de radicales délinéarisations2 augmentées du temps et de l’espace narratifs, imposent, il me semble, une réelle ouverture des corpus narratifs mobilisés en enseignement du français. En cette époque de tous les possibles, ou presque, en matière de fiction (ré)inventée, un recours, même des plus modestes, à la narratologie contemporaine et à certains de ses outils, par exemple la mise en abîme de l’intrigue, semble nécessaire, voire incontournable, afin d’aider les lecteur·rice·s - en formation ou non - à mieux participer à toutes ces nouvelles expériences du récit (Jenkins, Ito et Boyd 2013; Serafini 2022) et, surtout, à en faire véritablement sens.
Le développement fulgurant des chaînes médiatiques spécialisées telles Netflix, Amazon Prime Video, HBO ou Disney+ ou, tout aussi frappant, celui de la transfiction (St-Gelais 2011), qui s’incarne dans une multitude de formes allant de l’adaptation classique (album illustré, bande dessinée, théâtre, cinéma, etc.) à la fanfiction la plus marginale, en passant par le jeu vidéo ou le comic-con, implique nécessairement une démocratisation des expériences de la fiction narrative. Comment la classe de français/littérature, traditionnellement dédiée à l’analyse du récit3 pourrait-elle logiquement faire l’impasse sur un tel développement? Cela lui permettrait, par la même occasion, de s'inscrire logiquement dans le mouvement actuel de révision de la narratologie classique.
1- Les programmes québécois sous la loupe narratologique
Souhaiter le renouvellement de l’enseignement/apprentissage du récit contemporain de fiction (Baroni 2017; Brunel et Bouchardon 2020; Dufays 2023; Dufays et Brunel 2023) en classe de français, à partir notamment d’un corpus davantage en correspondance avec ses formes actuelles et à venir, présuppose que les pratiques didactiques qui incarnent les contenus des instructions officielles en matière de narratologie soient minimalement l’objet d’une certaine cure de jouvence. C’est du moins le cas spécifique du Québec, où lesdits programmes de français n’ont plus été mis à jour depuis 1994 au collégial, 2001 au primaire et 2006 au secondaire… On constate alors, dans leur appareillage narratologique respectif, la présence d’éléments assurément familiers, car susceptibles d’incarner une certaine rigidité formaliste.
La figure 1 qui suit synthétise assez efficacement les éléments de contenu narratologique (compétences, savoirs, outils, approches préconisées etc.) promulgués en contexte québécois au primaire et au secondaire. Sans surprise, on y retrouve les usuels «éléments constitutifs d’une histoire», «suite d’évènements», «quête d’équilibre», «schéma narratif», «cohérence et organisation» et autre «justification», autant d’items conceptuels qui imposent une approche surplombante, voire carrément structuraliste, du système narratif, et ce, tout au long du parcours scolaire québécois.
Figure 1. Un extrait de la Progression des apprentissages au secondaire (MÉLSQ, 2011) |
Dans la foulée, un examen encore plus minutieux des programmes québécois, ainsi que des progressions des apprentissages qu’on leur a associées, du moins au primaire et au secondaire, permet très rapidement d’en arriver au constat manifeste, car univoque, que les savoirs et approches didactiques liés à la narratologie y demeurent foncièrement formalistes. Cette approche traditionnelle des formes, structures et caractéristiques du récit de fiction repose effectivement sur les conventions d’un formalisme littéraire fortement arrimé aux propositions conceptuelles des Propp, Greimas, Stanzel, Todorov, Genette, Bremond et consorts. Dans ce sens, cette focalisation persistante sur le formalisme narratif4, aussi bien en réception littéraire qu’en production de fiction narrative, semble correspondre, grosso modo, à la situation qui prévaut encore dans les milieux éducatifs formels, comme le rappelle Baroni:
L’un des succès imputables à la narratologie formaliste tenait à sa capacité de forger des outils aisément mobilisables, permettant de décrire, plus ou moins objectivement et avec un vocabulaire standardisé, la manière dont les textes narratifs se structurent. Ce rendement heuristique a permis à ces outils [de] se pérenniser dans les pratiques d’enseignement: schéma actantiel, schéma quinaire, prolepses, analepses, temps, voix et modes du discours font désormais partie de la vulgate enseignée aux apprentis lecteurs (2017: 17)
On pourrait donc arguer que la destinée de la didactique du récit de fiction, sous l’influence des contingences naturelles de la pratique enseignante québécoise, s’est très rapidement métamorphosée en véritable enseignement/apprentissage d’une grammaire narrative, à l’instar de la très forte ascendance, en didactique de l’écriture, du poids constant des normes et usages grammaticaux. Conséquemment, on a vu se démultiplier en classe de français/littérature, aussi bien au primaire qu’au secondaire, les situations d’évaluation – très majoritairement sommatives – où l’élève québécois devait (re)produire, à l’aide des outils narratologiques formalistes, des discours très fortement attendus. En somme, au cours des cent dernières années, on serait passé au Québec, en matière de narratologie scolaire, d’un premier discours didactique fondé sur l’imitation du canon littéraire (Melançon, Moisan et Roy 1988) à un second, officiellement en rupture avec le premier, mais finalement – et paradoxalement – toujours «reproductif»: «…il [ l’élève ] est invité à s’inspirer des textes lus ou entendus pour, à son tour, construire un univers dans lequel il campera une mise en intrigue» (MÉLSQ 2011).
Je nuancerai quelque peu, toutefois, un constat qui peut paraitre sans appel. En effet, on retrouve certes, dans les instructions officielles du ministère de l’Éducation du Québec, quelques éléments qui peuvent être associés à une approche postclassique5 (Herman 1997; Prince 2008; Sternberg 2011, Baroni 2017) – post formaliste et post structuraliste –, de la narration de fiction. Il y est bel et bien question, par exemple, de la notion de «mise en intrigue». On souhaite visiblement que l’élève adopte une sorte de méthodologie narrative qui repose d’abord et avant tout, j’insiste, sur la reproduction formelle et sans doute monolithique du récit, évaluation oblige, plutôt que sur son analyse approfondie, ses potentialités, son éventuelle déconstruction, etc.
On demeure donc toujours loin du projet de Gerald Prince (2006): «au moyen de nouveaux instruments, de corpus élargis et d’inflexions originales, la narratologie post-classique nous encourage à identifier ou à (ré)examiner différents aspects du récit et à les (re)définir et les (re)configurer». Aucune proposition des textes officiels du Québec évoque, par exemple, la «curiosité», la «tension», les «voix» ou les «modes» narratifs (Baroni 2017 et 2020), pas plus que la «fonction» et la «signification» de la narration, le «récit comme processus» ou son «incorporation de la voix du lecteur/récepteur» (Prince 2006 et 2008).
Il semble toutefois inévitable que, sous l’influence de l’évolution massive du paysage techno médiatique, des enseignant·e·s québécois·e·s aient intégré, implicitement, certaines notions profanes, du moins aux yeux de notre ministère, ou même académiques, qui peuvent être associées à la narratologie post formaliste. Je pense, par exemple, à la relative montée en force, dans plusieurs classes de fin du secondaire, de l’autofiction et du récit autobiographique. Ces derniers aspects renversent, ou du moins questionnent, nombre de principes, codes et procédés narratifs classiques, comme le souhaite explicitement Prince, et interpellent de plus en plus la multimodalité sémiotique, notamment en contexte numérique (Brunel 2012; Lacelle, Boutin et Lebrun 2017), comme véhicule du récit (Florey, Jeanneret et Mitrovic 2019).
Espérons surtout que le tout récent rappel – juin 2023 – des programmes de français du primaire et du secondaire par l’actuel ministre de l’Éducation constituera, pour la didactique de la littérature en contexte québécois, l’occasion tant attendue de convaincre les autorités concernées de procéder enfin à un ajustement sensible des contenus des instructions officielles en matière de narratologie contemporaine. Entre rapport intuitif et rapport formaliste au récit (Baroni 2017; David 2014), ladite refonte sera l’occasion, cela s’impose, d’inscrire par exemple le recours à des outils narratifs contemporains au sein du cursus québécois. Il en va, au bout du compte, des dispositions de l’élève à (re)penser son imaginaire intrinsèque afin que celui-ci corresponde toujours mieux aux valeurs, attentes et appréhensions de son devenir (Gervais 2018).
2- Le labyrinthe comme métaphore narratologique: Vic, phénomène d'interaction narrative
Au-delà donc des écrits épistémologiques, conceptuels et ministériels, il me semble fondamental de réfléchir – notamment de façon phénoménologique (Boccaccini 2023; Dufourcq 2014) – aux ancrages pragmatiques d’une tension narrative (Baroni 2020) qui doit nécessairement justifier une certaine mobilisation – qu’elle soit formelle ou implicite – des outils proposés par l’actuel mouvement de rénovation de la narratologie. Il en va de sa contribution, notamment didactique, à la dynamique évolutive des imaginaires contemporains. Pour ce faire, j’aimerais brièvement convoquer, en deux courts tableaux (figures 2 et 3), la description synthétique d’un cas de lecteur empirique (Ahr 2010; Guillemette et Cossette 2006; Louichon 2009), bref, un phénomène individuel (Dufourcq, 2014) d’interaction narrative.
Figure 2. Un phénomène d’interaction narrative (Vic, partie I) Vic, 53 ans et parfois qualifié d’adulescent attardé, gagne très bien sa vie grâce notamment à sa maitrise relevée de la réception (lecture). En début d’adolescence, on lui impose, en classe de français, la lecture de La communauté de l’anneau, tome premier du Seigneur des anneaux de l’écrivain J.R.R. Tolkien. D’abord rebuté, il se laisse lentement prendre au piège des rouages de l’intrigue (Baroni, 2017). Narrativement séduit, Vic se tourne alors vers Les deux tours et Le retour du roi, deuxième et troisième tomes du roman, puis vers son adaptation théâtrale avec marionnettes géantes, puis encore une autre en dessins animés, puis une relecture complète de l'œuvre, puis Bilbo le Hobbit. Sans surprise et deux décennies plus tard, il profite pleinement des adaptations au grand écran de ces romans canoniques, du moins dans le registre fantastique. Toutefois, et durant tout ce temps, un texte narratif beaucoup plus colossal, réputé labyrinthique, mythique, voire inextricable, attire Vic sans qu’il ne se sente capable d’y entrer… |
«Plus qu’un simple lieu imaginé, le labyrinthe est un imaginaire» écrit B. Gervais (2008: 23). Si cela se confirme, tel que nous le pensons, la conjugaison de la mécanique et de l’essence de l’intrigue narrative propre aux œuvres de fiction est une sorte de labyrinthe de l’imaginaire, un monde possible parmi des mondes possibles – Possible Worlds – (Pavel 1988; Ryan 1991; Schaeffer 1999; Bell et Ryan 2019; Lavocat 2019; Bell 2019; Martin 2019). Tolkien, en l'occurrence, ne viendra jamais à bout de son imaginaire labyrinthique, finalement rejoint par le minotaure temporel. En effet, il faudra plusieurs décennies à son fils Christopher pour achever son Possible World. Or une véritable fin est-elle narrativement souhaitable ? «Le labyrinthe et la fin se rejoignent dans leur capacité à faire entendre nos appréhensions les plus graves sur le monde et son destin» (Gervais 2008: 197). Au-delà de ce questionnement en spirale, il n’en demeure pas moins que les récepteur·rice·s de la fiction narrative en arrivent invariablement, quelle que soit l’intrigue à dénouer, au même dilemme narratif: sortir du récit ou le prolonger aussi longtemps que possible, briser le cycle ou le faire durer.
Figure 3. Un phénomène d’interaction narrative (Vic, partie II) Novembre 2022. Vic s’est enfin décidé: il ouvre son édition anglaise de The Silmarillion. Heureux hasard, il tombe sur la carte – en insertion – du royaume mythique de Beleriand. Il entre dans l’archi labyrinthe de Tolkien: son legendarium. Plus d’une année passe et Vic y est toujours. Il dispose toutefois d’un support techno numérique qui lui permet d’évoluer, plus ou moins subjectivement, à travers un faisceau très complexe de nœuds, tensions et rouages trans narratifs. En effet, Vic se tourne vers The Nerd of the Ring, un booktubeur qui, comme son nom le laisse entendre, se révèle exégète du legendarium. Dans la foulée, Vic découvre The Tolkien Gateway, un wiki dédié aux mondes possibles de l’univers tolkienien. Il décèle aussi une présentation vidéo de L’atlas de la Terre du Milieu, cartographie de la géographie imaginée par Tolkien, puis se procure l’ouvrage en question. Insatiable, ou presque, Vic amplifie alors son intense déambulation narrative: lectures du Silmarillion en traduction française6, de la carte du Beleriand7, de La chute de Gondolin8, de Beren et Luthien9, de The Making of Middle-Earth. The Worlds of Tolkien and The Lord of the Rings10 et même d’un très universitaire Tolkien et les sciences11. Vic s’enfonce de plus en plus loin dans un espace-temps transfictionnel où des points de repère narratologiques se révèlent indispensables. |
La description de ce cas, tout à fait réel, de récepteur reconnu comme expert, mais volontairement captif du legendarium tolkienien, cherche à exemplifier le plus clairement possible, malgré sa singularité apparente, la prévalence confirmée de l’imaginaire – et donc du récit – comme besoin intrinsèque de l’existence (Gervais 2008; 2018; 2023). Un état de fait qui présuppose nécessairement un recours, même infime, à la narratologie, à ses outils et/ou à ses accointances épistémologiques lorsqu’on se retrouve plongé dans tout labyrinthe narratif, quelle qu’en soit l’envergure.
De là à amorcer l’actualisation du socle narratologique en classe de français/littérature, il n’y a, il me semble, qu'une distance millimétrique à franchir. Un tel devoir didactique semble d’autant plus évident et fondamental dans un contexte social que l’on devrait qualifier, désormais, de posthumaniste (Braidotti et Hlavajova 2018; Boutin 2019), et ce, dans le sens précis d’un «au-delà de l’humanisme» qui ne rejette en rien ce dernier et qui, surtout, relativise davantage le rôle de l’humain au sein de l’écosystème global (Besnier 2009; Braidotti 2013; Baquiast 2014). Y cohabitent maintenant, en guise d’illustration, des pratiques analogiques et/ou numériques du récit où la démultiplication, l'hybridation, la mise en communauté par réseau, le moissonnage par algorithme et la virtualisation entrent dans le jeu omniscient de la fiction narrative (Bouchardon 2014; Brunel 2021; Grumbach 2022; Lacelle, Acerra et Boutin 2023).
Or à quoi pourrait donc ressembler cette actualisation posthumaniste que je souhaite vivement à la classe de français/littérature québécoise, notamment en matière de narratologie? Les lignes qui suivent esquisseront, encore trop sommairement car la réflexion disciplinaire reste en ébullition, les grandes lignes d’un projet à consolider collectivement.
3- Quelles épistémologies, quels outils, quelles dispositions?
Spéculative il y a encore quelques années, force est de constater, à partir de l’exemple du récepteur Vic, que la théorie des mondes possibles en fiction correspond désormais à des pratiques réelles et signifiantes de la fiction narrative. Ces dernières sont d’ailleurs exacerbées par l’omniprésence du numérique qui les propulse dans des directions toujours plus inédites et novatrices (Bouchardon 2014; Brunel et Bouchardon 2020). Pour ces raisons éminemment pragmatiques, elle devrait être convoquée en enseignement formel du récit. De tels mondes possibles, en tant qu'univers fictionnels autonomes, possèdent chacun une valeur plausible et potentielle de vérité – une ontologie – qui transcende le monde fictif sous-tendu par l’articulation concrète de la narration (Pavel 1988).
D’ailleurs, Alice Bell (2019) fait remarquer que les fictions numériques se nourrissent assez systématiquement de cette ambiguïté ontologique, utilisant le virtuel numérique pour se jouer constamment de la frontière entre fiction et réalité. En fait, il m’apparait manifeste que les univers narratifs ontologiquement crédibles, par exemple le fameux legendarium de Tolkien, font mouche précisément parce qu’ils rendent plausible toute la densité de leur réseau propre d’intrigues par la création interne d’un ensemble de lois intelligibles qui respectent en tout temps l’intelligence (Martin 2019) tout comme l’imaginaire (Gervais 2023) et la subjectivité des lecteur·rice·s.
Toujours dans cette veine de l’ontologie narrative, Lavocat (2019) démontre comment, dans les multivers à vocation ludique, les environnements «multijoueurs» et les jeux à joueur unique, la trame narrative est constamment refaçonnée, remodelée, remixée par l’interaction de l’acteur – le récepteur/producteur – avec l’intelligence artificielle qui régit l’ensemble du récit-jeu. Ces «néo» formes de la narration, et toutes celles à venir, nécessitent donc qu’on ait recours à des clés narratives de compréhension et d’intégration – en élaboration – qui s’éloignent, sans toutefois les rejeter, des seuls outils formalistes et structuralistes – lire… humanistes – et qui, surtout, permettent aux lecteur·rice·s de mieux discerner et disséquer le sens qui y est mis en jeu (Prince 2006).
D’autre part, une didactique revampée de la littérature devrait nécessairement convoquer davantage des propositions conceptuelles résistantes, objectivantes et oh combien actuelles, mais fortement marginales en classe, du moins au Québec. Il est avéré, par exemple, que l’identification et surtout la prise en considération, par les lecteur·rice·s et/ou producteur·rice·s de récits, des stéréotypes narratifs facilitent, densifient et relancent leurs pratiques de la fiction (Brehm et Lafleur 2019; Dufays et Kervin 2010 et 2020; Dufays, Gemenne et Ledur 2015).
Je retiens d’abord, sans aucune surprise, la transfiction / transfictionnalité (Besson, 2007; Ryan, 2007; St-Gelais, 2011), appelée Transmedia Storytelling (Jenkins, 2007; Jenkins, Ford and Green, 2013) dans le monde anglo-saxon. Autant pour sa pertinence en tant que telle que pour son apport à une approche postclassique de la narratologie, la transfiction permet notamment de 1- cartographier la trajectoire (multi)médiatique d’un récit premier qui génère toute une arborescence de récits seconds, tiers, etc., 2- identifier et analyser les métamorphoses que les récits de ce nouveau réseau – et leurs différentes composantes narratives (tension, voix, modes, processus, etc.) proposent au récepteur, 3- relancer éventuellement cette chaîne d’histoires filiales par la production, grâce à différents outils narratifs, de nouvelles intrigues, de nouveaux cadrages et séquences, de nouvelles narrations, tensions, et dualités, etc. D’ailleurs, une seconde proposition qu’il me semble importante d’appeler en classe permet d’explorer avec encore plus de finesse et de profondeur l’évolution narrative des différentes œuvres de (trans)fiction: la mimèsis aristotélicienne (Ricoeur 1983; Baroni 2010), associée à la stéréotypie littéraire (Dufays 2010; Dufays et Kervyn 2010 et 2020; Daignault 2010; Connan-Pintado 2019). On pourra évidemment réserver pour le second cycle du secondaire un tel regard analytique sur la (re)production par leur appropriation, par exemple, de la diégèse, de l’intrigue et autres tensions.
En fin de parcours primaire, il serait même souhaitable de densifier cette longue et lente exploration de l’imaginaire, amorcée avant même le début de la scolarisation, voire dès le berceau, par une approche de lecture dialogique, qui tente précisément, et progressivement, d’aider les élèves à mieux discriminer, notamment à partir du matériel narratif et de ses différents outils, la vraisemblable objectivé de ce qui relève plutôt du fictif12. Dans ce cas précis, on suggère de discuter, à partir des récits de (semi)fiction historique, des différents rapports qui s'inscrivent entre discours savants et discours profanes dans l’élaboration de la mémoire et de la conscience collectives (Éthier et Lefrançois 2021). Bref, ces quelques approches ont chacune le mérite de proposer aux élèves une riche grille réflexive qui, adéquatement transposée en didactique de la fiction narrative, peut réellement contribuer à consolider leur rapport individuel et partagé aux récits qu’ils croisent tout au long de leur parcours scolaire, certes, mais aussi de leur vie adulte.
Une toute dernière piste d’émulation mérite, à mon avis, son paragraphe: la multimodalité13 narrative (Lacelle, Boutin et Lebrun, 2017; Serafini 2022). Rappelons d’abord les propos visionnaires de David Herman lorsqu’il précisait que «la narratologie peut maintenant s’employer pour désigner toute approche raisonnée de l’étude du discours narrativement organisé, qu’il soit littéraire, historiographique, conversationnel, filmique ou autre» (Herman 1997: 27).
Évoquant implicitement les travaux fondateurs du New London Group (1996), Herman ouvre ainsi la porte à la rencontre de l’épistémologie narratologique avec la sémiotique sociale. Comme le démontre Kress (1997; 2010) et tou·te·s les autres chercheur·euse·s qui le suivront, les unités de sens sont intrinsèquement polymorphes et les registres de signes qui les constituent interagissent pour mieux concrétiser et véhiculer le sens, et ce, aussi bien du côté sensoriel-perceptif que de manière cognitivo-affective. La transaction du sens entre les individus repose alors sur les différentes ressources sémiotiques, qui servent de véhicule aux modes porteurs du sens. Tous les récits du désormais vaste spectre narratif, qu’ils soient «traditionnels», davantage contemporains ou de l’extrême avant-garde, n’échappent plus à cette dynamique formelle intrinsèquement sémiotique et, dans ce sens, le travail de décryptage, de compréhension et d’intégration des signes, codes, modes et langages (Lacelle, Acerra et Boutin 2023; Serafini 2022) ne peut vraiment être accompli qu’avec la convocation de l’appareil conceptuel et des outils d’une narratologie actualisée.
Conclusion
Le lecteur en formation – formelle ou informelle – a plus que jamais besoin, en cette époque où pullulent tous les imaginaires (Gervais 2018) et encore tant d’autres à venir en autant de métavers (Lacelle, Acerra et Boutin 2023), de repères narratologiques. L’enseignement/apprentissage de la fiction narrative doit alors léguer à ce récepteur (inter/hyper)actif d’indispensables moyens de compréhension, certes, mais aussi de réaction et surtout d’engagement réel avec le fait fictionnel, car il en va de son rapport au monde qui a été, qui est, et qui, bien sûr, vient. Bref, son rapport au temps comme triple expérience du récit narratif (Picard 1989; Florey et Cordonier 2020): déchiffrement, fictionnalisation et mise hors-temps (mythification) du temps. Voilà, à mon humble avis, l’un des devoirs disciplinaires parmi les plus pressants pour le champ disciplinaire concerné.
Or il ne faudrait surtout pas se contenter de reproduire – assez bêtement – les pratiques cristallisées du passé à l’occasion d’une telle reconfiguration de la didactique du récit, c’est-à-dire remplacer, sans considération à l’égard de l’histoire scolaire des dernières décennies, une «grammaire» par une autre. Le préfixe post, dans «posthumanisme» comme dans «narratologie post classique», implique, j’ose le rappeler, de façon intrinsèque, et à partir des acquis d’hier et de jadis, de faire plus et surtout de faire mieux. Je ne voudrai jamais, personnellement, d’une classe de littérature où les élèves seront évalués, encore et toujours, en fonction de leur seule capacité à accumuler et à recracher sans raisonnement ancré, ni signifiance réelle pour leur propre imaginaire, des savoirs narratologiques manifestement déconnectés, tout aussi postclassiques qu’ils soient. Mieux vaudra alors, pour l’imaginaire individuel, de se perdre sans fin dans le labyrinthe de son choix.
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Pour citer l'article
Jean-François Boutin, "Fragments herméneutiques et phénoménologiques pour une actualisation narratologique en didactique de la (trans)fiction", Transpositio, n°6 Les outils narratologiques pour l'enseignement du français : bilan et perspectives, 2023https://www.transpositio.org/articles/view/fragments-hermeneutiques-et-phenomenologiques-pour-une-actualisation-narratologique-en-didactique-de-la-trans-fiction
Voir également :
Comment un théoricien du récit pourrait-il contribuer à améliorer l’outillage narratologique scolarisé?
En tant que narratologue travaillant en contexte académique, je suis arrivé il y a quelques années à un point où il m’a semblé légitime, et même nécessaire, de me pencher sur l’utilité des notions théoriques élaborées et débattues dans mon domaine de recherche{{Cet article s’inscrit dans le projet «Pour une théorie du récit au service de l’enseignement» financé par le fonds national suisse (FNS n° 197612). Le groupe DiNarr, qui pilote ce projet, est dirigé par Raphaël Baroni et réunit également Vanessa Depallens, Luc Mahieu, Fiona Moreno et Gaspard Turin. Ce projet se fonde sur une enquête de terrain visant à cartographier les usages déclarés de la narratologie dans l’enseignement du français comme langue de scolarisation. Il vise également la création d’un site de ressources en ligne visant à faire évoluer l’outillage narratologique en répondant aux besoins des enseignants. Le projet inclut la collaboration de plusieurs partenaires dans le domaine de la didactique, dont plusieurs ont participé à ce numéro: Jean-François Boutin, Vincent Capt, Bertrand Daunay, Jérôme David, Nathalie Denizot, Jean-Louis Dufays et Chloé Gabathuler}}.
Comment un théoricien du récit pourrait-il contribuer à améliorer l’outillage narratologique scolarisé?
En tant que narratologue travaillant en contexte académique, je suis arrivé il y a quelques années à un point où il m’a semblé légitime, et même nécessaire, de me pencher sur l’utilité des notions théoriques élaborées et débattues dans mon domaine de recherche1. Il est en effet presque inévitable de se poser, à un moment ou à un autre de sa vie, la question de la valeur sociale de sa pratique professionnelle. Heureusement, si l’on en croit les travaux qui évoquent, depuis une trentaine d’années, le «tournant narratif» opéré dans les sciences sociales et les sciences humaines (Kreiswirth, 1992), on peut supposer que les notions narratologiques devraient être utiles pour un grand nombre de personnes impliquées dans des contextes sociaux variés. On constate en effet que la théorie du récit est souvent mobilisée dans les domaines du marketing et de la communication, mais aussi du droit, des sciences de l’éducation ou de la médecine, avec le retour des approches biographiques que l’on associe à l’empowerment et les théories concernant la dimension narrative de nos identités (Baroni, 2016a). Il semble néanmoins évident que la première utilité de la narratologie, du moins la plus visible socialement, réside dans l’outillage scolaire mis au service de l’étude des textes littéraires. Dans la formation obligatoire, la familiarisation avec les notions de focalisation, d’intrigue ou de narrateur passe en effet, dans les pays francophones du moins, par la classe de français, où cette «boite à outils» (Dawson, 2017) est non seulement mobilisée par les enseignants2, mais constitue aussi souvent un objet d’enseignement dès le collège en France, le premier degré du secondaire en Belgique et en Suisse, et le premier cycle secondaire au Québec.
Toutefois, un certain vertige existentiel saisit le narratologue soucieux de se mettre au service de la société civile quand il constate que cet outillage n’a pratiquement pas évolué en un demi-siècle, c’est-à-dire, précisément, depuis la parution de la «bible narratologique» (ou plus exactement du Livre de la Genèse de cette discipline) que constitue l’essai de Gérard Genette «Discours du récit», publié en 1972. Les institutions scolaires et la didactique du français auraient ainsi totalement ignoré les efforts consentis par celles et ceux qui ont tenté, au cours des dernières décennies, de faire évoluer la narratologie en la pensant au plus près des phénomènes verbaux, médiatiques, rhétoriques ou cognitifs qui sous-tendent les notions dégagées par les pères fondateurs3 de la discipline.
S’il fallait blâmer quelqu’un de cette indifférence à la théorie contemporaine, sait-on bien à qui il conviendrait d’adresser la critique? Est-il du devoir des enseignants ou des didacticiens d’aller traquer les actualités de la narratologie contemporaine mondialisée (c’est-à-dire anglicisée), quand cette discipline de recherche est à peine présente dans les formations initiales des pays francophones? Pour être tout à fait honnête, il faudrait ajouter que les théoriciens du récit se sont pour la plupart assez peu préoccupés des usages sociaux ou scolaires des notions dont ils débattent. Cette narratologie appliquée (comme il existe, en science du langage, un courant identifié comme relevant de la linguistique appliquée) reste ainsi souvent cantonnée dans les marges de la recherche, où elle consiste essentiellement, dans le droit fil de la critique platonicienne, à dénoncer (souvent à juste titre) les dérives d’un mécanisme de persuasion fondé sur la «contagion» ou la «séduction» (Salmon, 2007; Mäkelä et al., 2021; Brooks, 2022). La scolarisation de la théorie du récit semble quant à elle avoir presque toujours été exclue du champ de réflexion de la narratologie, comme si la théorie risquait de se dégrader au contact de son instrumentalisation scolaire. La tendance est plutôt à la dénonciation d’une approche réduite à une «boite à outil» (Dawson, 2017) ou à une critique condescendante et convenue du processus de scolarisation, dont certains estiment qu’il aurait transformé la théorie littéraire en une «petite technique pédagogique […] desséchante» (Compagnon, 1998, p. 11). Face à ce constat pour le moins discutable4, le risque serait d’en tirer la conséquence qu’aucune intervention significative orientée vers les milieux de l’éducation ne peut être envisagée, comme si les théoriciens avaient fait le job et que le «problème» émanait des milieux de la didactique ou de l’enseignement.
