Durant tout le XIXe siècle, la littérature est fort peu présente dans les classes élémentaires de l’école primaire en France, il faut attendre la IIIe République pour qu’elle y fasse une entrée officielle (Chervel 2006). À partir de cette fin de siècle jusqu’à nos jours, la lecture des textes littéraires est durablement installée dans l’école élémentaire, mais elle répond à des enjeux et suscite des débats qui évoluent et se déplacent au fil des périodes. L’hypothèse de cette analyse est que la lecture des textes littéraires n’est pas un enseignement neutre, au contraire, s’y rattachent des finalités fortes mais qui ne sont pas toujours explicites. Ce que nous pouvons appeler le projet scolaire de formation du lecteur dépend de choix éducatifs et sociaux et même de conceptions de la démocratie variables selon les périodes. Il est possible de dire que c’est un objet scolaire qui a une fonction politique (au sens d’inscription de l’individu dans la cité). C’est également un enjeu culturel majeur qui suscite facilement des craintes et des résistances dans les périodes de changement.
- n°1 Justifier l’enseignement de la littérature
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- n°3 Formes de la circulation entre recherches didactiques et pratiques enseignantes de la littérature
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Lire la littérature à l’école élémentaire en France
Lire la littérature à l’école élémentaire en France
Lire la littérature
à l’école élémentaire en France :
enjeux et débats au cours du XXe siècle
Durant tout le XIXe siècle, la littérature est fort peu présente dans les classes élémentaires de l’école primaire en France, il faut attendre la IIIe République pour qu’elle y fasse une entrée officielle (Chervel 2006). À partir de cette fin de siècle jusqu’à nos jours, la lecture des textes littéraires est durablement installée dans l’école élémentaire, mais elle répond à des enjeux et suscite des débats qui évoluent et se déplacent au fil des périodes. L’hypothèse de cette analyse est que la lecture des textes littéraires n’est pas un enseignement neutre, au contraire, s’y rattachent des finalités fortes mais qui ne sont pas toujours explicites. Ce que nous pouvons appeler le projet scolaire de formation du lecteur dépend de choix éducatifs et sociaux et même de conceptions de la démocratie variables selon les périodes. Il est possible de dire que c’est un objet scolaire qui a une fonction politique (au sens d’inscription de l’individu dans la cité). C’est également un enjeu culturel majeur qui suscite facilement des craintes et des résistances dans les périodes de changement.
Pour saisir ces variations, le croisement de deux approches est nécessaire. D’une part, une investigation didactique permet de saisir comment la lecture des textes littéraires se scolarise, par quelles démarches, avec quels supports, grâce à quels corpus. D’autre part, une approche diachronique rend compréhensibles les contextes sociaux et politiques, les choix effectués, les débats et les enjeux de cette scolarisation. Cette double démarche méthodologique que j’ai qualifiée de didactique historique en français (Bishop 2013), permet de percevoir les finalités attachées à la scolarisation des savoirs et de saisir les transformations liées à des redéfinitions plus ou moins explicites de ces finalités par l’école et la société. Grâce à cette approche, il est possible d’aborder la scolarisation des objets scolaires selon les différentes configurations de la discipline (Reuter & Lahanier-Reuter 2004), comme une organisation de modèles, c'est-à-dire comme des données historiques et disciplinaires qui dépendent des contextes sociaux, des théories disciplinaires sous-jacentes, des prescriptions officielles, des pratiques préconisées et réelles. Ces modèles ne peuvent être datés de manière précise car ils évoluent, changent et ne disparaissent que très progressivement. Le plus souvent, ils se juxtaposent et les plus anciens ne sont que lentement abandonnés dans les pratiques. Cette coexistence crée des effets de feuilletage et de sédimentation (Schneuwly & Dolz 2009). Trois modèles peuvent aider à décrire les différents moments de la lecture des textes littéraires à l’école élémentaire en France. Le premier est celui qui s’installe sous la IIIe République et qui persiste sous la IVe République, il s’agit du modèle fondateur de cet objet scolaire. Le second modèle est celui qui, au moment de la rénovation et de la massification de l’enseignement nait de la remise en question du précédent. Le dernier qui semble émerger à la fin du XXe siècle est le modèle actuel, modèle dominant, nourri des apports d’une didactique qui se constitue.
Par ailleurs, dans un souci de cohérence, ne seront évoquées que les classes de l’école élémentaire, relevant du secteur public, même si, parfois, il est fait référence de manière globale à l’ordre primaire, jusqu’en 1959.
Le modèle fondateur de la lecture des textes littéraires à l’école élémentaire
Introduire la littérature
Le 28 mars 1882 est publiée la Loi sur l’enseignement primaire obligatoire, signée du président Jules Grévy et du ministre de l’Instruction publique, Jules Ferry. Pour la première fois est défini un programme national qui comprend «La langue et les éléments de la littérature française». Accoler ces deux termes n’est pas un hasard, le rôle de la littérature est d’apporter une alternative à l’étude de la langue. Déjà en 1866, Victor Duruy alors ministre sous le Second Empire prend acte dans une circulaire de l’échec de l’enseignement de la langue apprise comme une langue morte par mémorisation et répétition de définitions. Influencé par les écrits du Père Girard (1844) et par les conceptions d’Octave Gréard, directeur de l’Instruction primaire de la Seine depuis 1865, il préconise de réduire l’enseignement grammatical à quelques définitions simples et courtes et à quelques règles fondamentales. Mais surtout, il propose pour la première fois de mettre les élèves «en présence des plus beaux morceaux de notre littérature» 1. Proposer la lecture des textes littéraires comme alternative à la grammaire constitue sans doute un événement majeur en ce milieu de siècle, qui se généralisera à la fin du XIXe siècle (Chervel 2006). C’est à partir de cette période que la lecture des textes va être peu à peu liée à l’étude de la langue et à sa maitrise. Se dessine ainsi ce qui va prendre forme sous la IIIe République, c'est-à-dire la jonction entre l’enseignement de la langue nationale et la littérature.
Toutefois, le projet républicain de la fin du XIXe siècle est beaucoup plus ambitieux et ambivalent, puisqu’il s’agit d’émanciper le peuple par l’éducation, tout en maintenant un ordre social respectueux des différentes classes, c'est-à-dire en conservant les finalités pratiques de l’enseignement primaire. Le but est d’instaurer une démocratie durable en mettant en œuvre un enseignement capable de former à la fois des travailleurs, des citoyens et des électeurs. Pour cela, il est nécessaire de développer, grâce aux textes littéraires, un fonds commun d’idées, de représentations et de valeurs laïques.
Le but de l’enseignement est l’édification du citoyen avec pour principal outil l’enseignement laïc de la morale, mais toutes les disciplines contribuent à cette éducation et la littérature va occuper une place centrale dans l’édifice. C’est là certainement l’une des grandes innovations des pédagogues de la fin du XIXe siècle: pour eux, la lecture des textes littéraires qui existe depuis longtemps dans les lycées et collèges peut être adaptée à l’école élémentaire et contribuer au projet d’éducation populaire.
Les fonctions de la littérature
Pour connaitre les différentes fonctions dévolues à la littérature dans le projet des républicains, il est possible de s’appuyer sur les écrits et les discours de trois acteurs majeurs de cette période. Le premier est Félix Pécaut à qui Jules Ferry propose en 1879 la direction de l’école normale supérieure d’institutrices de Fontenay aux Roses, poste qu’il occupera jusqu’en 1896. Le second est Ferdinand Buisson, directeur de l’enseignement primaire à partir de 1879, puis détenteur de la chaire de pédagogie de la Sorbonne à partir de 1896 et surtout célèbre concepteur du Dictionnaire de pédagogie dont la première édition date de 1887. Notre troisième référence est naturellement Jules Ferry, ministre de l’Instruction publique de 1879 à 1883, malgré quelques interruptions. Ces trois hommes vont défendre une certaine conception de l’école primaire, novatrice et laïque et introduire de manière durable la lecture des textes littéraires dans les classes de l’élémentaire. Leurs discours se croisent et se répondent, s’y dessine un projet politique et social d’édification par la littérature. Tous trois défendent comme principe que la littérature constitue l’un des piliers du projet éducatif des républicains, comme le rappelle F. Pécaut en 1872:
Il n'y a pas d'éducation sérieuse dont la littérature, c'est-à-dire la langue maternelle, l'étude des bons auteurs, les exercices écrits ou les morceaux de style, ne soit le fonds principal. (Pécaut 1881: 96)
Vont lui être dévolus différents rôles qui répondent aux finalités éducatives et politiques du projet d’éducation des classes populaires. Tout d’abord, la littérature occupe une place essentielle dans le processus de laïcisation de l’éducation et dans l’enseignement de la morale. Elle apparait comme un bien commun largement partagé (Chartier & Hébrard 2000) qui permet de conforter les valeurs morales autour d’une émotion esthétique séparée des principes religieux. Comme l’affirme Félix Pécaut:
Il reste à faire passer l’instruction de l’école dans les mœurs, de l’enfance dans toute la vie; il faut de bons livres et le gout de les lire; il faut que cette instruction serve à former des esprits droits et sensés, à aiguiser la curiosité et aussi à la discipliner. (Pécaut 1881: 25)
Ensuite, la littérature permet de développer et d’élever la culture des classes populaires. Jusqu’alors, l’école apportait le strict nécessaire pour entrer dans la vie active, mais pour les républicains, l’école doit éduquer l’individu tout entier et lui fournir un ensemble de connaissances qu’il pourra développer tout au long de sa vie, comme l’affirme F. Buisson dans une conférence de 1883:
[La République] emploiera ces jeunes années à donner aux futurs citoyens, non seulement une instruction rudimentaire, mais tout un trésor d’idées et de sentiments qui feront le bonheur et la dignité de leur vie. (Buisson 1818: 20)
Le livre de littérature et le gout de lire sont les instruments nécessaires au développement d’une culture populaire, comme l’affirme Jules Ferry dans un discours aux directeurs d’école:
Veillez surtout à la culture générale. […] le meilleur service que vous puissiez rendre aux maitres adjoints et aux maitresses adjointes, et puis à vos élèves […] est de leur inspirer le gout de la lecture. Qu’ils aient des livres et qu’ils les aiment; laissez-leur le temps de lire; faites mieux, provoquez-les à lire. (Ferry 1895: 522-523)
La troisième fonction de la littérature est scolaire, car elle permet d’envisager autrement l’étude de la langue. À partir du début du XXe siècle, l’appareil didactique évolue dans les manuels et à la suite de la lecture des textes d’auteurs, divers exercices de langue apparaissent dont des rédactions sur des sujets simples, empruntés à la littérature et à la vie des élèves (Bishop 2010b).
Enfin, la littérature est associée à une conception rénovée du savoir lire. Prenant le contrepied des lectures ânonnantes des décennies précédentes (Chartier 2007), les républicains redéfinissent les objectifs de la lecture scolaire. Il ne s’agit plus de lire pour déchiffrer, mais de lire pour apprendre dans toutes les disciplines, pour comprendre et pour découvrir la littérature française, comme le rappelleront plus tard les programmes de 1923 2:
À l'école primaire, l'enseignement de la lecture sert à deux fins. Il met entre les mains de l'enfant l'un des deux outils - l'autre étant l'écriture - indispensables à toute éducation scolaire. Il lui donne le moyen de s'initier à la connaissance de la langue et de la littérature françaises. (Chervel 1995: t.2, 321)
Quelle littérature pour l’école élémentaire?
Dans le nouveau plan d’études de 1882, les maitres sont invités à lire deux fois par semaine des morceaux empruntés aux auteurs classiques, et ce dès le cours moyen.
Mais que faire lire à l’école élémentaire? Peut-on proposer les mêmes auteurs que dans le secondaire? Les élèves sont-ils en mesure de comprendre la littérature? Comment constituer un fonds littéraire spécifique? Ces questions soulèvent parmi les pédagogues un débat passionné dans les dernières décennies du XIXe siècle (Jey 2003). L’incapacité des élèves des écoles primaires à lire et comprendre les textes classiques apparait comme un frein au projet d’acculturation. Certains, parmi les plus engagés, à l’instar de Buisson, soulignent les limites d’une lecture des œuvres littéraires dans la formation des maitres. Voici ce qu’il écrit dans l’article «Analyse» du Dictionnaire de 1888:
Il manque à la plupart, à la presque totalité de nos élèves maitres une culture esthétique, une initiation littéraire suffisante pour apprécier pleinement les beautés des œuvres qu’on leur demande d’analyser. C’est là l’écueil inévitable; plus qu’aucune autre en Europe, notre littérature nationale est imprégnée, pénétrée, inspirée des souvenirs classiques, elle perd beaucoup de son charme et de son sens pour qui n’a pu passer par l’école de la Grèce et de Rome; or nos instituteurs ne savent ni latin ni grec: il ne faut donc pas se flatter de pouvoir les mettre en état de saisir et de gouter le parfum classique de notre littérature. (Buisson 1888: t.1, 78)
Mais pour résoudre cette difficile contradiction entre nécessité d’une lecture des œuvres littéraires et manque de culture classique, Buisson évoque la qualité des grands écrivains français « qui se sont assez rapprochés de la nature pour être éternellement compris et aimés de tous. ». Il propose de s’appuyer sur les émotions suscitées par ces chefs-d’œuvre et de veiller à « ne faire analyser que des œuvres susceptibles d’entrer dans l’éducation populaire, les plus simples, les plus humaines, les plus naturelles de toutes » (Buisson 1888 : 78).
La solution va donc résider dans le choix d’œuvres accessibles à tous les élèves de l’école primaire, œuvres simples dont maitres et élèves pourront saisir la qualité. Ce que Léon Bourgeois, ministre de l’Instruction primaire appelle quelques années plus tard, dans une circulaire de 1890, non pas des humanités classiques, mais des «humanités françaises» 3, adaptées au public des écoles primaires.
De quelles œuvres sont constituées ces humanités françaises? Dans une analyse antérieure, cinquante manuels parus entre 1923 et 1995 ont été analysés (Bishop 2010a). À la suite de cette étude, il apparait sans surprise que les deux grands auteurs de la IIIe République sont incontestablement Victor Hugo et La Fontaine, suivis de Molière, qui demeure le seul représentant du trio du théâtre classique à l’école élémentaire (Molière, Racine, Corneille). Mais c’est principalement Victor Hugo qui s’affirme comme le grand auteur de l’école élémentaire et ce jusqu’au milieu du XXe siècle. De veine plus populaire que la Fontaine ou Molière, c’est celui qui est de loin le plus présent dans les manuels. On récite ses poésies morales ou patriotiques mais peu à peu, ses romans prennent une place importante dans les manuels et trois personnages, Cosette, Jean Valjean et Gavroche, vont devenir emblématiques de la culture populaire. Dès le début du XXe siècle, un autre auteur occupe l’une des premières places, il s’agit d’Alphonse Daudet. Également lu en 5e et 6e, il devient une référence de la littérature scolaire et l’un des grands classiques de l’enfance, prenant place dans le panthéon littéraire. Ses œuvres les plus reprises dans les manuels sont sans surprise La Chèvre de M. Seguin parmi Les Lettres de mon moulin, Le Petit Chose et Tartarin de Tarascon.
En-dehors de ces quatre auteurs, les éditeurs scolaires sélectionnent des écrivains du XIXe siècle ou du tout début XXe qui vont constituer le répertoire de la littérature scolaire jusqu’en 1972. Ils sont souvent choisis pour leur écriture classique et reconnue. Parmi eux se trouvent de nombreux académiciens (comme Anatole France, Pierre Loti, Romain Rolland, Georges Duhamel, Henri Troyat ou Maurice Genevoix.) D’autres sont également appréciés pour leurs poèmes édifiants comme Jean Aicard. Certains de ces auteurs décrivent un monde quotidien, (George Sand, Colette, Marcel Pagnol). Nombreux sont les récits situés à la campagne avec ses différentes activités: la chasse, les vendanges, les semailles, etc. Il s’agit de descriptions d’une vie rurale, familiale et laborieuse. On peut y voir la glorification des valeurs traditionnelle de la société française que souligne la forte présence des auteurs régionalistes (Thiesse 1991, 1997) tels que Edmond About, Joseph Cressot, Henri Pérochon, Joseph de Pesquidoux, André Theuriet, pour ne citer que quelques noms. Cette veine importante sous la IIIe République est renforcée par les prescriptions de Vichy et se poursuit encore sous la IVe République.
Une pédagogie de la lecture des textes littéraires
Les leçons de lecture des textes littéraires sous la IIIe République se déroulent selon le schéma en trois temps défini par les instructions officielles de 1923 2:
L'instituteur commencera par lire lui-même à haute voix, en indiquant par les variations de l'intonation les nuances de la pensée et du sentiment, le morceau qu'il veut faire expliquer. Il en fera trouver rapidement les intentions principales. Par des questions alertes et des explications sobres, il fera comprendre le sens des détails et sentir la beauté des expressions. Alors seulement il fera lire le texte à haute voix par des élèves, afin de s'assurer qu'ils en comprennent la signification et en apprécient la valeur. Il va de soi que cette valeur doit être incontestable. (Chervel 1995: t.2, 322)
La démarche se veut toujours identique: d’abord une lecture du maitre, suivie de l’explication des mots, des phrases et l’élucidation du sens, pour finir par la lecture expressive des élèves. Cette lecture expressive, qui ne concerne que les textes littéraires, constitue une véritable pédagogie de la lecture à l’école élémentaire, différente de l’explication de textes des classes du secondaire. Le but de cette démarche est de conduire les élèves à percevoir la beauté des œuvres en suscitant l’émotion esthétique:
Très simplement, [le maitre] suscitera l’émotion esthétique, sans théories abstraites, sans expressions tirées du vieux jargon de la rhétorique, par un simple appel au gout d’enfants dont les impressions sont naïves et dont le jugement n’a pas été formé. (Chervel 1995: t.2, 322)
La lecture n’est pas un événement isolé car tout l’enseignement du français s’organise dans les manuels à partir des textes découverts collectivement, grâce à un appareil didactique assez récurrent d’un manuel à l’autre. Les textes d’auteurs offrent des répertoires d’idées, des réflexions morales et un vocabulaire réutilisés dans les rédactions.
Ce modèle de la lecture des textes littéraires à l’école élémentaire fait preuve d’une belle longévité puisqu’il persiste, malgré les remises en question et débats, jusqu’aux années 1970. Dans son ouvrage Le français tel qu’on l’enseigne, publié en 1971, Frank Marchand entreprend de décrire ce qu’il appelle «le modèle pédagogique standard que l’on retrouve dans la plupart des écoles françaises.» (Marchand 1971: 16). Il constate que les pratiques et les manuels qu’il présente et analyse n’ont guère changé depuis la IIIe République et son constat est sans appel: «Depuis bientôt un siècle, la pédagogie du français à l’école primaire n’a donc fait pour ainsi dire, aucun progrès» (Marchand 1971: 13).
La lecture au moment de la démocratisation
Redéfinir le savoir lire au tournant du XXe siècle
L’arrivée de De Gaulle au gouvernement en 1958 marque un changement de politique scolaire important (Prost 1992). Deux réformes successives, le décret Berthoin en 1959 (qui prolonge la scolarité jusqu’à 16 ans) et le décret Fouchet-Capelle en 1963, institutionnalisent le principe d’un collège pour tous et modifient profondément le paysage scolaire français.
Cependant dans le domaine de l’enseignement de la lecture la question du modèle de lecteur à former commence à se poser beaucoup plus tôt. Comme le remarque A.-M. Chartier (2007), la lecture silencieuse apparait dès 1938 dans les instructions qui prescrivent pour le certificat d’études:
Au cours supérieur deuxième année, le programme prescrit explicitement la lecture silencieuse. Par ailleurs, le Conseil supérieur a voulu qu'à l'épreuve de lecture du certificat d'études, il fût accordé à l'enfant cinq minutes de préparation. Cette préparation ne peut consister qu'en une lecture silencieuse; il faut bien que les élèves y aient été d'avance exercés. Dès la classe du certificat d'études on se préoccupera donc de la lecture silencieuse. On ne peut lire intelligemment que si l'on embrasse rapidement des yeux le texte qu'on va lire. On ne peut lire à haute voix correctement les mots d'une phrase, couper cette phrase aux silences imposés par le sens, accentuer exactement les syllabes significatives, que si l'on a, par avance, saisi le sens de la phrase dans son ensemble. La voix est nécessairement devancée par les yeux. (Chervel 1995: t.2, 273)
Le problème que soulève ce texte est celui de la méthode de lecture: peut-on considérer que l’élève qui n’aborde jamais seul un texte, qui ne le découvre que par la lecture du maitre comprend ce qu’il lit? La lecture expressive permet-elle la compréhension?
Cette question prend une réelle importance au sortir de la Seconde Guerre, lorsque la reconstruction du pays nécessite de faire appel à une main d’œuvre plus qualifiée, capable de lire et de comprendre de manière autonome. Dès 1945, certainement sous l’influence des bibliothécaires selon Chartier et Hébrard (2000), les mentalités changent, la lecture personnelle n’apparait plus comme un risque pour les jeunes esprits et l’on voit naitre l’idée qu’elle peut avoir une valeur éducative. Mais ce principe ne pénètre pas immédiatement dans les discours officiels et il faut attendre la circulaire datée du 29 décembre 1956 sur la suppression des devoirs du soir pour que soit évoquée une lecture autonome, silencieuse, personnelle, distrayante et en même temps éducative.
La fin des années 1950 constitue un tournant dans la manière dont l’école définit le savoir-lire. Au cours de cette période se manifeste une évolution dans les attentes sociale vis-à-vis de la lecture et dans les finalités dévolues à la lecture des textes littéraires à l’école. Plusieurs facteurs sont à l’origine de ces changements.
Le premier est celui d’une demande sociale. La diffusion de plus en plus importante des livres et journaux dans les classes populaires en lien avec l’action militante de certains bibliothécaires (Butlen 2008) répand l’idée que la lecture est une pratique qui permet l’épanouissement et l’accès à la culture et qu’il est nécessaire de développer dès l’école primaire ce gout de la lecture.
Le second facteur de changement est lié à l’arrivée massive des écoliers dans les classes de 6e, dans le courant des années 1950. Le niveau de ces nouveaux élèves ne correspond pas aux attentes des professeurs qui déplorent régulièrement leur faible maitrise de la lecture. Les nouveaux collégiens, disent-ils, n’aiment pas lire et le plus souvent lisent mal ou ne savent pas lire. Et que leur reproche-t-on? D’avoir une lecture trop scolaire, c'est-à-dire d’être capables d’oraliser sans comprendre ce que dit le texte. La lecture expressive définie en 1923, ne répond plus aux exigences de la scolarité allongée. Pour savoir lire au-delà de l’école élémentaire, il faut être capable d’appréhender le contenu de n’importe quel écrit.
Ces reproches sont pris en compte par le ministère et en janvier 1958, des instructions 5 concernant l’enseignement de la lecture à l’école primaire sont publiées. Elles proposent une nouvelle définition du savoir lire scolaire en insistant sur la compréhension.
L’expression «savoir lire» a un sens au cours préparatoire; elle doit en avoir un autre au cours élémentaire, au cours moyen et dans la classe de fin d’études. Il convient de ne pas jouer sur les mots. Pour un élève de la grande classe, ce n’est pas «savoir lire» que de savoir déchiffrer péniblement un texte. Savoir lire, pour un candidat au certificat d’études primaires, c’est être capable de lire un texte – silencieusement ou à haute voix – à un rythme assez rapide pour que l’intelligence soit capable de saisir le sens, non d’un mot mais d’un groupe de mots. […] À une époque où évoluent si rapidement les techniques et les structures économiques et sociales, notre premier devoir est de donner à l’enfant le moyen, quand il aura quitté notre école, de se tenir au courant. Or ce moyen c’est de savoir lire – au sens où nous l’entendons. (Bulletin officiel 1958: 1103)
Ce texte remet en cause la pédagogie de la lecture expressive qui était le modèle dominant des IIIe et IVe Républiques. Le savoir lire, en 1958, nécessite de développer l’autonomie des élèves dans ce domaine et de s’assurer que le sens est saisi, comme le précise cette même circulaire:
L’exercice de lecture expressive n’a pas pour fin, on le sait, de dresser l’enfant à lire comme un acteur, mais seulement d’apporter la preuve qu’il comprend ce qu’il lit. Encore faut-il ne pas se laisser duper. Un enfant moyennement habile peut lire avec expression un texte qu’il ne comprend pas. (Bulletin officiel 1958: 1103)
Ces instructions instituent un changement important des pratiques de lecture. Celle-ci ne devrait plus être l’exercice collectif et oralisé des décennies précédentes, au contraire il est question de lectures personnelles et silencieuses, faites à la maison et restituées sous forme d’exposés et de discussions.
La lecture silencieuse et le plaisir de lire
Mais le grand changement va être la prescription de la lecture silencieuse qui advient quelques années plus tard, en décembre 1972, dans de nouvelles instructions. Ces textes s’inspirent de l’important travail de la Commission Rouchette qui a été mise en place en 1963 et reprennent une partie des propositions du Plan de Rénovation, rédigé en 1969. La conception de la lecture scolaire qui apparait à cette période se démarque totalement des prescriptions antérieures par trois aspects. Le premier est le constat de l’inefficacité des pratiques scolaires, ce que souligne le nombre important d’échecs scolaires et de redoublements. En effet, une enquête menée en 1967 6 chiffre à plus de 70% le nombre d’élèves 7 ayant redoublé au moins une fois au cours de la scolarité primaire, avec plus de 35% de redoublements au CP. Le second élément est que la compréhension des textes devient la finalité principale et qu’elle ne peut se réduire à l’oralisation. La nouvelle prescription insiste sur la nécessité de lire pour comprendre et ce dès le CP, car le principal problème des mauvais lecteurs en 6e est bien la difficulté à saisir le sens des textes. Dans les instructions de 1972, lire est défini comme la capacité à prélever les informations essentielles d’un texte au cours d’une lecture individuelle et silencieuse. La démarche de 1923 qui prônait la lecture à haute voix, expressive, et la répétition d’un même texte est définitivement abandonnée. Le dernier point est que les supports de lecture se diversifient, car il semble nécessaire de ne plus s’appuyer sur le seul corpus des textes littéraires reconnus. L’objectif, à partir de 1972, est d’être capable de tout lire. La lecture est présentée comme un acte de communication qui sert à s’informer, et à se distraire; sont donc privilégiés les textes issus de situations de communication concrètes et les ouvrages que les jeunes lecteurs pourront lire seuls.
Mais dans les faits, ces instructions de 1972 ne modifient que peu les pratiques de lecture à l’école élémentaire. C’est ce que révèle un rapport de 1985 8 demandé par le ministère sur l’enseignement du français: dans de nombreuses classes, c’est encore la lecture à haute voix qui tient fréquemment lieu d’unique pédagogie de la lecture.
Toutefois, ces instructions amorcent un grand changement dont les effets deviendront perceptibles quelques années plus tard. La lecture demeure une activité éducative mais ses finalités sont radicalement différentes. Il ne s’agit plus de partager dans une démarche collective l’admiration pour les œuvres, mais de satisfaire un plaisir qui ne peut se découvrir que dans des pratiques personnelles et silencieuses. Les deux objectifs de l’enseignement sont désormais de développer la motivation et le plaisir de la lecture.
Changement des corpus
Redéfinir le savoir lire et les finalités de la lecture entraine d’importantes modifications dans les corpus proposés par l’école. Entre 1970 et 1980 les listes d’auteurs mis à disposition dans les manuels changent. Plusieurs facteurs contribuent à ces modifications radicales.
Le premier est l’influence des mouvements pédagogiques qui considèrent la lecture comme un élément clé de l’éducation et de l’épanouissement des enfants, il s’agit du Groupe français d’Éducation nouvelle (GFEN), de l’Institut coopératif de l’école moderne fondé par Freinet (ICEM) et de l’Association française pour la lecture (AFL) pour n’en citer que trois. Ces mouvements n’accordent cependant pas tous la même importance à la lecture des œuvres de littérature en classe et c’est principalement l’AFL qui s’engage pour que les œuvres destinées à la jeunesse deviennent des supports de l’apprentissage de la lecture. La seconde cause de changement est la prise de conscience d’un rejet des œuvres littéraires classiques par les jeunes lecteurs et les risques de concurrence avec les nouveaux médias. Les gouts des élèves deviennent le critère de choix. Il ne s’agit plus d’imposer des lectures édifiantes choisies par le maitre, mais de proposer des ouvrages capables de susciter motivation et plaisir de lire. Le principe des lectures attractives, destinées au jeune public et d’accès facile apparait dans le Plan de Rénovation et sera repris dans les instructions de 1972.
Encore que le gout des enfants ne soit pas le seul critère, il est indispensable qu'ils se plaisent à lire les livres que nous choisissons pour eux. Des enquêtes diverses sur les gouts des enfants ont permis d'établir qu'ils préfèrent les livres captivants, amusants, les livres tonifiants où l'amitié, la sympathie, la solidarité jouent un grand rôle, les livres riches en aventure, qui leur donnent des informations vraies ou vraisemblables. Il serait inconcevable de n'en pas tenir compte, comme de ne pas attacher un prix particulier à la valeur humaine, à l'authenticité dans la réalité comme dans l'imaginaire, à la qualité de la langue comme de l'illustration.
L’étude déjà citée sur les corpus des manuels (Bishop 2010a) rend compte de ce changement et le palmarès des vingt auteurs les plus cités dans dix manuels édités entre 1972 à 1985 est significatif. On assiste d’abord à un déplacement des grandes figures littéraires de l’école laïque: Alphonse Daudet prend la tête du classement pour une dizaine d’années, Victor Hugo reste encore présent, mais Jean de La Fontaine est beaucoup moins cité.
Les thèmes qui organisent les lectures connaissent également de grands bouleversements, les saisons et les travaux sont remplacés par l’aventure et l’amitié. Saint-Exupéry qui aborde ces deux thèmes apparait en seconde position après Daudet, dans le palmarès de 1972-1985. On lit Le petit prince, et plus particulièrement le passage de la rencontre avec le renard. Les passages concernant les aventures aéronautiques de l’auteur sont nombreux, empruntés à Vol de nuit ou Terre des hommes. D’autres récits d’aventures vécues comme ceux du Commandant Cousteau, de Joseph Kessel, ou encore de Paul Émile Victor, de Frison-Roche, de Haroun Tazieff, de René Demaison et de Maurice Herzog figurent aussi dans plusieurs manuels. Leur point commun est le thème de l’aventure, du courage et du dépassement de soi. Les personnages et les auteurs sont considérés comme des héros modernes. Ces récits défendent certaines valeurs auxquelles l’école attache une importance morale, telles que le courage et la solidarité. En ce sens, l’édification par la littérature demeure une constante de la lecture à l’école même si elle adopte d’autres formes. Ces choix sont également à mettre en relation avec l’attrait pour la modernité, notion forte au cours de cette période. Il s’agit d’une modernité technologique et urbaine qui prend souvent l’avion comme symbole et qui explique la moindre présence des auteurs régionalistes. En effet, on ne retrouve plus que Joseph Cressot auteur du Pain au lièvre dont on continue à lire les souvenirs d’écolier campagnard. Cependant, de nombreux auteurs de la toute fin du XIXe siècle ou du début du XXe siècle demeurent dans le corpus scolaire. Il s’agit de Henri Bosco, Marcel Pagnol, Louis Pergaud, Jules Renard, qui tous mettent en scène des enfants, de même que des auteurs plus récents comme Joseph Joffo. Dans le même esprit, se rencontrent des romans qui décrivent l’amitié entre un enfant et un animal, c’est le cas des textes de René Guillot, auteur de Crin Blanc ou des textes de Joseph Kessel. C’est ainsi qu’une littérature qui s’adresse au jeune public s’installe véritablement, avec de plus en plus de contes et de récits écrits pour les enfants, comme les Histoires comme ça de Rudyard Kipling. La BD fait même une timide apparition avec des extraits d’Astérix ou de Tintin, malgré une certaine défiance vis-à-vis du genre.
La lecture des textes
Le changement de méthode institué par les textes officiels à partir de 1972 est radical, puisqu’il est préconisé une lecture individuelle et silencieuse. Dans les manuels ou fichiers, les textes sont accompagnés le plus souvent d’un questionnaire qui permet de vérifier la compréhension de l’élève. Les questions sollicitent un relevé d’informations portant sur les lieux, la temporalité, la chronologie, les agents et leurs principales actions. Les lectures sont souvent placées dans des ensembles thématiques qui permettent de croiser différents types de documents: récits, documentaires, publicités, etc. Les conceptions de la lecture comme traitement de l’information et l’ouvrage de Richaudeau sur la lecture rapide, daté de 1969, ont une influence certaine sur les conceptions de la lecture et on en trouve trace dans les préconisations officielles. Ainsi, les instructions de juillet 1980 9 pour les cours moyens présentent la lecture comme un prélèvement d’informations qui ne nécessite pas nécessairement une lecture exhaustive.
Savoir lire, c'est: - pratiquer naturellement et efficacement la lecture silencieuse, c'est-à-dire la vraie lecture, celle qui permet de comprendre le sens, sans s'attarder aux syllabations, en maitrisant assez les mécanismes et les techniques pour n'y recourir qu'à titre de contrôle ou de moyen d'élucidation. (Chervel 1995: t.3, 332)
La lecture doit être silencieuse pour permettre de comprendre et de prélever des informations. Les lectures privées d’œuvres complètes accessibles aux jeunes lecteurs sont encouragées, la littérature dépasse le cadre de la classe. Les instructions de 1985 vont renforcer le caractère culturel de la lecture en insistant sur le développement du désir de lire et sur la nécessaire fréquentation des livres, prônant que «lire c’est comprendre». Mais les limites de la lecture silencieuse apparaissent assez vite pour deux raisons, la première est la difficulté à contrôler les apprentissages des élèves, la seconde raison est sociale, il s’agit d’une remise en question de l’école lors de la prise de conscience du phénomène de l’illettrisme en 1984.
La didactique de la lecture des textes littéraires
La critique de la lecture silencieuse
Dès le milieu des années 1980, les résultats de l’école dans le domaine de la lecture sont dénoncés pour leur insuffisance. Deux rapports vont jouer un rôle important. Le premier, intitulé les Illettrés en France (Espérandieu et al. 1984), suscite une remise en question des méthodes scolaires. Ce rapport va déclencher un important courant de réflexion sur la lecture et provoquer une réflexion sur sa définition, son apprentissage et sur les dispositifs d’aide et de remédiation. Le second rapport, celui du recteur Migeon de 1989 (Ministère de l’Éducation nationale 1989), souligne les inadéquations entre «les attentes que suscite l’école et les résultats qu’elle obtient». Ce rapport dénonce les inégalités sociales et territoriales, les redoublements et les faibles acquis en lecture puisque, reprenant les résultats d’une enquête de l’AFL, il annonce que le nombre de lecteurs capables de comprendre ce qu’ils lisent est faible: 9% à l’entrée au collège et 19% en 3e.
Ces publications nourrissent et accompagnent de nombreux débats sur l’apprentissage de la lecture qui touchent principalement l’acquisition du lire-écrire et qui tentent de définir et de trouver un consensus sur ce qu’est la lecture et sur la meilleure manière de l’enseigner (Chartier & Hébard 2000). Le domaine est occupé par deux grandes familles de recherches. Les premières sont celles des innovateurs qui refusent les apprentissages trop mécanistes et restent méfiants face au décodage et à la lecture à haute voix. Les secondes sont celles des psychologues cognitivistes qui vont modifier profondément les conceptions du savoir lire en France. D’une manière générale, ces chercheurs remettent en question le modèle de la lecture silencieuse et plus particulièrement les approches idéovisuelles. Dès 1988, Liliane Sprenger-Charolles souligne dans sa thèse que les difficultés ne viennent pas de la compréhension mais d’un déficit de l’identification des mots, ce que les méthodes uniquement centrées sur la reconnaissance logographique ne peuvent améliorer. Au cours des Entretiens Nathan sur la lecture qui ont lieu les 10 et 11 novembre 1990 à Paris se côtoient les innovateurs et les cognitivistes. Les travaux de ces derniers apportent de nouveaux modèles qui mettent en lumière la complexité du processus de compréhension qui va être peu à peu envisagé comme un possible objet d’enseignement et d’apprentissage.
La didactique de la lecture des textes littéraires va naitre de ces débats car il apparait dans le courant des années 1990 que la seule fréquentation des livres ne suffit pas à mener les élèves vers le désir de lire et que la lecture silencieuse ne peut garantir des acquisitions définitives. De plus, les travaux anglo-saxons de psychologie cognitive conduisent à modifier les conceptions sur la compréhension en lecture et mettent en lumière les procédures mentales des lecteurs. Enfin, les théories littéraires sur la réception du texte et sur le rôle du lecteur dans l’activité interprétative vont entrer en collision avec les précédentes.
Le ministère rend compte de cette profusion de recherches et publie en 1992 une véritable mise au point théorique, il s’agit de La maitrise de la langue à l’école (Ministère de l’Éducation nationale 1992a) qui présente un état des lieux de la didactique du français, accompagné d’une bibliographie d’études portant sur la didactique du français entre 1980 et 1992. Mais sur les cent titres proposés treize seulement concernent la lecture des textes et l’activité du lecteur, parmi ceux-ci sept sont des ouvrages de sociologie et six seulement traitent de la littérature de jeunesse ou des activités de compréhension des textes dans une approche pédagogique ou littéraire. La didactique de la littérature est encore peu présente dans les travaux répertoriés. Les rédacteurs de l’ouvrage La maitrise de la langue à l’école envisagent la fréquentation des livres du patrimoine comme une nécessité et évoquent «l’initiation des jeunes lecteurs à la lecture littéraire» (Ministère de l’Éducation nationale 1992a: 124) ainsi qu’une «pédagogie de la réception des textes» (Ministère de l’Éducation nationale 1992a: 124) pour laquelle il n’existe pas encore, en 1992, de méthode clairement définie sinon le souci de se démarquer des pratiques du second degré.
À l'école élémentaire, l'approche des grands textes ne relève ni de l'histoire littéraire ni d'une technique particulière de lecture (lecture expliquée, lecture méthodique, etc.). Elle se construit dans le cadre d'une connivence culturelle et émotive qu'il appartient à l'enseignant d'installer avec soin. (Ministère de l’Éducation nationale 1992a: 107)
La naissance de la didactique de la lecture des textes littéraires
Les groupes de recherche créés dans le courant des années 1970 par l’INRP pour accompagner le mouvement de rénovation du français suscitent un développement rapide des études de didactique de la langue maternelle, qui portent surtout sur l’oral, l’étude de la langue et l’écriture. Mais il faut attendre le début des années 1990 pour que soit posée la question de l’enseignement de la lecture des textes littéraires à l’école élémentaire.
Cependant différentes approches existent déjà, elles vont servir de base aux travaux ultérieurs. Un premier domaine d’investigation est linguistique ou psycholinguistique. Il s’agit d’une réflexion sur l’utilisation des typologies textuelles comme outil de lecture. Ce sont, entre autres, les travaux des revues Pratiques et du Français aujourd'hui, à partir de 1984 avec des articles de Brigitte Duhamel, de Bernard Schneuwly, Jean-Paul Bronckart ou Jean-Louis Chiss, et d’autres encore. Un autre courant plus pédagogique est issu des mouvements qui promeuvent la littérature de jeunesse comme support éducatif. Ces recherches sont proches ou issues des mouvements pédagogiques comme l’AFL ou le GFEN, des associations de défense des livres de jeunesse, ou des groupes de bibliothécaires comme L’Heure Joyeuse. Les publications qui proposent des activités concrètes à partir de titre d’ouvrages paraissent à partir de 1985, signées de Jean-Claude Bourguignon, Rémy Stoecklé, Josette Jolibert, Bernard Devanne, Jean Perrot, pour ne citer que quelques noms. Un dernier courant s’intéresse davantage à l’histoire et aux relations entre école et littérature, on peut citer l’ouvrage de Francis Marcoin, À l’école de la littérature, paru en 1992.
Mais c’est réellement à partir de 1995 que des travaux vont tenter de définir des modèles didactiques de lecture des œuvres littéraires, en utilisant les amorces de recherches citées précédemment. Le n°13 de la revue Repères, publié en 1996 sous la direction de Catherine Tauveron et Yves Reuter témoigne de ce souci de formaliser ce qui commence à se dessiner dans le champ de la didactique, puisqu’il propose, en introduction, de «problématiser l’enseignement/apprentissage de la littérature à l’école élémentaire et de construire des propositions pour une didactique de la littérature à l’école» (Tauveron & Reuter 1996: 13).
Mais les auteurs reconnaissent que la tentative est précoce et «audacieuse», que le domaine est encore bien peu exploré et que les travaux gardent une dimension spéculative. Cependant, très rapidement l’espace va se remplir. L’institutionnalisation de la littérature dans les instructions de 2002 et la mise en place d’une épreuve orale spécifique au concours de professeur des écoles en 2005 développent un courant de recherches et de formation prolifiques. Certains travaux spécifiques comme ceux de Catherine Tauveron (Tauveron 2002) ont une forte influence sur l’ensemble de la communauté éducative et ont certainement irrigué les instructions de 2002.
Lire des textes littéraires
La lecture des textes littéraires à l’école élémentaire se développe en lien avec l’évolution des enjeux sociaux à l’aube du XXIe siècle. Il s’agit d’éviter les clivages culturels et d’utiliser la littérature comme ciment de la communauté nationale. L’introduction des instructions de 2002, signées du ministre Jack Lang, est significative de ce phénomène. Le thème de la culture commune, fondement d’une langue commune, est largement présenté et la relation entre inégalités sociales et inégalités culturelles institue la littérature comme l’un des principaux moyens que possède l’école pour dépasser ces inégalités:
L’inégalité sociale, nous le savons est d’abord une inégalité culturelle: c’est à l’école qu’il appartient de réduire cette distance par rapport au savoir et à la culture. (Ministère de l’Éducation nationale 2002b: 8)
Ce partage d’une culture commune se produit grâce à la connaissance d’œuvres patrimoniales contribuant à ressouder une communauté autour de la littérature.
Le but des instructions de 2002 est d’instituer une pédagogie de la lecture littéraire spécifique pour l’école primaire, libérée du modèle secondaire de type explicatif. Cette lecture est conçue comme une activité interprétative, et pour la première fois, l’objectif n’est plus seulement de s’assurer de la compréhension des textes. Les instructions de 2002 tentent d’instituer un lecteur spécifique, lecteur interprète, dans une approche inspirée des théories de la réception. La nouvelle didactique de la lecture littéraire s’appuie sur des pratiques pédagogiques qui vont connaitre un certain succès auprès des enseignants. Il s’agit des lectures en réseaux, fondées sur le principe de l’intertextualité et des débats interprétatifs qui font de la lecture une activité partagée et socialisante devant permettre de fonder une communauté de lecteurs. Les liens entre lecture et écriture sont renforcés par la tenue de carnets de lecture, recommandés par les instructions.
De plus, l’activité intertextuelle et interprétative suppose un corpus de textes « ouverts à interprétation ». Pour l’école élémentaire, ces textes sont systématiquement choisis dans la littérature de jeunesse, considérée à l’égal de la littérature adulte dont elle possèderait toutes les caractéristiques. Les ouvrages de jeunesse sont proposés dans trois listes publiées en 2002, 2004 et 2007 et servant de référence tant pour les enseignants que pour les éditeurs. Là encore il s’agit d’une première fois : le ministère n’avait jusqu’alors jamais publié de liste pour les niveaux élémentaire ou maternelle du primaire.
Les corpus proposés par les manuels se modifient dès 1985. Selon l’étude de 2010 déjà évoquée (Bishop 2010a), nous pouvons remarquer que les corpus scolaires évoluent rapidement entre la fin du XXe siècle et le début du XXIe siècle, ils présentent quatre caractéristiques nouvelles. La première est l’entrée massive de la littérature de jeunesse dans les manuels, dès 1985, avec des auteurs dont une grande partie de l’œuvre est dédiée à la jeunesse tels que Michaël Morpurgot, Anthony Horowitz, Roald Dahl, Gianni Rodari, Evelyne Brisou Pellen, Bernard Friot, Pierre Gripari, Dick King-Smith, pour ne citer que quelques noms. Le second élément est la disparition des auteurs du XIXe siècle. Ils sont remplacés par des œuvres appartenant à un patrimoine national ou mondial, où les contes et les fables retrouvent une place de choix: Grimm, Perrault, Andersen, Mme Le Prince de Beaumont, La Fontaine, Ésope, etc. Un troisième élément est la présence importante de la poésie, considérée comme un objet littéraire en soi et non uniquement comme support de récitation. La poésie est proposée pour être dite, créée, écoutée, imitée. Les auteurs fréquemment mentionnés s’adressent à un jeune public. Il s’agit, entre autres de Claude Roy, Pierre Gamarra, Maurice Carême, Jacques Charpentreau, Georges Jean, etc. Le quatrième et dernier point est l’ouverture des corpus: la littérature donnée à lire dépasse le cadre des frontières et s’internationalise. Les œuvres étrangères, traduites ou francophones, représentent près de 40 % de l’ensemble des titres proposés dans les listes ministérielles de 2002 et 2004 (Bishop & Ulma 2007). Mais ces textes sont lus avec des objectifs littéraires tels que la connaissance des personnages ou l’intertextualité. À la fin du XXe siècle, l’école institue un nouvel ensemble d’œuvres à lire dans les classes qui deviennent des classiques de la jeunesse. Ces corpus répondent aux finalités culturelles, sociales, éducatives, patrimoniales et littéraires que la société semble assigner à la lecture des œuvres littéraires à l’école élémentaire.
Pour conclure, il est possible de remarquer que, au cours des différentes périodes évoquées, la lecture des textes littéraires à l’école primaire a été fortement marquée par les contextes sociaux et politiques et par le projet éducatif attaché à l’école élémentaire. Cette activité a été maintes fois l’objet de débats et d’enjeux. L’une de ses caractéristiques est d’avoir toujours tenté de se dégager du modèle du secondaire, et il n’a jamais été envisagé de transmettre des savoirs sur la littérature ou sur son histoire, ni de pratiquer des explications littérales des textes. Au contraire, depuis la IIIe République, on s’efforce de mettre en place une pédagogie de la lecture des textes littéraires qui soit spécifique au public des écoles primaires. Mais surtout, avant 2002, la littérature ne constitue pas un objet d’enseignement, il n’y a pas d’éléments littéraires à enseigner. On enseigne la lecture des textes littéraires, mais jamais la littérature en soi. C’est à partir des instructions de 2002 que la lecture littéraire est instituée par les textes officiels avec des objets et des démarches particuliers. Cette didactique de la littérature à l’école élémentaire est récente, elle repose sur des procédures spéculatives qui relèvent de notre conception moderne de l’interprétation et de l’institution de l’élève comme individu autonome.
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Pour citer l'article
Marie-France Bishop, "Lire la littérature à l’école élémentaire en France", Transpositio, n°1 Justifier l’enseignement de la littérature, 2017https://www.transpositio.org/articles/view/lire-la-litterature-a-l-ecole-elementaire-en-france
Enseigner la littérature: une approche par les justifications (XIXe-XXIe siècles)
La littérature, quelle que soit la conception qu’on en a — c’est-à-dire: quelle qu’en soit la théorisation (plus ou moins explicite, cohérente et rigoureuse) dans laquelle on la pense — présente des caractéristiques en partie différentes, selon qu’on l’appréhende comme objet de recherche ou comme objet d’enseignement. L’étude de la littérature, dans la recherche, vise à produire des connaissances et à renouveler des savoirs; l’étude de la littérature, dans un enseignement, s’attache notamment à transmettre ces savoirs — dûment simplifiés, remaniés, opérationnalisés, pour ainsi dire {{C’est ce qu’on appelle en didactique le processus de transposition (voir Verret, 1975; Chevallard, 1985; Martinand, 1985, sur les «pratiques sociales de référence»; Schneuwly, 1995; Bronckart et Plazaola Giger, 1998; et, pour la littérature: Poslaniec, 1992, 164-165; Petitjean, 1998; Denizot, 2013; Gabathuler, 2016, 69-95).}} — à des élèves ou des étudiants qui les apprennent — qui les découvrent, certes, mais en un autre sens que les chercheurs.
Enseigner la littérature: une approche par les justifications (XIXe-XXIe siècles)
La littérature, quelle que soit la conception qu’on en a — c’est-à-dire: quelle qu’en soit la théorisation (plus ou moins explicite, cohérente et rigoureuse) dans laquelle on la pense — présente des caractéristiques en partie différentes, selon qu’on l’appréhende comme objet de recherche ou comme objet d’enseignement. L’étude de la littérature, dans la recherche, vise à produire des connaissances et à renouveler des savoirs; l’étude de la littérature, dans un enseignement, s’attache notamment à transmettre ces savoirs — dûment simplifiés, remaniés, opérationnalisés, pour ainsi dire 1 — à des élèves ou des étudiants qui les apprennent — qui les découvrent, certes, mais en un autre sens que les chercheurs.
Autrement dit, il n’y a pas, d’un côté, «la» littérature et, de l’autre, des recherches et des enseignements qui cherchent à la définir et à la transmettre. Et il n’y a pas non plus, face à «la» littérature, une recherche qui formule la signification ultime des textes et un enseignement qui tâche d’en inculquer quelques bribes aux apprenants. Le terrain où se déploient ici aussi bien l’écriture et la lecture, que la recherche et l’enseignement, ne se laisse pas désigner par un nom commun (la littérature): il y faut un adjectif (littéraire) et peut-être même, davantage encore, un adverbe (littérairement). Nulle essence, mais des propriétés mouvantes qui répondent à des usages divers; un régime pluriel de l’attention et de l’expérience.
1. Qu’est-ce que justifier?
1.1. Le déclin du platonisme dans les études littéraires
Sans doute convient-il de lever en préambule une confusion fréquente. «La» littérature, ou la Littérature, si l’on assimile ce singulier à une essence quelconque, n’existe plus dans les savoirs littéraires depuis près d’un demi-siècle. Définir le propre de la littérature par des qualités qui seraient intrinsèques aux textes mêmes, indépendamment de leurs lectures et de leurs usages, relève désormais d’une méprise: la «littérarité» est une qualité variable, changeante, et «la» littérature est toujours déclarée telle par un groupe donné 2.
Deux mouvements de fond ont contribué à instaurer une telle méfiance à l’égard de la Littérature, avec majuscule. L’historicisation radicale des textes littéraires, d’abord, a fragilisé certaines des évidences sur lesquelles reposait jusqu’alors la critique 3. Dans le sillage des travaux de Pierre Bourdieu (1992), on envisage désormais que les agents d’un «champ littéraire» partagent une conception de ce qui les réunit — la littérature — dont les variations suivent à peu près celles des générations. Roger Chartier (1991; 2005), pour sa part, a défendu l’idée selon laquelle les multiples éditions d’un «même» texte en modèlent le sens d’une façon telle qu’il est difficile de proposer des interprétations qui en intègrent toutes les variations: «la» littérature n’est plus un invariant éthéré aux supports divers et, surtout, indifférents, mais la gamme historique très riche et très disparate de ces «inscriptions» éditoriales qui préparent et appellent un type d’attention particulier (avec ou sans illustration, à la typographie plus ou moins dense, aux formats plus ou moins prestigieux, etc.). Par ailleurs, l’analyse de discours — prise en un sens large qui accueille aussi bien les travaux de Marc Angenot (1989) que ceux d’Alain Corbin (dès Le Miasme et la jonquille, en 1982) et de ses élèves, comme Dominique Kalifa (1995; 2013), Judith Lyon-Caen (2010) ou Sylvain Venayre (2002)) — plonge les textes reconnus comme littéraires dans le continuum effectif des productions discursives d’une époque: la «littérarité», ainsi mise à l’épreuve de sa congruence avec des textes de médecine, de droit, de police ou de presse, ne présente plus les dehors nets d’un écart répété au langage ordinaire et au sens commun, critère longtemps constitutif de la «littérarité», mais désigne des manières d’ouvrir la langue et de battre en brèche les préjugés qui sont trop hétéroclites pour dessiner une règle générale.
Du côté des approches formelles, poétiques ou narratologiques, le «texte» cède progressivement le pas à des notions plus englobantes, comme celles de «fiction» (Schaeffer, 1999; Caïra, 2011; Lavocat, 2016), d’«intrigue» (Brooks, 1984; Baroni, 2007; 2017) ou de «style» (Jenny, 1990; 2011; Macé, 2016), qui permettent d’aborder la littérature à l’horizon d’autres médias à vocation esthétique, comme la bande-dessinée, le cinéma, les jeux vidéo, la musique ou la danse. L’intermédialité, comme on l’appelle — ou la transfictionnalité (Saint-Gelais, 2011) — déplace le propre présumé de la littérature en partie ailleurs que dans l’écriture même. Les œuvres créent des mondes fictionnels dont les personnages ne sont plus seulement de papier, comme on le répétait dans les années 1970 (voir Hamon, 1972), mais dotés d’une vie virtuelle qui leur permet d’exister hors des textes. Les récits ne piègent plus tant les lecteurs, comme l’affirmait Louis Marin (1978): ils les captent, les fascinent et les éduquent en mobilisant leurs émotions. La «fonction poétique» jadis assignée par Roman Jakobson (1963) à la littérature, comme réflexivité sur son propre message, ne suffit plus à distinguer une forme spécifiquement littéraire de l’expression et de la communication: il va de soi aujourd’hui qu’un roman, un poème, une pièce de théâtre nous disent quelque chose du monde (fonction référentielle), nous rassemblent pour en penser quelque chose en commun (fonction phatique), s’adressent à nous d’une manière précise (fonction conative), etc. Les critères de la littérarité, si on cherchait à les fixer, s’en trouveraient multipliés d’autant.
Il n’incombe donc plus aux études littéraires de formuler l’essence de la littérature — quand bien même cette essence serait de soustraction, pour ainsi dire, à savoir le pouvoir littéraire, critique ou ironique, de dénoncer dans les autres discours toute prétention à dire le vrai sur le monde. Les énoncés généraux sur la littérature ne déterminent plus les conditions de toute «bonne» interprétation des textes. Et lorsque des chercheurs se résignent encore à expliciter l’une ou l’autre des composantes qu’ils associent à «la» littérarité, avec une sorte de gêne qui mêle la haine du cliché, la crainte du ridicule et la pudeur d’un strict professionnalisme, c’est le plus souvent en une posture de défense, parce qu’ils s’inquiètent de la perte de légitimité de la critique littéraire, et des effets que ce discrédit pourrait avoir sur le rôle de la littérature dans la socialisation des individus (voir Todorov, 2007; ou Compagnon, 2007). Ils tâchent alors d’argumenter, bon gré mal gré, dans l’arène des idées toutes faites sur la littérature en s’y avançant parfois à titre personnel.
Délesté de cette inquiétude institutionnelle ou civique, toutefois, le statut problématique de «la» littérature offre des avantages intellectuels indéniables. Au moment même où les anthropologues se demandent ce que désigne au juste cette humanité que leur discipline s’est donnée comme objet pendant deux siècles et demi (voir p. ex. Saillant et al., 2011), où les sociologues s’interrogent sur «la» société à partir des innombrables liens qui attachent les individus les uns aux autres et diversifient leurs différents régimes d’action et d’attachement (voir Dubet et Martucelli, 1998; Lahire, 1998; Thévenot, 2006), et que les historiens, préoccupés du fétichisme mémoriel ambiant, questionnent la nature «du» passé (voir Revel, 2000; Hartog, 2003), il n’est guère étonnant de voir les études littéraires renoncer à l’unité a priori de leur objet commun. L’anthropologie, la sociologie et l’histoire ont renouvelé leurs questionnaires disciplinaires d’une façon qui les a rendues plus attentives à la diversité et aux discontinuités des collectivités humaines, et plus aptes à éclairer notre présent dans ce qu’il recèle de tensions raciales, communautaires et sociales.
Les études littéraires ont perdu ce repère commode d’une définition indiscutable de la littérature («ostranenie», autotélicité, modélisation seconde, etc.), certes, mais elles ont également enrichi leur propre questionnaire: si l’on ne peut plus distinguer aisément un roman d’un film, un texte d’un livre, une création imaginaire d’un témoignage, c’est peut-être en partie parce que la vraie vie de la littérature est ailleurs que dans les textes et les discours (voir Schechner, 2002; Barras et Eigenmann, 2006; Rosenthal et Ruffel, 2010) — dans les investissements émotionnels, les performances ou le partage des expériences. Et cette multiplication des foyers possibles de littérarité réclame de nouveaux outils d’analyse et d’interprétation.
Bref, on ne définit jamais «la» littérature en dévoilant son essence, mais dans l’intention d’en favoriser certains usages — qui varient grandement selon les groupes, les lieux et les périodes. Cet axiome résume une grande partie des études littéraires actuelles, dans leur rapport commun à «leur» objet 4. Mais cet axiome, parce qu’il modifie l’autorité des assertions produites dans les études littéraires, n’est pas sans incidence sur l’enseignement de la littérature.
1.2. Transposition des savoirs et idéaux éducatifs
L’enseignement, réévalué à cette aune, ne dispense pas à des profanes l’essence de la littérature dévoilée par la recherche. Il réarticule, dans des cadres institutionnels de formation, une partie des notions, des méthodes et des résultats produits dans d’autres cadres, à partir d’usages non scolaires: ceux de la recherche académique principalement — mais pas exclusivement, puisqu’un savoir sur le théâtre ou la littérature contemporaine peut s’acquérir au contact de metteurs en scène, d’éditeurs, de traducteurs ou d’écrivains vivants. Les savoirs de référence que mobilise l’enseignement de la littérature sont issus de lieux multiples.
On comprendra mieux l’intérêt des remarques précédentes, si l’on songe aux exigences que doit satisfaire, pour être réussie, une telle transposition didactique. Les pratiques sociales — et leurs savoirs de référence — ne peuvent d’abord prétendre nourrir des apprentissages que si leurs modélisations tiennent compte des contraintes d’une situation scolaire donnée: les règlements en vigueur, les ressources d’enseignement disponibles, les types d’évaluation, le bagage des élèves ou les habitudes héritées par les enseignants de leur parcours antérieur. Sans ce calibrage minutieux, les meilleures intentions restent au seuil des classes.
Par ailleurs, un plan d’études ou un enseignement transpose des pratiques sociales existantes en fonction des effets escomptés de leurs savoirs de référence sur les élèves et les étudiants qui se les approprient. On emprunte des notions, des méthodes, des procédés à des manières de penser ou de pratiquer la littérature qu’on estime propices à la transmission de certains idéaux éducatifs. Et ces idéaux varient: que doit développer chez les apprenants la fréquentation des œuvres littéraires orientée par des enseignants? En vue de les préparer à penser et à agir dans quels contextes sociaux? Et en quelle qualité? Tout enseignement engage une idée — même vague, même tacite — de ce que doit apporter aux élèves ou aux étudiants une fréquentation accompagnée de la littérature.
La didactique de la littérature est familière de ces exigences de la transposition, qu’elle pense et décrit depuis une vingtaine d’années (voir note 1). Mais elle s’intéresse souvent davantage aux contraintes qui pèsent sur l’implantation des savoirs de référence dans les classes et aux «gestes» qui les rendent enseignables (dans tel pays, à tel degré de scolarité), qu’aux idéaux qui guident le choix et l’adaptation de tels de ces savoirs de référence dans les programmes et les enseignements. Il s’agira par exemple d’y étudier les opérations qui ont permis de transformer Figures III de Gérard Genette en un kit clé en main de notions opératoires (narrateur, récit, voix, etc.), ou les obstacles que pose l’apprentissage de la focalisation ou de l’itératif. Mais le questionnement didactique n’incitera guère à interroger les vertus que l’on a pu prêter, dans les années 1980, à l’importation dans les classes de cette conception-là — plutôt qu’une autre — de la littérature dans l’enseignement secondaire 5.
La rationalité généralement privilégiée par la didactique se veut axiologiquement neutre: on observe, on constate, on compare, on infère; et lorsqu’on préconise, c’est dans le cadre tacite d’un accord sur des valeurs très générales prises comme allant de soi dans toute société démocratique digne de ce nom (tolérance, «sens critique», connaissance de soi, etc.). Ce consensus a deux conséquences. Comme les valeurs aujourd’hui attachées à l’enseignement semblent trop évidentes pour être discutées, leur étude ne se justifie qu’au sujet du passé, et elle incombe à l’histoire de l’éducation. D’autre part, la didactique de la littérature, de crainte de devenir normative, ne soumet pas à la discussion argumentée les valeurs implicites qui portent ses descriptions et ses propositions d’ingénierie 6. Or, il est à parier qu’un examen réflexif de ses valeurs cardinales, loin de mettre à mal son «objectivité» scientifique 7, relancerait certaines de ses questions de recherche: s’il s’agit d’encourager la «tolérance» à l’école, les instructions officielles, les méthodes, les ressources et les pratiques d’enseignement, en matière de littérature, y participent-elles toutes au même titre? Lorsqu’on défend l’idée que les élèves doivent débattre d’un texte littéraire dans le respect de leurs camarades, prend-on la peine de spécifier cette notion de respect, sa pertinence scolaire et, surtout, les déclinaisons peut-être diverses qu’elle peut prendre chez les enseignants? De même pour le «sens critique»: a-t-on fait l’inventaire précis de ses acceptions multiples dans les directives officielles et les discours des enseignants? On s’apercevrait en effet que l’expression recouvre un spectre très large d’opérations cognitives et de jugements, soit: évaluer le degré de validité d’une règle générale lorsqu’elle doit être appliquée sur un cas particulier, ou assigner un énoncé à son énonciateur (même implicite), ou repérer les incohérences d’un discours, ou se prémunir des mécanismes irrationnels de la persuasion, etc. Sans même compter les sens qu’y mettent eux-mêmes les didacticiens — et les chercheurs en études littéraires.
1.3. Usages scolaires des textes et conduites de vie
Pour revenir à l’exemple de Genette, on peut ainsi se demander pourquoi ce sont ses travaux à lui qui ont suscité, et suscitent encore, un tel engouement scolaire, plutôt que ceux de Paul Bénichou ou de Pierre Barbéris. Ou, dans le cadre plus restreint des théoriciens formalistes de l’époque, pourquoi Genette, et non Jean Ricardou? Ou encore, dans l’œuvre même de Genette, pourquoi Figures III au lieu de Fiction et diction? Pourquoi avoir fétichisé de la sorte, dans l’enseignement, la distinction entre auteur et narrateur? Autrement dit, quelles vertus, non pas seulement intellectuelles ou cognitives, mais éducatives — ou, plus exactement, éthiques — a-t-on pensé cultiver chez les élèves à travers ce rapport spécifique aux textes?
Éthique, le mot est lâché. Et il fâche souvent, au nom de la rationalité axiologiquement neutre. Se soucier d’éthique, pense-t-on, c’est toujours un peu vouloir faire la morale. Et je ne nierai pas que ce soupçon est parfois fondé. Mais la dimension «éthique» des pratiques sociales — ici d’enseignement — peut être décrite et pensée avec la rigueur que l’on réserve à des faits jugés sans lien avec les valeurs. Il suffit d’en retenir une définition adéquate.
Je propose, dans le sillage de Max Weber, de qualifier d’éthiques ces dispositions qu’on espère faire acquérir à l’élève ou à l’étudiant au contact de la littérature, mais qui n’ont pas pour autant trait uniquement à la compréhension ou à l’utilisation judicieuse de catégories de description ou d’interprétation. Il serait possible de les assimiler à un «savoir-être», à des «aptitudes» ou à des «attitudes», si ces termes très prisés n’étaient pas le plus souvent rapportés à des «compétences» vagues sans lien avec l’objet d’enseignement. Le «sens critique», pour reprendre cet exemple, se décline ainsi dans certains programmes en une «faculté de discernement» et une «indépendance de jugement», sans pour autant que soit précisée la spécificité de ce «discernement» et de cette «indépendance» dans le cas d’une analyse d’un conte de La Fontaine ou de Madame Bovary, ni par contraste avec le «sens critique» impliqué dans l’enseignement de l’histoire (David et Graber, 2013).
Weber a montré, dans les travaux qu’il a consacrés aux éthiques religieuses et, plus encore, aux «affinités» (c’était l’un de ses termes) entre ces éthiques et certaines formes de discipline des activités sociales (dans le domaine économique, notamment), comment sa sociologie compréhensive s’emparait de l’éthique et de la discipline de l’enseignement. Dans Confucianisme et taoïsme (2000), on trouve des pages très éclairantes sur les examens des lettrés chinois à partir des «classiques» de la littérature qui brossent à grands traits ce que serait une histoire comparée des éthiques pédagogiques:
[L]a pédagogie de façonnement (Kultivationspädagogik) vise à éduquer un «homme de culture» (Kulturmensch), différent selon l’idéal de culture de la couche déterminante; cela veut dire ici: un homme qui ait une conduite de vie intérieur et extérieure déterminée. Cela peut aussi, dans le principe, être entrepris avec tout le monde; seul diffère l’objectif. Si une couche de guerriers constituée en corps séparé — comme au Japon — représente le corps déterminant, l’éducation cherchera à faire de l’élève, même si c’est dans une grande variété de formes concrètes, un chevalier de style courtisan [qui n’a, à l’instar du samouraï japonais, que mépris pour les écrivailleries]. S’il s’agit d’une couche sacerdotale, l’objectif sera la formation d’un scribe, voire d’un intellectuel, avec, là encore, une grande variété dans les conformations concrètes. Les combinaisons et les chaînons intermédiaires sont nombreux — en réalité, on ne trouve jamais aucun de ces types à l’état pur; il est impossible de les évoquer dans le contexte présent. Ce qui nous importe ici, c’est la position que l’éducation chinoise occupe parmi ces formes. [La qualification par les examens littéraires y] constituait une qualification «culturelle», au sens d’une formation générale, à l’instar par exemple, mais en plus spécifique, de la qualification occidentale traditionnelle établie par une formation humaniste, laquelle procurait chez nous, et d’une façon quasi exclusive jusque récemment, l’accès à la carrière dans les fonctions qui étaient dotées d’un pouvoir de commandement dans l’administration civile et militaire; une qualification qui, dans le même temps, conférait aux élèves qui devaient suivre cette formation la marque de leur appartenance sociale au corps des «hommes cultivés» (Gebildeten). Simplement, chez nous [— et c’est là une différence très importante entre la Chine et l’Occident —], le dressage spécialisé et rationnel est venu compléter et, en partie, remplacer cette qualification culturelle correspondant à une statut social. (p. 176-178)
Ce qu’il s’agit d’éclairer, selon Weber, ce sont les conduites de vie (Lebensführungen) auxquelles incitent les enseignements (religieux ou laïques). L’idéal éducatif n’est pas une utopie abstraite, mais une force active de subjectivation des croyants ou des apprenants. La conduite de vie est en effet intérieure et extérieure. Elle oriente le souci de soi, le lien à autrui et l’ancrage dans le monde. Elle engage également une disposition d’esprit et des qualités éthiques: soit une propension déterminée à une certaine gamme d’aptitudes intellectuelles, ainsi qu’un ensemble de valeurs guidant l’expérience de la vie intérieure, la sociabilité et l’action. Elle est enfin sociale en un double sens au moins: parce que son acquisition est instituée par des apprentissages et des évaluations (ici, des examens, ailleurs des rites), et parce que son exercice reconnu donne accès à un statut privilégié, au statut reconnu de membre valorisé d’une collectivité.
Dans le cas de l’enseignement de la littérature qui nous retient ici, cela ouvre à la didactique la possibilité de penser ensemble, à partir des pratiques mêmes, les opérations qui constituent les textes littéraires en objets d’un savoir évaluable — soit ce que devient la littérature, lorsqu’elle est enseignée — et les valeurs qui président à l’encouragement de ces opérations-là d’analyse et d’interprétation — des valeurs non pas morales, au sens normatif, mais sociales, c’est-à-dire passibles d’une description sociologique.
S’il ne s’agit plus d’interroger les façons dont on enseigne «la» littérature, alors le questionnement se modifie: quels usages des textes dits littéraires favorise-t-on dans l’enseignement? Et à quelles conduites de vie associe-t-on l’acquisition scolaire de ces usages? Comment, en somme, justifie-t-on la fréquentation par les élèves de corpus déclarés littéraires?
2. Justifications passées
2.1. Un dialogue contemporain nourri de repères historiques
Le gain est double, me semble-t-il. Au lieu de distinguer trop nettement dans le processus même de transposition didactique le «savoir savant» et le «savoir enseigné», comme les appelait jadis Yves Chevallard, cette approche ouvre d’abord la description d’un espace indissociablement scolaire et savant des justifications de l’étude de la littérature, où des échanges se produisent qui ne touchent pas seulement aux savoirs, mais aux éthiques, et qui en outre ne vont pas seulement dans le sens descendant de l’université vers l’école: on prend alors la pleine mesure de ce fait apparemment anodin que des conceptualisations savantes de la littérature sont nées pour répondre à un souci pédagogique, comme en témoignent par exemple les cas de Gustave Lanson (1909) au tournant du XXe siècle (voir Jey, 2004) ou, un siècle plus tard, de David Damrosch (2003, 2009) pour la «littérature mondiale» dans les «colleges» nord-américains.
Cette question commune des conduites de vie circonscrit un véritable espace de dialogue entre les littéraires, les chercheurs en didactique et les enseignants. Elle prélude à la coopération, selon moi souhaitable, entre théoriciens de la littérature et spécialistes de la didactique, aussi bien qu’entre chercheurs et enseignants du primaire, du secondaire et des universités.
Si l’on se lance en outre dans une histoire des conduites de vie associées à l’étude de la littérature, les débats contemporains sur la «crise» de la littérature — ou de son étude, ou de son enseignement — prennent tout à coup sens dans le temps long des justifications de l’étude de textes littéraires à l’école et à l’université. Lorsque j’ai cherché à comprendre la spécificité de la «crise» actuelle, en remontant à certaines des «crises» antérieures de même ampleur en Europe francophone, j’ai en effet été frappé par le retour à intervalles réguliers (années 1820, 1880, 1910, 1960, 2000) d’inquiétudes, d’arguments et d’objections très proches. Il semble qu’un certain rapport pédagogique à la littérature se soit cristallisé au début du XIXe siècle, dont nous retrouvons encore les traces dans les controverses d’aujourd’hui.
Devant cette impression de «déjà-vu» qui m’a notamment saisi en lisant la Chrestomathie d’Alexandre Vinet, publiée en 1829, j’ai tâché de comprendre ce qui avait pu ne pas changer durant deux siècles, ou ne pas changer assez pour que se dessine ainsi un espace logique stabilisé de réflexions francophones sur l’enseignement de la littérature. Plusieurs traits me sont apparus, d’ordres très divers, mais dont la prégnance durable, en tel ou tel lieu de réflexion ou de décision, a pu contenir l’émiettement des enjeux tout autant que le surgissement de conceptions nouvelles. Je les livre ici comme autant de pistes à suivre dans une telle enquête, et non à titre de constats péremptoires.
Le premier trait concerne d’abord les études littéraires. Dans le sillage du pré-romantisme allemand, une certaine idée de la littérature s’est imposée en Europe dont les critiques se sont faits les relais, puis les ardents défenseurs: le travail artistique sur la forme a été assimilé à la problématisation d’une expérience (singulière, mais potentiellement collective); et le travail littéraire sur les formes a été considéré comme la forme suprême de la remise en cause, dans le langage, de tout ordre établi — que cet ordre se nourrisse d’évidences, de préjugés, d’«idées reçues», d’expressions toutes faites, de bêtise, de clichés, d’habitudes, d’idéologie, de domination inconsciemment consentie, etc. L’attention portée aux formes est devenue riche d’une prometteuse lucidité des lecteurs sur eux-mêmes, indissociable d’une certaine éthique éducative (dans le sillage de la notion allemande de Bildung, précisément).