Ce constat de départ n’était à l’origine qu’une vague intuition, une hypothèse formulée par un narratologue qui avait été tenu éloigné de l’école obligatoire et post-obligatoire depuis plus de trente ans. Pour la confirmer ou l’infirmer, il fallait entreprendre une vaste enquête de terrain, ce qui impliquait de trouver des fonds permettant de recruter une équipe de recherche. Les fonds réunis, il a fallu conduire des dizaines d’entretiens avec des enseignants du secondaire I et II dans quatre pays francophones (la Suisse, la Belgique, la France et le Québec), ces données étant recoupées par un questionnaire en ligne auquel ont répondu plus de cinq cents enseignants de français5. Après un premier défrichage de ces données, le constat est bien là: la narratologie est toujours enseignée et parmi les notions les plus fréquemment mobilisées, on retrouve sans surprise les différentes instances de la narration, le point de vue, la focalisation, le schéma narratif ou quinaire, l’intrigue, l’analepse et l’ellipse.
Ajoutons, ce point est crucial, que les questionnaires et les entretiens semi-directifs font également ressortir le fait que certaines notions, bien que régulièrement mobilisées dans l’enseignement, sont jugées problématiques, que ce soit au niveau de leur transmission ou en raison de difficultés dans leur maniement par les élèves. Il s’agit en particulier des notions de focalisation, de point de vue et les distinctions entre différents types de narrateurs (homo-, hétérodiégétiques). Il est également intéressant de constater que suivant la terminologie employée, les difficultés ne sont pas les mêmes. Par exemple, les questionnaires analysés par Luc Mahieu montrent que les enseignants mobilisant la notion de focalisation rencontrent plus de difficultés que ceux mobilisant la notion de point de vue; la différence est encore plus marquée quand on compare les notions de narration à la première ou à la troisième personne (jugées peu problématiques) avec les notions de narrateur homo- ou hétérodiégétiques, jugées plus ardues, alors qu’elles renvoient plus ou moins aux mêmes phénomènes.
Trouver des fonds, mettre en place une enquête de terrain et analyser les données prend du temps. Trois années après sa crise existentielle, le narratologue est donc arrivé à ce constat qui ne fait que soulever de nouveaux dilemmes à mesure qu’il prend conscience, avec son équipe de recherche, de la complexité du domaine dans lequel il a eu l’impudence de s’aventurer. La question se pose ainsi en ces termes: sur la base de cet état des lieux, est-il possible d’intervenir pour tenter d’améliorer l’outillage narratologique mobilisé dans l’enseignement du français? Cette première interrogation entraine de nombreuses questions subsidiaires: que signifie améliorer l’outillage narratologique en contexte scolaire? Un narratologue est-il seulement apte à saisir les enjeux d’une narratologie scolarisée? Est-il légitime pour suggérer telle ou telle amélioration? Comment pourrait-il intervenir pour que ses suggestions aient la moindre chance de modifier les pratiques scolaires? Ne vaudrait-il pas mieux limiter ses ambitions à une approche purement descriptive de la narratologie scolarisée plutôt que de tenter d’agir sur la base de ce constat?
Derrière ces interrogations, il y a de nombreux enjeux qui dépassent le domaine de la narratologie. Critiquer les amalgames conceptuels inhérents à la théorie genettienne de la focalisation (Jost, 1989; Jesch & Stein, 2009; Niederhoff, 2009; Baroni, 2023a) ou souligner les angles morts du schéma narratif quand il s’agit de saisir la dimension rhétorique de la mise en intrigue (Baroni, 2017a) ne vous permet en aucun cas de conclure que l’analyse stylistique de la construction textuelle du point de vue ou l’étude des mécanismes présidant à la création de la tension narrative constitueraient des approches plus intéressantes pour aborder les textes littéraires dans le contexte scolaire d’un enseignement du français. On pourra par exemple opposer l’argument que le schéma narratif est un excellent outil pour construire des compétences en lecture au niveau du primaire, où la compréhension de la chronologie des événements et des liens de causalité entre les actions est un enjeu essentiel. Ce schéma constitue par ailleurs une aide efficace pour élaborer les grandes lignes d’une histoire dans une activité visant la production d’un récit cohérent et complet. Quant à la focalisation, en dépit des difficultés liées à son maniement, cette notion incontournable de l’explication de texte est un outil fortement «discipliné» et «sédimenté» dans les pratiques scolaires (Ronveaux & Schneuwly, 2018). On peut ainsi faire l’hypothèse que la constitution progressive d’une «culture scolaire» (Denizot, 2021, p. 191) – avec ses relais habituels: plans d’étude et manuels, mais aussi échanges informels entre pairs, création et transmission de moyens d’enseignement, etc. – compense largement les éventuels défauts de la théorie et font obstacle à toute velléité de réforme qui serait imposée de l’extérieur. Enfin, c’est la pertinence même de la narratologie comme outil scolaire qui peut être contestée, notamment par les milieux de la didactique qui l’assimilent parfois à des «dérives technicistes» (Langlade, 2004, p. 85), de sorte qu’une évolution des pratiques devrait, aux yeux de certains, conduire à un abandon pur et simple de l’outillage narratologique plutôt qu’à son perfectionnement6.
Bref, un narratologue n’est pas forcément la personne la mieux placée pour fournir l’impulsion qui pourrait faire évoluer la théorie enseignée et le danger est grand que ses suggestions en la matière apparaissent totalement infondées, car déconnectées des réalités du terrain et des enjeux disciplinaires qui constituent la réalité quotidienne des enseignants. Dans le pire des cas, on pourrait même le suspecter de vouloir faire du prosélytisme pour assurer une postérité à son œuvre ou à sa chapelle.
En dépit de ces limitations évidentes, il me semble malgré tout possible de souligner la nature spécifique de ce que pourrait être la contribution d’un théoricien du récit à une élaboration didactique de l’outillage narratologique. Tout d’abord, rappelons que la scolarisation de la narratologie a été en grande partie le résultat de l’enthousiasme spontané des enseignants eux-mêmes, qui ont embrassé cette approche renouvelée des textes littéraires à une époque où la théorie du récit bénéficiait d’une grande visibilité sociale7. On peut donc supposer que le décalage entre la narratologie enseignée et la théorie du récit contemporaine est dû en grande partie à la perte de visibilité de ce champ de recherche en constante évolution, raison pour laquelle je ne manque jamais une occasion de répéter un mantra: la narratologie n’est pas et n’a jamais été un moment structuraliste de la théorie littéraire. Si l’affirmation peut surprendre, elle invite surtout à dépasser un aveuglement (ou une invisibilité, suivant l’angle adopté) qui conduirait à une naturalisation ou un figement des concepts enseignés.
Le premier devoir du narratologue devrait donc être de prendre son bâton de pèlerin et de rappeler, dans le domaine de l’éducation et de la didactique, que la théorie du récit est née d’un intérêt pour toutes les formes médiatiques de la narrativité (pas seulement pour la littérature8), qu’elle est toujours bien vivante et que ses évolutions récentes sont porteuses de potentiels pour l’enseignement du français. Le travail de scolarisation pourrait alors reposer essentiellement, comme ce fut le cas il y a une quarantaine d’années, sur les épaules d’enseignants ou de didacticiens curieux et désireux d’explorer ces nouveaux outils susceptibles de répondre à leurs besoins. Porter cette parole ne va cependant pas sans difficultés, car la perte de visibilité de la narratologie est également sensible dans un contexte académique en crise, qui continue d’accorder le privilège aux approches historiques. Il s’agit donc d’intervenir aussi bien dans le domaine de la formation initiale des enseignants, en luttant sur le terrain des études académiques pour défendre la place des approches théoriques de la narrativité et de la fiction, que d’agir par le biais de formations continues en collaborant aussi étroitement que possible avec les lieux de formation pédagogiques.
Une autre raison qui pourrait justifier l’intervention d’un narratologue est lié à un aspect plus symbolique, à savoir l’extrême déférence envers quelques figures titulaires de la narratologie, en particulier Gérard Genette. Les entretiens que nous avons menés dans la phase préparatoire de notre enquête ont souvent fait ressortir la forte impression laissée par la lecture de Figures III, voire le fait que cette référence est la seule qui soit encore proposée dans le parcours de formation des enseignants, et parfois dans celle des élèves sous la forme d’extraits choisis:
J’étais une enthousiaste de la narratologie, j’étais éblouie par Figures III – j’ai fait mes études dans les années 80, hein, donc c’était vraiment une découverte géniale, et puis peut-être… pas une facilité, mais quelque chose qui est rassurant, qui est assez rassurant pour le prof.
Je connais les outils de Genette, principalement, et s’il y a eu de nouvelles choses, enfin tout ce qui vient après, je suis assez ignorant, parce que ma formation à l’université était, il me semble, surtout centrée là-dessus, en narratologie9.
L’indéniable puissance descriptive de ce modèle théorique et l’élégance du style de son auteur10 risquent ainsi d’induire une attitude de déférence excessive envers les typologies genettiennes, qui ont été largement adoptées par les milieux scolaires, tout en engendrant parfois des difficultés interprétatives liées à des phénomènes mal circonscrits ou abordés exclusivement dans une perspective classificatoire, en laissant dans l’ombre une réflexion sur les fonctions discursives des dispositifs identifiés. Or, s’il partage la même admiration, le narratologue sait quant à lui qu’il n’y a pas une seule notion introduite par Genette dans cette œuvre majeure qui n’ait fait l’objet de critiques ou de débats, parfois assez féroces11. Son rôle pourrait alors être de rappeler cette évidence: les typologies genettiennes ne représentent qu’un état de la question, une approche des phénomènes narratifs parmi d’autres concurrentes, et il n’est pas absolument certain qu’elle soit toujours la plus efficace quand il s’agit de discuter dans la classe de français du statut du narrateur, du régime de focalisation, de la construction temporelle d’un récit ou de sa mise en intrigue.
Il ne s’agit pas ici de céder à un simple effet de mode, mais simplement rappeler le statut historique de toute notion théorique et la nécessité de penser l’outillage scolaire au plus près de ses finalités et de ses usages. Le rôle essentiel d’un chercheur qui s’inscrit dans le champ de la narratologie consiste alors à rappeler que sa discipline est perfectible et que personne, aussi charismatique soit-elle, ne peut prétendre avoir élaboré un modèle définitif et parfait de la narrativité (ce qui serait un cas unique dans l’histoire des sciences humaines). Il y a toujours moyen de saisir le phénomène sous un autre angle, d’en révéler des aspects différents, voire de mettre au jour des problèmes de conceptualisation et des manières plus exactes (ou, disons, plus intéressantes, c’est-à-dire utiles) de rendre compte du fonctionnement d’un récit.
Un narratologue pourrait ainsi s’adresser aux usagers de sa boite à outils en leur prodiguant quelques conseils: par exemple si vous cherchez un outil qui vous permette de montrer comment le langage verbal produit un effet de subjectivation de la représentation en ancrant un récit dans le point de vue d’un personnage, alors vous feriez peut-être mieux de recourir à la conceptualisation stylistique de ce phénomène que propose Alain Rabatel (1998) plutôt que de vous appuyer sur la triple focalisation telle que définie par Gérard Genette. En revanche, si vous voulez montrer comment un récit peut créer un effet de suspense en informant le lecteur d’un danger ignoré par le protagoniste, ou comment il peut, alternativement, susciter de la curiosité en mettant en scène un personnage détenant des secrets, alors la typologie genettienne sera la plus efficace. Et si vous voulez jouer sur les deux tableaux, alors rien ne vous empêche d’articuler ces deux approches très différentes, mais peut-être aurez-vous alors besoin de recourir à une synthèse de ces deux modèles. Et si le besoin se fait sentir d’élargir la réflexion à la représentation de la subjectivité dans d’autres médiums que le texte littéraire, alors le cadre conceptuel offert par la narratologie transmédiale sera probablement le plus approprié, ce qui exigera quelques efforts de décentration des modèles logocentriques hérités du structuralisme (Baroni, 2016a).
Ce qui est en revanche assez questionnant pour un narratologue, c’est de constater que l’enseignement de la perspective narrative puisse avoir été identifiée depuis des lustres, par les enseignants aussi bien que par les didacticiens12, comme posant problèmes, sans que les ressources pour y remédier, pourtant disponibles depuis plusieurs décennies, ne soient mobilisées. Ce questionnement ne met pas en cause l’attitude des enseignants – qui remédient souvent, avec beaucoup d’ingéniosité, aux défauts de la théorie dont ils ont hérité durant leur formation initiale – ni celle des didacticiens – auxquels il n’est pas demandé de transposer les dernières théories à la mode, mais de décrire les pratiques effectives et de mettre au jour leurs logiques propres –, mais il invite surtout les narratologues eux-mêmes à s’impliquer dans les débats portant sur les usages scolaires de leurs modèles théoriques pour tenter de trouver des solutions pragmatiques en échangeant avec les acteurs qui président à la scolarisation des savoirs disciplinaires, qu’il s’agisse de praticiens, de formateurs, de prescripteurs ou de créateurs de manuels...
Reste qu’il n’est pas facile de cibler les objets pour lesquels une intervention est nécessaire, ni de définir précisément comment on passe de la réélaboration d’une théorie à sa mise au service de l’enseignement. Sur ce dernier point, il me semble que l’effort que devrait fournir le narratologue – parmi d’autres interventions émanant des enseignants, des didacticiens, des prescripteurs, etc. – consiste à penser la manière dont une notion théorique, généralement instable et soumise aux débats contradictoires de sa discipline, est susceptible de se transformer en outil-concept pour l’enseignement, de sorte que sa définition et sa dénomination se stabilisent (au moins provisoirement) tout en se soumettant à une finalité explicitement liée à des usages déterminés par des enjeux disciplinaires (Schneuwly, 2000; Reuter, 2013).
Ce processus qui conduit de la notion théorique à l’outil-concept pour l’enseignement dépend d’une élaboration didactique qui ne peut reposer entièrement sur les épaules du narratologue, dans la mesure où son action doit être orientée par des enjeux externes à son champ de recherche. Il ne s’agit pas d’un processus descendant qui consisterait à simplifier des savoirs de référence pour les rendre assimilables en contexte scolaire. Il s’agit, au contraire, de partir des besoins du terrain, de l’identification de manques ou de difficultés, pour fournir ensuite des solutions basées sur des outils-concepts forgés sur mesure pour des usages scolaires avérés. Il faut également être à l’écoute des solutions construites par les enseignants eux-mêmes et rester ouvert à des réélaborations conceptuelles ou des reconfigurations terminologiques fondées sur leurs expériences.
Quant à la manière de cibler les objets concernant lesquels une intervention est prioritaire, plusieurs voies sont possibles. La plus simple consiste à demander aux enseignants quels éléments de l’outillage narratologique leur paraissent incontournables tout en leurs posant des difficultés. Si ces difficultés ont aussi été identifiées dans les théories de référence et si des alternatives existent, alors une didactisation de ces nouveaux modèles pourrait être proposée, tout en portant attention aux solutions élaborées sur le terrain, quand ces dernières existent. En ce sens, il pourrait aussi être utile d’interroger les enseignants sur le rendement qu’ils attribuent à tel ou tel aspect du récit, avec parfois des jugements assez contrastés, à l’instar de ces deux enseignants:
Je trouve que… un premier aspect, celui qui me vient tout de suite à l’esprit, c’est ce que fait Propp ou le schéma quinaire, c’est à dire qu’ils permettent de… la théorie permet d’aiguiller un nombre très important voire la majorité des œuvres. Parce que c’est applicable – le schéma du conte, il est applicable à la majorité des contes. Donc ça tout d’un coup, c’est intéressant, parce que c’est une théorie qui résume, en fait, et qui est applicable après dans la majorité des textes.
Alors le schéma narratif, mais j’en ai soupé, franchement. Ils [les élèves] en tirent rien…13
Dans ce cas, on constate qu’une notion dont l’intérêt repose sur son applicabilité à une très grande diversité de récits peut contraster avec la difficulté, pour une autre enseignante, d’en saisir l’intérêt lorsqu’elle est mise au service de l’interprétation. Dans ce cas, le rôle du narratologue pourrait être de signaler l’existence de modèles alternatifs, et de montrer quels usages potentiels peuvent en être tirés pour l’interprétation des récits. Si l’activité consiste à mettre en lumière une parenté entre un grand nombre de récits, ou de favoriser l’activité de «résumé», alors le «schéma quinaire» semble particulièrement approprié. En revanche, s’il s’agit de montrer comment un récit s’y prend pour nouer son intrigue et pour intéresser le lecteur, alors d’autres conceptualisation que le «schéma narratif» pourraient être proposées, à l’instar de l’approche de la mise en intrigue sous l’ange des mécanismes textuels présidant à la création de la «tension narrative» (Baroni, 2017a). Étant informés de ces alternatives, les enseignants pourraient simplement choisir le modèle le plus approprié aux finalités qui sont les leurs, et qui peuvent d’ailleurs différer sensiblement aux différents degrés de la scolarité et en fonction des objectifs de telle ou telle phase du cours.
Un autre aspect spécifique, déjà évoqué plus haut, concerne la question de l’élargissement des corpus étudiés au-delà des textes littéraires, et même au-delà des formes assimilables à une narrativité dite «monomodale» (Lebrun, Lacelle & Boutin, 2015). Sur ce plan, des enseignants amenés à aborder en classe un récit en bande dessinée peuvent se découvrir passablement désarmés face à la narrativité des récits graphiques. S’ils peuvent avoir tendance à se rabattre sur des notions narratologiques bien huilées, il n’est pas sûr qu’une typologie des narrateurs ou un modèle textualiste de la construction d’un point de vue se révéleront efficaces pour analyser une planche (cf. Schaer, 2023). Un effort de réarticulation transmédiale des notions narratologiques et la mise en évidence des effets des supports sur la forme des récits pourraient ainsi s’avérer nécessaire dès le stade de la formation initiale des enseignants.
Par ailleurs, s’il est relativement facile d’identifier les outils devenus incontournables, ceux qui se sont profondément ancrés dans les pratiques scolaires depuis des décennies quels que soient les difficultés inhérentes à leur maniement, il est en revanche beaucoup plus difficile de définir ceux qui font encore défaut, c’est-à-dire ceux qui manquent au répertoire des enseignants, sans que ces derniers n’en aient forcément conscience. Ainsi, quand on les interroge sur les lacunes de la théorie narrative, certains enseignants ne peuvent que se questionner sur l’existence de notions hypothétiques, à l’instar de cet enseignant:
Je pense qu’une grande difficulté des élèves, c’est l’ironie. De comprendre des fois les distances que l’auteur crée avec ou entre son personnage, ou le fait qu’il faut pas prendre de manière littérale… Alors je pense que s’il y avait des outils pour comprendre ce genre de distances, ça m’aiderait beaucoup14.
Une manière simple d’élargir le domaine des outils-concepts dont la valeur scolaire est plus ou moins garantie pourrait consister à élargir le spectre de l’enquête de terrain à des enseignements qui s’inscrivent dans d’autres langues ou cultures, dont certaines s’appuient sur des traditions narratologiques très différentes mais aussi durablement ancrées dans les pratiques scolaires. Les enseignants de français ignorent souvent que l’outillage narratologique de leurs collègues anglophones ou germanistes diffère profondément du modèle genettien, lequel parait si familier qu’il a fini par se naturaliser. À côté des narrateurs homo- ou extra-hétérodiégétiques, il existe ainsi des personnages-réflecteurs, des narrateurs auctoriaux ou non fiables, et même des auteurs implicites, qui font partie de la vulgate enseignée dans la formation initiale des enseignants d’allemand ou d’anglais15. Ce n’est pas le moindre des résultats de notre enquête que d’avoir constaté par exemple que les notions d’auteur implicite et de narrateur non fiable – qui permettent précisément de décrire les effets d’«ironie» ou de «distance» évoqués par l’enseignant que nous avons interrogé – sont pratiquement inconnues des enseignants de français dans les quatre pays que nous avons investigués, alors que cette approche est au cœur de la théorie anglo-saxonne initiée par les travaux de Wayne C. Booth (1983; 1977). Serait-il possible que les narrateurs francophones soient plus fiables que les autres? La question de la proximité ou de la distance entre les valeurs portées par l’écrivain et celles incarnées par son narrateur ou ses personnages serait-elle moins intéressante quand on lit Flaubert que quand on lit Nabokov? Il me semble qu’un tel décalage culturel mériterait pour le moins d’être identifié et problématisé dans la formation initiale ou continuée des enseignants.
Sur la base de ces différentes stratégies, il me semble possible de dégager quelques pistes susceptibles d’améliorer l’ergonomie de l’outillage narratologique pour le mettre véritablement au service des besoins des enseignants et des élèves. Sans entrer dans le détail de propositions encore en chantier, je dresserai ci-dessous un inventaire provisoire de quelques lieux d’intervention susceptibles de renouveler la narratologie scolaire en répondant aux besoins du terrain. Sans surprise, on retrouvera les grandes catégories narratologiques dont l’ancrage scolaire est le plus fort, notamment les catégories genettiennes de la voix (problématiques liées à la figure du narrateur), du mode (problématiques liées à la perspective narrative) et du temps (reconfiguration temporelle de l’histoire par le récit), mais aussi les notions d’intrigue et de personnage, qui entrent en correspondance avec certains des schémas la plus enseignés («schéma narratif» de Larivaille et «schéma actantiel» de Greimas). Pour chaque catégorie, j’indiquerai quelques évolutions possibles, en les associant à quelques références incontournables et, quand cela est possible, à des synthèses de ces travaux que j’ai proposées en vue d’en faciliter la scolarisation:
- Narrateur: en ce qui concerne la catégorie du narrateur, il pourrait être utile de considérer cette instance comme un élément optionnel du récit (Patron, 2009). Non seulement un film ou une bande dessinée peuvent s’en passer complètement, mais un récit mené à la troisième personne peut également faire l’économie d’un narrateur «scénographié» par le discours (Maingueneau, 2004). Le travail sur les traces énonciatives que laisse un éventuel narrateur permettrait de mieux articuler l’analyse de cette instance narrative avec ses manifestations verbales ou médiatiques. Définir le mode énonciatif du récit en s’appuyant sur les personnes de la narration (narration à la première personne vs. à la troisième personne, mais aussi éventuellement narration à la deuxième ou à la quatrième personne) pourrait aussi permettre de mieux saisir les spécificités de différentes manières de raconter. De toute évidence, la dichotomie entre intra- et extradiégétique est plus ou moins inenseignable en raison des confusions avec la dichotomie homo- et hétérodiégétique, alors que la notion d’enchâssement semble ne poser aucun problème conceptuel particulier. La question des «niveaux narratifs» devrait plutôt orienter la discussion sur les effets de transgression de ces niveaux liés par la figure de la «métalepse», aussi fréquente dans la littérature d’Ancien Régime ou contemporaine que dans la culture populaire (Wagner, 2002; Schaeffer & Pier, 2005; Klimek & Kukkonen, 2011; Lavocat, 2020). Par ailleurs, en se basant sur l’approche de Booth (1977), il pourrait être très productif d’introduire la problématique de la fiabilité du narrateur, et plus généralement, celle de la distance entre un auteur implicite, parfois ironique, et les différentes instances mises en scène par le récit (narrateurs et personnages), notamment pour aborder la littérature contemporaine (Wagner, 2016).
- Perspective (mode): Comme l’ont montré différents chercheurs (Jost, 1989; Paveau & Pecheyran, 1995; Niederhoff, 2001; Jesch & Stein, 2009; Baroni, 2021; 2023a), la focalisation genettienne semble particulièrement difficile à enseigner ou à manipuler pour analyser des récits, car sa théorisation amalgame des paramètres hétérogènes: a. les ancrages éventuels dans la subjectivité de différents personnages; b. des enjeux relevant d’une stylistique dite «de l’omniscience», face aux narrations dites «béhavioristes» ou «en flux de conscience»; c. l’orientation sélective du récit sur différentes parties prenantes de l’histoire et ses effets (empathie, focalisations multiples, etc.); d. l’extension du savoir mis à disposition du public quand on le compare à ce que savent différents personnages, dont dépendent différents effets de curiosité ou de suspense. D’un côté, pour faciliter les étayages interprétatifs par la mise en évidence d’indices formels, il pourrait être utile de mieux expliciter les procédés qui produisent un ancrage du récit dans la subjectivité d’un personnage, ce que Rabatel désigne comme la «construction textuelle du point de vue» (Rabatel, 1998) et ce que Jost (1989) rattache aux procédés audiovisuels d’ocularisation et d’auricularisation. Sur ce plan, il pourrait être utile également de sensibiliser les élèves aux spécificités médiatiques de ces processus de subjectivation de la représentation, par exemple en procédant à des comparaisons intermédiales entre cinéma et littérature, ou entre bande dessinée et littérature (Jost, 1989; Baroni, 2023a). Il peut aussi être utile de souligner les rapports étroits que l’on peut établir entre la dynamique de l’intrigue et différents régimes de savoir (restreint, équivalent ou élargi) ou de subjectivité (Baroni, 2017a; 2020a).
- Temps: les catégories liées au temps pourraient également être mieux articulées aux expériences immersives des lecteurs ou des spectateurs. En ce qui concerne les anachronies, on pourrait ainsi mieux distinguer, comme dans les études cinématographiques, le flashback (ou analepse «dramatisée») de l’analepse allusive (simple évocation du passé par un personnage ou par le narrateur), ainsi que les procédés stylistiques qui permettent un réancrage du récit dans le passé (Baroni, 2016b). On éclairerait ainsi une asymétrie entre l’analepse et la prolepse, cette dernière se limitant le plus souvent à une simple allusion à un futur possible ou avéré. Si le récit consiste bien à «monnayer un temps dans un autre temps» (Metz, 2013, p. 31), c’est surtout autour des anachronies «dramatisées» (flashbacks et flashforwards) ainsi que des changements de rythmes dans le récit que cette propriété des artefacts narratifs peut être explorée. L’opposition entre scène et sommaire devrait également être repensée sur la base de l’expérience immersive: tandis que la scène est une représentation qui nous replace dans la perspective temporelle de l’événement raconté, le sommaire se manifeste au contraire comme une narration distanciée, qui n’offre pas de points d’ancrage pour se représenter les événements dans l’actualité de leur développement (Baroni, à paraitre). Des travaux récents invitent aussi à repenser la question du «rythme» en se fondant sur les effets d’accélération et de ralentissement qui découlent d’une certaine organisation formelle du récit. Kathryn Hume a ainsi montré qu’un effet d’accélération du roman contemporain peut, paradoxalement, découler d’un effacement des sommaires (Hume, 2005), similaire à une succession rapide de plans courts dans le montage d’un film.
- Intrigue: le succès scolaire de la notion de schéma narratif fait écran à des formes alternatives d’organisation séquentielles des récits. Ce découpage de l’histoire en cinq phases, dérivé des travaux de Paul Larivaille (1974) et popularisé par la linguistique textuelle de Jean-Michel Adam (1997), demeure de toute évidence très utile pour soutenir des opérations de compréhension ou de résumé, ainsi que pour structurer la production de récits en donnant un cadre pour déterminer les actions principales qui constitueront la trame de l’histoire. En revanche, l’approche par la mise en intrigue permet de saisir des procédés narratifs visant à créer une tension dans la lecture (Baroni, 2017a; 2020b), offrant ainsi une approche susceptible d’articuler l’analyse des mécanismes textuels, graphiques ou audiovisuels avec la production d’un intérêt narratif. Il importe donc de clairement différencier trois manières très différentes d’envisager la séquence narrative: 1. comme trame de l’histoire (schéma narratif); 2. comme passage narratif contrastant, par exemple, avec la description ou le dialogue (séquence textuelle); 3. comme mise en intrigue par la création d’une tension lorsque le public progresse dans le récit (Baroni, 2020a; 2023b). Étudier la mise en tension du récit permet non seulement d’éclairer les actions racontées, mais aussi de mesurer leur valeur en les comparant avec les virtualités qui se dégagent du fil de l’histoire. Les possibles narratifs engagent non seulement un désir de progression vers le dénouement, mais ils soulèvent aussi des enjeux éthiques pour les personnages engagés dans des événements inextricables (Laugier, 2006; Baroni, 2023b).
- Personnage: il ne fait guère de doute que les personnages ne sauraient se limiter aux rôles actantiels qu’ils endossent dans l’intrigue. Parmi les pistes les plus intéressantes, il y a naturellement l’approche de Vincent Jouve sur l’effet du personnage, qui ménage une place fondamentale aux fonctions de support pulsionnel et d’identification (Jouve, 1992). Un cadre conceptuel potentiellement productif pour l’enseignement pourrait aussi être emprunté aux travaux du narratologue américain James Phelan, qui distingue trois fonctions fondamentales pour les personnages: la fonction mimétique (épaisseur, crédibilité du personnage envisagé comme personne), la fonction synthétique (prise en compte du rôle du personnage dans l’intrigue, lequel recouvre, entre autres choses, les rôles actantiels) et la fonction thématique (le personnage en tant que porteur de valeurs ou de symboles) (Phelan, 1989). D’une manière générale, il peut être utile de rappeler que l’épaisseur, mais aussi la relative opacité ou l’imprévisibilité d’un personnage sont des éléments essentiels de l’intérêt qu’on leur porte (Baroni, 2017a, p. 85-90; 2017c). Enfin, c’est évidemment en prenant le personnage au sérieux, c’est-à-dire en le considérant comme étant davantage qu’un simple «signe», qu’il devient possible de lui associer des enjeux de nature éthique, restituant ainsi à l’interprétation des formes narratives son plein potentiel pour une «éducation morale» (Laugier, 2006).
Si l’une ou l’autre de ces propositions devait susciter l’intérêt des enseignants, il faudrait alors procéder à une conceptualisation des propositions théoriques jugées en phase avec les finalités de l’enseignement du français, c’est-à-dire à une réduction du caractère instable de notions encore débattues dans le champ de la narratologie de manière à en fixer la terminologie et à produire des définitions intelligibles pour les élèves. Il y a de fortes chances que ce travail d’élaboration didactique soit le fait des enseignants eux-mêmes, pour autant qu’ils estiment que l’effort en vaut la chandelle. Ils sont en effet les mieux placés pour répondre, par exemple, aux questions relatives aux progressions curriculaires: faut-il commencer en fournissant des outils spécifiquement profilés pour l’enseignant, de sorte que ce dernier soit en mesure de sensibiliser les élèves aux enjeux narratologiques dès les premiers cycles, sans pour autant faire de ces outils des objets d’enseignement? Faut-il envisager des terminologies différenciées entre les degrés du secondaire 1 et du secondaire 2? Quel sont les outils-concepts les plus essentiels, ceux qu’il faudrait introduire en premier et ceux qui devraient être abordés ultérieurement? La métalepse et la narration à la deuxième personne doivent-ils être enseignés avant le stade de la formation post-obligatoire ou académique?
Du côté du narratologue, le problème tient surtout à la manière de faire entendre ses propositions, ce qui passe avant tout par la défense de la place de la théorie du récit dans la formation initiale et continuée des enseignants. Il faudrait également pouvoir entamer un dialogue autour des prescrits, proposer de nouveaux manuels, impliquer didacticiens et enseignants pour élaborer et mettre à l’épreuve de la classe ces nouveaux outils-concepts et évaluer leurs effets sur la formation des élèves. J’ajoute que cette épreuve du terrain est une chance extraordinaire pour la théorie elle-même, dans la mesure où les modèles narratologiques, la plupart élaborés dans une démarche purement hypothético-déductive, ont trop rarement été confrontés à des tests empiriques, de sorte que leur validité demeure le plus souvent douteuse. Pour ma part, c’est souvent lorsque j’étais confronté à ma perplexité d’enseignant ou aux résistances de mes étudiants que j’ai réalisé la nécessité de faire évoluer la théorie (je précise: faire évoluer non seulement la théorie enseignée, mais la théorie elle-même, dont on découvre les aspérités). Ainsi que le suggère Karl Canvat, le renouvellement des modèles narratologiques pourrait donc bien impliquer une confrontation plus étroite avec les pratiques scolaires:
L’applicationnisme est la forme que prend ordinairement la transposition didactique lorsqu’elle adopte un mouvement descendant. L’implicationnisme est la forme qu’elle prend lorsqu’elle injecte dans les savoirs enseignés de nouveaux savoirs issus des savoirs de référence, mais aussi qu’elle met ces nouveaux savoirs en relation avec les pratiques scolaires, voire que celles-ci interrogent les savoirs de référence et les incitent à se renouveler. (Canvat, 2000, p. 64)
Par ailleurs, le théoricien du récit ne peut demeurer entièrement sourd aux critiques qui ont été formulées envers sa discipline, parfois mêmes relayées par certains narratologues de la première heure (Todorov 2007); mais plutôt que de se défendre en affirmant qu’il serait dommage de «jeter le bébé avec l’eau du bain» (Reuter, 2000, p. 7), il pourrait être intéressant de tenter de mieux comprendre ce qui constitue la résilience de l’appareil narratologique en dépit des reproches qui lui sont adressés depuis une bonne vingtaine d’années16. En outre, il faudrait explorer les éventuelles convergences observables entre l’évolution de la didactique du français et les changements qui ont affecté parallèlement la théorie du récit, qui se présente aujourd’hui sous une forme assez éloignée du modèle structuraliste. Cette comparaison pourrait ainsi faciliter le repérage des modèles théoriques en phase avec les enjeux actuels de l’enseignement du français, que ce soit en mettant en lumière les mécanismes qui président aux expériences immersives, esthétiques et éthiques des lecteurs, en montrant comment l’étude des textes narratifs permet de mieux comprendre le fonctionnement du langage verbal ainsi que celui d’autres médias (le théâtre, la bande dessinée, le cinéma, voire le jeu vidéo…), ou qu’il s’agisse simplement de contribuer à un enseignement explicite, l’outillage narratologique ayant au moins la vertu d’objectiver les procédures par lesquelles il est possible d’interpréter un texte narratif.
Je pense que sans un changement profond de la réputation de la narratologie dans les domaines des études littéraires, de la didactique et de l’enseignement du français, tout changement de fond demeurera impossible. L’image figée d’une discipline qui a fait son temps, continue souvent de faire obstacle à l’exploration du potentiel des modèles actuels. Seule la construction d’un véritable dialogue interdisciplinaire fondé sur la reconnaissance de l’existence d’une narratologie contemporaine (qu’on acceptera d’appeler «postclassique» si cela contribue à faire comprendre qu’il existe autre chose que les typologies structuralistes des années 1960-1970) pourra ouvrir un horizon pour une amélioration de l’outillage narratologique dans la classe de français. Pour terminer sur une note optimiste, on peut entrevoir un signe encourageant dans le fait que la 24ème rencontre des chercheurs en didactique de la littérature ait récemment choisi comme thématique «les territoires de la fiction», son appel à contribution mentionnant trois fois la narratologie, non pour en dénoncer des dangers, mais pour envisager l’apport des «outils de la narratologie post-classique».
Références
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Pour citer l'article
Raphaël Baroni, "Comment un théoricien du récit pourrait-il contribuer à améliorer l’outillage narratologique scolarisé?", Transpositio, n°6 Les outils narratologiques pour l'enseignement du français : bilan et perspectives, 2023https://www.transpositio.org/articles/view/comment-un-theoricien-du-recit-pourrait-il-contribuer-a-ameliorer-l-outillage-narratologique-scolarise
Voir également :
Du scepticisme à l’optimisme: penser les contenus d’enseignement
En 1977, dans son ouvrage sur l’histoire de la grammaire scolaire au XIXe siècle, qui faisait suite à sa thèse, André Chervel consacrait un court dernier chapitre (p. 255-274) à «la grammaire scolaire depuis un siècle», qu’il concluait par une petite section (de quatre pages) sur «la grammaire dite “moderne”». Voici ce qu’on peut lire, à la toute fin de cette section(p. 273):
Du scepticisme à l’optimisme: penser les contenus d’enseignement
En 1977, dans son ouvrage sur l’histoire de la grammaire scolaire au XIXe siècle, qui faisait suite à sa thèse, André Chervel consacrait un court dernier chapitre (1977: 255-274) à «la grammaire scolaire depuis un siècle», qu’il concluait par une petite section (de quatre pages) sur «la grammaire dite “moderne”». Voici ce qu’on peut lire, à la toute fin de cette section (1977: 273):
Que restera-t-il, dans dix ou vingt ans, de l’actuelle grammaire moderne? Aura-t-elle, comme certains le pensent, laissé la place à un enseignement beaucoup plus «scientifique»? Ou s’effacera- t-elle graduellement en laissant à l’enseignement scolaire quelques souvenirs de son passage, comme les groupes nominaux et les niveaux de langue? Il est un peu tôt pour le dire. Mais l’histoire de la grammaire scolaire incite à la circonspection.
Ce propos témoigne – en creux – d’une époque: deux ans plus tard devait paraitre le livre d’Hélène Romian, Pour une pédagogie scientifique du français (1979), à la fin d’une décennie marquée à son début (1971) par la publication d’un «Plan de rénovation» visant, comme le proclame son introduction, «à fonder plus scientifiquement la rénovation profonde de cet enseignement que de nombreux pionniers de la pédagogie moderne avaient, il faut le dire, déjà entreprise1». Dans cette proclamation d’un document issu d’une «commission de rénovation de la pédagogie pour le premier degré» en France2 comme dans le titre de l’ouvrage d’une de ses membres les plus ardentes, résident quelques ingrédients importants de l’esprit de la «rénovation» de l’époque, qui a concerné de nombreux pays francophones: d’abord, il est réputé nécessaire de rénover l’enseignement; d’autre part, les enseignants, majoritairement, ne le font pas (seuls les pionniers s’y emploient, il faut le dire); par ailleurs, les contenus ne sont pas scientifiquement fondés, puisque leur rénovation doit l’être; enfin, il existe une science qui soit susceptible de fonder les contenus. Une telle conception est celle d’une époque, qui ne concernait pas que le primaire, mais aussi le secondaire, dans le sillage des travaux de la Commission Pierre Emmanuel3.
C’est dans ce contexte de forte incitation et d’adhésion à la rénovation sur une base scientifique – celui de la naissance d’une nouvelle génération de didactique du français, selon Bronckart (19894) – que prend place le relatif scepticisme de Chervel. Et il n’est pas difficile de reconnaitre qu’il s’est avéré assez juste. Il me semble que, comme souvent avec cet auteur, son propos peut se généraliser et nous aider à nous interroger sur le devenir de tout savoir de référence rénové, dans quelque domaine de connaissance que ce soit, y compris la narratologie, qui ne manque pas d’accointances avec la grammaire.
J’ouvre mon propos par un accès de scepticisme: la rénovation des contenus par une voie descendante semble avoir peu d’avenir; de ce fait, un projet qui envisagerait un «outillage narratologique» pensé dans une logique théorique pour supposer une amélioration de l’existant me semble ne pas pouvoir «répondre aux enjeux actuels de l’enseignement du français», pour reprendre les termes de l’appel à contribution de ces journées (Baroni dir. 2023). Et je crois qu’il faut encore se méfier de l’illusion qu’il y aurait à supposer possible d’améliorer les choses en modifiant le savoir disponible: certes, ce n’est pas la même illusion que celle de l’applicationnisme contre lequel la didactique s’est finalement construite, lequel pensait précisément suppléer aux manques scolaires, mais elle peut vite revenir…
Je poursuis cependant tout de suite par un accès d’optimisme, lié à la conception même du projet DiNarr, qui, dès le départ, s’est interrogé sur les liens possibles entre théorie de référence et pratiques d’enseignement: il ne s’agissait pas (seulement) d’interroger les insuffisances des contenus scolaires par rapport aux outils théoriques disponibles, ni de revisiter la théorie dans le (seul) but de faciliter la sélection et l’enseignement de savoirs scolaires. Le projet était plus ambitieux, car plus complexe: c’est sur l’esprit critique et la créativité des enseignants que se fonde le projet de penser une amélioration de la «boite à outils narratologique» (Baroni dir. 2020 – orthographe rectifiée). L’article récent de Baroni (2023) dans Recherches fait ainsi apparaitre comment l’ingéniosité des enseignants peut permettre à la fois de diagnostiquer les manques de la théorie et d’envisager, pour y suppléer, quelques «bricolages» – au sens de Lévi-Strauss (1962), adapté à l’école par Perrenoud (1983)5.
Il est de fait nécessaire de prendre en compte le processus de construction des savoirs scolaires, dans leur double conception, verticale et horizontale… J’entends par là, de façon commode et quelque peu caricaturale, les deux conceptions de la construction des contenus scolaires, qu’on pourrait qualifier plaisamment de transpositionniste et de créationniste, en référence aux conceptions issues des apports initiaux respectifs de Chevallard (1991 [1985], 1996) et de Chervel (1977, 1988, 1992). Ces auteurs dialoguent bien peu6, alors que nombre de didacticiens les font dialoguer – et c’est ce que je me propose de faire ici encore.
Figure 1
Schématisons ainsi (figure 1) la logique verticale de la transposition didactique, dans une version large qui concernerait tous les contenus (au sens de Daunay, 2015), au-delà des savoirs (savants ou experts, pour emprunter les termes respectifs de Chevallard 1985/1991, et de Johsua 1997), au-delà des savoir-faire ou autres pratiques sociales de référence (Martinand 1986). Ce schéma veut illustrer la transformation d’un contenu de référence en un contenu scolaire, du fait de contraintes propres au système d’enseignement, qui expliquent les phénomènes d’apprêt didactique (Chevallard 1991: 58), autrement dit de mise en texte (ibid.) du contenu.
On peut, tout aussi schématiquement, supposer que chaque changement de contenu de référence peut produire un changement de contenu scolaire, selon le même processus. Pour autant, une des caractéristiques du contenu scolaire est de garder, comme une empreinte, les traces des contenus scolaires antérieurs, qu’on y voie un processus de «feuilletage» (Veck 1994), de «sédimentation» (Schneuwly 2007), de «couches successives» (Chervel 1988), de «réemploi» ou de «recyclage» (Denizot 2013: 2687). Cette faculté de création de contenus «par l’école elle-même, dans l’école et pour l’école» (Chervel 1988: 66), que j’ai nommée plus haut créationniste représente la part horizontale du processus de construction des savoirs scolaires.
C’est du reste cette dernière qui peut expliquer la plasticité des contenus scolaires et qui explique, au moins en partie, le phénomène de transposition-transformation des contenus de référence – même si Chevallard, qui identifiait pourtant, dès le premier chapitre de son ouvrage, des «créations didactiques, suscitées par les “besoins de l’enseignement”» (1991: 39), n’établissait pas de lien entre ces dimensions transpositionniste ou créationniste. Or c’est ce lien que veut essayer de rendre la figure 2:
Figure 2
Bien sûr, une telle schématisation est discutable, ne serait-ce que parce qu’elle donne à penser un contenu de référence qui serait totalement intact, sans lien avec l’histoire de son élaboration ou avec le contexte de sa diffusion, négligeant que le processus de dogmatisation des savoirs s’observe dès leur phase d’élaboration, de la part des savants autant que des enseignants (Rumelhard 2011). À cet égard, rappelons que Guy Brousseau, d’un point de vue didactique, avait mis en avant la dimension communicative de la diffusion du savoir dans le monde savant, qui engendre notamment un travail de sélection (1986: 270):
L’organisation des connaissances dépend, dès leur origine, des exigences imposées à leur auteur par leur communication. Elle ne cesse pas d’être ensuite modifiée pour les mêmes motifs, au point que leur sens change assez profondément: la transposition didactique se déroule en grande partie dans la communauté scientifique et se poursuit dans les milieux cultivés (la noosphère plus exactement).
Il me semble cependant, malgré son imperfection, que cette schématisation permet de rendre compte du processus de construction des savoirs scolaires, compatible, je crois, avec l’analyse qu’en fait Nathalie Denizot (2013, 2021) à qui l’on doit la synthèse didactique la plus complète de ce processus, qu’elle appelle scolarisation et dont elle fait la source de la culture scolaire. Dans son dernier ouvrage (2021), elle montre avec une grande netteté les effets théoriques des conceptions principales (au premier rang desquels ceux dont s’inspirent mes schémas ci-dessus) qui ont contribué – y compris dans les discussions qu’elles ont suscitées et dans leurs avatars – à la compréhension didactique de la construction des contenus disciplinaires – même quand ces conceptions étaient issues d’autres champs théoriques que la didactique.
Pour en venir aux contenus qui nous concernent, les contenus narratologiques, ne seraient-ce précisément pas les modalités de construction des contenus disciplinaires scolaires qui expliquent le succès de la narratologie à l’école dans les années 1980 et qui peuvent aider à parier sur sa longévité dans les années qui viennent? Cela est assez vraisemblable, notamment parce que, dans sa fonction de «fabriquer de l“enseignable”» (Chervel 1988: 88), l’école se saisit assez facilement, en les modelant à sa manière, des savoirs qui peuvent se combiner à ceux qu’elle transmet déjà; et ce qui n’est pas exactement du savoir le devient vite, du fait même que le savoir est une «condition de “l’enseignabilité”», comme le dit Schneuwly (2014: 51), dans une référence implicite à Verret (1975) et pour argumenter dans le sens de la pertinence du concept de transposition didactique de savoirs savants au sens de Chevallard (1991).
Certes, a-t-on pu objecter, les savoirs ne font pas le tout d’une discipline comme le français, et moins encore de la littérature, comme se complaisent à le penser certains croyants en l’ineffable. Mais Bernard Schneuwly a montré que les objections faites au concept par ceux qui le jugeaient insuffisant pour rendre compte d’autres contenus, des savoir-faire aux savoir-être, ne tenaient pas au regard du principe scolaire suivant (2014: 51): si «tout enseignement vise en dernière instance toujours des savoir-faire, ou plus précisément vise à transformer la capacité d’agir dans des situations grâce à des savoirs utiles», il faut comprendre que
ces savoir-faire, ou plutôt ces manières d’être, de penser et de faire, pour devenir objet d’enseignement, passent nécessairement par une étape qu’on pourrait appeler de modélisation. Ce n’est jamais la pratique en tant que telle de l’écriture, du dessin, du chant ou du calcul qui devient objet d’enseignement, mais le savoir de l’écriture, du dessin, du chant ou du calcul. Pour être enseigné, un objet doit être su, sinon nécessairement dans le sens de savoir chanter au moins dans le sens de savoir ce qu’est chanter; sinon dans le sens de savoir écrire au moins dans le sens de savoir ce qu’est écrire.
Or que faire pour transformer un objet complexe comme la littérature en contenu(s) d’enseignement? Eh bien construire des savoirs… L’histoire littéraire avait parfaitement rempli ce rôle pendant près d’un siècle (et le joue encore) mais a subi une critique en règle dans les années 1960 et 1970, pour ce qu’elle charriait d’idéologie, comme les instruments pédagogiques qui l’accompagnaient: le «morceau choisi» et l’«explication de texte»; on ne reviendra pas sur cette histoire, maintes fois faite (pour une synthèse ancienne, voir Daunay 2007), mais il est intéressant de noter que ce n’était pas tant l’école qui était mise en cause que le savoir en jeu en amont de l’école, dont les contenus scolaires pouvaient être considérés comme le reflet: il était alors possible de poser soit que c’est à partir du «discours de l’école» que «se constitue, en fait, pour la plupart des usagers, la notion de littérature» (Kuentz 1972), soit que ce discours scolaire est révélateur d’une conception sociale de la littérature, largement partagée, jusqu’à l’université (Halté & Petitjean 1974). Mais, dans les deux cas, la question de la construction des contenus scolaires est négligée.
On peut supposer que c’est parce que l’histoire littéraire ne remplissait plus sa fonction de socle épistémologique légitime à une approche scolaire de la littérature que ce rôle a pu être rempli par un autre corps de savoir, opportunément apparu alors: la narratologie. Par la logique formaliste et taxonomique qu’elle autorisait (sans pour autant s’y réduire, malgré les critiques dont elle a été l’objet assez vite), par le lien étroit qu’elle entretenait avec les approches linguistiques (qui étaient précisément alors les référents théoriques de la rénovation du français), la narratologie a pu facilement s’imposer comme théorique de référence des contenus d’enseignement et d’apprentissage de la littérature au lycée, au collège et, plus tard mais avec force, jusqu’au primaire.
Mais elle a subi le destin que Chervel supposait à cette époque à la grammaire dite «moderne»: elle a disséminé ses contenus dans l’existant et s’est fondue dans la discipline telle qu’elle s’adaptait aux logiques contradictoires qu’elle connaissait alors – entre démocratisation des publics et origine élitaire des contenus, entre unification croissante du système scolaire et spécialisation accrue des enseignants du secondaire inférieur (le collège), entre transversalité grandissante et spécification des contenus des programmes.
Les rappels qui précèdent sur les modalités de construction des contenus scolaires évitent de prendre la position confortable mais ignorante d’un Antoine Compagnon dans Le Démon de la théorie (1998: 11):
La théorie s’est institutionnalisée, elle s’est transformée en méthode, elle est devenue une petite technique pédagogique souvent aussi desséchante que l’explication de texte à laquelle elle s’en prenait alors avec verve. La stagnation semble inscrite dans le destin scolaire de toute théorie […]. La nouvelle critique, même si elle n’a pas fait tomber les murs de la vieille Sorbonne, s’est solidement implantée dans l’Éducation nationale, notamment dans l’enseignement secondaire. C’est même probablement cela qui l’a rendue rigide.
Ce propos est athéorique non seulement par la reprise sans distance d’un propos de sens commun, que son ouvrage avait pour but pourtant d’interroger, mais aussi par la teneur nostalgique de sa description de l’aventure intellectuelle qu’il a cru vivre dans sa jeunesse8. Une telle position permet d’éviter d’avoir à se demander si les concepteurs des théories que privilégie Compagnon n’avaient pas eux-mêmes une certaine propension à la naturalisation des notions qu’ils élaboraient ou travaillaient.
Que va devenir la narratologie scolaire? Il est évidemment difficile d’en préjuger, mais il semble que rien n’empêche que son règne se poursuive. Un indice pourrait être la manière (contournée) dont elle est évoquée dans les nouveaux programmes des deux premières classes du secondaire supérieur en France (seconde et première du lycée); on peut lire en effet parmi les «aspects» que recouvre la «maitrise de la langue» (MÉN 2019):
L’acquisition d’un vocabulaire technique permettant de décrire le fonctionnement de la langue et des discours, en particulier le discours littéraire (connaissances linguistiques) et d’accéder à l’implicite. Ces connaissances linguistiques portent sur les classes grammaticales, les différents rapports qui s’établissent entre les mots au sein de la phrase et du texte, ainsi que sur les notions relatives au fonctionnement du discours littéraire. Elles sont adossées à des termes (métaphore, adjectif, subordination, focalisation, assonance, etc.) dont elles proposent des définitions.
Dans ce passage, il n’est pas fait mention explicite de la narratologie, mais il est question de faire acquérir aux élèves un «vocabulaire technique permettant de décrire le fonctionnement de la langue et des discours, en particulier le discours littéraire» et des «notions relatives au fonctionnement du discours littéraire», parmi lesquels peuvent prendre place les notions narratologiques. De fait, dans la courte liste illustrative des «termes» auxquels ces notions sont «adossées», on trouve la focalisation…
Certes, cette liste à la Prévert ramasse, sous la dénomination générique de «connaissances linguistiques», des concepts grammaticaux, rhétoriques et narratologiques, mais c’est précisément cet amalgame qui peut donner aux items de la liste une réelle destinée: accolés aux notions grammaticales, ils peuvent bénéficier du succès ancestral de ce contenu scolaire, même si l’insistance sur «l’étude de la langue au lycée» est une nouveauté dans les programmes du lycée français, en contrepoint d’une approche globalement historique et générique de la littérature.
Il n’est pas anodin que le seul concept proprement narratologique cité dans la liste soit la focalisation, dont Baroni (2023: 15 sq.) a montré le statut paradoxal: à la fois «l’acquis le plus important des études de narratologie pour l’explication des textes» (Bergez 2021: 38), mais dont la «belle carrière comme outil scolaire de lecture des textes littéraires» coexiste avec des «difficultés dans l’exploitation du concept par les enseignants et son maniement par les élèves», difficultés qui demandent à interroger la théorie comme sa version scolaire (Paveau & Pécheyran 1995: 72). Ces citations que fait Baroni rappellent que le destin scolaire d’un contenu ne dépend pas nécessairement de sa cohérence théorique ni de sa facilité de maniement pratique mais ressortit à des nécessités dont l’oubli peut être à la fois le motif et la cause d’échec de toutes les tentatives de bonne volonté, qui ressemblent bien souvent – pour emprunter les mots de Bernard Lahire (1993: 88) – à une entreprise d’«annulation magique des contraintes effectives».
Références
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Verret, Michel (1975), Le Temps des études, Paris, Librairie Honoré Champion.
Pour citer l'article
Bertrand Daunay, "Du scepticisme à l’optimisme: penser les contenus d’enseignement", Transpositio, n°6 Les outils narratologiques pour l'enseignement du français : bilan et perspectives, 2023https://www.transpositio.org/articles/view/du-scepticisme-a-l-optimisme-penser-les-contenus-d-enseignement
Voir également :
Introduction n°6: Pour une théorie du récit au service de l’enseignement
Le présent dossier trouve son origine dans une journée d’étude organisée en juillet 2023 à l’Université de Lausanne dans le cadre d’un projet de recherche financé par le fonds national suisse (n° 197612) intitulé «Pour une théorie du récit au service de l’enseignement». Cet évènement regroupait l’équipe qui porte le projet – le groupe DiNarr, pour «didactique et narratologie», qui inclut R. Baroni, V. Depallens, L. Mahieu, F. Moreno et G. Turin – ainsi que ses partenaires scientifiques – J.-F. Boutin, V. Capt, B. Daunay, N. Denizot, J.-L. Dufays et C. Gabathuler. Parmi le public, cette journée accueillait également Y. Vuillet et B. Védrines, qui participent à ce numéro.
Introduction n°6: Pour une théorie du récit au service de l’enseignement
Introduction
Le présent dossier trouve son origine dans une journée d’étude organisée en juillet 2023 à l’Université de Lausanne dans le cadre d’un projet de recherche financé par le fonds national suisse (n° 197612) intitulé «Pour une théorie du récit au service de l’enseignement». Cet évènement regroupait l’équipe qui porte le projet – le groupe DiNarr, pour «didactique et narratologie», qui inclut R. Baroni, V. Depallens, L. Mahieu, F. Moreno et G. Turin – ainsi que ses partenaires scientifiques – J.-F. Boutin, V. Capt, B. Daunay, N. Denizot, J.-L. Dufays et C. Gabathuler. Parmi le public, cette journée accueillait également Y. Vuillet et B. Védrines, qui participent à ce numéro. En amont de cette journée, l’équipe DiNarr avait mené une enquête portant sur la scolarisation de la narratologie impliquant le recueil de témoignages de témoins privilégiés ayant peu ou prou accompagné ce processus, et un recueil de données mené par L. Mahieu sous la forme d’un questionnaire en ligne auquel ont répondu plus de 500 enseignant·e·s du secondaire dans quatre pays francophones, les participant·e·s de la journée d’étude ayant été informé·e·s de nos premiers résultats.
Avant d’en venir plus précisément aux contenus des communications et des échanges ayant eu lieu durant cette rencontre et auxquels font écho les articles réunis dans ce numéro, il nous parait utile de présenter brièvement le projet dans lesquels s'inscrivent ces réflexions. Notre recherche se situe au croisement de la didactique du français et de la théorie du récit. En retraçant rapidement l’évolution de la narratologie parallèlement à celle de la didactique du français, le but sera de mettre en évidence un espace d’opportunités pour un renouvèlement de ce que nous appellerons la boite à outils narratologique. Par cette métaphore1, nous entendons définir un éventail de concepts issus de la narratologie, articulés entre eux et orientés vers un usage instrumental en contexte éducatif, que ce soit dans le cadre d’activités d’analyse, d’interprétation ou de production de récits. Nous évoquerons ainsi les liens qui peuvent être établis entre un outillage conceptuel issu des efforts de théorisation des récits, cette perspective étant ressaisie ici dans toute son épaisseur historique, et ses usages scolaires envisagés dans une perspective socioconstructiviste de l’apprentissage. À l’intérieur de ce cadre, l’objectif de notre recherche consiste à documenter l’histoire de la scolarisation de la narratologie, d’esquisser les contours des outils mobilisés dans les classes de français, de mieux connaitre leurs usages effectifs pour en évaluer l’ergonomie – autrement dit, l’efficience éducative – de sorte qu’il devient possible de réfléchir à la pertinence d’une éventuelle mise à jour de certaines ressources pour l’enseignement du français.
1. Du moment structuraliste de la théorie littéraire à la narratologie «postclassique»
La théorie du récit a pris son essor en France à la fin des années 1960 dans une atmosphère de contestation des approches traditionnelles basées sur l’histoire littéraire et la biographie des auteur·e·s. Elle s’est fondée notamment sur la redécouverte et la traduction des travaux des formalistes russes ainsi que sur la vogue du structuralisme en sciences du langage. En 1969, Tzvetan Todorov invente le terme narratologie pour décrire cette jeune «science du récit», dont le champ devait s’étendre bien au-delà du périmètre de la théorie littéraire, puisque cet acte de baptême est justifié par le constat que les récits se rencontrent «dans d’autres domaines qui pour l’instant relèvent, chacun, d’une discipline différente (ainsi contes populaires, mythes, films, rêves, etc.)» (Todorov 1969: 10). Cette discipline émergente s’est attachée dans un premier temps à décrire les «structures narratives» sous la forme de schématisations de l’histoire racontée (Bremond 1964; Adam 1984) et de typologies des modalités du «discours du récit» (Genette 1972) liées à la «voix» (théorie du narrateur), au «mode» (théorie de la focalisation) et au «temps» (théorie des rapports entre temps raconté et temps du discours).
Les concepts issus de ces travaux se sont rapidement institutionnalisés à travers leur adoption dans les classes de français, leur scientificité entrant en résonance avec un désir de réforme de l’enseignement traditionnel2. En revanche, au niveau de la théorie littéraire, la vague structuraliste est rapidement retombée pour faire place à de nouveaux paradigmes: théories de la réception, histoire culturelle, analyse du discours, sociologie de la littérature, etc. On pourrait ainsi avoir l’impression que la narratologie n’a représenté qu’un «moment structuraliste» dans l’histoire de la théorie littéraire, et que sa survivance actuelle se résume à un corpus limité de notions fossilisées que l’on rencontre dans différents lieux de formation visant une maitrise des codes du récit (cours de littérature, cours d’écriture scénaristique, formations marketing, etc.). À rebours de cette idée, il faut rappeler que la théorie du récit n’a jamais cessé d’évoluer: elle s’est surtout internationalisée et s’est diversifiée, ses multiples courants actuels se rattachant peu ou prou à une narratologie qui a été qualifiée de «postclassique» (Herman 1997; Prince 2008; Patron 2018). L’identité disciplinaire de la théorie du récit se définit aujourd’hui davantage par sa finalité (décrire les structures, les fonctions et le fonctionnement des récits) que par une méthode spécifique pour atteindre cet objectif. Des progrès significatifs ont ainsi été accomplis pour mieux articuler l’analyse raisonnée des formes narratives (exprimées par des schémas ou des classements typologiques) à leurs fonctions discursives et à leurs matérialisations médiatiques. Autrement dit, la narratologie contemporaine se préoccupe autant des formes invariantes dans lesquelles se moulent tous les «avatars» de la narrativité (Ryan 2006) que de la manière dont ces dispositifs donnent naissance à une expérience narrative en se fondant sur des spécificités médiatiques qui les caractérisent, évoluant vers ce que Marie-Laure Ryan et Jan-Noel Thon ont appelé une «media-conscious narratology» (Ryan & Thon 2014).