Le deuxième trait semble à première vue plus anecdotique, mais il est crucial. Au début du XIXe siècle, on ne propose plus seulement de lire en classe Euripide et Cicéron, Racine et La Fontaine, mais Chateaubriand, Hugo, Lamartine. L’objet enseigné sous le nom de «littérature» touche à la langue française, mais également au présent historique que partagent les élèves, les enseignants et les écrivains. Le modèle d’expression rhétorique des textes «classiques» — i.e. qui entrent en classe — n’est plus situé dans un âge d’or passé: on enseigne la correction, sinon la beauté, dans le cadre de la langue effectivement parlée hors de l’école, dans des cercles très restreints certes, mais contemporains; et on donne aux élèves le nouvel horizon d’une langue en constante évolution, où il s’agit de s’inscrire à son tour. L’attention portée aux formes langagières — en l’occurrence, le choix du vocabulaire, l’élégance syntaxique, la précision grammaticale, etc. — repose sur une admiration aux critères infléchis, une admiration qui confie aux écrivains la tâche infinie d’élever la langue au-dessus de ses usages communs. L’école se souciera désormais aussi du «style» des écrivains vivants.
Le dernier trait n’est pas spécifique à l’enseignement de la littérature. Il suppose en effet d’articuler les éthiques éducatives engagées dans le rapport scolaire à la littérature à des orientations plus massives des politiques éducatives européennes. Depuis deux siècles, les débats sur l’école s’organisent autour d’une tension régulièrement ravivée entre deux ambitions divergentes: soit l’éducation libérale ou humaniste contre l’éducation réaliste; la culture contre la spécialité; le désintéressement contre l’utilité; la Bildung contre la compétence; la citoyenneté contre le marché; et, au plan académique, l’idéal de l’université de Berlin, fondée en 1810, contre les conventions de Bologne et l’Espace européen de l’enseignement supérieur de 2010. Quand l’équilibre se fait autour de l’utilité, de la spécialisation et de la professionnalisation de la formation, l’autre pôle entre en «crise» et l’enseignement de la littérature — qui en est venu à exemplifier presque à lui seul la culture et la Bildung dans les établissements secondaires — suscite une effervescence de prises de position défensives (voir p.ex. Jey, 1998 et 2000 pour les années 1880-1925; Houdart-Merot, 1998; Chervel, 2006). Nous en sommes là depuis 2000. Il y a sans doute des leçons à tirer de ce mouvement de balancier: un certain calme, d’abord 8, de la patience, et l’ambition peut-être de transformer enfin le référentiel dans lequel on pense depuis deux siècles l’enseignement de la littérature.
En attendant (car il y faut de la patience, je l’ai dit), je reviendrai pour finir sur plusieurs justifications passées de l’enseignement de la littérature. Leur inventaire n’est ni exhaustif, ni définitif, mais significatif 9. J’exemplifierai chacune de ces conduites de vie d’un extrait de texte exemplaire, instructif par sa densité et sa concision, que j’ai glané au cours de mes enquêtes dans les règlements, les manuels, les travaux de didactique ou les études littéraires. Un programme de recherche collectif pourrait seul épuiser la gamme des exemples possibles aussi bien en France, en Suisse ou en Belgique, qu’au Canada, au Maroc, au Sénégal ou au Cambodge. Les échantillons qui suivent ne prétendent même pas ouvrir un tel chapitre de l’histoire globale de l’éducation; ils articulent tout au plus un faisceau prometteur d’interrogations. J’ajouterai enfin, pour donner la mesure de ce qu’il reste à faire, que je me suis concentré sur les seules assertions les plus générales: il manque donc à mes analyses l’examen des corpus scolaires et des activités proposées.
Ce parcours suffira néanmoins, je l’espère, à mettre en relief les trois dimensions que j’ai suggérées: la pertinence d’une histoire des éthiques éducatives en matière de littérature; la troublante affinité des justifications passées et présentes de certains rapports aux textes dits littéraires; l’incitation à penser aujourd’hui nos pratiques de chercheurs et d’enseignants dans le prolongement — ou en rupture — des deux siècles passés.
2.2. L’argument rhétorique
Alexandre Vinet publie à Lausanne, en 1829, une Chrestomathie française, ou choix et morceaux des meilleurs écrivains français. Théologien, homme politique et historien de la littérature, il place sa réflexion sur l’enseignement de la littérature à la croisée d’une visée morale de l’éducation, d’une ambition progressiste de l’école et d’une attention patiente aux textes. La Chrestomathie était initialement destinée aux élèves germanophones de ses classes de français, à Bâle, mais elle est très vite devenue une ressource pour l’apprentissage de la «langue maternelle», selon le terme affectionné par Vinet, dans plusieurs cantons suisses de langue française. Surtout, son auteur a conçu cette Chrestomathie dans le cadre du dialogue qu’il entretenait avec certains écrivains et critiques parisiens, comme Sainte-Beuve, si bien que l’on peut tenir ce manuel pour l’un des développements pédagogiques possibles des débats littéraires qui avaient cours en France durant la première moitié du XIXe siècle. L’ancrage local de la réflexion, on le voit, est donc à nuancer.
Dans sa préface, Vinet énonce d’emblée la polarisation de l’éducation qui menace à ses yeux de porter préjudice à l’enseignement de la littérature:
Si les institutions qu’on nous promet oublient que l’école est un établissement de culture et non d’apprentissage; qu’on y vient encore moins apprendre que s’exercer à apprendre; que l’école, aussi longtemps qu’elle n’est pas strictement spéciale, doit avoir en première vue la culture de l’élément humain et social; que ce qu’elle doit rendre à la société et à Dieu, c’est avant tout des hommes; que l’éducation de l’esprit et du cœur doit être le premier objet de tout système d’études; si ces institutions, au contraire, ne montrent qu’un esprit étroitement pratique, avide de résultats matériels, impatient d’applications immédiates, elles n’auront fait que pousser la société vers une nouvelle forme de barbarie. (2e éd., 1833, XVII, je souligne)
Les arguments nous semblent étrangement familiers: les têtes bien faites, plutôt que bien pleines; le plaidoyer contre l’urgence pratique des contenus d’études; ou l’exigence de former des êtres humains, et non des diplômés. La conviction religieuse, par contre, s’écarte quelque peu de nos débats actuels: l’école, pour Vinet, est responsable devant Dieu de ce qu’elle fait des élèves, ce qui signifie qu’elle doit cultiver en eux une forme d’élévation spirituelle (chrétienne, en l’occurrence).
Quel rôle la lecture méticuleuse des œuvres littéraires, dans une anthologie d’extraits choisis, peut-elle assumer à cet égard?
La parole est le grand levier du bien et du mal; la parole, produit de la pensée, réagit sur la pensée; et par elle sur la vie. Il est impossible de calculer les résultats sociaux d’une étude au moyen de laquelle, si elle est bien faite, on ne parlera plus sans savoir ce qu’on dit. («Avertissement» de l’édition de 1844)
La lecture d’extraits contemporains de langue française met les élèves au contact vivant de la langue, dont les écrivains emploient les inflexions les plus récentes avec une justesse qui écarte toute éloquence sophistique et toute fantasmagorie du langage. Plus encore, cette justesse suffit, pour Vinet, à tracer la frontière entre le bien et le mal et, partant, à guider l’action vers la vertu.
La disposition d’esprit évoquée, ici, tient dans cet effort du mot juste, cette relance de la pensée par elle-même dans la proximité attentive d’une langue sans artifice 10. La qualité éthique prend les dehors d’une connaissance morale aiguillée par la littérature. Une telle anthologie prépare ainsi les jeunes lecteurs à une discipline chrétienne de l’expression et à un rapport à autrui dénué de ruses et de persuasion. Il y a, dans le cas de Vinet, de l’austérité protestante dans cet idéal éducatif qui conçoit gravement la littérature comme un art sans jeu, tout entier dédié à des leçons de choses morales. Quant au maître, il prendra garde de bien parler lorsqu’il s’assurera que ses élèves ont compris les tournures et la moralité des extraits.
2.3. L’argument nationaliste
Un demi-siècle plus tard, dans les années 1890, l’enseignement de la littérature nourrit une autre conduite de vie, que Charles Cottier, dans son Histoire de la littérature française, explicite sans ambiguïtés:
Si tout ce qui est digne de provoquer l’exercice de nos facultés intellectuelles, peut faire partie de la littérature, si rien de ce qui est humain ne lui est étranger, on conçoit, pour la culture de l’esprit, la haute importance d’une étude qui porte sur les sujets les plus divers, traités avec l’intelligence de l’élite. L’étude de la littérature d’un peuple n’enrichit pas seulement notre esprit des connaissances les plus variées, elle nous en révèle le génie et le caractère, les qualités et les défauts, les vertus et les faiblesses, les besoins et les aspirations. En effet, le génie d’une nation se réfléchit avec fidélité dans les productions de ses principaux écrivains, à la fois interprètes et éducateurs de la société dont ils font partie, organes et promoteurs des idées qui sommeillent dans son sein, et dont elle n’aurait sans eux qu’une perception confuse. La littérature est le fruit le plus savoureux de l’activité intellectuelle, morale et religieuse d’un peuple; c’est le trésor de ses pensées et de ses aspirations, c’est sa vie même, s’y reflétant dans tous ses aspects et dans toutes ses manifestations. (1896, 2, je souligne)
Cette conduite de vie se cultive par l’intermédiaire d’un enseignement patriotique de la littérature. On y apprend l’humble respect de l’autorité, la saveur particulière du génie national; on s’entraîne, guidé par l’élite, à aiguiser une «perception confuse» de ce que l’on est censé ressentir en tant que compatriote; on s’identifie avec «les qualités et les défauts, les vertus et les faiblesses, les besoins et les aspirations» du peuple auquel l’école nous assimile.
La littérature, comme telle, revêt dans ce dispositif une importance capitale: comme «reflet fidèle» du génie d’un peuple, elle en exemplifie le mieux les traits singuliers; comme «produit savoureux de l’activité intellectuelle, morale et religieuse», elle rend plus aisé que d’autres discours l’accès à ce savoir patriotique. L’enseignement distingue une élite qui interprète et éduque, exprime et diffuse; et un peuple d’abord informe qui se reconnaît des contours, des limites, des frontières dans cette pédagogie littéraire du nationalisme.
2.4. L’argument rationaliste
Mais cet idéal éducatif se trouve concurrencé au début du XXe siècle par une veine plus rationaliste. La littérature n’y est plus un objet dont les leçons doivent être simplement relayées ou amplifiées par l’enseignement. Ce qui importe dès lors, c’est la nature du savoir applicable à des textes littéraires. La conduite de vie est moins indexée sur des œuvres que sur une méthode de lecture et d’interprétation:
Nous voudrions que ce livre fût pour les élèves un secours, sans être une tentation et un danger. Quelques jugements hâtifs retenus qu’ils répéteront sans contrôle, voilà trop souvent le profit qu’ils attendent d’un manuel de littérature. Ils chargent leur mémoire de formules abstraites, parent maladroitement leur style d’une phraséologie critique, et se croient savants parce qu’ils ne se comprennent pas eux-mêmes. Au fond, ils n’ont dans l’esprit qu’une collection d’étiquettes. Il faut donc, pour les préserver de cette sorte de psittacisme critique et faire d’eux des esprits solides et des lecteurs intelligents, leur offrir avant tout des réalités concrètes. […]
C’est donc un ouvrage d’initiation à la lecture de nos chefs-d’œuvre que nous avons eu le dessein de réaliser, avec l’espoir de former pour les maîtres des auditeurs mieux préparés. Mieux préparés, d’abord, parce qu’ils auraient sous la main tous les renseignements matériels nécessaires et que le professeur pourrait se consacrer librement à sa tâche d’éveilleur d’idées; mieux préparés, ensuite, parce qu’ils n’auraient dans l’esprit rien que de concret, et auraient pris peu à peu, nous l’espérons, l’habitude de la précision, le sentiment que toute idée qui ne repose pas sur un fait est le plus souvent discutable ou fausse, et auraient ainsi commencé tout doucement, en même temps que leur formation littéraire, l'apprentissage de l’esprit scientifique moderne. (Abry et al., 1912, 2-4, je souligne)
Le psittacisme, le bachotage, le bluff et, en filigrane, la propagande éhontée, voilà ce que cherche à éradiquer un tel programme. Cette vigilance à traquer les abstractions vides est une marque d’époque: Lucien Febvre, dans ses Combats pour l’histoire, s’en fera l’athlète infatigable. Mais on la retrouvera aussi chez Erich Auerbach (2005), dans ses considérations sur les «philologues de la littérature mondiale» au début des années 1950 et, plus près de nous, sous la plume de Tzvetan Todorov (2007) dans son ouvrage La littérature en péril. Il ne s’agit pas tant d’un positivisme, qui prétendrait garantir un accès direct au réel, que d’un rationalisme soucieux de fixer dans les habitudes des élèves une procédure universellement valable d’établissement du jugement: appliqué à la littérature, cet «esprit scientifique moderne» transforme le texte en réservoir d’indices et de preuves susceptibles d’«éveiller» à bon escient les idées des jeunes lecteurs. Vinet (1833, IX) disait qu’une «promenade inattentive» à travers les beautés des «classiques» (ici, des «chefs-d’œuvre») ne suffit pas: l’attention doit être aiguisée sur les textes mêmes pour qu’elle prenne le tour d’une conduite de vie. Mais la discipline de la compréhension et de l’interprétation troque désormais une élévation morale pour une autre: non pas la vertu, mais la raison — pour former des citoyens au jugement sûr, et non des croyants agissant selon leur conscience clarifiée.
On le voit, l’ajustement du langage à l’expérience vécue semble être une disposition d’esprit partagée, à éclipse, par des enseignements de la littérature pourtant très éloignés dans leurs propensions éthiques (notamment sur le plan du rapport à la religion). En 1912, cet appel au réel encourage, du point de vue des valeurs et du lien à autrui, l’insertion des élèves dans une communauté d’être rationnels — une communauté dont les idéaux (de plénitude attentionnelle et d’objectivité) tracent une sorte d’intérêt général presque universel à l’horizon de toute conduite de vie individuelle: l’«intelligence», dans le domaine de la littérature comme ailleurs, exclut la distraction, la nonchalance et l’irrespect.
Cette disposition d’esprit face aux textes est encore souvent encouragée dans la microlecture scolaire ou universitaire, mais en lien avec des valeurs quelque peu différentes. L’étude méticuleuse d’un passage est aujourd’hui le gage d’une écoute préalable au jugement: comprendre une fable de La Fontaine dans toute sa complexité avant de l’interpréter, c’est accueillir dans mon acte de lecture l’altérité d’une parole autre, susceptible de bousculer mes attentes. Chaque mot compte, non plus pour apprendre à m’exprimer de façon juste (Vinet), ni même parce que ma rationalité traite de façon rigoureuse l’ensemble des éléments à disposition (Abry et al.), mais parce qu’un «vouloir-dire», plus ou moins entravé par son époque, l’inconscient ou l’écriture (c’est selon), s’y fait entendre dans la moindre de ses options de langage. La conduite de vie à laquelle forme ce rapport à la littérature m’inscrit dans une communauté particulièrement bien disposée à écouter la parole d’autrui, dans tout ce qu’elle peut avoir de nuancé et de fragile. Il s’agit, pour le dire en un mot, d’une éthique démocratique propice au gouvernement par la discussion.
2.5. L’objection libertaire
L’enseignement de la littérature a cependant aussi été considéré comme une contradiction dans les termes: la conduite de vie associée à l’éducation par la littérature a été, une cinquantaine d’années plus tard, jugée incompatible avec la conduite de vie associée au savoir sur la littérature que transmettait précisément l’enseignement. Nous voici au seuil des années 1970. Avec Roland Barthes:
A mon sens, il y a une antinomie profonde et irréductible entre la littérature comme pratique et la littérature comme enseignement. Cette antinomie est grave parce qu’elle se rattache au problème qui est peut-être le plus brûlant aujourd’hui, et qui est le problème de la transmission du savoir; c’est là, sans doute, maintenant, le problème fondamental de l’aliénation, car, si les grandes structures de l’aliénation économique ont été à peu près mises au jour, les structures de l’aliénation du savoir ne l’ont pas été; je crois que, sur ce plan, un appareil conceptuel politique ne suffirait pas et qu’il y faut précisément un appareil d’analyse psychanalytique. C’est donc cela qu’il faut travailler, et cela aura ensuite des répercussions sur la littérature et ce qu’on peut en faire dans un enseignement, à supposer que la littérature puisse subsister dans un enseignement, qu’elle soit compatible avec l’enseignement. (2002a, p. 945, je souligne)
Et, quelques années plus tard, dans un entretien (2002b):
[I]l faut affirmer, en face d’un non-savoir, un savoir du texte: le «savoir du symbolique», à définir comme le savoir psychanalytique ou, mieux, comme la science du déplacement, au sens freudien du terme. Il est évident que le «savoir du symbolique» ne peut être positiviste, puisqu’il est lui-même pris dans l’énonciation de ce savoir. […] Il faut enseigner le doute lié à la jouissance, non le scepticisme. […] La visée ultime reste de faire frissonner la différence, le pluriel au sens nietzschéen, sans jamais faire sombrer le pluriel dans un simple libéralisme, bien que cela soit préférable au dogmatisme. Il faut poser les rapports du sens au «naturel» et ébranler ce «naturel», asséné aux classes sociales par le pouvoir et la culture de masse. (p. 886)
Dans ces lignes, on entend poindre — avec l’oreille interne de nos disciplines, pour ainsi dire — l’avènement de l’intertextualité, de l’illusion référentielle, de la mise en abyme ou de la puissance critique (ou ironique ou démystificatrice) des textes, comme postulats des études littéraires, puis de l’enseignement de la littérature durant deux décennies au moins. Toutefois, cette angoisse de l’aliénation et cette confiance dans la psychanalyse ne sont, je crois, plus aussi communément partagées qu’elles ne l’étaient autrefois parmi les chercheurs et les enseignants.
L’objection de Barthes, qu’il tempère dans la suite de son article de 1971 11, mais qui sera prise à la lettre par maints commentateurs (ce qui explique l’exemplarité que je lui confère), consiste à affirmer l’antagonisme du savoir du texte et du savoir scolaire. La littérature n’est pas un objet stabilisé par une institution et ses savoirs, mais une force de déstabilisation des catégories sur lesquelles l’enseignement prétendrait appuyer son autorité et son opération. La «littérature comme pratique» déplace les rapports (des enseignants à leurs élèves, de la lecture à l’écriture, du civique au politique) qui fondent la «littérature comme enseignement».
Une conduite de vie s’épanouit ici en dehors des institutions, qui s’arme d’une «science du déplacement» néanmoins enseignable: «Il faut enseigner le doute lié à la jouissance», dit Barthes, c’est-à-dire l’implosion dionysiaque brouillant les attributions. Et cet enseignement (où donc: à l’EHESS, au Collège de France, dans les revues, au théâtre brechtien?) commence par interroger l’enseignabilité même de la littérature.
La disposition d’esprit qui la caractérise concentre l’attention critique sur «l’énonciation» du savoir et donc, dans le cas de l’enseignement, sur la scénographie qui transforme des textes en objets susceptibles d’être transmis par une autorité quelconque. Une telle réflexivité suspicieuse cherche à parer les pièges de l’aliénation culturelle et symbolique, en activant le pluriel intrinsèque à la «littérature comme pratique». L’éthique de la résistance aux préjugés, aux idées reçues, à l’idéologie, se détache sur fond d’émancipation individuelle et de lutte des classes.
Les liens qu’institue cette conduite de vie ont ainsi un statut ambivalent: ce sont ceux d’un lecteur désireux de s’analyser lui-même avec un texte sans auteur, dont l’écriture suscite chez lui quelque chose comme un transfert, voire un contre-transfert, et contribue à le désaliéner de toute idéologie, et peut-être de tout lieu commun; mais ce sont aussi les liens, si valorisés à l’époque, des classes dominées dont on attend impatiemment une révolution. Pour sortir de la masse et assumer sa classe (sociale), pour se «désaliéner», il faut donc en passer par un chemin tortueux — au risque de se «désaliéner» du savoir qui identifie les classes sociales, dans une sorte de halte prolongée du critique que même le sens commun du prolétariat révolutionnaire ne satisferait plus.
Autrement dit, il y a, à l’horizon de cette disposition d’esprit face aux textes, deux subjectivations distinctes aux statuts très différents: la première prépare à l’inscription lucide de soi dans la lutte des classes, mais elle est davantage rêvée que prescrite; la seconde, immédiatement enclenchée par le «savoir du symbolique», ouvre l’accès à une communauté d’êtres travaillant, par la critique, à libérer leur désir, leur jouissance, leur pluralité intime.
La conduite de vie attachée à un tel rapport libérateur à la littérature devait alors, par l’intermédiaire d’une conversion intime, conduire à une révolution collective; mais son ancrage dans la psychanalyse ne pouvait à l’inverse que favoriser un solipsisme préalable de l’émancipation, qui rendait presque impossible, par la suite, toute affiliation à une classe sociale comme telle, conçue en bloc comme une force stratégique sans différences internes.
La discipline exercée face à la littérature est ici paradoxalement libertaire. Elle précède et annule toute autre forme de discipline: scolaire et bourgeoise, bien sûr, puisque c’est son but, mais aussi politique et prolétarienne, par le ricochet imprévu d’une critique trop intransigeante pour permettre de se reconnaître pareil à autrui, c’est-à-dire moins singulier qu’un patient de la psychanalyse (la révolution supposerait, en toute rigueur, que l’on se couche à plusieurs sur le divan). Le marxisme déclaré se mâtine de blanchotisme: le prolétariat n’y est plus qu’une communauté inavouable.
3. Justifications contemporaines
3.1. L’argument humaniste
Qu’en est-il aujourd’hui?
La plupart des plaidoyers en faveur de l’enseignement de la littérature défendent la contribution des œuvres littéraires à la connaissance de la nature humaine, à l’apprentissage de la tolérance culturelle et à la poursuite de la «vie bonne» (dans une proximité parfois périlleuse aux ouvrages de développement personnel et à la «bibliothérapie»). Appelons cela un humanisme, puisque la communauté dernière qu’ouvre aux élèves la conduite de vie ainsi acquise à l’épreuve de la littérature s’étend à la planète entière et, bien souvent, à l’humanité comme telle. L’enseignement de la littérature prépare à nouer avec autrui des liens cosmopolites, et à les penser comme la condition sociale de notre espèce polymorphe.
Antoine Compagnon, dans sa leçon inaugurale au Collège de France, a lui-même parlé à propos de sa conception de la littérature d’une «formule humaniste, désormais hors de tout conflit avec la religion et la science» (2007, 64). Quant à Tzvetan Todorov, le lyrisme qu’il privilégie dans La littérature en péril puise dans son enthousiasme face à cette affiliation sans frontières: «Ce que les romans nous donnent est, non un nouveau savoir, mais une nouvelle capacité de communication avec des êtres différents de nous […]. L’horizon ultime de cette expérience n’est pas la vérité mais l’amour, forme suprême du rapport humain» (2007, 77). Un humanisme à la française, faudrait-il préciser, dont la figure tutélaire serait Montaigne.
Aussi la disposition d’esprit dominante s’illustre-t-elle au mieux dans la capacité à se décentrer pour se mettre à la place d’autrui, dans une attitude d’empathie ou d’identification (voir Nussbaum, 2015). La littérature l’entraîne, parce qu’elle regorge de personnages fictionnels dont elle nous propose la compagnie (comme le défendait jadis Wayne C. Booth, en 1988) — ou d’affects inconnus dont elle nous suggère l’expérience. Les qualités éthiques en découlent: compréhension respectueuse des croyances d’autrui, tolérance.
Cet humanisme présente des accents divers: Yves Citton (2007) défend un humanisme critique, en ce sens que l’enseignement de la littérature lui paraît être un lieu où l’on peut tirer parti du polymorphisme radical de l’humanité — en imaginant collectivement des formes de vie alternatives ou inédites; Gérard Langlade (2001), du côté de la didactique, prône un humanisme multiculturel, si j’ose dire, où le rapport à la littérature développe l’aptitude des individus à évoluer dans des jeux de langage multiples et donc à s’intégrer dans des contextes sociaux très variés; Jean-Marie Schaeffer (1989), enfin, soutient que la littérature, entendue comme fiction, exploite et raffine des compétences mentales et interactionnelles propres à notre espèce (la simulation et la feintise ludique), inscrivant sa perspective dans un humanisme dynamique.
3.2. Un humanisme outillé par un anti-humanisme
Mais cette convergence contemporaine n’est pas sans soulever des difficultés. La plus redoutable peut-être découle de la tension, sensible actuellement dans les pratiques d’enseignement de la littérature — tant au niveau du secondaire que des hautes écoles et des universités —, entre ces aspirations humanistes et un outillage notionnel hérité de l’anti-humanisme des théories critiques des années 1960-1980 (auquel l’humanisme actuel réagit à tout le moins dans ses professions de foi). On apprend encore, dans les classes et les amphithéâtres, à distinguer l’auteur du narrateur, à repérer les champs lexicaux et les isotopies, à se méfier de l’illusion référentielle ou à privilégier la lucidité de la relecture sur la naïveté de la première lecture — tout en déclarant miser sur le plaisir de lire, la participation subjective, le partage des impressions de lecture et la valorisation de l’immersion fictionnelle.
Nombre de notions que nous utilisons aujourd’hui dans l’enseignement étaient jadis au service d’une autre conduite de vie associée à l’étude de la littérature. Nous mobilisons, à d’autres fins éducatives, des procédures interprétatives chargées de psychanalyse freudienne ou lacanienne ou de marxisme althussérien — bref, de l’espoir de voir advenir une révolution au moins culturelle. Certes, en mettant en sourdine leur dimension critique ou politique, nous sommes parvenus à les rendre transmissibles par une autorité enseignante; mais cette édulcoration ne les rend pas pour autant disponibles pour l’apprentissage d’autres dispositions d’esprit et d’autres qualités éthiques.
La transposition didactique des thèses de Picard sur la «lecture littéraire» en fournit un exemple éloquent. Dans un article publié voici quarante ans, Picard s’interrogeait sur les contenus d’enseignement: «comment continuer à accepter que la psychanalyse, la linguistique, le matérialisme dialectique et historique ne constituent pas les bases de la culture générale?» (1977, 48). Car la conduite de vie favorisée par la «lecture littéraire» était, selon lui, de dresser tout lecteur contre les «travestissements» de sa propre culture, contre la reproduction de l’ordre bourgeois encapsulée dans un rapport mystificateur à des textes littéraires le plus souvent eux aussi mystificateurs — à l’exception des rares spécimens de la modernité que Picard regroupait en un canon fréquentable:
La lecture aurait ainsi pour fonction en effet de procurer au sujet lisant «une épreuve de réalité» d’un type particulier, une expérience de socialisation privilégiée. La mise en crise du langage par le texte s’accompagnerait d’une mise en crise du sujet déterminé, interpellé, par l’idéologie dans le lecteur. La contradiction, produite par le procès de lecture et de production du sens lui-même, rendrait antagoniques les couples sujet assujetti («sujet» du Pouvoir) / sujet actif (sujet du verbe), immobilité / mouvement, consommateur / producteur, méconnaissance / connaissance, conservatisme / révolution. Le dépassement, toujours à recommencer, de ces contradictions, fournit le citoyen. (1977, 49)
Jean-Louis Dufays, avec le succès que l’on sait, a le plus activement contribué à transposer la théorie de Picard en une méthode de lecture à destination de l’enseignement. Il a lui-même précisé qu’il s’était «inspiré librement de son modèle théorique pour développer une conception cohérente de la didactique de la littérature» (2002, § 23). Il en a conservé notamment le postulat d’une distinction entre deux types de lecture caractérisées chacune par un rapport différent aux valeurs charriées par le texte:
[I]l s’agit de prendre au sérieux l’idée forte de Picard selon laquelle toute lecture est plurielle, et de penser la relation entre lecture «ordinaire» et «lecture littéraire» sur le mode du continuum plutôt que de la rupture: on admettra alors que toute lecture s’avère s’avère plus ou moins «ordinaire» et plus ou moins «littéraire» selon l’intensité avec laquelle elle met en tension des postures axiologiques opposées.
[…] Cette définition se doit d’aller de pair avec une pratique d’enseignement elle-même dialectique, axée sur différentes activités complémentaires, les unes relevant de la participation, les autres privilégiant la distanciation (réflexion sur le fait littéraire, transmission de connaissances littéraires utiles, développement de compétences interprétatives). (2002, § 35-36, je souligne)
Là où Picard faisait de la «lecture littéraire» une rupture salutaire vis-à-vis de la lecture spontanée, qu’il jugeait compromise idéologiquement, Dufays rétablit un «continuum». L’idéologie, même, n’existe plus dans la didactique que sous la forme de «valeurs» dont l’opposition n’est plus politique, mais méthodologique: la littérature, par définition, problématise l’ordre axiologique, si bien que l’accès à la dimension littéraire passe par la reconnaissance de cette tension esthétique constitutive entre des systèmes de croyances incompatibles.
L’outillage didactique hérite d’une conception intrinsèquement clivée de la culture, mais neutralise la hiérarchisation que dessinait Picard entre de «bonnes» et de «mauvaises» valeurs. La littérature éclaire dans ses formes propres les contradictions de toute communauté humaine, mais la «lecture littéraire» n’œuvre plus à la résolution de ces contradictions. La «distanciation» n’est plus un levier d’émancipation, c’est une compétence avant tout cognitive (repérer les formes) — dont les prolongements éthiques en une conduite de vie spécifique demeurent à clarifier:
Pour conclure provisoirement cette réflexion, nous voudrions souligner le fait que, dans la mesure où il veille à se situer constamment sur le double registre du game et du playing, de la participation et de la distanciation, l’enseignement de la lecture comporte un enjeu qui domine tous les autres: celui de développer chez l’homme la faculté de jouer. Comme le dit Picard: «Ce qu’on pourrait attendre d’une nouvelle pédagogie de la lecture, c’est avant tout la reconnaissance de son enjeu. On sublime ou on refoule: c’est le jeu (l’art) ou la névrose. Non seulement, par référence au jeu et à ses fonctions littéralement vitales, on aura la possibilité de donner une base solide à tant d’affirmations intuitives ou convenues concernant l’utilité et les bienfaits de la lecture, mais on écartera résolument toutes les fausses justifications moralisantes ou métaphysiques et, du même coup, le terrorisme simplificateur de la «distinction», qui en est parfois moins la dénonciation que l’envers.»
Ces déclarations situent bien l’esprit dans lequel seront présentées les propositions qui vont suivre: la lecture dont nous voudrions promouvoir l’enseignement n’est pas la maîtrise d’une culture de classe réservée aux élites, ni l’acquisition d’un savoir de type utilitaire, ni l’initiation à nous ne savons quelle conception étriquée de la vérité du texte;la lecture dont nous voudrions promouvoir l’enseignement n’est pas la maîtrise d’une culture de classe réservée aux élites, ni l’acquisition d’un savoir de type utilitaire, ni l’initiation à nous ne savons quelle conception étriquée de la vérité du texte; il s’agit bien plutôt d’un jeu, d’une «activité transitionnelle d’expérimentation simulée», qui se trouve aussi être un «art de faire» émancipateur (de Certeau) et la voie d’accès privilégiée à cette sapientia, à la fois savoir, sagesse et saveur, dont Roland Barthes faisait l’objet ultime de sa recherche. (Dufays et al., 2005, 161-162)
On aurait pu imaginer que la «lecture littéraire», ainsi proposée à l’enseignement, viserait à favoriser l’insertion des élèves dans une société multiculturelle dont ils auraient, tôt ou tard, à gérer les dilemmes moraux dans leur expérience la plus intime 12. Il s’agit pourtant d’autre chose. La conduite de vie à laquelle prépare la «lecture littéraire», dans ce cas, est celle d’un individu se jouant des différents systèmes de valeurs dans une distance au monde social qui est celle du sage contemplant avec gourmandise et mansuétude la diversité des passions humaines. Il reste donc, dans cette transposition de la «lecture littéraire», un héritage des années 1970: celui-là même que l’on trouve chez Barthes, si l’on arrête Picard sur le chemin de l’émancipation marxiste à ce moment d’apesanteur sociale où le critique ne se reconnaît plus dans aucune idéologie — où, libéré de toutes ses illusions (même celles du marxisme), il lévite en pleine béatitude, sur le mode stoïcien de l’ataraxie ou, japonais, du satori zen. L’argument libertaire se mue en argument «liquide» — pour reprendre le terme au sociologue Zygmunt Bauman (2006), lorsqu’il décrit la nouvelle forme qu’ont prise les liens sociaux dans la «seconde modernité»: fragiles, précaires, mouvants, toujours conditionnels.
3.3. Le chantier gigantesque d’un inventaire critique
La question qui se pose alors est à la fois simple, redoutable et difficilement soluble: si l’on ne vise plus à enseigner aux élèves à devenir des citoyens révolutionnaires, souhaite-t-on pour autant leur apprendre aujourd’hui à évoluer sans heurts dans cette «société liquide»? C’est sans doute là notre présent, mais est-ce aussi leur futur?
La gamme des éthiques éducatives passées suggère qu’il a existé plusieurs manières de justifier l’enseignement de la littérature et, plus précisément, l’attention méticuleuse aux textes qu’implique la microlecture. Ces arguments de jadis sont aujourd’hui devenus mineurs, mais ils n’ont pas pour autant disparu de notre horizon. L’argument rhétorique fait son retour dans certains plaidoyers pour l’écriture d’invention ou pour l’enseignement de l’argumentation. L’argument nationaliste affleure parfois lorsqu’il s’agit de promouvoir l’enseignement des littératures régionales. L’argument rationaliste prévaut dans les réflexions sur la dissertation littéraire. Et l’argument libertaire, comme on l’a vu, oriente la réhabilitation d’un certain humanisme du côté d’une «liquidité» des conduites individuelles.
Il y a d’autres pistes possibles. Et leur cartographie supposerait que l’on passe au crible d’une seule et unique interrogation l’ensemble des réflexions contemporaines: dans quelle communauté l’enseignement de la littérature vise-t-il à inscrire les élèves ou les étudiants? Une communauté culturelle de proximité (la région)? La communauté imaginée de la nation? Le cosmopolitisme de la francophonie, de l’Europe, de la mondialisation? Le collectivité humaine envisagée comme une espèce animale ou comme un destin façonnable? C’est un programme de recherche qui gagnerait à devenir collectif.
Quoi qu’il en soit, ces pistes nouvelles exigent que soient explicités sur plusieurs plans à la fois, puis soumis à un inventaire critique, l’ensemble des présupposés du passé. Il ne suffit pas de se réclamer de l’humanisme, quand on ne dispose pas de l’outillage indissociablement conceptuel et opératoire le plus apte à exercer la disposition d’esprit «humaniste» que l’on souhaite faire acquérir aux élèves face aux texte. Inversement, on ne peut manipuler sans scrupule la distinction entre auteur et narrateur, par exemple, quand on comprend qu’elle a visé, pour la Nouvelle Critique, à dissocier radicalement l’interprétation des textes de toute expérience vécue (celle de l’écrivain et celle des lecteurs) ou quand on s’aperçoit, comme Sylvie Patron (2009), qu’il n’y a pas de narrateur dans tous les textes littéraires.
«La» littérature n’existe plus. Et son enseignement nous met désormais devant la responsabilité impérieuse de clarifier les usages et les conduites de vie qui lui sont associées dans les classes, les règlements ou les institutions de formation (voir De Beaudrop, 2004; Aeby Daghé, 2010; Emery-Bruneau, 2014), les amphithéâtres, les colloques et les publications savantes, voire même chez les écrivains eux-mêmes, en vue d’entamer un débat de fond sur les justifications encore recevables de l’étude scolaire des textes jugés littéraires. La raison n’en est pas tant de répondre à des attaques — au gré de ce mouvement de balancier entre culture et spécialité qui fixe les effervescences successives depuis deux siècles — que de renouveler d’un seul tenant les pratiques d’enseignement, les questionnaires de la didactique et l’appareil conceptuel des études littéraires:
[À] mesure qu’on avance dans l’histoire, l’évolution sociale devient plus rapide; une époque ne ressemble pas à celle qui précède; chaque temps a sa physionomie. Des besoins nouveaux et de nouvelles idées surgissent sans cesse; pour pouvoir répondre aux changements incessants qui surviennent ainsi dans les opinions et dans les mœurs, il faut que l’éducation elle-même change, et, par conséquent, reste dans un état de malléabilité qui permette le changement. Or, le seul moyen de l’empêcher de tomber sous le joug de l’habitude et de dégénérer en automatisme machinal et immuable, c’est de la tenir perpétuellement en haleine par la réflexion. Quand l’éducateur se rend compte des méthodes qu’il emploie, de leur but et de leur raison d’être, il est en état de les juger et, par suite, il se tient prêt à les modifier s’il arrive à se convaincre que le but à poursuivre n’est plus le même ou que les moyens à employer doivent être différents. La réflexion est, par excellence, la force antagoniste de la routine, et la routine est l’obstacle aux progrès nécessaires. (Durkheim, 2003, 83)
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Pour citer l'article
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Recension : Baroni Raphaël (2017), "Les Rouages de l’intrigue"
Raphaël Baroni a fait le choix de s’inscrire dans la tradition – aussi glorieuse que délaissée – des théoriciens de la littérature qui conjuguent un intérêt pour de nouvelles formes d’approches du texte littéraire et pour les processus de leur enseignement.
Recension : Baroni Raphaël (2017), "Les Rouages de l’intrigue"
Raphaël Baroni a fait le choix de s’inscrire dans la tradition – aussi glorieuse que délaissée – des théoriciens de la littérature qui conjuguent un intérêt pour de nouvelles formes d’approches du texte littéraire et pour les processus de leur enseignement. Son dernier ouvrage, Les Rouages de l’intrigue1, s’emploie ainsi à penser à nouveau frais une question importante pour la théorie littéraire, celle de l’intrigue, tout en interrogeant la possibilité de son traitement scolaire. S’agissant de la réflexion didactique de l’auteur, précisons d’emblée qu’il s’y prend avec une modestie qui montre sa connaissance de la complexité des problèmes en jeu : c’est ce qui le distingue de nombre de littéraires qui, s’aventurant dans les questions de l’école, supposent tout en connaitre sans en rien étudier.
L’intérêt de Baroni pour l’enseignement scolaire de la littérature et son approche didactique est ancien, ce dont témoigne l’intéressant dossier qu’il a dirigé avec Antonio Rodriguez, Les passions en littérature, où se côtoient (plus qu’ils ne discutent à vrai dire) littéraires et didacticiens2. Le nouvel ouvrage poursuit donc une préoccupation constante, que confirment les remerciements liminaires et la préface demandée à Jean-Louis Dufays.
Cette alliance de deux préoccupations théoriques, littéraire et didactique, peut à elle seule laisser entrevoir l’intérêt que trouveront les lecteurs de Transpositio à Rouages de l’intrigue ; mais ce n’est pas la seule : l’ouvrage possède en effet, entre autres vertus, celle de donner une idée la plus claire possible de la conception que l’auteur propose de l’intrigue, reprenant l’essentiel de son magistral ouvrage sur la question, paru dix ans plus tôt3, tout en faisant le choix, par souci de clarté d’exposition et d’efficacité didactique, d’une triple réduction de son approche aux formes verbales, textuelles et littéraires du récit.
L’ouvrage veut aider à comprendre le ressort du plaisir que peut susciter chez le lecteur la tension narrative qui est comme le moteur de l’intrigue d’un récit. Traitant la question en narratologue, Baroni essaie de comprendre comment le récit peut intriguer le lecteur et comment ce dernier peut jouer le jeu de l’intrigue. Reprenant les anciennes théories littéraires et leurs développement récents, il les confronte aux apports d’autres disciplines, principalement la didactique, la philosophie morale et les sciences cognitives, pour expliquer la fonction et le fonctionnement de l’intrigue, dont «l’expérience esthétique» possèderait, selon l’auteur (p. 14), une «valeur anthropologique fondamentale».
Dans son essai de clarification conceptuelle, Baroni fait, dans sa première partie, un tour d’horizon historique des approches théoriques de l’intrigue, pour construire un solide réseau conceptuel qui permet de distinguer configuration du savoir sur les évènements narrés (qui, en donnant sens et forme à l’histoire, crée un effet de concordance dans la lecture) et intrigue, destinée à saisir le lecteur (et qui, par la tension qu’elle instaure, crée un effet de discordance). Cette distinction, établie non comme une dichotomie mais plutôt comme une polarité, fait apparaitre deux modalités de fonctionnement du récit – qui peut s’opérer aussi bien dans les récits fictionnels que factuels ; elle peut se projeter sur une autre distinction, entre récits mimétiques (tendanciellement intrigants) et informatifs (tendanciellement configurants), sachant par ailleurs que ces deux catégories (dont la distinction ne recoupe pas non plus celle entre récits factuels et fictionnels) peuvent bien sûr faire apparaitre (mais de façon tendanciellement variable) configuration et intrigue. La mise en intrigue n’est cependant pas qu’une affaire de stratégie textuelle (qui agence la séquentialité de l’histoire et celle du récit) mais une question d’interaction discursive, où le lecteur doit actualiser les potentialités du texte : le rôle du lecteur – de son interprétation au sens fort du terme – dans le fonctionnement de l’intrigue est l’un des apports principaux de l’approche de Baroni sur la question.
La deuxième des trois parties (dont la centralité est encore soulignée par le fait qu’elle porte le même titre que celui de l’ouvrage) investigue le fonctionnement de l’intrigue. La description des modalités de l’intrigue fait ressortir l’interaction entre la réticence qui s’observe dans la mise en texte de l’histoire et le travail cognitif du lecteur pour déjouer cette réticence afin de se représenter l’histoire, de manière évolutive et toujours un peu surprise : c’est cette interaction qui permet de comprendre l’effet esthétique de la mise en intrigue, sous la forme du suspense ou de la curiosité (il faut noter l’abandon, assez heureux, du concept de « fonction thymique », que proposait l’ouvrage antérieur, pour désigner la dimension affective de ces effets chez le lecteur). Enfin, se plaçant dans une logique fonctionnelle, qui veut identifier quelles fonctions peuvent – au moins virtuellement – remplir telle ou telle forme textuelle ou discursive, Baroni revisite quelques concepts saillants de la narratologie ou de la linguistique de l’énonciation, pour montrer comment les caractéristiques formelles du récit peuvent concourir à la dynamique de la mise en intrigue.
Cette dimension est ce qui fait l’apport le plus original de l’ouvrage par rapport aux travaux précédents de l’auteur, puisqu’elle n’avait pas été traitée dans l’ouvrage de 2007, La Tension narrative. C’est du reste l’intention didactique qui explique cet ajout : car même si Baroni s’abstient à juste titre de faire des propositions concrètes pour la classe, le choix d’articuler des notions nouvelles à celles qui relèvent d’une culture théorique partagée, associé aux analyses de textes proposées dans la troisième partie de l’ouvrage, donne à ses lecteurs les clés nécessaires à la conception d’outils pour penser l’enseignement de la question de l’intrigue. L’analyse de belle facture des textes singuliers choisis (Derborence de Charles Ferdinand Ramuz, Le Roi Cophetua de Julien Gracq, Les Gommes d’Alain Robbe-Grillet) ne sonnent pas comme des applications, mais comme des ouvertures qui interrogent les ressorts de l’intrigue dans ces œuvres, en exploitant les outils théoriques construits mais en les associant à des modalités d’analyses (contextuelles, textuelles, intertextuelles) classiques.
Cette approche de la didactique, qui laisse aux acteurs de l’enseignement la responsabilité de le penser, est aux rebours d’une conception descendante et est l’une des formes que prend l’heureuse modestie de l’auteur en la matière. Pour autant, l’ouvrage n’est pas exempt de traces d’une conception applicationniste de la relation entre les théories littéraire et didactique. On les trouvait en germe dans Les passions en littérature. De la théorie à l’enseignement – dont le titre, comme celui de l’introduction, «Instruire par les émotions : théorie et didactique littéraires», dit assez cette conception d’une application de la théorie à la pratique et d’un cantonnement de la didactique à cette dernière, quand il s’agit de «transformer un propos théorique en une didactique de la littérature», pour reprendre les mots de l’introduction de ce même ouvrage. Dans Les Rouages de l’intrigue, cela se traduit par l’utilisation du syntagme «théorique et didactique» (p. 19), mais aussi par une utilisation abusive de l’expression «transposition didactique» (par exemple p. 19), puisqu’au rebours du concept didactique, élaboré au départ en didactique des mathématiques4et repris ensuite dans d’autres didactiques, il est question ici d’une application pratique de savoirs théoriques, sans égard pour la transformation de nature qu’opère le processus sur ces savoirs.
Peut-être pourrait-on aussi s’interroger sur le choix de reprendre au début du chapitre 2 (sous le titre «Premier et second degrés de la lecture») les dichotomies classiques avancées pour classer les modalités (scolaires ou non) de lecture. Que ces dichotomies aient été et soient encore reprises par des didacticiens (dont certains sont cités ici), n’empêche pas qu’elles reposent sur une fable – que j’avais, sans grand succès, tenté de déconstruire il y a vingt ans5, non pour laisser accroire que ces modalités «se rejoignent dans une conception “postmoderne” de la littérature» (pour reprendre les termes de Baroni, p. 50), mais tout simplement pour faire apparaitre leur inconsistance théorique. Une autre vision dichotomique se donne à voir dans le traitement de l’histoire de la théorie littéraire et de sa destinée scolaire (formalisme vs rhétorique, narratologie classique vs postclassique), dans le but d’opposer une ancienne approche, présentée comme négligente voire méprisante à l’égard de l’intrigue, et une nouvelle qui la revaloriserait. Outre la fonction rhétorique, bien connue dans l’écriture de recherche, d’une telle position dans la construction d’une niche, ce propos semble en fait obéir ici à un topos théorique (assez vivace en didactique) qui privilégie les excès de quelques épigones au détriment du travail de fond des théoriciens les plus marquants, dont une relecture permet d’interroger de telle dichotomies. Du reste, cela est illustré dans l’ouvrage même de Baroni, par les nombreuses citations qui, fussent-elle concédées et minorées, montrent combien les auteurs censés relever de l’ancienne théorie, peuvent aisément concourir à la nouvelle approche. Au point que l’ouvrage apparait finalement presque comme une contre-illustration de cet affichage de rupture : c’est plutôt la normale continuité théorique qui ressort de sa lecture.
Cela n’est pas le moindre gage du sérieux des Rouages de l’intrigue : dans une logique cumulative qui caractérise la pratique scientifique, il capitalise les apports les plus intéressants pour cerner son objet. Il le fait avec l’assurance du théoricien qui pense un objet complexe avec des outils qui ont fait leurs preuves mais qui demandent parfois à être à nouveau aiguisés ; il le fait avec le souci éthique de penser aux possibles usages sociaux (parmi lesquels les usages scolaires) des propositions avancées ; il le fait avec la préoccupation d’intéresser toujours son lecteur en l’intriguant, confirmant une fois de plus l’intuition de Greimas et Landowski selon laquelle les textes théoriques pouvaient être appréhendés comme de «petits récits6»…
Pour citer l'article
Bertrand Daunay, "Recension : Baroni Raphaël (2017), "Les Rouages de l’intrigue"", Transpositio, Conversations critiques, 2019https://www.transpositio.org/articles/view/recension-baroni-raphael-2017-les-rouages-de-l-intrigue
Voir également :
L’approche historico-didactique pour penser l’avènement du texte littéraire dans l’enseignement du français (Suisse romande, 1850-1930)
Le plan d’études romand actuel (2010){{https://www.plandetudes.ch/francais}}, dans la mouvance des orientations de la Conférence intercantonale de l’instruction publique de la Suisse romande et du Tessin (CIIP) de 2006, présente la littérature comme l’une des composantes de la discipline « français », au même titre que la compréhension ou la production de textes et la maîtrise du fonctionnement de la langue, et ce pour l’ensemble de la scolarité obligatoire. Ainsi, la voie gymnasiale{{La voie gymnasiale aboutit au certificat de maturité (l’équivalent pour la France du baccalauréat général).}} s’inscrit aujourd’hui, non dans la rupture, mais dans le prolongement de l’école obligatoire en ce qui concerne l’enseignement de la littérature. Or, si cette situation peut nous paraître aller de soi, elle résulte d’un processus sur le long cours, la littérature française n’ayant pas toujours eu la place et la fonction qu’elle a aujourd’hui, non seulement au primaire, mais également au secondaire.
L’approche historico-didactique pour penser l’avènement du texte littéraire dans l’enseignement du français (Suisse romande, 1850-1930)
1. Introduction
Le plan d’études romand actuel (2010)1, dans la mouvance des orientations de la Conférence intercantonale de l’instruction publique de la Suisse romande et du Tessin (CIIP) de 2006, présente la littérature comme l’une des composantes de la discipline «français», au même titre que la compréhension ou la production de textes et la maîtrise du fonctionnement de la langue, et ce pour l’ensemble de la scolarité obligatoire. Ainsi, la voie gymnasiale2 s’inscrit aujourd’hui, non dans la rupture, mais dans le prolongement de l’école obligatoire en ce qui concerne l’enseignement de la littérature. Or, si cette situation peut nous paraître aller de soi, elle résulte d’un processus sur le long cours, la littérature française n’ayant pas toujours eu la place et la fonction qu’elle a aujourd’hui, non seulement au primaire, mais également au secondaire.
Mais qu’entend-on par «littérature» ici? L’étude de Caron (1992) nous rappelle que le mot littérature dérive du latin litteratura qui désigne au départ le fait de savoir lire et écrire et, par extension métonymique, la connaissance des grands textes qui permet de bien lire et de bien écrire. Avec les lexicographes du XVIIe siècle, le terme désigne avant tout une compétence. Ainsi, dans le dictionnaire de l’Académie de 1694, on trouve l’expression avoir de la littérature, le terme littérature renvoyant ici aussi bien à des textes scientifiques qu'artistiques. Ce n’est qu’au cours du XVIIIe siècle que la littérature va se restreindre progressivement aux ouvrages à visée esthétique, devenant un synonyme de Belles Lettres, avant de s’en démarquer définitivement:
Belles Lettres affirmait une préoccupation prédominante du bien-dire dans l’étude des objets de langage. La multiplication des occurrences de littérature, non marqué à cet égard, ne traduirait-elle pas un recul de cette «utilisation» du texte? Autrement dit, n’assiste-t-on pas au passage d’un commentaire voué à l’acquisition d’un art langagier vers un discours plus «désintéressé», moins «instrumental» que savant, spéculatif, érudit, voire scientifique avant la lettre? (Caron 1992, : 189)
Le passage des Belles Lettres à la littérature se répercute dans le champ scolaire à la fin du XIXe siècle (Houdart-Mérot 1998). Ce processus va de pair avec le déclin des humanités classiques et la disparition du cours de rhétorique, supplanté par une discipline nouvelle, le «français». Savatovsky (1999) rappelle en effet qu’en France le «français» tel que nous le concevons aujourd’hui se met en place à cette période autour de trois principes:
- dans les collèges et les lycées, l’inversion de subordination entre les langues anciennes (grec et latin) et le français, ce dernier n’étant plus un auxiliaire des langues classiques mais une langue étudiée pour elle-même3;
- à l’école primaire, l’enrichissement progressif de la «formule des apprentissages fondamentaux» (Savatovsky 1999 : 37) –lire et écrire– par l’introduction de nouveaux savoirs liés à la langue nationale: projet scolaire d’acculturation et projet politique de francisation, en lieu et place des patois;
- dans les deux ordres d’enseignement, la mise en place de nouveaux exercices, «véritables éléments fédérateurs de la discipline en voie de constitution, et qui permettent d’allier à nouveaux frais la connaissance de la langue et celle de la littérature» (Savatovsky 1999 : 37).
Qu’en est-il en Suisse romande? Quand la littérature française entre-t-elle dans la sphère scolaire et sous l’influence de quels facteurs? Que recouvre alors cette notion et que vient-elle éventuellement remplacer? Par quels exercices est-elle abordée en classe? Et quels acteurs de la sphère scolaire jouent un rôle dans ce processus?
2. Précisions méthodologiques
Pour traiter ces questions, cette recherche prend appui sur la démarche historique et mobilise donc les outils de l’historien: recueil de sources, constitution de corpus et recours à la périodisation pour saisir le développement de la discipline observée. Ainsi, cette étude, tout en se centrant sur un empan temporel circonscrit –du milieu du XIXe au premier tiers du XXe siècle– s’appuie sur un vaste corpus archivistique (plans d’études, programmes, manuels scolaires, revues professionnelles) recueilli dans trois cantons: Genève (GE), Vaud (VD) et Fribourg (FR).
L’analyse de ces sources se fait ensuite sous deux angles complémentaires: d’une part, la place et les finalités assignées par les différents acteurs du monde politique et scolaire à la littérature dans l’enseignement du «français» au primaire et au secondaire; d’autre part, le choix des corpus, ainsi que celui des exercices et des approches privilégiées pour aborder ce corpus. Pour ce faire, deux concepts didactiques sont mobilisés. Il s’agit d’abord de la disciplinarisation, qui désigne le processus d’organisation progressive des savoirs en disciplines scolaires en lien avec la généralisation de la forme scolaire moderne qui s’opère tout au long du XIXe siècle (Hofstetter & Schneuwly 1998/2001)4. Il s’agit ensuite de la sédimentation des pratiques, selon laquelle l’enseignement est toujours le produit de pratiques provenant de différentes strates historiques (Schneuwly & Dolz 2009 ; Ronveaux & Schneuwly 2018).
Qui plus est, cette recherche prend en compte les deux ordres d’enseignement, primaire et secondaire. Elle se centre cependant pour le primaire sur les degrés intermédiaires et supérieurs (élèves de 9 à 15 ans environ), et pour le secondaire, sur le collège (élèves de 10 à 15 ans environ) et le gymnase (élèves de 16 à 18 ans environ)5, afin de mieux saisir quand la littérature française entre dans les classes et ce qu’elle vient éventuellement remplacer6.
Enfin, cette étude recourt à un jeu d’échelles. Tout en se situant au niveau de la Suisse romande, elle met en lumière certaines spécificités cantonales7, en lien avec deux facteurs : canton catholique (FR) versus cantons protestants (VD et GE) ; canton ville (GE) versus cantons ruraux (VD, FR). De même, des comparaisons ponctuelles avec la France permettent de mettre en exergue les spécificités de la Suisse romande en ce qui concerne l’avènement de la littérature dans la sphère scolaire au cours de cette période, mais aussi les circulations d’idées entre les deux contrées francophones.
Dans le texte qui suit, nous retraçons le processus d’entrée de la littérature au primaire et au secondaire en nous focalisant successivement sur trois périodes significatives. Nous nous centrons dans un premier temps sur les années 1850-1870, qui se caractérisent par le cloisonnement des ordres primaire et secondaire, chacun poursuivant des finalités très différentes, avec toutefois une ouverture à de nouveaux exercices et objets d’enseignement. Nous nous intéressons ensuite à la période allant des années 1870 aux années 1910, marquée par l’entrée du texte littéraire dans les corpus des deux ordres d’enseignement et l’émergence de l’explication de texte. Nous terminons avec une focale sur les années 1910-1930, période à laquelle les corpus et les exercices relatifs à la littérature se stabilisent. Enfin, notre propos est illustré par la présentation d’un ouvrage scolaire représentatif de chacune des périodes susmentionnées.
3. Les prémices d’un enseignement de la littérature (1850-1870)
Au début du XIXe siècle, le primaire et le secondaire ne sont pas destinés aux mêmes publics d’élèves. La plupart des écoliers –filles et garçons– effectuent leur scolarité à l’école primaire, centrée sur l’apprentissage de la lecture et de l’écriture. Le collège accueille, quant à lui, les garçons issus des familles aisées. Son programme, fidèle à l’idéal humaniste, est centré sur l’apprentissage du grec et du latin. Après 15 ans, les jeunes gens ont la possibilité de continuer leurs études à l’Académie.
Ce qui tient alors lieu de littérature française dans les collèges, ce sont, comme en France8, les Belles Lettres, soit un «corpus d’auteurs français, essentiellement des dramaturges, des historiens et des prédicateurs du XVIIe» (Gabathuler & Védrines 2018 : 44). L’enseignement prodigué au primaire vise l’acquisition des rudiments et ne laisse pas de place à la littérature.
Or, dès les années 1850, cette situation change sous la pression de facteurs à la fois politiques et sociaux (Hofstetter & Monnier 2015). En effet, l’instruction publique se met en place dès les années 1830, par le biais d’une série de règlements et de lois, au sein de chaque canton. Ce processus est renforcé par la Constitution fédérale de 1848 qui confère officiellement la responsabilité de l’instruction publique aux autorités cantonales. Dans ce contexte, la prise de pouvoir des Radicaux à cette même période, aussi bien dans les cantons de Vaud, Genève et Fribourg, est déterminante. Ceux-ci ont en effet la volonté de développer l’instruction publique et de la faire progresser, pour l’ajuster aux nouveaux besoins d’une société elle-même en évolution. Ainsi, la construction des systèmes scolaires en Suisse romande va se traduire, dès les années 1850, par une remise en cause du paradigme des humanités classiques, non sans impact sur la nature et la fonction des textes littéraires.
3.1. Une esquisse d’ouverture vers la compréhension des textes au primaire
Au milieu du XIXe siècle, l’enseignement primaire est encore très orienté vers la maîtrise des rudiments9. Ainsi, l’enseignement de la lecture reste principalement focalisé sur l’apprentissage du mécanisme pour parvenir à une lecture courante. En guise d’illustration, les analyses de Barras (1988) font état, pour le canton de Fribourg, de pratiques de lecture centrées sur les aspects mécaniques de l’apprentissage de la lecture, «l’intelligence» du texte, pour reprendre le terme usité à l’époque, n’important guère. Les recommandations exposées par A. Biolley dans la revue pédagogique l’Educateur en 1866 vont également dans ce sens : la lecture courante doit essentiellement porter sur la prononciation, l’observation de la ponctuation et les liaisons. Cependant, la série d’articles proposée par Biolley (1866) ne se limite pas à la lecture courante, ce dernier y ajoutant parmi les «espèces principales de lecture» (Biolley 1866 : 300), la lecture intelligente et la lecture expressive. Ces formes de lecture portent sur la compréhension du texte par l’élève qui se matérialise dans les programmes (ou équivalents10) par la prescription d’«explications» et de «comptes rendus».
Les prescriptions contenues dans les programmes sont très succinctes mais laissent à supposer que les explications sont essentiellement données par le maître. A titre d’exemple, dans le plan d’études vaudois paru en 1868, la leçon de lecture devient raisonnée et comporte des exercices d’intuition qui sont avant tout des questions précises posées par l’enseignant11 qui permettent aux élèves de mieux comprendre les textes.
Concernant les supports, les indications sont également vagues, comme en témoignent les prescriptions du programme genevois de 1852-1853 : des «livres élémentaires» pour les élèves de deuxième et troisième année ; des «livres moins faciles» pour les élèves de quatrième année ; enfin, des «livres plus difficiles» pour les élèves de cinquième année.
Néanmoins, l’analyse du corpus d’ouvrages pour l’enseignement de la lecture en usage à cette époque12 met en évidence que l’apprentissage du mécanisme s’effectue sur des tableaux de lecture, les élèves pratiquant ensuite la lecture courante sur des romans adaptés à la jeunesse dans les cantons protestants (Tinembart 2015), ou encore sur des textes religieux (Bible et catéchismes) dans le canton de Fribourg. C’est une visée instructive qui prédomine alors, la lecture courante se pratiquant sur des textes au caractère encyclopédique, moralisant ou éducatif, permettant à l’élève d’acquérir des connaissances utiles à son éducation.
Les différentes autorités cantonales sont à la recherche active d’ouvrages répondant à cette visée. Le canton de Vaud organise tout au long du XIXe siècle une série de concours pour doter les maîtres d’ouvrages scolaires de lecture destinés à l’enseignement. Les programmes de concours permettent aux auteurs d’alors de connaître les attentes des autorités et aux chercheurs d’aujourd’hui de mieux saisir la conception de la lecture et de la littérature des divers acteurs de l’époque.
Ainsi, dans l’école primaire vaudoise, la première trace laissée par les autorités scolaires relative à une préoccupation liée à la littérature remonte au Programme des concours pour la publication de livres élémentaires(1840)13. En effet, il s’agit pour les futurs auteurs de «conduire les jeunes élèves à lire couramment un livre quelconque, en leur offrant des exercices gradués de prononciation, et des lectures progressives, en accord avec les premiers développements de l'intelligence des enfants» (p. 44), mais aussi de leur apporter «toutes les choses bonnes, utiles, propres à concourir au but de l’éducation populaire» (p. 50). De plus, «on ne se fera pas un point d'honneur de n'offrir que des morceaux neufs et originaux: les grands écrivains présentent des pages aussi bien appropriées aux besoins des élèves d'une école primaire qu'elles sont admirées par l'homme du goût le plus cultivé» (p. 53). Enfin, les futurs auteurs sont également encouragés à s’inspirer de la Chrestomathie (1829, 1e éd.) d’Alexandre Vinet14, car son ouvrage offre des «modèles pour la composition» aux écoles primaires. Cette recommandation dénote une influence de l’ordre secondaire sur le primaire, la Chrestomathie de Vinet étant, comme nous allons le voir, un ouvrage conçu pour les élèves du secondaire.
La seconde trace remonte au 25 janvier 1859. En effet, suite à l’expertise d’un ouvrage de lecture, le rapport du Département donne l’autorisation d’éditer l’opuscule bien qu’«on ne saurait lui trouver un mérite réel, ni au point de vue philosophique ou scientifique, ni au point de vue littéraire»15. Certes, il était conseillé aux potentiels auteurs d’ouvrages scolaires de s’inspirer d’«exemples puisés dans les meilleurs écrivains»16, mais c’est encore avant tout le caractère encyclopédique et progressif des textes contenus dans les ouvrages de lecture qui régit le choix des autorités.
Il s’avère que les représentations liées à ce que devrait contenir un ouvrage de lecture destiné à l’école primaire changent dans la décennie suivante. Une volonté institutionnelle de faire entrer la littérature dans les ouvrages scolaires primaires s’exprime alors. En 1865, les cantons romands organisent une seconde Commission intercantonale en vue d’adopter un ouvrage commun pour les degrés intermédiaires (9 à 12 ans) et supérieurs (12 à 15 ans) de la scolarité obligatoire. Cette dernière propose de choisir des textes de complexité progressive allant de courts récits au degré intermédiaire à des morceaux de genres divers, choisis notamment dans la littérature, au degré supérieur.
3.2. Entre Belles Lettres et littérature
Qu’en est-il au collège et au gymnase? L’analyse des programmes de ces deux institutions montre que les années 1850 se situent dans un entre-deux, où l’ancien côtoie le nouveau.
Jusqu’alors centré sur les humanités classiques, le curriculum du collège s’ouvre à des disciplines nouvelles, dont le français, qui s’autonomise par rapport aux langues anciennes et comprend une véritable progression. Ainsi, à Genève (programme de 1859), le jeune homme commence dans les petits degrés par la récitation de morceaux choisis «dans le Manuel»17, pour finir par des exercices de composition en lien avec des «exercices d’analyse grammaticale et littéraire de morceaux en prose et en vers». Ces derniers sont tirés des tomes 1 et 2 de la Chrestomathie de Vinet. De même, dans le canton de Vaud, le programme de «langue française» de 1853 commence dans les premiers degrés par la lecture d’ouvrages d’Histoire adaptés aux enfants18, pour aller vers la «lecture analytique» et la «lecture cursive» de morceaux de la Chrestomathie de Vinet (tome 1, puis 2, puis 3), avec en dernière année l’introduction du Cinna de Corneille. Il n’en demeure pas moins que la lecture de ces morceaux reste au service de la composition qui constitue la finalité de cet enseignement, en vue de l’entrée au gymnase sur lequel souffle cependant également un vent nouveau.
Au gymnase, le cours de rhétorique à Genève (programme de 1859) s’intitule «rhétorique et littérature française». Le programme, sur deux ans, est le suivant : rhétorique et histoire abrégée des principaux genres de prose et de poésie, exercices de composition française, récitation de morceaux choisis tirés du tome 2 de la Chrestomathie de Vinet et récitation de l’Art poétique de Boileau. De même, à Fribourg, les programmes du gymnase de l’Ecole cantonale19 de 1849 et 1857 prescrivent pour le cours de «langue française» le recours aux deux premiers volumes de la Chrestomathie de Vinet20, auxquels s’ajoutent quelques auteurs du XVIIe (Boileau, La Fontaine, Fénélon), utilisés comme supports pour l’«analyse»21, et pour les exercices constitutifs du cours de rhétorique –«étude de modèles» ou encore «essais oratoires».
Ainsi, bien que l’on reste dans un enseignement très imprégné par la rhétorique, l’omniprésence de la Chrestomathie de Vinet dans les programmes des collèges et gymnases des trois cantons inscrit ceux-ci sans conteste dans une ère nouvelle. Dans l’Avant-propos du tome 1 de sa Chrestomathie (1829a), Vinet annonce la singularité de son projet qu’il met en regard des Leçons de Littérature et de morale de Noël et Delaplace (1804-1805):
Aussi les morceaux qui composent le recueil de MM. Noël et Delaplace paraissent-ils avoir été destinés surtout à des exercices de mémoire et de déclamation ; et ils y conviennent parfaitement. [...] Nous voudrions une chrestomathie qui renfermât sinon des ouvrages, du moins des morceaux assez considérables pour qu’on y pût voir déployés une grande partie des procédés nécessaires pour la confection totale de l’ouvrage auquel ces morceaux appartiennent (Vinet 1829a : 8)
L’ouvrage de Noël et Delaplace est un manuel de rhétorique (Douay-Soublin 1997). La littérature, bien que présente dans le titre, est encore un synonyme de «Belles Lettres», dans la mesure où, comme le rappelle Chervel «elle n’est pas en prise sur des ‘œuvres’ ; elle n’a besoin que de morceaux choisis à titre d’illustrations [qui] n’ont pas vocation à être ‘expliqués’ au sens moderne du terme, mais à être appris par cœur et imités» (Chervel 2006 : 488-489).
Or, le projet de Vinet est tout autre, même si sa visée reste rhétorique, car au service d’une composition centrée sur l’elocutio qui «seule a du prix à nos yeux» (Vinet 1829a : 7). Son point de départ est en effet l’enseignement de la langue française et de la littérature, non pas en contexte francophone, mais en contexte germanophone. Il s’agit d’abord pour Vinet, qui enseigne à Bâle, de proposer à ses élèves d’apprendre le français en lisant et en traduisant des extraits issus des grands textes de la littérature française. Le tome premier, La Littérature de l’Enfance, est d’ailleurs accompagné d’un lexique français-allemand fait par un ami de l’auteur. Dans ce cadre «expliquer» signifie donc «traduire».
Comme le rappelle Rambert (1930) cependant, Vinet a aussi songé aux écoles françaises en élaborant son anthologie. Plaçant sa réflexion sur l’enseignement de la littérature «à la croisée d’une visée morale de l’éducation, d’une ambition progressiste de l’école et d’une attention patiente aux textes» (David 2017 : 12), Vinet a l’ambition de faire lire en classe les auteurs classiques du XVIIe, mais aussi certains auteurs contemporains «avec les soins attentifs et la précieuse lenteur qu’on apporte à celle des classiques anciens» (Rambert 1930 : 174). Vinet s’en explique lui-même dans la préface de la première édition du tome 2 intitulé Lectures pour l’adolescence:
On a lieu de s’étonner que la méthode suivie dans nos écoles pour la lecture des auteurs latins et grecs ne soit appliquée, avec les modifications convenables, à la lecture des classiques de la langue maternelle. [...] Les circonstances qui m’ont porté à faire usage de cette méthode dans l’enseignement de la littérature française à de jeunes étrangers m’ont fourni l’occasion de me convaincre qu’elle est applicable, dans ce qu’elle a d’essentiel, au cas de jeunes gens lisant sous la direction d’un maître les chefs-d’œuvre de leur propre langue. (Vinet 1829b : 1-2)
Dans cette première édition, il ne développe cependant pas sa propre méthode, mais invite les enseignants à recourir avec leurs élèves à la méthode de Rollin22.
La Chrestomathie de Vinet comprendra 30 rééditions successives jusqu’en 1930. Dès la deuxième édition de 1833, elle devient rapidement un «best-seller». Intéressons-nous à présent à ses contenus.
3.3. La Chrestomathie de Vinet
Vinet, passionné d’œuvres littéraires, a à cœur de rédiger une Chrestomathie dont les extraits sont tirés «des chefs-d’œuvre classiques» (Vinet 1829a : IX). Ceux-ci doivent permettre «d’apprendre à les imiter sous le triple rapport de la langue, du style et de la composition générale, en un mot sous le rapport de l’art d’écrire, tel que Buffon le concevait» (Vinet 1829a : IX). La première édition du Tome 1 de 1829 destinée aux collégiens de 12-14 ans se compose de neuf parties ayant pour titres : narrations fictives (6 extraits), biographies (4 extraits), histoire (7 extraits), voyages (3 extraits), descriptions (2 extraits), genre didactique (3 extraits), dialogues (8 extraits), lettres (4 extraits) et poésies réparties en fables (25 fables), narrations (6 extraits) et scènes (2 extraits). La plupart des auteurs23 sont présentés sous la forme d’une courte biographie.
Si Vinet sélectionne des morceaux, c’est parce qu’un ouvrage complet «est hors de proportion avec la capacité de l’enfant ou le degré de ses connaissances philosophiques» (Vinet 1829a : V). Cela évite aussi à l’instituteur de devoir lui-même choisir les extraits. Ceux qu’il propose sont courts (en moyenne dix pages pour les textes narratifs et descriptifs) car «dans la jeunesse, ce sont les détails qui nous frappent et nous séduisent ; des figures neuves, des images éblouissantes, des expressions originales nous paraissent l’essentiel de l’art d’écrire» (Vinet 1829a : VII). Le grand choix de lectures proposé peut être «coordonné à l’enseignement grammatical» (Vinet 1829a : VIII) et permet de «retrouver dans un morceau d’histoire la plupart des éléments du talent de l’historien, dans un morceau d’éloquence les principales conditions qui constituent l’orateur, et ainsi des autres genres» (Vinet 1829a : VIII). Enfin, les morceaux sont organisés afin que «la marche du facile au difficile, du simple au composé, y fût suivie autant que possible, soit à l’égard du style, soit à l’égard des idées» (Vinet 1829a : IX) ; pour ce faire, une table des matières particulière permet à l’enseignant de concevoir la progression entre les textes. Enfin, Vinet a porté son choix sur les écrivains «qui font autorité en fait de langage et de style» (Vinet 1829a : IX) et les «talents contemporains» dans le but de «présenter la langue française avec toutes les acquisitions qu’elle a faites jusqu’à nos jours» (Vinet 1829a : X).
Vinet ajoute à la seconde édition (1833) 26 nouveaux extraits dont neuf appartiennent à une nouvelle sous-partie intitulée «poésie lyrique». Ces ajouts concernent tous les thèmes, mais essentiellement les lettres et les fables. Sur les 114 extraits que contient la deuxième édition de la Chrestomathie, Tome 1, les auteurs sont essentiellement français (seulement quatre Suisses figurent parmi eux). Un tiers des textes sont de Fénélon, La Fontaine, Florian et Madame de Sévigné. Nous trouvons 48 extraits d’auteurs du XVIIe siècle, 33 extraits du XVIIIe siècle et 28 extraits émanent de contemporains de Vinet encore vivants, dont 15 ajoutés dans la deuxième édition. Cet ajout démontre que l’auteur s’informe des nouveautés littéraires de son époque et souhaite que son ouvrage reste d’actualité.
4. Littérature et disciplinarisation du «français» (1870-1910)
La période couvrant la fin du XIXe et le début du XXe siècle se caractérise par l’avènement des «Etats enseignants» (Hofstetter 2012) qui, suite à la Constitution fédérale de 1874, vont entériner l’obligation scolaire jusqu’à 15 ans. Cette obligation entraîne alors la création d’institutions et de filières au niveau secondaire, d’enseignement général, mais aussi professionnel. Il s’agit en effet d’une part de répondre aux besoins de l’industrie qui se développe en Suisse et qui requiert des ouvriers qualifiés, d’autre part de préparer une élite à l’entrée dans les universités et les écoles polytechniques qui sont créées à cette période.