Par rapport aux approches de la période 1960-1970, qui visaient à décrire les structures des récits littéraires, ces nouvelles orientations ont permis d’étendre le champ de la recherche pour inclure l’étude d’artefacts non-littéraires ou non-verbaux. Ces approches permettent de mieux saisir les mécanismes engendrant l’immersion et le désir de progresser dans le récit, ainsi que les processus cognitifs qui en découlent: phénomènes de simulation mentale ou d’incarnation dans le plan de l’histoire, construction mentale du monde raconté, recyclage ou reconfiguration des stéréotypes culturels, anticipations sous forme de réseaux de probabilités ou de cadrages interprétatifs conditionnant la négociation des valeurs. Ces nombreux développements soulignent l’existence de compléments et parfois d’alternatives pour tous les concepts hérités de la période structuraliste.
2. La théorie du récit dans la didactique du français
Il y a une vingtaine d’années déjà, Yves Reuter rappelait, à un moment où elle commençait à faire l’objet de critiques assez virulentes3, que l’entrée de la narratologie dans les pratiques enseignantes s’est faite à une période antérieure à l’essor de la didactique du français, ce qui aurait eu selon lui quelques conséquences fâcheuses. Il souligne en particulier une dogmatisation de la théorie, une tendance à l’applicationnisme, des confusions notionnelles et une occultation des débats internes et externes à la discipline aboutissant à un figement des concepts (Reuter 2000: 10). Ce constat semble rejoindre en partie celui dressé par Antoine Compagnon, qui affirmait qu’à la suite de son intégration dans les pratiques scolaires, la théorie serait «devenue une petite technique pédagogique souvent aussi desséchante que l’explication de texte à laquelle elle s’en prenait alors avec verve» (1998: 11). Il faut noter cependant que, contrairement à Compagnon, Reuter explique que la logique d’un tel figement ne met pas en cause seulement l’école, mais les conditions mêmes de la transmission des savoirs initiaux à l’école. Ainsi que l’a montré Bertrand Daunay (2010), ce qui est en jeu dans cette différence, c’est la relation entre savoirs de référence et savoirs scolaires, les premiers étant un peu rapidement exemptés par Compagnon de leur responsabilité dans le figement de leurs propres concepts. Dans un article retraçant l’histoire de la didactique, Daunay rappelle que lorsqu’elles ont été introduites, ces méthodes «avaient le mérite d’adosser l’enseignement de la littérature à une approche scientifique des textes, au risque d’une illusion scientiste très vite dénoncée d’ailleurs par la plupart des acteurs de l’époque» (Daunay 2007: §75, italiques d’origine).
Le risque était grand dès le départ – il s’est notamment vérifié plus tard dans les manuels et dans les instructions officielles –, d’un surcroît de formalisme et de technicisme dans l’approche scolaire des textes littéraires et de la construction d’une nomenclature théorique, passablement hétérogène d’ailleurs, devenue et restée encore aujourd’hui incontournable – qu’il s’agisse particulièrement de l’analyse des structures du récit (du repérage du schéma narratif dès les premières années du primaire à l’étude structurale du récit dans les plus grandes classes, via Propp, Greimas, Barthes, Larivaille, Bremond, Adam, etc.), des modalités de la narration (via la narratologie de Genette, essentiellement), des caractéristiques formelles de la poésie (via les nombreuses études inspirées des principes de Jakobson) ou, pour clore une liste non exhaustive, du fonctionnement du texte théâtral (via Ubersfeld, particulièrement). (Daunay 2007: §80)
En réaction à ce «technicisme», la notion qui a renouvelé en profondeur la didactique de la littérature dès les années 90 est celle de lecture littéraire. Malgré la modélisation dialectique inspirée de Picard (1986) que Dufays et d'autres en ont proposée (Dufays, Gemenne & Ledur 2015), cette notion a parfois été naturalisée et réduite à une pratique lettrée soumise aux droits du texte, comme l’observent Daunay (1999) et Daunay & Dufays (2016). En complément à cette approche, certain·e·s didacticien·ne·s – en particulier Rouxel & Langlade (2004) – ont alors jugé nécessaire de la préciser en l’orientant davantage du côté de la subjectivité, l’accent étant mis sur l’agentivité et la diversité potentielle des expériences esthétiques du lecteur ou de la lectrice, au risque de faire basculer la notion vers une pratique idiosyncrasique. Au-delà de leurs divergences, ces travaux permettent de concevoir la lecture des récits comme unva-et-vient entre lectures participative et distanciée, et l’interprétation est envisagée comme une démarche essentiellement inductive et dialogique, au lieu de se fonder sur des procédures normalisées par des cadres imposés, parmi lesquels l’outillage narratologique apparait comme l’une des ressources les plus saillantes.
En dépit de ces limites imposées aux approches mobilisant la théorie du récit dans la classe de français, Reuter – qui a lui-même rédigé un ouvrage de vulgarisation de la narratologie maintes fois réédité (Reuter 2016) – suggérait de ne pas «jeter le bébé avec l’eau du bain» (2000: 7), mais plutôt d'aborder la question dans une perspective proprement didactique en se demandant: «Quels savoirs pour qui? (chercheurs? formateurs? enseignants? élèves?) et pour quoi?» (2000: 7). Daunay ajoute que
mettre en cause une entreprise de négation de certains rapports au texte littéraire n’est pas prôner un retour à un subjectivisme empiriste dans l’approche scolaire des textes littéraires: un danger guette toujours, qui est celui d’un empirisme spontanéiste, qui négligerait la nécessité didactique de la construction d’outils conceptuels pour la lecture. (Daunay 2007: 46-47)
En effet, dans le prolongement des recherches de Lev Vygotski sur le développement des fonctions langagières (2019 [1934]), de nombreux travaux en didactique du français se sont intéressés aux outils mobilisés dans l’apprentissage du français. Dans le cadre d’une approche socioconstructiviste (Schneuwly & Bronckart 1985), ces outils sont pensés comme des médiatisations socialement construites qui élargissent la capacité du sujet d’interagir avec son environnement, et l’apprentissage est alors conçu comme un processus d’intégration:
L’action de l’homme sur la nature, le travail, n’est jamais immédiate, mais médiatisée par des objets spécifiques, socialement élaborés, fruits des expériences des générations précédentes et par lesquels, entre autres, se transmettent et s’élargissent les expériences possibles. […] Un outil médiatise une activité, lui donne une certaine forme. Mais ce même outil représente aussi cette activité, la matérialise. Autrement dit: les activités ne sont plus seulement présentes dans leur seule exécution. Elles existent en quelque sorte indépendamment d’elles dans les outils qui les représentent et par là-même signifient. L’outil devient ainsi le lieu privilégié de la transformation des comportements: explorer leurs possibilités, les enrichir, les transformer, les compléter sont autant de manières de transformer l’activité qui est liée à leur utilisation. L’existence matérielle, extérieure des médiateurs de l’activité est le présupposé de l’élargissement des possibilités. (Schneuwly 2008: 15-16)
Dans une telle perspective, «la construction d’outils conceptuels pour la lecture» (Daunay 2007: 47), qu’incarne, entre autres, l’outillage narratologique, ne fournit pas seulement un étayage de l’interprétation sous forme de procédures objectivables, cette médiatisation s’inscrit également dans un processus de socialisation, de construction du sens et d’élargissement des capacités du sujet d’interagir dans un monde tissé de récits.
Les dérives scientistes ou applicationnistes que les didacticien·ne·s associent parfois à la théorie du récit ne sont donc pas imputables à l’outillage narratologique en tant que tel, mais à certains usages institutionnels ou disciplinaires et, c’est là que nous proposons d’intervenir, à un défaut d’ergonomie de tel ou tel outil en particulier appelant à sa reconceptualisation en s’appuyant sur les ressources offertes par les théories contemporaines de la narrativité. Mais de tels défauts ne pourront être corrigés que lorsqu’aura été reconnue la valeur potentielle de l’outillage en général, en tant que médiatisation permettant le développement de compétences interprétatives, critiques ou rédactionnelles, ainsi que nous y invitent dans ce numéro Yann Vuillet et Bruno Védrine. Cette valeur explique certainement l’étonnante résilience de la narratologie enseignée, laquelle semble inusable en dépit des critiques répétées dont elle a fait l’objet dans les milieux de l’éducation, ainsi que le constatent Bertrand Daunay et Nathalie Denizot dans leurs articles respectifs.
Mais, alors que de nombreuses recherches en didactique se sont penchées sur les outils langagiers ou informatiques, et même sur le mobilier dont il est fait usage dans la classe de français (Plane & Schneuwly 2000), elles négligent le plus souvent l’examen de la boite à outils narratologique, qui continue pourtant d’être largement utilisé par les enseignant·e·s, ainsi que le montre l’étude de terrain présentée dans ce numéro par Luc Mahieu. Dufays et Brunel déplorent ainsi, dans un récent état des lieux, «le peu d’impact visible chez les didacticien·ne·s des derniers travaux de la narratologie» (Dufays & Brunel 2016: 252) et ce constat suggère que les questions adressées à la narratologie il y a plus de vingt ans par Reuter n’ont pas encore trouvé de réponses satisfaisantes, voire qu’elles n’ont en réalité presque jamais été posées.
Cette absence de dialogue entre narratologie et didactique apparait d’autant plus regrettable si l’on considère les convergences entre sciences du récit et sciences de l’éducation. La revalorisation d’une lecture «au premier degré» (David 2014), qui ménage une place aux expériences immersives des lecteurs et à la dynamique d’une progression aimantée par la mise en intrigue, n’est plus jugée incompatible avec un travail scolaire sur la forme du discours, les idées de l’écrivain ou son contexte historique. Cette remise au premier plan d’un rapport à la littérature autrefois méprisé ou négligé entraine en même temps la nécessité de renouveler les outils à même de construire une réflexion sur les mécanismes narratifs qui sont à la base de l’immersion, de la consistance des univers narratifs ou de l’engendrement d’une tension narrative. Comme l’explique Jérôme David:
On comprend qu’il faille s’appuyer dans cette démarche sur des savoirs historiques, mais également narratologiques ou poétiques. On devine également ce qui nous manque encore en termes de ressources analytiques pour décrire adéquatement les diverses façons dont la littérature sollicite le lecteur, l’attire dans chacun de ses univers, le constitue en sujet d’une expérience esthétique et, surtout, lui propose une ontologie inédite et l’inscrit dans une communauté de lecteurs avant de prendre congé de lui après un nombre de pages fixé d’avance. Ces lacunes (savoirs encore exploratoires, transposition didactique embryonnaire) rendent presque impossible, à l’heure actuelle, la transmission scolaire d’un savoir en la matière. (Raison de plus, je crois, pour s’y atteler sans retard). (David 2014: §37)
Dans le cas présent, la «lacune» évoquée découle surtout d’un manque de visibilité et d’accessibilité des ressources existantes, puisque les narratologies d’orientation rhétorique, stylistique ou cognitiviste offrent un attirail conceptuel très riche pour décrire les mécanismes textuels présidant à l’immersion dans le monde raconté ou à la dynamique de la tension narrative (Phelan 1989; Rabatel 1998; Patron 2009; Baroni 2017b; Caracciolo & Kukkonen 2021). Si David appelle de ses vœux une théorisation des phénomènes impliqués par un rapport à la littérature «au premier degré», le principal obstacle à la transmission scolaire d’un tel «savoir» consiste donc plutôt en un défaut de transposition de concepts narratologiques déjà disponibles. Par ailleurs, à un second degré également, de nombreuses approches narratologiques alternatives aux approches structuralistes (par exemple les théorisations portant sur les textes possibles, la construction textuelle du point de vue, la fiabilité des instances narratives, la polyphonie ou les virtualités actionnelles) permettraient d’éclairer la nature équivoque, plurivoque ou justement parfois trop univoque des situations mises en scènes par les fictions, offrant des leviers pour mieux en saisir les soubassements argumentatifs et idéologiques.
Il faut ajouter enfin, ainsi que le soulignent notamment Monique Lebrun, Nathalie Lacelle et Jean-François Boutin (2012), que l’évolution du contexte médiatique invite à repenser les «compétences littératiées» faisant l’objet d’un travail scolaire. Jacques Migozzi résume ce renouvèlement dans la didactique du français de la manière suivante:
[C]ertaines recherches de grande ampleur menées depuis une dizaine d’années au Québec […] ont conduit à la stabilisation théorique (et à la reconnaissance institutionnelle via la création récente d’une chaire à l’UQAM) de la notion de «littératie médiatique multimodale», définie […] comme la capacité d’un individu médiaculturel à recevoir, interpréter, évaluer mais aussi élaborer, créer et diffuser des messages articulant de manière diversifiée les modes iconiques, linguistiques, gestuels et auditifs, autrement qualifiés de «multitextes». (Migozzi 2019: §19)
Sur ce point également, il nous semble que l’orientation transmédiale de la narratologie contemporaine permet de réfléchir à la transférabilité des compétences mobilisées en classe pour l’analyse et la production de récits littéraires, vers une meilleure compréhension des incarnations non-verbales de la narrativité (Baroni 2017a). Les approches transmédiales n’ont pas seulement étendu l’applicabilité des concepts à d’autres médias, mais elle a également permis d’éclairer les effets induits par la matérialité des supports sur la construction des récits, mettant par exemple en lumière les caractéristiques des formes sérielles ou déployées sur des supports visuels, audiovisuels, graphiques ou composites. Du côté de la narrativité verbale, cela a également permis d’intégrer de manière beaucoup plus conséquente les approches stylistiques, qui ont considérablement enrichi la compréhension de phénomènes aussi essentiels que la construction du point de vue (Rabatel 1998) ou le statut optionnel d’un narrateur verbal (Patron 2009).
3. Le dossier
Notre recherche vise en premier lieu à inventorier aussi précisément que possible le corpus des outils habituellement enseignés au secondaire I et II dans les classes de français comme langue de scolarisation, tout en documentant les difficultés ou les limites que rencontrent les enseignant·e·s quand ils ou elles tentent de s’en servir. Il s’agit aussi, dans un deuxième temps, d’envisager la possibilité d’une amélioration de l’ergonomie de l’outillage narratologique en le pensant au plus près de ses usages scolaires et des réalités du terrain de l’enseignement. Cette seconde étape, à laquelle est liée l’organisation de la journée d’étude évoquée plus haut, passe par la reconstruction d’un dialogue entre narratologues et didacticien·ne·s du français, en surmontant un cloisonnement disciplinaire qui a trop longtemps prévalu et en se fondant sur des témoignages avérés de praticiens de la boite à outils dont il s’agit de discuter de la pertinence. Le dossier présenté dans ce numéro constitue ainsi un premier jalon dans cette enquête et dans ce dialogue interdisciplinaire dont on peut espérer qu’il contribuera à construire une réflexion productive sur la narratologie enseignée.
Le premier volet de ce dossier est donc consacré à quelques «grand·e·s témoins», acteur·rice·s de la scolarisation de la narratologie, à qui nous devons l’honneur d’un partage d’expérience de première ligne. Bien que leurs parcours soient distincts, un aspect commun apparait pour la majeure partie de ces témoins ; aspect qui étonne s’agissant de personnalités que nous pensions solliciter pour leur participation essentiellement théorique à la recherche narratologique: nombre d’entre eux font valoir avant tout une expérience de terrain, d’enseignement au niveau secondaire, voire primaire, ainsi qu’au niveau des formations continues. On remarque aussi à quel point l’époque a changé et combien l’ancienne porosité entre les mondes de la recherche et de l’enseignement s’est réduite. Pour le dire avec les termes de Dumortier: «Trente ans plus tard, les “courroies de transmission” du savoir narratologique que sont les revues pédagogiques, les ouvrages de vulgarisation scientifiques, la formation en cours de carrière, les programmes, les manuels, les conseils de l’inspection se sont distendues ou ont tout bonnement disparu». Un tel constat confirme en partie la pertinence de notre projet, puisqu’il s’agit pour nous de réactiver ou de reconstruire de telles «courroies de transmission».
Pour ce qui est de leurs constats communs, les contributeurs et la contributrice de ce dossier tombent d’accord sur une série importante d’observations qui retissent le fil de l’histoire récente de la discipline. Tous·tes reviennent sur les raisons historiques de l’apparition et de la fortune scolaire de la narratologie, souvent associées à un enjeu politique de démocratisation du littéraire, à un dégout de la «doxa commentative» (Reuter) alors au centre des pratiques universitaires, et à la volonté de renouvèlement de l’enseignement qui accompagne mai 68. Dans cette logique, Tous·tes mettent en avant l’importance des revues, en particulier Pratiques.
Cette revue est perçue comme un poste d’observation privilégié permettant de retracer avec nuance l’entrée de la narratologie dans les programmes éducatifs. Si nos témoins reviennent sur le danger d’une théorisation qui apparaisse comme directement applicable à ces programmes, ils reconnaissent aussi que ce danger n’a pas toujours été évité. D’où la reconnaissance, généralement partagée, d’une mise en crise de la narratologie issue du structuralisme, via l’accusation de technicisme, et la forte présence dans les programmes de concepts tels que le schéma quinaire, le schéma actantiel, ou d’autres étiquettes facilement exportables. On trouve enfin, pour beaucoup de nos spécialistes, le rappel d’un idéal visant la libération de la parole des élèves, cette émancipation impliquant une utilisation réfléchie des concepts.
Pour ce qui est des constats individuels, on observe chez Jean-Michel Adam et Françoise Revaz l’importance et la prééminence de catégories attachées au récit (les «gradients de narrativité») plutôt que le récit en tant qu’objet – une objectification coupable de fournir des structures immuables et réutilisables à des fins douteuses: le révisionnisme des fake news, ou plus généralement la perspective d’un tout-récit qui menace d’englober l’ensemble de nos expériences en nous coupant de la saine distance dont nous avons besoin pour les appréhender.
Dans sa contribution, Jean-Paul Bronckart met en garde contre l’usage des méthodes classiques de transposition didactique (théorisée par Chevallard) face à un objet hétérogène, et donc non unifié. Il appelle de ses vœux un cadrage didactique renouvelé et pertinent de la narratologie.
Jean-Louis Dumortier pose quant à lui un regard nuancé sur le problème, presque toujours soulevé par ses collègues, de la technicisation de la narratologie scolarisée. Si le didacticien belge relève bien entendu les accusations de dérive formaliste adressées à la narratologie, il précise aussi les avantages et les conséquences de la scolarisation de ces techniques d’analyse. Selon lui, nombre de notions narratologiques sédimentées dans l’institution scolaire doivent leur longévité à leur inscription dans des oppositions binaires, les rendant facilement mémorisables, donc évaluables. Si la critique est évidente, elle se double aussi d’une réévaluation, voire d’une réhabilitation, de ces «moyens» de la formation littéraire si souvent conspués.
Par un regard historique très exhaustif orienté sur la revue Pratiques qu’il a contribué à fonder et dirige depuis bientôt cinquante ans, André Petitjean offre une ouverture passionnante sur un monde en partie disparu mais dont demeurent certaines survivances. Disparues sans doute les années où enseignement dans le secondaire, activités intenses à l’avant-garde de la recherche et activisme politique pouvaient se conjuguer harmonieusement. Mais heureusement, une réflexion sur les enjeux de l’enseignement du français reste actuelle, à l’heure où l’importance de la narratologie se mesure à celle de faire écrire: «il importe de donner aux élèves la possibilité de "faire" de la littérature et pas uniquement de la commenter».
Yves Reuter, quant à lui, rappelle que cet engouement propre aux années post-68 n’était pas propre à la théorie des textes et que la narratologie naissante travaillait sur ce plan en concurrence avec la philosophie ou la politique. Partageant en cela l’avis de Bronckart, il ajoute qu’il faudrait mieux parler d’«élaboration» plutôt que de «transposition» didactique, le modèle chevallardien ne convenant pas, car pouvant être suspecté d’applicationnisme. Mais il remarque également, comme Dumortier, que c’est le caractère relativement autonome des exemples de la première narratologie qui a valu à celle-ci sa fortune scolaire. En conclusion, il estime que la mauvaise réputation de la narratologie est d’autant plus regrettable que les récits restent plus que jamais au centre de l’enseignement littéraire.
Enfin Claude Simard, représentant le versant outre-Atlantique de cette série de témoignages, rappelle que l’importance historique de la narratologie à l’école trouve aussi son explication dans les programmes ministériels québécois. À l’époque comme de nos jours, les directives institutionnelles ont eu beaucoup de poids dans le développement des programmes. Simard préconise en conclusion un équilibre «entre l’intellect et l’affect» pour développer via l’étude de la littérature une conscientisation des phénomènes narratifs, dans un monde où notre besoin de récits n’est pas près de s’éteindre.
Pour présenter plus en détail ces entretiens, Luc Mahieu propose une introduction à ceux-ci et rappelle le dispositif adopté pour recueillir la parole de ces grand·e·s témoins. Forme synthétique des réponses proposées, cette contribution permet également de percevoir au fil de ces discours des lignes de convergence (notamment autour de l’importance attribuée à un contexte de changement de configuration disciplinaire et d’émergence de la didactique en tant que champ de recherche) et de divergence (retours réflexifs contrastés sur les rôles joués par ces acteur·rice·s ou évaluations diverses sur les notions narratologiques qui auraient pu connaitre un autre sort en contexte scolaire).
Afin de compléter ces regards sur le passé de la scolarisation des théories du récit, Nathalie Denizot partage un regard sur «l’aventure scolaire de la narratologie» au lycée. La chercheuse y exploite les instructions officielles françaises publiées depuis les années 1970, un corpus de manuels publiés entre 1984 et 2020, ainsi que les entretiens présentés ci-dessus. Cette analyse historico-didactique lui permet de montrer que la narratologie devient dans les années 1990 le cadre d’analyse hégémonique pour travailler le récit, et ce aux dépens des autres théories du texte et de la linguistique textuelle. Mais l’analyse parallèle des programmes et des manuels permet également de voir qu’après une présence explicite des notions narratologiques dans les prescrits (de 1987-88) et dans les manuels scolaires, suit, à partir de 2000-2001, une période durant laquelle la théorie du récit disparait des instructions officielles, alors que les outils narratologiques perdurent dans les méthodes d’enseignement en tant que «véritables savoirs disciplinaires, avec des définitions précises, des exercices pour s’exercer à leur emploi». Plongeant plus en profondeur dans les manuels, Denizot montre que la notion la plus présente est sans conteste celle de «point de vue», tout en précisant que l'institutionnalisation des catégories genettiennes autour de celle-ci s’accompagne d’un travail d’exercisation sur des corpus d’extraits majoritairement issus de la production romanesque du XIXe siècle, et plus précisément de certains auteurs, tels que Flaubert, Stendhal ou Zola, qui ont «justement contribué à l’histoire de la subjectivation du récit». Si la chercheuse s’intéresse également aux autres notions présentes dans les manuels – narrateur, schéma narratif, fonction des personnages, catégorie relatives à l’ordre du récit –, c’est pour remarquer qu’à de rares exceptions près (lesquelles intègrent quelques bandes dessinées), le travail d’exercice proposé sur les notions narratologiques se fait sur la base exclusive des textes littéraires, se conformant ainsi à une conception étroite du récit partagée par certains narratologues, dont Gérard Genette. Banalisée, restreinte à des corpus littéraires et des exercices «parfois un peu myopes et technicistes», la narratologie n’en est pas moins devenue, selon Denizot, «incontournable dans les manuels de méthode qui cherchent à "outiller" les élèves dans le travail sur les textes».
Après avoir scruté le passé scolaire de la narratologie, deux contributions permettent d’explorer le présent des pratiques enseignantes. Dans une synthèse des premiers résultats de son enquête, Luc Mahieu propose d’exploiter les données issues d’un questionnaire complété par 529 enseignant·e·s du secondaire (élèves de 12 à 18 ans) en Belgique, en France, en Suisse et au Québec. S’en dégage une «boite à outils» narratologique relativement partagée dans les pratiques enseignantes, même s’il faut constater quelques différences (notamment dans la terminologie, la fréquence d’utilisation des notions ou l’importance de celles-ci dans la réussite de l’épreuve finale) qui renvoient à des configurations disciplinaires elles-mêmes différenciées selon les pays. Les répondant·e·s français·es et suisses semblent ainsi accorder une place plus importante à l’outillage narratologique que leurs homologues belges et québécois·es, ce qui renvoie parallèlement, dans ces deux ensembles, à des places différenciées accordées à la littérature dans les cours de français (plus importante en France et Suisse). Au-delà des fréquences d’utilisation, le sentiment d’utilité associé aux notions d’analyse du récit a également été sondé, conduisant à la constatation (est-ce une surprise?) que 94% des répondant·e·s estiment utile ou très utile que leurs élèves soient ainsi formés sur le plan de la théorie du récit. Parmi les nombreux résultats obtenus permettant de dresser un état des lieux des pratiques actuelles, il est en revanche plus surprenant de voir que les enseignant·e·s n’estiment pas que les notions narratologiques et leur utilisation éloignent les élèves de la lecture-plaisir.
La question narratologique est également envisagée par Jean-Louis Dufays à l’aune du projet Gary, une enquête qui éclaire en particulier l’implication des enseignant·e·s et la performance de lecture des élèves concerné·e·s. Dans le cadre de ce projet, on a fait lire une nouvelle de Romain Gary à près de 2000 élèves encadrés par 70 enseignant·e·s. À partir de ces observations, Dufays constate entre autres que le travail sur la construction narrative du texte se présente comme une base très sédimentée dans les pratiques scolaires. Si, dans l’ensemble, les compétences de lecture apparaissent étayées par l’approche narratologique, les compétences interprétatives semblent moins sollicitées. Dans le second volet de sa contribution, Dufays préconise la mise en parallèle de la compréhension et de l’interprétation, envisageant les «outils comme moyens d’enrichir le sens plutôt que comme conditions d’accès à celui-ci». Il ajoute à ces observations qu’il serait nécessaire de prendre en charge la question de l’appréciation des récits, la validation du rapport affectif qui lie les textes aux élèves, même s’il reste difficile à évaluer, pouvant représenter un aspect essentiel du travail scolaire.
Enfin, les derniers contributeurs à ce dossier nous invitent à nous tourner vers le futur de la narratologie enseignée.
Bertrand Daunay propose une contribution en deux parties, oscillant comme son titre l’indique entre scepticisme et optimisme quant à la possibilité d’améliorer les pratiques enseignantes relatives à l’outillage narratologique. Dans un premier temps, il revient sur les processus de construction des savoirs scolaires en distinguant deux conceptions – l’une transpositionniste et verticale (Chevallard 1985), l’autre créationniste et horizontale (Chervel 1988) – qu’il propose de croiser pour mieux envisager les processus complexes de scolarisation qui finissent par constituer ce que Denizot (2021) appelle la culture scolaire. Ce cadre planté, Daunay s’attache plus particulièrement aux contenus narratologiques en voyant justement dans leurs modalités de scolarisation un facteur d’explication de leur succès: l’école se saisit en effet d’autant mieux, en les remodelant, «de savoirs qui peuvent se combiner à ceux qu’elle transmet déjà». La narratologie a donc pu remplacer l’histoire littéraire comme socle épistémologique légitime d’une approche scolaire de la littérature. Sur ces bases, s’il juge difficile de préjuger de l’avenir de la narratologie scolaire, Daunay estime que «rien n'empêche que son règne se poursuive», voyant un indice de la présence continuée de la narratologie à l’école dans un extrait d’un récent programme du lycée (2019) évoquant la nécessaire «acquisition d’un vocabulaire technique» et mentionnant explicitement la focalisation.
Raphaël Baroni s’interroge quant à lui sur les raisons pour lesquelles un théoricien du récit s’est mis en tête d’améliorer l’outillage narratologique scolarisé et sur la complexité de cette quête ardue, si ce n’est impossible. Dans ce retour réflexif sur son propre parcours, Baroni envisage certains acquis du projet DiNarr lancé voici deux ans, dont les premiers résultats ont été publiés dans des revues de didactique du français (Baroni 2023a; 2023b). Puisque se confirme à la fois la résilience de la narratologie dans les pratiques scolaires et les difficultés dans le maniement de certaines notions (voir la contribution de Luc Mahieu), il s’agit dès lors de mesurer quelles peuvent être les contributions spécifiques d’un narratologue pour améliorer «l’ergonomie de l’outillage narratologique pour le mettre véritablement au service des besoins des enseignants et des élèves». Dans cette perspective, Baroni estime que le narratologue doit a minima légitimer une remise en question salutaire des modèles hérités, qui ont été parfois sacralisés sous la figure tutélaire de Gérard Genette, et il peut aussi informer enseignant·e·s et didacticien·ne·s de l’existence de débats autour des modèles hérités et d’alternatives à ceux-ci. Il termine son article en dressant un inventaire des éventuels lieux d’intervention en passant en revue les notions traditionnellement enseignées et la manière dont elles pourraient être renouvelées: narrateur, focalisation, temps du récit, intrigue, personnage. Si ces propositions doivent aller à la rencontre du terrain de la classe et du monde de l’école en général (prescrits, manuels, formations initiale et continue des enseignant·e·s…), il espère qu’en retour, c’est la théorie elle-même qui en sera enrichie par cette confrontation avec les usages qui peuvent en être faits. Il regrette en effet que les modèles narratologiques, souvent élaborés dans une démarche purement hypothético-déductive, aient «trop rarement été confrontés à des tests empiriques, de sorte que leur validité demeure le plus souvent douteuse».