Chaque canton institue de fait un système scolaire, avec un ordre secondaire, constitué d’un degré inférieur et d’un degré supérieur, et désormais articulé à l’ordre primaire. Cette première phase de démocratisation de l’enseignement (Hofstetter & Monnier 2015), qui se traduit par l’ouverture du secondaire à tous les publics d’élèves, entraîne de fait la mise au rebut officielle des humanités classiques, au profit de disciplines nouvelles, dont le «français». Cette dernière s’étend rapidement sur l’ensemble du système, entraînant progressivement la montée vers le secondaire de certains manuels de lecture conçus pour le primaire supérieur, ces derniers étant élaborés sur le modèle de la Chrestomathie de Vinet.
4.1. Vers l’explication de texte (littéraire) au primaire
L’enseignement de la lecture au primaire prend une autre dimension à partir des années 1870. Les trois dernières décennies du XIXe siècle voient en effet s’amplifier le processus de disciplinarisation du «français» amorcé dans les années 1850, processus qui se caractérise notamment par une articulation de la lecture et des éléments relatifs à la langue (grammaire, conjugaison, orthographe, vocabulaire) dans un dispositif dont l’aboutissement est la composition. Dans ce processus, en partie influencé par les proposition du Père Girard, pédagogue fribourgeois, le livre de lecture devient progressivement central24, comme l’illustre ce propos tenu dans l’Educateur :
Le livre de lecture doit donc devenir désormais le point de départ, le centre de l’enseignement de la langue maternelle comme cet enseignement lui-même doit être le centre des études primaires. C’est à l’étude raisonnée du livre de lecture, que doit se rapporter le résumé grammatical ; c’est sur ce livre de lecture, que doit se régler aussi le cours de style et enfin le cours de composition. (Bourqui 1870 : 336)
Au niveau des prescriptions, on observe une diversification des formes de lecture : à la lecture courante est ainsi ajoutée la lecture expressive25 et le «compte rendu» évolue progressivement vers l’explication, processus qui s’achèvera avec l’avènement de la lecture expliquée dans les premières décennies du XXe siècle.
En continuité avec les prescriptions des années 1850-1860, le compte rendu s’inscrit tout d’abord dans le paradigme de la lecture instructive et morale. Ainsi, le règlement scolaire fribourgeois de 187626 préconise, pour le deuxième cours (élèves de 10-12 ans), d’effectuer le compte rendu «par le moyen d’interrogations de plus en plus générales et propres à orner la mémoire de l’enfant de connaissances utiles et à diriger son éducation morale» (Règlement pour les écoles primaires du canton de Fribourg, 1876). La visée morale de la lecture perdure ainsi jusqu’à la fin du XIXe siècle, comme en témoignent également les prescriptions vaudoises de 1899 : «Sujets en rapport avec les autres leçons. Analyse du contenu, énoncé des faits principaux, comparaison ; préceptes moraux et applications pratiques. Récitation de morceaux choisis» (Plan d’études pour les écoles enfantines et les écoles primaires du canton de Vaud, 1899, degré intermédiaire 2e année).
Cependant, tout en s’inscrivant dans la continuité des pratiques en place, le compte rendu s’oriente progressivement vers la compréhension du texte pour lui-même. On trouve ainsi dans le Programme prescrit pour les écoles primaires du canton de Fribourg de 1886 : «compte-rendu par le moyen d’interrogations de plus en plus générales et de nature à obtenir l’expression claire et correcte des principales idées du texte» pour le premier cours du degré supérieur ; «compte-rendu libre et constituant le résumé oral et correct des idées renfermées dans le texte» pour le deuxième cours du même degré. Le compte rendu s’y effectue essentiellement oralement: d’abord à partir des interrogations du maître, puis librement. Bien que les prescriptions varient en fonction des cantons, une tendance commune semble se dégager : une partie de l’explication porte sur le vocabulaire et la grammaire, une autre partie est consacrée à la compréhension du texte (dégager l’idée générale, énoncer les faits principaux, rechercher le plan, etc.).
Enfin, les mentions relatives aux supports sont très succinctes dans les programmes : morceaux simples (pour les petits degrés), prose et poésie pour la récitation. Cette période voit cependant la parution de deux livres de lecture qui, comme nous allons le voir, annoncent l’entrée des textes littéraires au primaire.
4.2. Un ouvrage primaire et secondaire
En 1865, les cantons romands organisent une Seconde Commission intercantonale en vue d’adopter un ouvrage commun pour les degrés intermédiaires (9 à 12 ans) et supérieurs (12 à 15 ans) de la scolarité obligatoire. Cette dernière propose de choisir des textes de complexité progressive allant de courts récits au degré intermédiaire à des morceaux de genres divers au degré supérieur, choisis notamment dans la littérature. Les premiers livres de lecture adoptés par la Suisse romande (Renz 1871 ; Dussaud & Gavard 1871) en sont de parfaits exemples.
Le Livre de lecture à l’usage de la Suisse romande, degré supérieur de Dussaud et Gavard27 (1871) est destiné à la fois aux degrés supérieurs de l’école primaire vaudoise et genevoise. Les courts morceaux choisis par les auteurs, tous deux enseignants, sont numérotés et regroupés par thématiques qui se répartissent en neuf parties28: histoire naturelle (120 extraits descriptifs dont une moitié est anonyme), descriptions et voyages (16 récits), histoire (15 morceaux), biographies (huit portraits), anecdotes, traits moraux, caractères (21 extraits), style épistolaire (10 extraits de lettres), dialogues en prose (trois extraits de pièces théâtrales), dialogue en vers (trois extraits) et poésie narrative et lyrique (31 extraits).
Force est de constater que les thèmes de science naturelle prennent une grande place dans cet ouvrage annonçant la «leçon de chose», tout en offrant cependant également une place importante à la littérature de Suisse romande (Schneuwly & Darme 2015 ; Gabathuler 2017). Il y a en effet 32 textes d’écrivains suisses essentiellement vaudois et genevois (Agassiz, Vuillemin, Monnard, Porchat ou Töpffer) contre 75 auteurs français. Parmi eux, nous retrouvons certains auteurs déjà présents dans la Chrestomathie de Vinet (1833)29 (Fénélon, Florian, La Fontaine, Molière, Voltaire, Montesquieu, Chateaubriand ou Buffon). Fribourg renonce dans un premier temps à utiliser ce livre de lecture à l’école primaire, mais décide d’en éditer une adaptation en 1882. Celle-ci se divise alors en deux parties clairement identifiées, la partie scientifique et la partie littéraire, dont :
Les morceaux ne sont point choisis au hasard. Ils forment un petit cours de composition donnant des modèles de tous les genres de style, en même temps qu’une histoire littéraire, très succincte sans doute, mais bien suffisante pour les élèves auxquels ce livre est destiné. (Dussaud & Gavard adapté par Fribourg 1882 : 7)
Par l’observation de ces deux éditions, nous pouvons relever un processus de sédimentation : une grande part des auteurs choisis par Vinet (1833) sont repris par Dussaud et Gavard (1871); l’ouvrage propose ainsi une histoire de la littérature adaptée à l’âge des élèves, mais sur le modèle proposé dans le secondaire supérieur qui reste au service de l’enseignement de la composition selon le modèle rhétorique. Les textes sont numérotés, classés par catégories et organisés selon leur complexité.
4.3. Un corpus littéraire au service de nouvelles finalités
L’articulation progressive des degrés inférieurs et supérieurs du secondaire facilite la mise en place d’un «français» unifié sur l’ensemble du secondaire, qui va se caractériser avant tout par un corpus littéraire spécifique. En effet, contrairement à la période précédente où les enseignants s’appuient très largement sur la Chrestomathie de Vinet, le dernier tiers du XIXe siècle peut être considéré comme un moment clé dans l’élaboration de ce qu’on entend aujourd’hui par «littérature» en classe de français.
L’analyse des programmes du Collège cantonal de Vaud (1877, 1891) et des degrés inférieurs du Collège de Genève (1877, 1889) montre que, outre l’ouvrage de Dussaud et Gavard (1871) introduit dans les premiers degrés, la Chrestomathie de Vinet continue à être présente dans les derniers degrés30. Avec l’ouverture du secondaire à un nouveau public d’élèves, le nombre de classe augmente et l’utilisation d’un manuel qui a fait ses preuves permet de garantir une certaine harmonisation dans les pratiques.
Il n’en est cependant pas de même au secondaire supérieur, où les anthologies tendent à disparaître au profit d’une liste d’auteurs et de textes, élaborée par les enseignants eux-mêmes. Très succincts dans le dernier tiers du XIXe, et limités aux œuvres travaillées en classe de français, ces inventaires s’étoffent au tournant du XXe siècle pour devenir de véritables listes qui comprennent deux sections: les lectures à faire en classe, et –pratique nouvelle– un choix de lectures à domicile:
Les lectures faites à domicile et contrôlées en classe ne sont pas tout à fait une innovation. La plupart de nos établissements possèdent une bibliothèque où les élèves puisent abondamment. Ils continueront, espérons-le. Mais on veut qu’il y ait un plan de lecture graduée, commençant par des morceaux choisis et continuant par des fragments plus étendus des grands écrivains, par des pièces de théâtre, par des morceaux de poésie caractéristiques, de façon que l’enseignement de la littérature, venant à son heure, s’appuie sur des souvenirs précis, sur la connaissance de quelques textes. (Plan d’études pour les collèges et gymnases du canton de Vaud 1910 : 7-8)
Ce phénomène est particulièrement visible dans le programme du Collège de Genève de 1900 (cf. Annexe 1). Le corpus des lectures en classe, tout en conférant une large place aux auteurs du XVIIe siècle –Corneille, Racine, Molière, mais aussi Boileau, Fénélon et Bossuet– est organisé désormais selon une progression chronologique, qui va de la Chanson de Roland aux auteurs du XIXe (Chateaubriand, Musset, Gautier). Ce corpus sert avant tout de support au cours d’histoire de la littérature qui figure désormais à l’épreuve orale de maturité, laquelle comporte trois parties : grammaire française, histoire de la langue française et histoire de la littérature française31.
Le choix des textes proposés en lecture à domicile fait, quant à lui, état d’une sédimentation des pratiques. Ce corpus garde en effet des traces des Belles Lettres, avec une large place donnée aux textes historiques et rhétoriques du XVIIe siècle (Dialogues sur l’éloquence de Fénélon). Pourtant, au sein de cette continuité, le corpus comprend également une très large sélection de textes d’auteurs du XIXe, et offre une place de choix à la nouvelle, avec notamment Les Lettres de mon Moulin et Contes du lundi d’Alphonse Daudet, et au roman, avec par exemple François le Champi et La Mare au Diable de George Sand. Par ailleurs, les auteurs suisses romands (Eugène Rambert), voire genevois (Victor Cherbuliez, John Petit-Senn, Marc Monnier, Rodolphe Töpffer), sont largement représentés, dans la ligne directe du corpus proposé dans le Dussaud et Gavard (1871). On trouve ainsi des poètes, mais aussi des scientifiques (Horace Bénédict de Saussure) et des philosophes (Charles Secrétan).
Autrement dit, on sort avec ce double corpus du paradigme rhétorique où le texte littéraire est là pour être appris par cœur et imité, même si ce dernier perdure à titre résiduel. La lecture de ces textes, en classe ou à domicile, obéit désormais à de nouvelles finalités : l’acquisition d’une culture littéraire large, qui n’est cependant pas détachée de la construction d’une identité helvétique.
En 1911, Henri Mercier32 n’hésite pas à placer la Suisse romande en avance sur la France dans l’élaboration d’un corpus littéraire spécifique au «français» : «dans notre pays, nous n’avons pas certes attendu jusqu’en 1880 pour autoriser les Provinciales, pour donner un laisser-passer à Victor Hugo» (Mercier 1911 : 195). Il n’en demeure pas moins que l’ouverture du corpus aux auteurs modernes ne fait pas l’unanimité au sein du corps enseignant, comme le met en évidence cet article de Charles Favez33, publié la même année dans la Gazette de Lausanne, et qui porte le débat sur la place publique :
Dans l’étude faite au Collège et au Gymnase des grands écrivains français, M. Sensine34, comme M. Bouvier35, donne la préférence à ceux du XIXe siècle, parce, dit-il, que les grands maîtres du siècle de Louis XIV, «tout remarquables qu’ils sont, ont le défaut, au point de vue pédagogique, d’exprimer une autre âme que la nôtre et de parler une langue que nous n’employons plus, tandis que ceux du XIXe expriment notre vie, notre âme, et emploient vraiment notre idiome moderne». Je demande au distingué professeur la permission de discuter ici cette idée. […] A notre époque […] quoi de plus actuel que le caractère de Phèdre ou celui d’Oreste? […] Ce n’est pas tout : il y a encore la langue. […] Certes, personne n’admire plus que moi la prodigieuse invention verbale de Victor Hugo […]. Mais pour la pureté de la langue, il me paraît cependant qu’il faut donner la préférence aux écrivains du siècle de Louis XIV. (Favez 1911).
Au cœur du débat en réalité, la langue : faut-il privilégier les auteurs du XVIIe siècle, qui incarnent un certain idéal de la langue française, ou plutôt les auteurs du XIXe, qui s’expriment avec la même langue que les élèves? Et si l’on maintient les classiques du XVIIe siècle, ne doit-on pas imaginer de nouveaux exercices permettant aux élèves, toujours plus nombreux avec la création d’un secondaire pour tous, de comprendre ces textes, dont la langue n’est plus la leur?
5. De la lecture expliquée à l’explication de texte (1910-1930)
Le début du XXe siècle est marqué par la stabilisation des systèmes scolaires cantonaux qui va de pair avec la stabilisation des disciplines scolaires. Ainsi, le «français» s’organise désormais autour de composantes – grammaire, littérature, lecture, composition – et d’exercices spécifiques. C’est dans ce contexte qu’apparaît un nouvel exercice de lecture – la lecture expliquée – qui va s’étendre sur le primaire et le secondaire.
5.1. Avènement de la lecture expliquée au primaire
A partir des années 1920, l’orientation donnée à la lecture dans le dernier tiers du XIXe siècle s’affirme et se stabilise. Elle se caractérise notamment par la place centrale du texte littéraire dans la composante lecture et la lecture expliquée36 comme exercice phare au primaire (voir également les analyses de Schneuwly & Darme 2015).
Ainsi, en adéquation avec les recommandations figurant dans les préfaces des livres de lecture, les prescriptions recentrent clairement les exercices d’explication sur le texte littéraire. A titre anecdotique, mais révélateur de ce mouvement au niveau romand, on voit apparaître dans la partie pédagogique de l’Educateur une rubrique «Texte littéraire». En outre, on observe l’entrée du terme littéraire, jusqu’ici absent des prescriptions37, dans les programmes des trois cantons parus dans les années 1920-193038. Enfin, on y note l’apparition de la «lecture expliquée»39, qui résulte de la progressive stabilisation des exercices d’explication et de comptes rendus prescrits dès le dernier tiers du XIXe siècle.
Cette nouvelle forme de lecture a été amorcée dans différents articles spécialisés parus dans les revues pédagogiques dans les années 1910, à l’instar de La lecture expliquée par Henri Mercier (1911) et Comment et pourquoi donner des leçons de lecture expliquée par Henri Duchosal40 (1918). Fait significatif de l’articulation entre le primaire et le secondaire, ces deux écrits sont rédigés par des enseignants du secondaire. Celui de Duchosal est même une adaptation pour le primaire supérieur d’un article que ce dernier a publié dans l’Educateur en 1917 pour le secondaire inférieur:
Pensant que notre article sur la lecture expliquée paru dans L’Educateur, au mois de février 1917, et destiné aux établissements d’instruction secondaire, pourrait être aussi de quelque utilité pour les écoles primaires, le Département de l’Instruction publique a bien voulu nous demander de l’adapter à ce degré de l’enseignement en le simplifiant et en le faisant suivre d’exemples concrets qui lui donneraient un caractère pratique (Duchosal 1918 : Avant-propos).
De ces articles se dégagent quelques traits fondamentaux de la lecture expliquée au primaire. Ainsi, pour Mercier, une première phase de l’explication devrait être centrée sur le vocabulaire : «Un autre service de ces premières lectures expliquées devrait être d’enrichir le vocabulaire, le vocabulaire concret s’entend, encore si pauvre» (Mercier 1911 : 199). L’explication devrait être ensuite consacrée à l’étude du plan et à la compréhension des idées contenues dans le texte. La marche à suivre proposée par Duchosal (1918) est différente de celle de Mercier, mais on y retrouve les mêmes composantes, à savoir un travail sur le fond et un travail sur la forme (comprenant la grammaire en sus du vocabulaire). L’ordre des étapes est le suivant:
1. lire le morceau
2. donner le sujet du morceau et préciser le but de l’auteur
3. retrouver le plan
4. expliquer les idées du texte
5. discuter la valeur de celles-ci
6. dégager les caractéristiques formelles du morceau avec une centration sur le vocabulaire et la grammaire
7. procéder au compte rendu, soit à la synthèse de l’explication.
A noter que ce compte rendu pour Duchosal doit être effectué par un élève, les autres étapes de la leçon devant être réalisées sous la forme d’une leçon dialoguée entre maître et élèves.
Dans les prescriptions du primaire toutefois, il n’est pas aussi aisé de saisir en quoi consiste la lecture expliquée dans le détail ni la manière de procéder. En effet, certaines préconisations figurant dans les programmes restent assez vagues, à l’instar des exemples suivants : «Étude élémentaire du contenu et de la forme» (Guide et plan d’études de l’enseignement primaire dans le canton de Fribourg, 1932, degré moyen) ; «Remarques littéraires élémentaires» (Plan d’études pour les écoles primaires du canton de Vaud, 1926 : degré supérieur). Qui plus est, on relève la persistance d’une dimension morale, présente cependant explicitement chez Duchosal (1918), dans le programme fribourgeois de 1932 : «Exciter et développer le goût de la lecture saine et réconfortante par des lectures faites par le maître de pages littéraires et morales captivantes [...]» (p. 32).
5.2. Une nouvelle génération d’ouvrages de lecture
Si la littérature devient prépondérante dans les manuels de lecture au primaire comme au secondaire, désormais, c’est le type de littérature à privilégier qui sera discuté. En 1893, Le Département de l’Instruction publique et des cultes vaudois mandate Louis Dupraz et Emile Bonjour41 pour rédiger deux ouvrages afin de remplacer le Renz (1871) et le Dussaud et Gavard (1871). Non seulement les autorités vaudoises se désolidarisent des autres cantons romands, mais demandent en outre aux auteurs de faire une large place à la littérature nationale. Deux nouveaux ouvrages sont édités : le Livre de lecture à l’usage des écoles primaires. Degré supérieur (Dupraz & Bonjour 1895) et le Livre de lecture à l’usage des écoles primaires. Degré intermédiaire (Dupraz & Bonjour 1903).
Ces deux livres de lecture annoncent un changement quant aux morceaux choisis qui se confirme dans la seconde édition de l’opuscule destiné au degré supérieur (Dupraz & Bonjour 1899, 2e éd.). L’ouvrage comporte désormais un quart de textes d’auteurs suisses, dont la plupart sont francophones, et sept traductions. Nous constatons également que les textes descriptifs sur les sciences naturelles disparaissent au profit de textes littéraires dont le thème est la nature. Enfin, les morceaux choisis traitent de thématiques proches de l’environnement de l’enfant et de l’adolescent, ce qui permettrait, selon les auteurs, d’inscrire leur apprentissage dans leur quotidien (Tinembart 2018).
Dix ans plus tard, Dupraz et Bonjour, en collaboration cette fois-ci avec Henri Mercier, rédigent une Anthologie scolaire (1908) destinée aux collèges secondaires et aux écoles primaires supérieures (élèves de 13 à 15 ans) et adoptée par le canton de Genève. Cette anthologie comporte 259 extraits de textes répartis en dix parties. Non seulement elle contient des auteurs qui ne figurent pas dans le livre de lecture écrit pour les écoles primaires (Fénélon, Stendhal, Zola, Descartes, Flaubert, Flammarion, Montaigne, La Bruyère, Musset, etc.), mais une partie «études littéraires» et une partie «théâtre» sont intégrées. Dans la première, les élèves apprennent les caractéristiques de la langue française, les particularités de l’orthographe et de la ponctuation. Dans la seconde, ils font entre autres la connaissance de Corneille et retrouvent Racine et Molière. Enfin, l’ouvrage se termine par 26 pages regroupant des biographies succinctes des 159 auteurs présents dans ce manuel.
A la mort de Dupraz, Bonjour édite deux nouveaux manuels : Lectures à l’usage des écoles primaires : degré intermédiaire (1925) et Lectures à l’usage des écoles primaires : degré supérieur (1931). Les morceaux choisis abordent des thématiques qui concernent encore davantage les élèves telles que l’observation des animaux, les récits d’aventure, les qualités et les défauts, la vie quotidienne, etc. Celles-ci répondent plus aux intérêts des enfants et à leurs goûts personnels. L’influence de l’École nouvelle42 pourrait expliquer ce changement. La plupart des morceaux choisis écrits par des auteurs français ne figurent pas dans les ouvrages précédents de Bonjour. Celui-ci fait également entrer de nouveaux auteurs suisses tels que Maurice Porta, René Morax, Gonzague de Reynold ou encore Charles Ferdinand Ramuz. Sont également privilégiés les auteurs contemporains (sur les 244 textes présents dans l’ouvrage, 93 auteurs sont nés au XIXe siècle et 41 au XXe siècle). Le livre de lecture n’est désormais plus encyclopédique, mais il offre une grande diversité littéraire. Il propose ainsi des textes proches du vécu de l’enfant et ses extraits proviennent de la littérature suisse et française.
En 1910, Henri Mercier résume bien ce renouveau dans les ouvrages de lecture : «Gardons ce qui est substantiel en littérature, en morale, en histoire. Préoccupons-nous de la vie. Ornons les esprits, mais tâchons d’abord de les faire réalistes et pratiques» (Mercier 1910 : 90-91) ; «[…] Le manuel, lui aussi, s’est mis au ton du jour. Il suit le mot d’ordre : “Tout par les textes !”» (Mercier 1910 : 94).
5.3. De l’institutionnalisation de l’explication de texte au secondaire
Les années 1910-1920 peuvent être considérées pour le secondaire comme le moment clé où le «français» devient une discipline organisée désormais autour de trois piliers : un corpus littéraire spécifique et deux exercices progressivement placés à égalité. Il s’agit de la dissertation, présente dans les programmes dès la fin du XIXe, et de l’explication de texte, qui entre dans les pratiques à cette période, non sans débats cependant, comme le laisse entendre Mercier:
L'explication française, officiellement instituée partout ou peu s'en faut, n'est-elle qu'un vain ornement sur la façade des programmes? Est-ce une expression creuse et sonore? N'est-ce pas plutôt le bon sens même et une pièce essentielle de l'enseignement? Des livres excellents, de nombreux articles, des discussions courtoises ou vives nous prouvent l’intérêt, l’importance et la nouveauté de ce sujet. Oui, sa nouveauté. (Mercier 1911 :198)
Sur la scène romande en effet, si les pédagogues s’accordent sur la nécessité de travailler à partir de morceaux tirés d’anthologies, les approches pour aborder ceux-ci diffèrent. Ainsi, Bouvier, dans une conférence adressée aux futurs ou jeunes maîtres de français en 1910 à Zurich, défend la «lecture analytique», qu’il centre sur les auteurs du XIXe, et qu’il distingue de «l’explication française» (Bouvier 1910 : 16). Sa méthode, expérimentée à l’Université de Genève dans son séminaire de français moderne, est envisagée ici au niveau secondaire, pour «un maître idéal et un élève idéal, affranchis de la surveillance administrative et du souci des examens» (Bouvier 1910 : 2). Celle-ci s’organise autour de deux questions : «qu’est-ce que l’auteur a voulu faire? Par quels moyens l’a-t-il réalisé?» (Bouvier 1910 : 12). Son but? «Faire saisir à notre élève l’individualité de chaque écrivain» (Bouvier 1910 : 10).
Mercier (1911), quant à lui, prône la lecture expliquée selon la méthode proposée par Ch.-M. Des Granges43 dans son manuel Morceaux choisis des auteurs français du Moyen-Âge à nos jours préparés en vue de la lecture expliquée de (1910/1920). Celle-ci comprend les étapes suivantes : replacer, s’il y a lieu, le morceau dans l’ensemble dont il a été détaché ; le lire à haute voix, établir son plan; le commenter phrase par phrase sans tomber dans la paraphrase, en s’arrêtant sur la propriété des termes et sur les figures de style ; terminer par une conclusion philosophique et morale. Mercier précise néanmoins : «Y a-t-il pour expliquer un auteur français une seule méthode? Non pas. Qui ne sent qu’on ne commente pas Boileau comme Lamartine. […] Cela dépend aussi de la préparation de l’élève» (Mercier 1911 : 204).
C’est la lecture expliquée qui l’emporte. Présente dans les programmes du collège de Genève dès 1914 au secondaire inférieur, celle-ci se répand dès 1918 au secondaire supérieur et, comme nous l’avons vu, au niveau du primaire supérieur, suite à des propositions pédagogiques publiées au niveau romand (Duchosal 1918). Corollairement, alors que la fin du XIXe se caractérise au niveau de la voie gymnasiale par une absence des manuels, dès les années 1920, le manuel de Ch.-M. Des Granges (1910/1920) est cité dans les programmes aussi bien à Genève (1925) qu’à Fribourg (1926). Cela est d’autant plus intriguant qu’à Fribourg, on reste au secondaire dans un enseignement de la «langue française» très influencé par la rhétorique, centré dans les petits degrés sur la grammaire et qui aboutit en dernière année à la «rhétorique» avec, comme exercices, le discours, les analyses et critiques littéraires et les plaidoyers.
Le choix de l’anthologie de Des Granges, loin d’être le produit du hasard, signe en réalité une ère nouvelle dans l’enseignement du «français» en Suisse romande. Cette anthologie est en effet prescrite dans la voie gymnasiale en lien avec le cours d’histoire de la littérature qui procède désormais par siècles : Moyen-Âge et XVIe siècle en 1e année, XVIIe siècle en 2e, XVIIIe siècle en 3e et XIXe siècle en 4e. Contrairement aux anthologies précédentes, celle de Des Granges a en effet l’avantage de proposer une série de morceaux d’auteurs allant du Moyen-Âge à 1900, classés par siècles, et à l’intérieur de chaque siècle, par genres. Mais surtout, comme le relève un critique belge de l’époque, «cette anthologie est particulièrement intéressante pour les professeurs, car plus de vingt textes commentés donnent des modèles d’explication littéraire et constituent une véritable méthode» (Hombert 1932), plaçant de fait le texte littéraire au centre de l’enseignement du «français».
L’institutionnalisation de la lecture expliquée sur l’ensemble du secondaire en Suisse romande semble donc s’opérer plus tardivement qu’en France où «c’est […] des premières années du XXe siècle que date la pratique régulière de l’explication française dans les classes» (Chervel 2006 : 531). Elle se réalise in fine par le biais de l’épreuve orale de maturité qui devient, dans les années 1920, une «explication de texte»44, aux côtés de l’épreuve écrite de français, qui est une «composition sur un sujet littéraire ou scientifique», soit une dissertation45. Avec cette nouvelle épreuve, l’interprétation des morceaux littéraires va alors s’imposer dans les pratiques, au point de devenir «à l’école secondaire, la branche la plus importante de l’enseignement du français» (Robadey 1933 : 193).
6. Conclusion
Que retient-on de ce parcours historique? Dans les classes de Suisse romande, il apparaît que l’avènement du texte littéraire en «français» s’opère entre la fin du XIXe et le début du XXe siècle, en lien avec la disciplinarisation du «français» au primaire et au secondaire. A l’intérieur de ce processus cependant, le modèle rhétorique perdure dans les pratiques sous forme de traces, et ce dans les trois cantons, même si les cantons protestants de Genève et de Vaud apparaissent comme plus avant-gardistes que Fribourg. En tant que canton catholique, ce dernier continue en effet sur cette période à privilégier les manuels français du XIXe siècle, au détriment de ceux édités sur la scène romande par les cantons protestants.
Dans les grandes lignes du processus que nous avons retracé, la Suisse romande ne se distingue pas de la France vers laquelle les professeurs de l’époque se tournent largement pour repenser leurs pratiques. Rollin, Des Granges, pour ne citer que quelques noms, constituent en effet des références incontournables pour les pédagogues romands. Cependant, cette histoire comprend des spécificités liées notamment au fait que la Suisse est constituée de plusieurs régions linguistiques, dans lesquelles le «Français» a le statut, soit de langue maternelle, soit de langue étrangère. La Chrestomathie de Vinet est emblématique de la circulation des idées pédagogiques entre les cantons suisses, mais aussi entre les pays à cette période. L’originalité de cette anthologie –lire les auteurs de langue française en suivant la méthode utilisée alors pour les auteurs de l’Antiquité– tient au fait qu’elle est prévue au départ pour l’enseignement de la langue et de la littérature française à Bâle (canton germanophone). Or, elle va non seulement s’imposer dans l’ensemble du secondaire en Suisse romande, mais elle sera également imprimée en France et en Belgique.
Par ailleurs, cette étude montre que les professeurs du secondaire, dont certains ont été au début de leur carrière instituteurs, ont joué un rôle majeur dans l’avènement du texte littéraire à l’école. Ce sont eux qui façonnent les contours de la littérature française dans les classes de Suisse romande, et qui élaborent de nouveaux exercices pour lire, comprendre et interpréter ces textes, selon une progression qui va du primaire à la fin du secondaire supérieur. Ainsi, au primaire, les auteurs contemporains sont plus présents qu’au secondaire où, dès le début du XXe siècle, l’approche de la littérature est désormais chronologique, allant du Moyen-Âge au XIXe siècle. De plus, au primaire, les morceaux choisis sont également plus proches de l’enfance au niveau des thèmes abordés. Corollairement, la manière d’approcher ceux-ci s’inscrit dès les années 1920 dans une progression, qui va de la lecture expliquée de type littérale (axée sur le vocabulaire et la grammaire) au primaire à l’explication de texte qui laisse une large place au commentaire (axé sur les figures de style et visant à dégager le style particulier de l’auteur) au secondaire supérieur.
Les choix qui ont été faits par les acteurs du système scolaire à cette période ont été décisifs. Ils constituent encore la base de la discipline «français» aujourd’hui. Dans les Directives pour l’examen suisse de maturité (2012), il est en effet précisé que, pour le «français» langue première, le candidat sera évalué par le biais d’une épreuve écrite, soit une dissertation, et d’une épreuve orale, soit une analyse d’un extrait tiré d’une œuvre littéraire. Cependant, aussi bien au secondaire qu’au primaire, les plans d’études ne prescrivent pas un corpus littéraire précis, se limitant à des indications en ce qui concerne les genres à travailler et les siècles à couvrir pour chaque année. Le choix de telle ou telle œuvre et la manière de la travailler en classe relève de l’expertise de l’enseignant. Ce dernier, comme ceux d’hier, contribue ainsi, à son échelle, à la définition de ce qu’est la littérature scolaire aujourd’hui.
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Canton de Genève
Programmes de l’enseignement primaire (1852, 1875, 1889 1912, 1923) : Bibliothèque de Genève (BGE).
Programmes d’enseignement du Gymnase (1848-1886) : BGE.
Programmes d’enseignement et plans d’études du Collège de Genève (1855, 1877, 1889, 1900, 1925) : BGE.
Canton de Fribourg
Programmes et plans d’études pour l’enseignement primaire (1886, 1899, 1932) : Office du matériel scolaire Fribourg, Bibliothèque cantonale et universitaire de l’Etat de Fribourg (BCUEF).
Règlement pour les écoles primaires du canton de Fribourg (1850, 1876) : Archives d’Etat de Fribourg.
Programme général des cours de l’école cantonale de Fribourg (1848, 1856) : BCUEF.
Programme des études du collège et du lycée de Fribourg et de l’école normale d’Hauterive (1871) : BCUEF.
Programme des études du collège Saint-Michel (1887, 1926) : BCUEF.
Canton de Vaud
Catalogue des élèves du collège cantonal et de l’école préparatoire. Objets d’enseignement. (Année scolaire 1853-1854). Lausanne : Imprimerie Pache-Simmen.
Plan d’études pour l’enseignement primaire (1868, 1899, 1926) : Archives cantonales vaudoises (ACV)
Plan d’études général pour les collèges et les gymnases, ainsi que pour les écoles supérieures de jeunes filles du canton de Vaud (1910) : ACV.
Programme des cours du Collège cantonal (1877, 1890) : ACV.
Annexe 1 : Contenus des parties qui composent le Livre de lecture à l’usage de la Suisse romande, degré supérieur de Dussaud et Gavard (1871)
- Histoire naturelle comprenant la zoologie, l’étude des animaux (mammifères, oiseaux, reptiles et batraciens, poissons, insectes, mollusques, crustacés, zoophytes), la botanique (fleurs, herbes, arbres, arbres exotiques, arbustes) et l’industrie (machine à vapeur, imprimerie). De nombreuses illustrations accompagnent ces textes descriptifs. Parmi les 120 extraits, 23 sont d’Adam Vuillet et 20 de Milne-Edwards. La moitié sont anonymes.
- Descriptions et voyages qui reprend 16 récits d’auteurs différents, mais parmi lesquels nous retrouvons huit descriptions de voyages en Suisse.
- Histoire qui contient 15 morceaux dont « Regulus » de Chateaubriand déjà présent dans la Chrestomathie de Vinet. Là encore, la moitié des textes concerne l’histoire suisse.
- Biographies : parmi les huit portraits, certains mettent notamment à l’honneur deux pédagogues suisses (Pestalozzi et le père Grégoire Girard de Fribourg), mais également un inventeur (Jean-Marie Jacquard), un géologue (Esther de la Linth), un général d’empire (Antoine Drouot)
- Anecdotes-traits moraux-caractères : 21 extraits hétéroclites au niveau des sujets composent cette partie. Parmi eux figurent quatre textes de Fénélon et deux de La Bruyère.
- Style épistolaire : Mme de Sévigné côtoie Racine, Voltaire, Rousseau, Constant et Montesquieu, mais d’autres comme Joseph Joubert ou Paul-Louis Courrier sont également présents.
- Dialogues en prose sont constitués de trois extraits de théâtre dont un de Molière (Don Juan) et deux de Brueys et Palaprat (Patelin).
- Dialogues en vers au nombre de trois dans lesquels figure également Molière (Tartuffe), un extrait d’Edmé Boursault (Le Mercure Galant) et Petit-Senn.
- Poésie narrative et lyrique : sur les 31 extraits, il n’y a que trois fables de La Fontaine et deux de Florian. Par contre, nous trouvons deux textes de Lamartine et deux de Hugo.
Annexe 2 : La littérature prescrite en « français » dans la voie gymnasiale à Genève, 1900
Alexandre Gavard (1845-1898): régent, puis professeur du collège, cet homme politique genevois sera désigné conseiller d’Etat en charge du Département des travaux publics, puis du Département de l’Instruction publique.
Louis Dupraz (1852-1920) : instituteur, puis maître de français au collège de Payerne, il complète sa formation en Lettres à Paris. Il est désigné professeur de français à l’école supérieure de jeunes filles de Lausanne en 1881. En 1893, il est nommé chef bibliothécaire à la Bibliothèque cantonale et universitaire. Il en devient le directeur en 1898.
[Page Web]. URL : https://data.bnf.fr/14301685/charles-marc_des_granges/
Pour citer l'article
Anouk Darme-Xu, Anne Monnier & Sylviane Tinembart , "L’approche historico-didactique pour penser l’avènement du texte littéraire dans l’enseignement du français (Suisse romande, 1850-1930)", Transpositio, n°2 La circulation des savoirs: entre recherches et pratiques enseignantes, 2020https://www.transpositio.org/articles/view/l-approche-historico-didactique-pour-penser-l-avenement-du-texte-litteraire-dans-l-enseignement-du-francais-suisse-romande-1850-1930
Voir également :
La lecture littéraire professionnelle : une configuration dynamique de textes de lecteurs
Le concept de « texte du lecteur » est aujourd’hui assez usuel dans le champ de la didactique de la littérature. Nous interrogerons ici son intérêt et sa pertinence pour décrire les séances de littérature dès lors que les cadres théoriques mobilisés croisent ceux de la didactique de la littérature avec l’analyse de l’activité, de la vidéoformation (Barbier & Durand 2003 ; Flandin, Leblanc & Muller 2015), de la didactique professionnelle (Pastré 2011 ; Bucheton & Soulé 2009).
La lecture littéraire professionnelle : une configuration dynamique de textes de lecteurs
Le concept de «texte du lecteur» est aujourd’hui assez usuel dans le champ de la didactique de la littérature. Nous interrogerons ici son intérêt et sa pertinence pour décrire les séances de littérature dès lors que les cadres théoriques mobilisés croisent ceux de la didactique de la littérature avec l’analyse de l’activité, de la vidéoformation (Barbier & Durand 2003 ; Flandin, Leblanc & Muller 2015), de la didactique professionnelle (Pastré 2011 ; Bucheton & Soulé 2009).
Ce questionnement s’appuie sur un projet de recherche, «Du texte à la classe» (projet TALC1), qui entend documenter les pratiques effectives et ordinaires de l’enseignement de la littérature en cycle 3. Pour ce faire, nous avons soumis un extrait d’œuvre à des enseignant·e·s. Les séances de travail sur ces textes dans les classes ont été filmées ainsi qu’une autoconfrontation et un entretien. Quelques semaines plus tard, les enseignant·e·s ont participé à trois journées de formation. Les échanges ont été enregistrés et transcrits.
Notre contribution s’articulera en trois temps. D’abord, nous présenterons le projet de recherche et le recueil de données sur lesquels s’appuie cette contribution et nous reviendrons sur le concept de «texte de lecteur» (dorénavant TdL). Ensuite, nous décrirons une séance à l’aide du concept de TdL pour conclure sur son intérêt au regard des compétences de lecture professionnelle dont la formation doit doter les enseignant·e·s de littérature.
1. Cadrage
1.1. Le projet TALC
Le projet TALC (du Texte à La Classe) s’inscrit dans une dynamique à l’œuvre dans le champ de la didactique de la littérature qui voit se développer des projets visant à la description des pratiques ordinaires en s’appuyant sur un collectif de chercheur·e·s. On songe ici par exemple aux travaux du Grafelit (Schneuwly & Ronveaux 2019) ou au projet GARY (Capt et al., 2018) regroupant des chercheurs de plusieurs pays francophones; ou encore au projet PELAS (Plissonneau et al., 2017).
TALC s’intéresse aux pratiques effectives ordinaires des enseignant·e·s de littérature de cycle 3. Ce projet est lié à la mise en place, en France, en 2016, de nouveaux programmes présentant deux nouveautés (MEN 2015). La première, curriculaire, reconfigure le cycle 3. Anciennement composé des trois dernières classes de l’école élémentaire (CE2-CM1 et CM2), le CE2 est dorénavant intégré au cycle 2 et la classe de 6ème au cycle 3. Ce dernier conjoint donc les deux derniers niveaux de l’école primaire et la première classe du collège (élèves de 11-12 ans) avec l’objectif de faciliter la transition entre l’école, où les élèves ont un·e seul·e enseignant·e, polyvalent·e, et le collège où les enseignements sont dispensés par les différent·e·s spécialistes d’une discipline. La seconde nouveauté concerne les objectifs assignés à l’enseignement de la littérature puisque celui-ci vise des enjeux de «formation littéraire» et de «formation personnelle» (Brinker & Di Rosa 2018).
Au regard de cette double évolution, nos hypothèses sont que, d’une part, même si un programme commun couvre l’ensemble du cycle, les pratiques sont différentes suivant les structures: l’école (niveau primaire) vs le collège (niveau secondaire I) ; d’autre part que les pratiques sont différentes suivant le genre littéraire2 auquel appartient l’œuvre (ou l’extrait) lue.
L’essentiel du recueil de données s’est déroulé en 2017-2018. Des enseignant·e·s volontaires3 (12 en CM et 7 en 6ème) sont répartis en binômes. Une œuvre littéraire, choisie par les chercheur·e·s, leur est imposée ainsi qu’un extrait. Aucune induction didactique n’est donnée, et le projet de recherche est présenté de manière minimale. Seule la séance durant laquelle les classes lisent et étudient l’extrait est filmée (19 séances). À sa suite, un entretien d’auto-confrontation est mené avec l’enseignant·e (18 entretiens) ainsi qu’un entretien croisé entre les deux enseignant·e·s du binôme (5 entretiens). Les séances et les entretiens ont été retranscrits.
Ce matériau a nourri un stage de formation4 se déroulant en février 2018 et auquel certain·e·s enseignant·e·s ont participé. Durant deux jours, nous sommes revenus sur le projet de recherche, avons relu les textes et analysé les pratiques observées. Le stage a été filmé et les échanges retranscrits.
La spécificité du projet tient à sa dimension interdisciplinaire qui permet une multiplicité de regards croisés. Le collectif de chercheur·e·s regroupe en effet des didacticien·ne·s de la littérature, des linguistes et des spécialistes des gestes professionnels et de l’analyse de l’activité. Nous essayons ensemble de comprendre comment la lecture et l’appropriation des textes littéraires (en tant qu’objets sémiotiques et/ou culturels et/ou esthétiques et/ou scolaires et enjeux d’apprentissages) participent des préoccupations des enseignant·e·s, de manière éventuellement différenciée, suivant le niveau (CM ou 6ème) et le genre littéraire du texte. La pluralité de ces points de vue enrichit, dans différents temps du projet, les échanges entre terrain et recherche.
Dans la classe de littérature, «la lecture (de manière littéraire) d’un texte (réputé) littéraire» constitue l’objet à enseigner (Ronveaux & Schneuwly 2018 : 90). «L’objet enseigné est […] le résultat sans cesse retravaillé de l’action de l’enseignant, suivant sa propre logique, articulé continuellement à cette autre action, l’apprentissage scolaire, qui suit la logique des élèves» (Schneuwly 2009 : 24).
Nous considérons que la lecture professionnelle de l’enseignant·e se situe à l’interface de l’objet à enseigner –le texte donné à lire– et de l’objet enseigné –le texte lu. Et pour l’appréhender, nous convoquons le concept de «texte du lecteur».
1.2. « Le texte du lecteur »
Dans le champ de la didactique de la littérature, le «texte du lecteur» est un concept usuel depuis qu’en 2008, un colloque lui a été consacré, lequel a donné lieu à deux publications (Mazauric, Fourtanier & Langlade 2011a ; 2011b). Dans le premier de ces volumes, Vincent Jouve propose une clarification du concept qui, selon lui, peut avoir deux sens possibles, celui de «compétence» ou celui de «performance». C’est la première acception que lui donnent Barthes dans S/Z (1970), Otten (1987) parlant des «codes» du lecteur, Eco (1985) de «l’encyclopédie du lecteur» ou Dufays des «systèmes de savoirs» du lecteur (1994). La seconde acception renvoie au résultat de la lecture, à la recréation toujours singulière et toujours originale que représente toute lecture. C’est la conception que l’on trouve chez Bellemin-Noël : «le trajet de lecture qui est tissé de la combinaison fluctuante de la chaine de ma vie avec la trame des énoncés une fois pour toutes combinés par l’auteur mériterait d’être appelé texte» (2001 : 21) ou chez Pierre Bayard : «le texte se constitu[e] pour une part non négligeable des réactions individuelles de tous ceux qui le rencontrent et l’animent de leur présence» (1998 : 130).
Pour autant, si l’on reprend ces discours relevant du champ de la théorie de la lecture, il existe aussi des convergences et l’on peut considérer que pour Barthes, Eco, Otten, Dufays, Jouve, Bellemin-Noël et Bayard, il y a bien toujours un texte à lire, des compétences et une performance.
Pour ce qui concerne le texte à lire, si Jouve affirme qu’«il existe ne serait-ce qu’au niveau dénotatif un contenu objectif que l’on peut toujours reconstruire» (Jouve 2011 : 59), Otten parle lui de «lieux de certitude», Dufays, reprenant la proposition d’Hamon (1977 : 264), préfère la notion «d’éléments de lisibilité». Mais nous avons noté que Bellemin-Noël affirme bien qu’il existe une «trame des énoncés une fois pour toutes combinés par l’auteur». Quant à Bayard, dans la préface au volume Texte du lecteur et dans la veine de «fiction critique» qu’il affectionne, il se demande si Julien Sorel était noir. Mais il prend bien soin de conclure, à propos de cette lecture, «si elle est énoncée par quelqu’un qui n’a jamais lu Stendhal, il y a toutes les chances qu’il s’agisse d’un contresens par rapport à ce que dit le texte et ce qu’a voulu faire Stendhal» (2011 : 15). Autrement dit, le texte à lire existe et ses droits ne peuvent être ignorés, comme l’écrit Eco: «l’univers du discours intervient pour limiter le format de l’encyclopédie» (1985 : 74).
Pour ce qui concerne les compétences du lecteur, la différence tient à la nature de ce avec quoi le lecteur lit5. Au «lecteur-texte» d’Otten, aux codes et encyclopédie d’Eco, Barthes ou Dufays répondent la «chaîne de ma vie» (Bellemin-Noël 2001: 21), l’inconscient (Bayard 2011; Bellemin-Noël 2001), les «angoisses, fantasmes, rêveries […] la part de subjectivité» (Bayard 2011 : 15).
Pour ce qui concerne la performance, il y a bien, selon Jouve, un «résultat de la lecture» (Jouve 2011 : 52), un «trajet de lecture» (Bellemin-Noël 2001 : 21), voire une recréation originale comme le propose comme le propose Marc Escola (2003) dans la perspective tracée par Michel Charles (2003).
On peut donc considérer que, dans le champ des théories de la lecture, il existe un certain nombre de convergences et que finalement, c’est l’accent mis sur tel ou tel aspect de l’activité de lecture avec plus ou moins de virulence (Jouve) ou de malice (Bayard) qui diffère, eu égard à des finalités liées aussi aux situations dans lesquelles la lecture s’exerce et le discours sur la lecture s’énonce6. Comme l’écrit Bayard, «Tout accès à un texte est marqué en profondeur […] par la situation de celui qui le rencontre» (Bayard 2011 : 14).
1.3. Le « texte du lecteur » dans la classe
Sur la base des travaux des didacticiens du sujet lecteur (Rouxel & Langlade 2004), le concept de TdL a été introduit dans le champ de la didactique (Mazauric, Fourtanier & Langlade 2008a ; 2008b). Dépassant la simple métaphore, il va souvent devenir un objet à produire, un véritable «texte écrit […]mettant en jeu une expérience subjective de lecture» (Fourtanier 2017 : 79). Dès lors, le «texte du lecteur» relève assez largement des «écritures de la réception» (Le Goff & Fourtanier 2017). Dans cette logique, il s’agit plus de faire advenir le TdL que de le mettre au jour. Nul doute que les dispositifs mis en place amènent un TdL différent de celui que la simple lecture aurait généré. Gagnant en efficacité ingénierique, il perd cependant de sa pertinence conceptuelle car le texte du lecteur, «le résultat de la lecture» (Jouve) est, stricto sensu, un «texte fantôme, sans matérialité»7. Et, de fait, «la saisie du texte du lecteur n’est […] pas chose simple» (Goulet 2008).
Cependant, dans le cadre intersubjectif de la classe, ce texte fantôme se donne à lire, non pas dans sa matérialité et son intégralité, mais de manière indirecte et fragmentaire, à travers les énoncés langagiers, ceux-ci devenant «l’ensemble des données permettant la description de l’activité réelle de lecture sous un vocable commun et unique»(Louichon 2016: 392).
En situation scolaire, le texte à lire va générer plusieurs textes du lecteur: celui de l’enseignant·e, celui de chacun·e des élèves ou «textes singuliers»(Goulet 2011 : 65-66), celui de la classe ou «texte commun»(Goulet 2011: 65).
Notre propos est maintenant de réfléchir à ce que peut signifier «texte du lecteur» en situation d’enseignement/apprentissage de formation à la lecture littéraire.
Nous considérons que dans cette situation co-existent ou peuvent co-exister parallèlement et/ou chronologiquement:
- Un texte (à lire).
- Un «texte du lecteur de l’enseignant». Il s’agit de ce texte que l’enseignant donne à lire à ses élèves, ce jour-là, en fonction (entre autres) des compétences supposées de ses élèves et de ses objectifs. Ainsi, à partir du texte mais aussi de la situation, l’enseignant va supposer des lieux de certitude ou des îlots de certitude et des lieux de lisibilité ou d’illisibilité. Il va aussi (éventuellement) neutraliser des lieux d’incertitude, voire des lieux de certitude. Dans une classe, le support de lecture du texte, les activités proposées aux élèves, les interactions sont des révélateurs de ce «texte du lecteur de l’enseignant», que l’on peut aussi désigner comme «le texte donné à lire aux élèves». Et d’une certaine manière, ce texte-donné-à-lire-aux-élèves programme sa réception, un peu comme un texte programme son Lecteur Modèle. Le TdL de l’enseignant est le résultat de sa lecture professionnelle.
- Un «texte du lecteur de chaque élève». Les lieux de certitude ou d’incertitude, les îlots de lisibilité ou d’illisibilité vont plus ou moins coïncider avec les suppositions de l’enseignant·e. Les élèves vont investir de manière singulière le texte. Ce sont les diverses tâches réalisées par les élèves et les interactions qui vont révéler les performances théoriquement et potentiellement toutes différentes des élèves. Ces «textes du lecteur de chaque élève» vont co-exister dans la classe même s’il est difficile d’y accéder.
- Un «texte du lecteur de la classe». Il s’agit d’une performance de lecture acceptable pour chacun·e et acceptée par tou·te·s. Elle constitue une forme de stabilisation du texte donné à lire aux élèves. Elle peut s’énoncer en cours de séance mais relève souvent du bouclage, voire de l’institutionnalisation.
Nous faisons l’hypothèse que la centration sur ces divers textes ainsi définis est un outil théorique susceptible de nous aider à décrire et comprendre ce qui se passe dans la classe de littérature, particulièrement du point de vue de l’enseignant·e.
2. Analyse d'une séance de littérature
Pour décrire avec précision ce que nous pouvons observer et comprendre, nous choisissons de restreindre l’analyse à une seule classe. Il s’agit d’une classe de 6ème d’un collège d’une petite ville des Pyrénées Orientales. Les élèves appartiennent à un milieu socio-professionnel hétérogène. L’enseignante a dix-huit ans d’expérience mais n’a jamais exercé de fonction ou de mission de formation. Elle construit ses séquences et séances de littérature conformément aux prescriptions officielles sans problème notable. Nous avons choisi cette séance car les TdL y sont lisibles, particulièrement le TdL de la classe que l’on a parfois du mal à identifier dans d’autres séances. Autrement dit, le choix de cette classe relève de préoccupations méthodologiques, il ne prête à cette séance aucun caractère exemplaire ou représentatif. Il vise à permettre l’exploration théorique proposée.
2.1. Le texte à lire
Il s’agit d’un extrait de la pièce de théâtre Le Petit Chaperon Uf, de Jean-Claude Grumberg, auteur présent dans les listes de cycle 3 depuis 2002 (annexe 1). La pièce est parue en 2005 chez Actes Sud et est rééditée dans la collection «Étonnants classiques collège» chez Flammarion en 2015, dénotant ainsi son actuelle légitimité scolaire. Réécriture du célèbre conte, l’œuvre s’ouvre sur un court texte signé de l’auteur : «Connaître l’histoire, les histoires, la vraie Histoire, à quoi cela sert-il aujourd’hui? Sinon à alerter les chaperons d’aujourd’hui, à avertir les enfants que la liberté de traverser le bois […] n’est jamais définitivement acquise» (Grumberg 2005 :7). Le loup s’y nomme Wolf, porte un uniforme, s’exprime dans un français mâtiné d’allemand fortement stéréotypique8, interdit au petit chaperon de porter du rouge et, par la ruse, est sur le point d’arrêter la Mère-Grand. Tout cela jusqu’à ce que la petite fille refuse d’aller plus loin, l’oblige à cesser le jeu et à réintégrer «la vraie histoire» du Petit Chaperon Rouge9.
Par-delà son intérêt littéraire, cette œuvre a été choisie d’une part du fait de sa légitimité scolaire et d’autre part de sa plasticité au regard des objectifs potentiels des enseignant·e·s et des entrées du programme de cycle 3 (MEN, 2015). L’extrait sélectionné se situe au début de la pièce. La situation et les relations entre les personnages se mettent en place.
2.2. Le texte du lecteur de l'enseignante
Nous allons dans un premier temps tenter de mettre au jour ce texte que nous avons désigné comme «le texte donné à lire aux élèves». Ce texte-là peut être déduit et reconstruit à partir des activités proposées et du discours adressé aux élèves dans le cadre de la séance décrite en annexe 2 d’après la fiche de préparation de l’enseignante et les observations réalisées en classe.
Le tableau ci-dessous fait correspondre les éléments du texte donné à lire par l’enseignante et les moments de la séance, que l’on peut retrouver plus détaillés en annexe 2.
Éléments donnés à lire | Extraits du verbatim | Phase concernée |
Le texte est une réécriture du conte | Activité à faire antérieurement à la maison : points communs avec le conte | Phase 0 |
Projet de lecture : « Premièrement on va essayer, pour faire un point d’appui, de voir ce qu’on trouve comme différences entre ce texte et le Petit Chaperon Rouge (410) » | Début phase 1 | |
Synthèse écrite intermédiaire : « les différences avec le conte traditionnel » (122) | Fin de la phase 4 | |
Le loup incarne le fort et la petite fille le faible, mais elle résiste au loup et se moque même de lui | Problématique notée au tableau et lue par l’enseignante : « Donc, la question qu'on va se poser – quelles sont les ressources du faible pour résister au fort ? (1) | Phase 1 |
« vous avez bien perçu le rapport de force entre le loup … et la petite fille » (4), « elle se laisse pas faire … quand elle dit non, c’est non » (10) | Phase 3 | |
« Le Petit Chaperon Rouge se défend très bien » (70) | Phase 4.2 | |
Synthèse écrite intermédiaire (lecture du titre de la séance au tableau, à noter par les élèves) : « quelles sont les ressources du faible pour résister au plus fort ? » (122) | Phase 4.4 | |
« On verra comment, dans sa manière de se comporter, le Petit Chaperon Uf résiste à ce racket, à cette injustice, au comportement bête et méchant du loup » (154) | Phase 6 | |
(après lecture des élèves) : « vous avez montré que le Petit Chaperon Rouge était toujours agacé par le loup » (172) | Phase 7 | |
« Est-ce qu’elle se laisse faire la petite ? » (178) | ||
« Alors donnez-moi des exemples qui montrent qu'elle se laisse pas faire » (180) | ||
« Elle se moque un peu de lui ou pas ? » (186). | ||
« Moi, quand on lit le texte, j’ai l’impression que ce Petit Chaperon Uf il prend plus de place que celui qui est dessiné sur l’image. Vous trouvez pas ? » (188) | ||
Activité : Valider ou invalider une affirmation en justifiant par relevé dans le texte. Affirmation : « Le Petit Chaperon Rouge ne se laisse pas faire, elle est maligne, elle conteste ce que dit le loup » (189) | Phase 8 | |
« Elle est pas intimidée » (204) | ||
Bilan final oral de l’enseignante : « dans le langage théâtral, le loup est ridiculisé et la petite fille plus forte que lui, finalement, dans la manière de s’exprimer » (217) | Phase 9 | |
Le loup s’exprime dans un registre particulier | « Comment on appelle un registre de langue où on enlève certains mots ? » (44) | Phase 4.2.1 |
« Alors là est-ce qu'on pourrait relever une phrase qui montre qu'il a un langage soit brutal, soit incorrect et qu'en plus il est ridicule » (210) | Phase 8 | |
Le texte fait référence au contexte historique du nazisme | « Ça vous fait penser à un élément de l’Histoire qui s’est passé en réalité ? Un événement historique qui s’est vraiment passé où on obligeait les gens à porter des trucs jaunes (58) | Phase 4.2.2 |
« Oui, ça fait penser à la Seconde Guerre mondiale où les nazis, les Allemands […] les Juifs, ils devaient porter une étoile jaune » (68) | ||
« il y a un petit lien dans ce texte entre le conte traditionnel et l’événement historique » (68) | ||
(en allusion à la couverture du livre) : « Oui, il est habillé carrément comme les nazis. Dans l'illustration, c'est montré … il est habillé comme un officier avec un long manteau, des bottes, quelque chose de militaire » (188) | Phase 8 | |
Le texte est une parodie | « Comment ça s’appelait ce type de conte qui reprenait des éléments du conte et qui les transformait en étant comique ? » (74) | Phase 4.2.3 |
« Oui, … Donc ce texte c’est un peu pareil, c’est aussi une parodie (82). | ||
Synthèse écrite intermédiaire : « vous pouvez noter que ce texte est une parodie » (122) | ||
Le texte appartient au genre théâtral | Activité à faire antérieurement à la maison : « est-ce que vous pouvez me dire tous les éléments qui font que ce texte est du théâtre » (102) | Phase 4.4 |
« Là c’est du théâtre, à quoi avez-vous reconnu que c’est du théâtre ? » (102) | ||
Synthèse photocopiée des éléments caractéristiques du texte théâtral : « L'idée c'est qu'on prenne un petit bilan pour qu'on redise ce qu’on a dit sur le texte théâtral » (218) | Phase 9 |
Les données listées donnent forme et lisibilité au texte du lecteur de l’enseignante, autrement dit au texte donné à lire aux élèves, que l’on peut ainsi caractériser. C’est un texte littéraire qui fait écho à une mémoire didactique collective. En tant que texte théâtral, en tant que parodie et réécriture, en tant que texte relevant d’un registre de langue particulier, il permet potentiellement de réactiver des savoirs génériques, intertextuels ou linguistiques. Pour autant, ces dimensions ne sont pas centrales. De même, la référence historique, nécessaire pour que le lecteur comprenne l’allusion que l’on peut imputer à l’auteur est certes mentionnée, mais de manière marginale. Le TdL de l’enseignante porte sur les relations entre les deux personnages. Tout au long de la séance, le texte enseigné, celui que l’enseignante donne à lire à ses élèves, met en scène un loup ridicule et un Petit Chaperon Rouge moqueur.
2.3. L’accueil des TdL des élèves par l’enseignante
Dans la mesure où une partie importante de la séance relève du cours dialogué, les productions orales des élèves constituent le matériau à partir duquel l’enseignante produit un TdL de la classe, c’est-à-dire un TdL articulant le TdL de l’enseignant et le TdL des élèves dans une énonciation collective. Pour articuler un TdL de la classe qui ne se réduise pas à l’énoncé du TdL de l’enseignant, il faut que les élèves y mettent du leur et que l’enseignante noue l’ensemble.
On observera quatre configurations différentes :
a) Dans la première, TdL de l’élève et TdL de l’enseignante sont compatibles et celui de l’élève est intégré au TdL de la classe. Au début de la séance, l’enseignante demande de relever les points communs et les différences entre la version «connue» du Petit Chaperon Rouge et Le Petit Chaperon Uf :
17. Élève : Ça se passe dans la forêt ?
L’enseignante réplique :
18. Enseignante: Ça se passe dans…Hmm, ça se passe dans la forêt, c’est indiqué ou pas ? On sait pas trop. Mais t’as raison, il dit «Faire respecter loi dans bois parc jardin»11. J’y avais pas pensé mais ça indique, ça induit que ça se passe dans un parc. Bon, donc on retrouve les personnages, le contenu et puis le décor…
Ici le TdL de l’élève («Ça se passe dans la forêt?») réactive et oriente le TdL de l’enseignante («J’y avais pas pensé mais ça indique, ça induit que ça se passe dans une parc.») et peut devenir un élément du TdL de la classe («Bon, donc on retrouve les personnages, le contenu et puis le décor…»).
On voit comment fonctionne, entre acculturation scolaire (mettre les textes en réseau à partir d’un relevé d’indices) et caractéristiques du genre (l’utilisation du langage comme spécificité du théâtre), le jeu des sollicitations et des attentes entre les acteurs. Quand l’élève déclare: «Ça se passe dans la forêt?», il est difficile de savoir si l’élève répond à une question du type «Où se passe (traditionnellement) l’histoire du Petit Chaperon Rouge?» ou s’il a inféré le mot «forêt» de la formule utilisée par le loup dans la pièce : «bois parc jardin». Après une reprise dubitative («Ça se passe dans…Hmm, ça se passe dans la forêt, c’est indiqué ou pas? On sait pas trop»), l’enseignante valorise la réponse de l’élève. Elle agira de même avec une autre élève :
25. Élève : Ben que là elle est pressée alors que l’autre elle cueille des fleurs
26. Enseignante : Ah oui, très bien ! La petite fille est pressée, tiens j’avais pas pensé à ça, j’avais pas noté cette différence…
Dans ces deux cas de figure, les propositions des élèves sont explicitement ajoutées au TdL de l’enseignante. Elles sont accueillies positivement, valorisées et permettent aussi de construire une représentation du TdL de la classe effectivement nourrie des apports des élèves. Ici, le TdL de la première élève et le TdL de la seconde, qui ne contreviennent pas au TdL de l’enseignante, sont intégrés au TdL de la classe: il s’agit ici de lire le Le Petit Chaperon Uf comme une réécriture du Petit Chaperon Rouge.
b) La deuxième situation exemplifie un moment où TdL de l’élève et TdL de l’enseignante sont compatibles (le TdL de l’élève est acceptée par l’enseignante) mais le TdL de l’élève n’est pas intégré au TdL de la classe. La question de la référence historique, on l’a vu, est fortement minorée dans le TdL de l’enseignante. Et elle n’est pas présente dans les propos des élèves sauf à la fin de la séance, quand les élèves ont le livre entre les mains. L’échange s’instaure d’ailleurs à l’initiative d’un élève.
187. Élève : [montrant une illustration du livre] Madame, il est habillé un peu comme les nazis.
188. Enseignante : Oui, il est habillé carrément comme les nazis. Dans l'illustration, c'est montré … il est habillé comme un officier avec un long manteau, des bottes, quelque chose de militaire. Moi quand on lit le texte, j'ai l'impression que ce Petit Chaperon Uf il prend plus de place que celui qui est dessiné sur l'image – vous trouvez pas ? Alors, avant de mettre … Enfin vous collez votre petit texte et vous mettez … Qui est fort qui est faible, finalement. On colle ça et on se dépêche, allez !
Dans cet échange, l’élève accède potentiellement à une lecture du texte prenant en compte la référence historique. L’enseignante, tout en validant sa lecture de l’image («Oui, il est habillé carrément comme les nazis. Dans l'illustration, c'est montré»), ne propose pas de lecture du texte et n’intègre pas le propos dans un TdL de la classe. Elle ignore le TdL de l’élève (Wolf est un nazi) et va lui substituer son TdL, qui s’exprime dans la suite de l’échange. D’une part, elle l’oppose à celui de l’illustrateur en affirmant une lecture singulière («Moi, j’ai l’impression»). D’autre part, elle institutionnalise la question du rapport fort/faible. La proposition de l’élève ne nourrit pas le texte collectif parce que le TdL de l’élève entre en concurrence avec le TdL de l’enseignante. Sans être totalement rejeté, cette interprétation n’est pas discutée, elle est ignorée, parce que ce qui importe pour l’enseignante –conformément à ce que l’analyse de son TdL nous a appris– ce n’est pas la référence historique mais le rapport fort/faible.
c) Dans la troisième situation, le TdL de l’élève devient le TdL la classe.
192. Enseignante : Bon, est-ce que ce texte il dit ça, est-ce qu'il met ça en scène12 ?
193. Élèves : Non.
194. Enseignante : Non, pourquoi ?
195. Élève : La loi déjà, c'est pas vrai …
196. Enseignante : Ah, c'est pas vrai, le loup en fait abuse de quelque chose. D'accord, moi je l'avais pas vu comme ça, pour moi dans le texte c'était vrai ça. Mais vous avez raison de dire que c'est plutôt aux yeux du loup … Le loup impose une loi injuste mais qui n'est pas la vérité. D'accord. Pourquoi pas. Donc on le souligne ou pas ?
197. Élèves : Non Oui
198. Enseignante : Vous vous l'avez souligné ? Moi je l'aurais souligné. Quand j'ai fait l'exercice, je l'ai fait comme ça dans ma tête. Mais vous vous le lisez autrement, vous voyez que les lois du loup sont … Pas des lois partagées par tous mais juste les siennes, finalement.
Autrement dit, le TdL de l’enseignante, la lecture programmée du texte est contredite par la lecture de l’élève qui affirme qu’il n’existe pas de loi et que le loup l’a inventée pour abuser la petite fille. «Vous le lisez autrement» dit l’enseignante, semblant attribuer à l’élève la capacité à mettre en mots le TdL de tous les élèves, lors même qu’en 197, on observe justement que les élèves ne sont pas tous d’accord. De fait, à la toute fin de la séance, un autre élève affirme: «Pour moi, il détient pas la loi parce que c’est une fausse loi».
Les deux entretiens permettent de revenir sur ce qui se passe à ce moment-là. Durant l’entretien d’autoconfrontation, l’enseignante propose une lecture du texte bien différente de celle qu’elle a acceptée: «La loi existe, affirme-t-elle, et il en est l'exécutant et il applique … Il est l'exécutant d'une loi injuste mais qui…». Elle continue: «Donc là c'est intéressant parce que, finalement, ils mettent en cause le bien-fondé d'une loi même si elle est injuste. Enfin, ils remettent en cause le système quoi? Donc moi je trouvais ça intéressant comme hypothèse, finalement, aussi dans leur bouche».
Dans l’entretien croisé avec une jeune enseignante de CM2, la question revient et l’on observe que dans les deux classes, les élèves ont dit la même chose : «son code d’Uf, c’est même pas une vraie loi, c’est lui qui l’a inventée». «J’avais l’impression, dit la professeure des Écoles, que cette loi, elle était tellement impensable et inimaginable pour eux». Mais l’enseignante de 6ème va plus loin :«C’est une façon de la désamorcer, de la mettre à distance. Comme insupportable. De pouvoir en parler d’une façon ou d’une autre». On comprend ainsi que l’enseignante valide la mécompréhension de l’élève en 196, soit en réécrivant son TdL («ils mettent en cause le bien-fondé d’une loi») soit en le justifiant («c’est une façon de la mettre à distance»). Dans le meilleur des cas, cette validation de la lecture de l’élève relève du malentendu et conduit au malentendu, pour ne pas dire au contresens.
Quoi qu’il en soit, c’est le TdL de l’élève qui devient TdL de la classe parce qu’il est compatible avec le TdL de l’enseignante. En effet, ce qui importe c’est le rapport fort/faible. Que le loup soit un nazi ou un escroc ne change finalement pas la donne.
d) Or, et c’est notre quatrième situation, il est assez évident que les élèves rechignent un peu à cette lecture. L’échange suivant intervient à la fin de la séance, juste avant le bouclage qui va s’effectuer par le biais d’affirmations qu’il faut valider ou invalider (annexe 2). Se formule par le biais de cette activité un discours commun, un TdL de la classe. Il n’est pas étonnant que l’enseignante veuille s’assurer de la compréhension de ce qui est orienté par son TdL.
172. Enseignante : Comment il apparait dans ce deuxième extrait ? Comment … Quels traits de caractère il a, quels défauts il a ?
173. Élève : Méchant.
174. Enseignante : Méchant, oui. Continue, explique pourquoi ?
175. Élève : Parce qu'il prend ce qu'elle veut donner à sa grand-mère.
176. Enseignante : Ok, d'accord. Voleur, méchant, ok. Alexandra ?
177. Élève : Ben en fait, il fait croire que … Au Petit Chaperon Rouge que le beurre c'est interdit et en fait il en profite pour … Il en profite pour manger …
178. Enseignante : voilà, pour son intérêt personnel, comme on dit. Très bien. Il fait vraiment … C'est vraiment un fort, mais il utilise pas sa force, son autorité pour le bien. Il utilise sa force, son autorité pour son intérêt personnel. Et est-ce qu'elle se laisse faire la petite ?
179. Élèves : Non.
180. Enseignante : Pas du tout. Alors donnez-moi des exemples qui montrent qu'elle se laisse pas faire.
181. Élève : Elle dit « non non non, c'est pour mère-grand ».
182. Enseignante : D'accord, donc elle se défend, elle défend son bien. Elle insiste euh … Elle se moque un peu de lui ou pas ?
183. Élève : Non.
184. Enseignante : Non ?
185. Élève : Elle est plutôt sérieuse.
186. Enseignante : Elle est sérieuse, donc elle se moque pas de lui ? Alors ça c'est un point qu'on va travailler.
Des répliques 174 à 183, l’enseignante valide les réponses des élèves par des «oui», «OK», «d’accord»… Un consensus s’opère autour du loup incarnant la force : «c’est vraiment un fort». La question concerne ensuite la manière dont réagit la fillette. Un nouveau consensus apparait concernant le fait qu’elle tente de se défendre «D’accord, elle se défend». En 182, l’enseignante pose la question centrale : «elle se moque un peu de lui ou pas?». Une élève répond clairement négativement et, malgré l’interrogation rhétorique de l’enseignante, développe son propos : «Elle est plutôt sérieuse». L’enseignante parait surprise de la réponse et nous sommes en toute fin de séance. Quoi qu’il en soit, on observe une forme de dissensus interprétatif que l’enseignante n’accepte pas. Le TdL de l’élève est ici incompatible avec le TdL de l’enseignante.
Si l’on se situe dans une perspective strictement pédagogique ou même didactique, il est difficile de comprendre pourquoi à certains moments l’enseignante accueille la parole des élèves et les engage dans une co-construction des significations tandis qu’à d’autres moments elle va l’ignorer ou même la rejeter. Le recours au concept de TdL permet de comprendre que l’enseignante accueille le TdL des élèves au regard de son TdL.
Mais l’orientation des échanges s’opère au risque, nous l’avons vu, du malentendu voire du contresens. Or, nous l’avons vu aussi grâce à l’entretien, ce contresens accepté («il a inventé la loi») ne l’est pas au regard de la lecture de l’enseignante. Elle-même lit parfaitement le texte («la loi existe, il en est l’exécutant, il l’applique»). On peut expliquer le phénomène parce que cette lecture-là («il est l’exécutant de la loi nazie») ne correspond pas au TdL de l’enseignante, dans le sens que nous avons proposé, c’est-à-dire du texte donné à lire aux élèves.
Ainsi, le recours au concept de TdL décliné dans ses trois modalités (TdL des élèves, TdL de l’enseignant·e, TdL de la classe) permet de comprendre ce qui se joue dans la séance. De manière plus hypothétique13, on peut envisager que le jeu entre les TdL soit une des pistes de compréhension de ce qui se joue dans la classe de littérature. La mise au jour du TdL de l’enseignant·e apparait alors comme une nécessité méthodologique.
Quoiqu’il en soit, nous proposons d’en tirer quelques éléments susceptibles de circonscrire les contours de la lecture littéraire professionnelle.
3. La lecture littéraire professionnelle
3.1. La gestion des TdL comme marqueur d’expertise
Les quatre situations décrites dans la séance analysée montrent que la lecture littéraire dans la classe engage la professionnalité de l’enseignant dans sa capacité à trouver ou non des compromis entre les différents TdL. Qu’il soit plus ou moins accepté et compatible avec le TdL de l’enseignant, c’est le Tdl des élèves qui conditionne la dynamique de la lecture. Autrement dit, c’est la prise en compte de la parole des élèves et la régulation de cette parole qui décide de la co-construction d’un TdL de la classe.
De fait, la lecture d’un texte littéraire en classe s’organise autour d’un ensemble de possibles : les possibles du texte (ce qu’il donne à lire), de l’enseignant·e (ce qu’il lit dans le texte et décide de mettre au travail dans la classe), des élèves (leurs propositions de lecture), de la situation de lecture (ce que les activités proposées à partir du texte et les interactions produisent). La gestion de ces possibles, plus ou moins ajustés et explicités, implique quatre niveaux d’expertise. Le premier consiste à avoir une lecture du texte et de son exploitation pédagogique et didactique la plus précise possible. Pour autant, le deuxième niveau d’expertise doit éviter d’imposer le TdL de l’enseignant·e car il vise d’abord l’émergence du TdL des élèves en anticipant les problèmes de compréhension, en ouvrant des espaces d’interprétation et de débat. D’où la difficulté, troisième niveau d’expertise, de mesurer précisément et constamment au cours de la séance les écarts entre le TdL de l’enseignant·e et le TdL des élèves et d’ajuster, quatrième niveau d’expertise, ces différents TdL par un jeu de valorisation, de refus ou de négociation pour parvenir à élaborer un TdL de la classe.