Yann Vuillet et Bruno Védrines partent du constat selon lequel la narratologie reste d’actualité à l’école. Reste à interroger son sens, qui pour eux est double: le développement intellectuel de l’élève et sa compréhension des émotions. Il s’agit d’abord de renverser la hiérarchie académie-école: ce n’est pas la seconde qui doit ses matériaux et leurs développements à la première, ce serait bien plutôt à la scolarisation de leurs théories que les universitaires doivent la vitalité de celles-ci. Et de procéder ensuite à une explicitation par le terrain scolaire, afin de tordre le cou aux idées reçues selon lesquelles enseigner les techniques d’analyse du récit serait le signe d’une autosatisfaction théorique. À rebours de cette idée, ils estiment qu’«il vaut mieux partir d’un réel état des choses, sous peine de rêver la réalité plutôt que la décrire». Les auteurs s’appuient sur le modèle élaboré par Lev Vygotski pour rappeler la valeur des «concepts» enseignés, en particulier narratologiques. Dans une telle approche, ils soulignent que la question émotionnelle n’est pas absente de l’apprentissage conceptuel, tout simplement parce que l’émotion se conceptualise aussi, ce qui permet de la conscientiser et de la partager. L’enjeu central, rappellent-ils en conclusion, consiste à «se départir de rapports plus ou moins spontanés où s’encourt toujours le risque de confondre l’objet que l’on souhaite décrire avec l’effet qu’il a sur nous».
Jean-François Boutin se propose quant à lui d’élargir les corpus enseignés pour y inclure les productions transmédiatiques, jusqu’ici peu traitées dans le contexte scolaire, la narratologie contemporaine pouvant servir de levier pour permettre ce désenclavement. La nécessité d’adopter de nouveaux outils aptes à rendre compte de la nature hybride de ces productions transmédiatiques se pose en particulier au Québec, où les programmes scolaires semblent encore fortement alignés avec une narratologie classique très verbo-centrée. Assouplir le rapport à la théorie du récit implique-t-il aussi de remettre en question nos propres méthodologies? L’auteur le suggère en quittant les rivages prudents de l’analyse critique pour mettre en scène un sujet empêtré dans le labyrinthe des fictions transmédiatiques. Il s’agit dès lors d’en appeler à une plus forte adaptabilité des concepts théoriques face à une réalité fictionnelle qui se présente de plus en plus sous la forme d’expériences hybrides, foisonnantes et ultra-immersives, qui se révèlent réfractaires à une analyse fondée sur des outils critiques traditionnels. En somme, le rapport distancié (on pourrait dire: moderne) au concept est aujourd’hui insuffisant pour rendre compte de telles expériences, qui doivent se munir d’outils – y compris narratologiques – capables de répondre de cette hybridité en l’intégrant.
4. En guise de conclusion
Si la narratologie cesse d’être un épouvantail dans le domaine des recherches en didactique de la littérature, c’est sans doute parce que l’on commence à s’intéresser sérieusement à la notion de «réputation», en observant que celle de la narratologie n’est peut-être pas assez bonne, tandis que celle de la littérature l’est trop. Comme le montrent de récents travaux (Ronveaux et Schneuwly, 2018, et jusqu’à l’intervention de Y. Vuillet et B. Védrines dans ce dossier), l’enseignement de la littérature a été longtemps conditionné par la réputation littéraire des textes enseignés, et par son corollaire d’une fausse universalité, naturalisée, conduisant à une collusion d’initiés. Le rééquilibrage que ces travaux appellent de leurs vœux, pour s’émanciper d’une «sacralisation» de la littérature (Meizoz, 2023), rejoint la nécessité de réévaluer la réputation de la narratologie. Sans un changement profond de l’image de ce domaine de recherche dans les études littéraires, la didactique et l’enseignement du français, tout changement de fond demeurera impossible. L’ambivalence de Tzvetan Todorov est révélatrice sur ce point, car, comme le rappellent certains articles réunis dans ce dossier, il n’est pas seulement l’un des pionniers de la narratologie, il est aussi l’auteur de La littérature en péril (2007), ouvrage qui cumule ce double déséquilibre réputationnel: celui d’une littérature sanctifiée et d’une narratologie conspuée. Et si le «péril» est justement reconnu par quelques-uns des contributeur·ice·s de notre dossier comme étant lié à cette «analyse structurale» dont Torodov fut l’un des promoteurs (Todorov 2007: 23), «la littérature» serait à plaindre selon lui à cause d’une approche qui la priverait de «sens»:
Le lecteur ordinaire, qui continue de chercher dans les œuvres qu’il lit de quoi donner sens à sa vie, a raison contre les professeurs, critiques et écrivains qui lui disent que la littérature ne parle que d’elle-même, ou qu’elle n’enseigne que le désespoir. (Todorov 2007: 72)
Or ce «sens» évoqué par Todorov semble aujourd’hui bien difficile à admettre de manière unilatérale. Il le justifie par un principe téléologique hérité de Kant, selon lequel toute production narrative s’apparenterait à «un pas obligé de la marche vers un sens commun, autant dire vers notre pleine humanité» (p. 78). Il semble bien, plutôt, que l’on ait affaire à un effet implicite et inavoué de connivence (Gabathuler, Védrines & Vuillet 2019), dont on ne peut se satisfaire comme d’un donné universel, équitablement partagé. Délivré de cette connivence, le sens peut se remettre à exister, à condition de faire l’objet d’une reconstruction constante et communautaire dans les domaines de la scolarisation et de la médiation de la littérature. Ajoutons à cela le fait que Todorov, comme nombre d’universitaires spécialistes de critique littéraire (Gabriel, Gillain & Vrydaghs, 2020: 242), ne démontre aucune connaissance des travaux de didactique de la littérature, et nous pourrons en conclure que, sur le plan des rapports entre enseignement de la littérature et des théories du récit, ni la première ni les secondes ne sont en péril.
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Pour citer l'article
Gaspard Turin, Luc Mahieu, Raphaël Baroni, "Introduction n°6: Pour une théorie du récit au service de l’enseignement", Transpositio, n°6 Les outils narratologiques pour l'enseignement du français : bilan et perspectives, 2023https://www.transpositio.org/articles/view/introduction-n-6-pour-une-theorie-du-recit-au-service-de-l-enseignement
Voir également :
Objets littéraires iconotextuels: travailler avec l’image pour interpréter le message
Comment ne pas appauvrir l’expérience du rapport à l'image dans un enseignement de littérature attentif à l'expression verbale?
Objets littéraires iconotextuels: travailler avec l’image pour interpréter le message
Introduction
Figure 1: Extrait de Rice & Badel (2015) Le meilleur livre pour apprendre à dessiner une vache
Comme le montre la Figure 1, les objets littéraires considérés dans cette contribution ne sont pas des textes accompagnés d’illustrations mais présentent une littérarité conjointement portée par un texte et une ou plusieurs images (Mitchell, 2013; Tauveron, 1999 & 2000). Construits sur le concept d’iconotexte (Nerlich, 1990), ces récits se composent de manière indissoluble de texte(s) et d’image(s) qui, par leur confrontation, mettent en tension de manière dynamique deux modalités sémiotiques sans les confondre (Montandon, 1990). En dirigeant l’attention vers le récit, les images comme les textes y dénotent leurs objets par leur coprésence (Peirce, 1997; Lefevre, 2011). Enseigner la lecture, la compréhension et l’interprétation d’un récit iconotextuel suppose ainsi de considérer à parts égales le rôle du texte et des images dans la production de sens.
En raison de l’organisation disciplinaire de l’institution scolaire liée au morcèlement des savoirs, l’image qui coconstruit un récit de manière multimodale trouve difficilement sa place dans les modélisations didactiques (Leclaire-Halté, 2008; Lépine, 2012; Lacelle et al, 2017; Lebreton Reinhard & Aubert, 2022). Lorsque l’image est prise en compte, c’est dans le rapport qu’elle entretient avec le texte qui reste le prisme par lequel l’enseignant·e est invité·e à utiliser ces supports.
La réflexion placée au centre de cette contribution s’appuie sur une approche sémiologique de ces objets littéraires pour en proposer une transposition didactique. L’enseignement-apprentissage de la littérature à l’école relevant majoritairement du travail du sens (Falardeau, 2003), l’approche sémiologique permet de partir de la réception du message et donc du sujet-lecteur pour élaborer un dispositif didactique.
L’anthropologie du sens (Michel, 2017) dissocie la compréhension de l’interprétation et permet de clarifier une confusion courante dans l’enseignement de la littérature (Falardeau, 2003). L’interprétation constitue cette compréhension différée lorsque le sens ne se donne pas spontanément. Dans le cas du récit iconotextuel, l’activité de compréhension dégage le potentiel sémantique et sémiotique de chaque modalité alors que l’activité d’interprétation, par la mise en relation du potentiel de chaque registre sémiotique, recontextualise la tension dynamique qu’ils génèrent à l’échelle du récit. Or les caractéristiques différentes de ces deux médiums mis en coprésence complexifient une lecture alors plurisémiotique (Kress, 2010; Kress & Van Leeuwen, 2006) et posent des défis à l’enseignement de cette littérature. Le sens issu de la combinaison d’un texte et d’une image générant une tension dynamique au niveau sémiotique, la coconstruction est laissée au sujet-lecteur-récepteur qui n’a d’autre choix que de considérer l’ensemble des signes (Mitchell, 2013). L’approche disciplinaire, donc «par le texte», conduit ainsi à un décalage entre l’enseignement et la réception individuelle du récit (Leclaire-Halté, 2008).
En se basant sur une expérience menée grâce à la collaboration d’enseignant·es, de chercheur·euses et de didacticien·nes, la présente contribution rappelle le rôle de l’image sur la fabrication de sens en contexte narratif et propose un dispositif didactique. Le développement d’un outil testé par des enseignant·es dans le canton de Neuchâtel en Suisse dans les dispositifs des «Lecture-philo» entreprend de faire de la complexité des supports littéraires iconotextuels un levier pour travailler le rapport à soi et à l’autre. En effet, le champ de l’interprétation permet et oblige même le sujet-lecteur à négocier et renégocier cette signification complexe coconstruite par un texte et des images, ces dernières pouvant, «comme le texte, faire l’objet d’interprétations erronées (Tauveron, 2002: 49)».
Issus du courant anglosaxon des Social semiotics (Jewitt, 2011), l’approche multimodale des supports actuels permet de donner une place à la sémiose individuelle, entendue comme ce processus dynamique de signification impliquant le signe, son objet et son interprétant·e (Peirce, 1997), en dépassant l’approche verbocentrée. Le travail conjoint de l’image et du texte en contexte narratif est ici envisagé comme un outil au service du développement d’une compétence essentielle en didactique de la littérature: comprendre qu’on a compris.
Cadre théorique et problématisation
Nous nous centrons ici sur l’enseignement-apprentissage de la lecture d’un objet littéraire composite car construit sur l’interdépendance du texte et de l’image. Tous les supports composés de textes et d’images ne constituent pas des iconotextes. Si l’image joue un rôle sur la production de sens de par sa seule présence, le sens de l’iconotexte est conçu comme coporté par les deux registres sémiotiques. En littérature jeunesse, le terme album est utilisé pour qualifier ce type de récit à la complexité singulière puisque les images n’y occupent pas une fonction illustrative (Nerlich, 1990; Tauveron, 2000). Particulièrement proliférante et/ou résistante (Tauveron, 2000), la signification de ces images repose sur la combinaison de plusieurs signes aux caractéristiques intrinsèques différentes. Dans une perspective peircienne (Peirce, 1997) et multimodale (Kress, 2010), cette combinaison ouvre un espace de signification qui contraint une renégociation permanente du sens dont la temporalité permet d’y voir s’immiscer le connu et le vécu. La coprésence du texte et de l’image engendre une production mentale relevant de l’expérience sensible et intellectuelle (Bordron, 2011). En catégorisant les différences et les similitudes entre le texte et l’image, le sujet-regardant mobilise l’ensemble de ses connaissances et de ses expériences, expliquant la diversité des interprétations possibles des images (Rabatel, 2022).
Nos récentes recherches sur le rôle de l’image en contexte narratif (Lebreton Reinhard & Attanasio, 2022; Lebreton Reinhard & Aubert, 2022; Lebreton Reinhard & Azaoui, sous presse; Lebreton Reinhard & Kohler, 2023) montrent que l’activité de lecture d’un album commence par les images, notamment en raison de notre aptitude supérieure à traiter l’information visuelle (Gibson, 1950; Haupt & Huber, 2008). L’image, qui ne se décode pas, constitue ainsi la première voie d’accès au récit, voire la seule avant l’entrée dans l’écrit des élèves.
Les compétences littéraciques attendues chez le sujet-lecteur doivent donc lui permettre de prendre en charge de manière autonome les modalités verbales et visuelles puisque c’est dans leurs relations que le sens se construit. L’image, par la rapidité de sa perception, reste une opportunité pédagogique puisqu’elle offre au jeune sujet-lecteur le pouvoir d’accéder au récit même partiellement alors que les études démontrent que l’adulte s’en remet prioritairement au texte pour construire sa compréhension (Hétier, 2015; Leclaire-Halté, 2008).
Si de nombreux·ses auteur·ices maintiennent un flou conceptuel entre les termes compréhension et interprétation, voire les utilisent comme synonymes (Falardeau, 2003), l’anthropologie du sens (Michel, 2017) distingue les deux en considérant l’interprétation comme une compréhension différée lorsque le sens ne se donne pas spontanément. Dans le cas du récit iconotextuel, l’activité de compréhension peut ainsi permettre de saisir chacune des modalités dans son potentiel sémantique et sémiotique alors que l’activité d’interprétation vise la mise en relation de ces modalités et donc la recontextualisation de leurs relations à l’échelle du récit. Si la sémiose fonctionne de manière systémique et dynamique avec les signes qui s’offrent à elle, parvenir à décomposer le sens potentiel du texte et de l’image dans une étape de compréhension avant de les mettre en relation pour faire des choix dans le contexte du récit lors de l’interprétation permet au processus d’enseignement-apprentissage de transmettre des connaissances et des compétences littéraciques complexes.
Comme le montre la Figure 1, le verbal ne permet pas de saisir que l’animal dessiné est un crocodile ou que le texte s’adresse à un·e destinataire qui n’a pas dessiné une vache. Toute abstraction du texte ou de l’image supprime ici de facto l’accès au message: «Ce que tu as dessiné, c’est un crocodile!». La coconstruction du sens est laissée au sujet-lecteur qui doit négocier la signification pour produire le sens. Conjointement, c’est dans cette activité de construction du sens que se situe l’esthétisme littéraire voire l’expérience esthésique permise par la combinaison lorsqu’on comprend qu’on a compris. Didactiquement, que faire ici de l’image qui non seulement contredit le texte mais pilote le message? Comment dépasser l’identification du crocodile par l’observation?
L’image, porteuse d’un message propre, est énonciative. Passée l’identification d’un crocodile par analogie au connu, comment signifie-t-elle ce crocodile? Que disent du crocodile signifié la forme, la couleur, la position, le cadrage, l’interaction avec le spectateur, etc.? Pour les théoriciens de l’image (voir par exemple Emmanuel Alloa, Max Imdahl, Groupe Mu, Georges Didi-Hubermann, Jean-François Bordron), l’image trouve son sens dans la manière dont elle nous donne à voir ce qu’elle nous donne à voir. Par conséquent, elle s’analyse, notamment dans la manière dont elle traduit le monde et interagit avec le sujet-regardant (Alloa, 2010; Kress & Van Leeuwen, 2006). En qualité de «traduction», son approche verbale est inévitable mais ne doit en aucun cas appauvrir l’expérience qu’elle représente. En effet, l’image ne dispose pas de caractéristiques alphabétiques, elle ne se décode donc pas; elle n’a pas d’équivalence verbale et ne pourra donc jamais être totalement restituée par la langue.
L’image à laquelle nous nous intéressons est une image particulière puisque dans un récit iconotextuel, l’image n’est image que dans le contexte narratif dans lequel elle s’inscrit. Elle n’a aucune existence propre – le texte non plus d’ailleurs – et, si elle peut et doit être prise en charge vu le rôle qu’elle joue dans la construction de sens, elle demeure inséparable du texte. Si les disciplines des arts visuels et des sciences de la communication nous fournissent une partie des outils pour aborder l’image, ces derniers ne sont pas suffisants ici puisqu’en arts visuels comme en histoire de l’art, l’image constitue une fin en soi, en création comme en réception. La discipline s’attache à la signification DE l’image et non la signification PAR l’image. Dans l’objet littéraire considéré ici, l’image est au service d’une narration, participe de la matérialité du récit et est donc médiatrice du message. Si la part verbale du récit est prise en charge par la didactique du français, la part iconique trouve difficilement sa place dans le cloisonnement disciplinaire de l’enseignement. La prise en charge didactique et pédagogique des images en contexte narratif fait ainsi défaut dans les pratiques actuelles, avec les conséquences que pointent Leclaire-Halté (2008), Lépine (2012), Lacelle et al. (2017), Lebreton Reinhard & Aubert (2022): l’approche par la langue écrite uniquement est inadaptée aux caractéristiques de l’album.
La prise en charge de l’image se limite au rapport qu’elle entretient avec le texte selon la typologie établie par Van der Linden (2006), dans des tâches qui ne permettent pas de considérer comment l’image signifie ce qu’elle signifie. Cette prise en charge demeure donc verbocentrée. Van der Linden (2008) elle-même, dont l’approche n’a pas une vocation directement didactique, montre les limites de sa typologie en analysant la variabilité des relations qu’entretiennent le texte et les images dans les supports littéraires iconotextuels au regard du rôle complexe que jouent les images.
Par conséquent, comment dépasser la monstration des images par l’enseignant·e pour travailler le récit iconotextuel dans toute sa complexité? Quels outils mobiliser pour accompagner le processus d’interprétation propre aux albums? Que travailler dans les albums dès lors qu’ils convoquent autant de prérequis iconiques, culturels, langagiers, accordent une telle confiance au sujet-lecteur et laissent une telle liberté interprétative?
C’est à ces questions que le matériel présenté dans la partie suivante a cherché à répondre.
Méthodologie
Dans le but de proposer une prise en charge didactique des objets littéraires iconotextuels qui permette de respecter leurs caractéristiques et d’utiliser leur potentiel pédagogique, une communauté de pratiques a été créée pour concevoir du matériel d’accompagnement de livres mis à disposition en série dans les médiathèques des cantons de Berne, du Jura et de Neuchâtel en Suisse. Cette communauté de pratiques réunit des enseignant·es, des chargé·es de missions du service de l’enseignement du canton de Neuchâtel pour la scolarité obligatoire (cycles 1, 2, 3) et les autrices en qualité de chercheuse et didacticienne du français. Pour chaque livre, le matériel d’accompagnement est conçu collectivement et testé par les enseignant·es des cycles concernés, modifié au besoin, puis publié aux éditions de la HEP-BEJUNE dans une collection intitulée «Lecture-philo».
Dans un objet littéraire iconotextuel, la tension dynamique générée par la coprésence de deux registres sémiotiques induit une forte implication personnelle du sujet-lecteur en raison de la production de sens qui lui incombe. L’enseignement doit ainsi permettre d’utiliser le support pour ses caractéristiques narratives en développant tout d’abord la compréhension puis l’interprétation iconotextuelle. Notons qu’un support littéraire comme l’album appelle davantage d’interprétation qu’un support fonctionnel qui en raison de sa visée utilitaire doit être compris le plus directement possible (Simard, Dufays, Dolz & Garcia-Debanc, 2010: 232).
Cette implication du soi, du rôle des représentations et des références personnelles permet en outre le développement de compétences du sujet-lecteur en formation générale. Une telle perspective confère ainsi à la démarche pédagogique une visée largement transversale.
Une première thématique, très ancrée dans l’actualité scolaire et constituant ainsi une problématique à la fois individuelle et collective, a fait l’objet des deux premières années de travail collaboratif: «le harcèlement». Pour couvrir les trois cycles de la scolarité obligatoire (1, 2, 3), trois albums ont été choisis:
-«Rouge»1 est le récit d’un enfant qui, sur la base d’une remarque anodine, se retrouve stigmatisé et harcelé pour sa timidité rendue visible par ses joues continuellement rouges;
-«Un renard dans mon école»2 est le récit d’un élève qui voit l’arrivée d’un camarade dans son école. Ce camarade le harcèle et, à mesure que ses intimidations se développent en nombre et en type, prend la forme d’un renard puis d’un loup puis d’un tigre;
-«Corrida»3 est le récit d’une situation de harcèlement visible uniquement dans les images et coconstruit par un texte vantant la manière de faire une corrida.
Ces trois albums sont des récits coconstruits par le texte et les images. Pour en permettre une exploitation pédagogique, chaque matériel propose un ensemble de cinq séances. Quatre d’entre elles sont dévolues à la compréhension et l’interprétation de l’album et la cinquième est systématiquement consacrée à la tenue d’une discussion à visée philosophique sur la thématique du harcèlement.
Pour enseigner la compréhension et l’interprétation, les activités ciblent le texte, les images et leur combinaison iconotextuelle. L’enseignement se fait de manière explicite. Chaque séance débute par la présentation de l’objectif aux élèves et un rappel des stratégies de compréhension à mobiliser (CIIP, 2023). La séance se termine par un temps de rétroaction, au cours duquel l’enseignant·e reprend oralement le déroulement des tâches, puis institutionnalise les savoirs. Pour la discussion à visée philosophique, les élèves apprennent à formuler un avis critique, à se décentrer et à développer leur compréhension du monde et de l’altérité. En supplément des objectifs disciplinaires du Plan d’Études Romand ancrés en français dans les axes thématiques Compréhension de l’écrit et Accès à la littérature, le matériel permet de travailler la compréhension et l’interprétation de l’image en contexte littéraire.
Selon l’approche multimodale, nous proposons d’utiliser les outils développés par Kress et Van Leeuwen (2006) sur l’image en contexte plurisémiotique. Leurs travaux empiriques étayent la signification par l’image et les données produites montrent que toutes les composantes de l’image jouent un rôle sur le sens à construire: les formes dominantes, les lignes de force, la circulation du regard, les personnages, les actions et les réactions, les couleurs, la lumière, la profondeur, l’énonciation visuelle, l’interaction avec le spectateur, le cadrage, la profondeur, l’iconicité, la mise en scène, le champ et le hors-champ, les références culturelles et visuelles, etc.
Le travail du texte propose, lui, d’utiliser les outils fondamentaux sur le genre textuel dans la mesure où «comme outil d’enseignement, le genre fixe des significations sociales complexes» (Dolz & Gagnon, 2008). Dans un album ou sur tout autre support, un texte possède des caractéristiques qui sont identiques à celles d’autres textes qui ont été rédigés selon les mêmes dimensions: visée, situation de communication, principes communicatifs, réalisation matérielle, contenu, structure et textualisation/langue. Dans la mesure où, comme tout objet de recherche, les débats sur le concept de genre restent ouverts, les outils mobilisés pour leur identification ont volontairement été sélectionnés dans une référence romande, les «modèles didactiques des genres textuels», qui servent actuellement de socle à une partie des nouveaux moyens d’enseignement du français (Conti et al., 2022).
La prise en charge didactique d’un support narratif iconotextuel
Si l’image est perçue très rapidement, à la différence du texte, cette apparente accessibilité immédiate dessert son caractère interprétable. Nous proposons donc, pour «ralentir» sa signification, d’étapiser son approche didactique en respectant la distinction essentielle entre les activités de compréhension et d’interprétation (Falardeau, 2003). La compréhension est l’étape qui suit le décodage du texte, réorganise les informations pour les rendre intelligibles. Ce travail débouche sur la capacité à reformuler ce qui a été saisi par les sens. L’interprétation quant à elle est la direction que le sujet décide de prendre et qu’il pourra justifier. C’est d’ailleurs dans cette aptitude à la justification qu’il faudra concentrer la tâche de l’enseignement puisque le sens de l’album est à construire par la coprésence de texte(s) et d’image(s) et ne peut donc jamais être entièrement validé. Si la tradition herméneutique a toujours placé l’interprétation comme postérieure à la compréhension car plus complexe, le processus est dynamique, de surcroit lorsqu’il s’agit de combiner texte et image, et le sujet-lecteur négocie et renégocie en permanence le sens donné aux différentes composantes du message lors de la remise en contexte à l’échelle du récit.
Le dispositif décrit ci-après travaille l’album Corrida, illustré et écrit par Yann Fastier.
Figure 2: extraits de l’album Corrida de Yann Fastier
L’album (Figure 2) présente une succession d’images relatant une situation de harcèlement mise en présence d’un texte vantant la manière d’organiser une corrida, pratique culturelle espagnole mettant en scène un homme et un taureau qui s’affrontent jusqu’à la mort de l’animal.
L’enjeu de compréhension principal de l’album Corrida provient du rapport discontinu (Lebreton Reinhard & Aubert, 2022) entre le texte et les illustrations. La dureté et la violence du message destine la séquence à des élèves de 9e année - cycle 34.
Séance 1: Les élèves sont tout d’abord amenés à découvrir le titre, par étapes, sans voir l’album. Tout le travail sur le champ lexical de la corrida mène ensuite à des activités permettant de définir le concept de corrida.
Séance 2: Suite à la consolidation du concept de corrida via des tâches textuelles, les élèves découvrent la première et la quatrième de couverture de l’album. Il leur est proposé d’observer et analyser la typographie du titre. À ce stade débute le travail sur les illustrations, processus dynamique structuré en 4 étapes: observer, décrire, analyser et interpréter. Cette prise de contact est menée par l’enseignant·e qui guide les élèves, par ses consignes: Observez attentivement la première et la quatrième de couverture et répondez à la question «Que peuvent ressentir ces deux personnages?». Pour vous aider à répondre, une liste d’émotions est proposée. Sélectionnez-en deux au minimum et reportez-les dans la colonne correspondante». Observez la façon dont le titre est écrit. Que pouvez-vous en dire?
Le document destiné à l’enseignant·e liste des réponses possibles afin de faciliter les régulations interactives lors des échanges: Écriture difficile à déchiffrer. Lettres pas ajourées. «Corrida» fait immédiatement penser à la tradition espagnole de la tauromachie qui est un sujet controversé et chargé d'émotions. Rien qui évoque l’Espagne, à part la couleur jaune. Le C et le A de «Corrida» font penser à des cornes (cornes du taureau). Violet qui reprend la couleur de la cape du torero.
À chaque étape du dispositif, les élèves sont en mesure de justifier leurs interprétations. Afin de permettre l’engagement de chacun·e dans des tâches concrètes, les élèves remplissent par exemple un tableau dans lequel, pour chacune des deux illustrations de 1re et 4e de couverture, ils et elles doivent associer des émotions aux personnages dans la 1re colonne et justifier leur choix en 2e colonne en listant les éléments des illustrations. L’enseignant·e dispose du tableau rempli (Figure 3) afin de faciliter le travail de régulation en cours d’action.
Figure 3: extrait du guide de l’enseignant·e
La suite consiste à émettre des hypothèses sur le possible contenu de l’histoire, par écrit, après que les stratégies de compréhension mobilisées depuis la 1re année ont été rappelées.
L’enseignant·e épingle les affiches du Moyen d’enseignement romand (MER) comme références pour la suite (Figure 4).
Figure 4: extrait des affiches des stratégies de compréhension du MER
Chaque séance se clôt par des rétroactions sur les procédures des élèves et le recours aux stratégies. Pour cette séance 2, l’enseignant·e est guidé vers des exemples de rétroactions:
- Lors de cette séance, vous avez observé attentivement tous les éléments présents sur la première et quatrième de couverture afin de les combiner avec des termes qui peuvent leur être associés.
- Vous avez sélectionné certaines propositions, jugées pertinentes et en adéquation avec les éléments visuels et vous en avez en écarté d’autres.
- Etc.
Séance 3: les élèves vont découvrir l’album complet, en partant d’abord du texte qu’ils et elles reçoivent sur un document séparé. Il est précisé que les images vont leur être montrées ensuite. Pour décomposer le processus, les modalités textuelle et visuelle sont traitées séparément pour faciliter l’accès à l’analyse:
Pour faire une corrida, il faut une arène et des gens,
un matador et ses assistants,
et un taureau.
Les assistants excitent le taureau…
le fatiguent.
Le sang ne tarde pas à couler.
Pour le matador, c’est le moment d’entrer en scène.
C’est le moment pour lui de montrer son habileté, et son courage.
Parfois, l’animal parvient à se défendre…
Mais le plus souvent, tout finit par la mise à mort.
Le fait qu’un texte singulier présente des caractéristiques communes à d’autres textes produits dans des situations similaires permet son repérage comme exemplaire d’un genre (Dolz & Gagnon, 2008). À ce stade, en l’absence des illustrations, l’hypothèse la plus probable après cette première rencontre avec le texte mène à l’identification d’une sorte de guide pour réussir une corrida, un texte appartenant au regroupement des genres de textes dont la visée est de régler des comportements, «de dire comment faire».
Une comparaison du texte de Corrida est faite avec une recette de Pain maison pour guider la réflexion sur les différences de visées. Les élèves ont pour tâche d’essayer de reformuler les deux textes au moyen d’un résumé en commençant par: C’est l’histoire de…
Si le texte de Corrida peut se résumer ainsi: «C’est l’histoire d’une corrida qui implique un taureau ainsi qu’un matador et ses assistants qui vont mettre à mort l’animal pour faire spectacle», le texte de la recette Pain maison ne peut pas se résumer en commençant par C’est l’histoire de.