Cette expertise ne se réduit donc ni à une expertise littéraire, à l’instar de ce que proposait l’Association Française pour la Lecture (AFL) avec ses «lectures expertes», ni à une expertise pédagogique susceptible d’accueillir la parole des élèves. Elle opère à partir d’un savoir-faire didactique qui conçoit la lecture littéraire comme plurielle et située.
3.2. Les TdL… comme « possibles d’action »
Cette caractérisation nous conduit à faire trois remarques. La première consiste à reconnaitre qu’il est problématique de dissocier ou de prioriser la part proprement personnelle que laisse entendre l’expression texte du lecteur de… et la part scolaire, toujours dépendante d’un contexte de lecture fortement situé. Il nous parait difficile, au regard de l’analyse proposée, d’adhérer totalement à la proposition formulée par les promoteurs du concept de TdL en contexte didactique:
Pour ces derniers [les enseignants], il s'avère plus que jamais nécessaire d'admettre que les sujets lecteurs qu'ils sont investissent des parts notables de cette subjectivité dans leur pratique enseignante, apportant et fabriquant, dans l'espace intersubjectif de la classe et à travers les interactions vivantes qui s'y jouent, des textes de lecteurs dont il convient d'explorer la texture (Fourtanier, Langlade & Mazauric 2011 :13).
C’est précisément parce que l’espace est irréductiblement «intersubjectif» que dans l’entrelacs des «interactions vivantes», les «réalisations» effectives produisent certes des TdL mais des textes dont «les parts notables de subjectivité» se diluent dans ce qui apparait alors comme un interdiscours flottant (amalgame de TdL sans véritable cohérence, sans véritable partage, sans manifestation de l’intime), radical (seul s’éprouve et se vérifie le TdL de l’enseignant), coupé de toute subjectivité (le TdL de la classe comme institutionnalisation programmée) ou fédérateur (le TdL de la classe venant en quelque sorte subsumer toutes les subjectivités).
Le verbatim de la séance et des entretiens montre à quel point il est difficile d’isoler les traces d’une activité de lecture subjective contraintes du genre discursif scolaire auxquelles cette subjectivité est soumise (Maingueneau 1991).
Cela vaut pour l’enseignant : sa lecture subjective du texte (le rapport de force entre le loup et le Petit Chaperon Uf) influence, mais peut aussi être influencée par ce qui se passe en classe (le problème de la loi). Cela vaut aussi pour les élèves : leur lecture subjective influence et peut être influencée par les modalités du travail qui leur est proposé14.
La deuxième remarque met également en question la notion de sujet didactique. Parlant de l’élève, Reuter le situe «dans le système didactique, c’est-à-dire dans une relation explicite, formelle, institutionnelle, à des savoirs disciplinairement médiés par le maitre» (Reuter 2007 : 92). Reprenant cette définition, Daunay (2007 : 43) rappelle que «ce sujet ne saurait être un simple calque du sujet épistémique (concerné par le seul rapport au savoir) mais intègre d’autres dimensions, sociales, affectives, psychologiques, cognitives» et propose la notion de «sujet lecteur en didactique». Pour autant, faut-il s’en tenir à la seule emprise didactique? Même si l’on adopte cette conception intégratrice de la didactique, une séance de lecture littéraire, comme toute séance d’enseignement, comporte à côté des «déterminants didactiques» des «déterminants pédagogiques» (Mauroux, David & Garcia-Debanc 2015) impliquant différents niveaux de gestion, du temps, des tâches, du climat de classe, des interactions…, qui débordent la part didactique autant qu’ils impactent la formation des TdL.
La troisième remarque tient aux cadres théoriques mobilisés dans le projet TALC, qui ont comme objet l’analyse de l’activité. Il s’agit d’abord de penser avec Clot que «le réel de l’activité possède un volume dont l’activité réalisée par un opérateur n’est jamais que la surface» (2004 : 31), ce qui, sans l’annuler, limite toute interprétation sur la constitution de tel ou tel texte du lecteur. On peut aussi envisager la lecture littéraire comme «cours d’action» (Theureau 2004), combinant des actions individuelles de l’enseignant et des élèves soumises à des préoccupations –c’est-à-dire à «ce que l’acteur cherche à faire à un instant t», «selon ce qui fait signe pour lui»– et reconnaitre que «le lien entre l’accomplissement situé de l’action et ses composantes intentionnelles est conçu comme ouvert et indéterminé» (Veyrunes, Gal-Petifaux & Durand 2007 : 61), ce qui là encore fragilise une conception trop figée des textes de lecteur ou de la notion de sujet lecteur en contexte scolaire! On peut enfin souligner, s'agissant du texte de lecteur de l'enseignant et de la possibilité de définir le professeur comme «sujet lecteur professionnel», que ce texte est fortement dépendant de la manière dont la séance est menée et par conséquent dont l'action est, dans chaque situation de lecture, conceptualisée (Pastré, 2011 : 149-181).
Caractéristique de la lecture littéraire comme lecture professionnelle, la dynamique de l’activité résiderait donc bien dans l’articulation des «possibles d’action» (Veyrunes, Gal-Petifaux & Durand 2007 : 61) où s’originent les différents TdL, dès lors que chaque acteur adopte telle ou telle posture définie comme «schème préconstruit du “penser-dire-faire” que le sujet convoque en réponse à une situation ou à une tâche scolaire donnée», posture par conséquent «relative à la tâche mais construite dans l’histoire sociale, personnelle et scolaire du sujet» (Bucheton & Soulé : 2009 : 38).
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Annexe 1: Le Petit Chaperon Uf, J.-C. Grumberg, édition Flammarion « Étonnantissimes », p. 31-40
Demande en cours pour l'obtention des droits de reproduction auprès de la maison Flammarion.
Annexe 2 : Déroulé synthétique de la séance Le Petit Chaperon Uf, J.-C. Grumberg, édition Flammarion « Étonnantissimes», p. 31-40 – durée : 48 minutes.
La lecture analytique de l’extrait est la deuxième séance d’une séquence autour de l’entrée du programme « Résister au plus fort » menée au mois de janvier. Le titre donné par l’enseignante à la séance, « Le plus faible a des ressources », semble ouvertement programmatique. La fiche de préparation a pour objectif déclaré d’« observer comment le langage (genre théâtral) permet de mettre à distance la puissance mal placée du plus fort et de donner une place au faible » ; les compétences visées sont essentiellement liées à la découverte du genre hybride de l’œuvre : « lire et comprendre un texte théâtral / Se préparer à l’écriture théâtrale / Lire et comprendre une parodie ».
L’activité réalisée antérieurement à la maison par les élèves (phase 0) consiste en la lecture personnelle d’une partie de l’extrait (seule les pages 31- 34 ont été photocopiées) assortie de trois questions : il s’agit d’abord de retrouver les « ingrédients du conte dans ce texte et comment ils sont revisités » et de chercher dans un dictionnaire de langue vivante le « mot LOUP en anglais / allemand / catalan / espagnol » ; une question générale porte également sur le genre : « à quoi reconnait-on un texte de théâtre ? »
Déroulement de la séance :
Phase 1 – Présentation de la séance par l’enseignante. Le titre et la problématique apparaissent vidéoprojetés : « quelles ressources trouve le plus faible face au plus fort ? » – (1’) Tours de parole 1 à 2.
Phase 2 – Lecture oralisée (prise en charge par les élèves) de la première partie de la scène à « Qu’est-ce que mademoiselle Uf transporte dissimulé dans petit panier osier ? » – (2’) Tour de parole 3.
Phase 3 – Annonce par l’enseignante du déroulé de la séance autour de deux axes forts qui correspondent à un double projet de lecture : percevoir « les différences avec le conte traditionnel » et comprendre « comment s’organise le rapport de force entre les deux » personnages, premières questions portant sur les impressions de lecture des élèves sur les personnages – (2’) Tours de parole 4 à 10.
Phase 4 – Cours dialogué avec synthèse écrite intermédiaire sous la forme d’une prise de note partielle en fin de phase, retour sur le travail préparatoire réalisé par les élèves à la maison – (15’) Tours de parole 10 à 122 :
- 4.1 L’enseignante consigne et vidéoprojette les points communs et différences entre hypotexte et hypertexte au fur et à mesure des propositions des élèves (tours de parole 10 à 38) ;
- 4.2 À partir des réponses des élèves, l’enseignante oriente la réflexion des élèves sur trois points qu’elle commente : le langage de Wolf (4.2.1 tours de parole 39 à 56), le contexte historique (4.2.2 tours de parole 56 à 70) et la notion de parodie (4.2.3 tours de parole 74 à 82) ;
- 4.3 L’enseignante note au tableau blanc les propositions de traduction du mot « loup » dans différentes langues (tours de parole 84 à 102) ;
- 4.4 L’enseignante note au tableau blanc les caractéristiques de la forme théâtrale énumérées par les élèves (tours de parole 102 à 122).
Phase 5 –Réfléchir « mentalement » à ce qui va se passer après le passage (après la découverte de ce que cache le Petit chaperon Uf) et mise en commun – (6’) Tours de parole 122 à 157.
Phase 6 – Lecture oralisée (prise en charge par les élèves) de la suite de l’extrait après distribution du livre – (7’) Tours de parole 158 à 165.
Phase 7 – Cours dialogué centré sur les personnages (« langage » du loup, « traits de caractère », intentions, force / faiblesse) – (2’) Tours de parole 166 à 188.
Phase 8 – Activité, distribution d’une feuille comportant cinq affirmations, avec la consigne : « surligne celles qui correspondent bien au texte et recopie un exemple tiré du texte pour les justifier » – (11’ dont 6’ de recherche individuelle) Tours de parole 188 à 216.
Affirmations proposées par l’enseignante :
- Le Petit Chaperon fait partie d’un groupe, les Ufs, qui n’ont aucun droit
- Le Petit Chaperon ne se laisse pas faire : elle est maline, elle conteste ce que dit le loup
- Le loup intimide le Petit Chaperon qui n’a qu’une envie, fuir
- Le loup est méchant et bête ce qui est visible dans ses paroles : il est fort car il détient la loi mais l’utilise pour intimider et se satisfaire lui-même
- Le ton est comique : le loup est glouton, bavard, il s’exprime dans un langage brutal et incorrect
Phase 9 – (Après la sonnerie) Distribution d’une feuille photocopiée faisant la synthèse des éléments caractéristiques du texte théâtral, tentative avortée de bilan final oral de l’enseignante sur le rapport de force entre les deux personnages, prise de note du travail à faire pour le mardi suivant : « Imaginez quelques répliques de théâtre quand le loup arrive chez la mère-grand. Gardez le même ton. » – (2’) Tour de parole 217.
Pour citer l'article
Brigitte Louichon, Sandrine Bazile & Yves Soulé, "La lecture littéraire professionnelle : une configuration dynamique de textes de lecteurs", Transpositio, n°2 La circulation des savoirs: entre recherches et pratiques enseignantes, 2020https://www.transpositio.org/articles/view/la-lecture-litteraire-professionnelle-une-configuration-dynamique-de-textes-de-lecteurs
Voir également :
Articulations entre pratiques et recherches en sciences du langage et didactique de la littérature dans la formation des enseignants de FLE
Alors que l’émergence d’une approche nouvelle – dite communicative – dans l’enseignement-apprentissage du français langue étrangère (FLE) succède, au début des années 1980, à des méthodologies centrées uniquement sur l’oral, le texte littéraire se trouve réintroduit en classe. Confrontés aux pratiques pédagogiques, les travaux scientifiques et didactiques menés sur l’enseignement de la littérature en FLE vont permettre une articulation entre la recherche et le terrain. Nous nous intéresserons plus précisément à celui de la formation continue, qui constitue un espace de rencontre(s) entre chercheurs et praticiens, à travers l’exemple du stage proposé par le Bureau d’études pour les langues et les cultures (BELC{{Le Bureau d’études et de liaison pour l’enseignement du français dans le monde (BEL), relevant conjointement de l’enseignement secondaire et du Ministère des affaires étrangères, fut créé en 1959 et dirigé par Guy Capelle (ce n’est que lors de son rattachement au Centre international d’études pédagogiques –CIEP, en 1966, qu’il prendra le nom de Bureau d’enseignement de la langue et de la civilisation françaises à l’étranger puis, en 1992, celui de Bureau d’études pour les langues et les cultures –Belc).
Articulations entre pratiques et recherches en sciences du langage et didactique de la littérature dans la formation des enseignants de FLE
Alors que l’émergence d’une approche nouvelle –dite communicative– dans l’enseignement-apprentissage du français langue étrangère (FLE) succède, au début des années 1980, à des méthodologies centrées uniquement sur l’oral, le texte littéraire se trouve réintroduit en classe. Confrontés aux pratiques pédagogiques, les travaux scientifiques et didactiques menés sur l’enseignement de la littérature en FLE vont permettre une articulation entre la recherche et le terrain. Nous nous intéresserons plus précisément à celui de la formation continue, qui constitue un espace de rencontre(s) entre chercheurs et praticiens, à travers l’exemple du stage proposé par le Bureau d’études pour les langues et les cultures (BELC1), opérateur légitime du Ministère de l’Éducation nationale français pour le FLE, qui propose depuis cinquante ans des modules de formation autour de la littérature à des enseignants exerçant auprès de publics variés (enfants, adolescents, adultes) pour qui le français n’est pas la langue maternelle ou première2.
Lieu de découverte de supports, d’outils, d’activités ou de méthodes pour ces formateurs, ce stage est également, pour ses animateurs, un lieu d’expérimentation qui permet d’éprouver leurs propositions pédagogiques à travers des simulations de pratiques. Lorsque ces «formateurs de formateurs» sont également des chercheurs qui s’intéressent à la didactique de la littérature, ces stages leur permettent alors de nourrir une réflexion théorique, de les aider à mieux saisir les interactions entre contextes variés d’enseignement (du FLE et/ou du Français Langue Seconde) et textes littéraires, grâce aux échanges avec les stagiaires (témoignages, comptes rendus d’expérience, etc.). Ils peuvent également leur inspirer des activités pratiques, esquissées au cours de la formation en collaboration avec les stagiaires, en lien avec les domaines scientifiques : linguistique, sémiotique du texte, stylistique, pragmatique de la lecture ou esthétique de la réception3. Quels liens existe-t-il entre les notions, concepts et théories que ces chercheurs-formateurs déclinent ou promeuvent dans les publications scientifiques de référence du champ auxquelles il leur arrive de contribuer et les propositions pédagogiques qu’ils préconisent durant leurs formations? Quelles sont les priorités que se fixent les «formateurs de formateurs» pour la sélection des supports littéraires (genres, auteurs, types de texte, etc.) et dans l’élaboration des activités pédagogiques proposées?
S’appuyant sur l’étude des programmes des stages du BELC, sur les articles, ouvrages écrits par les formateurs eux-mêmes et les chercheurs auxquels ils se réfèrent, notre analyse permettra de nous interroger sur l’évolution du choix des corpus littéraires au regard des pratiques que les formateurs du BELC préconisent et des références théoriques sur lesquelles ceux-ci s’appuient en sciences du langage comme en didactique de la littérature, depuis plus de trente ans.
1. Contexte et corpus de référence
Initialement «Institut de recherche en linguistique appliquée», le BELC, acteur incontournable dans le domaine de la formation de formateurs en FLE, crée, il y a cinquante ans, un stage d’été4 dont l’objectif consiste à présenter et promouvoir des pratiques nouvelles aux enseignants de français du monde entier. Né à Besançon, il a été itinérant, faisant le tour des universités françaises: transféré à Aix en Provence puis à Grenoble, à Saint-Nazaire, à Marseille Luminy, au Mans, à Strasbourg, à Caen et à Nantes. Fait marquant, des modules de formation centrés sur la littérature y ont toujours été dispensés, alors même que celle-ci se trouvait délaissée au fil des approches méthodologiques dominantes dans le champ du FLE, et dans les manuels (XX, 2018). Une littérature qui, bien que «tombée de son piédestal» n’aura pas vraiment «pour autant disparu de la réalité de l’enseignement», constataient déjà Denis Bertrand et Françoise Ploquin en 1988 (Bertrand, Ploquin 1988 : 2).
Pourquoi choisir la fin des années 1980 comme focale de départ de cette analyse? Ce choix s’explique légitimement par le tournant méthodologique qui s’opéra à une période marquée par l’avènement d’une approche communicative en didactique du FLE ; période particulièrement féconde en publications scientifiques autour de l’enseignement de la littérature et le retour du texte littéraire en classe et dans les manuels de langue qui se réclament de cette nouvelle approche. Alors qu’une première méthodologie (XVIe siècle – 1950) dans l’histoire de la didactique du FLE avait privilégié l’écrit et le texte littéraire, en particulier en favorisant un enseignement grammatical, les méthodologies qui lui ont succédé (audio-orales, audio-visuelles et structuro-globales audio-visuelles), centrées sur le développement de compétences orales, ont renoncé à la littérature. Il faudra attendre les années 1980 et l’avènement d’une nouvelle méthodologie, l’approche communicative qui développe une compétence de communication orale et écrite, pour que soit réhabilité le texte littéraire. Il entre alors en concurrence, comme support d’apprentissage, avec d’autres documents, dits «authentiques»5, issus le plus souvent de la vie quotidienne (articles de presse, publicités, recettes de cuisine…). C’est dans ces conditions que se trouvera réintroduit le texte littéraire, permettant de «développer la compréhension de l’écrit et comme déclencheur de l’expression orale», alors même que celui-ci était considéré jusqu’à la fin du XIXe siècle, comme un corpus idéal «véhicul[ant] la norme, réuniss[ant] les objectifs linguistiques, rhétoriques et culturels d’un enseignement qui favorisait l’écrit, et offrait un regard intériorisé sur la civilisation française» (Cuq 2003 : 158).
Dans la mesure où l’histoire du stage du BELC se confond avec l’évolution de la recherche en didactique du FLE6, on peut poser l’hypothèse que les formations proposées auront été un terrain privilégié de réflexions, d’expérimentations et de confrontations entre la recherche en didactique du FLE et ses praticiens, sachant que les linguistes et «méthodologues» y intervenaient souvent en qualité de formateurs et même parfois de «formés» ; ce stage accueille non seulement des enseignants mais aussi des conseillers pédagogiques, coordinateurs institutionnels et universitaires français et étrangers7. Il s’agira d’analyser les initiatives adoptées par les formateurs, dans leur tentative de répondre aux besoins ou attentes des enseignants de FLE, à partir des contenus et objectifs des modules de formation dispensés dans les stages d’été du BELC depuis 1988 jusqu’à 2018, mais aussi des supports de formation, bibliographies et articles rédigés par les formateurs eux-mêmes dont certains revêtaient par ailleurs la «casquette» de chercheur en sciences du langage, spécialiste de littérature ou didacticien.
Pour interroger le lien entre recherche et application, deux ouvrages écrits en grande majorité par les animateurs des deux principaux centres de recherches pédagogiques et linguistiques (le BELC et le CRÉDIF8), «orchestre[ront] l’actualité de réflexions qui font pressentir des lignes de forces susceptibles d’ouvrir à la littérature les voies d’une légitimité renouvelée en didactique des langues» (Bertrand & Ploquin 1988 : 2) à partir des années 1980 et continuent d’ailleurs à faire référence aujourd’hui en didactique du FLE. Cités par les formateurs dans leur bibliographie9, dès le début des années 1990 (M1, M2, M3), il s’agit de l'ouvrage coordonné par Jean Peytard (Littérature et classe de langue, français langue étrangère, 1982) et du numéro spécial du Français dans le monde, Recherches et applications («Littérature et enseignement. La perspective du lecteur», coord. Denis Bertrand et Françoise Ploquin, 1988).
Dès octobre 1978, le CRÉDIF ouvre un champ de recherche sur l’enseignement de la littérature en classe de FLE. Sur un projet de Louis Porcher et de Jacques Cortès, un séminaire dont la direction est confiée à Jean Peytard se tiendra mensuellement durant trois années, ayant pour but «de parvenir à comprendre plus clairement la place et la fonction de la littérature dans l’enseignement du FLE» (Peytard 1988 : 10). Il donnera lieu à la publication, en 1982, de l’ouvrage, Littérature en classe de langue, «produit d’une équipe de chercheurs appartenant au CRÉDIF et au BELC, ainsi que le résultat d’une réflexion collective» (Ibid.). Coordonnée par J. Peytard, de l’université de Franche-Comté, cette publication accueille les contributions d’universitaires qui vont participer à la constitution de ce champ du FLE comme Henri Besse, Daniel Coste ou encore Louis Porcher.
Après une description de la place actuelle du littéraire dans les ensembles pédagogiques, les méthodes d’enseignement et les choix d’apprentissage, la deuxième partie de cet ouvrage pose un regard plus sociologique et étudie des discours d’enseignants sur leurs pratiques. Enfin, une troisième partie, propose divers instruments et exemples d’analyse sémiotiques pour une pratique des textes littéraires en classe de langue, du poème à la nouvelle et au roman. (Peytard 1982a : 4e couv.)
On retrouve également dans le Numéro spécial du Français dans le monde une partie des chercheurs ayant contribué à l’ouvrage de 1982: Henri Besse, Jean Peytard mais aussi Denis Bertrand qui est, comme Marie-Laure Poletti, formateur dans le stage du BELC.
L’axe directeur de cet ouvrage est le contact entre le texte et son lecteur. Autour de cet axe, les notions clés utilisées par les auteurs sont celles de «culture», de «plaisir du texte», de «sujet lecteur» et d’«intersubjectivité», rappelant et soulignant que cette méthodologie en vigueur plaide pour la «centration sur l’apprenant», qui cesse d’être perçu comme un simple objet de formation, mais comme un acteur de son apprentissage. Les théories convoquées sont la «pragmatique de la lecture, l’esthétique de la réception et la sémiotique du texte» (Bertrand, Ploquin 1988 : 3).
Notre corpus de références théoriques est également composé d’articles rédigés par des formateurs au BELC, comme M.-L. Poletti10 qui sont pour certains devenus des universitaires (Abdelmadjid Ali Bouacha, D. Bertrand) mais aussi d’écrits de chercheurs cités en bibliographie dans les programmes des modules sur l’enseignement de la littérature en FLE qui n’ont pas - ou furtivement — participé au BELC, à l’instar de Francine Cicurel11. Plusieurs articles publiés dans la version du Français dans le monde destinée aux enseignants de FLE ont été convoqués dans la mesure où les personnels de rédaction faisaient partie du BELC, mais «[…] avai[ent] une très large autonomie pour qu[e la revue] ne soit ni l’expression officielle, ni l’organe du BELC ; et pour qu’elle s’ouvre à tous les courants, à tous les groupes travaillant sur la didactique du français» (Debyser 2007 : 14).
2. Des modules centrés sur le choix des supports littéraires
2.1. Des classiques aux œuvres contemporaines
Outre la question des pratiques pédagogiques à partir des textes littéraires, celle du choix du corpus apparaît comme centrale dans l’ensemble des formations qui semblent naviguer entre deux visions : une perspective ségrégationniste qui repose sur un corpus exclusif, ancien et stable et une perspective intégrationniste qui accueille des textes d’appartenance générique variée, de différents siècles et prend en compte la littérature dans sa sphère de production large. Le chercheur J.-P. Goldenstein en résume ainsi les enjeux qui pourraient correspondre aux questions que semblent se poser les formateurs du BELC :
Notre enseignement va-t-il s’attacher à la transmission d’un corpus reconnu qui répondrait à une sorte de SMIG culturel? Un Savoir Minimum Intellectuel Garanti donc. Privilégierons-nous les grandes œuvres du passé jugées incontournables, l’étude des Grandes-Têtes-Molles pour parler comme Isidore Ducasse*12, ou bien tenterons-nous d’aborder des productions moins valorisées mais reconnues elles aussi comme littéraires? (Goldenstein 1991 : 5)
Après une période durant laquelle la littérature est présentée dans sa généralité - on remarque d’ailleurs que les termes de «littérature», «texte littéraire» (M4, M1, M5, M6, M7) sont les dénominations privilégiées dans les titres des modules des années 1980 et au début des années 1990 -, des genres littéraires spécifiques vont peu à peu apparaître avec un accent mis sur la littérature contemporaine notamment à travers des modules qui lui sont exclusivement consacrés (M8 à M12). On relève ainsi, au fil des années de nouveaux supports, parfois destinés à un public spécifique, alors que l’offre de formation du BELC se diversifie et se précise à travers un nombre croissant de modules. Certains formateurs mettent l’accent sur les genres canoniques (poésie, théâtre, roman (M1 et M13)) et des sous-genres (contes, le genre autobiographique (M14, M15 et M16)), d’autres, moins nombreux, privilégient des mouvements littéraires (M17). Le recours à la littérature contemporaine ne s’accompagne pas pour autant d’une disparition des classiques. Certains formateurs les réunissent d’ailleurs sans les distinguer ou les hiérarchiser: des fragments de Chateaubriand, Flaubert et Zola côtoient ainsi un extrait du Chercheur d’or de Le Clézio et un texte de Sefrioui (M1).
Si certains modules restent exclusivement centrés sur la littérature patrimoniale, d’autres supports qui sont le plus souvent perçus comme paralittéraires font leur apparition comme la bande dessinée (M19) et la littérature de jeunesse (M20 à M24). L’introduction de ces deux corpus comme celui de l’album pour enfants s’explique par la présence des images qui en fait «un support motivant pour un public d’enfants ou d’adolescents» tout en facilitant l’entrée dans le texte et l’accès à son sens. Autres arguments invoqués : la littérature jeunesse «associe, le plus souvent avec beaucoup d’inventivité et de réussite, texte et illustration», et la brièveté de ses ouvrages offre «l’occasion d’aborder la lecture individuelle de textes complets» et représente une «passerelle» vers d’autres textes littéraires (M20).
En 1997, M.-L. Poletti plaide pour l’introduction de ce qu’elle nomme les «mauvais genres» littéraires en classe de FLE ; genres plébiscités dans ses modules du BELC «qui appartiennent à la littérature traditionnellement non reconnue par l’institution scolaire- littérature de jeunesse ou littérature policière par exemple». Elle justifie ce choix qui témoigne d’une conception «extensive»13et «intégrationniste» ou «relativiste» de la culture, considérant la littérature dans sa sphère de production large incluant aussi bien les genres mineurs que les genres traditionnellement reconnus : «parce que le " mauvais " livre peut, quelquefois, être le plus important pour déclencher un désir de lecture ou comprendre une autre culture» (Poletti 1997 : 38).
La tendance intégrationniste est accentuée par l’ouverture de certains modules à la littérature internationale. Si l’accent est effectivement mis sur les auteurs et textes français, certains formateurs élargissent leur corpus à celui des littératures francophones (M25 à M29) ou internationales traduites (M30), comme l’album pour enfant d’Anthony Brown, Une Histoire à quatre voix (M24).
Les termes «approches», «entrées», «panorama» (M19, 22, 31) présents dans le titre du module ou dans celui des différentes séances qui le composent dévoilent l’objectif que se fixent les formateurs en introduisant des supports littéraires variés. Leur priorité est de faire découvrir des textes méconnus par les enseignants notamment parce qu’ils ne sont guère diffusés dans les outils pédagogiques proposés par les éditeurs spécialisés en FLE : manuels de langue ou collections d’œuvres littéraires réécrites en français facile, dans une version abrégée adaptée aux différents niveaux linguistiques des apprenants de FLE14(M9 2000).
Plutôt que de se limiter à quelques textes, certains formateurs souhaitent présenter aux stagiaires un «large corpus d’ouvrages» (M20 1996). Ils ne se contentent pas toutefois de leur fournir une «banque de textes» (M16), mais cherchent à leur donner des éléments critiques sur un corpus contemporain qu’ils méconnaissent et pour lequel «les ouvrages de synthèse en langue française sont presque inexistants, [et] même les revues ne l’aident guère» (M8 1994) comme c’est le cas pour le Nouveau Roman durant les quinze dernières années (M11).
Tout en permettant de «mieux se repérer dans la littérature contemporaine», la visée du formateur est également d’inciter les apprenants, et peut-être les enseignants, à lire cette littérature qui n’est pas transmise dans les manuels, tout en s’interrogeant à partir de l’ouvrage de Pierre Bayard cité en bibliographie et paru l’année du module, «comment parler des livres qu’on n’a pas lus?» (M32)
Aider les enseignants à se détacher des manuels de langue apparaît comme une vocation partagée par les formateurs du BELC, comme le rappelle D. Bertrand évoquant un article marquant de F. Debyser en 1973 dans lequel était annoncée la mort du manuel de langue15. Dans le sillage de cet article16, les formateurs se démarquent des auteurs de manuels, qui introduisent le texte littéraire à un niveau intermédiaire ou avancé d’apprentissage, et invitent les enseignants à l’exploiter dès un niveau débutant (M30, M33, M34).J. Peytard prône également d’en faire usage «dès l’origine du cours de langue» car celui-ci constitue «un document d’observation et d’analyse des effets polysémiques» (Peytard 1982b : 102). Les formateurs critiquent parfois les dialogues fabriqués dans les manuels et incitent les enseignants à les remplacer par d’autres, issus de la littérature contemporaine «de bonne qualité, parfois aussi linguistiquement plus simples que ceux des manuels» (M35).
2.2. Du fragment à l’œuvre complète
Si, pour des raisons pratiques, qui relèvent à la fois de contraintes temporelles et de la tradition scolaire, certains formateurs privilégient le fragment, issu d’un roman moderne ou d’une pièce de théâtre, on perçoit également une volonté de renoncer au format scolaire du texte littéraire tel qu’on peut le trouver dans les manuels scolaires (c’est-à-dire à l’extrait d’une dizaine de lignes). Cette tendance fait écho aux préconisations d’Isabelle Gruca (2004) et de Francine Cicurel, chercheuses en Didactique du FLE qui plaident pour le recours au texte bref complet. Comme à une époque antérieure dans l’enseignement secondaire du français langue maternelle (FLM), dans le chapitre consacré à la lecture littéraire de son ouvrage Lectures interactives, F. Cicurel (1991) recommande aux enseignants de FLE de préférer aux «morceaux choisis» les «textes intégraux», non tronqués ou simplifiés, non détachés de l’œuvre, ne privant pas l’apprenant du début et/ou de la fin du texte. Elle se fonde alors sur les théories de la lecture –en particulier celle de la coopération du lecteur d’Umberto Eco– pour décrire l’implication du lecteur et les manières dont il participe à la construction du monde qu’il est en train de lire (Godard 2015 : 41). «Un véritable apprentissage de la lecture passe par une lecture intégrale afin que l’apprenant puisse suivre le déroulement du récit et s’appuyer sur les indices successifs du texte pour en voir la signification» (Cicurel 1991 : 130), explique-t-elle.
À la recherche de formats adaptés aux cours de français langue étrangère, l’utilisation d’œuvres littéraires brèves «dont la durée de lecture ne risque pas de démotiver l’étudiant comme pour le roman» (Cicurel 1983 : 62) sera privilégiée dans les stages du BELC (1992-1994 particulièrement).
Au-delà des extraits, des fragments pour lesquels «l’artifice scolaire» sera évoqué par I. Gruca et F. Cicurel, le livre représente également un support de choix pour les formateurs. «Lire un livre, c’est investir toutes nos habitudes et nos comportements de lecture, y compris les plus inavouables en situation scolaire : sauter des pages, aimer, ne pas aimer…» (M36)
Comparé à l’extrait qui, détaché de l’œuvre, prive le lecteur du début et/ou de la fin du texte, le livre représente un véritable document authentique qui, dès le survol de sa couverture, offre des informations précieuses sur l’œuvre, permettant d’anticiper son contenu et de faciliter l’entrée dans le texte. L’un des objectifs, qui représente parfois la visée principale du module, consiste à faire découvrir des textes, à permettre aux stagiaires de «se repérer dans le vaste champ de la littérature» mais la finalité première de la majorité des formations est en réalité d’ordre méthodologique. Il s’agit en effet de permettre aux stagiaires de construire des séquences pédagogiques autour d’un texte littéraire.
3. Les fonctions de la littérature
Jean Peytard explique en 1988 que «deux attitudes, adverses apparemment, mais en réalité complémentaires, font figure dominante dans le champ didactique de la littérature en classe de FLE : une ‶attitude fondatrice″ et des ‶attitudes libérées″» (Peytard 1988 : 12); ces deux attitudes se retrouvent dans les programmes du BELC à travers des propositions pédagogiques centrées soit sur le texte soit sur l’apprenant qui est perçu avant tout comme un lecteur ou un écrivain,voire un créateur.
3.1 Centration sur le texte comme document authentique et/ou objet d’analyse
«L’attitude fondatrice», la plus ancienne «est homologue absolument aux pratiques de l’école et de l’université françaises: la lecture est régie par l’exercice d’explication de texte; l’écriture, par celui de la dissertation.» (Peytard 1988 : 12). Dans ce sillage, certains modules affichent leur centration sur les exercices de lecture analytique issus de l’enseignement du FLM - l’analyse méthodique des textes ou du commentaire de texte -, avec pour objectifs d’«approfondir et [de] partager différentes méthodes d’analyse de textes littéraires» (M3) avec les stagiaires. Leur dessein est dès lors d’adapter ces exercices à l’enseignement du FLE. Une formatrice choisit d’«inscrire l’apprentissage de la grammaire dans les objectifs de lecture analytique» (M27), la décrivant dans son programme comme un outil souple et efficace. Une autre s’interroge sur la manière de l’évaluer et propose aux stagiaires d’élaborer un questionnement efficace.
Jusqu’au début des années 1990, on constate la prédominance de la linguistique et plus précisément de la sémiotique dans les modules centrés sur la littérature. Cette tendance fait écho aux principes partagés par Michel Benamou (1971), J.Peytard (1982a)et une grande majorité des auteurs ayant contribué au numéro spécial du Français dans le monde (1988).
Dès 1971, M. Benamou, dans ses propositions pédagogiques, mettait en garde les enseignants de FLE contre «la pédagogie d’autorité de l’explication de texte» en prônant une pédagogie de la découverte. Convoquant Greimas et proposant néanmoins de conduire une analyse structurale d’un texte, il évoquait «le ̏risque de dogmatisme̋ que courait l’enseignant en choisissant un texte n’ayant qu’une structure possible» (Benamou 1971 : 26-27). Quelques années plus tard, J. Peyard cherche également à se détacher de la pratique scolaire du texte littéraire en FLM en proposant pour l’enseignement du FLE une démarche de découverte fondée sur le repérage des «entailles»17 du texte, en lien avec les propositions didactiques de l’approche globale ou approche communicative de la lecture, exposées par Sophie Moirand dans Situations d’écrits en 1979. Centrée sur la sémiotique, la démarche de J. Peytard «n’est pas de conduire les praticiens à l’usage d’une méthode d’analyse du texte littéraire mais de les inciter à une réflexion –marquée par la prise en compte d’une sémiotique de l’écriture– sur la spécificité langagière de la littérature, pour trouver en elle un stimulant à pratiquer la langue en son fonctionnement optimal.» (Peytard 1988 : 11).
«L’attitude fondatrice» est plus rarement suivie par les formateurs du BELC que la deuxième attitude, qualifiée de «libérée», qui apparaît dans l’usage du texte littéraire comme «authentique» ou ressenti comme tel. Reprenant l’expression utilisée par J. Peytard dans l’ouvrage qu’il coordonne en 1982 et en 1988, certains formateurs (M37) considèrent le texte littéraire comme un «laboratoire langagier, où l’on a la chance d’observer et de comprendre ce que c’est qu’une langue» (Peytard 1988 : 11). Support prétexte à la réalisation d’activités «techniques» de la langue, il offre aux apprenants des modèles de régularité morphosyntaxique. Mais en le considérant comme «fournisseur de mots et de phrases, pour une exploitation du lexique et de la syntaxe», J. Peytard affirme que l’enseignant court le risque de le banaliser en en faisant l’égal de tout document non littéraire authentique (journal, affiche ou notice) que l’on sollicite «par extraction échantillonnée […] afin de soutenir une analyse de la langue. Ce faisant tout caractère propre du texte littéraire est gommé. Toute "littérarité" est occultée.» (Ibid. : 14). Appelée par l’auteur «effet réservoir», cette tendance que l’on retrouve fréquemment dans les manuels de FLE semble partagée par certains formateurs du BELC pour qui «le texte littéraire recèle des trésors langagiers que l’enseignant peut exploiter, même avec un public de débutants» et qui «utilise[nt] les genres littéraires les plus connus, non pour en étudier la spécificité, mais plutôt comme prétextes à un grand nombre d’activités de langue» (M33 2000).
De la même manière, le texte littéraire est également perçu comme un support permettant d’aborder des objectifs culturels et anthropologiques. Les formateurs le perçoivent comme un «miroir de la société» (M2), un «formidable réservoir de documentation culturelle» (Bertrand, Ploquin 1988 : 4). Certains d’entre eux choisissent ainsi des œuvres contemporaines (romans, BD ou littérature de jeunesse) parce qu’elles offrent «une vision de la société française» à une période donnée (M9 1999). Cherchant à multiplier les approches interdisciplinaires, ils s’appuient dès lors sur l’anthropologie culturelle ou suivent une approche sociolinguistique, «à partir des notions de dialogisme, d’hétérogénéité, de plurilinguisme, d’hétérolinguisme et de métissage textuel» (M28).
Outre l’effet réservoir, J. Peytard évoque «l’effet communion», autre conséquence de la désacralisation du texte littéraire qui repose sur la notion de plaisir. Dépouillée d’appareil pédagogique, non guidée par l’enseignant qui ne cherche pas à conduire une analyse de texte, la lecture du fragment littéraire représente un temps de repos pour les enseignants et de récréation pour les apprenants (Peytard 1988 : 14). Cette tendance se retrouve dans plusieurs manuels édités dans les années 1980 et 1990 qui proposent en fin d’unité un texte littéraire sans consignes ni questions ni activités, invitant ainsi l’apprenant à réaliser une lecture autonome proche d’une pratique privée, non médiatisée18.
3.2 Centration sur l’apprenant, pour le plaisir de lire, écrire et créer
Les formateurs choisissent le texte littéraire avant tout comme support pour mener des activités de lecture et travailler donc des compétences en «compréhension écrite». L’accent n’est ainsi plus mis sur le texte mais sur l’apprenant que l’enseignant doit «apprivoiser», dont il doit «soutenir la motivation» et la compétence de lecture sans oublier la compétence linguistique. Les approches proposées doivent avant tout faciliter la lecture, l’accès au sens (M6 1992).
Conformément à ce que recommande F. Cicurel dans Lectures interactives (1991), ouvrage fréquemment cité dans les bibliographies des formateurs, l’accent est mis sur l’apprentissage de «stratégies» pour apprivoiser «les obstacles, en particulier lexicaux, [qui] y sont effrayants» (M36). Alléger la lecture en donnant ou en faisant découvrir des indices visuels, la structuration du texte, la reconnaissance du thème permet de maintenir la motivation de l’apprenant, de le rendre actif car il coopère avec l’enseignant et avec les autres apprenants pour construire un sens. Déjà en 1979, S. Moirand dans Situations d’écrits encourageait les enseignants à offrir aux élèves les moyens de parvenir à une compréhension non pas exhaustive, mais globale du texte, reposant sur le repérage d’indices et non sur le déchiffrage intégral du document19 : jeux de rôles, simulations, dramatisations ou jeux de créativité langagière, notamment issus de l’Oulipo dont F. Debyser, formateur et directeur du BELC (1967-1987), était membre, car ils considèrent que ceux-ci peuvent servir les objectifs d’enseignement-apprentissage du littéraire en classe de langue.
Dans son célèbre article de 1973, F. Debyser défendait l’introduction d’«une pédagogie de la simulation» qui était alors peu familière des enseignants mais déjà présentée dans les formations du BELC car, «impliquante pour les participants», elle avait pour «but de permettre l’action (simulée) et l’expérimentation (réelle)» (Debyser 1973 : 67-68) en s’appropriant les situations de communication.
Dans la tradition des modules animés par F. Debyser, Jean-Marc Caré et Christian Estrade et dans le sillage de leurs publications20, un module de simulation globale21 adapté au fait littéraire en 2004 (M39) puis un autre, trois ans plus tard centré sur les jeux de rôle, sont ainsi proposés, ayant pour objectif de développer la créativité des enseignants face aux textes littéraires tout «en conservant une rigueur didactique», cherchant ainsi à concilier analyses littéraires et techniques de créativité en «montr[ant] que certaines techniques […] permettent, à travers la création de situations cadre, de désenclaver le littéraire de son académisme pour en faire un objet d’apprentissage vivant et interactif» (M40). Faire naître le plaisir d’apprendre apparaît également comme un facteur déterminant qui justifie l’utilisation des jeux de langage en 2001 (M41) comme en 2007 (M40).
Conclusion
En privilégiant une perspective intégrationniste plutôt que ségrégationniste par l’introduction d’œuvres contemporaines aussi bien que de classiques, de genres mineurs (bande dessinée, littérature de jeunesse, romans policiers…) et de genres reconnus, les formations dispensées dans les stages du BELC tout au long de ces trente dernières années auront, sans aucun doute, chercher à renouveler, à modifier les représentations parfois réductrices de la littérature et du traitement pédagogique qui en est fait dans les manuels de langue.
Si ces stages ont reflété les orientations didactiques qui étaient mentionnées dans les articles publiés notamment entre 1971 et 1991 en didactique de la littérature en FLE (accent mis sur la sémiotique littéraire à travers les écrits de J. Peytard et D. Bertrand, sur les théories de la lecture en FLE de S. Moirand ou F. Cicurel, et sur le plaisir de jouer et de créer en classe de langue défendu notamment par J-M. Caré, F. Debyser), il est plus difficile d’affirmer que c’est encore le cas aujourd’hui, notamment parce qu’il ne reste désormais de cet «Institut de recherche en linguistique appliquée», qu’un stage bi-annuel dans lequel peu de chercheurs interviennent. Au regard des bibliographies sur lesquelles s’appuient les modules de littérature actuels, on constate que des références très diverses sont centrées davantage sur les outils pour enseignants que sur les publications de chercheurs. La réflexion sur la didactique de la littérature est pourtant bien vivante comme en témoigne le numéro de Recherches et applications de janvier 201922. Les stages de formation en FLE sont aujourd’hui certes moins des lieux de circulation entre théories et pratiques, chercheurs et formateurs qu’il y a vingt ou trente ans ; mais cette circulation se déploie à présent au sein d’équipes de recherche, dans les universités, qui conduisent des projets collaboratifs avec les acteurs du terrain (enseignants, inspecteurs, conseillers pédagogiques, formateurs) et dans des espaces de dialogues comme les colloques scientifiques dédiés à l’enseignement/apprentissage des langues. Autrefois centrée sur l’enseignement du français langue première, conformément à son ancienne dénomination (DFLM), l’Association internationale pour la recherche en didactique du français (AIRDF) a accueilli, au fil des années, un nombre croissant de chercheurs en FLE dans les Rencontres des chercheur·e·s en didactique de la littérature qu’elle organise chaque année depuis 2000. Dans le cadre de recherches sur la formation des enseignants et en prolongement de notre étude, peut-être conviendrait-il de se focaliser désormais sur la manière dont l’expérience que les enseignants-stagiaires, de formations et de contextes divers internationaux, apportent dans la construction et le développement de ces stages, nourrit et/ou influence aujourd’hui l’articulation entre réflexions théoriques et pratiques de classes opérée par les «formateurs de formateurs».
Bibliographie
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Peytard, Jean (éd.) (1982a), Littérature et classe de langue : Français langue étrangère, Paris, Hatier-Crédif, coll. « LAL ».
Peytard, Jean (1982b), « Sémiotique du texte littéraire et didactique du F.L.E. », Études de linguistique appliquée, n°45, p. 91-103.
Peytard, Jean (1988), « Des usages de la littérature en classe de langue », Le français dans le monde, n° spécial, « Littérature et enseignement », p. 8-17.
Poletti, Marie-Laure (1997), « Ne lisez pas entre les lignes », Le français dans le monde, n° 290 « 1967-1997 : 30 ans de stages BELC », p. 37-38.
La lecture est également étroitement liée à l’écriture dans «un va-et-vient» (M22) où sont intégrées des activités créatives et artistiques comme la fabrication d’un livre destiné à la jeunesse (M21). Dans un autre module, l’objectif est en quelque sorte de désacraliser la littérature en découvrant et en acquérant «de multiples techniques d’écriture spécifiquement liées au roman, à la nouvelle, au conte, afin d’explorer sa propre créativité» (M7 2000). Des formateurs introduisent dans leurs modules différentes techniques de créativité{{«[…] cette créativité est devenue une sorte de label maison» pour D. Bertrand (Bertrand & Salabert 2018 : 47).
Pour citer l'article
Anne-Claire Raimond, "Articulations entre pratiques et recherches en sciences du langage et didactique de la littérature dans la formation des enseignants de FLE", Transpositio, n°2 La circulation des savoirs: entre recherches et pratiques enseignantes, 2020https://www.transpositio.org/articles/view/articulations-entre-pratiques-et-recherches-en-sciences-du-langage-et-didactique-de-la-litterature-dans-la-formation-des-enseignants-de-fle
Voir également :
La recherche de type collaboratif: un espace de formation à et par la recherche
La recherche qui fait l’objet de la présente étude, et que nous analyserons du point de vue du groupe formé par les enseignant-e-s, les enseignant.e.s-formateurs.trices et l’enseignante-chercheure qui la dirigeait, s’est déroulée pendant quatre ans, de 2009 à 2013{{Les réunions se sont tenues quatre ou cinq fois par année scolaire (dix-huit réunions avec toute l’équipe), pour une durée de trois ou quatre heures chacune.}}, dans le cadre de l’IUFM{{Institut Universitaire de Formation des Maîtres, devenu Espé (École Supérieure du Professorat et de l’Education) en 2013.}} de l’académie de Versailles. Sa visée consistait à expérimenter des démarches didactiques de lecture littéraire qui articulent écritures individuelles diverses de réception et échanges oraux collectifs sous la forme de cercles de lecture et/ou de débats interprétatifs.
La recherche de type collaboratif: un espace de formation à et par la recherche
La recherche qui fait l’objet de la présente étude, et que nous analyserons du point de vue du groupe formé par les enseignant.e.s, les enseignant.e.s-formateurs.trices et l’enseignante-chercheure qui la dirigeait, s’est déroulée pendant quatre ans, de 2009 à 20131, dans le cadre de l’IUFM2 de l’académie de Versailles. Sa visée consistait à expérimenter des démarches didactiques de lecture littéraire qui articulent écritures individuelles diverses de réception et échanges oraux collectifs sous la forme de cercles de lecture et/ou de débats interprétatifs. Elle a permis, d’une part, de mettre au jour les effets, sur les apprentissages des élèves, de ces démarches expérimentées dans les classes avant la publication des programmes français actuels des cycles 3 et 4 (MENESR 2015), et, d’autre part, d’identifier les gestes professionnels susceptibles de favoriser ces apprentissages. Elle a donné lieu à une publication collective en 2013, sous la direction de Sylviane Ahr : Vers un enseignement de la lecture littéraire au lycée –Expérimentations et réflexions, CRPD de Grenoble3.
Définissant et analysant les enjeux d’une recherche-action et ceux d’une recherche collaborative, Joëlle Morissette établit la distinction suivante:
La recherche-action consiste en une stratégie de changement planifié s’exerçant au cœur d’un processus de résolution de problèmes [Savoie-Zajc 2001], alors que la recherche collaborative renvoie plutôt à une démarche d’exploration d’un objet qui conduit à la coconstruction de savoirs autour d’une pratique professionnelle [Desgagné 1998]. (Morrissette 2013 : 36-37)
Selon cette définition, la recherche qui nous occupe se trouve à la croisée de la recherche-action –pour sa visée de transformation des pratiques enseignantes– et de la recherche collaborative –comme coconstruction de savoirs rapprochant monde de la recherche et monde de la pratique professionnelle autour de l’expérimentation des cahiers de lecture et des débats interprétatifs comme outils pour former les élèves à la lecture littéraire. Le point commun de ces deux formes de recherche est leur «visée praxéologique» (Dufays 2006 : 147) qui permet de faire des enseignant.e.s qui s’y engagent des actrices et des acteurs de la production des savoirs, et non de simples «exécutants […] d’un savoir produit par la recherche» (Morrissette 2013 : 47).
De plus, l’expérience de la recherche s’inscrit alors dans un espace commun éphémère –mais prolongeable par des travaux qui le considèrent sous un angle renouvelé– défini par une temporalité limitée et partagée de façon globalement synchrone par les différents membres du groupe. Pour ces derniers, l’espace créé se matérialise simultanément à plusieurs niveaux (celui du travail avec la classe, celui du travail avec l’équipe de recherche) par des rencontres physiques et la circulation de communications écrites (cahiers de lecture, courriers électroniques, articles) et orales (débats interprétatifs, discussions, présentations), où se découvrent, s’échangent et s’enrichissent les paroles d’élèves, d’enseignant.e.s, de chercheur.e.s. Superposant ainsi, d’une part, les différents espaces professionnels physiques que sont le terrain (la salle de classe) et les lieux de travail (dont le domicile personnel, les salles de réunion), et, d’autre part, le réseau immatériel des réflexions que chacun.e sollicite et au sein duquel chacun.e rend compte de ses expérimentations, l’espace de recherche se redimensionne au fur et à mesure des avancées du travail personnel et commun et engendre divers types de formalisations pratiques et théoriques. Il permet la constitution d’un répertoire commun de références à travers lequel se développe une dynamique collective créatrice de nouveaux savoirs et savoir-faire.
Il y a donc lieu de se demander comment ce type de recherche constitue, pour les enseignant.e.s et formateurs.trices, un espace de formation à et par la recherche: dans quelle mesure cette expérience de recherche-action/recherche collaborative a-t-elle non seulement transformé nos pratiques professionnelles, mais a-t-elle aussi fait de nous des enseignant.e.s qui cherchent, des praticiennes et des praticiens réflexifs? Quels dispositifs ont favorisé ces transformations conceptuelles et praxéologiques? C’est ce que nous nous proposons d’analyser ici en privilégiant le point de vue enseignant, et en présentant d’abord le corpus et la méthodologie adoptés, avant d’examiner en quoi ce type de recherche est au service d’une articulation de la théorie et de la pratique en vue de former enseignant.e.s-chercheur.e.s, puis d’en évoquer les limites et les perspectives.
Corpus et méthodologie
Après avoir résumé l’objet de la recherche collaborative à laquelle nous avons participé, nous présenterons le corpus retenu pour la présente étude.
Objet et objectif de la recherche
Cette recherche, menée pendant quatre ans, visait à mettre en œuvre des démarches d’enseignement de la lecture littéraire fondées sur les théories de la réception des textes4 en permettant l’expression des lectures subjectives des élèves pour construire des compétences de lecture distanciée, via l’usage d’un cahier de lecture et la pratique des débats interprétatifs. Les propositions établies par l’équipe ont consisté d’abord à poser des questions analogiques ou axiologiques5 auxquelles les élèves répondaient dans leur cahier après une première lecture du texte en autonomie. Prenant connaissance des réponses des élèves, l’enseignant.e pouvait alors formuler des interrogations propres à nourrir la confrontation des interprétations lors du débat en classe. Un temps de synthèse était enfin ménagé pour permettre le retour individuel au cahier et la construction de lectures plus distanciées. Le blog, comme autre outil propice, par le biais d’échanges écrits asynchrones, à la confrontation des lectures subjectives et à la coconstruction de lectures distanciées, a également été expérimenté par certain.e.s enseignant.e.s 6.
L’enquête-bilan
Afin de recueillir le bilan, cinq ans après, de l’expérience telle qu’elle a été vécue par les enseignant.e.s du groupe de recherche, je leur ai adressé, au printemps 2018, par courriel, les questions suivantes:
- - Quelles étaient vos motivations pour participer à cette expérimentation?
- - Que vous a apporté cette expérience de recherche-action?
- - A-t-elle changé quelque chose dans votre posture professionnelle, dans votre conception de la littérature et de l’enseignement/de la formation?
- - Quels manques pourriez-vous identifier pour que le dispositif puisse être plus productif?
Cet envoi a donné lieu à sept retours sur neuf participant.e.s, qui seront analysés dans cet article, et auxquels je mêlerai ponctuellement mon propre témoignage du point de vue enseignant.
Les articles de l’enseignante-chercheure
Au fur et à mesure de l’avancée des travaux collectifs, l’enseignante-chercheure dirigeant cette recherche collaborative a publié plusieurs articles, dont trois font également partie de mon corpus, dans la mesure où ils fournissent des témoignages des participant.e.s, recueillis et analysés pendant l’expérimentation, ainsi que le point de vue de l’enseignante-chercheure sur son rôle auprès de l’équipe: un article de 2010 coécrit avec Patrick Joole, intitulé «Débattre et tenir un carnet à l’école et au collège» et paru dans la revue Le Français Aujourd’hui; un article de 2011, «Le carnet de lecteur de littérature au collège et au lycée: un dispositif expérimental misant sur une nouvelle approche de l’interaction lecture-écriture» paru dans la revue Dyptique; et un article de 2012 coécrit avec Patrick Joole, intitulé «Une recherche-action comme espace de reconfiguration des savoirs disciplinaires et didactiques et comme lieu de formation professionnelle», paru dans l’ouvrage Les didactiques en questions, états des lieux et perspectives pour la recherche et la formation.
Nous nous appuierons sur ces différents témoignages, analyses et auto-analyses pour déterminer en quoi ce type de recherche, au service de l’articulation entre pratique et théorie, constitue un espace de formation à la recherche et par la recherche, permettant aux enseignant.e.s d’approfondir et de consolider leur rapport réflexif à la discipline enseignée.
Un espace de formation à la recherche
Un regard sur le profil des participant.e.s et sur leurs motivations initiales permettra de mieux saisir en quoi, grâce à cette recherche, ils/elles ont pu découvrir ou mieux connaître le champ de recherche spécifique de la didactique de la littérature, ainsi que les méthodes qui lui sont associées.
Le profil des participant.e.s7
L’équipe travaillant sous la direction de l’enseignante-chercheure était constituée de dix enseignant.e.s et formateurs.trices8 (et cinq contributrices occasionnelles), la moitié en poste en collège et la moitié en lycée, de la sixième à la terminale, dans des établissements de types différents, du classement en zone prioritaire à l’établissement de centre-ville.
Les formateurs.trices engagé.e.s dans la recherche se sont rencontré.e.s au sein de l’IUFM. Les enseignantes qui ont été invitées à y participer ont été recrutées dans le cadre de leur formation initiale et continue: l’une (E3) lors d’un stage sur l’usage des blogs, l’autre (E2) lors de son Master 2 de formation de formateurs; la troisième (E1) était en lien avec l’enseignante-chercheure depuis son année de stage. À l’exception d’une participante (E3), tou.te.s connaissaient donc l’enseignante-chercheure menant la recherche avant de s’y engager, et les formateurs.trices se connaissaient déjà entre elles/eux.
Leurs motivations
La confiance ou l’estime à l’égard de l’enseignante-chercheure est d’ailleurs mentionnée dans les bilans par quatre participant.e.s (E1, EF1, EF6, EF7). Quatre d’entre elles/eux (E1, EF5, EF6, EF7) évoquent explicitement comme motivation leurs questionnements sur l’enseignement de la lecture et l’insatisfaction qu’il leur causait:
Mes motivations: le constat d'un manque d'intérêt assez généralisé des élèves de lycée pour les textes littéraires si on ne leur donnait pas l'occasion de se les approprier. (EF5)
Je n’étais pas satisfaite des séances de questions sur les textes, sans parvenir à aborder les choses autrement. Pour les lectures cursives, j’avais pris des idées sur la liste de discussion de Weblettres, mais pour la lecture analytique, je ne trouvais pas de solutions satisfaisantes. (E1)
Quatre participant.e.s (E2, EF1, EF4, EF7) mentionnent leur désir d’échanger sur leur pratique:
Mes motivations étaient de pouvoir échanger avec des collègues autour de pratiques pédagogiques, alors que je débutais encore dans l'enseignement (3e année) et que j'avais besoin de me nourrir des expériences apportées par les uns et les autres. (E2)
Motivations: le groupe constitué, que je connaissais par la formation continue et que j'avais trouvé porteur pour se sentir stimulé et continuer à bouger... profiter de la force des échanges, ne pas s'encrouter, avoir un regard bienveillant sur ses propres pratiques (échanges quasi-impossibles dans les établissements). (EF1)
Deux enseignant.e.s-formateurs.trices (EF4, EF7) parlent d’un désir déjà présent en amont «d'accéder à des connaissances en didactique de la littérature» ou de les «approfondir».
Deux participantes (E1, E3) soulèvent des difficultés rencontrées au début de l’expérimentation, l’une parce qu’elle avait pris la recherche en cours: «Il a fallu que je m'adapte avant de comprendre les enjeux», et l’autre parce qu’elle avait connu l’équipe des formateurs.trices de l’IUFM alors qu’elle était elle-même stagiaire, ce qui l’amenait à s’interroger sur sa légitimité à leurs côtés. Toutefois, ces difficultés se sont révélées solubles dans le caractère expérimental lui-même de la recherche collaborative, puisque chacun.e s’y voit placé.e sur un pied d’égalité en termes de mise en œuvre avec ses classes, a fortiori dans le cadre d’une recherche liée à des théories récentes comme celles de la réception des textes littéraires et du sujet lecteur. Serge Desgagné le rappelle d’ailleurs, c’est le «concept même de collaboration» qui permet que chacun.e trouve sa place depuis ses questionnements propres:
[…]chaque type de partenaires [peut] s'y engager à partir de ses préoccupations et de ses intérêts respectifs (St-Arnaud 1986), des préoccupations et des intérêts qui sont mobilisés, entre autres, par les exigences mêmes de la fonction qu'ils exercent, chacun de leur côté, et qui les réunit dans le projet collaboratif. (Desgagné 1997 : 377)
La découverte d’un champ de recherche spécifique
Les enseignant.e.s, selon leurs «préoccupations» et leurs «intérêts respectifs», ont tou.te.s, grâce à cette recherche collaborative, découvert la recherche en didactique de la littérature avec ses spécificités propres, ou approfondi leur approche de ses enjeux et de ses méthodologies.
Ce sont les apports théoriques de l’enseignante-chercheure, notamment sur la réception des textes littéraires et sur les concepts de sujet lecteur et de lecture littéraire, qui ont d’abord marqué les participant.e.s. Ils/elles ont ainsi pu renouveler les conceptions et les fondements épistémologiques sur lesquels s’appuyait leur enseignement de la littérature, et se familiariser avec les autres champs des sciences humaines et sociales abordés dans les articles et ouvrages proposés –sociologie de la lecture, philosophie esthétique, sciences cognitives–, alors que leur formation universitaire avait été principalement fondée sur les théories du texte et les effets programmés par le texte. L’importance de cette dimension était soulignée par les enseignant.e.s dès 2011, dans les questionnaires analysés par l’enseignante-chercheure:
L’ancrage théorique proposé a été essentiel. Les nombreux articles, lectures, comptes rendus de recherches… régulièrement communiqués m’ont été extrêmement précieux,parce que j’ai peu de temps à consacrer à ce travail en cours d’année, et, bien sûr, en raison de leur intérêt.
Un membre de l’équipe déclare avoir acquis “une perception plus précise de démarches pour faire interpréter des élèves grâce à l’épaississement de la notion d’interprétation elle-même”. (Ahr & Joole 2012 : 96 et 93)
Ces apports ont constitué la possibilité pour les participant.e.s d’enrichir leur pratique par une meilleure connaissance des théories actuelles sur lesquelles est appelé à se fonder l’enseignement de la littérature. En outre, la recherche ayant pris place dans le cadre de l’IUFM, elle se trouvait ainsi, dès les premières réflexions du groupe et les premiers essais en classe, légitimée par l’Institution. Ce double étayage scientifique et institutionnel a donc garanti aux enseignant.e.s préservation et protection de leur identité professionnelle, leur permettant de se sentir autorisé.e.s à expérimenter des démarches qui ne figuraient pas encore dans les textes officiels, comme l’enseignante-chercheure le souligne:
[Il] est difficile de modifier frontalement des conceptions liées à des croyances installées. Des propositions pédagogiques inhabituelles ou différentes apparaissent en effet aux professeurs comme autant de remises en cause de leur identité professionnelle. C’est pourquoi, il est nécessaire, dans le cadre de la formation, de porter à la connaissance des enseignants un certain nombre de savoirs de référence liés à la lecture de la littérature. (Ahr & Joole 2010 : 79)
Plus de sept ans après les premiers questionnaires, cinq participant.e.s (E1, E2, EF1, EF4, EF7) mentionnent la place décisive de ces apports, comme le fait, de façon très positive, l’une des enseignantes:
Cette expérience de recherche-action m'a permis d'opérer des allers-retours entre théorie et pratique, et de conceptualiser les postures de lecteurs dans mes classes. Cela m'a permis aussi de réaliser que les postures de lecteurs présentes dans la vie réelle existent dans nos classes. (E2)
Cette dernière remarque sur les postures de lecteurs «dans la vie réelle» et «dans nos classes» montre combien ces éclaircissements théoriques, loin d’éloigner les participant.e.s des enjeux praxéologiques, ont pu au contraire ancrer davantage leur pratique dans la prise en compte des élèves comme sujets lecteurs réels et combien, lorsqu’elle est actualisée par l’expérimentation, la théorie prend tout son sens : «de quoi réconcilier avec le jargon de la didactique/pédagogie...», note ainsi EF1.
La découverte de méthodes de recherche spécifiques
L’apprentissage de l’interprétation concernait en effet à la fois les élèves et les enseignant.e.s: pour les un.e.s, l’interprétation d’un texte littéraire, pour les autres, celle des différents types de données utilisées lors de la recherche –captations vidéo de séances, écrits des élèves (extraits des cahiers de lecture, réponses à un questionnaire en fin d’année), comptes rendus d’expérimentation des autres enseignant.e.s. Il s’agissait d’intégrer le regard distancié des chercheur.e.s, notamment par un «effet miroir» (Ahr 2011) avec l’enseignante-chercheure qui dirigeait la recherche, puisque l’une des visées était de se former, par la recherche, à la recherche et de devenir à notre tour des «enseignants-chercheurs» (Elliott 1990). Par l’intériorisation du regard critique, l’objectif était d’acquérir la capacité d’évaluer de façon autonome l’efficacité et la pertinence de nos gestes professionnels et d’adopter un ethos de «praticien réflexif, qui aborde sa pratique dans une perspective de perfectionnement continu» (Desgagné 1997 : 376). Joëlle Morrissette, expliquant le modèle d’acteur de Schön, parle à ce propos d’«une épistémologie de l’agir» selon laquelle se construit chez les praticien.ne.s «un répertoire d’actions» au fur et à mesure qu’ils/elles analysent des situations problématiques (Morrissette 2013 : 38).
Un exemple d’échange avec l’enseignante-chercheure mettra en évidence ce processus. Au fil de l’expérimentation, cette dernière nous fournissait, à côté de nombreuses références concernant la lecture littéraire, les articles qu’elle était amenée à rédiger. Ainsi ai-je lu dans l’un d’eux l’analyse d’une des réactions que j’avais eue en classe lors d’un débat sur un poème de Cocteau (et que j’avais décrite dans un compte rendu), à propos de diverses analogies sonores proposées par les élèves:
Comme il aurait été aisé* de s’appuyer sur ces «impressions fugaces» pour mener un débat interprétatif particulièrement ouvert!
* Le professeur n’a hélas pas perçu, à la lecture des carnets, cette voie qui s’offrait à lui. (Ahr 2011 : 165)
Deux ans plus tard, comme en témoigne un écrit datant de février 2012 préparatoire à la rédaction d’une partie de l’ouvrage collectif, j’étais en capacité d’analyser la situation de classe tout comme d’articuler les problèmes qui se posent dans l’immédiateté de la pratique et les avancées méthodologiques effectuées au sein de l’équipe:
J’ai voulu trop orienter les élèves en partant d’une problématique déjà intellectualisée, au lieu de m’appuyer sur la diversité de leurs impressions sonores par exemple. […] Ce qui m’a empêché de saisir cette opportunité, mise à part la crainte de ne pas maîtriser ce qui se dirait […], a été de ne pas prévoir de retour au classeur après le débat. En effet, je me suis aperçue ensuite qu’il était de ce point de vue libérateur de laisser émerger les problématiques lors du débat, puis de les canaliser et les organiser dans le cadre d’un cours noté dans le classeur […]. Si je ne le fais pas, cela revient à chercher à faire dire aux élèves lors du débat ce que j’aurais voulu traiter en cours [...] et je ne laisserai donc pas le débat avoir lieu9.
Cet exemple met en évidence la circulation entre savoirs en construction et savoirs institués. L’acquisition d’une plus grande réflexivité professionnelle et de la capacité à articuler théorie et pratique dans le cadre de la recherche collaborative entraîne en effet une formulation plus distanciée des analyses, à son tour productrice de nouveaux savoirs et savoir-faire à la fois dans la pratique de classe et dans la recherche. L’approfondissement de la réflexion sur la pratique, étayée par de nouvelles références théoriques, rend possible la poursuite de la formation et la circulation des savoirs construits.
Un espace de formation par la recherche
La recherche comme espace de partage en acte, au sein duquel s’opèrent des déplacements personnels et professionnels, collectifs et individuels, constitue une formation menant à la redéfinition du sujet enseignant comme «enseignant.e-chercheur.e» capable de transmettre aux pairs et à la communauté scientifique les savoirs et savoir-faire élaborés, grâce à une réflexion sur les critères et les conditions de validité des démarches expérimentées.
La recherche comme espace de partage
Comme nous l’avons vu plus haut, participer à un échange sur les pratiques était une des premières motivations de plusieurs des enseignant.e.s engagé.e.s dans la recherche. Ainsi, deux d’entre elles disent y avoir trouvé un «partage de pratiques […] très précieux » (E3) et «beaucoup de points de vue innovants sur l'enseignement» (EF1). L’importance des réunions au cours desquelles les participant.e.s rendaient compte et discutaient de leurs expérimentations et interrogations, sous la houlette de l’enseignante-chercheure, est apparue également dès le début de la recherche, ainsi que le note cette dernière en 2012:
La mutualisation des expériences et les échanges que celle-ci a engendrés ont nourri la réflexion collective. Un membre de l’équipe confie:
J’ai beaucoup apprécié la réunion de samedi, je l’ai trouvée passionnante et j’apprécie énormément le fait que nous partagions tous nos certitudes, nos doutes et nos réticences. Plus on avance, plus l’horizon s’éclaircit. (Ahr & Joole 2012 : 94)
Joëlle Morrissette explique le processus à l’œuvre lors de ces rencontres, qui fait pleinement écho à l’effet de distanciation permis par le débat interprétatif autour des lectures subjectives tel qu’il a été expérimenté dans les classes par l’équipe:
[Les] moments de rencontres collectives revêtent une grande importance puisqu’ils servent de lieu d’objectivation de la démarche et des pratiques, les échanges favorisant le croisement de différents points de vue qui se transforment et s’approfondissent dans l’intersubjectivité. (Morrissette 2013 : 40)
Le rôle déterminant des échanges entre pairs –enseignant.e.s comme élèves– s’explique, comme le souligne Dominique Bucheton, et suivant les travaux de l’interactionnisme social, par le fait que le «langage est un système d’ajustement de la dynamique de la pensée à celle des échanges avec les autres» (Bucheton 2002 : 2) et que la réflexivité se forme par les échanges de points de vue et la distanciation qu’ils permettent de construire collectivement.
Une redéfinition du sujet
Dans ce processus, le rôle de l’écrit individuel est de permettre au sujet de ne pas se diluer dans les échanges collectifs. Les enseignant.e.s rédigeaient ainsi, pour la majorité d’entre eux/elles, des comptes rendus d’expérimentation envoyés régulièrement à l’enseignante-chercheure, comprenant des descriptions de séances, avec leur perception des effets de la démarche sur la classe et sur eux/elles-mêmes. Les impressions et les sensations des enseignant.e.s avaient donc toute leur place, comme l’avaient celles des élèves, avant et après le débat, via leurs réponses individuelles aux questions dans le cahier de lecture, ce dernier devenant «un outil cognitif favorisant l’activité interprétative d’un sujet non pas seulement épistémique mais aussi social et affectif (Javerzat 2009)» (Ahr & Joole 2012 : 90).
Le déplacement de focalisation de «l’objet lu» à «la réception empirique des textes par les sujets lecteurs» et aux activités permettant la construction d’une «lecture subjective argumentée» (Ahr & Joole 2012 : 91) a donc d’abord été un déplacement conceptuel expérimenté par les enseignant.e.s eux/elles-mêmes dans leurs représentations les plus ancrées : représentations de la littérature, de la place de l’élève et du/de la professeur.e, de la domination des savoirs cognitifs sur les émotions et les perceptions. Une enseignante devenue psychologue décrit ce déplacement fondamental:
Je pense que j'ai joint à ma fonction de transmission en tant qu'enseignante celle de réception, sans jugement a priori, des sensations, sentiments et points de vue des élèves. Je continue à avoir une fonction de formation d'adultes dans une école de psychothérapie et au fond je fais des liens pour ce qui est de l'écoute, de la réception de la parole avec ce que nous avons mis en place pour la lecture littéraire. (EF5)
Et cette primauté de la réception est l’inverse d’une passivité, puisque le propre de la parole scolaire, c’est d’apprendre à «être auteur», comme l’explique Dominique Bucheton:
Le propre de la parole scolaire, c’est que ce n’est ni la parole de la rue, ni de la famille, c’est une parole du travail intellectuel. […]
J’écris, je lis un peu, je parle un peu, je réécris, je relis, je reformule, je déplace et de tout ce magma va finir par émerger quelque chose d’un peu plus clair. […]
C’est tout ce tâtonnement, ce dosage entre enseigner et faire apprendre qui construit une identité de sujet scolaire. Et être un sujet scolaire, c’est avoir construit le sens de ce qu’on fait à l’école, c’est l’avoir accepté, c’est participer avec des émotions, des affects, un langage, un parcours, la capacité à avoir un point de vue, à être auteur. (Bucheton 2002 : 6)
Qu’on soit élève ou enseignant.e, devenir auteur.e de sa parole, en tant qu’on s’y investit, qu’on s’y renouvelle et qu’on s’en approprie réflexivement les enjeux, permet de transposer et transmettre les savoirs et les savoir-faire acquis et construits.