Chaque élève reçoit alors l’album et est invité·e à le lire d’une traite avant de participer à une discussion collective permettant de faire émerger le fait que le texte ne parle pas d’une réelle corrida. Les élèves réalisent que les premières activités vécues en classe sur le concept de corrida les ont mené·es sur une fausse piste.
Comme lors de la séance 2, un travail est mené sur les ressentis face aux illustrations seules puis face au message iconotextuel de l’album. Le processus d’analyse des images à travers les 4 étapes sera spécifiquement mis en œuvre dans la séance 4.
La rétroaction de cette séance permet à l’enseignant·e de formaliser avec ses élèves que le choix d’un genre textuel apparemment non narratif pour ce qui est bien une narration à l’échelle du récit iconotextuel est délibéré et vise à faire réagir les sujets-lecteurs:
- Vous avez constaté que le texte de Corrida peut être résumé en quelques phrases, alors qu’un texte qui règle les comportement (Pain maison) ne peut pas être résumé en raison de sa nécessité à transmettre des détails précis et des étapes spécifiques si on veut pouvoir confectionner le pain.
- Le genre est un choix de l’auteur. Habituellement, à lui seul, le genre fournit des informations qui guident le sujet lecteur en l’aidant à anticiper sur le contenu et le but du texte. Ici, l’auteur a volontairement fait ce choix «multigenre» pour nous mener sur une fausse piste et nous forcer à réagir.
L’interaction des images et du texte qui permet d’accéder au message est formalisée également:
- En plus du genre littéraire, vous avez constaté que les images jouent un rôle crucial dans la compréhension d’un album. Illustrations et texte font passer un message dans lequel l’auteur cherche à susciter des émotions chez son public.
- En associant les images et le texte, vous avez vécu une expérience de lecture plus immersive. Dans le cas présent, vous avez réalisé que le personnage qui joue le rôle du taureau représente en réalité une victime de harcèlement. En parcourant l’album en entier, vous avez ressenti des émotions plus ou moins fortes.
Séance 4: l’analyse des doubles-pages se fait de manière approfondie, dans le but de développer chez les élèves des outils pour observer et comprendre des illustrations de manière critique.
Pour saisir ce processus dynamique, nous proposons de travailler en quatre étapes successives avec les élèves. Les deux premières portent sur la compréhension et les deux suivantes sur l’interprétation. Si le respect de la temporalité du processus permet de décomposer l’analyse pour y ancrer connaissances et compétences chez les élèves, chaque étape peut requestionner la précédente puisque la tension générée par les deux registres sémiotiques décuple la (re)négociation du sens du récit. Le travail d’analyse s’appuie sur un processus d’objectivation visant l’identification, la formulation d’hypothèses, la sélection et la proposition de signification argumentable.
Étape 1: observer
La pratique, toute évidente et naturelle qu’elle parait, demande du temps. Il faut donc accorder aux élèves du temps pour observer l’image avec rigueur, comme le ferait un·e scientifique devant son microscope qui, grâce au seul regard, devient spécialiste de ce qu’il ou elle a vu. Car l’observation désigne l’action de porter consciemment attention à l’objet de l’observation dans le but d’accroitre sa connaissance. Aucun critère ni aucune consigne n’oriente cette étape qui doit rester la plus ouverte possible.
Étape 2: décrire
La description, seconde étape de la compréhension, est une traduction verbale de l’observation. Si elle constitue une réduction de l’observation puisque l’image ne peut avoir d’équivalence verbale stricte, elle permet de consigner dans le détail tous les choix faits par l’illustrateur. Pour ritualiser la pratique, les élèves peuvent être invité·es à faire l’inventaire de tout ce qu’ils et elles voient comme le ferait un·e détective qui ne sait pas encore ce qu’il ou elle cherche.
Sur la base de cet inventaire, les élèves mobilisent leurs connaissances pour qualifier objectivement chaque élément observé. Ici, l’enseignant·e accompagne la réflexion en proposant de décrire les formes, les lignes, les personnages, ceux qui agissent et ceux qui réagissent, les couleurs, la lumière, la profondeur, qui ou que regardent les personnages, le cadrage, la profondeur, les ressemblances et les différences avec des images connues et reconnues, la mise en scène, ce qui est visible et ce qui est supposé, etc.
Étape 3: analyser
C’est la première étape de l’interprétation. Elle s’appuie sur les deux opérations précédentes et vise à mettre en relation les éléments observés, inventoriés, qualifiés. Cette mise en relation suppose de sélectionner les composantes de l’image qui, prises ensemble, produisent du sens. C’est également l’étape à laquelle les connaissances référentielles sont mobilisées, notamment pour expliquer la mise en relation des éléments. La visée didactique principale de cette étape est d’ailleurs la justification par les élèves de ce qu’ils et elles avancent, justification qui permet de mobiliser les deux étapes précédentes et d’apporter les connaissances référentielles, de les actualiser si elles existent.
En fonction du degré de complexité des images ou de l’exercice de mise en relation, l’enseignant·e peut renverser l’approche en demandant aux élèves de modifier chacune des composantes identifiées de l’image pour vérifier si la signification proposée reste la même. Cette approche dialogique favorise le questionnement chez l’élève et développe sa conscience critique. Par exemple, sur la figure 2, si le personnage en noir était proportionnellement plus petit que l’autre personnage, la signification de la scène serait-elle la même? Si le personnage qui tient un couteau regardait le spectateur, la signification de la scène serait-elle la même?
Étape 4: interpréter
C’est l’étape de la recontextualisation dans le récit, de la formulation d’hypothèses et de la proposition de signification. L’interprétation est une création du sujet-lecteur qui va au-delà du support original. Toute proposition n’est valable que justifiée grâce à tout ce qui est connu sur la double-page concernée et dans l’ensemble du récit, grâce au texte ET aux images. Le mécanisme de l’inférence abductive est ici mobilisé puisqu’il s’agit pour les élèves de créer des hypothèses explicatives pour parvenir, par déduction, à une conclusion concordante dans la combinaison du texte et des images.
C’est également l’étape de (re)mobilisation du texte signifiant directement relié à l’image considérée mais également de toutes les informations narratives cumulées jusque-là.
L’analyse du texte offre le même potentiel sémantique d’exploration des significations. En mobilisant ses connaissances et en repérant les pensées des personnages, le sujet-lecteur peut lever les inférences liées à la fausse piste du genre textuel et la visée réelle de l’auteur. Le travail mené en amont sur le lexique spécifique et le concept de la corrida permet de mettre en relation ces connaissances nouvellement acquises et la voie sur laquelle la modalité textuelle veut nous emmener: on nous RACONTE quelque chose sur un ton neutre et coupé de la situation d’énonciation.
La confrontation de l’analyse de l’image avec le texte permet de qualifier le rapport qu’entretiennent certains éléments verbaux avec certains éléments iconiques. Cette relation n’étant pas applicable à l’ensemble d’un récit iconotextuel ou même d’une double-page, cette étape de comparaison des informations fournies par le texte à celles fournies par l’image permet de requestionner l’étape de l’analyse et les significations possibles de l’image comme du texte. Cette renégociation offre l’opportunité de questionner les hypothèses proposées pour chaque modalité et de travailler la justification puisque l’ensemble de l’analyse aura permis de décomposer l’image comme le texte en autant d’éléments pouvant fonder les propositions de signification.
Pour rendre concret notre propos, nous proposons de partager une partie du matériel d’analyse des images élaboré pour travailler l’album Corrida de Yann Fastier.
L’analyse de l’album Corrida, qui avait fait l’objet d’une publication (Lebreton Reinhard & Richard, 2020), a permis d’arrêter le choix de trois objets de savoirs pour leur rôle particulièrement significatif dans la construction et la progression du récit:
- - L’énonciation visuelle ou le rôle confié au sujet-lecteur par les images
- - La matérialité du récit ou le rôle joué par les formes, les couleurs et les matières de l’album
- - La topographie des doubles-pages ou la mise en scène visuelle du récit
Pour chacun, les quatre étapes font l’objet de pistes de travail avec les élèves dont nous restituons des extraits.
L’énonciation visuelle ou le rôle confié par les images au sujet-lecteur:
Exemple 1
Pour l’étape d’observation, c’est la première de couverture qui est choisie (Figure 2.1).
Pour l’étape de la description, il est proposé à l’enseignant·e d’amener les élèves à qualifier la forme particulièrement schématique; le faible nombre de couleurs; l’absence de profondeur et la distance créée avec celui qui regarde; la position, la composition et l’expression du visage.
Pour l’étape de l’analyse, il est suggéré à l’enseignant·e d’accompagner les élèves à relever le minimalisme de la composition; l’absence de relief; le visage rond aux traits enfantins et en deux dimensions; les yeux écarquillés, les oreilles tendues, la bouche mi-ouverte horizontale, le cou étiré; le cadrage serré, la proximité avec le regard du sujet-lecteur; la peur et le danger qu’évoquent l’ensemble.
Pour l’étape de l’interprétation, les élèves sont invité·es à se sentir regardés en tant que sujet-lecteur, à se questionner sur le rôle attendu du sujet-lecteur interpellé par le personnage dont tous les sens (ouïe, vue) sont en alerte.
Exemple 2
Pour l’étape de l’observation, c’est la double-page 1-2 qui est choisie (Figure 2.2).
Pour l’étape de la description, il est proposé à l’enseignant·e d’amener les élèves à qualifier la position des personnages; la diversité de genres, de physique et les critères d’identification; les regards, les bouches, les oreilles, les expressions; les plans et la profondeur; les vides et les pleins.
Pour l’étape de l’analyse, il est suggéré à l’enseignant·e d’accompagner les élèves à relever le minimalisme de la composition; les visages ronds aux traits enfantins et en deux dimensions; les filles aux cheveux longs et les garçons aux cheveux courts; la couleur noire de l’ombre, du taureau, symbole de la mort et du deuil; la couleur violette, froide, symbole du deuil atténué après le noir; les yeux ronds, tous ouverts, unidirectionnels; les bouches fermées ou tristes; les oreilles ouvertes et actives sauf une paire fermée par une croix; les expressions de voyeurisme, d’inquiétude, de colère ou d’hébétude.
Pour l’étape de l’interprétation, les élèves sont invité·es à se sentir regardé·es par des individus interpellés, passifs, fâchés, sidérés; interrogé·es par les personnages qui attendent quelque chose des sujets-lecteurs.
La matérialité du récit ou le rôle joué par les formes, les couleurs et les matières de l’album
Exemple 3
Pour l’étape de l’observation, c’est la première de couverture qui est choisie (Figure 2.1).
Pour l’étape de la description, il est proposé à l’enseignant·e d’amener les élèves à qualifier les couleurs, les matières, les textures, les traits et la technique.
Pour l’étape de l’analyse, il est suggéré à l’enseignant·e d’accompagner les élèves à relever la présence de seulement deux couleurs avec le noir; l’absence de nuances, les aplats, les couleurs mates sans lumière; la couleur jaune, couleur maudite de la corrida car renvoyant aux morts et à la trahison; la couleur noire issue de la 4e de couverture qui renvoie au taureau tout en étant la couleur du deuil et de la mort; aux matières brutes (carton, toile) qui composent normalement la structure de la couverture; aux surfaces rugueuses (carton) et râpeuses (toile de la reliure); aux formes sommaires, découpées avec un outil tranchant.
Pour l’étape de l’interprétation, les élèves sont invité·es à prendre position sur l’esthétique peu habituelle, en dehors du «beau» pour un livre dont le but ne semble ni de plaire ni de donner du plaisir; l’efficacité et les émotions provoquées par les images très minimalistes; la manière dont elles traduisent la violence et la barbarie du récit et le malaise lié au rôle attribué au sujet-lecteur.
Exemple 4
Pour l’étape de l’observation, c’est le «taureau» qui est choisi (Figure 2.3).
Pour l’étape de la description, il est proposé à l’enseignant·e d’amener les élèves à qualifier les couleurs, les formes, le trait et la technique utilisée.
Pour l’étape de l’analyse, il est suggéré à l’enseignant·e d’accompagner les élèves à relever le noir, couleur du taureau de la corrida mais aussi du deuil, de l’ombre, de la nuit; la rondeur et l’effet-masse en raison de l’aplat et de l’absence de nuance et de relief; le corps surdimensionné et les membres très courts comme le sont ceux du taureau-animal; la position jamais naturelle au fil des pages (sur un pied, à quatre pattes, à terre, etc.); la tête ronde, le visage neutre ou hébété; les formes découpées plus soignées et moins anguleuses en comparaison avec les autres personnages.
Pour l’étape de l’interprétation, les élèves sont invité·es à prendre position sur la stigmatisation signifiée par la différence du personnage en regard de sa morphologie; la douceur des traits renforçant l’innocence du personnage; l’absence d’animosité dans l’expression faciale traduisant son statut de victime; l’expression d’incompréhension du personnage.
La topographie des doubles-pages ou la mise en scène visuelle du récit
Exemple 5
Pour l’étape de l’observation, c’est «l’arène» sur la double-page 1-2 qui est choisie (Figure 2.2).
Pour l’étape de la description, il est proposé à l’enseignant·e d’amener les élèves à qualifier l’occupation de la double-page; la place de la reliure; la forme ronde; le rapport intérieur / extérieur; les personnages, leurs couleurs, leurs positions, les distances, les rôles.
Pour l’étape de l’analyse, il est suggéré à l’enseignant·e d’accompagner les élèves à relever la rare apparition de l’arène sur seulement deux doubles-pages; sa position au centre ou sur la «belle» page (page de droite); sa figuration partielle traduisant une taille plus grande en réalité (hors-champ); la composition de l’arène avec la piste centrale, le couloir périphérique, le premier rang pour les journalistes et les photographes; le cadrage serré des personnages, noirs et violets, mi-cachés, mi-visibles, à l’intérieur et à l’extérieur.
Pour l’étape de l’interprétation, les élèves sont invité·es à prendre position sur l’assimilation potentielle de tous les personnages à des taureaux en raison de leur couleur noire; l’assimilation potentielle de tous les personnages à des matadors en raison de leur couleur violette; l’assimilation de tous les personnages, y compris le lecteur, à des témoins privilégiés d’un spectacle de divertissement.
Exemple 6
Pour l’étape de l’observation, c’est la place du sujet-lecteur/spectateur qui est choisie (Figures 2.2, 2.3).
Pour l’étape de la description, il est proposé à l’enseignant·e d’amener les élèves à consigner les directions des regards des personnages et le cadrage des personnages.
Pour l’étape de l’analyse, il est suggéré à l’enseignant·e d’accompagner les élèves à formaliser la présence du sujet-lecteur dans tous les regards de face; le rôle de témoin extérieur·e quand le sujet-lecteur n’est pas regardé; la proximité avec les spectateur·rices quand le cadrage est serré; l’éloignement du matador, de ses assistants, du taureau quand le cadrage est large.
Pour l’étape de l’interprétation, les élèves sont invité·es à se questionner sur leur rôle de taureau lorsque le sujet-lecteur est regardé par les spectateur·rices; leur rôle de témoin lorsque le sujet-lecteur est regardé par le taureau; leur rôle complice lorsque le sujet-lecteur est regardé par l’assistant et le matador; la manière dont ils et elles sont otages de la scène de harcèlement.
Conclusion
Ces quelques extraits du matériel pédagogique créé pour enseigner avec les images en contexte iconotextuel montrent que ce travail dans les albums peut non seulement dépasser leur simple monstration mais permet de saisir l’ensemble de l’expérience qu’offre l’album en raison de la part d’interprétation qu’il laisse au sujet-lecteur.
Ce matériel, testé et validé par les enseignant·es, a suscité l’intérêt des élèves, les étapes d’analyse des illustrations constituant un complément indispensable dans des démarches jusqu’alors focalisées sur l’analyse de texte. Or, si les éléments travaillés dans le texte de Corrida ne peuvent pas être tirés des images, les éléments travaillés dans les images de Corrida ne constituent pas davantage des éléments qui peuvent être tirés du texte. Ainsi, pour que l’interprétation émerge de la combinaison des images et du texte, l’indispensable recontextualisation à l’échelle du récit doit mobiliser pour chaque modalité ses propres outils d’analyse, intrinsèquement différents et spécifiques.
L’album Corrida constitue un exemple particulièrement signifiant du point de vue du rapport de discontinuité entre le texte et les images dans un support qualifiable d’iconotexte au sens de Nerlich (1990). L’iconotexte n’est pas un support composé de texte(s) et d’image(s) mais coconstruit par les deux registres sémiotiques qui sont indissociables et perpétuellement en tension du point de vue de la réception. La puissance de la discontinuité de cet album montre violemment le rôle et donc le pouvoir réciproque des images sur le texte. Dans le domaine disciplinaire du français mais également dans toutes les autres disciplines, la manière dont les images signifient est à travailler pour elle-même, ce que la présente contribution visait à montrer.
Évoluant dans un monde rempli d’images, les élèves manquent encore d’outils pour comprendre l’iconique. C’est pourquoi des dispositifs didactiques permettant d’enseigner avec les images développent chez les élèves des compétences littéraciques et une réflexivité allant au-delà de l’enseignement-apprentissage de la littérature. Le développement de la capacité d’observation et d’analyse des images élargit en effet la compréhension par rapport à une approche uniquement verbocentrée, en offrant au sujet-lecteur tous les outils nécessaires pour justifier, agir et se transformer, afin de pouvoir à son tour transformer le monde qui l’entoure.
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Pour citer l'article
Maud Lebreton Reinhard & Florence Aubert, "Objets littéraires iconotextuels: travailler avec l’image pour interpréter le message", Transpositio, n° 7 Le texte littéraire à l'épreuve de l'image, 2024https://www.transpositio.org/articles/view/objets-litteraires-iconotextuels-travailler-avec-l-image-pour-interpreter-le-message
Voir également :
Les images dans les livres de lecture et les anthologies scolaires (Suisse romande, 1870-1970)
Que pourraient nous apprendre les images dans les manuels de lecture et les anthologies sur l’enseignement de la littérature au primaire et au secondaire? Le cas de la Suisse romande, entre les années 1870 et les années 1970.
Les images dans les livres de lecture et les anthologies scolaires (Suisse romande, 1870-1970)
Introduction
Poser la focale sur l’image dans les manuels scolaires de langue maternelle1dans le cadre d’une enquête historico-didactique peut sembler au premier abord inattendu. Que pourrait nous apprendre l’analyse des images dans les livres de lecture et les anthologies scolaires, supports privilégiés pour l’enseignement de la littérature? Celles-ci ne participent-elles pas avant tout d’une stratégie éditoriale visant à garantir l’attractivité du manuel? Sans nier l’importance de cette dimension, nous postulons, à l’instar de Perret (2018) pour la France, que les images dans les manuels constituent des indicateurs clés de l’histoire des disciplines scolaires. Louichon (2018) a montré notamment comment l’analyse des images associées aux textes littéraires permet de mettre en lumière des représentations de la littérature scolarisée contrastées selon les niveaux d’enseignement et qui évoluent en fonction des périodes. Qu’en est-il donc en Suisse romande?
Cette étude se donne pour but d’historiciser les relations entre l’image et le texte, en particulier littéraire, dans les manuels de lecture du primaire et les anthologies du secondaire inférieur de Suisse romande, et ce entre les années 1870, marquées par une première tentative d’harmonisation intercantonale, et les années 1970, qui voient l’adoption de manuels communs à tous les cantons romands dans le cadre d’un nouveau paradigme disciplinaire (Schneuwly et al. 2016). Comme le relèvent Ferran et al. (2017), la notion d’image est complexe. En posant la focale sur «l’image» dans les manuels scolaires, nous définissons provisoirement l’image comme toute représentation visuelle qui n’est pas du texte.
Nos questions de recherche sont donc les suivantes:
- Quels manuels de lecture comprennent des images? Quelle est, dans ces manuels, la proportion d’images par rapport aux textes? Quelle est la nature de ces images, sont-elles conçues ou non pour les manuels et qui en sont les auteurs?
- Quel est le statut de ces images par rapport aux textes? Y a-t-il des propositions didactiques et des activités proposées dans les manuels sur ces images, seules ou en lien avec certains textes?
- Enfin, quelles sont les fonctions assignées à ces images? Viennent-elles simplement illustrer le manuel pour le rendre plus attrayant? Sont-elles au service de la compréhension, voire de l’interprétation du texte? Ou encore tiennent-elles lieu de texte destiné à être lu et interprété?
Précisions méthodologiques
Pour traiter cette problématique, cette étude, qui s'inscrit dans le cadre du projet intitulé «Histoire de l’enseignement de la littérature en “Français” et en “Italien” (Suisse romande et Tessin, mi-XIXe-XXe siècles)» (requête FNS n°100019_197600/1), adopte une approche comparative de type historico-didactique qui s’inspire de la démarche développée par Bishop (2017).
Ainsi, les manuels2 constituent le terrain de recherche principal (Denizot 2016) de cette étude (cf. tableaux 1 et 2 en annexe). Ils constituent des objets aux multiples facettes qui conjuguent des enjeux éditoriaux, économiques, culturels et scolaires (Choppin 2008). Notre corpus est constitué de 46 ouvrages pour les degrés intermédiaire (élèves de 9 à 11 ans) et supérieur (élèves de 12 à 15 ans) du primaire et le degré inférieur du secondaire3 (élèves de 12 à 15 ans) prescrits officiellement par les autorités scolaires des cantons romands. Celui-ci est mis en regard, d’une part, des plans d’études et des programmes édités par les cantons4, d'autre part des articles tirés des revues professionnelles5 qui portent sur la question de la place et de la fonction des images dans les pratiques pédagogiques et dans l'enseignement de la langue maternelle.
Cette étude recourt ensuite, par le croisement de sources, à un jeu d’échelles qui permet les comparaisons. En Suisse, comme nous l’avons dit plus haut, le système scolaire relève au niveau politique principalement de la compétence des cantons. Ainsi, pour notre période, les plans d’études et programmes sont cantonaux. Les manuels scolaires se situent dans un espace intermédiaire: certains sont adoptés par un seul canton, d’autres par plusieurs cantons. Enfin, les revues pédagogiques dépassent largement les frontières cantonales, se faisant l’écho de débats et controverses qui se situent au niveau d’une région linguistique, voire au niveau suisse.
Par ailleurs, cette étude pose la focale plus particulièrement sur quatre cantons contrastés du point de vue de la question de la laïcité à l’école et de la religion6: Genève (protestant et laïque), Vaud (protestant et non laïque mais confessionnellement neutre), les parties francophones de Berne (catholique et protestant, non laïque) et de Fribourg (catholique et non laïque). Ces quelques constats nous permettent d'ores et déjà de supposer que les textes et les images dans les manuels diffèrent d'un canton à l'autre selon la place de la religion et de l'Église dans la gestion de l'Instruction publique et dans les enseignements. Alors que Fribourg se constitue en République chrétienne avec un pouvoir conservateur renforcé qui va au-delà de l’entre-deux-guerres (Praz 2005: 52), il est à supposer que le rôle conféré à l’image dans la tradition catholique – entre autres instruire, émouvoir et marquer l’esprit – (Saint-Martin 2010: 303) puisse se retrouver dans les livres de lecture. À l’inverse, le processus de sécularisation qui touche par exemple la société vaudoise a pu amener les auteurs et éditeurs à faire d'autres choix iconographiques pour leurs manuels.
Enfin, l’analyse de ces données prend appui sur des concepts qui se situent à l’articulation entre les champs de l’histoire de l’éducation et de la didactique de la littérature. Il s’agit notamment de celui de littérature scolarisée. Utilisé au départ par les historiens de l’éducation (Hébrard 1988), le concept de scolarisation désigne, comme le rappelle Denizot (2021), les processus complexes qui sous-tendent la fabrication des objets scolaires en tant que partie de la culture scolaire. Cette dernière est ici envisagée comme une culture qui prend ses racines et s’élabore dans le milieu scolaire, présentant ainsi une spécificité propre par rapport à la culture de la société globale (Chervel, 1992). Il a été montré qu’en Suisse romande - comme en France - la constitution des corpus littéraires s’opère dans la discipline Français entre la fin du XIXe siècle et les années 1970, essentiellement au sein des manuels scolaires par le biais d’extraits (Monnier 2021). Les manuels participent donc pour la période qui nous occupe à la fabrication de la littérature scolarisée, c’est-à-dire de la littérature comme objet scolaire.
Le texte s'organise enfin sur la base d’une périodisation en trois temps, inspirée de travaux antérieurs (Schneuwly et al. 2016). Nous nous centrons d'abord sur la période qui va des années 1870 aux années 1910. Celle-ci se caractérise par la constitution du Français en discipline scolaire et par le développement de l'enseignement intuitif et de la leçon de choses. Nous nous intéressons ensuite à la période allant des années 1910 aux années 1940, au cours de laquelle, sous l’influence de l’Éducation nouvelle7, les images se diffusent largement au sein des manuels scolaires. Nous terminons avec une focale sur les années 1940-1970 qui se caractérisent par une absence d’évolution et une prégnance moins forte de l’Éducation nouvelle, non sans impact sur la nature, la place et la fonction des images.
Première période (1870-1910). Les images au service du développement des connaissances
Même si dès le début du XIXe siècle des ouvrages scolaires dédiés à l’apprentissage de la lecture courante sont édités au sein des cantons romands, force est de constater que ce n’est qu’à partir des années 1870 que certains moyens d’enseignement sont officialisés, voire généralisés. Cette période est ainsi marquée par une première tentative d’harmonisation des moyens d’enseignement et par l’adoption d’ouvrages de lecture communs qui se concrétisent par la constitution d’une commission romande et par la parution en 1871 de deux livres de lecture adoptés par les cantons de Berne, Vaud et Genève et dédiés aux écoles primaires (Tinembart 2015): le premier, comportant 166 pages, est destiné au degré intermédiaire (Renz 1871) alors que le second, produit à l’échelle romande, comportant 420 pages, est édité pour le degré supérieur (Dussaud & Gavard 1871). Ces deux ouvrages de lecture comprennent près de deux tiers de textes à caractère encyclopédique. Les autres écrits se répartissent entre des récits et des anecdotes diverses, des lettres, ainsi que des poésies narratives ou lyriques. En revanche, les images sont peu présentes. Seules 24 gravures en taille-douce représentant toutes des animaux ont été relevées dans les parties non littéraires du Renz (1871). Il est également intéressant de constater que ces images sont parfois orientées dans un autre sens que le texte par gain de place et qu’elles sont dissociées de l'extrait auquel elles pourraient se rapporter. Nous pouvons en déduire que la fonction de l’image, tout comme celle du texte, est alors de transmettre des connaissances sans pour autant que les deux soient en relation directe. A titre d’exemple, une image d’éléphant est insérée à côté d’une image de dromadaire dans un extrait de texte de Lenz (sans prénom), adapté par Renz, dédié aux animaux domestiques de nos contrées, et qui ne contient de fait qu’une seule phrase sur les charges que peut porter le pachyderme.
Figure 1: Éléphant d’Asie, 1/48 (Renz 1871: 15)
En revanche, dans le Dussaud et Gavard (1871), le texte dédié à l’éléphant, écrit par le zoologiste Henri Milne Edwards (1800-1885), n’est pas illustré et revêt un caractère plus scientifique, parce qu'il s'adresse aux élèves des degrés supérieurs du primaire et est utilisé dans les premiers degrés des écoles secondaires. Il est intéressant de constater que, dans l’adaptation fribourgeoise de ce même ouvrage en 1881 (Dussaud & Gavard 1881), le texte de Lenz figurant dans le Renz (1871) est alors repris et qu’une autre image d’éléphant y est insérée8.
Entre 1880 et 1900, la génération suivante d’ouvrages officiels de lecture dans les cantons romands conservent leur caractère encyclopédique, mais associent plus étroitement illustrations et textes encyclopédiques. Les images jouent alors un rôle propédeutique quant à la découverte et à la formation au savoir. Cela s’explique notamment par le fait que les plans d’études (à l’instar du Plan d’études pour les écoles primaires du Canton de Vaud du 29 février 1868: 16, qui prescrit «une collection de tableaux pour servir aux leçons d’intuition, une collection de tableaux de lecture et un manuel de lecture») préconisent l’usage de la méthode intuitive dès la fin des années 1860.
Les principes de l’enseignement intuitif9 s’articulent avec la leçon de choses qui apparait dans les programmes romands à partir des années 1870. Selon Kahn, la leçon de choses «se fonde sur la préconisation du recours à l’intuition et n’est pas spécialement associée à un enseignement disciplinaire déterminé, l’enseignement scientifique» (2002: 2).
Aussi, les ouvrages de lecture, en particulier ceux du degré moyen ou intermédiaire, encore majoritairement à caractère encyclopédique en Romandie entre 1880 et 1900, intensifient la présence d’images en lien avec les textes pour permettre aux enseignants d’appliquer la méthode intuitive ou de concevoir des leçons de choses. Certains auteurs renforcent le nombre d’images de sciences naturelles comme dans le Trésor de l’écolier (1885) du canton de Berne. D’autres, comme Le livre de lecture pour les écoles primaires de Fribourg, Degré supérieur (1899), n’illustrent que la partie historique.
Dans les cantons catholiques, à l’instar du canton de Fribourg, certains manuels comme le Livre de lecture pour les écoles primaires du canton de Fribourg, Degré moyen (1889) sont en revanche illustrés dans toutes les parties. Cependant, les deux ouvrages de lecture fribourgeois de 1889 et de 1899 comportent une première partie consacrée aux textes moraux et religieux qui n’existent plus dans les livres des cantons protestants. Au degré moyen (1889), nous trouvons des textes tels que «Dieu notre créateur»; ce premier extrait est illustré par un Dieu ténébreux montrant sa colère depuis les cieux. En revanche, l’ouvrage destiné au degré supérieur (1899) ne contient pas d’image religieuse. La différence majeure entre les ouvrages des cantons protestants et catholiques réside donc dans le fait que les premiers n’incluent pas de textes relatifs à la religion et pas d’images chrétiennes, puisque des ouvrages d’histoire biblique sont édités en parallèle. Les cantons catholiques conservent des textes dits à caractère religieux dans les ouvrages de lecture courante.
Au début du XXe siècle, nous observons une mue dans les ouvrages de lecture. Des auteurs comme Dupraz et Bonjour (1899) expurgent de leurs nouvelles publications les textes à caractère encyclopédique parce qu’ils déclarent «tenir compte aussi de la prochaine publication de manuels spéciaux (histoire, sciences naturelles)» (Dupraz & Bonjour 1903: préface). Dès lors et pour répondre également aux prescriptions cantonales, leurs manuels ne comportent que des textes d’auteurs reconnus non illustrés. Si la littérature a d’ores et déjà fait son apparition dans une moindre mesure dans les ouvrages de Renz (1871) et Dussaud et Gavard (1871), il n’en demeure pas moins que les Dupraz et Bonjour (1899/1903) marquent un véritable tournant. Les deux Vaudois affirment que «les livres de lecture s'étaient peu à peu transformés en petites encyclopédies ou abrégés scientifiques d’un attrait et d’une utilité problématique pour l’élève» (Dupraz & Bonjour 1899: III). Ils puisent alors «largement dans la littérature contemporaine» (1899: IV) en proposant des extraits variés organisés en thématiques et non imagés.
Dans les filières secondaires des cantons protestants, les ouvrages à caractère encyclopédique et imagés de Renz (1871) et Dussaud et Gavard (1871) sont également utilisés avec les plus jeunes élèves de la filière secondaire. En revanche, pour les élèves plus âgés, ce sont les trois tomes de la Chrestomathie française de Vinet (revue et augmentée par Eugène Rambert) qui sont utilisés. Ces volumes, qui comprennent exclusivement des textes littéraires, n’ont aucune image. Ces Chrestomaties, dès leur parution, obtiennent un large écho qui les pérennise dans leur forme pendant près d’un siècle et marquent durablement l’enseignement du français. Cela met en lumière le phénomène suivant: la lecture et l’étude des textes n’a pas la même fonction dans les deux filières. Au primaire, les livres de lecture sont un vecteur d’acquisition de connaissances; au secondaire, les chrestomathies et les anthologies visent à développer la culture littéraire et langagière de l’élève dans un enseignement encore marqué par les principes rhétoriques.
Au cours de cette première période, l’image est donc présente dans les parties encyclopédiques des livres de lecture du primaire, mais déconnectée du texte.
Deuxième période (1910-1940). Les images comme portes d’accès à la lecture des textes littéraires
Cette deuxième période se caractérise par un contraste fort entre les anthologies et chrestomathies prescrites pour les filières du secondaire qui, à l’instar de la première période, ne comportent généralement aucune image, et les manuels de lecture du primaire où les images vont se multiplier, aussi bien dans le degré moyen que dans le degré supérieur10.
Or, contrairement à la période précédente, où les images étaient présentes dans les parties scientifiques des manuels, on assiste à partir des années 1910 à une augmentation du nombre d’images désormais étroitement associées aux textes littéraires, centraux dans les manuels de lecture du primaire (Muller 2007).
Ce phénomène se retrouve dans les manuels de tous les cantons. Sous l’influence de l’Éducation nouvelle, comme le montre Renonciat à propos des albums du Père Castor publiés en France dans l’entre-deux guerres, l’image va en effet être envisagée comme une porte d’accès privilégiée «aux acquisitions – sensorielles, motrices, psychologiques et intellectuelles – nécessaires à l’exercice d’une «lecture "intelligente", qui ne se réduit pas à un simple mécanisme de déchiffrement» (2009: 68).
L’inspecteur scolaire Louis Henchoz publie un article dans l’Éducateur en 1930 sur la question de l’illustration dans les manuels scolaires. Il rappelle que c’est chez Hachette que les premiers manuels avec gravures paraissent dans les années 1850, non sans remous: on parle alors à Paris de «profanation de la littérature» et «d’atteinte à la gravité de l’enseignement» (1930: 279). Il défend alors l'idée suivante:
Il faudra trouver de bons artistes pour les originaux. [...] bannissons résolument toute excentricité, toute présentation grotesque ou banale. Allons à ceux qui cherchent de fixer avec sincérité ce qui [...] ‘caractérise avec la plus absolue vérité les personnalités et les faits’. Tous nos manuels doivent avoir un cachet artistique qui emporte l’approbation générale immédiate. (1930: 280)
Si les images se généralisent dans l’ensemble des disciplines scolaires, Henchoz précise la place et le rôle que celles-ci devraient occuper dans les manuels pour l’enseignement de la langue maternelle:
Dans les manuels de lecture qui viendront successivement, les gravures seront toujours en rapport avec le texte. On veillera à ne rien admettre qui soit pure fantaisie. Pour les dernières années, les reproductions d’œuvres d’art, peinture, sculpture, architecture, d’une portée éducative incontestable, pourront être intercalées comme hors-texte, en nombre restreint toutefois. (1930: 281)
Les images, avec les textes avec lesquels elles forment un tout, constituent pour l’inspecteur des moyens par excellence pour le développement intellectuel et artistique des élèves; et ce dernier de conclure: «elles auront préparé le terrain pour l’observation visuelle, pour l’analyse». (Henchoz 1930: 281)
Dès 1910, les manuels sont en effet illustrés par des dessins d’un artiste suisse reconnu, le plus souvent nommé explicitement.
Figure 2: Première de couverture du Livre de lecture à l’usage des écoles primaires (Marti 1916)
Dans la première version du manuel genevois de Marti (réédité en 1936 sous le titre Heures claires), on compte ainsi 60 dessins d’Edouard Elzingre11pour 231 extraits «puisés chez les grands écrivains […] et dans ceux de leurs livres qui traitent de psychologie enfantine, ou qu’ils ont spécialement écrits pour la jeunesse» (Marti 1916: 4). Ces illustrations visent à faciliter l’accès des élèves à la «lecture expliquée»12 des morceaux; elles «ajoute[nt] un attrait de documentation pittoresque et peu[ven]t donner matière à d’intéressants exercices d’élocution» (1916: 4).
A partir des années 1930, la photographie fait son apparition dans les manuels scolaires. C'est le cas dans Lectures (Bonjour & Jeanrenaud 1931), destiné aux degrés supérieurs du primaire. C'est le cas également dans J’aime lire (1929), élaboré par une commission présidée d’abord par Albert Malche, puis par Albert Atzenwiler très largement influencé par l’Éducation nouvelle. Se voulant résolument moderne et novatrice, cette commission s‘inscrit contre ceux qui reprochent à la photographie une mauvaise définition de l’image rendant sa lisibilité insuffisante auprès des enfants (Renonciat 2009). 60 dessins, photographies, schémas cartographiques ou encore des reproductions de tableaux viennent ainsi illustrer les 140 morceaux d'écrivains reconnus – Charles Ferdinand Ramuz, Blaise Cendrars, Jules Renard ou Jean de La Fontaine – «qui leur [aux élèves] plaisent, et par la beauté de la forme et par l’attrait du récit» (Préface, p. 8). Cette diversification de l’image et le nouveau statut qu’elle prend par rapport au texte est en lien avec les avancées graphiques et techniques de l’époque.
Corollairement, si l'image, à l‘instar des définitions de certains mots de vocabulaire placés en note de bas de page, vise avant tout à faciliter la compréhension du texte et à enrichir la culture de l’élève, dans certains extraits, elle tend à perdre son statut de subordonnée. Par exemple, le tableau intitulé Pasteur dans son laboratoire d’Albert Edelfelt est explicitement cité dans l’extrait de Louis Pasteur par E. de Villeroy qui en propose une brève description: «un tableau connu le représente dans son laboratoire, regardant le contenu d’une éprouvette à la lumière du jour: toute la vie du savant est là» (J’aime lire 1929: 138).
Figure 3: «Pasteur dans son laboratoire», Tableau de Edelfelt (cliché Hachette) (J’aime lire 1929: 139)13
A contrario, dans les manuels en vigueur dans les cantons non laïques, l’image, par la dimension émotionnelle qu’elle véhicule, a avant tout pour fonction de renforcer le sentiment patriotique et religieux des élèves. Cela est le cas aussi bien dans les manuels bernois que dans les manuels fribourgeois. Ainsi, dans Mes Lectures (1934), destiné aux élèves fribourgeois du primaire supérieur, les textes d’auteurs et d’autrices avant tout contemporains, ainsi que les dessins du peintre moderne fribourgeois Gaston Thévoz et du dessinateur bernois M. R. Sager, ont été sélectionnés sur les critères suivants:
a) qu’ils ne blessent en rien la foi et la morale chrétienne; b) qu’ils ne soient ni trop difficiles ni trop imagés; c) qu’ils soient irréprochables en ce qui concerne la correction de la langue, sa pureté, et même la ponctuation; d) enfin, que l’illustration ne soit pas un mystère à éclaircir. (Protocoles de la Commission permanente des études, Archives de l’État de Fribourg, DIP III 14)
Ainsi, les images sélectionnées par la Commission ne doivent pas être un obstacle à la compréhension du texte qui constitue un modèle pour l’apprentissage de la langue.
Figure 4: Extrait de «Deux petits hommes et leur mère» d’Henriette Charasson (Mes Lectures 1934: 20)
Enfin, alors que l’image est désormais, contrairement à la période précédente, largement présente dans les manuels de lecture destinés au primaire supérieur, elle continue à être absente dans les anthologies et les chrestomathies destinées aux élèves des filières secondaires. Une seule exception est celle de l'anthologie belge de Procès (1927), Modèles français, extraits des meilleurs écrivains, utilisée au collège à Fribourg. Les textes y sont regroupés par auteurs classés de façon chronologique, et chaque rubrique s’ouvre sur un portrait de l’écrivain, comme ici.
Figure 5: Portrait de La Fontaine (Procès 1927: 7)
Ces images figuratives (Perret 2019: 101) viennent ainsi renforcer la finalité du manuel qui constitue une initiation à l'histoire de la littérature centrée sur l’admiration de l’auteur, dans la continuité de l’enseignement rhétorique qui perdure dans les pratiques sous forme de couches sédimentées. On est donc ici dans une conception de la littérature scolarisée très différente de celle en vigueur au primaire à cette période.
Troisième période (1940-1970). L’image dans les manuels: lieu de résistance au monde audio-visuel qui concurrence la lecture de textes littéraires?
Les années d’après-guerre voient une généralisation de certaines techniques d’impression, rendant possible un recours plus systématique à la couleur, à des mises en page qui ne se contentent pas de juxtaposer le texte et l’image à la reproduction de photographies, le tout à bas coûts (Perret 2019: 98). Ce développement technique s’inscrit dans une expansion économique et industrielle plus large en Suisse, et s’accompagne de l’entrée dans les foyers et dans les classes de nouveaux moyens audiovisuels, avec la radio et la presse magazine qui s’affirment d’abord, avant que la télévision ne s’impose à la fin des années 1960 (Clavien 2017). Les milieux de l’édition connaissent néanmoins un léger décalage. Marqués dans un premier temps par la Défense spirituelle14 qui a prévalu durant la Deuxième Guerre mondiale et qui les ont amenés à publier des textes conformes aux valeurs du mouvement, ils trouvent une nouvelle dynamique à la fin des années 1950 avec la littérature de jeunesse et la publication de nouveaux écrivains issus de la scène romande (Corsini & Vallotton 2011). Dès lors, nous pouvons nous demander si, depuis la Deuxième Guerre mondiale, certaines prémices à cette place donnée à l’image par rapport au texte peuvent être observées dans les manuels scolaires en langue maternelle, alors que les composantes de la discipline tendent à rester stables durant cette période (Vollenweider en cours).
La présence exponentielle de l’imagerie visuelle n’est pas ignorée par les pédagogues. Dans l’Annuaire, Samuel Roller, co-directeur des études pédagogiques à Genève, observe que «le monde se voit envahi par l’image» (1957: 84) et relève la nécessité de former aux images à l’école:
Dès lors, on voit pour [l’école] apparaître une tâche nouvelle: aider l’enfant à faire son chemin dans ce monde d’images qui le sollicitent; autrement dit le mettre en état, après avoir éprouvé toutes choses, de «retenir ce qui est bon». Il résulte de cela que les instituteurs ne peuvent pas écarter l’image de leur enseignement. (1957: 84)
Mais cette apparente ouverture aux images s’accompagne d’une inquiétude: va-t-elle détrôner le «texte imprimé», s'interroge Roller? Pour ce dernier, l’image est un instrument de culture qu’il s’agit d’accueillir et de rendre intelligible.
La relative ouverture de Roller n’est toutefois pas partagée dans tous les milieux pédagogiques, comme en témoignent les directives officielles dans le canton de Fribourg. L’image est strictement encadrée dans le programme général de Fribourg en 1967. Les recommandations de ce programme n’accordent pas le même statut à l’image qu’au texte et à la lecture. L’image y est sujette à une certaine méfiance et sert à réaffirmer la valeur du texte écrit:
[…] l’image visuelle est naturellement plus attirante qu’une page de lettres à déchiffrer. L’apprentissage de la lecture se heurte de ce fait à une sérieuse concurrence. Les illustrations des manuels y remédient quelque peu. […] Il n’y a pas de vraie culture par l’image seule. L’école se doit donc, même aujourd’hui, 1° de défendre la «civilisation du livre»; 2° de ne pas bouder les moyens audio-visuels, mais de se servir de leur stimulant pour orienter l’élève vers un approfondissement de leur rapport par la lecture et la réflexion personnelle. (1967: 1.2)
Cette instrumentalisation de l’image contre elle-même souligne que les images sélectionnées pour accompagner les morceaux dans les manuels de lecture fribourgeois ont pour principale fonction d’amener au texte et de savoir ensuite s’effacer pour laisser la place seulement à la lecture de textes. Elles ne doivent pas les concurrencer.
Ce statut donné à l’image s’observe notamment dans les manuels de lecture fribourgeois du primaire moyen (1955) et supérieur (1954) qui sont prescrits jusqu’à la fin des années 1960. Les améliorations techniques récentes n’ont pas amené de grands bouleversements dans la mise en page. Si la couleur y fait son entrée, elle est utilisée avec parcimonie. Textes et dessins – il n’y a presque jamais de reproductions de gravures ou de photographies15 – s’enchaînent généralement, et la mise en page ne les juxtapose ou les superpose16 rarement. La présence des images se renforce toutefois.
Elle se renforce également dans les manuels genevois et vaudois; son utilisation ne semblant pas faire l’objet d’autant de réserve qu’à Fribourg. Les manuels vaudois et bernois présentent quelques particularités au regard du reste du corpus. L’ouvrage vaudois pour le degré moyen (Foretay 1944) adopte une mise en page particulièrement variée, du point de vue de la disposition de l’image sur la page comme de l’habillage du texte (cf. figure 6).
Figure 6: Illustration du texte «Maman» (Foretay 1944: 9)
Quant à l’ouvrage vaudois pour le degré supérieur (Foretay & Jeanrenaud 1946) et le manuel bernois pour le degré moyen (Jeanprêtre et al. 1961), ils contiennent presque exclusivement des photographies. Enfin, seuls des tableaux des XIXe et XXe siècles sont reproduits dans le manuel bernois pour le degré supérieur (Devain et al. 1964), non à des fins d’illustration des textes, mais pour amener une culture artistique et parce que «ces œuvres correspondent certainement à la sensibilité de l’enfant aujourd’hui.» (p. 5)
A l’instar des périodes précédentes, la majorité des images sont réalistes et renvoient au quotidien. Par exemple, dans le manuel fribourgeois Lecture et poésie (1955), les images n’illustrent pas des situations ou des objets décrits dans les textes qui pourraient être inconnus des élèves, mais au contraire les accompagnent vers une réalité qu’ils connaissent: des animaux, le foyer, le travail aux champs, des vues de la ville de Fribourg. Cette fonction de représentation est plus prégnante au degré moyen où les manuels contiennent plus d’images qu’au degré supérieur, et ce dans tous les cantons.
Figure 7: Illustration de la fable «Le rat des villes et le rat des champs» de La Fontaine (Lecture et poésie 1955: 60)
Quelques exceptions peuvent être relevées lorsque les images qui illustrent des textes de fiction ouvrent sur l’imaginaire. Comme on le voit dans la figure 7 extraite du manuel fribourgeois pour le degré moyen, la fable «Le rat des villes et le rat des champs» de La Fontaine (1955: 60-61) est illustrée par deux rats, dont l’un est assis à une table et habillé d’un haut-de-forme et d’un gilet, alors que l’autre, à quatre pattes et de couleur noire, n’a aucun attribut civilisé. Le contraste entre les deux animaux sert à saisir la comparaison qui fait l’objet de la fable. Ce contraste demande aussi une capacité d’interprétation qui n’est soutenue par aucune consigne ou légende.
Nonobstant ces dessins particuliers et les tableaux reproduits dans le manuel bernois de 1964, la majorité des images réalistes ont une fonction référentielle qui participe à canaliser l’imagination (Perret 2019: 104) vers la réalité connue des élèves. Roller souligne effectivement qu’elle tient le rôle de medium entre l’élève et la réalité:
L’image met l’enfant en présence du réel et il importe que cette rencontre soit telle que ce même enfant réagisse «comme si» la réalité concrète s’offrait véritablement à son regard. Si dès lors l’image atteint à ce pouvoir évocateur, c’est qu’elle est devenue document, c’est-à-dire qu’elle est au sens étymologique du terme, instrument d’enseignement (documentum, qui sert à instruire). (Roller 1957: 83)
A Fribourg, en continuité avec les périodes précédentes, les images servent également à garantir la présence du religieux, alors que les textes dans certaines sections des manuels ne traitent pas de la foi. Dans les parties «Notre pays», «La vie à la campagne» ou «Jeux et travaux» du manuel du primaire moyen (1955), figure à chaque fois au moins une représentation d’un établissement religieux. Ainsi, le morceau instructif «Qui construit nos demeures?» et le morceau moral «Demain ou jamais!» sont accompagnés par le dessin de la cathédrale St-Nicolas de Fribourg (p. 165) alors qu’aucun des deux ne l’évoque ou n’a pour thème la chrétienté.
Figure 8: Image accompagnant «Le jongleur de Notre Dame», récit d’un auteur inconnu (Mes lectures 1954: 59)
Sans compter ces représentations réalistes d’établissements religieux, le manuel compte 22 images qui renvoient au catéchisme, à la vie des saints ou à des scènes de la vie chrétienne. Cette fonction religieuse de l’image n’a pas été relevée dans les autres cantons.
Au secondaire, la présence prégnante de l’image dans la société ne paraît pas non plus avoir eu d’impact sur la place donnée à l’image. En effet, les manuels conservent les habitudes éditoriales de la période précédente et cela est assumé explicitement:
Soucieux de fournir avant tout de beaux textes, nous avons renoncé à toute illustration comme à tout commentaire, et réduit les notes à la simple référence aux sources. La plus belle des images ne trahit-elle pas celle que le texte se réserve d’éveiller? Quel commentaire ne pâlit auprès du texte et ne l’encombre? (Pidoux et al. 1945: 5)
La collection de manuels de Kohler fait exception. Elle compte de nombreuses reproductions d’enluminures, de gravures, de miniatures et de portraits d’auteurs. Les images d’origine, contemporaines à l’époque étudiée dans le manuel, contribuent donc à contextualiser les textes littéraires. Leur rôle n’est pas d’illustrer des récits, mais de compléter la culture artistique des élèves relativement aux différentes périodes littéraires. Elles sont par ailleurs légendées, dans le but de permettre aux lecteurs de les situer dans le contexte historique. Ces images s’inscrivent pleinement dans le projet du manuel, qui sert de support pour un enseignement de l’histoire littéraire.
Figure 9: Page extraite du manuel de Kohler (1947: 161)
Ainsi, cette période se situe dans une certaine continuité avec la période précédente, et ce malgré les avancées éditoriales et médiatiques.
Conclusion
Ce parcours historique montre qu’entre les années 1870 et les années 1970, les images se développent largement dans les manuels du primaire, alors qu’elles restent, sauf exception, absentes des anthologies utilisées dans le secondaire, ce dernier restant méfiant à leur égard. Cette méfiance est liée au souci de permettre aux élèves de la filière secondaire d’avoir un accès direct au texte littéraire, sans médiation. On peut s’étonner que l’implosion de l’image dans la société des Trente Glorieuses n’entraîne pas de changements profonds dans l’utilisation des images au secondaire. Pour nous, cette stabilité est à mettre en lien avec un enseignement de la littérature qui, destiné à une élite, reste fondé sur l’histoire littéraire.
Au primaire, une évolution quant à la nature, au statut et à la fonction des images peut être mise en lumière. Entre les années 1870 et les années 1910, les images – essentiellement des gravures qui ne sont pas au départ conçues pour les manuels scolaires – ont une fonction de représentation (en fixant une définition visuelle du référent) et de vecteur de culture, laïque à Genève et Vaud, à connotation religieuse dans les cantons de Berne et de Fribourg. Tout en gardant cette fonction, elles acquièrent à partir du début du XXe siècle une fonction esthétique (en renforçant la dimension artistique et littéraire du manuel, et en participant au développement du goût artistique des élèves), et d'apprentissage (comme adjuvant aux activités de lecture et comme support aux exercices d’élocution). Les dessins conçus par des artistes locaux reconnus - Édouard Elzingre par exemple - viennent en effet illustrer les extraits littéraires, comme dans la littérature de jeunesse. Dès les années 1930-1940, les images – des dessins d’artistes, mais aussi des photographies en noir et blanc, puis progressivement en couleur - gagnent une certaine reconnaissance parmi des pédagogues qui y voient un moyen de documenter la réalité. Cependant, ce rôle qui leur est conféré exclut généralement toute image qui serait de nature abstraite ou qui ouvre à l’interprétation, surtout au degré moyen. Une transformation du statut de l’image intervient donc dans les années 1970, lorsque la littérature scolaire est redéfinie, intégrant la littérature de jeunesse et la bande dessinée, non seulement au primaire, mais aussi au secondaire qui se démocratise.