La capacité à transposer les savoirs
La capacité pour le sujet qui les possède à transposer les savoirs, à les réinvestir dans d’autres contextes et avec d’autres outils, garantit, à partir de ces déplacements, la circulation des savoirs et la création de nouveaux savoirs. De tels déplacements et réajustements des conceptions et des gestes professionnels apparaissent dans les réponses de 2018:
Concernant ma posture professionnelle, cela a changé beaucoup de choses... J'ai généralisé le débat interprétatif, je ne vois pas comment faire autrement maintenant. (E3)
J'ai ensuite décidé de transposer ce que j'avais expérimenté à l'échelle d'une œuvre (portraits chinois dans les cahiers de lecture) dans mon quotidien pour chaque séance de découverte d'un texte (lectures analytiques, questions "portraits chinois" pour partir du sujet lecteur afin de construire des interprétations des extraits). (E2)
La circulation et la transposition des savoirs produits par les participant.e.s lors de la recherche ont également été induites par la transmission aux pairs des nouveaux gestes professionnels acquis ou en cours de construction et se sont mises en place dès le début de la recherche, via les situations nées de l’expérimentation elle-même ainsi que par le biais des activités de formation de plusieurs participant.e.s, comme le montrent les témoignages recueillis alors par l’enseignante-chercheure:
J’en ai parlé à mes stagiaires de nombreuses fois, en particulier dans l’accompagnement des mémoires professionnels qui s’y prêtaient et dans des séances de formation sur la lecture ou qui évoquaient plus généralement l’autonomie à construire dans les démarches des élèves. […]
J’en ai parlé à des collègues de français et à d’autres collègues intrigués par les carnets lorsque je les photocopiais par exemple, […] en leur expliquant qu’il s’agissait de carnets de lecteurs visant à donner aux élèves un espace pour rendre compte, de façon plus personnelle, de leur lecture des textes et préparant les débats en classe. Je leur disais que ces derniers constituaient un moment très plaisant, au cours duquel les élèves avaient l’occasion de donner des interprétations très intéressantes, par lesquelles j’avais plus d’une fois été très positivement surprise. […]
Mes stagiaires ont été très intéressés et se sont mis à pratiquer pour certains. Ils ont bien compris que c’était une véritable pédagogie de la mise en activité des élèves pouvant remplacer le faux-semblant de méthode inductive, qui est le plus souvent un jeu de questions-réponses à la question «devine ce que j’ai dans la tête !» (Ahr & Joole 2012 : 91-92)
Le «défi» tel qu’énoncé par Serge Desgagné est en effet de «faire en sorte que recherche et formation se coconstituent» (Desgagné 1997 : 378); l’objectif est explicitement mentionné comme atteint par sept des neuf participant.e.s dans les questionnaires-bilans:
[Cette recherche action] m'a permis aussi de faire l'expérience d'une autre manière de se former (et de former) stimulant la réflexion et favorisant l'autonomie grâce au temps laissé à l'expérimentation. (EF7)
On souhaiterait que toutes les formations articulent ainsi le faire, l’expérimental et la réflexion théorique, l’individuel et le collectif… (EF4)
Aujourd'hui, je continue à utiliser cette expérience au sein de mes formations (stages, réunions, actions pédagogiques […], mise en place d'un prix littéraire pour les écoliers et les collégiens «Lire et élire»). (E2)
J'ai également transmis puisqu'une de nos collègues […] a lu notre production et a créé un petit groupe de travail autour de cette nouvelle expérience. (EF5)
La légitimation des savoirs construits
L’expérience même de la recherche et de ses méthodes a donc permis aux enseignant.e.s d’effectuer les déplacements praxéologiques et conceptuels nécessaires pour devenir des praticiennes et des praticiens réflexifs, en mesure de transposer les méthodologies explorées et de transmettre les résultats obtenus. Par conséquent, la recherche a également constitué un espace de légitimation et d’institutionnalisation des savoirs construits au sein de l’équipe, grâce à la possibilité de les partager, de les communiquer, auprès de la communauté scientifique. Ainsi une enseignante (E3) note-t-elle les étapes de l’appropriation des savoirs générée par ce processus:
Écrire pour un article rendant compte de son expérience était très nouveau pour moi : cela m'obligeait à mettre à distance et à adopter une terminologie que je ne connaissais pas. J'avais l'impression de recommencer à zéro. Cela m'a demandé un gros effort. Mais, quand je relis l'ouvrage produit, je retrouve des repères, je trouve que cela constitue une étape tangible à partir de laquelle je peux avancer.
Le rôle joué par l’enseignante-chercheure a été de permettre ce passage de la réflexion sur la pratique, commune à tou.te.s les enseignant.e.s, à des compétences confirmées d’analyse, par l’accès qu’elle a offert aux savoirs et aux codes rendant possible la reconnaissance scientifique des travaux menés par l’équipe, ainsi qu’elle le souligne dans l’un de ses articles:
[Il] revient à l’enseignant-chercheur de transformer l’analyse des situations expérimentées, la réflexion sur les nouvelles pratiques professionnelles que la recherche fait émerger en objet de connaissance reconnu par la communauté scientifique. (Ahr & Joole 2012 : 95)
Or, dans la perspective de communiquer les résultats d’une recherche en didactique de la littérature portant sur la lecture et la prise en compte des réceptions subjectives, la question de la scientificité des résultats, et donc des critères de validité à adopter, revêt une complexité particulière; ce questionnement a nourri les échanges et les interrogations relatifs tant à l’élaboration et à la mise en œuvre de démarches avec les élèves qu’à leur potentielle valeur scientifique, formant l’équipe aux multiples enjeux, scientifiques mais aussi politiques10 au sens large, de leur expérimentation collective.
Une formation aux enjeux scientifiques et politiques des choix effectués dans le cadre de la recherche
Jean-Louis Dufays, à propos d’une autre recherche sur la lecture littéraire, retient comme critère de validité les visées de crédibilité plutôt que d’objectivité, et de transférabilité plutôt que de «généralisabilité»:
Soulignons toutefois que, dans la mesure où la recherche était à la fois interprétative et « engagée », sa visée n’était pas l’objectivité, mais la crédibilité, laquelle reposait sur les quatre critères définis par Marielle Tousignant (1989) :
- la présence prolongée du chercheur dans le milieu concerné,
- la recherche des aspects qui comptent vraiment pour les participants,
- l’utilisation et le recoupement de sources d’informations diversifiées,
- la corroboration, ou vérification des hypothèses auprès des participants (c’est-à-dire ici des enseignants et des élèves). […]
Ajoutons […] ceci avec Marielle Tousignant (1989) : «Pour les chercheurs qualitatifs, il s’agit avant tout de fournir des descriptions riches et détaillées du milieu étudié et de laisser le lecteur décider si les caractéristiques sont suffisamment semblables pour que les résultats obtenus et les tentatives d’explication générées soient transférables dans un milieu comparable». Plutôt que de parler de généralisabilité, mieux vaut donc parler de transférabilité. (Dufays 2006 : 162-163)
En effet, la recherche de type collaboratif avec expérimentation sur le terrain par les participant.e.s eux/elles-mêmes reconnait de fait au contexte de la pratique et aux outils (caractéristiques de la classe, de l’établissement, du niveau des élèves, de la place dans la progression annuelle, du support utilisé, etc.) un rôle déterminant dans la discrimination des échecs et des réussites et dans la construction des savoirs. La recherche à laquelle nous avons participé s’est révélée d’autant plus formatrice sur ces questionnements propres aux sciences humaines et sociales que l’ouverture théorique en ce sens était un choix affirmé de l’enseignante-chercheure, qui avait souhaité «une approche culturelle et anthropologique de la didactique, qui s’intéresse "aux personnes et non à des sujets seulement épistémiques" (Bucheton 2008 : 40)» et qui se trouve «au carrefour de diverses théories (pragmatique, interactionnisme sociodiscursif, psychologie sociale, ergonomie du métier enseignant…)» (Ahr & Joole 2012 : 90).
Ce rôle primordial joué par les contextes et les conditions d’expérimentation mène à d’autres interrogations concernant les enjeux de pouvoir à l’œuvre dans l’organisation de la recherche comme dans son objet, redoublé ici par le fait qu’elle impliquait des débats interprétatifs sur les lectures subjectives des élèves. Les questions de l’autorité, du contrôle, de la place des savoirs académiques se sont donc trouvées posées de façon très concrète, au sein du groupe et au sein de la classe, comme le souligne une participante:
[Ma] posture en a été modifiée sur plusieurs points : ma tendance au contrôle remise en question, la position centrale du prof questionnée […], la question de la coconstruction déplacée pour une vraie émergence de la pensée de l'élève. […] Le groupe [de recherche] était à la fois porteur et sécurisant dans le cadre libérateur d'un autre lâcher-prise. En aucune manière je ne me suis sentie poussée à faire telle ou telle chose et ma liberté a permis la libération des élèves par contrecoup. C'est pour moi la force double de la formation : nourriture partagée, encadrement rassurant et autorisation à oser... (EF1)
La forme même de la recherche incitait à ces remises en cause. En effet, l’absence, soulignée ici, de sentiment d’obligation va dans le sens des définitions de la recherche collaborative telles que développées par Serge Desgagné, comme «approche collaborative [qui] nous semble plutôt miser, concernant le développement des connaissances liées à la pratique, sur une "prise de pouvoir" partagée entre chercheurs universitaires et praticiens» (Desgagné 2006 : 388), et par Joëlle Morrissette, parlant d’une «démocratie délibérative, ayant pour finalité l’émancipation individuelle et collective, afin de faire face aux problèmes contemporains» (Morrissette 2013 : 36).
Limites et perspectives
Si les bilans des participant.e.s s’avèrent très positifs dans l’ensemble, certaines limites s’y font jour, ouvrant des pistes de réflexion pour améliorer le dispositif. Les idées formulées témoignent d’un souci constant de maintenir des liens entre recherche et formation, puisqu’elles appellent à développer les activités «favoris[ant] ladiscursivité du savoir d’action, tenu pour tacite» (Morrissette 2013 : 42) et à mettre en place des prolongements sous forme d’échanges:
Systématiser les observations mutuelles entre participants. Recourir à la vidéo pour susciter des auto-confrontations. (EF7)
Pour les manques, difficile à dire : je dirais un prolongement qui évite de retomber dans sa routine... un espace de partage pour la suite, au moins par petits groupes (des binômes de travail ?). (EF1)
J'aurais bien voulu que cela continue… ! Car je poursuis une réflexion sur la réception comme l'avait suggéré [l’enseignante-chercheure] mais je me sens seule !!! et je ne trouve pas le moteur que j'avais trouvé lors de nos échanges du mercredi après-midi. (E3)
Pour un autre participant, les prolongements possibles se situent du côté du type d’écrits de réception demandés aux élèves:
Il me semble que la lecture doit être fortement liée à l’écriture, dans sa sensualité ou sensibilité... L’expérience devrait porter sur les écrits de toutes formes qui permettent de mieux lire. Mais c’était pour partie l’objet de ce dispositif […]. (EF6)
Ce point de vue fait écho à la forte inclination de l’enseignant pour la fiction et à une prise de distance affirmée vis-à-vis des discours théoriques:
Je ne SAIS PAS lire des textes théoriques. […] La froideur, la sécheresse de la théorie me bloquent. (EF6)
Si ce dernier cas tend à montrer que ce type de recherche collaborative, qui articule apports théoriques et expérimentation, ne convient pas à toutes les sensibilités professionnelles, cinq participant.e.s déclarent avoir durablement modifié leur pratique et leurs conceptions de la lecture littéraire. Quatre d’entre elles/eux affirment avoir pris goût à la recherche en didactique (E1, E3, EF4, EF7), et quatre avoir réinvesti dans des formations menées ultérieurement les savoirs et les savoir-faire acquis (E2, EF4, EF5, EF7). Une enseignante décrit même l’expérience comme «une façon de se réaliser au sens fort du mot, devenir le prof réel qu'on peut être» (EF1).
De plus, un regard sur le parcours des dix enseignant.e.s qui ont pris part à la recherche montre un développement professionnel ou une évolution de carrière, pendant la recherche ou dans les deux ans qui ont suivi, pour les deux tiers du groupe, dans les domaines de la formation et de la recherche en didactique de la littérature: une enseignante (E2) est devenue formatrice, une enseignante (E1) a passé un master 2 de recherche en didactique et une autre (EF1) un master 2 de formation de formateurs, deux enseignant.e.s (E1, EF7) ont entrepris un travail de thèse, une enseignante (EF4) a dirigé la réalisation d’un manuel scolaire pour la réforme de 2015, une enseignante (EF3) est devenue inspectrice.
Un renforcement et une multiplication des dispositifs associant les enseignant.e.s à la recherche universitaire apparaît donc fortement souhaitable, qu’il serait bon d’associer à des aménagements dans les services de celles et ceux qui s’y engagent. En effet, si le site éduscol présente plusieurs initiatives d’envergure en ce sens11, ce type d’expérimentation requiert toujours de la part des participant.e.s un fort investissement personnel en termes de temps et de quantité de travail, puisqu’il s’ajoute à leur activité professionnelle.
Conclusion
La recherche collaborative construit un espace d’échanges au sein duquel la question formulée par Dominique Bucheton en 2002, et qui s’est posée dans les classes entre les enseignant.e.s et leurs élèves comme au sein de l’équipe entre chercheure et enseignant.e.s, peut trouver une réponse positive:
Sommes-nous prêts à faire construire la parole de manière égalitaire, à permettre que tous les enfants, les adolescents, les apprenants puissent s’emparer de ce pouvoir ? (Bucheton 2002 : 1)
En d’autres termes, comment pouvons-nous favoriser des modes d’organisation et des démarches qui permettent de contrecarrer les hiérarchies et les ordres figés, peu propices à nos disciplines littéraires, qui requièrent de laisser à la réflexion individuelle et collective du jeu, des espaces d’indétermination, de la place pour exprimer et créer de nouvelles interprétations? La recherche coopérative entre pairs et avec l’enseignant.e-chercheur.e permet une telle forme de liberté dans la mesure où, en leur offrant les moyens théoriques et méthodologiques d’une coconstruction de savoirs professionnels fondée sur leur propre pratique, elle forme les enseignant.e.s, quelles que soient leurs conditions d’exercice –niveaux et types d’établissement différents– à devenir des praticiennes et des praticiens réflexifs. Elle rend possible «une appropriation personnelle des savoirs issus de la recherche» qui mène à «la conceptualisation de nouvelles pratiques professionnelles» (Ahr & Joole 2012 : 89). Dans le même mouvement, elle ménage l’espace nécessaire à l’élaboration collective de savoirs et de savoir-faire communicables à la communauté enseignante comme à la communauté scientifique. Elle met en commun et en circulation les expérimentations et les réflexions pour nourrir des dynamiques personnelles et professionnelles, individuelles et collectives, propres à engendrer à leur tour de nouvelles pratiques et de nouveaux savoirs.
Bibliographie
Ahr, Sylviane (dir.) (2018 [2013], Vers un enseignement de la lecture littéraire au lycée – Expérimentations et réflexions, Grenoble, CRPD de Grenoble.
Ahr, Sylviane (dir.), Former à la lecture littéraire, Éditions Canopé.
Ahr, Sylviane (2011), «Le carnet de lecteur de littérature au collège et au lycée: un dispositif expérimental misant sur une nouvelle approche de l’interaction lecture-écriture», Diptyque, n° 21, «Enseigner la langue et la littérature – Des dispositifs pour penser leur articulation», Namur, Presses Universitaires de Namur, p. 157-175.
Ahr, Sylviane, Agnès Brunet, Cécile Couteaux, Françoise Ravez (2013), «Carnet/journal de lecteur / de lecture: quels usages, pour quels enjeux, de l'école à l'université?», Dyptique, n°25, Namur, Presses Universitaires de Namur, p. 129-145.
Ahr, Sylviane, Patrick Joole, Françoise Ravez (2012). «Une recherche-action comme espace de reconfiguration des savoirs disciplinaires et didactiques et comme lieu de formation professionnelle», in Les didactiques en question(s). État des lieux et perspectives pour la recherche et la formation, M.-L. Elalouf, A. Robert, A. Belhadjin & M.-F. Bishop (dir.), Bruxelles, De Boeck, p. 89-97.
Ahr, Sylviane, Patrick Joole (2010), «Débats et carnets de lecteurs, de l’école au collège», Le Français Aujourd’hui, n° 168, Paris, Armand Colin, p. 69-82.
Bucheton, Dominique (2002), «Devenir l’auteur de sa parole». En ligne, consulté le 31 décembre 2020, URL : http://langage.ac-creteil.fr/IMG/pdf/devenir_auteur_de_sa_parole_bucheton-2.pdf.
Bucheton, Dominique, Olivier Dezutter (2008), Le développement des gestes professionnels dans l’enseignement du français – Un défi pour la recherche et la formation, Bruxelles, De Boeck Université.
Desgagné, Serge (1998), «La position du chercheur en recherche collaborative: illustration d’une démarche de médiation entre culture universitaire et culture scolaire», Recherches qualitatives, n°18, p. 77-105.
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Dufays, Jean-Louis (2006), «Chapitre 8. Au carrefour de trois méthodologies: une recherche en didactique de la lecture littéraire», in L'analyse qualitative en éducation, L. Paquay et al., Bruxelles, De Boeck Supérieur, p. 143-164.
Elliott, John (1990), «Teachers as researchers: Implications for supervision and for teacher education», Teaching and Teacher Education, n°6 (1), p. 1-26.
Javerzat, Marie-Claude (2009), «Lire en constellation pour apprendre à l’école», in La littérature en corpus, Corpus implicites, explicites, virtuels, B. Louichon et A. Rouxel (Éds), Paris, SCEREN.
Morrissette, Joëlle (2013), «Recherche-action et recherche collaborative: Quel rapport aux savoirs et à la production de savoirs?», Nouvelles pratiques sociales, volume 25, n°2, p. 35-49.
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Tousignant, Marielle (1989), Vers l’identification de critères d’évaluation et de moyens d’améliorer la qualité d’une recherche qualitative, Québec, Université de Laval.
Pour citer l'article
Cécile Couteaux, "La recherche de type collaboratif: un espace de formation à et par la recherche", Transpositio, n°3 Formes de la circulation entre recherches didactiques et pratiques enseignantes de la littérature, 2021https://www.transpositio.org/articles/view/la-recherche-de-type-collaboratif-un-espace-de-formation-a-et-par-la-recherche
Voir également :
Quelle didactique pour la bande dessinée? Retour sur trois tournants théoriques de la décennie 2010-2020
Depuis les années 2010, la bande dessinée connaît des mutations sociales et culturelles sans précédents. En 2017, au regard d’une légitimité devenue incontestable dans les médias, dans les musées et sur le marché de l’art, la revue Le Débat titre sur «le sacre» du médium. Dix ans après la publication de son ouvrage Un objet culturel non identifié (2006), Thierry Groensteen fait le compte des handicaps symboliques et institutionnels qui ont été levés et constate la percée de la bande dessinée dans le champ universitaire (2016). L’apparition de nouveaux genres comme l’autobiographie, la BD-reportage, l’essai scientifique, le succès de nouveaux formats éditoriaux comme le roman graphique, ainsi que la publication d’œuvres méconnues du patrimoine du XIXe et du premier XXe siècle{{Voir par exemple: Gustave Doré, Des-agréments d’un voyage d’agrément – D’après l’édition de 1851, éditions 2024, 2013; Gustave Doré, Les Travaux d’Hercule, éditions 2024, 2018; George Herriman, Intégrale Krazy Kat, tome 1 (1925-1934), tome 2 (1935-1944), 2018, éd. Les Rêveurs}}, constituent des marqueurs élitaires forts.
Quelle didactique pour la bande dessinée? Retour sur trois tournants théoriques de la décennie 2010-2020
1. Introduction
Depuis les années 2010, la bande dessinée connaît des mutations sociales et culturelles sans précédents. En 2017, au regard d’une légitimité devenue incontestable dans les médias, dans les musées et sur le marché de l’art, la revue Le Débat titre sur «le sacre» du médium. Dix ans après la publication de son ouvrage Un objet culturel non identifié (2006), Thierry Groensteen fait le compte des handicaps symboliques et institutionnels qui ont été levés et constate la percée de la bande dessinée dans le champ universitaire (2016). L’apparition de nouveaux genres comme l’autobiographie, la BD-reportage, l’essai scientifique, le succès de nouveaux formats éditoriaux comme le roman graphique, ainsi que la publication d’œuvres méconnues du patrimoine du XIXe et du premier XXe siècle1, constituent des marqueurs élitaires forts. Le passage au numérique, qui s’est accéléré à partir de 2009-2010 (Baudry 2012), a généré une interactivité nouvelle à travers les blogs BD, tandis que le turbomédia2 transforme les contours sémiotiques d’un mode d’expression qui se réinvente avec une plasticité et des propositions multimodales inédites (Robert 2016).
L’ensemble de ces transformations a conduit la recherche sur la bande dessinée à réinterroger ses catégories et ses paradigmes d’analyse. Je souhaiterais ainsi revenir sur trois tournants théoriques importants survenus dans la décennie 2010-2020. Le premier concerne un changement de conception dans la sociologie des champs culturels, avec le passage d’une théorie de la légitimation à celle d’une culture post-légitime de la BD. Le second tournant concerne la sémiologie et l’histoire du médium, à travers le passage d’une théorie de la BD comme littérature séquentielle à la conception élargie d’une généalogie polygraphique du médium. Enfin le troisième tournant concerne la réflexion pédagogique et didactique sur la bande dessinée. La légitimation culturelle de la bande dessinée, ainsi que son intégration scolaire ne se sont pas accompagnées d’une théorisation didactique éclairant les enjeux et les modalités de son étude en classe. Après avoir assigné à la BD, dans les années 1970 et 1980, un rôle de démocratisation de la lecture, voire un rôle de remédiation aux difficultés pour lire et écrire (sans véritablement questionner ce présupposé), on s’est ponctuellement avisé des difficultés spécifiques et des malentendus sociocognitifs qui pouvaient accompagner son étude. Au début des années 2010, la réflexion s’est surtout développée dans une perspective programmatique et ingéniérique, alors que manquait encore une description précise et compréhensive des pratiques effectives. Dans les situations ordinaires de classe, quelles finalités chaque discipline scolaire assigne-t-elle au médium? Comment ce dernier est-il reconfiguré comme objet disciplinaire? Ce chaînon manquant d’une didactique descriptive semble désormais en passe de se combler pour la discipline du français. Or cette évolution intervient au moment même où les tournants théoriques dans la compréhension culturelle, sémiotique et historique de l’objet BD pourraient bien rebattre les cartes.
2. Du paradigme de la légitimation au paradigme de la culture post-légitime
L’histoire de la reconnaissance socio-culturelle et socio-institutionnelle de la bande dessinée a été en premier lieu décrite et analysée par les spécialistes comme un processus de légitimation prenant naissance dans les années 1960. En 1975, dans un article intitulé «La Constitution du champ de la bande dessinée», le sociologue Luc Boltanski décrit un phénomène d’autonomisation, «sur le modèle des champs de la culture savante», selon un processus à quatre niveaux: changement dans les caractéristiques des producteurs, conquête d’un nouveau public, apparition d’un nouveau rapport avec les œuvres débouchant sur des instances de médiation et de célébration, enfin double polarisation entre grande production et production restreinte, conservateurs et novateurs. Les faits semblent donner raison à cette théorie classique de la légitimité culturelle d’inspiration bourdieusienne (1979; 1992), qui voit la création d’un centre d’intérêt commun se transformer en champ, à travers un transfert de légitimité et d’habitus académique par les producteurs majeurs et les intellectuels. Les grandes étapes en ont été largement décrites pour la sphère francophone (Groensteen 2006; Ory et al. 2012; Heinich 2017; Raux 2019): créations en 1962 d’un club de collectionneurs, d’une revue spécialisée, ainsi que d’un «Centre d’étude des littératures graphiques» animé par le journaliste Francis Lacassin, le cinéaste Alain Resnais et la sociologue Evelyne Sullerot; classification de la BD comme neuvième art en 1964 par le critique de cinéma Claude Beylie; première anthologie des Chefs d’œuvre de la bande dessinée et première exposition au musée des arts décoratifs en 1967; apparition d’une génération d’avant-garde (souvent issue du journal Pilote) revendiquant des ambitions artistiques, et création d’une édition indépendante (L’Echo des savanes en 1972, Futuropolis en 1974, Métal Hurlant en 1975); création en 1974 du salon d’Angoulême et de la collection «les maîtres de la bande dessinée» chez Hachette; apparition en 1978 du Mensuel A suivre, ambitionnant de faire concurrence à la littérature à travers de grands romans graphiques en noir et blanc. Durant la décennie 1970, la bande dessinée francophone européenne se recompose ainsi complètement dans ses styles, ses genres, ses supports, ses formats et ses publics. Elle ne s’adresse plus exclusivement à la jeunesse et s’affranchit progressivement de la presse pour devenir un phénomène de librairie à destination d’un public de connaisseurs plus adultes. La polarisation du champ analysée par Boltanski semble se vérifier avec l’apparition d’un «modèle de lecture savante et distanciée» (Lesage 2019): l’année 1984 en marque sans doute la date symbolique avec la création des Cahiers de la bande dessinée (sur le modèle des Cahiers du cinéma) et celle de l’ACBD, l’association des critiques de bandes dessinées, regroupant journalistes et essayistes spécialisés. Différentes enquêtes sur les pratiques culturelles des français (BPI & DEPS 20113) mettent non seulement en évidence le fait que les lecteurs de BD sont aussi des lecteurs de littérature en général, mais associent également cette pratique au capital culturel des classes moyennes et supérieures (Evans 2015; Maigret 2015). La dernière étape du processus de légitimation est l’entrée dans les musées (l’exposition d’Hugo Pratt au Grand Palais en 1986 ouvrant la voie à la multiplication des expositions dans les années 2000 et 2010), l’intégration de la BD par l’art contemporain (FIAC 2009) et la cotation sans cesse à la hausse des auteurs de référence sur le marché de l’art. Pour Nathalie Heinich (2017), il ne s’agit plus d’une simple ascension linéaire dans la hiérarchie des genres, mais d’un changement profond, qu’elle nomme «artification».
Ce paradigme interprétatif d’un processus continu de légitimation a pu être nuancé et complété. Harry Morgan (2003; 2012) a montré comment une première théorie du médium s’est en réalité construite en négatif dans les discours de réaction, dès le début du XXe siècle, et situe dans le courant des années 1950 les toutes premières analyses légitimantes en ce qui concerne la France. Matteo Stefanelli, dans son archéologie internationale des discours sur la BD (2012), rappelle que le médium devient un objet de discours intellectuel et scientifique dès les années 1920 aux États-Unis et que la sédimentation s’est interrompue dans les années 1950 à cause de la psychiatrisation des discours de réaction.
Cependant ce paradigme bourdieusien de la légitimation fait désormais l’objet de critiques de la part des historiens et des sociologues, en ce qu’il constitue un cadre limité voire contre-productif pour appréhender le phénomène social et culturel de la bande dessinée. Éric Maigret et Matteo Stefanelli (2012) constatent qu’il a engendré une critique «légitimiste» qui s’est enferrée dans un discours essentialiste, excessivement sémio-centré, sur la BD «en soi» et ses caractéristiques. Ce sont les débats sur son statut «séquentiel» (Eisner 1985; Mc Cloud 1993), son appartenance à la littérature (Morgan 2003), sa multimodalité (Frezza 1999; Boutin 2012), ou les discours sur son «ontologie visuelle» (Lefèvre 2007). Éric Maigret constate de surcroît que cette quête d’un langage BD s’est doublée de la recherche historique d’un point de départ originel (Töpffer chez Thierry Groensteen et chez Benoît Peeters), pour définir et légitimer «un quasi-invariant» sémiotique (2012: 7).
Une seconde critique porte sur les effets d’exclusion de la critique «légitimiste». Nathalie Heinich (2017) note que la reconnaissance pleine et entière de la BD au titre d’art est ralentie voire bloquée par deux facteurs: le maintien d’un large secteur destiné à la jeunesse et d’autre part un mode de production et de diffusion industriel. Chaque étape de la consécration d’une certaine bande dessinée adulte novatrice s’accompagne alors de la reconduction de discours de dévalorisation à l’égard de productions émanant du pôle opposé du marché éditorial, celui de l’industrie culturelle. Éric Maigret invite à ne jamais sous-estimer cette «stratégie de minoration» (Maigret 2012b: 143), la plus spectaculaire ayant été les discours de condamnation des mangas durant les années 1990, dans des polémiques, note Sylvain Lesage, «qui ne sont pas sans rappeler celles des années 1940» sur l’encadrement des lectures pour la jeunesse (2018: 20). A l’autre bout de l’échelle, la valorisation éditoriale du «roman graphique» procède elle aussi d’une pure logique de distinction, afin de considérer inversement une certaine bande dessinée comme de la littérature à part entière (Groensteen 2012: 12). Pour l’historien Sylvain Lesage, ces mécanismes de sélection et de distinction de la critique ont conduit à fabriquer un canon qui finit par déformer la connaissance historique du neuvième art, en déniant l’intérêt de certaines productions: par exemple les publications «trop communistes» comme Vaillant, ou «trop populaires» comme Le Journal de Mickey, ou les «petits formats» type Comics pocket (2018: 14).
Plusieurs auteurs montrent du reste que la réalité du champ contredit en partie cette vision classique d’un processus linéaire de légitimation, où la BD serait appelée au sein de la hiérarchie des arts, à rejoindre les champs dominants. Thierry Groensteen (2006; 2017), pointe des déficiences persistantes en médiation, qu’elles soient institutionnelles ou culturelles, en particulier dans le domaine scolaire. Jean-Matthieu Méon (2015) montre que la légitimation médiatique de la BD consiste encore à la défendre pour ce qu’elle n’est pas, en lui prêtant les qualités de la littérature, du cinéma ou de la peinture, c’est à dire en important les critères de domaines artistiques plus légitimes. Eric Maigret pointe les «retours de bâtons» violents dont elle fait l’objet de la part de fractions culturelles qui se sentent menacées par la montée d’un nouveau régime multiculturel. Il montre aussi comment la réalité contredit les hiérarchisations au sein du champ: des chefs de file de l’avant-garde, à l’instar d’Art Spiegelman, sapent délibérément les effets d’hermétisme du schéma distinctif classique et revendiquent l’héritage de la bande dessinée populaire; réciproquement des séries jeunesse grand public (Astérix, Titeuf, Le Petit Spirou) subvertissent certains discours idéologiques, que ces derniers portent sur l’enfance, l’identité nationale ou le choc des civilisations.
Le sociologue propose ainsi de revisiter l’histoire socio-culturelle et socio institutionnelle de la BD à l’aune d’un second paradigme, celui de la post-légitimité, pensé sur le mode des théories postcoloniales. Pour lui l’émancipation des nouveaux arts ne peut être qu’en «demi-teinte», dans un monde ou l’enjeu de légitimité culturelle est moins central. Car les sociétés occidentales contemporaines ne croient plus entièrement au mythe moderniste du XIXe siècle fondé sur le grand partage entre «Haute Culture» et «culture de masse». Le nouveau régime multiculturel ne signifie pas pour autant un abandon de la hiérarchisation, mais «sa translation progressive vers une distinction intra-genre […] reposant sur une pluralité des ordres culturels» (Maigret 2012b: 140). Il prône ainsi un «travail de défense des multiples cultures» qui composent la culture de la BD, «notamment celles qu’on labellise comme "populaires", "juvéniles", "féminines", voire "étrangères", en distinguant non plus seulement des valeurs, mais des mondes et des échelles.» (Maigret 2012b: 146-147)
Une seconde recommandation de Maigret, qui s’adresse aux comics studies, est de cesser de «réclamer l’instauration d’un champ autonome, sur le mode dur, dix-neuviémiste», mais d’accepter au contraire «l’incomplétude, l’impossibilité de se délimiter, d’être un Art, c’est-à-dire une entité quasi-métaphysique» (2012b: 146). Car une conséquence paradoxale du nouveau régime multiculturel est que si la reconnaissance des ex-cultures populaires se généralise, elle ne peut advenir que partiellement, en l’absence d’une clé de voûte unique à la légitimation. Si le champ de la BD doit faire le deuil d’une complète légitimité, il y gagne en retour une transitivité nouvelle pour être pensé comme processus vivant de l’échange culturel. Éric Maigret prend ainsi acte du passage à la BD numérique, de la culture participative qu’elle entraîne, brouillant les frontières de la création et de la réception, ainsi que du décloisonnement des activités artistiques qui touche tous les ensembles historiquement constitués. De même Matteo Stefanelli considère la marginalité de la BD comme une ressource stratégique pour son développement en tant que «cas paradigmatique de la culture de la participation» (2012: 256). La finalité dernière du champ, dans le paradigme d’une culture post-légitime, c’est-à-dire ayant dépassé le stade premier du différentialisme, étant de «permettre à un nombre toujours croissant d’individus, de vivre mieux et de s’accepter» (Maigret 2012b: 147).
Le paradigme de la post-légitimité place ainsi au centre des considérations la plasticité culturelle de la BD, plutôt que sa plastique propre et son rapport aux arts légitimes. Ce déplacement théorique, qui est intervenu dans le courant des années 2010, s’est accompagné d’une autre modification d’importance dans la compréhension de sa nature médiatique. Afin d’en cerner toute la portée, il convient de retracer les différentes approches des liens entre BD et littérature.
3. La BD, une littérature dessinée? De la paralittérature à la culture polygraphique
Les travaux théoriques qui envisagent les relations de la bande dessinée et de la littérature peuvent être résumés autour de quatre orientations principales.
La première est de considérer la BD comme une production littéraire de masse. C’est dans ce cadre qu’elle est abordée en 1967 dans le colloque de Cerisy dirigé par Noël Arnaud, ou encore en 1992 dans l’ouvrage de Daniel Couégnas sur la paralittérature. Selon cette catégorisation, la BD serait le vecteur de formes textuelles dégradées ainsi que d’un imaginaire moins domestiqué. La classification comme «littérature populaire» accrédite l’idée d’une hiérarchisation entre une lecture «dominante» distanciée, celle du public cultivé, et une lecture «dominée», celle du grand public, conçue comme un délassement sans recul critique. Elle ne prend pas en compte la bande dessinée élitaire de production restreinte ni ne permet de s’intéresser au fonctionnement spécifique du média considéré. Pour sortir de cette impasse, les recherches sur la littérature de grande diffusion4, dans les années 1990, ont repensé l’approche du champ littéraire en l’élargissant à la notion de «culture médiatique». Il s’agit de considérer que l’imaginaire narratif d’une collectivité s’inscrit autant dans les fictions de masse que dans la production restreinte de la littérature légitimée, en puisant dans un répertoire commun de pratiques symboliques, d’événements culturels, historiques, politiques, sociaux, appréhendé selon des schèmes spécifiques (Quéfellec-Dumasy 1997). De nombreuses études ont ainsi donné une résonance nouvelle aux récits en bande dessinée, pour en montrer la portée inédite dans des champs aussi variés que la psychanalyse (Tisseron 2000; Rouvière 2014), la sociologie historique (Gabilliet 2005) ou l’anthropologie politique (Rouvière 2006). Parallèlement, le développement d’œuvres exigeantes, de même que l’apparition de genres nouveaux (autobiographie, romans graphiques, BD-reportage, essais) ont définitivement sorti la BD du cadre conceptuel des paralittératures.
La seconde approche, essentiellement sémiotique, est de considérer la BD comme une forme de langage médiatique visuel, successivement appréhendé comme une grammaire dérivée de modèles linguistiques (Eco 1964; 1972; Fresnault-Deruelle 1972), comme un «art séquentiel» (Eisner 1985; Mc Cloud 1993), comme un «système» narratif spatialisé (Groensteen 1999) ou comme une «littérature dessinée» (Morgan 2003). La longue histoire de ces recherches sémiotiques a bien été résumée par Stefanelli et Maigret (2012), avec ses premières impasses (rechercher des unités élémentaires de l’image qui relèveraient d’une double articulation, comme dans la langue) et ses différents concepts (arthrologie, spatio-topie, multicadre, site, graphiation, récitant, monstrateur, etc.). S’appuyant sur les travaux de Groensteen, Harry Morgan définit ainsi la bande dessinée selon les caractéristiques suivantes:
- - la présence d’un dispositif spatio-topique, comme une distribution de vignettes en bandeaux, ou une page compartimentée distribuant texte et images, impliquant un travail de mise en page spécifique et surtout un ancrage permanent de la lecture par l’image (contrairement à la littérature illustrée où l’ancrage demeure le texte écrit);
- - le caractère volontiers narratif des images, lorsque celles-ci induisent en elles-mêmes un avant et un après, un lien de causalité et de consécution;
- - enfin la séquentialité, c’est à dire la présence de ce même lien de causalité et de consécution dans une séquence d’au moins trois images par page. La triade constituée par la vignette en train d’être lue, celle qui précède et celle qui suit, constitue une micro-chaîne qui se déplace tout au long de la lecture. C’est un plan de signifiance à part entière, au même titre que la vignette isolée et le dispositif spatio-topique à l’échelle de la page ou de la double-page.
Cette définition minimale, qui écarte les notions de bulle, de case ainsi que les rapports texte-image, considérés comme non définitoires, a le mérite d’ouvrir les représentations du médium en intégrant une très grande variété de dispositifs graphiques. Elle donne toute sa place au pilotage par l’image et rompt avec l’influence des théories du cinéma, pour affirmer clairement que la maîtrise du temps par le récepteur place la BD dans le monde de la lecture. C’est à ce titre que le médium bande dessinée est considéré comme l’une des branches des « littératures dessinées », au côté des cycles de dessins ou de gravures, auxquels on peut ajouter les albums pour enfant (Rouvière 2008a).
La troisième façon d’envisager les liens entre BD et littérature se développe à travers une approche comparative, fondée sur l’idée que les deux arts ont en commun le fait de raconter une histoire (Groensteen 1999; 2010) et qu’ils partagent des liens intertextuels. L’étude de l’adaptation occupe alors une place privilégiée (Gaudreault & Groensteen 1998; Rouvière 2008; Baetens 2009; Mitaine et al. 2015). Plusieurs auteurs s’inquiètent d’un usage «marchepied» de la BD, au service de la compréhension du texte source. Jean-Paul Meyer (2012) s’affranchit du débat sur la fidélité des adaptations, pour montrer combien l’intérêt d’une transposition en bande dessinée est de «donner à voir», littéralement, les particularités sémiotiques, narratives et énonciatives selon lesquelles une BD raconte une histoire. De même, Jan Baetens (2009) invite à analyser les œuvres adaptées en elles-mêmes pour juger de l’utilisation qu’elles font du langage BD et de ses potentialités «médiagéniques» (Gaudreault et Marion, 2013). C’est alors que peuvent s’éclairer comparativement, dans un second temps, les ressources propres à chaque médium. Une sémiotique comparative peut faire apparaître par exemple une plus grande polyphonie de l’instance énonciative en bande dessinée (qui se partage entre récitant, monstrateur et narrateur fondamental) que dans le texte littéraire d’origine. Sur le plan axiologique, cette polyphonie peut conduire à créer des contrastes, voire des renversements de système de valeurs par rapport à l’œuvre source (Rouvière 2008b; Garric 2014). Enfin, dans une perspective métaculturelle, la bande dessinée peut en profiter aussi pour dire quelque chose de sa position dans le champ artistique à l’égard de la littérature et développer un discours ironique et critique sur son statut d’œuvre seconde (Garric 2014).
Cependant, comme le regrette Hélène Raux, «une certaine inféodation de la bande dessinée à la littérature semble toujours à l’œuvre dans le domaine des études littéraires» (2019: 22). Elle critique ainsi le fait que l’essai de Jacques Dürrenmatt, Bande dessinée et littérature (2013), soit structuré autour d’intitulés trahissant un dialogue asymétrique entre les deux arts: «être ou ne pas être de la littérature», «s’emparer de la littérature», «représenter la littérature», «rivaliser avec la littérature». Plus problématique encore, l’auteur cèderait selon elle à une logique de segmentation au sein du champ de la BD, usant du qualificatif de «littéraire» comme d’une marque de distinction plutôt que comme une véritable catégorie d’analyse.
La quatrième façon d’envisager les liens entre BD et littérature est de réinscrire la BD dans une généalogie culturelle croisée. Cette approche, qui est celle de Thierry Smolderen (2010), rompt avec la vision de David Kunzle (1990), Benoît Peeters et Thierry Groensteen (1994), selon laquelle Rodolphe Töpffer, dans les années 1830, serait l’inventeur de la bande dessinée, parce qu’il aurait créé à la fois l’album autographié, le dispositif spatial de la planche et le héros graphique moderne. Pour Peeters, les «histoires en estampes» de Töpffer s’affranchiraient ainsi de la prééminence du littéraire, en ce que l’histoire naîtrait entièrement de la logique propre engendrée par le dessin. Pour Smolderen (2012) il s’agit là d’une vision rétrospective qui procède d’une définition contemporaine purement axiomatique de la BD comme art séquentiel. Elle empêche de comprendre le rapport de la bande dessinée avec le très riche passé des histoires en images au XVIIIe et au XIXe siècle. Pour lui, la croyance dans une essence ontologique du médium conduit à un contresens sur le projet de Töpffer, qui n’est pas de promouvoir l’art séquentiel, mais au contraire de critiquer les théories de Lessing prétendant refonder la poésie comme description d’une action progressive. Töpffer s’emploie à donner une traduction graphique caricaturale de ces principes, en s’appuyant sur les illustrations des manuels de gestualité dramatique, qu’il parodie et enchaîne. Il invente cette forme pour se moquer de la mécanique stupide à laquelle aboutirait la rhétorique du progrès. En s’inspirant des écrits de Bakhtine sur la polyphonie et le dialogisme, Smolderen montre comment le dispositif de Töpffer s’inscrit dans une culture polygraphique antérieure beaucoup plus vaste, contemporaine du caricaturiste William Hogarth et des romans d’avant-garde anglais humoristiques du XVIIIe siècle. Hogarth, dans ses cycles narratifs de gravures, détourne et télescope des diagrammes visuels appartenant à différents registres, populaires ou archaïsants. Il s’inscrit dans une veine parallèle au «roman arabesque», dont le Tristram Shandy de Laurence Sterne est emblématique. Le novel humoristique anglais et la caricature procèderaient ainsi du même creuset culturel fondé sur l’hybridation stylistique, la parodie d’idiomes préexistants, l’ironie, la mise en abyme. Pour les contemporains de Töpffer, comme Goethe, ou pour ses successeurs comme Cham ou Gustave Doré, les récits séquentiels du Genevois relèvent à l’évidence des dispositifs ironiques du roman excentrique, à la fois polyphonique et polygraphe.
A travers le prisme de la culture polygraphique proposé par Smolderen, c’est soudain une généalogie de la BD beaucoup plus complexe qui apparaît, où la linéarité visuelle de la bande n’est pas première. Ce dispositif séquentiel ne trouve de postérité, dans les décennies suivantes, qu’à la faveur du support presse et d’autres gestes polygraphiques, comme la transposition de scripts sociaux, la schématisation inspirée des recherches chronophotographiques sur la décomposition du mouvement, le détournement de la fonction emblématique du phylactère (détournement concomitant à l’invention du phonographe), l’attraction de l’affiche publicitaire, ou encore la reprise de la culture foraine des images déformantes. Le travail d’historien de Smolderen, en rompant avec un «cycle essentialiste» sémio-centré (Stefanelli, 2012) au profit d’une approche culturaliste, a entraîné dans son sillage un déplacement prometteur des questions théoriques au sein des recherches sur la BD.
Le premier est porté par Henri Garric (2013) et concerne «l’engendrement des images en bande dessinée». Il s’agit de réfléchir aux moyens par lesquels une BD se constitue à partir de la seule répétition et métamorphose des formes et des objets, selon un jeu libre de l’image avec elle-même. Toute bande dessinée illustre une «plasticité métamorphique des images» (Garric 2013: 44), des jeux de genèse et de combinaisons des dessins, selon un bricolage qui se nourrit aux sources les plus éclectiques. Ce processus «déborde» la séquentialité chronologique des cases, pour s’exercer à l’échelle de la planche, de l’album, voire d’un genre tout entier. Il s’exerce également dans la BD numérique, à travers le déroulement vertical et la circulation hypertextuelle. Henri Garric fait ainsi une relecture des gags de Gaston Lagaffe à l’aune de l’opposition entre raideur et souplesse, entre trait rectiligne et ligne serpentine, diagrammes mécaniques et jeux d’arabesques (2013b). Il montre comment ces formes sont frappées de valeurs (la raideur mécanique et productiviste d’un côté, la liberté subjectivante du vivant de l’autre), dans un jeu d’échange dialectique qui engendre littéralement le scénario du gag. Cet axe de lecture permet de saisir simultanément, dans le mouvement de naissance de l’image, l’imaginaire particulier de l’auteur qui le porte, mais aussi le pouvoir de perturbation critique du dessin, «ouvrant à partir de n’importe quel prémice, n’importe quelle situation narrative, un récit qui vient défaire la cohérence et la linéarité temporelles» (Garric 2013b: 14-15). On toucherait là un noyau central de l’expression en bande dessinée, au point que «l’engendrement des images est ce qui reste de la BD quand elle tente une radicalisation et une concentration expérimentale de ses moyens», et constituerait pour certains un «idéal créatif» (Garric 2013b: 14).
Cette attention au jeu des auteurs sur l’apparition des images, en particulier à partir du creuset que constituent la mémoire, les rêves et les fantasmes (Rostam 2013), trouve son pendant dans un questionnement renouvelé sur les images que se forme le lecteur. Ce déplacement vers la réception est déjà présent dans la théorie de l’art invisible de Mc Cloud (1993), qui s’intéresse au jeu mental du lecteur avec l’espace inter-iconique (le blanc entre les cases), mais dans un paradigme où l’activité imageante du récepteur est prédéterminée, par les effets de cadrage, d’ellipse et de temporalité du récit. De même, les différentes théories sémio-structurales qui s’intéressent à la navigation du regard, traitent la page comme un objet statique en relation avec la théorie de la narration (Taylor 2004; Nakazawa 2005; Ingulsrud & Allen 2009), où l’ordonnancement est supposé introduire un balisage du sens de lecture. Or, si l’on considère que le processus d’engendrement des images fuit, déborde ou échappe en réalité à cet ordonnancement, leur puissance de surgissement invite à considérer autrement l’expérience lectorale. Eric Maigret, qui se dit particulièrement attaché aux principes d’autonomie de la réception, refuse de réduire les cheminements internes du lecteur au seul décodage ou pré-cadrage d’un parcours du regard. Il invite au contraire à considérer que les assemblages de sens effectués par le lecteur peuvent être «décentrés, faiblement cohérents, non hiérarchiques, sans but narratif ultime, partager des frontières floues avec d’autres formes d’expression» (2012a: 57). Matteo Stefanelli (2011; 2012) questionne quant à lui les relations entre réception et corporalité. Tout d’abord l’énonciation graphique, définie comme «graphiation» par Philippe Marion (1993: 31) est une trace idiosyncrasique, une empreinte-signature qui entraîne une relation subjective, fantasmatique du lecteur avec un corps-dessinant. Cette corporéité permet d’embrasser sur un plan idéel et mental le regard de l’artiste comme corps visionnaire. D’autre part, l’interface matérielle de la page et des écrans dépasse la modalité de la simple vision et appelle à prendre en compte l’engagement corporel du lecteur dans l’expérience de lecture. La matérialité de cette expérience immersive est du reste également prise en compte par les études sociologiques qui s’intéressent aux usages sociaux des comics ou des mangas, comme le cosplay 5 ou le scanlation6. La BD s’insère alors dans la vie quotidienne comme ressource identitaire, à travers un réseau de pratiques performatives et de communautés online, comme le montrent les recherches sur la dimension participative des médiacultures (Jenkins 2006; Ito 2008; Lunning, 2010).
Enfin les premières recherches sur la bande dessinée numérique remettent en cause le partage établi par Harry Morgan (2003) entre les arts qui pilotent la durée et qui l’imposent au récepteur (en particulier les arts audiovisuels), et les arts de la lecture qui laissent le récepteur gérer le temps (peinture, gravure, dessins, littérature dessinée). Anthony Rageul (2014) propose le concept de «lectacture» pour indiquer que la modalité de réception n’est plus seulement la lecture:
«lire» une bande dessinée numérique, c’est lire et agir ou lire et visionner. La lecture et l’action ou la lecture et le visionnage peuvent apparaître alternativement (ex: bande dessinée entrecoupée de passages jouables ou animés) ou se faire en même temps et ne faire qu’une (ex: explorer l’image avec la souris ou l’écran tactile). C’est une nouvelle modalité que j’appelle lectacture, en détournant la notion de Weissberg. En bande dessinée numérique, il y a deux axes, un qui va chercher du côté de l’animation, l’autre du côté du jeu vidéo. (cité dans Baudry 2015)
Rageul reprend le concept de «narrateur-arbitre» issu des recherches de Dominique Arsenault sur le jeu vidéo (2006), pour concilier une approche narratologique et une approche ludologique. Il établit ainsi un embryon de narratologie de la bande dessinée numérique qui tient compte de la participation du «lectacteur». Pour lui l'expérience de l'œuvre se joue sur le mode du gameplay et cela a des répercussions sur la narration, qui doit intégrer ces modalités particulières. Le récit ne reposerait plus seulement sur les mécanismes de la narration. Il exhiberait toute sa matérialité au lectacteur et reposerait en grande partie sur des mécanismes d'ordre poétique.
L’état des lieux qui précède sur les réflexions et les connaissances au sein des comics studies, dessine un objet culturel complexe et permet de mieux cerner les spécificités et les décalages avec la situation scolaire du médium dans les classes de français, telle qu’en rend compte la littérature pédagogique et didactique.
4. La reconfiguration scolaire de la BD
4.1. Un processus parallèle à celui de la légitimation culturelle
L’intégration scolaire de la BD s’est développée en parallèle de son intégration sociale, de façon assez autonome et sans recouper tout à fait cette dernière. Plusieurs synthèses historiques (Rouvière 2012; Raux 2019) en ont retracé en France les étapes successives, qui ont abouti à une forme de normalisation dans le courant des années 2000. À partir des programmes de 1972 pour l’école primaire, l’intégration de la BD se fait de façon d’abord résignée et méfiante. La volonté de valoriser les intérêts des élèves coexiste avec un discours de réprobation des mauvaises lectures, ce qui reflète les tensions qui entourent la rénovation de la discipline et plus largement de l’école. La BD reste alors en marge de ce qui est pleinement considéré comme lecture. Par la suite un deuxième mouvement se fait à la croisée des disciplines, par la lecture de l’image dans les programmes de collège de 1985 puis de 1996. De même, dans les programmes de 2008, la BD est évoquée au titre de l’histoire des arts (sans toutefois que les objectifs d’apprentissage soient clairement définis dans le cadre d’un dialogue interdisciplinaire). Le troisième mouvement est celui d’une intégration progressive aux lectures scolaires à partir des programmes de 1996 pour le collège. On passe d’une perspective d’exploitation instrumentale au service de la maîtrise de la langue et des discours (1996) à la reconnaissance de la BD comme support de la lecture interprétative, en particulier grâce au saut décisif des programmes de 2002 pour l’étude de la littérature jeunesse à l’école primaire. On note à ce titre la diversification croissante, depuis 1996, des œuvres conseillées pour l’école et le collège, sur le plan des genres, des styles, des univers fictionnels et des auteurs.
Ce processus n’est pas linéaire. Ainsi, les programmes de français de 2008 pour le collège tendent à évacuer la BD en recentrant la lecture sur la littérature classique et patrimoniale. De même, le réaménagement en 2018 des programmes de 2015 retire la BD de la liste des «genres» pour la compétence «comprendre un texte littéraire» en fin de cycle 3. Par ailleurs l’intégration de la BD reste segmentée selon les niveaux de classe et les filières. Comme le rappelle Hélène Raux, alors que la référence au médium dans les programmes de français du lycée professionnel est continue depuis 1987, celle-ci reste extrêmement marginale dans ceux du lycée général et technologique (malgré l’ouverture qu’avaient constitué les programmes de 1970 et 1981). Pour la chercheuse, c’est le signe que l’institution scolaire continue de conférer à la BD un rôle de remédiation ou de marchepied vers la lecture. Plusieurs auteurs pointent ainsi les limites du processus d’intégration, évoquant une forme de «trompe-l’oeil» (Rouvière 2012), de «réversibilité» (Aquatias 2017), ou de «décalage» avec les pratiques (Depaire 2019). Plusieurs enquêtes tendent à montrer que l’on n’étudie pas de BD en œuvre intégrale à l’école et au collège (Louichon 2008; Massol & Plissonneau 2009; Bonnéry et al. 2015). Pour Hélène Raux (2019), les usages scolaires de la bande dessinée restent minoritaires, périphériques et possiblement sujets à des malentendus sociocognitifs, tandis que manque une véritable théorisation didactique du médium.
Ce paradoxe pourrait s’expliquer selon le paradigme de la culture post-légitime développé par Eric Maigret (1994): à l’image de ce qui se produit en dehors de la sphère scolaire, l’intégration de la BD serait vouée à demeurer partielle et contradictoire, l’école reproduisant en interne, dans le choix et l’étude des corpus, des logiques de distinction extérieures. Cependant, les travaux sur l’histoire de l’enseignement (Chervel 1998) et la scolarisation des genres (Denizot 2013) offrent un autre modèle explicatif: en effet, la culture scolaire a la particularité de reconfigurer ses objets de façon autonome pour ses besoins propres.
Hélène Raux (2019) en fait la démonstration pour la bande dessinée à travers l’étude historico-didactique de 120 articles mentionnant la BD, qui ont été publiés entre 1968 et 2018 dans trois revues didactiques de référence (Repères, Pratiques, Le français aujourd’hui) ainsi que dans une revue professionnelle plus ancrée sur les pratiques enseignantes (la Nouvelle Revue Pédagogique). Durant la période de rénovation de l’enseignement et jusqu’au milieu des années quatre-vingt, la BD est appréhendée comme mass média, étant donné que, dans une logique communicationnelle, tout est discours parmi les langages présents dans l’environnement social. De façon inattendue, certains discours hostiles à la BD émanent alors de rénovateurs de l’enseignement, pour des raisons essentiellement idéologiques: en tant que production de masse, la BD est soupçonnée de diffuser les valeurs de la classe dominante et de véhiculer des stéréotypes sociaux. S’il faut l’étudier, c’est alors comme support propédeutique pour développer l’esprit critique face aux médias. Lorsque la BD est appréhendée de façon complètement positive par les rénovateurs, c’est cette fois-ci au détriment de sa spécificité médiatique, le plus souvent comme support d’une analyse structurale du récit. Dans les deux cas, Raux pointe le risque de renforcer les hiérarchies culturelles et les effets d’exclusion à l’égard de la culture privée qu’on prétend intégrer.
À partir de la fin des années 1980, Raux décrit une période marquée par une transition vers la reconnaissance de la BD comme lecture à part entière. Avant les années 1990, le support est pensé comme facilitateur pour la lecture, puis reconnu comme art complexe après les années 2000. De la paralittérature (Reuter 1986) à la lecture littéraire, la chercheuse retrouve les logiques de distinction qui conduisent à prendre en considération surtout des œuvres éloignées des lectures prisées des élèves (Bruno 1995), voire de minorer la complexité de ces lectures. L’ouverture aux lectures privées est toujours ambivalente, avec la volonté de leur faire prendre une distance critique par rapport aux productions qu’ils plébiscitent et de valoriser des œuvres fortement mises à distance des productions les plus populaires. Par ailleurs, la lecture de BD évolue, d’une lecture narratologique à une lecture sémiotique, via la lecture de l’image, jusqu’à esquisser une lecture didacticienne de productions d’élèves, par le travail sur l’adaptation. Raux montre surtout à quel point la didactisation de la BD est quasiment absente des articles. La présence de la BD reste incidente au profit d’objectifs variés. Elle n’est pas interrogée comme objet disciplinaire et son rôle supposé de remédiation n’est guère questionné. Rares sont les articles qui mettent en garde contre une sous-estimation de sa complexité (Huyhn 1991; Bautier et al. 2012). On s’en tient à des esquisses de pistes pédagogiques possibles (Bomel-Rainelli & Demarco 2011), tandis que l’analyse de productions d’élèves reste l’exception (Hesse-Weber 2017). Par ailleurs, la production de planches n’est pas mise en relation avec la lecture d’œuvre. Pour expliquer ce déficit, la chercheuse évoque la position «satellitaire» du médium par rapport à la littérature et fait le constat plus général d’un retard de la réflexion didactique sur l’image. Dans ce domaine, elle pointe les limites d’une approche qui est restée formaliste et elle critique un isomorphisme supposé entre image et texte (Raux 2019: 109-113).
4.2. Lever des présupposés non questionnés: d’une didactique programmatique à une didactique descriptive et compréhensive
Lorsqu’en 2010 est organisé à Grenoble le colloque international «Lire et produire des bandes dessinées à l’école», il s’est agi d’impulser dans le champ de la didactique de la littérature une réflexion pédagogique qui, depuis la fin des années 1970 et le colloque de la Roque d’Anthéron «Bande dessinée et éducation» (1977), ne s’était poursuivie de loin en loin que dans le champ disciplinaire de l’histoire. Les actes Bande dessinée et enseignement des humanités, publiés en 2012, proposent ainsi un état des lieux et une perspective programmatique pour envisager comment la BD pourrait contribuer à la construction de compétences de lecture. Ces actes incluent aussi des récits d’expériences de classe, principalement orientés vers l’ingénierie. Rétrospectivement, en 2020, apparaissent les limites de certains discours fondés sur des présupposés non toujours démontrés. Certains reposent sur des déclarations d’intention qui n’ont pas été suivis par des expérimentations attendues; d’autres prônent des mises en œuvre, qui n’ont pas été suivies de recueils et d’analyses de données suffisants, sur la situation scolaire du médium et la représentation comme objet disciplinaire que s’en font les acteurs institutionnels. D’autres enfin relèvent d’une praxéologie empirique, sans que l’on puisse véritablement tirer de conclusion générale sur les effets de cette dernière.
Les études qui se sont poursuivies dans la décennie 2010-2020 se sont appuyées sur une méthodologie et des données plus conséquentes pour lever un certain nombre de méprises sur la lecture de BD en classe. Tout d’abord, l’étude de Beaudoin et al. (2015), qui porte sur l’enseignement explicite de stratégies de compréhension en lecture, tend à montrer qu’il n’y a pas d’effet significatif du recours à la BD sur l’habileté à produire des inférences ou à développer la conscience métacognitive. Par ailleurs, le postulat selon lequel la bande dessinée serait facile d’accès est battu en brèche par plusieurs recherches. Sur des supports aussi variés que la BD historique ou le roman graphique, Virginie Martel et Jean-François Boutin (2015), ainsi que Nathalie Lacelle (2015), montrent que la prise d’information visuelle fait souvent défaut, en articulation avec la modalité textuelle, pour produire une interprétation générale. Les auteurs plaident donc pour une formation spécifique des élèves aux compétences de lecture multimodale. La bande dessinée peut même nuire aux apprentissages, lorsque les difficultés de réception du médium sont sous-estimées, comme le montrent Bautier et al. (2012) dans une séance de lecture en CP, à partir d’une planche présentant une pluralité de codes sémiotiques. Polo et Rouvière (2019) montrent qu’en classe de Première Sciences économiques et sociales, le choix d’un récit biographique de sept planches, donné comme support d’évaluation sans travail préalable sur les compétences spécifiques de lecture, suscite des erreurs de compréhension imputables au médium choisi, quel que soit le ressenti positif ou négatif des élèves. Le décalage qu’ils pointent entre l’effet subjectif plutôt positif du médium sur les élèves et les effets objectifs sur leur compréhension recoupe sur ce plan les analyses de Beaudoin et al. (2015).
Par ailleurs, loin de faciliter la compréhension et les apprentissages, la persistance de malentendus peut réduire l’étude de la bande dessinée à un simple vecteur de motivation. Hélène Raux (2019), qui a mené une étude sur les pratiques ordinaires des enseignants, incluant une série d’entretiens avec les praticiens, montre que la BD est essentiellement perçue comme une lecture plaisir, susceptible de raccrocher les petits lecteurs, a fortiori dans des démarches de projet supposées créer de la motivation et bonifier le climat de classe. La méconnaissance du domaine BD par les enseignants surdétermine le choix de corpus connus au graphisme accessible. Hélène Raux montre par ailleurs le décalage entre les premières représentations des professeurs et les fragilités qu’ils éprouvent ensuite face à l’objet. Ils disent leur manque d’outils pour travailler la BD dans le champ de la littérature. De fait, l’étude par la chercheuse de vingt-six séquences de français au sein du réseau «communauté des profs blogueurs» montre une très faible didactisation du médium dans la discipline. En l’absence d’une approche interdisciplinaire qui articule texte et image dans une démarche interprétative, l’usage de la BD oscille d’une part entre un outillage technique sur les codes sémiotiques, sans mise en relation avec l’effet de sens, et d’autre part une focalisation sur le texte et les enjeux globaux du récit, au détriment de la dimension visuelle.
Hélène Raux montre malgré tout que certaines pratiques «ordinaires» qu’elle a observées mettent en œuvre, avec la BD, des modalités de lecture interprétative et de questionnement ouvert, à partir d’éléments «résistants» dans des compositions visuelles polysémiques. Le cadre de l’observation, qui est celui du projet TALC (Du texte à la classe), est cependant spécifique7. Il s’agit d’enseignants volontaires sollicités à l’occasion d’une formation consacrée à l’enseignement de la littérature, tandis que le choix de la BD a été imposé. De façon significative, elle met cependant en évidence des embarras liés à l’intégration du médium, par exemple le besoin de faire un cadrage liminaire sur les codes de la BD, ou encore des logiques centrifuges symptomatiques à travers des activités de langue extérieures aux activités de lecture. Comparativement aux autres «genres» proposés dans le projet TALC, les enseignants demandent surtout très peu aux élèves de justifier leur lecture par des prises d’indices dans la BD.
Il en va différemment lorsque l’expérimentation en classe vise à tester un scénario pédagogique spécialement conçu par un didacticien pour embrasser les différentes composantes du médium et mettre les élèves en situation de questionnement (Rouvière 2012b; 2013). A travers la mise en évidence d’analogies de composition, les élèves peuvent parvenir à quitter le simple niveau de la fiction pour passer à l’examen plus distancié de procédés narratifs «littéralement visibles». Ils découvrent alors que le pilotage du récit par l’image est lourd d'effets implicites, ouvrant la voie à une lecture symbolique.
Il est à noter dans les recherches de Raux et Rouvière que ce sont les planches ou les scènes muettes qui donnent lieu à un travail interprétatif mobilisant l’analyse de compositions visuelles «résistantes». Cela rejoint le paradoxe pointé par Baetens (2012) à propos du roman graphique: le rapprochement avec la lecture dite «littéraire» serait plus grand lorsque le pilotage du récit n’est pas d’abord textuel.
Alors qu’un déplacement vers la question de la réception subjective s’amorce dans les comics studies et que les théories du sujet-lecteur informent depuis 2004 les réflexions en didactique de la littérature, il est à noter qu’aucune recherche d’envergure n’a été menée sur ce plan avec la BD, contrairement à d’autres genres et médium (album pour enfants, poésie, théâtre, genres narratifs).
4.3. La production de planches de BD en classe: de l’observation de pratiques «ordinaires» à l’expérimentation d’un dispositif spécifique
On doit à nouveau à Hélène Raux (2019) d’avoir mené un travail descriptif et compréhensif des pratiques ordinaires de production de BD en classe. La chercheuse a ainsi observé différents ateliers en CE2 et en classe de sixième dans le cadre d’une pédagogie de projet assortie, dans l’un des cas, de l’intervention d’une artiste. Son analyse s’appuie sur un ensemble de productions d’élèves des différentes classes et des entretiens menés avec chacune des enseignantes. La chercheuse retrouve dans les modalités de travail inspirées de la pédagogie de projet un certain nombre de limites déjà pointées par des sociologues de l’apprentissage comme Bonnéry (2007) ou Bautier et Rochex (2007): un investissement variable des élèves, des phénomènes de division du travail, une finalisation étroite des activités, une réduction chez certains élèves de la compréhension des enjeux de la tâche. L’atelier BD est valorisé par les enseignants au nom d’une pédagogie de la réussite supposée restaurer l’estime de soi, selon le présupposé d’un pouvoir remédiant du médium ou des vertus mêmes du détour. Mais cette réalité ne vaut que pour une poignée d’élèves, tandis que la démobilisation des autres est acceptée par les professeurs au nom de l’inédit, l’essentiel étant de sortir des sentiers battus de la discipline.
Les enjeux cognitifs passant au second plan, non seulement les résultats décevants entretiennent les difficultés, mais paradoxalement, l’activité s’avère surtout porteuse pour les bons élèves. Sur un plan plus technique, la chercheuse constate que la capacité à créer un enchaînement narratif visuel n’est pas enseignée comme une compétence. Le découpage du récit en images est pensé comme naturel et allant de soi. Pour y parvenir, les élèves sentent qu’il serait possible de faire un découpage dessiné, mais comme il leur est demandé de faire un découpage écrit, l’activité se mue au mieux en une segmentation de texte à illustrer, où le dessin ne pilote pas le récit. Hélène Raux montre le flou des représentations enseignantes sur la notion de scénario, elle montre comment une partie des élèves dessine malgré tout et insère du texte transformé, enfin comment le découpage scénaristique peut se trouver délégué à un intervenant extérieur, annihilant l’intérêt pédagogique de l’activité pour les élèves.
De fait, si l’écriture d’un synopsis mobilise des compétences d’écriture scolaires traditionnelles, le découpage, en revanche, suppose que les élèves aient la capacité spécifique de pré-visualiser ce qu’ils racontent et mettent en scène: le site, la taille et la forme des cases, les types de plans, le contenu figuratif, etc. Or, cette compétence particulière, qui consiste véritablement à «penser en images» devrait faire l’objet d’un apprentissage préalable. Ainsi, des élèves performants dans l’écriture du synopsis peuvent-ils se trouver démunis lorsqu’il s’agit de passer à l’étape suivante. C’est pour remédier à ce problème qu’a été inventé le dispositif collaboratif de «l’écriture post-it», qui a été expérimenté avec succès (Rouvière 2015; 2017). Le principe «1 post-it = 1 action» permet de créer une histoire pré-découpée selon l’équivalence implicite «1 post-it = 1 case». A quoi s’ajoute ensuite deux autres couches de post-it de deux couleurs différentes, l’une pour le texte, l’autre pour décrire le visuel. Le synopsis s’invente ainsi ou se réinvente en même temps que le scénario s’écrit, case après case. Planification, mise en texte et révision ne sont plus des étapes chronologiques, mais se fondent dans un seul et même processus dynamique. Ainsi certains élèves en difficulté dans des productions écrites traditionnelles se découvrent une capacité à pré-visualiser et mettre en scène avec ces petits papiers ce qu’ils veulent raconter.
4.4. L’étude des adaptations: une porte d’entrée incontournable de la BD en classe?
Dans son étude historico-didactique, Hélène Raux (2019) montre que l’étude de l’adaptation en BD des classiques de la littérature se situe à un point d’équilibre des tensions culturelles qui entourent la légitimation du médium et, à ce titre, constitue une porte d’entrée possible pour une didactique de la BD en classe. C’est ce que pourrait laisser espérer l’article de Hesse-Weber (2017), qui s’appuie sur l’analyse de productions d’élèves pour étudier les enjeux de l’adaptation d’une pièce de théâtre en bande dessinée. La place donnée à la BD reste cependant celle d’un «satellite gravitant autour des œuvres littéraires» (Raux 2019: 107). D’autres études confirment que la production en classe d’adaptation en BD reste subordonnée pour le professeur à des objectifs d’appropriation subjective, de compréhension et d’interprétation du texte littéraire (Lacelle & Lebrun 2015). Il en ressort tout de même que l’adaptation par les élèves peut donner une réelle impulsion à l’exploration du texte source pour construire la compréhension (Rouvière 2015). Elle oblige les élèves à plonger dans le texte, à le découper, à distinguer les différentes factures de discours et les instances énonciatives, à séquencer les actions, les dialogues ou les passages descriptifs. Le processus engage par ailleurs chez les élèves un effort d'élucidation lexicale et de représentation mentale pour se forger des images. Effort qui est souvent étayé par des recherches documentaires pour enrichir la lecture et nourrir le projet.
Cependant, en ce qui concerne la lecture proprement littéraire, le bénéfice pour l’interprétation du texte source semble limité. Dans une expérimentation que j’ai pu mener (Rouvière 2017), il est apparu qu’une fois que les élèves ont dégagé une note d’intention, le texte source servait de réservoir utile à d'autres fins qu'à sa propre lecture, dans le sens d’'une réduction et d'une simplification. Lors de la présentation ultérieure des planches, le travail comparatif s’est avéré également assez pauvre et n'a pas enrichi véritablement la lecture littéraire. Les élèves ont vu le texte original à travers le prisme de leur propre adaptation, pour étayer leur projet. L'activité fictionnalisante du lecteur (Langlade 2004) a certes été mise en mouvement, mais en amont du processus de l’adaptation lui-même, après la lecture-découverte, lorsqu’était suscité par exemple un jeu d’images associatives. La transmodalisation a apporté en aval peu de gain supplémentaire sur ce plan. Par contre l'analyse que les élèves ont faite de leur planche a montré le plus souvent une articulation explicite entre une intention signifiante, des procédés de composition et des effets de sens (même s’il s’agissait d’un discours reconstruit). La BD m’apparaît comme un médium particulièrement propice à l'adoption de cette posture, pour peu que l’on exerce le regard des élèves sur quelques procédés (choix d’un multicadre, taille, forme et site des vignettes, jeux d’échelle sur l’échelle des plans ou sur les angles de vue, etc.). Ce résultat peut du reste être obtenu en lui-même, sans le détour par l’adaptation d’un texte littéraire.
En ce qui concerne la lecture en classe de bandes dessinées adaptées d’œuvres littéraires, la réflexion didactique, quoi qu’elle en dise, parvient également difficilement à s’affranchir d’une approche «marche-pied», car l’objectif est de contribuer à la formation d’une lecture littéraire de l’œuvre source. Les adaptations BD sont envisagées comme des «textes de lecteurs», et à ce titre, fournissent l’exemple de lectures subjectives (Fourtanier 2012) et sensibles (Ahr 2012). Cependant Brigitte Louichon (2012) montre que l’étude de la reproduction intégrale du texte source peut aussi avoir pour effet de questionner les particularités sémiotiques du langage BD et s’avère une modalité porteuse pour problématiser la lecture.
4.5. Vers une didactique de la culture polygraphique?
Le paradigme de la culture polygraphique proposé par Thierry Smolderen (2009; 2012) pour cerner le creuset où prend naissance et se réinvente la bande dessinée, invite sans doute à élargir les perspectives pour une didactique du médium.
Cela concerne d’abord les frontières d’une acculturation générale au média: ouvrir les représentations des élèves à la diversité des univers de fiction, des genres, des styles graphiques et des esthétiques semble une nécessité, de même que les ouvrir au processus de création, à l’histoire du médium et à ses différentes sphères culturelles à travers le monde. Mais il semblerait fructueux également de questionner en classe les frontières sémiotiques du médium avec d’autres formes d’expression: le dessin de presse, les caricatures séquentielles, le roman-photo, la peinture d’images itératives (profanes ou religieuses), les albums pour enfants, les recueils d’illustrations ou de caricatures, l’art de l’affiche, du vitrail ou de la fresque, dans une approche véritablement interdisciplinaire avec les arts plastiques.
Lorsqu’il s’agit d’étudier le «langage» de la BD, le concept de culture polygraphique invite également à décloisonner l’approche des codes formels. Rencontrer un même procédé (cadre, site, plan, angle de vue…) dans des contextes stylistiques et compositionnels diversifiés éviterait de figer les représentations sur les effets induits, tout en développant la culture du regard et la sensibilité.
En ce qui concerne la production de planches par les élèves, l’intégration d’éléments composites (photogrammes, détails grossis ou inversés de reproductions de tableaux, diagrammes divers) apparaît comme une pratique légitime, de même que le détournement, le collage et l’invention patchwork de planches à partir d’emprunts à d’autres BD ou différentes banques d’images disponibles (Rouvière 2015; 2017). A ce titre, les directions de recherche impulsées depuis 2016 par l’association Stimuli et le laboratoire de didactique André-Revuz de l’Université Denis-Diderot, dans le champ de la didactique des sciences, s’avèrent tout à fait prometteuses. Les enseignants et les chercheurs qui utilisent les arts narratifs et visuels pour faire vivre la science dans leur classe ou médiatiser leurs recherches en laboratoire, utilisent des dispositifs icono-textuels qui s’inspirent de la BD autant qu’ils la nourrissent: par exemple certains organisent la page comme un champ panoptique et insèrent des photogrammes qu’ils traitent comme des vignettes de BD (avec récitatifs et bulles), en les recadrant, en estompant les éléments non discutés, en épurant les éléments importants avec des dessins aux lignes claires, et en les complétant d’annotations graphiques (Goujon 2020); d’autres font produire aux élèves des narrations graphiques codées à partir d’albums pour enfant (Moulin & Hache 2020) et des cartes dites «sensibles» (Gaujal 2020), pour favoriser l’appropriation de savoirs disciplinaires en cours d’acquisition8.Thierry Smolderen (2012) rappelle à quel point toute forme de modélisation théorique peut se révéler stimulante pour l’imagination d’un dessinateur polygraphique. Il y voit l’une des clés du dynamisme de la bande dessinée, qui trouve historiquement sa source dans un imaginaire diagrammatique et spéculatif. Ce propos est confirmé par différentes expériences universitaires récentes, qui invitent les jeunes chercheurs à transposer leur recherche en BD9.