Bibliographie
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Annexes
- Sources utilisées pour le primaire
Cantons | Programmes et plans d’études | Livres de lecture officiels | Ratio image/texte (ou page) par manuel |
Genève | Programme de l’enseignement dans les écoles enfantines et dans les écoles primaires, 1889. Programme de l’enseignement dans les écoles primaires, 1923. Plan d’études de l’école primaire, 1942. Plan d’études de l’enseignement primaire, 1951. Plan d’études de l’enseignement primaire, 1966. | Renz, Frédéric (1871), Livre de lecture à l’usage des écoles de la Suisse romande. Degré intermédiaire,Lausanne, Blanc, Imer et Lebet, libraires-éditeurs. Gavard, Alexandre (1893), Livre de lecture à l’usage des écoles primaires de Suisse romande. Degré intermédiaire, Genève, C.-E. Alioth. Dussaud, Bernard & Gavard, Alexandre (1871), Livre de lecture à l’usage des écoles de la Suisse romande. Degré supérieur, Lausanne, Blanc, Imer et Lebet, libraires-éditeurs. Mercier, Louis & Marti, Adolphe (1911), Livre de lecture à l’usage du degré supérieur des écoles primaires, Genève, Edition Atar. Marti, Adolphe (1916), Livre de lecture à l’usage des écoles primaires, Genève, Edition Atar. DIP GE (1929), J’aime lire. Livre de lecture destiné à la 4ème année de l’école primaire du canton de Genève. Genève, DIP. DIP GE (1940, réimpression de 1955), Fleurs coupées,Choix de textes littéraires pour le 6e degré de l’école primaire, Genève, DIP. | Renz (1871): 24 images / 154 textes Gavard (1893): 92 images / 236 textes Dussaud & Gavard (1871): 25 images / 228 textes Mercier & Marti (1911): 106 images / 277 textes Marti (1916): 60 images / 231 textes DIP GE (1929): 60 images / 140 textes DIP GE (1940/1955): 55 images / 251 textes |
Vaud | Plan d’études pour les écoles enfantines et les écoles primaires, 1899. Plan d’études et instructions générales pour les écoles enfantines et les écoles primaires du canton de Vaud, 1926. Plan d’études et instructions générales pour les écoles enfantines et les écoles primaires du canton de Vaud, 1935. Plan d’études et instructions générales pour les classes primaires supérieures, 1937. Plan d’études et instructions générales pour les écoles enfantines et les écoles primaires du canton de Vaud, 1953. Plan d’études et instructions générales pour les Ecoles enfantines et les Ecoles primaires du canton de Vaud, 1960. | Renz, Frédéric (1871), Livre de lecture à l’usage des écoles de la Suisse romande. Degré intermédiaire,Lausanne, Blanc, Imer et Lebet, libraires-éditeurs. Dussaud, Bernard, Gavard, Alexandre (1871), Livre de lecture à l’usage des écoles de la Suisse romande. Degré supérieur, Lausanne, Blanc, Imer et Lebet, libraires-éditeurs. Dupraz, Louis & Bonjour, Émile (1899), Livre de lecture à l’usage des écoles primaires. Degré supérieur, Lausanne, Borgeaud. Dupraz, Louis & Bonjour, Émile (1903), Livre de lecture à l’usage des écoles primaires. Degré intermédiaire, Lausanne, Lucien Vincent, imprimeur-éditeur. Bonjour, Émile, (1925), Livre de lecture à l’usage des écoles primaires, Degré intermédiaire, Lausanne, librairie Payot. Bonjour, Émile & Jeanrenaud, Henri (1931), Livre de lecture à l’usage des écoles primaires. Degré supérieur, Lausanne, Payot. Foretay, Charles (1944), Lectures à l'usage du degré moyen des écoles primaires, Lausanne, librairie Payot. Foretay, Charles & Jeanrenaud, Henri (1946), Lectures à l'usage du degré supérieur des écoles primaires, Lausanne, librairie Payot. | Renz (1871): 24 images / 154 textes Dussaud & Gavard (1871): 25 images / 228 textes Dupraz & Bonjour (1899): 0 image / 244 textes Dupraz & Bonjour (1903): 0 image / 266 textes Bonjour (1925): 50 images / 215 textes Bonjour & Jeanrenaud (1931): 67 images / 244 textes Foretay (1944): 89 images / 185 textes Foretay & Jeanreneaud: 31 images / 250 textes |
Fribourg | Programme général des écoles primaires du canton de Fribourg, 1899. Guide et plan d’études de l’enseignement primaire dans le canton de Fribourg, 1932. Écoles françaises de Fribourg, programme 1949-1950. Guide et plan d’études, 1967, Fribourg, DIP. | Adaptation de l’ouvrage de Bernard Dussaud et d’Alexandre Gavard (1881), Livre de lecture à l’usage des écoles de la Suisse romande. Degré supérieur. Édition revue, augmentée et adaptée aux écoles du canton de Fribourg avec approbation de la commission des études, Lausanne, L. Vincent. DIP FR (1889), Livre de lecture des écoles primaires du canton de Fribourg. Degré moyen, Einsiedeln, Établissements Benziger. DIP FR (1899), Livre de lecture des écoles primaires du canton de Fribourg. Degré supérieur, Einsiedeln, Établissements Benziger. DIP FR (1925), Livre de lecture des écoles primaires du canton de Fribourg. Degré moyen, Fribourg, DIP. DIP FR (1934), Mes lectures. Écoles primaires du canton de Fribourg. Degré supérieur, Fribourg, DIP. DIP FR (1955), Lecture et poésie: Livre de lecture, degré moyen des écoles primaire, Fribourg, DIP. DIP FR (1954, nouvelle édition), Mes lectures. Degré supérieur des écoles primaires du canton de Fribourg, Fribourg, DIP. | Adaptation de l’ouvrage de Bernard Dussaud et d’Alexandre Gavard (1881): 49 images / 259 textes DIP FR (1889): 62 images / 222 textes DIP FR (1899): 78 images / 252 textes DIP FR (1925): 123 images / 189 textes DIP FR (1934): 75 images / 200 textes DIP FR (1955): 126 images / 205 textes DIP FR (1954): 81 images / 193 textes |
Berne | Plan d’enseignement pour les écoles primaires du canton de Berne, 1878, Schuler, Berne. Plan d’études pour les écoles primaires du canton de Berne, 1925, H. Kramer, Tavannes. Plan d’études pour les écoles primaires de langue française du canton de Berne, Edition provisoire, 1968, Berne, Librairie de l’État. | DIP BE (1885), Le Trésor de l’écolier.Livre de lecture à l’usage des écoles primaires françaises du canton de Berne. Degré supérieur, Lausanne, librairie Payot. Gobat, Henri & Allemand, Fritz (1911), Livre de lecture destiné aux écoles primaires du Jura bernois. Cours moyen (8e éd.), Berne, Librairie d’État. Marchand, Marcel (1927), Notre camarade. Choix de lectures à l’usage des écoles primaires. Cours moyen, Berne, Librairie d’État. Bessire, Paul-Otto (1931), L’écolier jurassien. Choix de lectures à l’usage des écoles supérieures. Cours moyen, Berne, Librairie d’État. Jeanprêtre, Charles, Monnerat, Joseph, Stähli, Roland, Terrier, Pierre & Zbinden, Jean (1961), Horizons nouveaux. Livre de lecture à l’usage des cinquième et sixième années scolaires, Berne, Libraire d’État. Devain, Henri, Henry, Pierre, Pecaut, Armand, Pellaton, Jean-Paul & Stähli, Roland (1964), Les belles années: livre de lecture à l’usage du degré supérieur de l’école primaire, Berne, Librairie d’État. | DIP BE (1885): 13 images / 392 textes Gobat & Allemand (1911): 178 images / 299 textes Marchand (1927): 37 images / 253 textes Bessire (1931): 0 image / 249 textes Jeanprêtre et al. (1961) 17 images / 200 textes Devain et al. (1964): 16 images / 167 textes |
2. Sources utilisées pour le secondaire
Cantons | Programmes et plans d’études | Livres de lecture officiels | Ratio image/texte par manuel |
Genève | Programme pour l’année 1901-1902, École secondaire et supérieure de Jeunes filles, 1901, Genève, Paul Richter. Programme d’enseignement pour l’année 1900-1904, Collège de Genève, 1900, Genève, DIP. Programme pour l’année 1923-1924. École secondaire et supérieure de Jeunes filles, 1923, Genève, Klein. Programme pour l’année 1925-1926, Collège de Genève, 1925, Genève, Klein. Plan d’études et programme du cycle d’orientation, 1962, Genève, DIP. Plan d’études et programme du cycle d’orientation, 1977-1978, Genève, DIP. | Vinet, Alexandre (1880), Chrestomathie française, ou choix de morceaux des meilleurs écrivains français revue et augmentée par E. Rambert. Tome premier. Littérature de l’enfance (15e éd.), Lausanne, Georges Bridel éditeur. Vinet, Alexandre (1898), Chrestomathie française, ou choix de morceaux des meilleurs écrivains français revue et augmentée par E. Rambert. Tome deuxième. Littérature de l'adolescence (17e éd), Lausanne, Georges Bridel éditeur. Vinet, Alexandre (1893), Chrestomathie française, ou choix de morceaux des meilleurs écrivains français revue et augmentée par E. Rambert. Tome troisième. Littérature de la jeunesse et de l’âge mûr (10e éd.), Lausanne, Georges Bridel éditeur. Dupraz, Louis & Bonjour, Emile (1908), Anthologie scolaire. Lectures françaises à l’usage des collèges secondaires, écoles supérieures et écoles primaires supérieures, Lausanne, Payot. Budry, Maurice & Rogivue, Ernest (1944), Textes français I, Lausanne, Payot. Pidoux, Edmond, Rogivue, Ernest & Wiest, Alfred (1945), Textes français II, Lausanne, Payot. | Vinet (1880): 0 image / 122 textes Vinet (1898): 0 image / 172 textes Vinet (1893): 0 image / 116 textes Dupraz & Bonjour (1908): 0 image / 259 textes Budry & Rogivue (1944): 0 image / 157 textes Pidoux et al. (1945): 0 image / 132 textes |
Vaud | Programme de l’année scolaire 1873-1874 pour le collège cantonal, l’école industrielle et les collèges communaux du canton de Vaud. Collège cantonal, Programmes des cours, année scolaire 1877-1878. Collège cantonal, Programme des cours, année scolaire 1896-1897. Plan d’études général pour les collèges et les gymnases, ainsi que pour les écoles supérieures de jeunes filles du canton de Vaud, 1910. Collèges et gymnase scientifiques cantonaux, Renseignements, année scolaire 1921-1922. Collège classique cantonal, Programme des cours, année scolaire 1922-1923. Collège scientifique cantonal, Programme des cours, année scolaire 1935-1936. Collège classique cantonal. Programme des cours, année scolaire 1936-1937. Programmes des cours des collèges secondaires vaudois, 1960. Programmes des cours des collèges secondaires, 1971. | Vinet, Alexandre (1880), Chrestomathie française, ou choix de morceaux des meilleurs écrivains français revue et augmentée par E. Rambert. Tome premier. Littérature de l’enfance (15e éd.), Lausanne, Georges Bridel éditeur. Vinet, Alexandre (1898), Chrestomathie française, ou choix de morceaux des meilleurs écrivains français revue et augmentée par E. Rambert. Tome deuxième. Littérature de l'adolescence (17e éd), Lausanne, Georges Bridel éditeur. Vinet, Alexandre (1893), Chrestomathie française, ou choix de morceaux des meilleurs écrivains français revue et augmentée par E. Rambert. Tome troisième. Littérature de la jeunesse et de l’âge mûr (10e éd.), Lausanne, Georges Bridel éditeur. Dupraz, Louis & Bonjour, Emile (1908), Anthologie scolaire. Lectures françaises à l’usage des collèges secondaires, écoles supérieures et écoles primaires supérieures, Lausanne, Payot. Budry, Maurice & Rogivue, Ernest (1944), Textes français I, Lausanne, librairie Payot. Pidoux, Edmond, Rogivue, Ernest & Wiest, Alfred (1945), Textes français II, Lausanne, librairie Payot. Kohler, Pierre (1947), Histoire de la littérature française. Tome 1. Des origines à la fin du XVIIe siècle. 32 illustrations hors-texte, Lausanne, Payot. Kohler, Pierre (1948), Histoire de la littérature française. Tome 2. Du milieu du XIXe siècle à nos jours avec une histoire de la littérature romande. 31 illustrations hors-texte, Lausanne, Payot. Kohler, Pierre, Guisan, Gilbert & Pidoux, Edmond (1949), Histoire de la littérature française. Tome 3. Le XVIIIe siècle et la première moitié du XIXe siècle. 31 illustrations hors-texte, Lausanne, Payot. | Vinet (1880): 0 image / 122 textes Vinet (1898): 0 image / 172 textes Vinet (1893): 0 image / 116 textes Dupraz & Bonjour (1908): 0 image / 259 textes Budry & Rogivue (1944): 0 image / 157 textes Pidoux et al. (1945): 0 image/132 textes Kohler (1947): 31 images / 284 pages Kohler (1948): 31 images / 564 pages Kohler et al. (1949): 31 images / 806 pages |
Fribourg | Programme des études du Collège St-Michel à Fribourg pour l'année scolaire 1881-1882. Compte-rendu de l’Ecole secondaire des filles de la ville de Fribourg pour l’année 1882-1883. Collège St-Michel, Programme des études pour l’année scolaire 1901-1902. Compte-rendu de l’Ecole secondaire des jeunes filles de la ville de Fribourg pour l’année 1901-1902, Programme pour l’année scolaire 1902-1903. Collège St-Michel, Programme des études pour l’année scolaire 1912-1913. Compte-rendu de l’Ecole Secondaire des Jeunes Filles de la ville de Fribourg pour l’année 1912-1913, Programme pour l’année scolaire 1913-1914. Ecole Secondaire de Jeunes Filles de la ville de Fribourg, Programme pour l’année scolaire 1922-1923. Collège cantonal St-Michel, Programme des études pour l’année scolaire 1923-1924. Ecole Secondaire de Jeunes Filles de la ville de Fribourg, Programme pour l’année scolaire 1938-1939. Collège cantonal St-Michel, Programme des études pour l’année scolaire 1951-1952. Collège cantonal St-Michel, Programme des études pour l’année scolaire 1965-1968. Collège cantonal St-Michel, Programme des études pour l’année scolaire 1970-1973. | Broeckaert, Joseph (1869), Modèles français recueillis d'après le plan du guide du jeune littérateur avec des remarques propres à en faciliter l'étude, vol. 1, Bruxelles, H. Goemaere. Lebaigue, Charles (1887), Morceaux choisis de littérature française. Auteurs des XVIIe, XVIIIe et XIXe siècles (prose et poésie) avec remarques et questions. Deuxième année, Paris, Librairie classique E. Belin. Lebaigue, Charles (1889), Morceaux choisis de littérature française (prose et poésie) avec remarques et questions. Première année (2e éd.), Paris, Librairie classique E. Belin. Des Granges, Charles-Marc (1910), Histoire de la littérature française à l'usage des classes de Lettres et de divers examens (3e éd.), Paris, Hatier. Des Granges, Charles-Marc (1917), Morceaux choisis des auteurs français du Moyen âge à nos jours (842-1900) préparés en vue de la lecture expliquée. Classes de lettre 2e cycle (9e éd.), Paris, Hatier. Procès, Edmond (1927), Modèles français extraits des meilleurs écrivains avec notices. Cours inférieur (12e éd.), Bruxelles: Albert Dewit. Budry, Maurice & Rogivue, Ernest (1944), Textes français I, Lausanne, librairie Payot. Pidoux, Edmond, Rogivue, Ernest, & Wiest, Alfred (1945), Textes français II, Lausanne, librairie Payot. Kohler, Pierre (1947), Histoire de la littérature française. Tome 1. Des origines à la fin du XVIIe siècle. 32 illustrations hors-texte, Lausanne, Payot. | Broeckaert (1869): 0 image / 223 textes Lebaigue (1887): 0 image / 158 textes Lebaigue (1889): 0 image / 140 textes Des Granges (1910): 0 image / 927 pages Des Granges (1917): 0 image / 504 textes Procès (1927): 23 images / 206 textes Budry & Rogivue (1944): 0 image / 157 textes Pidoux et al. (1945): 0 image / 132 textes Kohler (1947): 31 images / 284 pages |
Berne | Programme de l’école cantonale de Porrentruy, 1897. Programme d’enseignement. Progymnase, gymnase, section commerciale, École cantonale de Porrentruy, 1929, Porrentruy, «Le Jura S.A.». Plan d’études des écoles secondaires et progymnases de langue française, 1961. | Vinet, Alexandre (1880), Chrestomathie française, ou choix de morceaux des meilleurs écrivains français revue et augmentée par E. Rambert (15e éd.), Lausanne, Georges Bridel éditeur. Marchand, Marcel (1917), Notre ami, lectures françaises à l’usage des écoles secondaires (2e éd.),Berne, Librairie d’État. Marchand, Marcel Bessire, Paul-Otto & Feignoux, Frédéric (1937), Notre ami II. Lectures françaises à l’usage des classes inférieures des progymnases et des écoles secondaires (3e éd.), Berne, Librairie d’État. Marchand, Marcel Bessire, Paul-Otto & Feignoux, Frédéric (1938), Notre ami II. Lectures françaises à l’usage des classes supérieures des progymnases et des écoles secondaires (3e éd.), Berne, Librairie d’État. Marchand, Marcel Bessire, Paul-Otto & Feignoux, Frédéric (1943), Notre ami III. Lectures françaises à l’usage des classes inférieures des écoles progymnases et des écoles secondaires (3e éd.), Berne, Librairie d’État. | Vinet (1880): 0 image / 122 textes Marchand (1917): 0 image / 258 textes Marchand et al. (1937): 0 image / 94 textes Marchand et al. (1938): 0 image / 88 textes Marchand et al. (1943): 0 image / 205 textes |
Pour citer l'article
Anne Monnier, Sylviane Tinembart, Emmanuelle Vollenweider, Anouk Darme-Xu , "Les images dans les livres de lecture et les anthologies scolaires (Suisse romande, 1870-1970) ", Transpositio, n° 7 Le texte littéraire à l'épreuve de l'image, 2024https://www.transpositio.org/articles/view/les-images-dans-les-livres-de-lecture-et-les-anthologies-scolaires-suisse-romande-1870-1970
Introduction n° 7: Le texte littéraire à l’épreuve de l’image
Notre réflexion sur les interactions entre texte et image dans l’enseignement de la littérature part d’un postulat central: l’image constitue un outil permettant aux élèves de se distancier du texte pour mieux en saisir les significations. Toutefois, la relation entre texte et image, loin de se limiter à une simple correspondance analogique dans laquelle l’image serait subordonnée au texte, révèle des processus de production de sens complexes. Ce numéro vise ainsi à explorer les statuts et fonctions possibles de l’image dans l’enseignement de la littérature, se situant dans la continuité du dossier n°4 de Transpositio qui s’intitulait «Enseigner la bande-dessinée comme (de la) littérature».
Introduction n° 7: Le texte littéraire à l’épreuve de l’image
Redéfinir le sens: l’intégration des médiations texte/image dans l’enseignement de la littérature
Notre réflexion sur les interactions entre texte et image dans l’enseignement de la littérature part d’un postulat central: l’image constitue un outil permettant aux élèves de se distancier du texte pour mieux en saisir les significations (Demougin, 2002; Delbrassine, 2019). Toutefois, la relation entre texte et image, loin de se limiter à une simple correspondance analogique dans laquelle l’image serait subordonnée au texte, révèle des processus de production de sens complexes (Peirce, 1978). Ce numéro vise ainsi à explorer les statuts et fonctions possibles de l’image dans l’enseignement de la littérature, se situant dans la continuité du dossier n°4 de Transpositio qui s’intitulait «Enseigner la bande-dessinée comme (de la) littérature» (Baroni & Turin 2021).
Cette problématique s’inscrit dans les fondements de la sémiotique, qui a étendu les principes de la linguistique structurale à d’autres formes de signification, comme les publicités (Barthes, 1964; Eco, 1972), les œuvres picturales (Marin, 1969), les bandes dessinées (Peeters, 2009), les films (Metz, 2014) ou encore les images diagrammatiques (Bertin, 2013). Ce cadre a permis de conceptualiser une pluralité de «langages visuels», reflétant la diversité des pratiques médiatiques.
De l’image-illustration à l’image-texte: perspective historique
Dans le cadre scolaire, l’articulation entre texte et image ne va pas de soi, dans la mesure où l’image est un objet à la fois attractif et énigmatique. Attractif, parce que sa lecture est immédiate et joue avec les émotions ; énigmatique, dans le sens où, en tant qu’icône, l’image délivre un message qui n’est pas net et doit être décodé par le lecteur (Peirce, 1978).
Il n’en demeure pas moins que la place et le statut de l’image s’inscrivent dans une longue tradition pédagogique, même si les finalités qui lui ont été assignées ont évolué au fil du temps, comme le montrent Ferran et al. (2017). Ces derniers rappellent que Comenius, au XVIIe, crée des ouvrages qui contiennent des gravures accompagnées de petites légendes, avec l’idée selon laquelle il faut «voir pour savoir». Dès le XVIIIe le nouveau marché de la littérature de jeunesse va recourir à l’illustration pour favoriser sa diffusion. Avec l’instauration de l’école obligatoire pour tous à la fin du XIXe siècle, l’image est introduite dans les manuels, avec l’idée de rendre le savoir accessible à tous les milieux, y compris les plus populaires. Les développements techniques, notamment l’arrivée de la photographie, vont également transformer le statut de l’image. On passe progressivement des planches pédagogiques à la reproduction de documents authentiques qui sont désormais étudiés pour eux-mêmes ou en lien avec un extrait de texte (Ferran et al., 2017).
En Français, l’arrivée des finalités communicationnelles dans les années 1980, en France (Demougin, 2002) comme en Suisse romande (Darme-Xu et al., 2020), fait de l’image un «genre de texte» qu’il s’agit de lire :
Lire c’est prendre connaissance d’un message qu’on a sous les yeux. Ainsi, au sens large, toute communication visuelle suppose de quelque manière une lecture, qu’il s’agisse d’une simple image, d’images avec textes ou de textes proprement dit. (DIP 1980: p. 14 1)
Cette nouvelle manière d’appréhender l’image entraine l’arrivée de nouvelles activités dans lesquelles texte et image, désormais placés sur un pied d’égalité, sont mis en regard l’un de l’autre, comme dans l’exemple ci-dessous tiré des Activités sur les textes pour les élèves de 15 ans (DIPC 1987: p. 132):
Dans cet atelier destiné à travailler avec les élèves l’argumentation, la caricature du dessinateur humoristique français Barrigue est posée en regard d’une lettre de l’Association suisse pour l’énergie atomique qui conteste l’information parue dans la Tribune-Le-Matin. Le contenu de cette lettre est le suivant:
Monsieur le rédacteur en chef,
Dans la Tribune-Le-Matin du 3 novembre, une information concernant le chauffage à distance de la ville d’Aarau à partir de la centrale nucléaire de Gösgen était accompagnée d’une caricature de votre collaborateur Barrigue. On y voyait un personnage se réchauffant à un radiateur et laissant apparaître ses poignets et ses mains, directement au-dessus du radiateur, réduits à l’état d’ossements.
Sans contester le moins du monde le talent de votre caricaturiste, nous nous permettons de faire deux remarques.
Des caricatures sur le thème du squelette sont souvent faites à propos de l’énergie nucléaire, malgré l’excellent bilan que les centrales ont présenté jusqu’ici en matière de sécurité: zéro mort par radiation sur plus de vingt-cinq ans d’utilisation de centrales nucléaires. Si on tient à ce motif du squelette, il serait plus pertinent de l’associer à l’armement atomique et à la menace que ce dernier fait peser sur nous.
D’autre part, le chauffage à distance dont traite votre information du 3 novembre consiste à utiliser de l’eau chauffée dans une centrale nucléaire. Or, cette eau n’est à aucun moment entrée en contact avec les réactions nucléaires qui se produisent au cœur du réacteur. L’eau du système de chauffage à distance fait partie d’un circuit complètement séparé de ceux du réacteur; elle n’est donc pas plus radioactive que l’eau potable du robinet, et le personnage de la caricature n’a en réalité rien à craindre pour la sécurité de ses mains.
Nous vous serions reconnaissants de bien vouloir accorder dans un de vos prochains numéros une place aux lignes qui précèdent, et nous vous en remercions d’avance.
Veuillez agréer, Monsieur le Rédacteur en chef, l’expression de nos sentiments distingués.
ASSOCIATION SUISSE POUR L’ENERGIE ATOMIQUE, Secrétariat, (F. Bucher) (M.A. Fankhauser)
Comme on peut le constater ici, c’est moins l’image qui est subordonnée à la compréhension et à l’interprétation du texte que la lettre qui aide à «lire» l’image, dans la mesure où elle décrit précisément ce qu’on voit et donne le contexte.
L’intégration de la littérature comme composante de la langue première dès les premiers degrés de la scolarité au tournant des années 2000 ramène la question des relations entre texte et image au sein de l’enseignement de la littérature.En Suisse romande, ces liens font l’objet de recommandations précises de la part de la Conférence intercantonale de l’instruction publique (CIIP 2006). La littérature y est définie comme englobant des œuvres telles que les films et bandes dessinées, nécessitant de fait «le développement d’une pédagogie de l’image et des médias» (CIIP 2006, p.40). Il s’agit donc, dès l’entrée dans l’écrit, de mettre l’élève au contact des livres (CIIP 2006, p.23), en l’amenant progressivement à différencier le texte de l’image et à réfléchir aux liens entre ces deux composantes (CIIP 2006, p.38). Ces recommandations se concrétisent dans le plan d’études romand (PER 2010) qui couvre l’ensemble de la scolarité obligatoire, par une attention à porter sur les liens entre texte et image «dans un album, sur une affiche, ...» (PER 2010, L1 15), en vue de donner à l’élève des clés pour apprécier des ouvrages littéraires variés.
Cependant, comme le relève Duvin-Parmentier (2020), force est de constater que les enseignant·es expriment aujourd’hui des difficultés à didactiser la lecture de l’image. Autrement dit, la place, le rôle et la fonction de l’image dans l’enseignement du Français demeurent encore souvent équivoques pour les enseignant·es, qui ne se sentent pas formé·es pour faire découvrir aux élèves la «grammaire de l’image» par l’analyse de formes iconiques variées.
État de la question du point de vue des recherches en didactique de la littérature
Cette intégration de la littérature comme objet d’enseignement dès les premières années de la scolarité, conjuguée à l’essor de la révolution numérique offrant un accès sans précédent à une multitude d’images, a ainsi conduit à un renouvellement des recherches en didactique de la littérature. Ces travaux explorent notamment les frontières médiatiques de la littérature et interrogent l’hétérogénéité des supports mobilisables en classe, au-delà des formes strictement textuelles. Les interactions entre littérature et arts (Chabanne, 2018), l’analyse des albums pour la jeunesse (Lépine, 2012 ; Leclaire-Halté, 2014; Specogna, 2015; Delbrassine, 2019), des œuvres multimodales (Lacelle, Boutin et Lebrun, 2012) ou encore de la littérature nativement numérique (Acerra, 2017; Brunel, 2021), ainsi que les dynamiques de circulation intermédiatique (Castagnet-Caignec, 2021) sont autant de domaines d’investigation en plein développement. Ces recherches participent à l’élargissement des objets d’étude en littérature, tout en invitant à repenser les objectifs, les méthodes et les corpus mobilisés dans l’enseignement.
En parallèle, les études récentes sur la bande dessinée (Baroni, 2018; Rouvière, 2012; Raux, 2023) offrent des perspectives particulièrement enrichissantes, notamment parce qu’elles conduisent à interroger les limites traditionnelles de la littérature. Cependant, comme l’ont souligné Marianne Blanchard et Hélène Raux (2019), il subsiste un important travail de formation à destination des enseignant·es, visant à leur permettre de développer des gestes interprétatifs adaptés, en prenant en compte la complexité propre à ce médium hybride qui articule dimensions textuelles et graphiques.
Ce numéro a, quant à lui, pour ambition d'examiner différentes perspectives d'analyse, en s'attachant d'abord à retracer l'évolution historique des interactions entre texte et image et leur institutionnalisation dans les pratiques scolaires, avant de mettre l'accent sur des approches didactiques diversifiées, ainsi que sur des observations empiriques effectuées en milieu scolaire. Il apparaît que l'interaction entre texte et image ne compromet pas le sens intrinsèque de l'un ou de l'autre, mais le reconfigure, ou encore le réinterprète, en fonction du contexte inédit dans lequel il s'inscrit.
S’interroger sur les transformations de la relation texte-image à l’heure du numérique (et sur leurs conséquences pour l’enseignement de la littérature) implique de revisiter une histoire complexe, pour reconnaître les héritages et évaluer la nouveauté qui se fait jour dans les pratiques contemporaines.
On se demandera notamment comment la relation texte-image, jusqu’à son renouveau dans les pratiques numériques, peut revivifier l’enseignement de la littérature. Quel rôle peut jouer l’imbrication du texte et de l’image aujourd’hui pour stimuler les productions écrites des élèves ou leur travail de lecture et d’interprétation?
Nous nous proposons d’interroger les relations qu’entretiennent littérature et image selon les axes suivants:
Axe 1. Enjeux pédagogiques et didactiques des éditions illustrées dans l'enseignement
Ce premier axe vise à mettre en avant à la fois les pratiques pédagogiques spécifiques liées aux éditions illustrées et les questionnements didactiques qui en découlent. Pourquoi privilégier, en tant qu’enseignant·e, une édition illustrée d’une œuvre donnée? Quels dispositifs didactiques mettre en œuvre? Avec quels apprentissages potentiels pour les élèves?
Jan Baetens se penche sur cette question en prenant le cas de Proust et des illustrations dont son œuvre a fait l’objet. Il note que, si enseigner Proust à travers les éditions illustrées de la Recherche du temps perdu semble à première vue plus facile qu’enseigner l’œuvre même, il n’en est rien: le critique analyse les difficultés sous-jacentes à ce choix pédagogique et les moyens d’y remédier, en prenant notamment en compte l’absence d’homogénéité de cette iconographie et la complexité de la culture visuelle en place.
Partant d’une expérience pratiquée en classe de terminale dans l’enseignement belge, Daniel Delbrassine montre comment l’approche en parallèle de deux genres d’un même récit, produits par le même auteur au même moment, permet de mettre en lumière les spécificités et contraintes de chacun des genres. Cette comparaison représente selon lui une étape indispensable pour préparer l’élève à la transposition de genre, tout en lui permettant d’acquérir des outils clés pour affiner ses compétences d’analyse en vue des lectures ultérieures.
Barbara Hurni-Siegrist, quant à elle, aborde la question de l’articulation entre texte et illustration par le biais d’éditions numérisées des Fables de La Fontaine auprès d’élèves du degré secondaire à Genève. Le parti pris d’un enseignement dédié aux dimensions matérielles des textes permet de mieux appréhender les compétences nécessaires pour intégrer la lecture d’images dans le cours de Français.
Axe 2. Les manuels scolaires à l'ère de l’image : histoire, fonctions et usages pédagogiques
Ce deuxième axe explore la place et la fonction des images dans les manuels scolaires destinés à l’enseignement du Français. Les articles présents se concentrent sur la diversité des images présentes dans ces manuels – allant des photographies aux caricatures en passant par les représentations de tableaux et les bandes dessinées – et leur rôle à la fois dans l’attractivité du matériel pédagogique et dans l’atteinte des objectifs didactiques. Les auteurs analysent aussi bien l’évolution des relations entre texte et image dans les manuels scolaires à travers l’histoire que l’exploitation des adaptations cinématographiques dans les manuels français ou l’usage des images dans le cadre de séquences d’enseignement de fictions historiques pour la jeunesse.
L’article d’Anne Monnier, Sylviane Tinembart, Emmanuelle Vollenweider et Anouk Darme-Xu retrace les rapports entre texte et image dans les manuels de lecture et les anthologies scolaires édités en Suisse romande entre 1870 et 1970. Il montre comment l’image donne à voir une représentation de la littérature scolarisée qui diffère en fonction des périodes et des publics d’élèves visés.
Hélène Raux porte son attention sur les adaptations cinématographiques d’œuvres littéraires dans les manuels français pour le collège et propose d’explorer les usages que les manuels font de ces adaptations: quels objectifs sont assignés au travail sur des adaptations cinématographiques d’œuvres littéraires? comment est organisée la mise en relation entre texte et film? et enfin dans quelle mesure l’un est-il exploité au service de la lecture de l’autre?
Diane Boër analyse deux séquences d’enseignement basées sur des fictions historiques pour la jeunesse. Elle observe que la transposition didactique interne, médiée par l’enseignant·e, ne s’aligne pas toujours sur la transposition didactique externe, proposée par l’édition. Ainsi, en classe, les images sont principalement utilisées pour soutenir la compréhension du texte par les élèves, indépendamment des volontés éditoriales.
AXE 3. Enjeux didactiques de la compréhension visuelle dans l’approche des textes littéraires par les élèves
Ce dernier axe explore l’utilisation de l’image dans l’enseignement de la littérature, en particulier sa fonction dans la compréhension, l’analyse et l’interprétation des textes littéraires, que ce soit dans les genres de l'album illustré, de la littérature jeunesse, du roman ou de la poésie. Il s’agit de comprendre comment les mots et le texte se donnent à voir et comment l’image s’écrit en littérature, en explorant les relations concrètes des textes (notamment poétiques) et de l’image depuis le XIXe siècle jusqu’aux créations contemporaines. L’accent est mis sur les méthodes pédagogiques permettant aux élèves d’intégrer les images dans leur lecture. En s'appuyant sur plusieurs études de cas, cette partie questionne la pertinence et les limites de la lecture d’image en tant que médiation, notamment lorsqu’il s’agit d’œuvres picturales, où les codes visuels diffèrent des structures linguistiques. Il met également en lumière des pratiques pédagogiques concrètes et innovantes, telles que l’utilisation de programmes d’intelligence artificielle pour générer des images à partir de textes littéraires.
Marie-Sylvie Claude traite ici d’un paradoxe inhérent à la lecture de l’image lorsque celle-ci est une œuvre picturale. En effet, les programmes de français du lycée en France encouragent les enseignant·es à utiliser la lecture de l’image comme médiation pour les enseignements en lecture de la littérature. Or l’institutionnalisation scolaire d’une œuvre picturale n’est pas sans poser problème dans la mesure où un tableau ne se «lit»pas – les diverses combinaisons de teintes, de textures et de traits ne faisant pas l’objet d’un encodage de type linguistique. La critique met notamment en garde contre les assimilations hâtives qui appliquent au visuel des termes appartenant à la terminologie linguistique.
L’article de Maud Lebreton Reinhard et Florence Aubert présente un extrait du matériel pédagogique qu’elles ont élaboré à l’attention des enseignant·es du primaire et du secondaire 1 pour travailler l’image au sein d’albums illustrés. Prenant appui sur l’iconotexte Corrida de Yann Fastier, il met en lumière la nécessité de considérer à part égale le rôle du texte et des images dans la production de sens.
L’article de Eleonora Acerra, Sylvain Brehm et Nathalie Lacelle porte sur une expérience dans laquelle les élèves sont invités à générer une image par un programme d’intelligence artificielle à partir d’une citation choisie librement au sein d’un corpus d’œuvres littéraires proposé. L’analyse porte d’une part sur les attentes des élèves, d’autre part sur leur capacité à porter un regard esthétique et critique sur les productions du logiciel.
Conclusion
L’approche adoptée dans ce dossier a consisté à donner la parole aux didacticien·nes ainsi qu’aux expert·es des médias, de la littérature et de l’histoire culturelle, afin qu’ils et elles analysent la relation complexe, à la fois mémorielle, imaginaire et historique, qui unit texte et image. Leurs articles couvrent différents degrés, du primaire à l’université, et différents systèmes éducatifs – la Suisse romande, la Belgique, la France ou le Québec.
Ces articles, chacun à leur manière, mettent en évidence que la signification originale d’un texte ou d’une image n’est pas altérée par l’interaction entre ces deux médiums, mais plutôt ajustée et potentiellement réinterprétée en fonction de son nouveau contexte de diffusion. La manière dont l’ensemble des contributions interrogent cette relation conduit finalement à une réflexion sur ce qu’on met sous le terme de «littérature», tant en tant que pratique sociale qu’en tant qu’objet d’enseignement. Les relations entre objet textuel et objet iconique développées dans ce numéro ouvrent ainsi de nouvelles pistes pour l’enseignement de la littérature.
Bibliographie
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Pour citer l'article
Zeina Hakim & Anne Monnier, "Introduction n° 7: Le texte littéraire à l’épreuve de l’image", Transpositio, n° 7 Le texte littéraire à l'épreuve de l'image, 2024https://www.transpositio.org/articles/view/introduction-n-7-le-texte-litteraire-a-l-epreuve-de-l-image
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