Sur le plan de la lecture, la notion de culture polygraphique invite par ailleurs à sortir d’une approche strictement séquentielle du médium. En contrepoint d’une approche scénaristique de la BD (telle qu’induite par exemple par la narratologie ou le dispositif de l’écriture post-it), il est sans doute possible de promouvoir une approche non linéaire axée sur l’engendrement des images. A la suite des approches tracées par Marion Rostam et Henri Garric à propos des œuvres de David B. et de Franquin, il s’agirait par exemple de rechercher avec les élèves, parmi le flux et l’entrelacement des formes et des figures au sein de certaines œuvres graphiques, un possible dispositif dialectique. Tout se passe parfois comme si la tension entre certaines formes ou certains motifs (la droite vs la courbe, le contour vs le détour, le noir vs le blanc, le vide vs le plein, le texte vs l’image, le figuratif vs l’emblématique) recouvrait un conflit de valeurs et se prêtait à des jeux de combinaison réversibles.
Une autre source d’engendrement des images est l’imaginaire linguistique. Roland Barthes (1982) l’avait montré à propos de l’art du peintre Arcimboldo fondé sur un jeu de métaphores, de métonymies et d’expressions langagières transposés dans une composition visuelle. On retrouve cette direction dans une proposition de Tatiana Blanco Cordon (2012), en classe d’espagnol langue étrangère, qui consiste à effectuer une lecture «littérale» de certains motifs, pour en déduire des expressions linguistiques. Cette méthode semble approcher d’assez près le nœud d’imaginaire où la création iconique parfois s’origine. Il est possible en effet que l’image ait sa source dans un «texte souterrain», qu’elle procède de certaines expressions de la langue qui la parle à l’avance (Rouvière 2012a: 373). On sait par exemple qu’il s’agit chez René Goscinny de l’un des ressorts de l’invention du gag visuel (Kaufmann 1983) ou du cryptage symbolique (le sang-lier). On aboutit alors à des énoncés littéraux, une «lettre» de l’image qui redonne toute leur profondeur aux mises en scène par la bande.
Enfin, au regard de l’hybridation stylistique et de la distanciation ironique partagées par le roman comique et la culture polygraphique, les travaux de Thierry Smolderen légitimeraient d’inscrire dans les programmes de Lycée la culture du roman arabesque et du récit excentrique, au XVIIIe et au XIXe siècle, en incluant les œuvres de Töpffer, Cham ou Doré. Ce serait là le signe d’un saut véritablement «post-légitime» dans l’appréhension du médium BD.
5. Conclusion
Les trois champs théoriques qui ont été mis en regard peuvent sembler relativement hermétiques les uns vis-à-vis des autres, en particulier celui de la recherche en éducation. Intuitivement, on pourrait penser à l’inverse qu’il existe socialement une logique descendante, qui va de la légitimation culturelle du médium à la connaissance savante de son langage et de son histoire, pour aboutir à son intégration scolaire. Mais en raison de logiques de scolarisation propres à la discipline (Chervel 1998; Denizot 2013; Raux 2019), la trajectoire scolaire de l’objet BD tend à se développer en parallèle de son histoire sociale, sans la recouper totalement. Par ailleurs, alors que l’on semble progresser vers une théorisation didactique du médium, jamais la plasticité culturelle de ce dernier n’est apparue aussi grande, du roman arabesque au jeu vidéo, bouleversant les catégories préexistantes à travers lesquelles l’objet était pensé. La notion de culture polygraphique ou encore de dispositif d’images en flux, pourrait à moyen terme faire apparaître comme daté le dispositif de la bande dessinée tel qu’il s’est stabilisé au XXe siècle sur support papier. A moins que cette muséification progressive soit précisément l’une des conditions culturelles et institutionnelles d’une intégration scolaire à venir plus forte encore. L’inscription d’une bande dessinée au programme de Lettres du baccalauréat constituerait sans doute une étape majeure en ce sens. Mais la recherche en didactique sur l’étude de la BD doit encore progresser, en s’intéressant en particulier à la lecture subjective, pour répondre aux besoins qui se feraient jour et accompagner favorablement les pratiques de classe.
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Pour citer l'article
Nicolas Rouvière, "Quelle didactique pour la bande dessinée? Retour sur trois tournants théoriques de la décennie 2010-2020", Transpositio, n°4 Enseigner la bande dessinée comme (de la) littérature, 2021https://www.transpositio.org/articles/view/quelle-didactique-pour-la-bande-dessinee-retour-sur-trois-tournants-theoriques-de-la-decennie-2010-2020
Voir également :
La bande dessinée dans les manuels de FLE (1919-2020)
Dans ce numéro consacré au rapport entre didactique et bande dessinée, la réflexion que nous allons présenter se situe dans le champ du français langue étrangère (FLE) avec une perspective historique. Nous nous poserons la question de savoir quelle est et quelle a été la place de la BD dans l’enseignement du FLE, et nous nous demanderons en particulier quel(s) rôle(s) elle a joué en relation avec les méthodologies dans lesquelles elle s’insère. Pour répondre à ces questions on cherchera à retrouver dans les manuels de FLE les traces de son exploitation et à étudier son évolution, de manière à se faire une idée des changements de représentations et de pratiques dans le discours méthodologique.
La bande dessinée dans les manuels de FLE (1919-2020)
Dans ce numéro consacré au rapport entre didactique et bande dessinée, la réflexion que nous allons présenter se situe dans le champ du français langue étrangère (FLE) avec une perspective historique. Nous nous poserons la question de savoir quelle est et quelle a été la place de la BD dans l’enseignement du FLE, et nous nous demanderons en particulier quel(s) rôle(s) elle a joué en relation avec les méthodologies dans lesquelles elle s’insère. Pour répondre à ces questions on cherchera à retrouver dans les manuels de FLE les traces de son exploitation et à étudier son évolution, de manière à se faire une idée des changements de représentations et de pratiques dans le discours méthodologique. Des parallèles peuvent être esquissées entre les champs de la didactique du FLE et du français langue dite maternelle (FLM), par exemple sous l’angle historique de la situation de la BD dans l’enseignement au siècle dernier1. Nous en rappellerons quelques-uns sous forme de déficits:
- - la BD est peu présente dans l’enseignement;
- - elle manque de travaux de recherche académique;
- - elle manque d’instruments didactiques pour l’exploitation en classe;
- - elle manque de formation initiale ou continue pour les enseignants;
- - elle souffre encore d’un déficit de légitimité et les corpus enseignés peinent à s’émanciper du cadre étroit de la BD pour enfants;
- - elle est majoritairement instrumentalisée à des fins d’apprentissage pour d’autres savoirs (en particulier linguistique, mais aussi culturels, historiques, etc.).
Mais des nuances importantes doivent être prises en compte, notamment concernant la nature des documents exploités et leur fonction dans l’espace social. L’influence des différents courants méthodologiques dans le domaine de la didactique des langues étrangères joue sans doute un rôle essentiel dans l’intégration de la BD dans les manuels d’enseignement selon les époques. Pour clarifier ces nuances, il convient aussi de préciser une distinction fondamentale dans le champ de la didactique du FLE concernant le type de BD dont il sera question. En effet, il faut rappeler l’importance, dans le champ de la didactique des langues étrangères, depuis les années 1970, du débat sur la distinction entre document authentique (entendu comme objet de discours circulant dans la société-cible) et document fabriqué (entendu comme objet de discours fabriqué pour l’enseignement de la langue).
En général, le document fabriqué s’oppose au document authentique en ce qu’il présente une langue artificielle, et qu’il perd les éléments contextuels, les implicites et tous les éléments susceptibles d’être jugés trop difficiles pour le niveau des apprenants. Il y a donc les pour et les contre et le débat est vif (Boyer & Butzbach 1990). Mais de manière générale, l’utilisation du document authentique est fortement recommandée par les didacticiens des langues depuis les années 1980 et l’arrivée de l’approche communicative (Cuq & Gruca 2003: 392). Ce type de documents va s’imposer dans les manuels et progressivement envahir l’espace visuel dans les méthodes actionnelles des années 2000: publicités, affiches, tracts, brochures, etc. Toutefois, cette profusion de documents authentiques concerne surtout les textes écrits, les documents oraux authentiques étant souvent considérés comme trop difficiles pour l’accès au sens.
Pour ce qui est de la BD, nous utiliserons cette distinction entre BD fabriquée pour l’enseignement de la langue étrangère et BD authentique circulant dans la société-cible (désormais BDF et BDA) pour rendre compte des usages dans les manuels de FLE: jusqu’aux années 1980, la BDA y est absente, puis elle apparait timidement dans les suppléments culturels. Pourtant, Rouvière (2012: 283) mentionnait une «très large présence» de la BD dans les manuels de langue et civilisation depuis les années 1970. Cuq et Gruca (2003) font le même constat2, mais ces affirmations sont contraires aux résultats de notre recherche si l’on prend en compte seulement les BDA, qui s’avèrent rares dans les manuels que nous avons observés. En effet, ces supports graphiques semblent faire l’objet des mêmes résistances que les documents authentiques oraux: ils sont généralement jugées trop difficiles et n’apparaissent que dans les niveaux plus avancés. En revanche, le dessin assimilable à des BDF est massivement exploité sous toutes ses formes, avec une densification dans les premiers niveaux.
Toutefois, la frontière entre BDA et BDF n’est pas toujours claire: les illustrations fabriquées adoptent plus ou moins les caractéristiques spécifiques de la bande dessinée authentique, comme on le verra, selon les objectifs à traiter. Nous en viendrons par la suite à relativiser cette distinction, qui repose surtout sur un critère éditorial. En lien avec cette question d’authenticité, si l’on veut rendre compte de la place de la BD dans les manuels de FLE, on doit également tenir compte de la dimension sérielle et du nombre de cases dessinées, avec plusieurs cas de figure:
- Des BD allant de une à trois vignettes pour illustrer et faire comprendre un contenu: dans ce cas, l’utilisation de dessins fabriqués est omniprésente, mais cette proportion diminue à mesure que l’on progresse dans les niveaux de langue. La BD fonctionne alors comme support et illustration d’un discours autre: celui de la méthode. Les dessins authentiques de ce type, beaucoup plus rares dans notre corpus, s’apparentent au dessin de presse, souvent satirique, mettant l’accent sur la dimension critique ou humoristique.
- Des séquences de BDA tronquées, sous forme de vignettes sorties de leur contexte: dans cette configuration, on peut se demander si l’on est encore en présence d’un document authentique. Les planches complètes sont très rares.
- Une ou deux pages de BDA: ce type d’usage s’observe rarement dans les manuels, la BD étant considérée comme un objet discursif en tant que tel. L’activité est alors rangée dans les objectifs socioculturels des manuels3.
Mais que recouvre exactement le terme de «bande dessinée» quand il est utilisé dans le cadre de la didactique du FLE? Dans une perspective historique, nous avons eu recours aux deux principaux dictionnaires francophones de didactique des langues. Dans celui de Cuq (2003), il n’y a pas d’entrée BD. Dans celui de Galisson & Coste (1976), on trouve une page consacrée à la bande dessinée et deux pages concernant l’image (à l’époque, les méthodes audiovisuelles dominent encore et utilisent systématiquement une certaine forme de BDF, comme on le verra). La définition proposée est la suivante:
Mode d’exposition d’une histoire (encore appelée «figuration narrative») au moyen de dessins accolés en bandes, qui se lisent de gauche à droite et de haut en bas, comme l’écriture, et qui représentent des étapes successives de l’histoire. (Galisson & Coste 1976: 64)
Plus loin, il est fait allusion à la dimension cognitive de la lecture de BD:
Pour rétablir la continuité d’un dessin à l’autre, le lecteur doit mentalement «boucher les trous». Les paroles du personnage qui parle s’inscrivent généralement dans une bulle (appelée "phylactère") reliée à sa bouche et contenu dans l’image. (Galisson & Coste 1976: 64)
Sont mentionnés ensuite rapidement les «procédés graphiques» et les «divers codes» qui expriment «les éléments prosodiques» et «les valeurs affectives du langage». Dans la rubrique Remarques, les auteurs opèrent une distinction (sans employer le terme de «document authentique») entre les BD construites à des fins pédagogiques et les «bandes dessinées du commerce». Pour ces dernières, les auteurs remarquent que leur «utilisation immédiate» est «pratiquement impossible», sans toutefois expliciter les raisons de cette impossibilité. Nous y reviendrons. Notons cependant qu’entre 1976 et aujourd’hui, le statut culturel et didactique de la BDA a beaucoup évolué dans les milieux de l’éducation (cf. Rouvière 2012), en même temps que ses formes d’expression et ses publics se sont diversifiés (Berthou 2017).
L’objet de notre recherche étant ainsi plus ou moins circonscrit, il nous faut maintenant préciser notre méthodologie de recherche. Il s’agissait d’effectuer une analyse qualitative des supports BD dans un corpus de 33 manuels de FLE pour adultes et grands adolescents, de niveau A1 à C1. Le choix des ouvrages visait à offrir un échantillonnage significatif de manuels souvent considérés comme représentatifs de leur époque et couvrant un siècle d’enseignement (1919 à 2020). Pour étudier ce corpus, nous avons envisagé plusieurs questions de recherche: quel est le rôle joué par la BD (BDA et BDF) dans les manuels? comment est-elle utilisée et dans quel but? son usage varie-t-il en fonction de l’époque et des évolutions méthodologiques?
En observant les manuels, on peut ainsi attester, par des exemples concrets, de certains usages différenciés de la BD selon les époques, sans que ce corpus restreint nous autorise à produire une représentation statistique de l’ensemble de ce qui s’est produit dans le monde francophone. Disposant actuellement de peu de publications théoriques sur ce sujet, il demeure ainsi difficile d’avoir une vision d’ensemble du phénomène. La BD, apparemment, a peu intéressé les didacticiens4, soit parce son exploitation a été considérée comme problématique (cf. l’«impossibilité» évoquée par Galisson & Coste), soit à cause de l’influence des représentations que l’on se fait de ce médium (la réputation de manque de sérieux qui s’attache encore à la BD), soit encore pour d’autres raisons, que nous serons amenée à discuter plus loin.
Nous allons présenter les résultats de notre analyse en lien étroit avec l’évolution historique des méthodologies d’enseignement du FLE5. Nous distinguerons deux époques, celle d’avant les années 1980, avec les méthodes directes, mixtes, audiovisuelles et audio-orales, et celle postérieure, avec les méthodes communicatives et actionnelles. Dans la première période, on ne trouve pas de BDA dans les manuels de FLE, mais on constate cependant une évolution de la fonction attribuée à la BDF en fonction des méthodologies.
Avant 1980: dessins fabriqués uniquement
Méthode Directe
Le dessin est présent dans les manuels les plus anciens de notre corpus, qui relèvent de la Méthode Directe. C’est une des caractéristiques importantes de cette méthodologie novatrice apparue à la fin du XIXe siècle. Le dessin devient un élément décisif de la leçon, en permettant un accès «direct» au sens, il évite de passer par la traduction. Il présente des situations, des objets, il sert aussi à l’apprentissage des structures, à travers des activités de description des images et des exercices questions/réponses liés aux dessins.
Dans Le français pour tous (1919), par exemple, on voit pour chaque leçon l’adoption systématique d’un dessin muet qui fonctionne comme décor, mais aussi comme support pour les actions et les interactions dans la classe.
Figure 1 Le français pour tous (1919: 2)
On trouve également dans certains manuels une ébauche de bande dessinée (telle que définie plus haut), sous la forme de dessins alignés sans paroles. Un exemple particulièrement intéressant est reproduit dans Puren (1988), pour un cours d’allemand pour débutants. Les dessins y suggèrent l’idée d’action pour l’enseignement des conjugaisons du présent. L’emploi de la BD souligne ainsi l’aspect performatif des verbes et de la langue (le Faire) et sert de guidage pour les exercices. La dimension dynamique de la langue est suggérée par le mouvement représenté par la succession des images.
Figure 2 Cours d’allemand. Grands commençants (1923: 49)
Ces exemples relèvent ainsi d’une fonction d’illustration de la situation et des éléments de la leçon. Ils ont pour points communs d’intégrer un contexte, de faciliter l’accès au sens, de mettre l’accent sur le sens et la dynamique de la communication6, en favorisant la dimension praxéologique de la communication: cela permet de travailler l’emploi des verbes, les suites d’actions, le mouvement, le mime, le dialogue.
Méthode mixtes (traditionnelles)
La méthodologie Directe a représenté une rupture dans l’enseignement des langues en Europe, elle fonctionnait sans recours à la langue maternelle, sans explications grammaticales, et d’abord à l’oral. Trop révolutionnaire pour l’époque et abandonnée dès les années 1920-1930, cette option méthodologique a laissé des traces dans les manuels de FLE dits «mixtes» des années suivantes, qui reviennent à une méthodologie plus ancienne, «traditionnelle», en gardant l’influence des méthodes directes: davantage de dessins, pas de traduction, davantage d’oral, etc. On y voit l’apparition de personnages dessinés, très stéréotypés, comme par exemple, dans cette méthode célèbre des années 1950-1980, le Cours de langue et de civilisation françaises,communément appelée le Mauger bleu, où les dialogues sont supposés être tous prononcés par deux familles.
Figure 3 Cours de langue et de civilisation françaises 1 (1957: 72)
Méthodes audiovisuelles et audio-orales
Toutefois, une nouvelle forme de BD apparait dans les années 1950 au sein du courant des méthodes audio-visuelles et audio-orales: la présentation systématique de «bandes dessinées»7 avec des phylactères qui reproduisent les répliques orales (et audio) des personnages. La BD est associée au son comme adjuvant pour la compréhension et la mémorisation «en situation» (en contexte); elle est également un support pour des exercices structuraux.
Figure 4 La France en direct (1971: 66).
L’image prend un rôle très important, elle est un objet de débats au sein de la communauté scientifique8 et se caractérise assez vite par des règles strictes:
- Une image pour chaque réplique du dialogue central de la leçon (en cas de passage monologué, les énoncés sont morcelés en petits groupes rythmiques).
- L’image doit apparaitre avant le son (le texte du dialogue n’étant pas visible au début).
- Les phylactères sont souvent représentés par des cercles ou des rectangles pouvant contenir des pictogrammes divers, de nouveaux dessins, des marques de ponctuation et du texte «dessiné».
Ainsi, on plaque une image codée sur un énoncé oral: cela fonctionne sur l’illusion qu’on peut transcoder la langue en segments imagés fixes. De fait, on peut douter que l’image favorise vraiment la compréhension. Cela convient plus ou moins bien pour le niveau débutant avec une langue simplifiée, artificielle et débarrassée des caractéristiques de l’oral authentique. Mais cette médiation crée des problèmes d’interprétation dès que l’énoncé est un peu plus complexe, comme dans l’image suivante.
Figure 5 La France en direct (1971: 66).
Dans le guide méthodologique du manuel, l’image fait l’objet de plusieurs commentaires significatifs: elle «doit communiquer tout le contenu de sens» (1971: 5). Pour ce faire, précisent les auteurs, elle doit obéir à certaines contraintes:
- - il faut privilégier l’image dessinée à la photo, car elle est «plus sélective, plus lisible et plus facile à structurer»;
- - la schématisation du dessin «ne doit cependant pas nuire à l’authenticité culturelle»;
- - la couleur doit remplir un «rôle fonctionnel et non décoratif».
(La France en direct, 1971: 5)
Parmi les conventions, on mentionne les «bulles», qui sont là, nous dit-on, «pour représenter la pensée». On peut trouver curieux d’associer les phylactères à la pensée et non à la langue, et du reste, bien que les images soient surcodées, les problèmes d’interprétation apparaissent inévitables. On constate les mêmes problèmes dans une autre méthode parue la même année, que l’on doit encore à Gaston Mauger. Issue du Mauger bleu (donc d’une méthode mixte, mais influencée cette fois par la méthodologie audiovisuelle), Le Français et la vie (1971) est un manuel utilisé à l’Alliance Française, et dans le passage qui nous intéresse, nous pouvons «lire» un dialogue «de 20 répliques, illustrées chacune par un dessin expressif et simple, où le personnage qui parle est cerné d’un trait gras» (1971: V). On peut apprécier diversement ces qualités dans l’illustration ci-dessous, où l’accès au sens est loin d’être immédiat (M. Roche: Tout cela est très intéressant).
Figure 6 Le Français et la vie (1971: 218)
On voit que ce type d’usage de la BD se heurte aussi à la difficulté de représenter le langage abstrait, même quand l’énoncé est simple du point de vue syntaxique. Le problème est omniprésent dans la méthode et repose sur une deuxième méprise: l’illustration est supposée faciliter l’accès au sens, qui deviendrait transparent et rapidement accessible. On voit dans l’exemple suivant l’impasse que peut représenter a posteriori cette codification iconographique du discours9.
Figure 7 Le Français et la vie (1971: 220)
Figure 8 Le Français et la vie (1971: 221)
Au fil du temps, les méthodes audiovisuelles et audio-orales ont évolué dans leur manière de présenter les dialogues. Les BD se modifient progressivement et sont associées à plusieurs répliques, puis à la situation entière (une seule image par dialogue) et vers 1980, elles peuvent renvoyer à une multiplicité de dialogues et de situations, présentées dans chaque unité du manuel. On est là à une charnière importante en didactique du FLE, dont on peut donner deux exemples.
Dans la méthode audio-orale tardive Le Français par objectifs (1980)10, les bulles ont disparu et le texte du dialogue est présenté sous l’image, qui montre les locuteurs en interaction (ou bien représente le contenu illustré de leurs propos). On voit qu’une image peut concerner deux répliques et que la couleur est utilisée de manière réaliste. Surtout, cette méthode présente les premières BDA de notre corpus. C’est là sans doute l’influence de l’époque, qui voit la légitimité culturelle de la BD s’affirmer de plus en plus, en même temps que se renforce la mode des documents authentiques dans le champ de la didactique des langues étrangères. Mais les principes méthodologiques structuralistes de la méthodologie audio-orale restent les mêmes: les documents sont exploités comme supports à des fins linguistiques, notamment par des exercices structuraux. On y trouve par exemple une BD muette de Sempé, complète mais accompagnée d’un dialogue (fabriqué) racontant l’histoire représentée par le support, ainsi que d’un récit écrit, qui serviront de base à toute une série d’activités linguistiques.
Exemple de consignes: «Travaillez à deux. L’un pose les questions avec le livre ouvert et l’autre répond à l’aide des images. Ensuite, changez de rôle. Finalement, refaites l’exercice uniquement avec les images» (Le Français par objectifs, 1980: 174). Les questions à poser servent à vérifier la compréhension du récit fictif qui accompagne la BD. Puis on demande de faire l’exercice par écrit. Il s’agit d’un bon exemple de ce qui se faisait dans les méthodes structuralistes des années 1950-80: la BD est ici considérée comme une série d’images séparées venant illustrer un enregistrement audio et servant de base à l’enseignement, lequel repose sur une série de questions/réponses visant à vérifier la compréhension, sur une transformation syntaxique, sur des changements énonciatifs (de «je» à «il»), etc. La consigne, qui exige parfois de travailler «uniquement à l’aide des images», montre aussi le rôle de l’illustration comme soutien au travail en autonomie en sous-groupe et comme outil de mémorisation. En fin de compte, cette méthode audio-orale tardive pourrait être cataloguée comme une méthode mixte (audio-orale et communicative).
Le deuxième exemple de méthode «charnière» est représenté par Archipel (1982), qui est souvent considérée comme la dernière méthode audiovisuelle et la première méthode communicative pour le FLE. Sa première unité (niveau débutants) commence par une BD pour illustrer une partie d’un dialogue présenté plus tard dans l’unité. On voit dans l’illustration que le contexte a gagné en importance: l’attention est portée sur la situation socioculturelle, les détails sont travaillés, les personnages sont plus réalistes. Les bulles sont remplacées par un encadré présentant la réplique d’un personnage. La mise en page est aussi très différente des anciennes méthodes audiovisuelles, avec un grand phylactère de forme géométrique au milieu de la page, représentant une scène illustrée.
On remarque que le manuel porte une attention toute particulière à l’illustration et qu’il intègre de nombreux documents authentiques, en majorité écrits ou visuels. Dans Archipel 2, paru en 1983, apparaissent les premières BDA : au nombre de cinq, elles sont toutes complètes, non destinées aux enfants, produites par des auteurs célèbres (Bretécher, Sempé, Bosc, Reiser) et sont en majorité classées dans les suppléments aux leçons. L’aspect ludique et culturel est privilégié et aucun travail particulier n’est demandé aux apprenants. Sur cette marginalisation au début des années 1980, nous faisons l’hypothèse d’une influence des recherches en didactique des langues étrangères de l’époque (le Dictionnaire de didactique est publié en 1976), car nous avons vu qu’on y présentait l’exploitation de la BDA comme impossible. On verra en effet qu’elle sera réservée dans un premier temps aux suppléments culturels des manuels.
Pour tirer une synthèse de cette première partie, rappelons que le principe de la BD est de représenter par l’image une suite d’actions d’un même personnage. Les BD sont donc bien présentes dans les manuels, mais elles sont éloignées des productions authentiques. À l’origine de ces illustrations fabriquées pour l’enseignement de la langue étrangère, on trouve une nouvelle méthodologie, la Méthode Directe, qui confère à l’image une fonction illustrative, facilitant l’accès au sens, ainsi qu’une fonction performative, comme déclencheur d’actions langagières et support à la mémorisation. Avec l’arrivée du son, on trouve une nouvelle méthodologie, la méthode audiovisuelle, dotée d’une vision structuraliste du langage, qui a pour effet de découper la langue en petites unités visant à atteindre idéalement (mais, dans les faits, elle y parvient assez rarement) une correspondance univoque entre image, son et bulle. Il faut attendre les années 1980 et l’arrivée de l’approche communicative pour observer l’usage plus récurrent des BDA.
Depuis 1980: dessins fabriqués et authentiques
Approches communicatives
Avec l’émergence des méthodes relevant de l’approche communicative, on observe un engouement pour le document authentique, une ouverture aux genres les plus divers et aux supports multimodaux, qui s’accompagnent d’une mise en avant de la dimension socioculturelle des discours. Concernant la BD, on peut distinguer deux tendances dans cette nouvelle approche. D’un côté, on observe l’introduction timide de la BDA à des fins d’enseignement de la langue et de la culture. D’un autre côté, on constate l’introduction massive de séquences de BD fabriquées pour un usage didactique, à des fins d’enseignement de la langue: vocabulaire, registres de langue, grammaire de l’oral et de l’écrit, grammaire textuelle, actes de parole, production orale et écrite, et surtout, la BDF comme aide à la compréhension.
Dans cette partie, nous limiterons nos commentaires aux BD dites authentiques, tronquées ou non. Nous avons cherché à savoir quelles étaient les fonctions de la BDA dans les manuels post 1980, en nous appuyant sur les données de notre corpus et sur les recherches existantes. Or, à notre connaissance, il existe très peu de publications sur le sujet, à part quelques articles isolés. Le seul ouvrage théorique consacré à la BD dans la classe de FLE et destiné aux enseignants est un livre qui vise à exploiter le dessin de presse satirique. Ce manuel publié en 1987 et rédigé par Annette Runge et Jacqueline Sword est intéressant parce qu’il donne accès aux représentations de l’époque: on y trouve des conseils et des suggestions d’activités représentatives de l’approche communicative. Les autrices proposent ainsi quatre pistes d’utilisation du dessin humoristique (Runge & Sword, 1987: 5):
- - Montrer «simplement» des dessins qui ont un thème proche de celui de la leçon «dans un esprit de détente»: il s’agit là de la fonction «décorative» de la BD que nous avons retrouvée dans les méthodes 1980-90 analysées. Dans ce cas, une seule vignette peut suffir à illustrer le sujet traité, sans consignes.
- - Faire «ressortir les éléments de civilisation» et «analyser les clichés qui en découlent»: cette fonction de supplément culturel est aussi largement présente dans les manuels que nous avons observés, qu’ils relèvent de l’approche communicative ou actionnelle.
- - Faire décrire le «contenu» de la BD, c’est-à-dire produire du discours dans un but linguistique et non pas communicatif: les auteurs précisent que c’est une activité «très artificielle si tous les apprenants ont le dessin sous les yeux». Pourtant, cet usage de la BD est très souvent proposé dans les activités des manuels de notre corpus.
- - Supprimer la légende ou la bulle pour les «faire imaginer» par l’apprenant. À nos yeux, il s’agit là encore d’une réduction de l’exploitation de la BD à une fonction linguistique: le support authentique est modifié pour faire produire un certain type de discours, plus ou moins contraint selon les objectifs de la leçon.
Les autrices proposent un tableau instructif des différentes possibilités de didactisation. De toute évidence, il montre un parti pris d’instrumentalisation de la BD à des fins pédagogiques.
(Runge & Sword 1987: 9)
En parcourant de manière plus transversale notre corpus, nous sommes parvenue à dégager une typologie des usages de la BDA dans les méthodes communicatives en considérant en particulier le rôle décisif des consignes qui accompagnent les supports visuels, orientent la lecture du document et conditionnent l’activité de l’apprenant. Nous proposons de distinguer ces usages en les corrélant à quatre fonctions différenciées11.
A. Fonction illustrative (ou décorative): la visée est de comprendre;
B. Fonction performative à visée linguistique ou textuelle: la visée est de faire;
C. Fonction informative: le but est de s’informer, de s’acculturer;
D. Fonction créative: le but est d’imaginer et de produire.
A. La fonction illustrative était déjà à l’œuvre dans les manuels d’avant 1980 avec les BD fabriquées. Il s’agit aussi de favoriser l’accès au sens dans des conditions de détente. De la planche complète à la case unique, les BDA accompagnent par exemple le thème de la leçon. Dans la Grammaire des premiers temps 1 (1996; 2014), les autrices utilisent une planche de Reiser pour illustrer, sur un mode comique, la notion de pronoms possessifs. Aucun travail particulier n’est demandé à l’apprenant, il n’y a pas de consignes, la fonction décorative et illustrative est ainsi exploitée systématiquement à chaque début de leçon.
B. La fonction performative à visée linguistique est une des catégories les plus répandues. Il s’agit de faire produire des éléments de la langue. Le manuel L'Exercisier (1980: 154) propose par exemple un travail sur l’acte de parole «proposer12», à partir d’un extrait de deux cases de Pétillon. Les consignes orientent l’apprenant d’abord vers la lecture des bulles: «Observez les vignettes suivantes. De quelle façon les personnages expriment-ils leurs propositions?». Les bulles en question présentent deux réalisations différentes du même échange d’actes: proposer / répondre. Puis l’apprenant est prié de produire oralement des actes de proposition: «À votre tour, faites des suggestions.»
Par ailleurs, les manuels qui exploitent des BD muettes le font tous avec une visée linguistique. Sempé semble être le dessinateur le plus fréquemment mobilisé. On trouve par exemple, dans le manuel précité, une BDA associée à la consigne suivante: «Racontez cette bande dessinée en utilisant le maximum de verbes pronominaux.»
La fonction performative à visée textuelle permet de travailler sur les aspects discursifs des documents, par exemple quand il est demandé de reconstituer l’ordre original des vignettes. On le voit notamment dans le manuel Studio+ (2004: 52) avec des cases de Tintin que l’on demande de mettre dans l’ordre chronologique en justifiant son choix13.
C. Pour la fonction informative, les BDA dans les manuels s’orientent en majorité vers la constitution d’un apport socioculturel pour l’apprenant, qui témoigne du gain de légitimité de cette forme d’expression, en particulier dans le contexte de la langue-cible. Des éléments culturels associés à la BD franco-belge sont ainsi pris en compte dans certains manuels. Par exemple, dans le manuel Rond-Point 2, trois personnages de BDA, dont Gaston Lagaffe, font l’objet d’un éclairage dans le supplément culturel «Regards croisés», qui est présenté dans l’introduction du manuel comme le réservoir «des "échantillons" de culture» (2004: 74-75). Dans ce cas, c’est bien l’aspect socioculturel qui est mis en avant, sans qu’un travail à but linguistique ne soit demandé: la consigne est d’observer les personnages et de dire si on les reconnait (ce qui relève de la compétence socioculturelle).
D. On peut enfin exemplifier la fonction créative en citant le manuel À propos (2005: 133), qui présente une planche de Bretécher où des convives discutent à table. La consigne «Vous avez été acteur de cette scène, racontez» nécessite de la part de l’apprenant l’adoption d’un point de vue différent et nouveau sur la discussion des personnages, ainsi que la production d’un discours narratif; la BD est ici un support pour l’imagination et la recréation, ainsi qu’un moteur de créativité langagière: il faut être «acteur», c’est-à-dire être dans l’Agir14.
Parmi ces différents usages de la BD dans les manuels de FLE post 1980, en lien avec l’évolution des méthodologies d’enseignement, deux hypothèses peuvent être émises. Premièrement, la dimension textuelle spécifique à la BDA nous semble être importante et favorable à l’apprentissage «par les genres». Il s’agit de dégager les effets qui produisent du sens et suscitent des réactions chez les lecteurs (notamment par l’esthétique et la construction de la planche) et de s’interroger sur les différents niveaux de lecture du document. On peut poser, par exemple, la question du «pourquoi est-ce que c’est drôle?» ou interroger les blancs entre les cases, ces questions visant à amener l’apprenant à une observation attentive de la BD. Deuxièmement, ces différentes fonctions peuvent évidemment se combiner dans une approche plus ou moins intégrée, en tenant compte du genre discursif spécifique et de ses caractéristiques propres. Ainsi, la fonction créative, qui agit comme déclencheur de l’imagination, nous semble pouvoir être intégrée avec profit aux autres fonctions.
Afin de montrer plus précisément la manière dont la BDA est didactisée respectivement dans les méthodes communicatives, puis actionnelles, nous allons maintenant reprendre cette catégorisation des fonctions de la BDA pour décrire les manuels de notre corpus. Nous rappelons que l’emploi de ce médium reste rare, parfois absent dans les niveaux destinés aux débutants. Nous relèverons, parmi ses occurrences, les propositions pédagogiques qui nous semblent justifiées par la spécificité de ce genre de discours.
Les fonctions de la BD dans les méthodes communicatives:
- - Fonction illustrative: sur un plan quantitatif, les BDA sont rarement utilisées pour illustrer ou faire comprendre des éléments de la langue, cette place étant prioritairement occupée par les BDF, très nombreuses et quasi-systématiques dans certains manuels.
- - Fonction performative à but linguistique: elle est largement mise à l’œuvre dans les rares BDA des manuels et concerne la production de tous les aspects linguistiques de la communication, mais surtout la grammaire et les actes de parole (représentatifs de l’époque). La BDA est prétexte à la production orale ou écrite, les consignes impliquent de reformuler, raconter et imiter.
- - Fonction performative à but textuel: le souci de traiter la BDA par le genre (discursif) apparait dans les années 1990 dans notre corpus, ce qui coïncide avec l’arrivée de la grammaire textuelle dans l’enseignement du FLE, sous l’influence des recherches sur l’enseignement de la langue maternelle. D’autre part, et sous l’influence également des recherches en didactique du FLM, on assiste dans les années 1970-80 à la naissance de nouveaux modèles en lecture (modèle bottom-up, lecture globale, etc.) avec notamment, en FLE, la lecture «interactive» (voir Cicurel 1991). Dans ce dernier contexte, on considère que le sens se construit dans l’interaction entre le texte et le lecteur, ce qui nous semble d’autant plus vrai pour la BD.
- - Fonction informative: la majorité des BDA rencontrées dans les manuels communicatifs est réservée aux suppléments culturels, en lien avec d’autres documents visuels authentiques.
- - Fonction créative: les BD muettes sont mises à contribution pour stimuler l’imagination et les BD «parlantes» sont souvent transformées (suppression du texte des phylactères, des récitatifs, suppression de vignettes, etc.).
On retrouve dans les BDA des manuels communicatifs les principales pistes de didactisation présentées par Runge & Sword à la même époque. Les activités recensées présentent des points communs et la BDA est non seulement exploitée dans un but linguistique et pragmatique, mais aussi, avec le développement de l’usage des documents authentiques, dans une visée socioculturelle. Il s’agit d’apporter des contenus multimodaux, de travailler sur la lecture d’images dans ses relations avec l’oral et/ou l’écrit.
Méthodes actionnelles
Malgré la profusion de documents authentiques, force est de constater que peu de manuels de FLE s’inscrivant dans le paradigme des approches actionnelles intègrent des activités autour de la BDA. La place du dessin a globalement diminué, pour laisser plus de place aux photos et aux textes, authentiques ou non, et les planches complètes sont rares. Malgré tout, il semble qu’on se dirige vers une légitimation de la BDA dans les manuels. Nous allons en montrer quelques exemples.
Tout d’abord, la BD semble à présent faire partie de la culture officielle. Dans les suppléments culturels ou les espaces «à lire et à découvrir», par exemple, les BDA sont traitées au même titre que les autres genres de documents authentiques. Il s’agit de donner «des informations qui vont vous permettre de mieux connaitre et comprendre les valeurs culturelles» (Rond Point 2, 2004: 5). La BD est ainsi explicitement revendiquée comme une valeur.
Dans le même ordre d’idées, la BD peut, de nos jours, être le sujet d’un article critique ou faire l’objet d’un débat. Dans Défi 4 (2020: 26), par exemple, l’une des deux activités recensées est une lecture présentant deux vignettes tirées d’une BDA ainsi que la photo de la couverture de l’album Mars horizon, comportant une référence bibliographique. Ces documents sont accompagnés d’un texte écrit (argumentatif), qui consiste en une critique positive de l’album en question. Deux consignes sont proposées avant de lire le texte. Elles doivent déclencher un échange sur les genres (mangas et BD d’aventures sont donnés en exemple): «Aimez-vous la bande dessinée? Si oui, quel genre de bande dessinée lisez-vous?», «Observez la couverture et la planche de bande dessinée. De quoi parle la BD?». On remarque aussi un petit encadré qui a pour effet de légitimer la BD comme valeur culturelle et fait de société: «Depuis 1974, le plus grand festival international de la bande dessinée d’Europe a lieu chaque année à Angoulême. Dans les rues, on voit des vignettes de bandes dessinées sur les murs.»
La BD peut aussi être comparée aux autres genres discursifs. Le manuel Tempo 2 (1997: 124) met côte à côte un extrait tiré d’un texte de Beaumarchais et une BD signée portant sur le même thème, la rumeur. La consigne demande à l’apprenant d’établir une comparaison entre les deux genres. Dans le texte littéraire, le cheminement de la rumeur est signifié par une succession de verbes juxtaposés («s’élance, étend son envol, tourbillonne, enveloppe, arrache», etc.), alors que dans la BD, le dessinateur J.-M. Renard représente graphiquement la rumeur dans la succession des cases par l’augmentation du volume des bulles, par la modification du lettrage, l’allongement des syllabes, etc. La consigne renvoie explicitement au médium graphique, en contraste avec le médium littéraire: «Regardez la bande dessinée et dites si elle illustre ou non le texte.» Elle induit un travail en profondeur sur les caractéristiques spécifiques du médium BD15.
Figure 9 Tempo 2 (1997: 124)
La BD peut même être intégrée à d’autres genres, ce qui constitue un signe supplémentaire de légitimation. On le voit clairement dans une activité du manuel Alter ego 4 (2007: 110), qui intègre un extrait de trois vignettes d’une planche de Bretécher, à l’intérieur d’une séquence visant la production d’une synthèse à partir de cette BD et de deux autres documents écrits. Il est intéressant de noter que dans cette activité de synthèse, le document BD semble présenter la même légitimité que les deux autres, qui sont référencés et datés de la même manière. Le support de la BD est thématisé comme tel dans un tableau à remplir, ce qui le met sur un pied d’égalité avec des articles de la presse écrite. Ainsi, même si le manuel n’exploite pas beaucoup le médium, il participe à sa légitimation progressive dans un travail d’apprentissage du FLE dit «sérieux».
Enfin, on voit apparaitre des BD fabriquées et généralement anonymes, mais qui deviennent pratiquement indifférenciables des BDA. On peut lire paradoxalement, dans l’apparition de ces BD produites à des fins d’enseignement, un signe de légitimation du médium, car les planches se réfèrent ostensiblement aux codes visuels de la BD «du commerce». On remarque d’ailleurs l’usage explicite du mot «bande dessinée» dans les consignes, comme dans le manuel Activités pour le cadre commun B1 (2006: 32): «Observez la bande dessinée. Racontez ce qui s’est passé. Imaginez ce qui a pu se passer ensuite.» Suivent des détails sur la manière de construire son récit, que nous reproduisons ici parce qu’ils sont représentatifs d’un travail sur BD souvent demandé aux apprenants: raconter une BD muette (dans sa forme originale ou bien présentée dans une version où le texte des phylactères a été masqué).
Vous pouvez:
- - situer l’évènement: quand, où, dans quelles circonstances s’est-il produit?
- - décrire le personnage principal,
- - dire comment il vous apparait: inquiet, irréfléchi, courageux …
- - décrire les différentes actions et les réactions –surprenantes, inattendues, exagérées, ou naturelles– qu’elles ont provoquées,
- - imaginer une fin … heureuse?
(Activités pour le cadre commun B1, 2006: 32)
Le but est clairement linguistique, puisqu’il s’agit, comme bien souvent, de faire produire un discours narratif au passé ou au présent. Néanmoins, le médium est maintenant reconnu comme un genre spécifique de document écrit, digne d’intérêt et d’apprentissage, bien que dans ces manuels, les activités ayant comme support des BDA non modifiées restent rares, même aux niveaux avancés. Par ailleurs, nous n’avons observé que deux activités visant à familiariser l’apprenant avec la terminologie spécifique au genre, notamment dans Défi 4 (2020: 97), avec un exercice de vocabulaire («s’approprier les mots»), où la consigne demande de légender une planche de BDF avec les étiquettes appropriées («bulle», «case», etc.). L’objectif est de fournir des outils de base pour travailler avec la BD, ce qui parait essentiel. Pourtant, cette terminologie semble aller de soi dans les autres manuels, où elle n’est jamais explicitée.
En reprenant notre proposition de typologie, voici à présent les résultats pour les méthodes actionnelles de notre corpus.
- - Fonction illustrative: cette fonction semble avoir diminué dans les manuels actionnels et ce sont davantage les photos qui remplissent le rôle d’accès au sens.
- - Fonction performative à but linguistique: cette fonction est toujours majoritaire. Comme on vient de le voir, des BDF imitant les codes des BDA sont apparues à des fins de production de discours, notamment de genre narratif. Tout dépend alors de la qualité de l’imitation: on observe ainsi parfois des activités où la médiocrité du support fait obstacle à son exploitation sur le plan graphique et visuel. Dans le manuel Version originale 3 (2011: 93). par exemple, on trouve une seule apparition explicite d’une «BD» (non signée), manifestement fabriquée pour travailler sur le discours rapporté. Ici, le support BD n’apporte rien, avec peu d’indices contextuels, très peu d’expressivité, un lettrage qui relève des normes de l’écrit imprimé, sur lequel le lecteur se focalise. Cette BD sert seulement à faire produire une narration orientée vers un but grammatical.
- - Fonction performative à but textuel: on voit rarement (moins d’une dizaine d’occurrences dans le corpus de manuels relevant de l’approche actionnelle) l’apparition d’activités prenant en compte les spécificités du langage de la BD. Le manuel Connexions 3 (2005) par exemple, offre quatre ou cinq exploitations de BDA. L’approche est intégrée: les spécificités du médium sont prises en compte (en tant qu’objet discursif, mais aussi linguistique et socioculturel), c’est le cas par exemple, dans une double page autour d’une planche de Cabu, dans la partie Arrêt sur Image (2005: 50-51). L’activité proposée consiste en une série de questions portant sur le support, et elle intègre un travail sur la lecture d’images: lien entre texte et dessins, informations apportées par le dessin, repérages lexicaux dans les bulles, introduction du lexème beauf avec recours au dictionnaire, inférences culturelles, etc. On trouve par exemple les questions suivantes: «Où se trouve le personnage dans chaque image? Quelles sont les informations qui permettent de le savoir?»; «Quelle est l’importance du texte par rapport aux images?»; «Peut-on regarder les images et comprendre l’histoire sans lire le texte? Peut-on lire et comprendre le texte sans regarder les images?»
- - Fonction informative: la BD devient un objet culturel plus légitime, mais il est encore souvent réservé aux suppléments civilisationnels des manuels. Certaines activités prennent pour thème la BD et ses différents genres, mais on se retrouve devant un paradoxe: le médium BD est maintenant reconnu comme un genre spécifique de document écrit, digne d’intérêt et d’apprentissage, mais il est peu utilisé comme outil d’enseignement. Notons que dans le manuel Alter ego 3 (2009), où l’on trouve très peu de dessins et pas de BDA, le genre n’a pas d’entrée dans «l ’abécédaire culturel» du manuel, qui traite néanmoins, à travers l’entrée «caricaturistes», du dessin de presse.
- - Fonction créative: quelques innovations pédagogiques dans les manuels actionnels nous semblent des pistes intéressantes à creuser. Ce sont généralement des activités qui combinent plusieurs des fonctions que nous avons définies dans une approche intégrée. Nous allons terminer notre réflexion sur des exemples relevant de cette optique.
Pistes pour une approche intégrée exploitant la fonction créative de la BD
Créativité lexicale
Les onomatopées peuvent servir de prétexte à l’invention de nouveaux mots, mêlant ainsi la fonction performative à but linguistique et la fonction créative de la BD, comme dans cette activité de vocabulaire du manuel À propos (2005: 79), où l’on présente des vignettes isolées (sans doute fabriquées, comportant toutes des onomatopées en gros plan) regroupées sous un thème commun: on a choisi de présenter non pas une BDA, mais un des traits caractéristiques de la BD (les onomatopées), comme déclencheur d’imagination et de créativité langagière. La consigne précise: «Choisissez une onomatopée, rajoutez un suffixe (Exemple: Tic Tac + eur = tictacteur / Tic Tac + logue = tictacologue») et ajoute: «Il ne vous reste plus qu’à définir cette nouvelle fonction!» On se sert ici d’une caractéristique importante de la BD – les onomatopées – pour inventer des mots et des définitions de ces mots; la BD combine dans ce cas toutes les fonctions, illustrative, performative, informative et créative.
Créativité narrative
Comme on l’a vu, les BDF qui imitent les codes des BDA visent des buts linguistiques et communicationnels, souvent liés à l’activité de «raconter». Dans Latitudes 3 (2010: 12-13), la seule occurrence d’une planche de BD présente une histoire fabriquée mais complète. Elle se rattache au genre de l’enquête policière, l’aspect graphique est soigné, l’ambiance imite un peu le style d’Hergé. L’aspect novateur dans cet exemple se trouve dans la tâche demandée: il s’agit de compléter le carnet du policier (le support inclut le dessin d’un carnet sur lequel on doit indiquer les détails de l’enquête) à partir de la lecture de la BD (travail de repérage et de synthèse des informations importantes pour l’enquête), puis de comparer ses notes avec un autre apprenant et de trouver qui est le voleur. On voit que la lecture d’images est surtout orientée vers la compréhension des phylactères et néglige, au moins au niveau des consignes explicites, les aspects graphiques (liens entre les images, cadrage, dessin, couleurs, etc.), mais cet exemple montre qu’il est possible d’imaginer, dans l’exploitation d’une BD en classe, des tâches interactionnelles de recherche et de partage d’informations, de comparaison et de synthèse, mettant en évidence une fonction créative que l’on peut associer à ce type de document.
Créativité graphique
La méthode actionnelle la plus récente du corpus Défi 4 (2020) présente une approche intégrée dans un dossier À découvrir sur la langue française (2020: 100). Les vignettes ont été séparées puis réalignées en surimpression, mais elles semblent figurer une séquence complète et la source est référencée. Les cases ont la particularité d’être dépourvues de décor (fond blanc) et de laisser une grande place au texte. La lecture du document «Des difficultés d’apprendre le français» est préparée par des «échanges» sur le thème, qui visent à faire émerger des idées qu’il s’agit de «retrouver» dans la BD; il s’agit d’abord de repérer des éléments de contenus. Suivent des questions de compréhension classiques sur le titre, le repérage des étapes, le lexique et son aspect culturel. Mais d’autres consignes présentent à nouveau des aspects spécifiques à la bd. La question 7, par exemple, renvoie au personnage dessiné de la dernière case avec ses spécificités graphiques: «est-ce que vous vous identifiez au personnage?».
La question suivante consiste en une tâche en binôme d’un genre nouveau: après un échange sur les difficultés de leur propre langue, les apprenants sont invités à «faire un dessin pour en illustrer une». On voit ainsi que, dans l’optique actionnelle, les tâches peuvent même aller jusqu’à adopter le code de la BD, non pas pour imiter ce dernier, mais pour exprimer une idée dans un nouveau cadre formel déjà établi. La proposition est courageuse quand on pense aux probables réticences des enseignants et des apprenants devant ce changement d’habitude. Mais n’est-ce pas là une manière d’aller jusqu’au bout de la logique praxéologique de la théorie actionnelle?
Créativité métacognitive
Pour terminer, nous souhaitons mentionner ici les manuels de Cartes sur Table qui occupent une place à part dans les méthodes de FLE. Publiés à la charnière des années 1980, ils relèvent bien de l’approche communicative et sont particulièrement centrés sur l’autonomie de l’apprenant. À plusieurs reprises, les auteurs ont fait appel à l’illustrateur Plantu, devenu célèbre en France en tant que dessinateur du journal Le Monde, où il a officié pendant 50 ans. L’objectif était de conscientiser des stratégies d’apprentissage sur la base d’une réflexion métacognitive autour des dessins.
Dans le manuel 2 pour les débutants, une première planche montre un personnage qui écoute un bulletin d’information météo à la radio sans rien comprendre; il fait des efforts, puis s’énerve, pour finalement saisir un mot-clé (pluie); tout content, il sort en prenant son parapluie. Cette activité sert aux apprenants d’un niveau encore faible à mieux comprendre comment écouter du discours, en portant l’attention sur ce qui est connu plutôt que sur ce qui est inconnu, etc. Les marques graphiques qui signalent l’affectivité sont mises en avant et l’écriture manuscrite dans les phylactères représente le discours de la radio du point de vue de l’apprenant: gribouillis, mots-clé, etc.
Figure 10: Cartes sur table 2 (1983: 36)
Le caractère authentique du document, ajouté au talent de Plantu, donne tout son intérêt à cette activité de réflexion sur les stratégies d’apprentissage, caractéristique de cette méthode plutôt avant-gardiste.
Dans le manuel niveau 2, un autre exemple nous semble encore plus significatif car il utilise aussi l’humour. La planche, qui comprend seulement deux vignettes occupant une page entière du manuel, est accompagnée de la seule consigne: «Regardez.» On peut imaginer une activité de lecture d’images mise en commun et un débat sur le texte et son statut, le changement de destinataire, la tyrannie de l’école, etc. Là encore, les qualités iconographiques du support favorisent un engagement de l’apprenant dans la tâche. Le changement de statut du texte est signifié par le changement de support (d’abord le poème rédigé sur un parchemin, ensuite il est inscrit dans une bulle) et le changement de lettrage, particulièrement expressif dans le phylactère.
Page suivante, une seconde consigne oriente la lecture sur un plan plus personnel: «Et vous? Pour apprendre le français, recherchez ensemble des genres de texte que vous pouvez utiliser "autrement" que dans l’idée de l’auteur.» Cette consigne est suivie d’un tableau à remplir en trois colonnes: «genre de texte» / «texte écrit pour…» / «texte lu pour…» avec un exemple manuscrit qui invite l’apprenant à s’engager personnellement.
Figure 11: Cartes sur table 2 (1983: 60)
L’activité prévue consiste ensuite à réfléchir sur les genres de textes, définis par leur but, mais aussi sur les stratégies d’apprentissage à adopter, à travers une mise en abyme où la situation d’apprentissage est thématisée: les textes sont instrumentalisés dans le but d’apprendre, comme la BD en classe de langue et comme celle de Plantu dans cette méthode particulière.
Avec cet exemple, on constate l’intérêt de recourir à une BD comme facteur de motivation et comme vecteur d’apprentissage langagier. Les personnages, le décor et tous les signes iconographiques contribuent à mettre en scène de manière très efficace les paramètres de la situation de production d’un discours, l’un écrit et l’autre oral, qui conditionnent sa réalisation aussi bien que sa réception.
A y regarder de plus près, on constate que les auteurs de ce manuel attachent beaucoup d’importance à l’illustration et utilisent une dizaine de dessinateurs différents (Plantu est le seul qui soit connu comme dessinateur de presse). Les BD relèvent-elles encore de la distinction entre document authentique et document fabriqué? En fait, la frontière entre BDA et BDF se neutralise. Déjà, Coste en 1970 relativisait la distinction:
«Authentique» – comme «libre» – entre dans la série de ces adjectifs valorisants, trop connotés pour être honnêtes, et parait opposer la pureté native du texte à l’obscure perversion de tout ce qui n’est pas lui. (Coste 1970: 88)
L’exemple de collaboration entre les auteurs de Cartes sur table et le dessinateur Plantu témoigne d’une réflexion approfondie sur ce qu’est l’apprentissage d’une langue dite étrangère. Pour avoir une chance d’intégrer efficacement la BD comme support d’enseignement, les collaborations de ce genre devraient être multipliées. A ce titre, le manuel Bulles de France occupe un espace à part dans notre corpus. En effet, c’est le seul ouvrage entièrement consacré à la BD, avec une orientation socioculturelle revendiquée, la méthode étant sous-titrée «Les stéréotypes et l’interculturel en BD». On y précise en quatrième de couverture que le dessinateur est l’auteur de plusieurs bandes dessinées. Les planches, rangées par thèmes, sont complètes et toutes du même format (une page), donnant lieu à des activités prévues pour les niveaux A1 à C2.
Dans l’introduction, les auteurs commencent par inventorier les différents avantages de la BD pour l’apprentissage des langues, en reprenant l’argument de la facilité de la compréhension: «Grâce à l’image, il [l’apprenant] peut construire sa compréhension par des hypothèses, en dépit des limites de son niveau linguistique.» Mais il est précisé aussi, en caractères gras, signe du débat toujours en cours, que les « planches proposées sont absolument inédites et authentiques », et qu’il «ne s’agit en aucun cas de textes et d’histoires fabriquées à des fins pédagogiques». L’insistance des auteurs à nier le caractère fabriqué des BD renvoie à la citation de Coste: le document fabriqué est utilisé comme repoussoir dans le méta-discours de promotion du manuel.
Force est de constater malgré tout que les planches manquent de variété, même s’il est vrai qu’on peut identifier un style, renvoyant à une forme d’auctorialité. Mais on s’aperçoit vite, à la lecture du manuel, que les aspects iconographiques sont assez peu mis en avant. Dans un premier temps, on demande d’observer rapidement la planche sans lire le texte, ou de lire le titre. Suivent les habituelles questions de compréhension, basées sur les parties écrites et les indices visuels. Une troisième partie «Imaginer / s’exprimer» peut porter sur le thème de l’unité, sur un point spécifique de vocabulaire ou sur la lecture d’une case particulière. Mais d’une manière générale, les consignes orientées vers les aspects iconographiques ou visuels sont minoritaires. Une partie «pour aller plus loin» apporte des informations socioculturelles (sur la société française uniquement) et un encadré lexical termine chaque unité. De fait, la lecture d’images est exploitée plus régulièrement (par exemple observer le geste d’un personnage ou son expression faciale) que dans les autres manuels du corpus. Mais dans un ouvrage dont le support est intégralement lié à la BD, peut-on se contenter de ce maigre rendement? Le manque de réflexion théorique sur la pédagogie de la BD en FLE se fait sentir dans cette tentative d’en faire un support de base de l’enseignement. Pourtant, le principe est exemplaire et mérite d’être approfondi. Des bandes dessinées des méthodes audiovisuelles aux Bulles de France, on mesure le chemin parcouru, même si beaucoup reste à faire.
Conclusion
Premier enseignement de notre recherche, à l’échelle de chacun des ouvrages que nous avons consultés, l’emploi de la BDA est rare, sinon rarissime: généralement une ou deux occurrences, jusqu’à cinq ou six dans certains manuels, sur des centaines d’activités proposées. Souvent tronquées ou modifiées, les planches présentées sont décontextualisées, les aspects graphiques sont négligés au profit d’un intérêt quasi exclusif pour le contenu des phylactères. Mais il arrive aussi que la BD soit présentée comme un objet culturel à part entière et elle est alors généralement rangée dans les suppléments culturels. On peut percevoir néanmoins des changements dans les usages pédagogiques de la BD, notamment dans les consignes et les tâches à effectuer, plusieurs innovations pédagogiques se dégageant au fil du temps et de l’évolution des méthodes. Il semble également clair que les représentations sur la légitimité culturelle de la BD, dans un contexte d’apprentissage scolaire ou universitaire, ont changé et continuent à se modifier: elle peut être non seulement un support à des activités linguistiques ou communicatives, mais elle peut aussi être étudiée (trop rarement) en tant qu’objet culturel ayant ses spécificités sémiotiques et discursives.
Dans le champ du FLE, on a assisté au cours du siècle dernier à une lente évolution qui conduit d’un usage presque exclusif de la BD fabriquée à la lente reconquête de la BD dite authentique. Autrefois utilisée pour l’accès au sens, la construction de schémas syntaxiques et la mémorisation, la BDF sert aujourd’hui surtout à illustrer les manuels. Depuis les années 1980, on utilise la BD issue de la presse satirique comme support à des fins d’apprentissage de la compétence de communication. Elle sert à faire comprendre, à faire produire ou à faire imaginer, en plus de son rôle d’apport civilisationnel. Elle progresse depuis lors avec une légitimation croissante, jusqu’à devenir le support exclusif d’un manuel complet en 2015.
Dans les vingt dernières années, on a vu apparaitre des activités prenant en compte les spécificités du genre, parallèlement au développement des recherches en linguistique textuelle et des approches didactiques par les genres. Il faudrait interroger ce phénomène en lien avec ce qui se passe en FLM dans la période récente16. Maintenant que la BD a gagné sa place dans l’enseignement de la langue / culture, des besoins énormes se font sentir en termes d’appareillage didactique pour l’exploitation en classe et en termes de formation des enseignants.
Nous avons vu que la présence de la BDA reste faible, que ce soit en ce qui concerne son importance socioculturelle dans le cadre de l’enseignement du français ou en tant qu’objet de discours spécifique. Dans le Cadre européen commun de référence (CECR), qui sert de guide à l’élaboration des manuels postérieurs à 2000, aucune mention n’est faite de la BD. Sophie Béguin (ce numéro) fait l’hypothèse que l’importance spécifique de ce médium dans la culture francophone a fait les frais de la normalisation européenne du CECR. De fait, à notre connaissance, dans les portfolios pour adultes, aucun descripteur ne renvoie au genre BD, qui n’est pas considéré comme essentiel à la compétence de communication.
Revenons-en à la sentence publiée dans le Dictionnaire de didactique des langues étrangères que nous avions évoquée dans notre introduction: l’exploitation de la BD «du commerce» serait «pratiquement impossible». Cette affirmation articulée en 1976 semble prophétiser la rareté des BD dans les manuels de FLE d’aujourd’hui. L’adverbe «pratiquement» pourrait renvoyer à deux significations: presque impossible ou concrètement (logistiquement) impossible. Il est vrai que des difficultés concrètes existent et s’avèrent fondamentales pour exploiter la BD en classe de langue. Il faut trouver des documents qui soient adaptés à l’objectif de la leçon et au niveau de langue des apprenants, accessibles à la compréhension et ne présentant pas trop d’implicites culturels. Il convient aussi de dénicher des planches courtes publiables dans un espace restreint. Il est enfin nécessaire de régler la question des droits d’auteur, de négocier des autorisations, ce point étant particulièrement épineux pour un médium relativement récent, dont les œuvres ne sont donc pas tombées dans le domaine public, et qui ne connaît pas le droit automatique de citation17. Par ailleurs, on se rend compte que beaucoup de supports tirés de BDA doivent être écartés car ils ne présentent pas le fameux aspect facilitateur ou motivationnel véhiculé par les représentations communes sur la BD.
Tous ces éléments peuvent expliquer la faible présence de la BDA dans les manuels. Et même lorsque ce médium se trouve au fondement de l’enseignement, comme dans Bulles de France, il lui manque souvent un arrière-plan didactique solide qui pourrait permettre de voir émerger des manières de travailler innovantes, relevant d’une pédagogie spécifique au genre. De ce point de vue, la didactique du FLE aurait tout à gagner à collaborer avec les chercheurs en FLM, à intégrer les avancées en didactique de la lecture et en didactique de la bande dessinée, avec une réflexion théorique approfondie sur le genre BD et son fonctionnement.
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- Cours de langue et de civilisation françaises I (1953, 1967): Mauger, G., Paris, Hachette.
- La France en direct (1971): Capelle, J. & G., Paris, Hachette.
- Le français et la vie (1971): Mauger, G. & Bruézière, M., Paris, Hachette.
- Le français par objectifs 7-9 (1980): Renié J.-C., Genève, CEEL.
- Archipel 1 (1982): Courtillon, J. & Raillard, S., Paris, Didier.
- Archipel 2 (1983): Courtillon, J. & Raillard, S., Paris, Didier.
- Cartes sur table 1 (1981): Richterich, R. & Suter, B., Paris, Hachette.
- Cartes sur table 2 (1983): Richterich, R. & Suter, B., Paris, Hachette.
- L’Exercisier (1993): Descotes-Genon, C., Morsel, M.-H. & Richou, C., Presses universitaires de Grenoble.
- Tempo 2 (1997): Bérard, E., Canier, Y. & Lavenne, C., Paris, Didier.
- Café-crème 1 (1997): Kaneman-Pougatch, M., Trevisi. S., Beacco di Giora, M. & Jennepin, D., Paris, Hachette Français langue étrangère.
- Rond-Point 1 (2004): Labascoule, J. , Lause, C. & Royer, C., Barcelone, Difusion Français langue étrangère.
- Rond-Point 2 (2004): Flumian, C., Labascoule, J. & Royer, C., Barcelone, Difusion Français langue étrangère.
- Studio + (2004):Bérard, É., Breton, G., Canier, Y & Tagliante, C., Paris, Didier.
- Connexions 1 (2004): Mérieux, R. & Loiseau, Y., Paris. Didier.
- Connexions 3 (2005): Mérieux, J., Loiseau, Y. & Bouvier, B., Paris, Didier.
- Compréhension orale 2 (2005): Barféty, M. & Beaujouin, P., Paris, CLE International.
- À propos B1-B2 (2005): Andant, C. & Chalaron, M.-L., Presses universitaires de Grenoble.
- Alter ego 3 (2006): Dollez, C. & Pons, S., Paris, Hachette.
- Activités pour le cadre européen commun de référence B1 (2006): Parizet, M.-L., Grandet, É. & Corsain, M., Paris, CLE International.
- Alter ego 4 (2007): Dollez, C. & Pons, S., Paris, Hachette.
- Latitudes 3 (2010): Loiseau, Y., Cocton, M.-N., Landier, M. & Dinthilac, A., Paris, Didier.
- Écho B1 (vol.1) (2010): Girardet, J. & Pêcheur, J., Paris, CLE International.
- Écho B1 (vol.2) (2010): Girardet, J. & Pêcheur, J., Paris, CLE International.
- Version originale 3 (2011): Denyer, M., Ollivier, C. & Perrichon, É., Paris, Éditions Maison des langues.
- Alter Ego+ B1 (2013): Dollez, C. & Pons, S., Paris, Hachette Français langue étrangère.
- Zénith 3 (2013): Barthélémy, F., Sousa, S. & Spreriando, C., Paris, CLE international.
- La grammaire des premiers temps (2014): Abry, D. & Chalaron, M.-L., Presses universitaires de Grenoble.
- Bulles de France (2015): Jeffroy, G. & Unter, Grenoble, Presses universitaires de Grenoble.
- Défi 3 (2019): Biras, P., Chevrier, A. & Witta, S., Éditions Maison des langues.
- Défi 4 (2020): Biras, P., Chevrier, A., Jade, C. & Witta, S., Éditions Maison des langues.
Pour citer l'article
Anick Giroud, "La bande dessinée dans les manuels de FLE (1919-2020)", Transpositio, n°4 Enseigner la bande dessinée comme (de la) littérature, 2021https://www.transpositio.org/articles/view/la-bande-dessinee-dans-les-manuels-de-fle-1919-2020
Voir également :
Enseigner les mémoires graphiques au degré post-obligatoire: réflexions et pistes didactiques
L’étude de la bande dessinée, pour elle-même et en tant qu’objet d’enseignement et d’apprentissage à part entière, peine à se développer, particulièrement en contexte scolaire post-obligatoire (Rouvière 2012). Envisagée par certain·e·s comme une sous-littérature, la bande dessinée est en revanche, par d’autres, considérée comme faisant partie intégrante du panorama des productions littéraires contemporaines (Bomel-Rainelli & Demarco 2011). Pourtant, à l’heure où les pratiques culturelles ordinaires sont marquées par une forte présence de l’image, particulièrement en ce qui concerne la lecture, l’écriture et l’expression de soi des adolescent·e·s, l’enseignement d’objets littéraires hybrides en classe se justifie plus que jamais. En l’occurrence, par sa caution à la fois littéraire et artistique, le roman graphique présente un intérêt particulier pour l’enseignement du français. En effet, le choix de cet avatar de la bande dessinée répond à une conception dynamique des corpus scolaires qui, comme le suggère François Bon, gagnent à être renouvelés afin de permettre aux élèves de se construire et de se situer en tant que sujets contemporains.
Enseigner les mémoires graphiques au degré post-obligatoire: réflexions et pistes didactiques
Il faut renouveler le corpus de textes abordés dans les classes: se saisir de ce que la littérature peut avoir de plus contemporain (pour que résonne une expérience présente du monde) et de plus radical (pour que puissent advenir frictions, secousses, courts-circuits).
François Bon, Apprendre l’invention
L’étude de la bande dessinée, pour elle-même et en tant qu’objet d’enseignement et d’apprentissage à part entière, peine à se développer, particulièrement en contexte scolaire post-obligatoire (Rouvière 2012). Envisagée par certain·e·s comme une sous-littérature, la bande dessinée est en revanche, par d’autres, considérée comme faisant partie intégrante du panorama des productions littéraires contemporaines (Bomel-Rainelli & Demarco 2011). Pourtant, à l’heure où les pratiques culturelles ordinaires sont marquées par une forte présence de l’image, particulièrement en ce qui concerne la lecture, l’écriture et l’expression de soi des adolescent·e·s, l’enseignement d’objets littéraires hybrides en classe se justifie plus que jamais. En l’occurrence, par sa caution à la fois littéraire et artistique, le roman graphique présente un intérêt particulier pour l’enseignement du français. En effet, le choix de cet avatar de la bande dessinée répond à une conception dynamique des corpus scolaires qui, comme le suggère François Bon, gagnent à être renouvelés afin de permettre aux élèves de se construire et de se situer en tant que sujets contemporains.
Le terme «roman graphique» (graphic novel), en tant que label, s’installe dans les années 1980, dans un premier temps dans la culture anglo-saxonne, pour légitimer une production caractérisée par des récits longs non sériels (one shot), destinés à un public adulte, et qui se démarque de la bande dessinée américaine (comics1), à connotation souvent enfantine et divertissante. Le label désigne dès lors une bande dessinée d’auteur·trice, traitant de thématiques plus sérieuses et qui, pour ce faire, s’affranchit de certains standards éditoriaux pour se rapprocher du format plus libre du roman (Baetens 2012). À cela s’ajoute un style plus personnel, souvent en noir et blanc, soit une recherche d’authenticité par le biais du dessin. Les propriétés matérielles du roman graphique et son mode de diffusion poursuivent également une volonté de démarcation, puisque le format, la qualité du papier et le type de couverture s’éloignent des formes de publication traditionnellement associées à la bande dessinée, notamment par le choix de maisons d’éditions littéraires ou de microstructures d’autoédition (Baetens 2012: 204). Sans entrer dans le débat portant sur la légitimation littéraire de la bande dessinée, qui a été sans conteste atteinte avec Maus d’Art Spiegelman (Prix Pulitzer 1992), l’intérêt du roman graphique se situe dans sa manière de tisser des liens étroits entre bande dessinée et littérature, notamment par un régime narratif caractérisé par un dédoublement de l’énonciation. L’acte d’énonciation verbal est en effet accompagnéd’une énonciation graphique qui élargit les possibles en matière de narration, en dotant les images d’un pouvoir narratif aussi, voire plus, important (Baetens 2012: 214). Ainsi, l’instance narrative du roman graphique est davantage polysémique que celle d’un texte littéraire «classique», non visuel (Baetens 2009: 6).
En outre, il y a une prééminence de l’autobiographie au sein de la catégorie «roman graphique» (Baetens 2012). Les auteurs·trices s’en emparent en effet pour exploiter les subtilités narratives offertes par le support composite et ainsi enrichir le récit verbal d’un récit visuel porteur d’une authenticité autobiographique inédite. L’étiquetage roman graphique pose dès lors problème, dans le sens où l’appellation générique «roman» renvoie à une part fictionnelle qui n’est pas centrale dans ce type de production. Hillary Chute suggère d’user de l’appellation «récit graphique». Cette dernière a l’avantage de mettre en avant la dimension narrative de ces œuvres, en y incluant leur part non fictionnelle, ceci tout en les liant au label générique, plus vaste, du roman graphique (Chute 2008: 453). Elle ajoute notamment que la particularité des récits graphiques est leur manière de tisser des liens entre ce qui est dit et ce qui est montré, ceci en explorant les frontières entre histoire collective et histoire singulière. Nancy Pedri (2013) propose, quant à elle, l’usage du terme «mémoire graphique», qui reflète la dimension non fictionnelle, en même temps qu’il renvoie à la complexité de toute représentation graphique de soi (autoréflexivité, mémoire, identité). Notre proposition abordant un corpus de roman graphiques autobiographiques, dont la part non fictionnelle est assumée et revendiquée par les auteurs·trices, l’hyperonyme récit graphique et l’appellation plus spécifique mémoire graphique nous paraissent être les plus à même de rendre compte de leur richesse et singularité.
En y réfléchissant du point de vue de l’enseignement, il nous semble que le récit graphique, par la vision vivifiante qu’il offre de thématiques touchant à la fois au singulier et au collectif, a une certaine légitimité à figurer parmi les lectures qui permettent «de découvrir, dans toute sa diversité, la relation de l’homme à lui-même, à autrui, à la réalité sociale, politique et culturelle» (Plan d’étude vaudois pour l’école de maturité: 16). En outre, la narration simultanée et multimodale (modes textuel et iconique) demande au lecteur·trice «[d’opérer] des allers-retours entre lecture et contemplation du sens» (Chute 2008: 452). Il·elle est en effet appelé·e à interpréter le sens à partir de la combinaison simultanée des différents modes, en même temps qu’il·elle entre dans un plaisir contemplatif développant sa sensibilité esthétique à l’hybridation entre littérature et arts visuels (Schaeffer 2016). En ce sens, la littérarité du récit graphique dépasse une simple volonté de transposer certains procédés textuels présents dans les autobiographies littéraires. Au contraire, elle repose sur un pouvoir narratif nouveau accordé aux images, qui renverse la hiérarchie entre représentation textuelle et représentation visuelle, pour décloisonner et renouveler le genre de l’autobiographie (Baetens 2012).
Aborder le récit graphique au degré post-obligatoire est d’autant plus pertinent si l’on considère que la nature multimodale (Lebrun, Lacelle & Boutin 2012; 2017) du support fait écho aux pratiques culturelles ordinaires des adolescent·e·s. L’omniprésence de l’image dans leur quotidien – que ce soit dans la consommation de séries ou de plateformes vidéo, dans leurs moyens de communication ou de socialisation – légitime l’enseignement d’une production, qui en plus d’être extrêmement riche en possibilités de développer des compétences propres à la lecture littéraire (Simard, Dufays, Dolz & Garida-Debanc 2010), permet également de favoriser l’acquisition d’une compétence critique de l’image (Lewis 2001).
Ainsi, l’enseignement du récit graphique, peu présent en classe de littérature, permet de se rapprocher de la culture adolescente, pour favoriser le développement de la littératie multimodale, mais également pour forger une sensibilité esthétique problématisant l’exhibition de soi encouragée par le numérique (Han 2017). Face aux problèmes d’immersion ressentis par certain·e·s élèves à la lecture d’œuvres du patrimoine littéraire (Vandendorpe 2012), le récit graphique est un intermédiaire foisonnant, facilitant une lecture engagée et créant des ponts entre littérature, arts et usages ordinaires, enjeux soulignés notamment par Marianna Missiou:
Enseigner la bande dessinée est un défi que l’enseignement scolaire doit relever, en particulier pour établir les liens entre la littératie traditionnelle et les nouvelles formes de la culture médiatique. Mais il ne s’agit pas seulement de former des lecteurs experts et critiques, aussi bien à l’aise dans le monde des lettres que celui des représentations figuratives, pour démêler les productions discursives combinant des codes variés. Il s’agit aussi de former des lecteurs sensibles, impliqués, entrant en résonance symbolique avec les œuvres, pour s’accomplir à part entière comme sujets-interprètes. (Missiou 2012: 98)
Nous mènerons une réflexion sur l’apport du récit graphique à l’enseignement du français au degré post-obligatoire. Écrits à la première personne, avec une identification assumée entre auteur·trice, narrateur·trice et personnage, ce qui implique clairement la présence d’un pacte autobiographique (Lejeune 1975), ces récits abordent l’intime et des thématiques contemporaines complexes, qui résonnent avec l’expérience du monde actuel. De plus, les dimensions langagières et visuelles lient et confrontent les pratiques adolescentes de mise en scène de soi à un pendant littéraire qui dépasse les formes exhibitionnistes pour viser, au contraire, une esthétisation du vécu par un processus d’auto-construction de soi. Dans les pages qui suivent, nous tenterons d’explorer les richesses des mémoires graphiques dans une volonté d’en saisir le potentiel pour l’enseignement de la littérature, ceci en esquissant quelques pistes didactiques à partir d’un corpus composé de Fun Home (Bechdel 2006), Persepolis (Satrapi 2000-2003) et Wonderland (Tirabosco 2015)2.
Les spécificités du mémoire graphique
Pour comprendre l’intérêt du mémoire graphique pour l’enseignement de la littérature, il convient d’en expliciter les composantes narratives et les caractéristiques, par rapport à un récit autobiographique «traditionnel». En mettant en évidence ses éléments constitutifs3, nous souhaitons montrer la manière dont celui-ci engage les élèves dans une posture active de lecteur·trice·s-interprètes. Dès lors, nous abordons le récit graphique à la fois comme une lecture stimulante et motivante pour les élèves (lecture plaisir) et comme une lecture permettant de développer des compétences en lecture et interprétation littéraires (lecture savante) (Simard, Dufays, Dolz & Garida-Debanc 2010).
Figure 1: Les composantes narratives du mémoire graphique
La bulle bleue regroupe les caractéristiques principales de la narration autobiographique traditionnelle. En plus du pacte autobiographique, déjà mentionné, ce genre se démarque par l’adoption d’une perspective rétrospective. Le narrateur homodiégétique (Genette 1972) est à la fois l’instance énonciative cadrant le récit et le personnage principal des événements relatés. Le «je» revient sur son passé pour y puiser souvenirs, anecdotes et expériences intimes vécues. Son récit est en outre fondé sur un pacte référentiel avec le lecteur·trice, par lequel est affirmée l’authenticité des faits narrés.
Le mémoire graphique (encadré vert) repose sur les mêmes rouages, qui sont augmentés et enrichis par le support graphique de la bande dessinée (en violet). Ainsi, en plus d’éléments descriptifs renvoyant aux perceptions, pensées et émotions – présentes ou passées – du «je» auteur·trice/narrateur·trice/personnage, le support graphique inclut également sa représentation physique à travers le temps (autoportrait du «je» enfant/adolescent·e/adulte). Cette instance cadre notamment le récit par le biais de récitatifs, tout en apparaissant sur les planches (représentation visuelle) et en étant le personnage principal des souvenirs exposés. Sur une même planche peuvent donc coexister un «je narrant» (auteur·trice/narrateur·trice) et un «je narré» (personnage). En ce sens, le support graphique permet de réunir les différents temps du récit, présent et passé, dans un espace-temps partagé (ou «spatio-topie» selon Groensteen 1999: 25-26). Lors de la lecture, la présence simultanée de textes et d’images a le potentiel de créer des effets de temporalité inédits où narrateur·trice et personnage coexistent au sein de l’espace-temps de la planche, tout en renvoyant chacun à une temporalité propre. Par ailleurs, le récit graphique permet l’imbrication ou la reproduction d’autres médias, tels que des photographies ou des extraits de sources secondaires (journal, page de livre, etc.), qui enrichissent le pacte référentiel ou la dimension historique du récit, par la présence d’éléments ayant une valeur documentaire. Au sein du support graphique, l’apparition visuelle d’autres médias crée des strates de significations originales et riches, identifiables et interprétables par le lecteur·trice, indépendamment des bulles (intradiégétiques) et des récitatifs (extradiégétiques) contenant du texte.
La particularité de la narration graphique, et plus largement de la bande dessinée, est donc qu’elle s’appuie autant sur le code textuel que sur le code iconique, les deux modes s’imbriquant dans une relation d’interdépendance pour produire le récit. Ainsi, les deux contribuent à la création d’effets de sens saisissables pour le lecteur·trice qui navigue, hiérarchise et interprète les images en même temps que le texte. En ce sens, le support de la bande dessinée place l’interprète dans une posture active, puisqu’il est appelé: à comprendre les enjeux de la narration multimodale, soit la combinaison intrinsèque de deux modes distincts produisant du sens (textuel et visuel); à décoder les effets du récit à partir du tissage entre les différentes unités de la bande dessinée intégrées dans une séquence (case, bande, planche, album); ainsi qu’à produire du sens sur la base des qualités esthétiques et expressives du dessin.
Les enjeux de la narration multimodale
Pour illustrer l’imbrication de différents modes au sein du récit graphique, nous proposons de partir d’un exemple de double planche tiré de Fun home: une tragicomédie familiale. Il s’agit d’un récit sur le passage de l’enfance à l’âge adulte (récit d’apprentissage ou coming-of-age) de l’autrice et illustratrice Alison Bechdel, qui retrace plus particulièrement les liens complexes entretenus avec son père, décédé à l’âge de quarante-quatre ans des suites d’un accident, aux allures de suicide. Ayant appris à l’âge adulte l’homosexualité cachée de son père, cette dernière part à la recherche des traces de ce secret familial dans ses souvenirs d’enfance et d’adolescence. Fun home est une autobiographie familiale aux thématiques multiples, telles que l’identité, la complexité des liens familiaux ou la découverte de la sexualité.
Cette double planche se situe au cœur du récit et se présente par le biais d’une mise en page «décorative», à l’intérieure de laquelle prime une organisation esthétique du contenu narratif (Peeters 2003). Elle intervient dans le récit d’un souvenir où la narratrice, alors étudiante, revient dans la maison de famille et découvre, dans une boîte, une photographie prise par son père, à un moment où l’orientation sexuelle de ce dernier lui était encore inconnue. La photographie représente Roy, l’ancien jardinier et baby-sitter de la famille, dans une posture dénudée permettant de comprendre la relation intime qui le liait à son père. Ce moment du récit est particulièrement intéressant à aborder: d’abord, parce qu’il se démarque de la mise en page rhétorique habituelle de Fun Home, composée de cases de tailles différentes dans le reste de l’album; mais également parce qu’il thématise l’homosexualité du père par l’incrustation et la reproduction visuelle du médium de la photographie, ainsi que par la juxtaposition de strates de temporalité au sein du même espace spatio-topique. La voix présente dans les récitatifs renvoie à Alison-adulte et au temps de la narration; la main à la temporalité du souvenir raconté, où le personnage Alison-adolescente découvre la boîte; et la photographie à une période antérieure où la protagoniste était une enfant. Ce feuilletage temporel est par ailleurs hiérarchisé, les récitatifs apparaissant au premier plan. Par le biais de l’organisation esthétique du contenu, la temporalité de l’instance narrative prend le dessus sur les temporalités racontées, montrant ainsi visuellement la primauté de la voix d’Alison-narratrice pour la compréhension et la perception des événements racontés.
Alison Bechdel, Fun Home: une tragicomédie familiale, p.104-105 © Éditions Denoël 2006.
À travers cette double planche, on peut s’attarder sur les effets d’immersion possibles à partir de l’hybridation entre le texte et l’image, impliquant les lecteur·trice·s dans une activité interprétative importante. L’immersion en question repose d’abord sur le cadrage, qui signale une rupture narrative. Cette double planche étant précédée et succédée par des planches «classiques» (avec une articulation entre plusieurs cases comprenant des dialogues), cet effet de rupture permet au lecteur·trice de comprendre qu’il s’agit d’un épisode central du récit. À cela s’ajoutent les trois strates de temporalités, lors de la lecture conjointe des illustrations et des récitatifs, qui cadrent le récit du souvenir en même temps qu’ils reproduisent les pensées et émotions de la narratrice. Il y a en effet une plongée dans la temporalité de la photographie, par le biais d’une technique d’«ocularisation interne primaire», plaçant le lecteur·trice dans la vision subjective du personnage (Jost 1989). L’ocularisation interne primaire «renvoie au point de vue interne du personnage sur lequel le récit est focalisé» (Baroni 2020: 9), soit dans cet exemple la main du personnage, qui permet au lecteur·trice de comprendre qu’il·elle est placé·e dans la subjectivité d’Alison-étudiante. Cette forme de complicité entre le lecteur·trice et le personnage est également encouragée par le plan rapproché et le placement physique de la main du lecteur·trice sur celle du personnage lors de la lecture de cette double planche.
Sur cette base, on peut entamer un travail de repérage, d’analyse et interprétation, en mettant l’accent sur les capacités inférentielles des élèves, convoquées par l’hybridation texte-image (multimodalité), ainsi que sur les codes spécifiques de la bande dessinée. En l’occurrence, cet exemple illustre les enjeux de l’utilisation co-dépendante des deux codes sémiotiques, invitant le lecteur·trice à interpréter l’homosexualité secrète du père. La rupture dans le tissage iconique (double planche, absence de cases et de dialogues, cadrage, etc.), la reproduction visuelle du médium de la photographie et le commentaire de la narratrice-adulte sur «la façon dont [son père] jonglait entre sa personne publique et sa réalité privée» se nourrissent simultanément pour suggérer le secret du père, sans que celui-ci soit verbalement explicité à ce moment du récit. Par ailleurs, la mise en page, et les multiples strates de profondeurs qu’elle recèle, suggèrent également la complexité de la thématique de l’homosexualité, qui se situe au cœur de l’œuvre.
Explorer les enjeux de l’utilisation conjointe des modes visuel et textuel dans Fun Home, et plus largement, dans le système de la bande dessinée, permet de saisir la manière unique dont ce médium produit du sens. En effet, la compréhension du système de la narration graphique ouvre la voie à une richesse interprétative spécifique au support, permettant de développer des compétences en analyse et interprétation inédites, que la littérature «classique» ne pourrait exprimer avec des moyens exclusivement verbaux. L’élève aurait dès lors le potentiel de développer à la fois des compétences en interprétation de texte et en interprétation d’images. L’album permet en ce sens de travailler à l’acquisition d’une littératie multimodale, à partir de la compréhension et de l’analyse des mécanismes énonciatifs du récit graphique.
Construction du sens à partir de la séquence
En parallèle des enjeux liés à sa nature plurisémiotique, nous souhaitons montrer comment le récit graphique construit des effets de sens à partir de la disposition spatio-topique, plus spécifiquement à partir des liens entre les images fixes et la séquence dans laquelle elles apparaissent (interrelations entre vignette, bandeau, planche, double planche, etc.). Afin d’illustrer cette dimension, nous proposons de commenter deux planches tirées de Persepolis de Marjane Satrapi (2000-2003). Persepolis est un mémoire graphique en noir et blanc, retraçant les étapes marquantes de la vie de la narratrice, Marji, de son enfance vécue à Téhéran durant la révolution islamique, jusqu’à son adolescence et début de vie d’adulte en Autriche. Cet extrait, qui apparaît dans la deuxième partie du récit (tome 2), se situe dans le contexte de la révolution iranienne. L’épisode retrace un souvenir d’enfance, en l’occurrence le retour de Marji-enfant et de sa mère dans leur quartier de Téhéran, après une série de bombardements. Découvrant les ruines de maisons et bâtiments détruits par les bombes, l’enfant questionne sa mère au sujet d’amis de la famille dont la maison a été visiblement détruite. Tandis que la mère tente de l’éloigner des lieux (les personnages se dirigent à droite, hors case), cette dernière découvre un bracelet appartenant à son amie Néda, qui lui confirme la mort probable de cette dernière.
Marjane Satrapi, Persepolis © L’Association 2007.
La narration, homodiégétique, est entièrement prise en charge par les récitatifs de la narratrice-adulte, qui raconte un épisode marquant de son enfance en Iran, en tentant de verbaliser son ressenti au moment des faits. Dans ce but, le foyer perceptif évolue pour adopter progressivement le point de vue du personnage (Marji-enfant). Le lecteur·trice passe donc d’un point de vue externe, qui correspond aux cadrages adoptés dans les quatre premières cases, vers un point de vue interne dans la toute dernière case (Baroni 2017b). Tandis que le développement du récit des cinq premières vignettes repose principalement sur les récitatifs de la narratrice-adulte, que les images illustrent, les trois cases en fin de séquence opèrent un glissement progressif vers le point de vue interne de l’enfant, d’abord en montrant ses émotions par des plans rapprochés sur son visage, puis par le biais d’une case noire, qui correspond à une ocularisation interne, puisque la fillette cache ses yeux pour ne pas voir le spectacle, l’image étant accompagnée du commentaire «aucun cri du monde n’aurait suffi à soulager ma souffrance et ma colère.». Par ailleurs, le moment où le récit adopte le point de vue interne du personnage, la prise en charge du récit est davantage déléguée à l’expressivité du dessin. Dès lors que l’héroïne (Marji-enfant) place ses mains sur les yeux, le lecteur·trice est invité à s’immerger dans le point de vue de l’enfant, par le biais d'une case noire qui exprime en quelque sorte l’indicible et incite à interpréter et ressentir ses émotions (souffrance, deuil, etc.). En d’autres termes, il s’agit d’un moment de débrayage du point de vue de la narratrice pour se réancrer dans le point de vue du personnage. La case noire, qui clôt le récit du souvenir, est située à la fin de la séquence et du chapitre «Le Shabbat» (tome 2). Elle peut être interprétée comme une ellipse, dont l’effet est de créer une rupture narrative servant, d’une part, à renforcer l’importance de ce souvenir traumatisant, d’autre part, à focaliser l’attention du lecteur·trice sur les émotions de Marji-enfant. Agissant comme un support immersif, l’adoption du point de vue du personnage favorise une lecture affective, à partir d’une démarche analytique visant à déceler et à interpréter les effets de sens présents dans le tissage iconique de cette séquence. Il y a donc de la part du lecteur·trice un va-et-vient entre une lecture participative et une lecture distancée, ce qui correspond à la lecture littéraire, telle qu’elle a été développée dans les recherches en didactique du français (Dufays, Gemenne & Ledur 2015).
Le deuxième exemple est tiré de la dernière partie du récit (tome 4, chapitre «Les Chaussettes»), dans laquelle Marjane quitte l’Autriche et revient en Iran. Bien que la guerre soit terminée, Téhéran est toujours aux prises avec le fanatisme religieux, qui se manifeste notamment par une restriction importante des libertés individuelles. En l’occurrence, c’est un passage où la narratrice revient sur la nécessite, pour une femme, en Iran dans les années 1980, de maintenir une séparation entre une identité privée et une identité publique. La planche thématise la pression exercée par l’État islamique d’Iran, sur la liberté et l’identité féminines.
Marjane Satrapi, Persepolis © L’Association 2007.
Alors que les récitatifs explicitent les enjeux entre l’identité publique et l’identité privée, la disparité entre les deux étant associée à une forme de schizophrénie, c’est par le biais de la comparaison visuelle entre les deux vignettes que le lecteur·trice peut interpréter cette problématique centrale. En ce sens, les récitatifs cadrent et guident le récit, tandis que l’implication du lecteur·trice est activée par l’organisation et les choix graphiques de la planche. Le dispositif «en miroir» incite en effet à s’arrêter sur les deux images pour les comparer et réfléchir à la question de l’identité féminine aux prises avec la religion. En outre, la protagoniste n’est reconnaissable que sur la bande inférieure, dans son identité privée. Le dispositif graphique encourage dès lors une forme de suspension réflexive, visant à comparer les deux images de près. Sur la vignette du haut, les femmes sont représentées debout, et portent toutes la même tenue. Seuls certains attributs, les lunettes par exemple, et les expressions du visage (colère, sourire, perplexité) permettent une forme d’identification ou de différentiation. En comparaison, sur la bande inférieure, les femmes sont représentées dans des postures plus hétérogènes (assise, debout). De plus, la diversité des coupes de cheveux et des tenues vestimentaires (robes, décolletés, etc.), la présence d’attributs tels que le rouge à lèvres ou les bijoux, ainsi que la variété d’expressions faciales connotant de la joie, ce qui permet au lecteur·trice de produire certaines inférences au sujet de l’emprise des autorités iraniennes sur l’existence et l’identité sociales, sans que cela soit explicité par la narratrice. La mise en œuvre d’une compétence critique de l’image permet dès lors de comprendre les valeurs véhiculées par le dessin, que le texte seul ne permet pas de construire. En effet, l’appropriation des codes multimodaux de la narration graphique encourage le développement «d’une compréhension beaucoup plus explicite du sens porté par l’image en elle-même comme dans ses interactions avec le texte» (Boutin 2015: 35).
Plus généralement, la familiarisation avec les mécanismes narratifs et immersifs propres à la bande dessinée favorise l’élaboration d’une appréciation argumentée des œuvres. En travaillant l’analyse et la compréhension des procédés impliqués dans la narration graphique, notamment en lien avec le tressage iconique entre les images, les élèves sont invité·e·s à adopter une distance critique qui, en retour, favorise une lecture plus affective des œuvres. L’actualisation d’une lecture engagée passe en ce sens par une première phase, analytique – processus que nous avons tenté d’illustrer en convoquant les deux exemples de Persepolis. C’est précisément dans ce passage délicat entre lecture savante et lecture plaisir qu’intervient l’enseignant·e, d’une part en proposant des œuvres renvoyant à l’histoire contemporaine, d’autre part en guidant les élèves dans l’approche d’un nouvel objet, intrinsèquement multimodal, ayant ses propres codes de lecture, d’analyse et d’interprétation.
Sensibilisation aux dimensions esthétiques
L’une des spécificités de la narration graphique étant la rencontre entre littérature et arts visuels, dans cette partie, il s’agira d’explorer l’esthétique visuelle du mémoire graphique dans sa capacité, d’une part, à engager le lecteur·trice dans l’activité d’analyse et d’interprétation à partir de l’image, d’autre part, à laisser une place importante à sa subjectivité, qui puisse mener au développement d’une relation esthétique aux objets littéraires (Schaeffer 2016). En d’autres termes, il s’agit de sensibiliser les élèves aux dimensions artistiques des albums afin de stimuler leur «immersion mimétique dans l’univers représenté» (Schaeffer 2016: 17). Nous souhaitons donc réfléchir à l’actualisation du récit par le sujet-lecteur·trice (Rouxel 1996; Rouxel et Langlade 2004) à partir de la monstration visuelle, en tâchant «d’objectiver les vecteurs immersifs et intrigants mobilisés par l’auteur» (Baroni 2017a: 83), en l’occurrence par l’intermédiaire du dessin.
Notre argument sera illustré par une double planche du mémoire graphique Wonderland de Tom Tirabosco (2015). Celui-ci relate l’enfance et les liens familiaux du narrateur Tommaso – allant de la rencontre de ses parents à la naissance de son frère Michel, physiquement handicapé – en même temps qu’il dévoile les multiples influences ayant façonné l’imaginaire de l’auteur et illustrateur. Wonderland est donc un mémoire graphique centré à la fois sur les relations familiales et sur la relation esthétique à différents univers littéraires et artistiques. En ce sens, le récit graphique se présente comme une mise en abyme de l’univers créatif de Tirabosco, qui transparaît par le biais de l’expressivité et de la valeur métaphorique du dessin. La double planche qui nous intéresse plus particulièrement apparaît au début du récit. Elle thématise le rapport privilégié que l’auteur/narrateur entretient avec la lecture, en l’occurrence celle de bandes dessinées.
Tom Tirabosco, Wonderland © Atrabile 2015.
Le présent de la narration, qui mêle le narrateur adulte au personnage Tommaso-enfant, fournit un cadre à partir duquel le lecteur·trice plonge dans le point de vue de l’enfant: «Béni[e] soit la période de Noël. Il fait froid dehors, et j’ai la permission de traîner des jours entiers dans ma chambre où je lis et re-lis mes albums de bande dessinée préférés». Il s’agit d’un récit focalisé sur le «je» enfant (entrée dans son imagination) et d’un récit à focalisation élargie, cadré par le narrateur-adulte (Baroni 2017b: 6-8). La gestion de l’information est en effet gérée par le narrateur-adulte, tandis que le foyer perceptif mélange le point de vue externe de ce narrateur, qui s’exprime verbalement, à son point de vue interne de personnage, dont les perceptions sont rendues visibles par le biais du dessin. À cela s’ajoute l’éclatement de la mise en page de l’album (absence de vignettes), puisque le dessin envahit la double planche et acquiert ainsi une dimension métaphorique. La liberté dans l’organisation spatio-topique peut être interprétée comme une manifestation visuelle de la liberté d’imagination découlant de la lecture de bandes dessinées. Dès lors, le remplacement progressif d’éléments du monde réel par l’univers maritime rend visible la puissance de l’imaginaire fictionnel et l’immersion intense qu’elle engendre. Le lit se transforme en bateau, la chambre en océan, tandis que le monstre à tentacules, renvoyant au monde imaginaire, cherche à s’emparer du monde réel – représenté dans les bulles de dialogue «Tom, à table !!!» et «J’arrive ! …», échangé entre Tom et sa mère – en attirant l’enfant vers le bas, dans l’univers de la fiction. Ainsi, l’envahissement de la planche par le dessin crée une rupture narrative visant ici à thématiser la puissance de la littérature et son pouvoir d’immersion fictionnelle, intense au point d’éloigner Tommaso-enfant de la situation diégétique qui l’entoure. La prise en charge du récit par l’image rompt en effet avec la temporalité linéaire pour reproduire les représentations mentales de l’enfant. Elle métaphorise en ce sens la suspension du temps engendrée par une immersion fictionnelle intense. Ceci explique d’ailleurs le choix de la planche de droite comme couverture de l’album, et donc comme support visuel du titre Wonderland (pays des merveilles).
L’interprétation de cette double planche demande un travail d’analyse de ces différentes dimensions (organisation spatio-topique, effets de cadrage, place du dessin, etc.), qui a le potentiel de sensibiliser les élèves à la dimension esthétique inhérente aux œuvres graphiques. En l’occurrence, il est intéressant d’aborder la manière dont cette double planche rompt avec le rythme linéaire du récit et encourage les lecteur·trice·s à s’attarder de manière quasi contemplative sur le dessin, pour en dégager les effets et saisir l’importance de la monstration visuelle au sein du médium de la bande dessinée. Plus généralement, la prise en compte de leur subjectivité devient l’occasion de réfléchir à l’immersion fictionnelle – en tant que source d’émotions et de plaisir – et à l’apport de la littérature dans la création d’univers mentaux.
Conclusion
En convoquant des exemples tirés de trois œuvres particulièrement riches, tant d’un point de vue littéraire qu’esthétique, nous avons cherché à montrer l’engagement du lecteur·trice dans l’activité d’analyse critique, d’interprétation et d’immersion affective, rendu possible par le médium de la bande dessinée. Nous avons illustré, par le biais de trois axes différents, la convocation du récit graphique comme support d’une lecture littéraire «comprise comme un va-et-vient maximal entre les modalités la «participation» psychoaffective (dominante dans la lecture dite «ordinaire») et la «distinction» critique (qui domine, quant à elle, la «lecture savante»)» (Simard, Dufays, Dolz & Garida-Debanc 2010: 242). À l’issue de cette réflexion, l’approche du récit graphique en classe de littérature nous apparaît particulièrement porteuse à plusieurs niveaux. La nature plurisémiotique du support facilite l’acquisition de compétences et d’une littératie multimodale, par la compréhension des mécanismes de mise en intrigue propres à l’utilisation conjointe des modes textuel et graphique (partie 2). De plus, le travail sur les codes spécifiques à la narration séquentielle et l’approche critique de l’énonciation graphique soutiennent le développement de compétences nouvelles, en lien avec les procédés propres à la narration par l’image, en même temps qu’elles élargissent le bagage analytique des élèves en sémiotique visuelle (partie 3). Enfin, la sensibilisation aux dimensions esthétiques du récit graphique, favorisant une posture contemplative pour la création de sens, encourage une lecture affective et permet de travailler les œuvres à partir de leurs actualisations subjectives par les élèves (partie 4).
Notre but était d’esquisser quelques pistes didactiques illustrant les richesses du récit graphique, tant dans une perspective de décloisonnement disciplinaire, que du point de vue d’un alignement curriculaire avec les objectifs du plan d’étude de la formation post-obligatoire. En ce sens, des œuvres telles que Fun Home, Persepolis ou Wonderland répondent aux exigences et objectifs disciplinaires présents dans le plan d’étude, en lien avec l’étude des genres littéraires, des outils narratologiques et des procédés propres à la création littéraire (objectifs explicités dans le Plan d’étude pour l’école de maturité: 17). En même temps, il nous semble que l’enseignement de mémoires graphiques permet de familiariser les élèves avec une création littéraire contemporaine très peu abordée en classe, en les faisant notamment réfléchir à des thématiques importantes, liées à leur expérience actuelle du monde. De plus, la narration plurisémiotique a le potentiel d’entrer en résonnance avec leurs pratiques ordinaires, qui font abondamment usage de l’image. L’approche du genre autobiographique par le roman graphique, quant à elle, ouvre la voie, non seulement à un travail sur les spécificités génériques de l’autobiographie «traditionnelle» (pacte, thématiques, narration rétrospective), mais permet également le développement de nouvelles compétences d’analyse et d’interprétation mono- et multimodales. Certains apprentissages et enjeux poursuivis en travaillant sur le récit graphique sont de ce fait également transposables à l’analyse de textes littéraires classiques, en particulier l’autobiographie.
Il va de soi que l’enseignement de récits graphiques nécessite de la part des enseignant·e·s un investissement conséquent4, en termes de travail sur les spécificités du support (histoire littéraire/caractéristiques) et de transmission d’un lexique technique nécessaire à l’analyse et à l’interprétation. Le médium nous semble néanmoins être une ressource indéniable pour le renouvellement de l’enseignement post-obligatoire de la littérature, notamment pour la création de séquences didactiques inédites. Notre visée n’était pas de prôner un remplacement des lectures du patrimoine, qui ont comme valeur irremplaçable de permettre aux adolescent·e·s d’acquérir des codes communs pour lire le monde et la culture, en même temps que de se situer dans le champ culturel et historique de la littérature (Dufays 2007). Notre but était plutôt d’illustrer les manières d’impliquer les élèves dans la lecture et l’interprétation actives, motivées par les richesses narratives et esthétiques du médium graphique. Pourquoi oser le récit graphique dans l’enseignement de la littérature au degré post-obligatoire? voilà la question à laquelle nous souhaitions réfléchir et dont nous espérions partager la réponse avec les enseignant·e·s et didacticien·ne·s de la littérature.
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Pour citer l'article
Violeta Mitrovic, "Enseigner les mémoires graphiques au degré post-obligatoire: réflexions et pistes didactiques", Transpositio, n°4 Enseigner la bande dessinée comme (de la) littérature, 2021https://www.transpositio.org/articles/view/enseigner-les-memoires-graphiques-au-degre-post-obligatoire-reflexions-et-pistes-didactiques
Voir également :
Lire Maus à l’école, entre simplicité et complexité
La bande dessinée et le roman graphique sont aujourd’hui des genres qui ne souffrent plus de défaut de légitimité critique. Le roman graphique doit largement la sienne, et même ses lettres de noblesse, à Maus d’Art Spiegelman (2012a), dont il sera question ici. Si la critique s’est, depuis plusieurs décennies, emparée de cette œuvre de manière à en baliser très largement les enjeux esthétiques, historiques, philosophiques, etc.{{On se reportera à la bibliographie associée à l’article de Hillary Chute (2020), traduit par Raphaël Baroni et Sébastien Graber dans ce numéro, pour une sélection des plus fondamentaux de ces travaux.}}, il reste pourtant un domaine, celui de la didactique, où quelques points restent à éclairer. Et si faire figurer Maus aux programmes des écoles secondaires n’est plus forcément un tabou de nos jours, encore n’est-il pas inutile de (re)poser la question: pourquoi et comment enseigner cette œuvre?
Lire Maus à l’école, entre simplicité et complexité
La bande dessinée et le roman graphique sont aujourd’hui des genres qui ne souffrent plus de défaut de légitimité critique. Le roman graphique doit largement la sienne, et même ses lettres de noblesse, à Maus d’Art Spiegelman (2012a), dont il sera question ici. Si la critique s’est, depuis plusieurs décennies, emparée de cette œuvre de manière à en baliser très largement les enjeux esthétiques, historiques, philosophiques, etc.1, il reste pourtant un domaine, celui de la didactique, où quelques points restent à éclairer. Et si faire figurer Maus aux programmes des écoles secondaires n’est plus forcément un tabou de nos jours, encore n’est-il pas inutile de (re)poser la question: pourquoi et comment enseigner cette œuvre?
La question du «comment» trouvera, dans les paragraphes qui suivent, des éléments de réponse dans les propositions théoriques et méthodologiques qui seront avancées, mais elle rencontrera également une limite qu’il faut signaler d’emblée: notre proposition ne se présente pas comme le compte-rendu d’une expérience testée en classe, mais comme une réflexion plus générale, préalable à la conception de séquences d’enseignement liées à la bande dessinée2. Quant au «pourquoi», qui guidera notre démarche de manière plus centrale, il faut aussi apporter quelques précisions. Le bénéfice le plus évident d’une lecture de Maus à l’école est sans doute à chercher dans les liens que cette œuvre tisse avec l’histoire: celle de la Seconde Guerre mondiale, de la Shoah, de la vaste problématique du témoignage qui s’y rapporte. Rappelons en quelques mots le propos de ce livre, résolument non fictionnel. Art Spiegelman, auteur-narrateur du récit, met en scène sa propre démarche, consistant à recueillir auprès de son père Vladek l’histoire de ce dernier, entre le milieu des années 1930 et le présent de son témoignage (1978), en tant que Juif polonais, survivant d’Auschwitz et émigré aux USA. Même si le bénéfice historique est central dans la perspective d’un enseignement scolaire (voir Brown 1988), il s’agira moins de cela, ici, que d’envisager l’intérêt de cet enseignement sous l’éclairage de la didactique de la lecture littéraire.
Notre hypothèse est la suivante: lire Maus participe d’une éducation à la lecture littéraire. Et ce, à double titre: 1. en tant que l’enseignement de la lecture littéraire doit aujourd’hui bénéficier d’un renouvellement générique (Ouellet 2016: 210); 2. en tant que la lecture littéraire se présente comme un «va et vient dialectique» (Dufays 2002: 22-26) entre différents pôles évolutifs, déterminés en l’occurrence par deux notions fondamentales, celle de la simplicité et celle de la complexité3. Précisons d’emblée que cette catégorisation est heuristique et donc appelée à se modifier en cours de réflexion. Il ne sera évidemment pas question de considérer la bande dessinée comme véhicule unilatéral de simplicité par rapport à la littérature canonique, ni de suggérer que Maus est une œuvre simple – au contraire, elle se caractérise par sa complexité – mais d’envisager le médium du récit graphique comme un facilitateur de lecture, ayant comme dessein d’introduire le·la lecteur·trice à la complexité d’enjeux divers (esthétiques, historiques ou éthiques). On verra aussi, par la vertu du «va et vient dialectique» évoqué précédemment, que le passage du simple au complexe n’est pas à sens unique et que le mandat éducatif discuté ne s’affirme pas par l’unique vecteur du maître à l’élève.
Du zoomorphisme comme facilitateur
Maus est un récit graphique fondé sur le zoomorphisme de ses protagonistes: les Juifs ont des têtes de souris, les nazis des têtes de chats. Dès la couverture, le couple emblématique du chat et de la souris expose la métaphore animalière qui sera filée tout au long du récit. Vers la fin du second tome, on observe que les soldats américains sont représentés sous la forme de chiens, ce qui renforce la chaîne métaphorique: les chiens courent après les chats, qui courent après les souris. Même si d’autres animaux interviennent pour prêter leur identité symbolique aux peuples représentés (en particulier les cochons pour les Polonais, mais aussi les élans pour les Suédois, entre autres) et que ceux-là éludent quelque peu la logique de prédation, c’est avant tout ce couple souris-chat qui importe, et qui donne au zoomorphisme de Maus un aspect systémique. La simplicité initiale qui préside à l’approche de l’œuvre est fondée sur le très fort potentiel structurant de cette métaphore.
En plus du recours à la logique de prédation des espèces convoquées, qui lui fournit un argumentaire naturel, cette structure préalable opère de manière nette sur l’horizon d’attente de la lecture à un niveau culturel. En effet, un tel système fait écho à d’innombrables productions culturelles antérieures, en particulier dans les publications destinées à la jeunesse: illustrations des Fables de La Fontaine, du Vent dans les saules de Beatrix Potter, etc. Plus directement, ce sont les cartoons américains du XXe siècle qui sont sollicités, les Silly symphonies, les Funny animals, Tom & Jerry, la figure incontournable de Mickey Mouse, comme – déjà – leurs détournements underground et en premier lieu Fritz the Cat de Crumb. Outre que ces influences sont pleinement revendiquées par Spiegelman dans les explications qu’il donne à Hillary Chute de la genèse de Maus4, il est raisonnable de postuler une telle reconnaissance de ce substrat au niveau de la réception de l’œuvre, en particulier s’agissant d’un public jeune et en situation de scolarisation5.
De la métaphore naturelle à la codification culturelle s’installe au demeurant une structure d’accueil de la lecture, fondée sur une simplicité initiale qui «facilite»6 celle-ci. Personne ne s’étonnera de voir des souris parler et interagir comme des humains, parce que les codes qui président à cette transformation ont été intégrés dès l’enfance. Pour le dire dans les termes de Steve Baker, dans de tels récits, «la présence animale est systématiquement justifiée; l’animal est le support approprié pour ces messages, ne serait-ce qu’à cause du fait que, comme le disait Bettelheim, "les enfants ont une affinité naturelle avec les animaux"» (Baker 2001: 136, m.t.7). On remarquera, au passage, qu’une telle simplicité n’est pas remise en question par la collision, qui ne manque pas de survenir, entre ces deux étapes de la mise en place du système de réception de Maus – en particulier le fait que le monde décrit est régi par des règles humaines et non animales, les protagonistes laissant périodiquement oublier leur caractère de souris au profit d’interactions ordinaires. Comme l’explique l’auteur: «Le fait que Vladek et Art sont des souris – on n’y fait plus attention – ils discutent, c’est tout.» (Spiegelman 2012b: 134)
N’y faire plus attention revient à laisser aux lecteurs·trices la possibilité d’orienter leur curiosité vers le contenu du récit plutôt que vers sa forme. Aux dires de Spiegelman lui-même, un effet possible de la lecture de Maus serait celui d’une immersion, d’un «état de rêverie que procure tout récit» (Spiegelman 2012b: 135), effet dont nous postulerons ici le caractère initial. Plus encore, aux dires de Ouellet, «le genre du roman graphique favorise […] une lecture littéraire “modalisante” […] c’est-à-dire que l’œuvre fait immédiatement entrer le lecteur dans un monde imaginaire» (2016: 29). Cet «imaginaire immédiat» est certes problématique – il pourrait même passer pour fallacieux, s’agissant d’une œuvre non fictionnelle8 et portant sur le chapitre le plus sombre de l’histoire du XXe siècle. Mais s’il offre un tremplin de lecture pour entrer dans Maus, il présente dès lors une opportunité pédagogique non négligeable, à travers ce que Marianne Hirsch nomme la «stratégie esthétique»9 de l’usage du zoomorphisme dans l’œuvre. Nous observerons donc plus avant la question de la lecture en immersion, via son ancrage dans les réflexions en didactique de la lecture littéraire.
Zoomorphisme et lecture immergée
Parmi les nombreux·es auteur·e·s à s’être penché·e·s sur la question, celui qui nous intéressera en premier lieu est Bertrand Gervais, qui distingue deux «régies de lecture» littéraire, la lecture en progression et la lecture en compréhension (Gervais 1992). Si la seconde doit être envisagée comme une relecture, paradigmatique et critique, la première correspond à une première lecture, immersive, syntagmatique et dirigée vers sa propre fin, dans une perspective caractéristique a priori des lectures de l’enfance: «un tel régime est le mandat des lectures décrites comme naïves, initiales ou encore premières d’un texte» (Gervais 1992: 12). La référence à Gervais, dont l’article est aujourd’hui assez ancien, nous semble intéressante justement dans la mesure où la binarité exprimée entre progression et compréhension est polarisée axiologiquement. Pour Gervais, ce qui caractérise la lecture littéraire est bien le passage à la compréhension, lecture seconde, adulte, valorisée au détriment de la première. Les nombreuses conceptualisations ultérieures de cette différence entre lecture immersive et lecture critique tendent à «nuancer cette opposition» (Bemporad 2014: 68). Annie Rouxel, notamment, lorsqu’elle fait état d’un binôme comparable entre «lecture cursive» et «lecture analytique», propose d’emblée de les inscrire dans une dynamique de «complémentarité» (Rouxel 2000). Pour notre analyse toutefois, s’en tenir à une séparation (certainement fallacieuse, comme on l’a vu, mais heuristique) entre progression et compréhension nous intéresse, parce qu’elle recoupe les observations de Spiegelman, lorsqu’il commente les effets progressifs qu’il envisage de la lecture de Maus:
Un des avantages qu’il y a à utiliser ces visages masqués, c’est que ça crée une sorte de réaction empathique en ôtant aux visages leur spécificité – ça permet de s’identifier, pour se trouver ensuite coincé avec sa propre humanité corrompue et défectueuse. (Spiegelman 2012b: 132, nous soulignons.)
Spiegelman n’envisage pas seulement une gradation de la lecture de son œuvre; il voit aussi cette gradation comme participant d’un procédé pédagogique:
Je pense que c’étaient ces masques d’animaux qui m’ont permis d’approcher des choses sinon indicibles. Ce qui rend Maus épineux est précisément ce qui lui permet d’être un «outil d’enseignement» utile, malgré son intention non didactique. (Spiegelman 2012b: 127)10
Il y a donc bien une simplicité initiale avec laquelle Maus peut être abordé – même si elle est logiquement promise à une complexité seconde, comme on le verra plus loin. Pour exploiter cette simplicité initiale, et pour fournir un début de réponse à la question «comment enseigner Maus?» que nous envisagions en ouverture, on pourrait imaginer que l’enseignant·e procède par extraits pour commencer, en choisissant sciemment quelques pages pouvant être traitées de manière autonome: par exemple, les pages 13, 28, 45, 75 pour commencer, où Art et Vladek sont représentés dans leur quotidien, puis les pages 53-54 où les Juifs ne sont encore «que» des prisonniers de guerre ayant affaire à leurs adversaires allemands et où la métaphore chat-souris se présente de manière très transparente. On parviendrait sans doute, par cette manipulation, à engager une lecture initiale de Maus qui s’en tiendrait à cette simplicité.
Celle-ci fait parfaitement sens dans la symétrie qui s’opère entre production et réception: selon Henri Garric, la compréhension de la genèse de cette œuvre doit prendre en compte le contexte, largement initié par Walt Disney dans la première moitié du XXe siècle, d’un univers de comics destiné à un public enfantin. Cet univers est tributaire d’une «neutralisation» du dessin (Garric 2011: 221), conduisant, sur le plan axiologique, à un «affadissement généralisé», lequel
a provoqué à partir des années 1960 et 70 une réaction brutale de la bande dessinée underground américaine, qui a cherché à réintroduire la négativité humaine dans le monde de Disney […]. C’est de cette réaction que sort Maus. (Garric 2011: 223)
La «réaction» de Spiegelman n’est pourtant pas, comme le seraient les productions d’un Crumb, programmée d’emblée pour une réception adulte: «apparemment, le dessin de Spiegelman s’oriente vers la neutralisation de l’animalité» (Garric 2011: 223), ce qui signifie que le terrain de lecture est ouvert, «apparemment», à une appréhension simple. Il ne s’agit pas ici d’établir une équivalence entre simplicité et adéquation à un public enfantin – Maus n’est pas un livre pour enfants –, mais plutôt de considérer cette simplicité comme l’exposition d’un terrain neutre, voire de ce que, dans les termes de Donald Winnicott, on pourrait appeler une «aire intermédiaire» entre sujet et objet, permettant l’expérience de «phénomènes transitionnels» (Winnicott 1975: 47-49). Nous y reviendrons plus précisément, mais dans l’immédiat, il suffit de reconnaître cet effet de transition: une appréhension simple n’a de sens que si elle conduit progressivement vers une reconnaissance de la complexité de Maus. S’agissant du système zoomorphique dans lequel s’inscrit la lecture initiale, cette complexité apparaît très vite, si l’on suit le fil d’une lecture intégrale, avec l’arrivée dans le paysage graphique de l’œuvre de personnages à tête de cochon – les Polonais – qui, comme on l’a vu, n’entrent pas dans la chaîne de prédation souris-chats-chiens. On peut également citer, parmi les exemples de complexification de ce système, la séquence du second tome durant lequel le personnage d’Art se rend chez son psychanalyste, qui vit au milieu de chats et de chiens domestiques. «Est-ce que je peux en parler, ou est-ce que ça fout ma métaphore en l’air?» (Spiegelman 2012a: 203), commente le narrateur. Évidemment, la réponse est: les deux… car à ce stade, la coexistence du monde zoomorphe, à connotation fictionnelle, et du monde anthropomorphe, autobiographique, est devenue nécessaire à l’appréhension générale du propos. Henri Garric, commentant cette séquence, en vient à envisager l’humour (Garric 2011: 225) comme élément non négligeable des effets que procure la lecture de Maus. Est-ce à dire qu’un tel humour correspondrait à la lecture simple, primaire, d’un genre historiquement qualifié de funny, de silly, voire à travers la connotation de son nom même de comics? Certainement pas: la différence est grande entre s’amuser d’un chat qui court après une souris et sourire d’un monde où coexistent le génocide représenté par la métaphore chat-souris et la possibilité qu’une souris anthropomorphe affectionne les chats de compagnie. Illustration 1: Maus, p. 203. © Flammarion 2012
Tension ludique
Entre simplicité et complexité de lecture, l’œuvre pourrait être envisagée sous l’angle d’une tension ludique, englobant ces deux types d’humour sous la forme plus générale du jeu. En effet, parmi les déclinaisons qui enrichissent le binôme progression-compréhension, il faut mentionner l’approche de Michel Picard (1986), grâce à qui le jeu de la lecture se divise en une lecture-play et une lecture-game11. Rappelons que si la lecture-game correspond à un jeu fondé sur des règles communes, caractéristique de l’activité ludique de l’adulte, la lecture-play quant à elle «concerne un mode de lecture participative et captivante qui rappelle “les jeux de la première enfance”» (Bemporad 2014: 67). L’intérêt de cet apport réside dans la perspective d’une lecture-play où la règle est totalement intégrée au profit d’un vagabondage. Mais si ce vagabondage prend place dans les zones bien connues où les animaux se comportent comme des humains, il se confronte dans le même temps à l’évidence selon laquelle ces zones appartiennent à une enfance désormais anachronique. À l’autre bout du spectre, la lecture-game constitue le tenseur qui prolongera ce premier doute quant à l’insuffisance d’une lecture-play, ne serait-ce que dans la promesse d’une complexité à venir. Petit à petit, selon un rythme qu’il appartient à l’enseignant·e de mettre en place, le game se présente comme le retour d’un principe de réalité, indissociable de la valeur historique de Maus. On remarquera au passage le bénéfice pédagogique de cette approche: l’appréhension progressive de la complexité de l’œuvre se présentera moins aux yeux de l’élève comme une corvée purement scolaire que comme la résultante logique d’une transition de la lecture enfantine vers la lecture adulte. En d’autres termes, il y a un gain rhétorique à présenter la complexité de l’œuvre comme nécessaire à l’appréhension globale de cette œuvre, si son appréhension partielle renvoie à la naïveté initiale d’une lecture immature.
Dans son aspect initial, cette tension ludique se présente sous un angle abstrait et général; on pourrait remarquer que toute lecture, voire toute expérience culturelle, est envisageable sous l’angle de cette dynamique entre playing et game: après tout, il s’agit là d’un jeu dont le terrain, décrit par Winnicott sous le terme d’aire transitionnelle «où se chevauchent le jeu de l’enfant et celui de l’autre personne en cause» (1975: 102), ne concerne pas que la lecture mais le développement cognitif en général. Ainsi qu’il le précise: «il existe un développement direct qui va des phénomènes transitionnels au jeu, du jeu au jeu partagé et, de là, aux expériences culturelles» (1975: 105).
Mais il existe un second aspect, par lequel l’idée de jeu se concrétise dans l’expérience de lecture de Maus: dans cette œuvre, la tension ludique se prolonge en effet jusqu’à rencontrer la métaphore prédatrice, en l’adoptant tout d’abord, puis en la prolongeant par complexification. L’adopter, cela veut dire jouer avec le lectorat comme le chat joue avec la souris: le piéger dans la croyance qu’il avait affaire à des petits mickeys, pour mieux l’attirer vers une lecture qu’il n’avait pas prévue; le piéger dans l’horreur que constitue la facilité relative avec laquelle nous traversons cette bande dessinée et sommes tout de même entraînés en plein cœur d’Auschwitz; le piéger comme furent piégés les Juifs d’Europe qui, tentant de s’enfuir, furent méthodiquement ramenés vers ces souricières, les camps de concentration12.
Prolonger la métaphore par complexification, cela signifie que le jeu crée un espace de liberté et de créativité. Aussi cruel que cela paraisse, lorsqu’un chat joue avec une souris, il ne la tue pas tout de suite. Il complexifie le rapport entre prédateur et proie. Cette complexification entre aussi en ligne de compte pour élargir l’espace de potentialités du lecteur, notamment à propos du personnage de Vladek ou du destin des Juifs d’Europe. Vladek est, après tout, un survivant, ce qui implique, a minima pour lui, que la logique de prédation n’a pas fonctionné, qu’une autre loi naturelle de coopération ou d’échange l’a remplacée. On peut jouer, à ce jeu du chat et de la souris, même quand on est la souris. Et si la possibilité de gagner n’entre pas dans la dialectique de ce jeu, on peut au moins ne pas (tout) perdre.
Dynamique de lecture
Le principe de lecture qui conduit du simple au complexe, de la lecture immersive à la lecture distanciée, est inévitable. Il ne saurait être question de maintenir la lecture dans un premier degré tel qu’on omettrait, par exemple, de voir en quoi les indices de fictionnalité de Maus se retournent au profit de sa non-fictionnalité, essentielle. Mais ce principe est-il pour autant à sens unique? La lecture au premier degré n’est-elle convoquée que pour être disqualifiée? Nous pensons que non.
Dans leur article, Dardaillon et Meunier font état d’un questionnement similaire au nôtre quant à la pertinence de l’enseignement de la BD pour parler de la Shoah: «Nous allons tenter de voir comment, au sein de notre corpus, scénaristes et dessinateurs ont procédé pour “attraper” leurs lecteurs, les faire entrer dans une dynamique interprétative» (Dardaillon & Meunier 2019: 213). Mais par la suite, le maître mot qui se dégage de leur analyse est celui de distance: il s’agit pour les élèves, «en mettant l’objet d’étude à distance, [de] prendre du recul avec cette dimension émotionnelle exprimée dans les cases» (Dardaillon & Meunier 2019: 221). Dans notre perspective, si cette lecture distanciée est bien entendu nécessaire dans un second temps (en particulier pour faire valoir une lecture en compréhension complémentaire à la lecture en progression), elle ne doit pas pour autant devenir l’aboutissement unique de la lecture. Il faut qu’il y ait circulation sur cet axe.
Mais atteindre cette dynamique de lecture entre play et game n’est pas chose aisée. Il faut dire que le danger serait fort d’une disqualification de la première lecture au profit de la seconde, en particulier autour des notions de fiction et de non fiction. Comme on l’a vu, seule une lecture naïve parviendrait à justifier une équation, impossible à maintenir, entre zoomorphisme et fiction. La séquence d’ouverture de Maus, à elle seule, travaille à anéantir une bonne partie des présupposés d’une lecture-play. Art, enfant, brise un de ses patins à roulettes et se fait distancer par ses amis. Lorsque, en pleurs, il s’en ouvre à son père, Vladek lui déclare: «Des amis? Tes amis? Enfermez-vous tous une semaine dans une seule pièce, sans rien à manger… Alors tu verras ce que c’est, les amis!» (Spiegelman 2012a: 6). À bien des égards, Maus peut être lu comme un forçage brutal hors de l’enfance et vers le monde des adultes. Par conséquent, il peut sembler inévitable que la lecture de Maus, proposée à un public adolescent, se réduise schématiquement à leurrer le lecteur-enfant pour lui imposer sans transition l’état de lecteur-adulte.
Pourtant, même si le chemin entre lecture-play et lecture-game, entre lecture en progression et en compréhension, est un chemin qui doit nécessairement être parcouru, ce qui compte est moins le point d’arrivée que le regard rétrospectif porté sur le chemin lui-même. De tels allers-retours permettent de mettre en lumière un espace de travail pédagogique, dont le schéma de tension ludique donnait un premier aperçu, permettant de déboucher sur des questionnements en classe tels que: comment jouer avec une œuvre qui joue? Comment jouer avec un récit qui se joue de nous? Ou encore, quelle place accorder à l’humour dans l’interprétation? Mais d’autres schémas de ce type sont envisageables, et la lucidité progressive par laquelle on entre dans la complexité des enjeux de Maus devrait pouvoir servir à décliner toute une série d’espaces de réflexion, également fondés sur des tensions, sur les axes desquelles de tels espaces deviennent arpentables:
- - Tension fictionnelle: s’il est indubitable que Maus s’inscrit génériquement dans la non-fiction, il n’en reste pas moins que la fiction, en tant qu’elle adopterait ici une fonction de leurre, joue un rôle dans l’approche de la lecture. Quels liens Maus entretient-il avec la fable animalière? Avec le conte pour enfants? Avec le récit en général, dans la mesure où il suggérerait un happy end (Elmwood, 2004)? En somme, pour le dire dans la perspective adoptée par Raphaël Baroni (2021: 97), si le genre de la BD a historiquement servi la fiction plus fréquemment que la non-fiction, comment justifier le choix de la BD s’agissant du témoignage historique qu’est Maus?
- - Tension naturelle: si la prédation et la collaboration sont l’une comme l’autre des attitudes naturelles, leur coexistence pose un problème. Et même s’il est commode d’envisager les rapports entre humains comme essentiellement collaboratifs, il est également naïf de croire que seuls de tels rapports prévalent. Quelles sont les valeurs respectives à envisager dans ces rapports? Quelles conclusions en tirer dans une perspective politique, en particulier s’agissant d’un fascisme que la victoire des Alliés n’aura pas conduit à éradiquer de notre monde?
- - Tension générique: si le médium graphique rend l’œuvre plus accessible, cette accessibilité demeure problématique en ce qu’elle peut induire un déficit de sérieux dans le traitement du récit et de son ancrage historique. Un problème auquel Spiegelman a évidemment été confronté, après comme avant la parution de Maus, comme le signalait déjà la grande frilosité des éditeurs auxquels il s’est adressé au moment de la publication (Spiegelman 2012b: 76-79). Interroger ces bénéfices et déficits conduit également à questionner laplace de la BD dans les classes de littérature, ce dont témoignent indirectement au moins deux auteur·e·s ayant intitulé leurs articles de façon similaire: «Comics as literature?» (Chute 2008 et Meskin 2009), ou encore le décalage entre un montré et un dit qui ne s’explicitent pas toujours l’un l’autre, voire se contredisent13.
On pourrait sans doute envisager d’autres lignes de tension ou les traiter de manière transversale. En somme, il s’agit là de tensions de lecture, celles-là mêmes dont se sert Jean-Louis Dufays (cf. note 3) pour fournir une définition possible de la lecture littéraire. Plutôt que de vouloir les résoudre pour proposer aux élèves une lecture uniquement distanciée et critique, mieux vaudrait les thématiser en classe. On pourrait imaginer, par exemple, que l’observation de la tension naturelle débouche sur un exercice de type dissertatif14. Le jeu, en somme, est similaire à celui que joue Spiegelman dans la célèbre page intitulée «le temps s’envole» (Spiegelman 2012a: 201), où il se représente à sa table de travail muni d’un masque de souris. Ce larvatus prodeo rappelle celui du Barthes des Fragments d’un discours amoureux: «je m’avance en montrant mon masque du doigt» (Barthes 2002: 72). Par cette mise en lumière des tensions, l’espace de réflexion se superpose à l’espace de la classe. Maus en devient un instrument permettant la mesure des méthodes didactiques mêmes qui en fournissent l’approche.
Un espace commun
On l’aura compris, il s’agit d’inclure l’enseignant·e aussi bien que l’élève dans cette zone de travail instable où a lieu la lecture, comme va-et-vient entre play et game, de la même manière qu’avait Winnicott d’inclure le thérapeute au sein de l’aire transitionnelle où a lieu le jeu de l’enfant: «un trait essentiel des phénomènes et des objets transitionnels est dans une certaine qualité de notre attitude, dans le temps même où nous les observons» (1975: 179). Rappelons que, pour Winnicott, le rôle cognitif que joue cette aire transitionnelle ne se réduit pas au développement de l’enfant (bien que ce soit chez le bébé qu’il l’observe initialement, dans la perspective d’une séparation acceptable d’avec la mère), mais qu’elle concerne tout aussi bien l’adulte et tous les âges qu’il ou elle traverse. Si elle est transitionnelle, elle n’en est pas pour autant transitoire: «les expériences culturelles sont en continuité directe avec le jeu, le jeu (play) de ceux qui n’ont pas encore entendu parler de jeux (games)» (Winnicott 1975: 186).
En tenant compte de cet espace symbolique, on échappe à la trop simple alternative: forcer la lecture adulte chez l’enfant ou retrouver la lecture enfantine chez l’adulte (dans un esprit de simplification par lequel «enfant» et «adulte» seraient deux rôles alternativement imputables au sujet-lecteur adolescent). On échappe aussi à un écueil similaire, éventuel, qui consisterait à catégoriser Maus comme une «lecture pour l’adolescence», autre manière fallacieuse d’imputer à l’œuvre une assignation rigide, individualisée, du rôle de la lecture. L’important est bien plutôt la mise en place d’espaces communs (Meirieu 2020: 13), compris comme l’inverse de l’occupation par l’enseignant·e d’un seuil stéréotypé d’observation. L’idée est celle d’une mise à disposition pour le groupe (classe et enseignant·e) d’un lieu partagé de lecture réflexive mais aussi, dans la mesure du possible, d’un lieu anarchique, au sens d’une négation des hiérarchies entre lecteurs professionnels et lecteurs en formation. Car si l’on s’en tenait à cette seule lecture «complexe» de Maus qui en disqualifierait automatiquement la lecture «simple», cela équivaudrait finalement à postuler ce que Jacques Rancière (1987) dénonçait jadis comme une inégalité des intelligences; le maintien de la lecture de l’œuvre dans une distance commode, reproduisant celle qui, depuis des siècles, sépare l’élève du maître.
Illustration 2: Maus, p. 296 © Flammarion 2012
L’exemple de la dernière case de Maus nous semble judicieux pour illustrer cette réflexion. Vladek, fatigué d’avoir tant parlé, congédie Art pour pouvoir se reposer, dans une très claire anticipation de sa mort prochaine. Ce faisant, il appelle Art «Richieu», confondant son fils vivant avec son premier fils, mort pendant la guerre à l’âge de cinq ou six ans. Art est à cet instant à la fois abandonné par son père, qui ne lui parlera plus, tout comme l’œuvre, se terminant, nous laisse, lecteurs·trices, aux prises avec tout ce qu’elle n’aura pas pu dire. Mais elle laisse aussi Art dédoublé, enrichi (ou encombré, c’est selon) d’un frère-enfant-mort – à la fois simple et complexe à traiter. Ce dédoublement crée un espace commun, que Victoria Elmwood qualifie de «site pour l’investissement mémoriel» (Elmwood 2004: 702), mais qui s’avère également un site d’investissement didactique, où enfance, adolescence et âge adulte se réduisent à la simple condition humaine. Maus, dans sa dernière page et rétrospectivement dans son ensemble, postule une égalité des âges devant la souffrance des personnages, et pour l’ensemble de ses lecteurs·trices, une égalité des intelligences émotionnelles.
Bibliographie
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Baroni, Raphaël (2021), «Of Mice as Men: A Transmedial Perspective on Fictionality», Narrative, n° 29 (1), p. 91-113.
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Bemporad, Chiara (2014), «Lectures et plaisirs. Pour une reconceptualisation des modes et des types de lecture littéraire», Études de lettres, n° 295, p. 65-84.
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Dufays, Jean-Louis (2002), «Les lectures littéraires: enjeux et évolutions d’un concept», Tréma, n°19. En ligne, consulté le 20 août 2021, URL: https://journals.openedition.org/trema/1579#tocto2n4.
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Winnicott, Donald (1975 [1971]), Jeu et réalité. L’espace potentiel, Paris, Gallimard.
Pour citer l'article
Gaspard Turin, "Lire Maus à l’école, entre simplicité et complexité", Transpositio, n°4 Enseigner la bande dessinée comme (de la) littérature, 2021https://www.transpositio.org/articles/view/lire-maus-a-l-ecole-entre-simplicite-et-complexite
Voir également :
La bande dessinée en classe: une lecture à didactiser
Parmi les recherches en didactique de la littérature qui se sont développées au cours de la dernière décennie, divers travaux se sont attachés à montrer comment la lecture de bande dessinée peut contribuer pleinement à la formation du lecteur. Rouvière (2012) a notamment souligné qu’une lecture problématisée de bande dessinée mobilise et peut développer les compétences interprétatives en jeu dans la lecture littéraire. Boutin (2012) plaide quant à lui pour une ouverture de la notion de littératie à des supports multimodaux, parmi lesquels la bande dessinée pourrait occuper une place de choix. Ahr (2012) enfin évalue l’intérêt d’adaptations de classiques en bande dessinée à l’aune de la richesse du dialogue interprétatif ouvert par ces créations avec l’œuvre source.
La bande dessinée en classe: une lecture à didactiser
Introduction
Parmi les recherches en didactique de la littérature qui se sont développées au cours de la dernière décennie, divers travaux se sont attachés à montrer comment la lecture de bande dessinée peut contribuer pleinement à la formation du lecteur. Rouvière (2012) a notamment souligné qu’une lecture problématisée de bande dessinée mobilise et peut développer les compétences interprétatives en jeu dans la lecture littéraire. Boutin (2012) plaide quant à lui pour une ouverture de la notion de littératie à des supports multimodaux, parmi lesquels la bande dessinée pourrait occuper une place de choix. Ahr (2012) enfin évalue l’intérêt d’adaptations de classiques en bande dessinée à l’aune de la richesse du dialogue interprétatif ouvert par ces créations avec l’œuvre source.
Sur le terrain, plusieurs enquêtes font état de l’intérêt manifesté par les enseignant·e·s pour le médium, en même temps que de la rareté de la lecture de bandes dessinées dans les classes (Massol & Plissoneau 2008; Depaire 2019). Plusieurs facteurs concourent certainement à cette situation. L’absence de familiarité professionnelle avec le médium et le manque d’outillage pour aborder en classe des récits largement pilotés par l’image apparait ainsi fréquemment dans les propos des enseignant·e·s (Depaire 2019; Raux 2019). À cette explication, il faut sans doute ajouter l’idée très répandue selon laquelle la bande dessinée constituerait une lecture facile d’accès pour les élèves, susceptible d’«accrocher les petits lecteurs», formule fréquemment lue ou entendue (Raux 2019). Il est probable que l’absence d’outillage et le peu de place faite à la bande dessinée dans les recherches en didactique s’expliquent en partie par cette représentation d’un support facile et motivant, et de fait, les lectures de bandes dessinées proposées à l’école sont pratiquées dans le cadre de la lecture autonome, avec des lectures cursives ou des rallye-lecture, les enseignant·e·s les relayant peu en classe.
Ce présupposé de facilité appelle pourtant des clarifications et devrait être problématisé. On connait en effet bien mal la manière, ou plutôt les manières, dont les jeunes lecteurs lisent, comprennent et interprètent un récit en bande dessinée – il est significatif à cet égard d’avoir pu entendre au cours d’une enquête de terrain deux enseignantes du même établissement affirmer pour l’une que «devant une BD, les enfants ne font pas attention aux images, ils ne lisent que les textes» et pour l’autre que «les jeunes ne regardent que les images dans une BD»… Quelques études de cas s’efforcent d’ouvrir la boite noire des modalités de lecture de bande dessinée et de clarifier les enjeux de cette lecture dans des contextes d’enseignement. Lacelle met ainsi en évidence la diversité des compétences requises au niveau du lycée pour analyser les effets produits par des systèmes sémiotiques combinés dans une œuvre multimodale: en mettant en avant la «variation des niveaux de compétences à la lecture multimodale en fonction de la capacité de chacun à faire la jonction entre les unités de sens visuelles et textuelles» (Lacelle 2012: 138), elle souligne l’importance de prévoir des dispositifs de formation susceptibles de développer les compétences de lecture spécifiques à la bande dessinée pour nourrir les capacités d’interprétation. Polo et Rouvière (2019) montrent quant à eux que le choix de la bande dessinée en tant que document pour une classe de sciences sociales, s’il peut mettre les élèves en confiance en produisant une impression de facilité, n’entraine cependant pas de façon univoque une facilitation de la tâche de lecture.
En partageant des données exploratoires qui mettent en évidence quelques obstacles à la compréhension rencontrés par des élèves du secondaire, le présent article se propose de contribuer à l’«observation fine des pratiques des jeunes lecteurs en situation collective d’apprentissage», identifiée par Baroni (2021) comme un des enjeux de recherche prioritaires en matière d’usages scolaires de la bande dessinée. Deux situations sont analysées successivement: la première dans une classe de cinquième (deuxième année du secondaire) engagée dans la lecture suivie de Groenland Manhattan de Chloé Cruchaudet, où plusieurs travaux écrits ont été recueillis chez un groupe d’élèves pour documenter leur compréhension de différents passages et mécanismes narratifs; la seconde est basée sur un questionnaire soumis à une classe de première (deuxième année du lycée) à la suite de la lecture d’un reportage en bande dessinée en vue de tester la compréhension d’une narration appuyée sur un dessin plus symbolique. Cet échantillonnage modeste, qui correspond à deux expériences de lecture dans des contextes et sur des corpus bien distincts, n’épuise évidemment pas la question, mais se veut une invitation à déployer ce chantier de recherche encore très peu exploré.
Groenland Manhattan en cinquième: une lisibilité qui ne va pas de soi
Pour sa deuxième séquence de travail de l’année, en octobre 2020, une classe de cinquième d’un collège classé en Réseau d’Éducation Prioritaire était engagée dans la lecture de Groenland Manhattan de Chloé Cruchaudet1. Cet album, inspiré par le destin réel de Minik, jeune esquimau amené par l’explorateur Robert Peary à New York au début du XXe siècle, raconte l’enfance et l’adolescence du héros, tourmenté par son tiraillement entre sa culture d’origine et sa culture d’adoption.
Les premières réactions lors du lancement de cette séquence confirment l’intérêt que peut susciter le choix du support: passée la surprise – «on va lire une BD?» – le fait est que tout au long de la lecture suivie en classe, les élèves rapportaient sans les oublier les exemplaires prêtés pour les temps de lecture à la maison, permettant que les échanges se fassent sans difficulté (l’établissement ne disposait que de quinze exemplaires pour vingt-trois élèves) et l’album était régulièrement tiré des cartables pour le quart d’heure de lecture inscrit dans l’emploi du temps en début d’après-midi. Mais c’est à des enjeux de compréhension et non de motivation que s’attache cet article. Les écrits d’élèves recueillis lors des premières séances mettent en effet en évidence l’importance d’un étayage de la lecture en classe.
Maitrise inégale des caractéristiques énonciatives
Dans un premier temps de la séquence sur l’album, la lecture a été menée en classe. Les deux premières séances, consacrées à la lecture des premières pages, ont eu pour objectif d’expliciter la nature des relations entre l’explorateur et la famille de Minik. Lors de la première séance, les élèves ont été invités à identifier le personnage principal du début du récit et à regrouper les informations données à son propos (pages 2 à 7) – il s’agit d’un «commandant», qui retourne vers New York en emmenant une météorite. Pour le deuxième temps de lecture, portant sur les pages 8 à 16, les élèves ont reçu comme consigne de reformuler ce que les Esquimaux pensent du commandant qu’ils appellent «Puili», et ce que celui-ci pense d’eux.
Ces deux premières séances de lecture ont été l’occasion de clarifier certaines caractéristiques de l’énonciation en bande dessinée, paramètre au sujet duquel des erreurs avaient été commises: plusieurs élèves ont attribué au commandant les noms de «Qisuk» (4 élèves) ou de «Matthew» (2 élèves), qui sont en fait ses interlocuteurs. Une bulle comme «Matthew, demande-leur de revenir demain avec leur famille», clairement reliée au commandant, seul à apparaitre sur la vignette, ne présente pourtant pas d’ambiguïté. La confusion sur le nom de Qisuk peut quant à elle être induite par une particularité énonciative du passage. Le commandant ne s’adresse pas directement aux Esquimaux mais il communique par l’intermédiaire de son interprète, Matthew. Pour figurer ces échanges, les paroles des Esquimaux sont représentées par des boucles indéchiffrables, traduites ensuite par Matthew. L’attribution du nom de Qisuk au commandant provient d’une confusion lors de la lecture de cette vignette:
Image 1: Groenland Manhattan
(Cruchaudet 2008: 5), © Éditions Delcourt
Ces erreurs dans l’attribution des noms aux personnages montrent l’importance d’un étayage pour clarifier la situation d’énonciation et ses éventuelles particularités.
Il faut toutefois signaler que toutes les particularités énonciatives ne réclament pas le même accompagnement. Dans les mêmes pages, une planche qui met en jeu un décrochage énonciatif n’a pas posé de problème de compréhension: après qu’un des Esquimaux parlant du commandant déclare que «ça [lui] rappelle la fois où [ils] l’[ont] guidé jusqu’à la première dame de fer», la planche suivante raconte une crise de panique de Puili avec des dessins très schématiques, les contrastes entre le vert clair des dessins et le rouge du texte ou encore l’absence de cadre de la plupart des vignettes contribuant à la distinguer de celles qui précèdent et qui suivent. Ce décrochage énonciatif très marqué et explicitement associé à l’évocation d’un souvenir n’a pas suscité de difficultés de compréhension, seuls deux élèves ne répondant pas à la question «pourquoi les couleurs changent p. 12?», les vingt autres réponses identifiant que cette planche marque un retour en arrière, dans lequel, formule par exemple un élève, «Qisuk raconte une histoire qui s’est passée avec Puili». La fréquence de tels décrochages visuels manifestant un retour en arrière ou le début d’une séquence imaginaire, par exemple dans les fictions audiovisuelles, peut sans doute expliquer l’aisance avec laquelle les jeunes lecteurs ont compris l’enchâssement de ce récit rétrospectif: les compétences de lecture mises en œuvre devant la bande dessinée sont aussi nourries par les expériences audiovisuelles (et peuvent les nourrir en retour).
Difficultés de compréhension d’un récit porté par l’image
Après cette entrée dans l’œuvre fortement étayée, la troisième séance a été l’occasion d’une lecture plus autonome avec un partage du travail, la moitié de la classe lisant le récit du départ de Minik sur le bateau du commandant pendant que l’autre moitié étudiait des documents sur les expéditions polaires de Robert Peary. Pour évaluer la compréhension du passage de l’album, deux questions ont été posées par écrit: on demandait d’abord de légender une vignette muette représentant les Esquimaux sur le pont du bateau de Peary au moment du départ en précisant «qui sont ces Esquimaux, où ils sont, pourquoi, et en indiquant le nom de chacun quand c’est possible»; la deuxième question demandait d’expliquer «ce que fait Minik sur la dernière vignette page 24, et pourquoi». Les différences de précision entre les légendes proposées sont difficiles à interpréter: seul un élève a indiqué les quatre noms donnés dans l’album, la plupart – six sur onze – n’identifiant que Minik et son père, Qisuk, nommés dès les premières pages et identifiés collectivement lors des séances précédentes. Pour être complète, l’information était à chercher non seulement dans l’extrait mais également dans les premières pages, la grande amplitude du passage à consulter a donc pu constituer un obstacle et la dernière information donnée sur la deuxième famille, qui ne donnait pas de nom propre («c’est une chamane»), pouvait être laissée de côté pour satisfaire au mieux à la consigne.
Mais les réponses à la deuxième question montrent quelles difficultés ont pu être rencontrées devant une planche dans laquelle le récit est piloté par l’image, le texte ne l’éclairant que très partiellement. Cette planche, la page 24 de l’album, correspond à la catégorie des récits qualifiés de «lisibles» par Tauveron (1999), dans un travail fondateur sur la lecture littéraire et l’articulation de la compréhension et de l’interprétation:
Les récits qu’on peut dire, avec Barthes, «lisibles» ne posent pas de problèmes de compréhension majeurs (l’intrigue suit la chronologie, les relations entre personnages sont clairement posées, les valeurs des personnages nettement affirmées, leurs motivations explicitées…). (Tauveron 1999: 17-18)
L’organisation de la planche donne en effet nettement à voir ce qui se joue du point de vue de Minik. On le voit jouer avec sa figurine du capitaine Puili, dont il tire le traineau sur le bateau en figurant divers obstacles – les marches d’un escalier deviennent un glacier, «Capitaine Puili, vous êtes bien attaché? Nous montons un glacier!». Quatre vignettes muettes montrent ensuite successivement Minik suivant Puili, se présentant à sa porte, lui adressant un sourire, et recevant en retour la porte que Puili lui claque au nez. Après un dernier gros plan sur le traineau et la figurine, la dernière vignette montre Minik qui le jette par-dessus bord en lui assénant un vigoureux coup de pied. Deux bulles complètent les deux dernières vignettes: «Oh! Attention capitaine Puili…», «… une bourrasque de vent!». Conformément à la définition de la lisibilité mentionnée ci-dessus, l’enchainement est linéaire, les relations entre personnages sont clairement posées ainsi que les motivations et réactions de Minik.
Image 2: Groenland Manhattan
(Cruchaudet 2008: 24), © Éditions Delcourt
Pourtant ces enjeux n’ont manifestement pas été compris par la majorité des onze élèves concernés par ce travail. Si un élève répond avec la plus grande précision que Minik «met un grand coup de pied à capitaine Puili car le commandant lui a fermé la porte au nez», les autres réponses traduisent une compréhension moins assurée. Quatre élèves écrivent qu’«il donne un coup de pied dans Puili» (ou «à Puili»). Le geste est bien compris mais les réponses n’apportent pas d’explication concernant sa motivation. On ne peut exclure que la motivation ait été perçue par ces élèves, et que ce ne soit que la reformulation qui ait posé problème. Mais six élèves, soit la majorité du groupe concerné, ne répondent pas ou passent à côté des enjeux du passage. Outre trois absences de réponses, ce qui constitue un taux important, les trois dernières réponses présentent une certaine confusion ou approximation:
«Il tape sur un des côtés du bateau parce qu’il est énervé.»
«Il boude car les gens n’aiment pas les esquimaux.»
«Il tire un coup de pied pour dire que c’est une bourrasque de vent.»
S’il n’est pas faux qu’il soit «énervé» ou que sa colère soit liée au mépris dont il fait l’objet parce qu’il est Esquimau, la confrontation entre Minik et Peary n’est pas relevée, le fait que le coup soit porté à la figurine de Puili n’est pas mentionné. Tout se passe comme si, dans ce passage, le fait que la lisibilité de la séquence repose exclusivement sur l’image rendait ces enjeux implicites et difficilement interprétables. En l’absence de paroles étayant les images, les élèves semblent avoir de la peine à saisir les enjeux narratifs de la planche, qui sont pourtant présentés explicitement à travers un enchainement d’actions saisies par une suite de postures corporelles stéréotypées, ainsi qu’à travers des changements dans l’expression du visage de Minik, qui affichent son ressenti. Les paroles de Minik se présentent en effet comme un contrepoint à la situation, dans le registre de l’imaginaire, et n’expriment qu’implicitement ses sentiments, que l’image fait cependant apparaitre plus explicitement. Les difficultés rencontrées devant cette articulation invitent à examiner rigoureusement l’épaisseur énonciative des planches pour anticiper les difficultés qu’elles peuvent susciter et former au mieux les élèves à leur lecture.
Ces données sont assurément très partielles: non seulement elles portent sur un petit nombre d’élèves (des aléas organisationnels n’ayant pas permis de procéder au recueil des questionnaires auprès de l’autre moitié de la classe), mais en outre, les réponses écrites ne rendent pas compte de la manière dont les élèves ont procédé, de ce qui a fait obstacle – on ne peut pas écarter l’hypothèse d’un manque d’implication dans l’activité, la curiosité liée à la nouveauté du support s’estompant certainement après deux séances de lecture scolaire2. En dépit des questions laissées en suspens, ces quelques données illustrent toutefois la nécessité de mener des recherches plus approfondies visant à mieux documenter les procédures interprétatives mobilisées par des élèves confrontés à la lecture en classe de bandes dessinées. De telles recherches devraient permettre d’améliorer la didactisation de ce type de support, d’une part en dépassant le préjugé que l’image faciliterait nécessairement la compréhension du récit, d’autre part en tenant compte des difficultés inhérentes liées à la lecture de la bande dessinée.
Un reportage en BD au lycée: former à la lecture de dessins métaphoriques
Le développement du genre du reportage est une tendance forte parmi les évolutions récentes observables dans le champ de la bande dessinée (Groensteen 2017). Une offre éditoriale se structure, y compris pour les jeunes lecteurs Ainsi, la Revue dessinée propose depuis 2016 une variante éditoriale pour la jeunesse: Topo. Cette revue ambitionne de mobiliser les ressources de la narration graphique pour offrir un regard distancié sur l’actualité. Dans ce but, les reportages proposés, réalisés en collaboration entre un journaliste et un auteur de bande dessinée, exploitent un vaste répertoire de stratégies narratives. Régulièrement, des reportages empruntent des voies métaphoriques ou jouent sur le mélange entre différents registres (Raux 2021). La lecture d’un récit graphique de ce type par un groupe de lycéens montre que ce genre est loin d’être transparent et que les compétences pour les décrypter sont, comme le suggèrent Polo et Rouvière (2019), à construire pour une partie des élèves.
L’expérience de lecture a porté sur un sujet paru dans le premier numéro de Topo, abordant la question des armes aux États-Unis (Faure & Adam 2016). Elle a été menée dans une classe de 1ère ES (deuxième année du lycée, de section «économique et sociale») d’un lycée socialement mixte, composée pour moitié d’élèves sélectionnés en section internationale américaine et, pour l’autre moitié, d’élèves considérés comme fragiles par leur professeur principal. Les dix-neuf élèves se sont prêtés à l’expérience, en avril 2017, à la fin du second trimestre. Ils étaient présents à l’occasion d’une heure d’accompagnement personnalisé, et étaient encadrés par leur professeur de sciences économiques et sociales.
Après un premier questionnaire destiné à recueillir les connaissances sur le thème des armes aux États-Unis, qui montrait que les dix-neuf élèves présents savaient que les armes y circulent beaucoup et sont régulièrement l’objet de polémiques autour de fusillades, les élèves ont lu l’article intégralement puis ont répondu (sans avoir l’article à disposition) à des questions plus précises vérifiant la compréhension et l’assimilation des informations diffusées par l’article. À la question «quelle nouvelle loi Barack Obama a-t-il voulu faire passer?», dix-sept réponses signalent l’intention de contrôler davantage la vente d’armes, qui est évoquée plus ou moins précisément à travers les dispositions législatives envisagées. Deux élèves parlent d’un projet d’interdiction du port d’armes, ce qui n’est que partiellement exact – Obama l’aurait souhaité, mais cette disposition n’a pas été retenue dans le cadre de son projet de loi. À la question «quel(s) groupe(s) ou parti(s) politique(s) s’opposent à toute restriction concernant les armes?», à l’exception d’une réponse qui mentionne les démocrates, toutes les autres identifient le parti républicain, et/ou la NRA, et/ou le groupe des «gun lovers». La NRA est le groupe le plus souvent identifié, et il est mentionné dans treize réponses. La restitution des informations principales de l’article atteste donc d’une lecture attentive et d’une bonne compréhension globale des enjeux abordés. La compréhension d’un dessin a ensuite été testée: la dernière question demandait aux élèves quels éléments de l’article ils retrouvaient dans ce dessin, tiré de l’article – dans la vignette originale (image 3), le dessin était accompagné d’un texte, qui n’est pas reproduit pour le questionnaire (image 4). La question portait sur ce dessin car il représente symboliquement un fait répété dans l’article, formulé explicitement dans la vignette originale: ni illustration littérale du texte, ni symbole fonctionnant en autonomie, il présente donc un niveau de difficulté moyen.
Image 3: Pourquoi Barak Obama…
(Faure & Adam 2016), © Topo
Image 4: Pourquoi Barak Obama…
(Faure & Adam 2016), © Topo
Un tiers des réponses développent l’idée représentée avec concision par le dessin, comme dans l’exemple suivant:
«On nous illustre le lobby intitulé NRA et on nous montre qu’elle n’est pas soutenue partout dans les E-U mais que malgré ça, elle a une grande importance et influence.»
À l’image de cet exemple, cinq réponses articulent le caractère minoritaire de la NRA et son influence. Six autres évoquent l’un ou l’autre de ces aspects, le caractère minoritaire de la NRA ou son influence, sans les mettre en relation. À l’opposé de ces réponses, qui attestent d’une bonne compréhension du dessin, on relève une non réponse et deux interprétations erronées:
«On retrouve la NRA, les États-Unis. À l'arrière il y a un cow-boy, il représente l'époque far-west où il y avait des armes. Peut-être où il y a des croix, ce sont des endroits où il y a eu des victimes.»
«On peut voir la NRA qui est pour le port d'armes. Et la loupe représente plus de contrôle sur les personnes voulant acheter une arme.»
Le plus souvent, sans surprise, l’exactitude et la précision de la réponse sur le dessin sont plus ou moins corrélées avec la qualité des réponses sur les faits et informations présentés dans l’article:
Réponse à la question «quelle nouvelle loi Barack Obama a-t-il voulu faire passer?» | Réponse à la question «quels éléments de l’article retrouvez-vous dans le dessin?» | |
Elève 8 | «Le contrôle d'arme, les vérifications systématiques de l'état mental de l'acheteur ainsi que de son casier judiciaire.» | «Que le peuple américain est en majorité contre les armes ou pour la restriction, mais que la NRA est très influente, plus influente qu'eux malgré leur sous-nombre.» |
Elève 18 | «Obama a voulu interdire le port d'arme et donc l'interdiction d'acheter une arme par n'importe qui.» | «On peut voir la NRA qui est pour le port d'armes. Et la loupe représente plus de contrôle sur les personnes voulant acheter une arme.» |
Mais quelques cas présentent une distorsion entre les réponses, une assimilation correcte des informations allant parfois de pair avec une lecture de l’image erronée:
Réponse à la question «quelle nouvelle loi Barack Obama a-t-il voulu faire passer?» | Réponse à la question «quels éléments de l’article retrouvez-vous dans le dessin?» | |
Elève 1 | «B. Obama a voulu faire passer une loi qui encadre plus les acheteurs. De vérifier l'état mental de la personne, son casier judiciaire. Obama a voulu aussi autoriser certains types d'armes et en interdire d'autres.» | «On retrouve la NRA, les États-Unis. À l'arrière il y a un cow-boy, il représente l'époque far-west où il y avait des armes. Peut-être où il y a des croix, ce sont des endroits où il y a eu des victimes.» |
Elève 10 | «Il a voulu limiter et même éliminer complètement les armes pour ne pas que des innocents meurent chaque année.» | Pas de réponse. |
Cette situation de lecteurs qui ont assimilé des éléments importants de l’article mais peinent à interpréter l’image va à l’encontre de l’idée selon laquelle l’image serait dotée d’un pouvoir facilitateur – et ce, d’autant plus que l’échantillon ne présente pas d’exemple réciproque, d’un lecteur qui aurait peiné à retenir les informations de l’article, mais qui interprèterait correctement l’image. C’est manifestement sur les explications littérales portées par le texte que les lecteurs les plus fragiles s’appuient, plutôt que sur les apports plus symboliques des dessins.
Quatre réponses, situées entre les réponses synthétiques citées plus haut et celles présentant des erreurs manifestes, suggèrent par ailleurs que le contenu de l’image, sans occasionner de difficultés de compréhension, peut néanmoins s’avérer difficile à reformuler. Ces réponses explicitent ce qu’est la NRA mais sans engager d’interprétation du dessin, en particulier sans signaler le processus d’influence mis en relief par le dessin, comme dans cet exemple:
«On retrouve la NRA qui est pour le port d’armes puisqu’ils ont peur et que pour eux c’est le seul moyen d’être en sécurité.»
Les difficultés rencontrées, soit pour décrypter le dessin, soit pour en reformuler la signification, éclairent ainsi certains des «obstacles» constatés par Polo et Rouvière (2019) à l’occasion d’un travail en classe de sciences économiques et sociales portant sur des planches de bandes dessinées au style minimaliste. Le caractère abstrait, schématique ou métaphorique du dessin, en l’occurrence l’association d’un personnage, d’une carte et d’une loupe, joue ainsi un rôle perturbateur dans sa compréhension.
Conclusion
Les deux situations de lecture de bande dessinée observées dans des classes du secondaire montrent que les compétences de lecture mobilisées par la narration graphique requièrent un apprentissage qu’il importe de ne pas sous-estimer. Un des enjeux du travail de conceptualisation que Baroni (2021) appelle de ses vœux concernant l’élaboration d’outils de lecture de la bande dessinée tournés vers l’enseignement serait de faciliter l’identification par les enseignant·e·s de points de vigilance et de formes d’étayage à apporter pour lire les œuvres. Sur le plan de l’investigation des procédures de lecture de bandes dessinées mises en œuvre par les élèves, il est évident que les aperçus présentés ici demanderaient un approfondissement, permettant en particulier d’affiner l’analyse des performances selon le profil des élèves. Il importe aussi de signaler que si le choix a été fait d’insister sur des difficultés de compréhension rencontrées, en raison de la force avec laquelle circule la représentation de la bande dessinée comme un support facile voire facilitateur, il ne faudrait pas négliger a contrario la potentielle mise en confiance des lecteurs offerte par des récits graphiques. Le partage de ces données exploratoires vise donc surtout à encourager l’éclosion d’études de cas plus complètes, qui permettront de discuter et de documenter ces différents aspects.
Le développement de telles enquêtes constitue un enjeu pour la didactique de la littérature en ouvrant deux perspectives. Il s’agit d’une part de clarifier dans quelle mesure et avec quelles limites les compétences de lecture mobilisées par la bande dessinée recoupent et peuvent éventuellement renforcer les compétences de lecture requises par des récits textuels, dans un contexte où la bande dessinée est souvent perçue comme un possible vecteur de remédiation. D’autre part, il en va de la formation des élèves à la diversité des pratiques de lecture: des enquêtes sur les pratiques de lecture font état d’un décrochage de la lecture de bandes dessinées à l’adolescence (Aquatias 2015), ce médium restant associé aux séries d’humour ou d’aventures, très populaires chez les jeunes lecteurs, qui ne passent pas à une production destinée au lectorat adulte, à laquelle l’enseignement de la littérature pourrait bien davantage les initier et les familiariser.
Bibliographie
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Beaudoin, Isabelle, Jean-François Boutin, Virginie Martel, Nathalie Lemieux & Martin Gendron (2015), «Consolider ses compétences de compréhension en lecture par la BD», Revue de Recherches en Littératie Médiatique Multimodale, n° 2. En ligne, consulté le 8 avril 2021, URL: https://litmedmod.ca/sites/default/files/pdf/r2-lmm_vol2_beaudoin-al.pdf
Boutin, Jean-François (2012), «De la paralittérature à la littératie médiatique multimodale. Une évolution épistémologique et idéologique du champ de la bande dessinée», in La littératie médiatique multimodale, M. Lebrun, N. Lacelle & J.-F. Boutin (dir.), Québec, Presses Universitaires du Québec, p. 33-44.
Depaire, Colombine (2019), État des lieux: la place de la Bande dessinée dans l’enseignement, Syndicat national de l’édition. En ligne, consulté le 8 avril 2021, URL: https://www.sne.fr/document/etude-la-place-de-la-bande-dessinee-dans-lenseignement/
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Groensteen, Thierry (2017), La bande dessinée au tournant, Bruxelles, Les Impressions nouvelles.
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Raux, Hélène (2021), «Groom et Topo, ou l’actualité racontée à la jeunesse», in Presse et bande dessinée. Une aventure sans fin, A. Lévrier & G. Pinson (dir.), Bruxelles, Les Impressions nouvelles, p. 323-337.
Rouvière, Nicolas (2012), «Étudier une œuvre intégrale en bande dessinée au cycle 3 : quelles spécificités didactiques ?», in Bande dessinée et enseignement des humanités, N. Rouvière (dir.), Grenoble, UGA Éditions, p. 103-121.
Tauveron, Catherine (1999), «Comprendre et interpréter le littéraire à l’école: du texte réticent au texte proliférant», Repères, n° 19, p. 9-38.
Pour citer l'article
Hélène Raux, "La bande dessinée en classe: une lecture à didactiser", Transpositio, n°4 Enseigner la bande dessinée comme (de la) littérature, 2021https://www.transpositio.org/articles/view/la-bande-dessinee-en-classe-une-lecture-a-didactiser
Voir également :
La bande dessinée comme œuvre collective. Dialogue entre André Juillard et Pierre Christin
L’imaginaire de la création artistique a tendance à considérer cette dernière comme un acte individuel, intime, singulier, voire en rupture avec les normes ou la tradition. Il s’agit d’une conception romantique, renouvelée par le surréalisme et fondée sur l’idéologie de l’avant-garde.
La bande dessinée comme œuvre collective. Dialogue entre André Juillard et Pierre Christin
L’imaginaire de la création artistique a tendance à considérer cette dernière comme un acte individuel, intime, singulier, voire en rupture avec les normes ou la tradition. Il s’agit d’une conception romantique, renouvelée par le surréalisme et fondée sur l’idéologie de l’avant-garde. Dans le domaine de la bande dessinée, les collaborations entre plusieurs acteurs, dont les statuts d’ «auteurs» varient, sont devenus une norme pratique admise au XXe siècle, tandis qu’il n’en fut pas de même un siècle plus tôt, dans le genre naissant de ce que Rodolphe Töpffer appelait le «histoires en estampes». Cette question se pose sous un angle particulier dans le cadre des relations entre André Juillard et Pierre Christin, deux figures de premier plan, d’autorité même, dans le monde de la bande dessinée. Dans le cas des aventures de Léna (un triptyque dont le premier volume est traité ici),comment situer le dessinateur et le scénariste, leur collaboration et leurs choix, tant esthétiques que narratifs ou rédactionnels, ceci en dialogue avec leur éditeur? Autrement dit, comment leurs travaux individuels ont-ils donné une œuvre?
De manière plus générale, force est de constater que dans l’histoire des créations culturelles et notamment dans le domaine de l’histoire de l’art, de l’antiquité, à l’art contemporain en passant par le moyen âge et la période dite «moderne» (de la Renaissance à la Révolution), les œuvres collectives sont plutôt la règle que l’exception. La peinture et en particulier les œuvres de grandes dimensions ou de complexités techniques résultent très souvent d’une collaboration ou d’un travail collectif en atelier. Il en est de même de la sculpture, de l’architecture et bien sûr de la gravure, essentiellement utilisée comme art de la reproduction, qui implique un artiste (peintre ou dessinateur), un graveur, un éditeur et un imprimeur. L’idée de l’estampe dite «originale», idéalement exécutée de bout en bout par une même personne, ne s’est établie que dans le dernier tiers du XIXe siècle.
Dans cette idéologie de la création singulière se rejoue la distinction canonique entre l’«artiste» et l’«artisan», entre l’«art» et le «commerce». C’est de ce clivage normatif qu’est né, entre autres, le rejet de l’«illustration» comme œuvre seconde et secondaire, soumise à l’antériorité et l’hégémonie du texte et de l’écrivain (Kaenel 2005). De là est également issue l’idée du «cinéma d’auteur» qui, dans les faits, est nécessairement (ou du moins presque toujours) une œuvre collective. Ces conceptions n’empêchent pas la persistance et l’efficacité de l’idéologie de la création individuelle et indivise, c’est-à-dire unique, singulière et «originale».
Töpffer comme idéal
Dans le domaine de la bande dessinée, un personnage historique est venu appuyer cette vision ou ce rêve d’autonomie créatrice. Rodolphe Töpffer (1799-1846) est devenu depuis une trentaine d’années une figure d’autorité, dans tous les sens du terme. Rebaptisé «inventeur de la bande dessinée», il cumule tous les traits idéaux et apocryphes de l’«auteur de bande dessinée». On se souvient que, frustré d’une carrière dans les beaux-arts (qui fut la voie suivie à Genève par son père, Wolfgang-Adam), Rodolphe devient directeur de pensionnat et professeur de rhétorique et belles-lettres à l’Académie de Genève, critique d’art à ses heures, journaliste politique (conservateur) vers la fin de sa vie, touriste, illustrateur de ses propres récits de voyages et autres fictions moralisantes, auteur, acteur, metteur en scène de ses pièces de théâtre, inédites de son vivant mais fondamentales dans la gestation de ce qu’il appellera les «histoires en estampes» et qu’il théorisera peu avant sa mort, dans une sorte de manifeste et de manuel, l’Essai de physiognomonie (1845).
Töpffer est «auteur» à plusieurs titres, sous plusieurs formes et dans plusieurs genres, plus ou moins publics et reconnus, alors qu’il exécute ses premiers albums peu avant 1830. Il commence à les éditer dès 1833, avant qu’ils ne connaissent une diffusion française et européenne dans les années 1840. En témoignent la reproduction de ses œuvres dans le journal L’Illustration, le piratage des albums par la Maison Aubert à Paris et l’essor d’une véritable «mode» qui sera suivie par Gustave, Doré, Nadar et tant d’autres. Surtout, d’un point de vue qui est le nôtre aujourd’hui, Töpffer a accompli ce rêve d’autonomie créatrice, car non seulement il est l’auteur de ses histoires, son propre «scénariste» (avant même que ce profil professionnel ne se développe), le seul dessinateur de ses albums qu’il imprime à compte d’auteur et diffuse lui-même (Kaenel 2005). A cette maîtrise exceptionnelle de la chaîne de production et de diffusion s’ajoute un trait (c’est le cas de le dire) essentiel caractérisant son œuvre sur le plan esthétique: l’usage de la ligne, dans lequel on a parfois vu l’archéologie de la fameuse «ligne claire» hergéenne. Le fait que le dessin et le texte de Töpffer sont autographes et qu’ils se limitent au noir et blanc résonne également avec des pratiques d’auteurs contemporains (Groensteen 1994). On sait combien le combat pour le noir et blanc contre les thèmes, usages et formats standardisés de la bande dessinée (le «48cc», 48 pages, cartonné en couleur) s’est retrouvé au cœur des revendications des jeunes auteurs de bandes dessinées. Tel est le cas de L’Association, à Paris, une maison d’édition fondée en 1990, qui défend implicitement les valeurs que Töpffer et son œuvre condensent. Or, ce modèle idéal est rarement atteignable au regard des pratiques de la bande dessinée aujourd’hui, qui, dans la presque totalité des cas, rendent impossible la création purement autonome et individuelle. Internet, il est vrai, a rendu cette autonomie créatrice plus aisée; mais il s’agit d’un «support» ou d’un espace qui demeure encore peu valorisé parmi les auteurs de bandes dessinées.
Image 1: Rodolphe Töpffer, Mr. Pencil, 1840, page 1. Autographie. Coll. privée.
A travers leurs récits, qui naissent de l’entrelacs du texte et de l’image, dessinateurs et scénaristes de bande dessinée, animés depuis une quarantaine d’années d’une ambition esthétique nouvelle, ont néanmoins produit des œuvres qui ont renouvelé les constructions narratives, les choix graphiques et leurs modes d’inscription dans la culture d’aujourd’hui (Ory 2012). Il s’agit certes d’un univers extrêmement diversifié: des mangas à la bande dessinée «artiste» ou d’«avant-garde», en passant par les graphic novels et une multitude de genres et de pratiques en dialogue avec d’autres médias ou arts, comme la littérature, la peinture, comme les arts de la scène (6e art), le cinéma (7e art), la télévision et la photographie (8e art). Il s’agit également d’un immense marché générant des millions, monopolisé en Europe par des éditeurs et grands groupes de presse comme Dargaud ou Hachette (aujourd’hui Lagardère), au sein duquel, paradoxalement, la majeure partie des auteurs (dessinateurs et scénaristes principalement) peinent à vivre de ce métier. Un monde, un «champ» diraient les sociologues dans la tradition bourdieusienne, qui s’est véritablement constitué dans les années 1970 avec des expositions (qui de plus en plus ont conquis des lieux légitimes), des revues spécifiques, des critiques spécialisés, des musées (à Angoulême, Bruxelles, Louvain…), des collections publiques, alors que les ventes aux enchères des «classiques» comme Hergé atteignent des sommets et que prolifèrent les festivals de par le monde (Boltanski 1975; Beaty 2007).
Des auteurs «complets»?
Mais qui sont effectivement les «acteurs» (les agents) de la bande dessinée aujourd’hui dans la francophonie? Ces œuvres collectives mettent le plus souvent aux prises un scénariste, un dessinateur, un éditeur. A ces trois instances qui pèsent de tout leur poids dans les choix esthétiques et commerciaux viennent s’ajouter le metteur en couleur, le calligraphe des textes et parfois le dessinateur de la couverture, qui n’est pas toujours le même que l’auteur des dessins de l’album.
Les qualificatifs employés pour désigner ces «acteurs» (qui ne jouissent pas du même degré de reconnaissance en tant qu’»auteurs»1) varient suivant leurs formations et sont implicitement l’objet d’enjeux et de positionnement professionnels (Maigret 1994). Le scénariste peut être également écrivain ou journaliste (parfois historien ou professeur d’université), tandis que le dessinateur peut être assimilé à un artiste proche du pôle beaux-arts ou plutôt à un graphiste, proche du pôle arts décoratifs. Les exemples d’autodidaxie ne sont pas rares dans cette population d’auteurs, tandis que l’essor de la bande dessinée en ligne et la multiplication des blogs portés par le genre du témoignage ou de l’autofiction, ont largement contribué à ce phénomène. Internet sert aux «auteurs» connus, reconnus ou consacrés à diffuser leur travail urbi et orbi (en amont ou en aval de l’édition d’albums) tandis que les nouveaux entrants utilisent l’écran pour se faire connaître, comme marchepied vers le marché de l’édition, l’album fonctionnant toujours comme un indice de notoriété, si ce n’est de qualité. La bande dessinée donne ainsi lieu à des «pratiques», des «métiers» qui, dans une minorité de cas, débouchent sur des «professions». Les acteurs quels qu’ils soient se retrouvent inclus dans une logique socioprofessionnelle obéissant à des principes de classements et de hiérarchies.
Un postulat classique de la sociologie des arts et des littératures est que les conditions matérielles et sociales de production des œuvres ne sont pas simplement des causalités «antérieures» à l’œuvre, à savoir un cadre, un décor, un contexte sur lequel se détacherait ou d’où émergerait l’œuvre. Les formes, les styles, les genres, les esthétiques sont également issus de positionnements liés à des postures spécifiques (par exemple une attitude cool, le tutoiement facile, un mode de s’exprimer souvent oral, décontracté si ce n’est familier, etc).
Dans le domaine de la bande dessinée, la répartition des tâches est apparemment claire. Elle est définie par des compétences acquises dans la plupart des cas à travers une formation spécifique (à l’écriture, au dessin, à la gestion commerciale). Comme œuvre mixte et le plus souvent collective, l’exercice de la bande dessinée favorise souvent les tandems (comme dans le cas de la série Astérix), même si certains cumulent ces compétences, que l’on songe à Philippe Geluck, l’auteur du Chat ou Greg, alias Michel Louis Albert Regnier, l’inventeur des aventures d’Achille Talon, qui fut dessinateur, scénariste, rédacteur en chef et directeur littéraire. Ce cumul et cette polyvalence sont caractéristiques d’une bande dessinée où jeux d’images et jeux de mots sont indissociables. Les doubles casquettes sont encore le propre du genre de l’autobiographie ou de l’autofiction qui reposent sur l’idée que l’intimité ou l’«authenticité». En principe, elles ne peuvent se raconter et se dessiner de manière «vraie» que par soi-même (Miller 2011; Turgeon 2010).
Le profil professionnel, les choix esthétiques ou de genres sont indissociables d’enjeux économiques et symboliques particuliers. En règle générale, on ignore les conditions contractuelles précises qui lient l’éditeur et le dessinateur ou le scénariste. Quels pourcentages de droits touchent-ils sur les ventes? sur la première édition? sur les éventuelles rééditions? sur les produits dérivés ou les adaptations? Dans le cas de Léna, on sait en tout cas que la participation aux bénéfices fut plus importante pour le dessinateur (André Juillard) que pour le scénariste (Pierre Christin), selon des critères ne reposant pas sur leurs «qualités» d’auteurs, mais plutôt sur le temps de travail effectif et leur investissement personnel (encadré 1).
Les enjeux symboliques (indissociables de ceux économiques) sont principalement corrélés à la notion ou la valeur d’auteur. Mais qui est l’auteur principal d’une bande dessinée comme Léna en termes de prédominance, de préséance ou d’antécédence? Ici (ceci indépendamment de la complicité ou de l’entente avérée des deux acteurs), le poids du dessinateur, une «star» dans le domaine, l’a emporté. Rares sont les scénaristes qui jouissent d’une reconnaissance ou d’une visibilité équivalente à celle d’André Juillard, même si Pierre Christin fait également figure de «star» parmi les scénaristes (Pierre Christin, 2020). Il n’empêche que la bande dessinée, produit iconotextuel par excellence, se vend principalement à travers l’image, qui lui assure sa visibilité et sa distinction dans un marché extrêmement concurrentiel. Ceci semble une évidence, mais elle pose problème dans le cas, par exemple, de romans graphiques adaptés de Flaubert, Proust ou Céline, qui ont occasionnellement provoqué des débats sur la légitimité de leur réécriture par l’image, de leur transposition ou de leur appropriation visuelle. Ces rejets s’appuient notamment sur la formule stigmatisante traduttore, traditore (le traducteur est un traître) dont l’une des occurrences anciennes et célèbres se trouve dans La Défense et illustration de la langue française de Joachim du Bellay (1549): «Mais que diray-je d'aucuns, vrayement mieux dignes d'estre appelez traditeurs, que traducteurs? veu qu'ils trahissent ceux qu'ils entreprennent exposer, les frustrans de leur gloire, et par mesme moyen seduisent les lecteurs ignorans, leur monstrant le blanc pour le noir.»
Image 2: «Pierre Christin. L’homme qui révolutionna la bande dessinée2»
La visibilité de l’artiste, la part de l’image dans l’œuvre, entre en conflit avec le prestige socio-culturel accordé à l’écriture à laquelle on associe depuis la Renaissance la conception, l’idée et l’intellection, tandis que l’image serait du côté matériel de la sensation ou du sentiment. Cet a priori fonde le mépris culturel dont a pâti la pratique de l’illustration, surtout depuis la fin du XVIIIe siècle, à partir du moment où les livres se mettent à se vendre grâces aux gravures, menaçant le monopole lettré et relançant l’adage italien précité. D’où la tentation du dessinateur et illustrateur de «faire l’auteur». Telle est l’expression qu’utilise J.-J. Grandville vers 1845, lorsqu’il réunit ses esquisses et dessins originaux destinés à l’illustration des Fables de La Fontaine, illustrées de gravures sur bois dite de reproduction, en 1838. Il fait précéder l’album unique recueillant ses dessins d’une lettre-préface manuscrite dans laquelle il explique son travail graphique et affirme son intelligence du texte (Kaenel 2005).
Un siècle et demi plus tard, André Juillard, qui a travaillé avec de nombreux scénaristes, s’est affirmé comme auteur à travers une remarquable bande dessinée, Le Cahier Bleu,publié dans un premier temps en 1993-1994 dans la revue (À Suivre) (Lavanchy 2007). Il s’est assimilé par ce biais à ceux qui sont parfois qualifiés des auteurs «complets» (comme Töpffer); une expression problématique car elle induit que la complétude du métier de dessinateur serait nécessairement dépendante de sa capacité à tenir également la plume.
Tirer la couverture
Dans cette économie symbolique, les couvertures occupent un espace de représentation particulièrement sensible. Quel nom faire figurer en haut, en bas, en grand, avant ou après, et dans quelle typographie? Dans le cas de Léna, le scénariste et le dessinateur sont placés de part et d’autre du titre, en haut. A travers la typographie, la couverture affirme par ce biais l’égalité auctoriale des deux protagonistes.
Image 3: Le Long Voyage de Léna, couverture © Dargaud/André Juillard/Pierre Christin 2007
Cette situation binaire peut occasionnellement se complexifier lorsqu’un tiers apparaît: l’illustrateur «externe», mandaté par l’éditeur le plus souvent. Juillard, victime de cette imposition à ses débuts, se rappelle de la décision prise par Jacques Martin de ne pas retenir sa couverture pour un volume des aventures d’Arno, ceci pour des raisons probablement commerciales, préférant la confier au dessinateur sous contrat pour la suite, Jacques Denoël (Jans 1996, p. 34). L’ironie du sort et la logique des carrières veut que Juillard, ayant acquis la réputation qu’on lui connaît, sera lui aussi sollicité en externe pour exécuter des couvertures d’albums dont il n’est pas le coauteur.
A propos de la couverture comme affichage du crédit des deux auteurs, Pierre Christin a souligné, dans un entretien avec Gilles Ratier, en 1994, la différence générique (dans les deux sens du terme) entre une œuvre cinématographique et une bande dessinée. Tout en soulignant l’égalité de statut des créateurs, de la plume et du crayon, le scénariste reconnaît le poids prédominant du dessin par rapport au texte:
[…] les rapports entre le metteur en scène et le scénariste n’ont rien à voir avec ceux existant entre le dessinateur et le scénariste: le metteur en scène est le seul maître à bord, car faire un film c’est comme lancer un transatlantique, il y a des types à la plomberie, dans les soutes, en train de ramer, à la passerelle… C’est monstrueux ! Alors qu’en bande dessinée, quoi qu’on en dise, si le scénariste et le dessinateur ont leur nom en lettres de taille égale sur la couverture d’un album, ce n’est pas un hasard; c’est quand même quelque chose qui se fait à deux et le rôle du scénariste n’est pas inférieur à celui du dessinateur, même si le meilleur des scénarios illustré par le plus mauvais des dessinateurs donne forcément un mauvais résultat, alors que le meilleur des dessinateurs est capable de métamorphoser un assez mauvais scénario3.
Les œuvres de bandes dessinées résultent ainsi de ce dialogue antérieur, interne, fait de défense de territoires, d’empiètements et de complicités, de spécificités mais aussi de compétences partagées ou doubles qui font sortir les acteurs de leur rôle et peuvent occasionnellement générer des tensions, notamment lorsque le dessinateur intervient sur le scénario. On sait, par exemple, que Juillard a occasionnellement coupé les textes de Jacques Martin, qu’il juge trop bavard. Inversement, il arrive que le scénariste empiète à son tour sur les prérogatives du dessinateur; par exemple lorsque Martin donne à Juillard les pages avec le découpage et le crayonné (l’esquisse préalable, le script visuel) qu’il doit suivre ou adapter, le «jeune» dessinateur devant «faire du Martin» contre son gré… Il est intéressant (et logique) de constater qu’une fois reconnu comme dessinateur et comme auteur, Juillard, assumera volontairement cette posture d’imitateur lorsqu’il reprendra les aventures de Blake et Mortimer d’Edgar P. Jacobs, avec d’autres, à partir de 2003 (Sente 2008).
En résumé, la plupart des albums de bandes dessinées sont des œuvres collectives résultant de relations de travail, de négociations qui peuvent reposer sur des liens de complicité étroits, comme dans le cas de Pierre Christin et André Juillard. Mais qui sont ces deux auteurs? comment s’est établie leur collaboration dans le cadre des aventures de Léna? Nous bénéficions d’une documentation exceptionnelle pour éclairer ces questions: les archives personnelles, généreusement transmises par les auteurs (script, scénario, crayonné, photographies), complétées par des entretiens, conduits à la suite d’une Masterclass à l’Université de Lausanne et d’une exposition organisée en 2012 dans les espaces de la Bibliothèque municipale de Lausanne qui, pour rappel, conserve la seconde plus importante collection de bandes dessinées en Europe.
Le corps dédoublé de Léna
Interrogés au moment de la parution du troisième volume des aventures de l’héroïne, André Juillard et Pierre Christin reviennent sur leur collaboration et leurs points de vue respectifs dans un entretien publié sur le site de l’éditeur Dargaud le 20 janvier 2020:
Dix ans après Léna et les trois femmes, vous avez pris plaisir à la mettre en scène une nouvelle fois?
André Juillard: J’aime sa personnalité, sa vulnérabilité et sa force. Dans cet album, elle a tourné la page de son drame personnel et assume son rôle avec énergie. Léna est une femme compétente et sérieuse. Et, mine de rien, elle observe toujours ce qu’il se passe autour d’elle. Elle est plus tournée vers l’action, même s’il n’y en a pas beaucoup dans cette histoire...
À ce propos, il paraît que vous avez râlé en découvrant le scénario...
AJ: J’ai dit à Pierre que j’avais envie de scènes d’action afin que Léna utilise ses compétences physiques. C’est une nageuse de bon niveau, elle aime la compétition... Quand j’ai reçu la première version, j’ai constaté que l’histoire se déroulait dans un lieu clos ! Les scènes d’intérieur, ce n’est pas ce que je préfère dessiner... Je lui ai suggéré de modifier le scénario. Les passages dialogués pouvaient très bien être situés à l’extérieur. Il a tenu compte de mes désirs: dans l’album, Léna monte à cheval, elle pratique le ski de fond et elle participe à une chasse.
Pierre, qu’est-ce qui vous motive dans les aventures de Léna?
Pierre Christin: Elles me permettent de faire entrer ce Moyen-Orient en pleine crise dans la bande dessinée. Je me suis longtemps intéressé aux différents aspects du système communiste, mais les enjeux géopolitiques se situent désormais ailleurs.
Pourquoi nous avoir fait patienter dix ans depuis le précédent album?
PC: J’avais envie de revenir à cette série car j’avais l’impression d’être resté au milieu du chemin, mais il me fallait attendre qu’André en ait terminé avec Blake et Mortimer. Je suis un gars patient, j’ai donc attendu une dizaine d’années... Ce qui m’a obligé à modifier le scénario à plusieurs reprises, car je tenais à ce qu’il entre en résonance avec l’actualité immédiate.
Il y a plus de dialogues que dans les albums précédents, qui faisaient plutôt la part belle aux récitatifs...
PC: Dans la plupart des films et des séries venus des États-Unis, les Arabes sont des salauds. En somme, ils ont remplacé les communistes... Je tenais à ce qu’ils soient présentés ici comme des gens honorables. Ils défendent leur pays, mais ils peuvent aussi faire preuve de générosité. C’est pour cette raison que j’ai laissé plus de place aux dialogues, afin de permettre à ces personnages d’expliquer leurs motivations au lecteur4.
Image 4: André Juillard, Esquisse pour la couverture du Long voyage de Léna, 2005. Archives André Juillard. © André Juillard
Ce bref échange est riche d’enseignements. En premier lieu, il trahit ce que l’on pourrait appeler un «syndrome de Pygmalion»: tant le dessinateur que l’écrivain se sont épris de l’héroïne à laquelle ils ont donné vie sur le papier. On apprend ensuite que l’œuvre en question est le résultat d’échanges discontinus sur une dizaine d’années, dépendant de la disponibilité des deux auteurs. Le projet a évolué non seulement en relation avec l’ancrage de l’histoire dans une actualité politique internationale mais encore selon les priorités et les goûts du dessinateur et du scénariste, le premier aimant le plein air et appréciant de montrer le corps sportif (et parfois dénudé) de Léna, le second privilégiant les huis-clos, selon une logique psychologique et spatiale modélisée par le film policier. On y découvre enfin, entre les lignes, un scénariste volubile (il se reconnaît volontiers bavard) et un dessinateur dont la prise de parole est certes précise, mais moins présente, comme si se rejouaient dans l’entretien leurs postures professionnelles: celles de l’homme de langage et celle de l’homme d’images.
Deux mots sur Pierre Christin
Pierre Christin est présenté (et se présente) comme un écrivain et un scénariste (les notices Wikipédia servent de marqueurs à ce sujet). Né en 1938, il étudie à la Sorbonne et à Sciences Po, qui se déclare «université de recherche internationale, sélective, ouverte sur le monde, qui se place parmi les meilleures en sciences humaines et sociales5». Il y soutient une thèse de doctorat en littérature intitulée Le fait divers, littérature du pauvre: une étude d'un type de récit littéraire. Pianiste de Jazz à ses heures, journaliste, traducteur, il se rend en 1965 aux Etats-Unis, à Salt Lake City, où il enseigne la littérature française et retrouve un ami d’enfance, Jean-Claude Mézières. Il débute avec lui dans la bande dessinée en adressant au journal Pilote une première histoire, celle de Valérian et Laureline (Les Mauvais Rêves, 1967). Nommé l’année suivante à l’Université de Bordeaux, il donne un enseignement qui sera à la base de l’école de journalisme, aujourd'hui IJBA, première école de journalisme publique de France. Christin a raconté son parcours de manière enjouée sur le site booknode.com (encadré 2).
Image 5: «Entretien avec Pierre CHRISTIN6»
Couvert de prix et d’honneurs, devenu grand professionnel du scénario de bandes dessinées, il demeure néanmoins un personnage singulier dans ce métier. A diverses occasions, l’écrivain est revenu sur cette question, notamment lors d’un dialogue avec le public en 2003 (encadré 3) ou plus récemment dans un entretien inédit à son domicile parisien en 2012 (encadré 4).
Les Aventures de Léna occupe une place exemplaire dans l’œuvre de Pierre Christin, à la croisée entre le registre de l’enquête journalistique, son goût du roman policier et sa passion du tourisme (en particulier de la photographie de voyage). Il est à noter qu’à ses yeux «La BD n’est pas à proprement parler de la littérature»; «Le scénariste n’écrit que la partie d’un tout qui n’existe pas encore»; «L’art de la BD est avant tout l’art du découpage». On pourrait ajouter: «un art du sacrifice» au sens que la théorie de l’art (et notamment Eugène Delacroix) accordait à l’expression. En effet, le peintre (à la différence du photographe travaillant en analogique) a la capacité de choisir, d’accentuer ou d’atténuer les composantes de la représentation afin de produire l’effet voulu. C’est ce qui s’appelle «faire œuvre», mais à quatre mains (au moins) dans le cas de la bande dessinée.
Deux mots sur André Juillard
André Juillard est né en 1948 à Paris. Il est présenté (et se présente) comme dessinateur et scénariste de bandes dessinées sur Wikipédia. Il a assis sa réputation grâce à une série d’albums scénarisés par Patrick Cotias, dont l’histoire se passe sous Henry V, Les Sept Vies de l'Épervier (1994-1998). Dans les mêmes années, il écrit et dessine un diptyque, Le Cahier bleu, qui paraît d’abord dans le journal (A suivre) et reçoit le Grand prix de la Ville d’Angoulême en 1996. Il reprend dans les années 2000 le dessin des aventures de Blake et Mortimer de Jacobs et entreprend en 2006 Le Long Voyage de Léna, puis en 2009 Léna et les trois femmes, suivi, après une pause de dix ans, par Léna dans le brasier, en 2020.
Image 6: André Juillard dans son exposition de dessins originaux à la Bibliothèque francophone multimédia de Limoges7
Une double page illustrée intéressante dans le journal Lire, durant l’été 2011, montre le dessinateur chez lui, dans ce qui est son «atelier8 «: une table de travail; des dessins et des livres partout («Je ne suis peut-être pas un historien mais j’aime me documenter», confesse-t-il), ainsi qu’une collection de modèles réduits («Jamais un livre ne saura vous rendre la vue globale d’une voiture ou d’un avion»). On y apprend que son projet était d’être illustrateur: «Mon père était bibliophile et avait de très beaux ouvrages dans sa bibliothèque. Mon rêve était alors de les illustrer. Mais au moment où je suis arrivé en âge de travailler, le métier n’existait plus ! C’est pourquoi je me suis rabattu sur la bande dessinée». Il avoue également qu’il rechigne à utiliser l’ordinateur (nous sommes en 2011) «lui préférant un porte-plume en bois de son enfance, des pinceaux Raphaël, des crayons «2B, un peu gras». Puis il s’empresse de montrer ses carnets de croquis «constellés de splendides nus féminins», comme le relève le journaliste, Julien Bisson, qui s’entend dire: «Toutes ont un air de parenté, sans doute parce qu’elles ressemblent inconsciemment à ma femme». En effet, à l’instar de Léna, les figures féminines occupent une place centrale dans son œuvre graphique.
Dans plusieurs entretiens, Juillard a témoigné de sa pratique documentée de la bande dessinée, comme en 2001, dans le site bdparadisio où l’on peut lire:
La documentation, ça vient avant toute chose en fait ! Quand on fait une bande dessinée historique, c'est vital. Même pour une histoire contemporaine, d'ailleurs. Pour «Le Cahier Bleu», j'ai pris mon appareil photo et mon vélo puis je suis allé visiter certains lieux que j'avais déjà plus ou moins repérés dans Paris, j'ai fait des repérages comme au cinéma. Je me suis dit: mon héroïne va habiter ici, j'ai essayé de regarder un peu quel genre de paysage elle pouvait avoir de sa fenêtre, etc.9
Interrogé sur le passage des croquis préparatoires, caractérisés par un crayonné dynamique, à une «écriture» faite de lignes épurées, le dessinateur répond:
Je crois que je suis très attaché à la technique de base de la bande dessinée, celle de nos ancêtres Hergé, Jacobs, Franquin même… c'est-à-dire le cerné noir à l'encre de chine. J'ai du mal de ce fait à garder la vitalité que vous dites trouver dans mes croquis […] ma passion pour la BD me ramène toujours vers cette espèce de tradition alors que la bande dessinée évolue. […] La lisibilité, c'est la première chose qui doit exister dans une bande dessinée. C'est l'élément essentiel, à mon point de vue. Dans le phénomène particulier à la bande dessinée qui est cette association d'un texte et d'une image, si l'image est trop compliquée, on va lire le texte mais on va peut-être être obligé de s'arrêter sur l'image parce qu'elle n'est pas évidente. Ça va nuire à la fluidité de la lecture.
Nous reviendrons sur cette transformation du crayonné en dessin à la plume sur la page des albums. Retenons pour l’instant l’image du dessinateur précis, documenté, héritier de la ligne claire, loué pour ses décors, mais aussi ses constructions (ses cadrages) et surtout pour ses figures (ses nus féminins): un auteur parfois «complet» (dans le cas du Cahier bleu), qui aquarelle les dessins quand il le peut, comme dans le cas de Léna, au contraire de Blake et Mortimer.
Histoire d’une collaboration: la passion documentaire
Un entretien inédit à l’Université de Lausanne en 2012 donne des informations sur la fabrication du diptyque (devenu triptyque depuis lors) et la collaboration des deux auteurs avec l’éditeur. Il nous fait entrevoir l’ «atelier» d’une bande dessinée. C’est fort d’une relation ancienne et connaissant l’intérêt du dessinateur pour les figures féminines que l’écrivain lui taille sur mesure l’histoire de Léna. Face à deux auteurs reconnus, l’éditeur se voit, lui, en «premier lecteur» et «accompagnateur». Et Juillard d’acquiescer: «L’éditeur, c’est vrai qu’il ne peut pas imposer à l’auteur de faire quelque chose qu’il n’a pas envie de faire». Mais c’est avec lui qu’il incite Christin à rendre la bande dessinée moins «silencieuse» et par conséquent plus dense et moins vite lue: de là serait née l’idée du monologue intérieur de l’héroïne qui fait d’elle l’une des instances de la narration (encadré 1).
La complicité exceptionnelle et l’admiration réciproque sont déclarées à de multiples reprises par les deux auteurs. Pierre Christin confirme dans un entretien de 2001:
Depuis longtemps j’admirais la sérénité du dessin d’André, la douceur de ses couleurs, la délicatesse de ses portraits et, en même temps, la rigueur narrative très classique de son récit. Alors, quand il m’a laissé entendre qu’il aimerait peut-être travailler avec moi, je me suis enfermé avec mon ordinateur et, passionnément, j’ai écrit le premier jet du Long Voyage de Léna, du «sur-mesure», comme je le fais toujours, puisque ce n’était destiné qu’à André et à lui seul. Dire que le résultat ne m’a pas déçu serait un euphémisme. Nous avons même été si heureux de notre collaboration, André et moi, que nous pensons déjà lui donner une suite.
Dans un autre entretien le scénariste soulignait ce respect mutuel reposant entre autres choses sur une claire répartition des compétences et des interventions. Ils font preuve d’une capacité d’écoute mutuelle qui les prédispose à reformuler leur travail pour répondre aux attentes ou désirs du partenaire. Christin se plaint par contraste de Jean-Claude Mézières, dessinateur de Valérian, qui «demande régulièrement des modifications du scénario pour mieux se l’approprier» (encadré 5).
Image 7: Storyboard, planche 52 © André Juillard & Pierre Christin 2005
Les deux auteurs du Long Voyage de Léna s’accordent également sur un plan central: leur goût partagé pour la documentation, pour la vraisemblance des personnages, des décors et des lieux. Certes, toute bande dessinée est aujourd’hui basée sur du matériel documentaire, même dans le genre où prédomine l’imagination comme le domaine de la science-fiction. Dans le cas de Léna toutefois, le parcours topographique du récit a exigé du scénariste une série de voyages dont les traces sont conservées dans des carnets de notes et des albums photographiques. Les clichés de Christin alternent des sites ou des lieux qui indexent le récit dans une géographie référentielle et d’autres lieux qu’à la suite de l’anthropologue Pierre Augé on qualifie de «non-lieux», soit des espaces interchangeables où l’individu reste anonyme: moyens de transport, aires d’autoroute, grandes chaînes hôtelières, autant d’espace avec lequel on noue des relations de consommation non identitaires ou historiques (Augé 1992).
Image 8: Pierre Christin, photographie. Archives Pierre Christin © Pierre Christin
Image 9: Le Long Voyage de Léna, page 33 (détail) © Dargaud/André Juillard/Pierre Christin 2007
Le voyage est l’élément central du récit, comme l’indique le titre de l’album. Cependant, à la différence des traditionnels héros de bande dessinée itinérants qui, à l’instar de Tintin, se déplacent en suivant des pistes, en résolvant des énigmes, Léna avance à tâtons. Elle ignore parfois où elle doit se rendre, et comment s’y rendre, de même que la nature de sa mission reste cachée pour elle et le lecteur. En même temps, au fil de cette itinérance à la fois organisée et errante, Christin comme Juillard jouent sur les stéréotypes du récit de voyage littéralement véhiculé grâce à un éventail de modes de déplacement, de la marche à l’avion, en passant par la voiture, le bateau, le bus ou le train. Occasionnellement, la photographie est mise en abîme dans l’album, en noir et blanc, redessinée, avec pour sujet non des lieux, mais des personnages.
Image 10: Pierre Christin, photographie. Archives Pierre Christin © Pierre Christin
Image 11: Le Long Voyage de Léna, page 32 (détail) © Dargaud/André Juillard/Pierre Christin 2007
Le long voyage de Léna se déroule dans la géographie des pays de l’Est à la fin de la guerre froide. Mais c’est aussi un voyage intérieur, mélancolique, une sorte de rédemption, une manière pour l’héroïne, dans le présent de l’action, de régler la question des fantômes du passé qui la hantent: un travail de deuil impossible, ce qui explique la présence de la photographie en leitmotiv du mari et du fils de Léna décédés dans un attentat. L’imbrication entre la documentation, l’écriture et le dessin est décrite par Christin au fil de l’entretien précité, le scénariste étant non seulement celui qui a photographié, qui a vu, qui écrit, qui décrit, mais aussi celui qui se plaît à imaginer, à prévoir, à rêver le dessin à venir (encadré 6).
Du dessin à la page: le dessin dans la page
Léna est fille de dessinatrice, illustratrice d’ouvrages de sciences naturelles. Elle a une formation d’historienne de l’art. Elle jouit également d’une excellente mémoire visuelle et «photographique» comme le montre une page du second album, Léna et les trois femmes, où se trouvent «projetées» dans la case les photographies mémorisées de trois personnages qu’elle rencontre (p. 22). On apprend à la page 38 seulement qu’elle s’appelle Hélène Desrosière et l’on comprend que le noir qu’elle porte exclusivement est celui du deuil de son mari et son fils. Dans le cadre de sa mission, elle dessine des figures qui sont ses contacts, mais aussi quantité de sujets anecdotiques pour jouer au touriste et à l’amatrice. A un moment donné, son contact turc feuillette le carnet et déclare en voyant une tête de profil: «C’est qui ce barbu? Il n’est pas des nôtres», Léna répond: «J’ai dessiné des gens et des choses que j’ai vus pendant mon voyage. J’ai pensé arracher ces pages, mais c’est plus crédible comme ça» (p. 32).
Le crayonné «original» de Juillard, se trouve non seulement reproduit mais encore mis en abîme par cette astuce dans la fiction bédéique. Le dessin en question figure un pilote de bateau, clope au bec, qui, en fait, semble s’inspirer directement d’une copie à la mine de plomb et crayons de couleurs par Juillard d’un portrait de Vittore Carpaccio (1465-1525/26), présenté lors de l’exposition des œuvres d’André Juillard au Musée Ingres en 1988. Autrement dit, un dessinateur met en images dans un récit une femme historienne de l’art et dessinatrice, qui tire le portrait d’un personnage de fiction, inspirés par l’histoire de la peinture italienne de la Renaissance, et exposé par ailleurs dans le musée de l’artiste, Ingres, qui est le parangon du dessin aux yeux de l’historiographie…
Image 12: Le Long Voyage de Léna, page 30 (détail) © Dargaud/André Juillard/Pierre Christin 2007
Image 13: Le Long Voyage de Léna, page 21 (détail) © Dargaud/André Juillard/Pierre Christin 2007
Image 14: André Juillard, Carpaccio10
L’intrigue du Long voyage de Léna n’est pas que policière: elle est photographique et surtout graphique. Ces jeux d’images, de supports et de reproduction et l’insertion «en contrebande», narrativisé, du crayonné de Juillard sont en fait une idée de Christin (encadré 6). Il s’agit de représentations de représentations qui visent à produire un effet de réel au sein de la fiction. Le lecteur «voit» en effet les personnages dont Léna regarde les reproductions dans l’espace diégétique de l’action, de la fiction. Certaines photographies redessinées sont parfois exhibées, ainsi lorsque l’un des commanditaires de la mission de Léna lui montre en photographies des agents, le lecteur-spectateur étant placé frontalement dans la position et le point de vue de Léna (p. 40).
Image 15: Le Long Voyage de Léna, page 40 (détail) © Dargaud/André Juillard/Pierre Christin 2007
Dans le récit graphique, les cadrages, les points de vue, les jeux de regards (anecdotiques, évités, croisés, insistants jusqu’au «regard» caméra, les instruments d’optique (jumelles, lunettes et surtout miroirs) sont autant d’instruments et de dispositifs qui renforcent les ambiguïtés de la position de l’héroïne, ses deux identités, son histoire passée et présente: en un mot, sa fonction d’agent double. Cette logique omniprésente de la duplication graphique est mise en intrigue dans la double page 46-47. On y voit Léna dans un avion tandis qu’au Moyen-Orient les terroristes se rendent sur les lieux de l’attentat. Le centre des deux pages est occupé à gauche par une représentation de Léna assise dans la cabine et à droite, en miroir, par un autoportrait de Léna qui figure dans son carnet de dessins regardé par l’un des terroristes: un pseudo-autoportrait qui regarde également le lecteur-spectateur dans une relation spéculaire redoublée, qui exprime la duplicité de Léna et sa double personnalité.
Image 16: Le Long Voyage de Léna, page 47 (détail) © Dargaud/André Juillard/Pierre Christin 2007
André Juillard et le «grand art»
De père vétérinaire, et de grand-mère directrice d’école, le jeune André Juillard se rend occasionnellement au Louvre avec sa mère qui soutient sa passion du dessin. Il débute des études de médecine en 1968 à Lyon, mais abandonne après deux ans pour se tourner vers la bande dessinée et des études aux Arts Décoratifs en 1973. Il est affilié au Syndicat des dessinateurs de presse. La consécration vient en 1984 avec le premier des Cahiers de la Bande dessinée qui lui est dédié, sous la direction de Thierry Groensteen. Elle prend en particulier la forme d’un article de Jacques Martin (1921-2010) intitulé «André Juillard, l’héritier», qui l’ «adoube» en en faisant le représentant majeur de l’ «école de Bruxelles». Il le compare à un autre dessinateur, Paul Cuvelier, qui appartient à la «grande tradition classique»; «en découvrant les dessins de Juillard, je songe aussitôt à David, Ingres ou Devéria, et point du tout à une vedette ancienne ou moderne de la bande dessinée», déclare l’auteur des aventures d’Alix et de Lefranc.
Image 17: Jacques Martin, «André Juillard, l’hériter11» © Glénat
A l’instar de Martin, Juillard s’est souvent référé au grand art, comme dans une interview reprise dans le blog d’André Juillard: «je ne me suis jamais dit je serai Cuvelier ou rien. Du reste, enfant, je ne rêvais pas de devenir Hergé ou Jacobs mais Delacroix ou Rembrandt»12. Ici, Juillard ne mentionne pas Ingres, avec lequel il entretient pourtant des relations complexes. Ses dessins au crayon, en particulier ceux exposés dans une exposition monographique au Musée Ingres en 1988, témoignent d’une volonté de faire «académique». Au sens premier, une «académie» est un nu réalisé en institution; c’est d’ailleurs le titre de l’exposition/vente personnelle à la Galerie du 9e Art à Paris en 2011. La relation au peintre français s’étoffe lorsque l’on regarde l’autoportrait dessiné de Juillard sous les traits de son héros, Arno, traité comme un pastiche d’Ingres et reproduit dans les Cahiers de la Bande dessinée en 1984.
Image 18: André Juillard, Portrait d’Arno11© André Juillard
Image 19: Exposition 14 © André Juillard
Dans ce même cahier 56, un article du grand spécialiste de la bande dessinée, Thierry Groensteen, intitulé «Profil d’une carrière», note que le succès du dessinateur fut tardif et fait suite à un changement d’éditeur (de Fleurus à Glénat) et à la publication d’un premier album en 1977, passage devenu obligé dans la reconnaissance. L’auteur y fait l’éloge de la variété, de l’humilité, de la patience méthodique, de l’apprentissage, soit du métier qui est celui de Juillard, avant de conclure significativement: «L’artisan est devenu artiste».
Image 20: André Juillard, Nu de Dos15
Image 21: Affiche de l’Exposition / Vente André Juillard16
Les dessinateurs de bandes dessinées restent néanmoins des artistes d’un type particulier. Ils exposent et vendent leurs tirages de tête ou leur dessins originaux dans les circuits et les galeries consacrés au genre. Cette relégation dans un marché parallèle exprime une forme de domination symbolique qui se lit d’autant plus fortement dans les discours, tenus par l’artiste comme par ses critiques, sur les qualités du crayonné de Juillard, comme si l’esquisse première, non destinée à un usage «commercial», contenait la «première idée» du dessinateur: une dimension autographe survalorisée dans le marché des arts graphiques, comme si Juillard était plus artiste en faisant du crayonné qu’en pratiquant la ligne claire… Interrogé sur le succès de la bande dessinée sur le marché de l’art, Juillard répond en ces termes en 2011:
Moi, cela ne me choque pas.Mais dans la mesure où tout est art, pourquoi la BD ne le serait pas? On dit que c’est le 9ème art. Je trouve que les meilleurs artistes de BD sont largement au niveau des artistes des temps passés. J’ai vu certaines œuvres d’artistes des temps passés qui étaient à la limite de la médiocrité. Je dis cela de mon point de vue. Par exemple, tout ce qui a été peint au 17ème siècle n’a pas à être considéré comme étant des chefs d’œuvres. Et il me semble que dans la BD, il y a une sorte de sélection de tout ce qui sort et elle ne palie pas [sic]par rapport à ce que l’on peut voir ailleurs. En BD, comme dans tout, que ce soit en littérature. En peinture. En musique. Il y a le meilleur et il y a le pire. Et là c’est plutôt quand même du tout bon (rires)17.
Image 22: André Juillard dessinant18
Récemment, en 2020, Juillard a publié une sélection de ses Carnets secrets 2004-2020. On y trouve toute sorte de sujets: des nus bien sûr et des dessins inspirés des maîtres formant son musée imaginaire, comme Ingres, Klimt, Watteau, Simon Vouet, Vuillard ou encore des photographes comme Helmut Newton dont les nus sont les exacts homologues de ceux crayonnés par Juillard. Cette publication reprend un court texte de l’auteur qui donne sa profession de foi en introduction à un volume antérieur, les 36 vues de la Tour Eiffel (Christian Desbois Editions, 2002). Cet album de Juillard est un hommage centenaire à celui, lithographié en couleurs, du graveur Henri Rivière, et découvert une vingtaine d’années plus tôt par le dessinateur. Les gravures de Rivière sont à leur tour inspirées par les Trente-six vues du mont Fuji, gravées sur bois par Hokusai entre 1830 et 1833. Le recueil d’aquarelles paysagères de 2002 par Juillard est composé de vues réelles; d’autres reproduisent des objets représentant la tour Eiffel (de l’affiche au tee-shirt); d’autres enfin sont imaginaires et inspirées d’œuvres célèbres mêlant De Chirico à Hergé, Jacobs ou Kertész. Voici donc la profession de foi de Juillard reprise dans cet album d’hommage très particulier:
Les hasards de la vie, mes gènes, mon milieu, mes admirations et mes détestations ont fait qu’aujourd’hui je dessine comme au bon vieux temps avec un crayon de bois et graphite et m’escrime à reproduire la réalité au lieu de présenter des installations dans une galerie d’Art Contemporain […]. J’assume sereinement cet asservissement à la réalité. (Carnets secrets 2004-2020, 2020)
Rétrospectivement, et aussi anachronique que cela puisse paraître, on ne peut s’empêcher de trouver un côté bande dessinée à l’œuvre graphique de Rivière, revu à l’aune de la ligne claire, comme d’ailleurs le pourraient être les gravures sur bois de Hokusai.
Le conservatisme assumé de Juillard, sur le plan esthétique et technique, a pour conséquence de le rapprocher du monde des beaux-arts ou de ce que l’on appelle le «grand art» ou les «classiques». Il s’agit en fait de l’une des matrices du Long voyage de Léna. A un moment du récit, Léna traverse avec l’un de ses contacts un musée d’art en Ukraine (p.24-25). Elle passe devant le tableau imaginaire d’un peintre fictif, Lemonovitch, intitulé Staline et les deux enfants dont deux versions existeraient: l’une en Ukraine et l’autre à la Galerie Tretiakov de Moscou, sans que l’on sache laquelle est la copie de l’autre: deux œuvres identiques représentant deux enfants, face à Léna, un agent double.
Image 23: Le Long Voyage de Léna, page 24 (détail) © Dargaud/André Juillard/Pierre Christin 2007
Le contact qui l’accompagne a ce commentaire qu’il faut lire comme un clin d’œil de Pierre Christin à André Juillard sur le plan de l’intrigue visuelle et peut-être comme une allusion à leur projet quatre mains: «Il faut qu’il en soit de même pour ce que notre petit groupe s’apprête à accomplir. Nous allons peindre un tableau dont personne ne saura attribuer la signature avec certitude, mais dont l’effet sera considérable».
Image 24: Le Long Voyage de Léna, page 25 (détail) © Dargaud/André Juillard/Pierre Christin 2007
Bibliographie
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Annexes
Encadré 1: Entretien inédit d’Alain Boillat avec André Juillard et le directeur des éditions Dargaud, Philippe Ostermann, en 2012 à l’Université de Lausanne
Alain Boillat: Pourquoi Léna?
André Juillard: Un petit historique de Léna. Ça vient en fait d’un désir de collaboration entre Pierre Christin et moi-même, et vice versa, qui datait quand même d’il y a quelques années, puisqu’on se connaissait depuis une vingtaine d’années. Mais il se trouvait que lui comme moi avions des engagements par ailleurs; donc il fallait trouver un moment propice. Je l’ai trouvé un jour, je me suis trouvé en fait entre deux boulots, et il se trouve que j’ai déjeuné avec Pierre, et je lui dis: «Bon c’est peut-être le moment?» Il me dit: «Bon, ben je vais y réfléchir…». Et deux jours après, j’avais un synopsis, le synopsis de Léna, qui m’a tout de suite plu, parce que pour moi une histoire c’est les personnages. Si je ne peux pas m’attacher à des personnages, je ne fonctionne pas, ça ne m’intéresse pas. Et Pierre qui me connaissait bien a dégoté dans son armoire à malices un personnage féminin comme je les aime, c’est à dire complexe, tourmenté, ayant vécu. Et c’est ainsi qu’il m’a séduit. (…) Voilà comment est né Léna. Et Pierre m’a dit plus tard que c’est un personnage, enfin une histoire, disons, qu’il avait créé spécialement pour moi, parce qu’il me connaissait; il connaissait mes désirs, le genre d’histoires que j’avais envie de raconter, enfin de mettre en scène. (…) J’étais touché, à la fois par cette histoire, mais aussi par la sensation que Pierre me connaissait bien. C’est quelque chose d’assez émouvant en fait. Bon, voilà la genèse de Léna.
AB: C’est-à-dire aucune intervention à ce stade-là de l’éditeur?
Philippe Ostermann: Non ! aucune, non, non ! Mais euh !
AB: C’est fréquent que ça se passe comme ça?
PO: Quand c’est André Juillard et Pierre Christin, oui ! Après, on peut dire: «Cette histoire je la sens bien et j’ai envie de l’éditer ! Ou au contraire, ben non ! Je pense qu’il y a des trucs qui fonctionnent pas !» Mais au départ c’est une rencontre d’auteurs. Ce sont des auteurs majeurs, qui ont déjà derrière eux une carrière importante, voilà. Donc, dans ce cas-là on est un peu en retrait. Et le job de l’éditeur il s’adapte aussi aux auteurs avec lesquels on travaille. […] on est un accompagnateur et on est le premier lecteur. Alors, dans le cas d’une collaboration entre un dessinateur et un scénariste, on est le deuxième lecteur. Mais, notre rôle c’est aussi de poser des questions que se poserait un lecteur en disant «Voilà ! Là, l’histoire me paraît parfaite, mais là, je bloque un tout petit peu» […] surtout quand c’est Pierre et André, voilà, on pose des questions et on essaye de pousser à la réflexion, mais on ne va pas dire: «Moi, ton éditeur, je t’ordonne de faire ça !»
AJ: […] L’éditeur, c’est vrai qu’il ne peut pas imposer à l’auteur de faire quelque chose qu’il n’a pas envie de faire. […] Pour revenir à Léna, je me souviens (tout ça pour revenir au rapport avec l’éditeur) que le premier scénario était un scénario très silencieux. C’est-à-dire qu’il y avait quelques dialogues dans l’histoire et beaucoup de pages sans écrit, sans commentaires. Et on s’était fait la réflexion que ce n’était pas forcément une très bonne idée de faire une bande dessinée silencieuse, dans la mesure où, par expérience, on sait qu’elles sont très vite lues et avec moins d’attention que les autres. Et donc, on a suggéré à Pierre de faire parler un peu plus les personnages. Et c’est là qu’il a eu l’idée, qui m’a semblé très intéressante, du monologue intérieur. […]
PO: Tout dépend de l’arrangement qu’il y a entre les auteurs. L’éditeur ne se mêle pas de cela. Certains auteurs vont partager à cinquante-cinquante. Et certains auteurs vont considérer que, le dessinateur passant beaucoup plus de temps, il va toucher soixante pour cent, jusqu’à soixante-dix pour cent de droits, notamment en Belgique. Et souvent, ces soixante-dix-trente continue jusqu’à remboursement des avances ou jusqu’à un certain palier de vente, puis cinquante-cinquante. En France, Goscinny et Charlier ont vraiment mis la règle des cinquante-cinquante qui est quasiment…
AJ: Oui. J’étais surpris en travaillant avec Pierre que lui n’exigeait pas cinquante/cinquante. C’était soixante-quarante, je crois. C’est aussi qu’on bénéficie d’un statut par rapport à beaucoup d’auteurs, c’est que le travail est payé à la planche. On est payé pour chaque planche que l’on fait. Et cette rémunération ne sera pas déduite des droits d’auteurs.
Encadré 2: Pierre Christin sur Pierre Christin dans le site booknode.com
Le métier de scénariste lui permet d’explorer ses vocations restées en friche: bien que s’estimant trop bavard pour l’emploi, il aurait aimé être espion afin de monter des scénarios en vraie grandeur. Ou alors officier de marine pour avoir tout le temps de lire à bord de cargos pourris comme ceux qu’il a empruntés pour écrire «Lady Polaris», balade dans les ports d’Europe publiée avec Mézières en 1987. Il aurait aussi aimé être architecte, pour bâtir toutes ces villes qu’il a racontées, telles Los Angeles dans «L’Etoile oubliée de Laurie Bloom» ou le Belgrade encore yougoslave de «Cœurs Sanglants et autres faits divers» avec Enki Bilal.
Il aura en tout cas été un voyageur conséquent, profitant des immobilités imposées –attentes dans les hôtels, les gares, les aéroports – pour observer, noter, emmagasiner. Il est capable d’arpenter une ville des journées entières de façon obsessionnelle, prenant des photos (plutôt moches mais efficaces) qu’il distribue ensuite à ses dessinateurs. Mais divaguer en Patagonie ou descendre les rapides du Mékong ne lui fait pas peur (enfin, pas trop). Chaussé de ses indestructibles Weston ayant foulé le Cap Nord et le Kalahari, il a fait un premier tour du globe par l’hémisphère nord en 1992, un second par l’hémisphère sud en 1999, périples qu’on retrouve dans «L’homme qui fait le tour du Monde» (avec Philippe Aymond). Mais il a fait beaucoup plus souvent encore le tour de Paris sur les rails abandonnés de la petite ceinture («La Voyageuse de Petite Ceinture» avec A. Goetzinger, 1985) et celui de la Petite Couronne en vélo («La Bonne Vie» avec Max Cabanes, 1999).
Romancier, il traite aussi bien l’aventure citadine dans «ZAC» et «Rendez-Vous en Ville» que les plongées au fond du terroir français dans «L’Or du Zinc» (1998). Il aborde également le théâtre ou le scénario de film («Bunker Palace Hôtel» avec Enki Bilal en 1989). Et, sans pour autant abandonner la bande dessinée, il a publié récemment de nombreux ouvrages illustrés explorant d’autres rapports entre textes et dessins dans la collection en format à l’italienne Les correspondances de Pierre Christin. Collection pour laquelle il a travaillé notamment avec Patrick Lesueur, Jacques Ferrandez, Jean-Claude Denis, Alexis Lemoine et Enki Bilal.
Considérant que, pour vivre heureux, il faut vivre beaucoup mais caché, il aurait aimé avoir cent vies dans cent villes et presque autant d’identités.
Encadré 3:«Entretien avec Pierre CHRISTIN au festival BD de Cluny, lors de la manifestation «Pierre CHRISTIN, rencontre avec le public» le 15 mars 2003(http://www.sceneario.com/sceneario_interview_CHRI.html):
Public: Vous êtes scénariste, quels conseils donneriez-vous à ceux d’entre-nous qui souhaiteraient se lancer dans ce métier?
Pierre Christin:A l’époque où j’ai débuté, dans les années soixante, on devenait scénariste un peu par hasard. Il s’agissait essentiellement de travaux pour les magazines destinés à la jeunesse. Je suis donc rentré dans la BD par effraction. En voyage aux USA avec mon ami Jean-Claude Mézières, on n’avait plus un sous pour se payer le voyage retour. Suite aux conseils d’un ami, Jean Giraud (alias Moebius), j’ai commencé à envoyer des histoires à un certain Goscinny pour le magazine Pilote. Il s’agissait avant tout de boucler les histoires, des premières idées jusqu’à la publication, dans la semaine. Il fallait aller rapidement, sans forcément connaître le dessinateur auquel serait attribuée l’histoire. Dans un second temps, le métier s’est construit, codifié. Et cette codification est basée sur plusieurs préceptes simples, qui font que le métier de scénariste est très différent du métier d’écrivain.
1- La BD n’est pas à proprement parler de la littérature. En effet, même un ballon long est finalement un élément de dialogue bien court. Il faut accepter de faire court.
2- Le scénariste n’écrit que la partie d’un tout qui n’existe pas encore. Et pour construire ce tout, le scénariste produit une quantité de textes dont les 2/3 ne sont pas destinés à être publiés, mais servent au contexte. Un grand nombre d’informations de ma production sont pour le seul dessinateur (for his eyes only, comme on dit dans les romans d’espionnage…).
3- L’art de la BD est avant tout l’art du découpage. Le scénario est écrit avant, page par page et image par image. Ce qu’on écrit est un tout qui n’existe pas encore.
Suivent les textes off dont la bande dessinée a le secret («peu après», «pendant ce temps», «quelque part dans l’univers»…), cela permet d’élaborer le fil de l’histoire. Il y a ensuite les indications sur les personnages et enfin les dialogues.
Encadré 4: Entretien inédit par Alain Boillat et Philippe Kaenel au domicile de Pierre Christin à Paris en 2013 (extrait):
Philippe Kaenel: Est-ce que vous n’êtes pas un scénariste atypique dans le monde de la BD?
Pierre Christin: Bah ! Comme on me l’a souvent dit, j’ai fini par le croire. En tout cas, quand je suis rentré dans la bande dessinée, là j’étais véritablement atypique. Ne serait-ce que par mon niveau de diplôme, par exemple.
PhK: Il n’y a pas beaucoup de docteurs ès lettres dans le milieu…
PC: C’est sûr. Apparemment, j’étais une exception à la règle par cette cohabitation entre le fait d’être universitaire et scénariste de BD où, à l’époque, à l’université, tout de même, cela faisait bizarre. Ce n’était pas encore tout à fait rentré dans les mœurs. Et je peux vous dire que dans les années soixante-dix, quand je disais aux gens que je faisais de la bande dessinée, ils pensaient vraiment que c’était un gag ! D’ailleurs, ce qui était aussi la règle en bande dessinée, petit métier, j’avais pris un pseudonyme, pour signer mes premiers scénarios. […] Ce n’était pas un snobisme, mes goûts littéraires faisaient que je prenais mes références tout à fait à l’extérieur du monde de la bande dessinée. Bizarrement, si on prend la composition sociologique de la BD en France au jour d’aujourd’hui, je suis beaucoup moins atypique.
Encadré 5: L'Épervier, «Pierre Christin envoie Léna chez les kamikazes» in Les interviews, Communauté: bd blog, 10 janvier 2010, repris dans Le blog d'André Juillard (http://andre-juillard.over-blog.com).
Pierre Christin:[…] Mon entente avec André Juillard compte beaucoup. Et puis Léna est un personnage mystérieux, cryptique, même pour ses auteurs, ce qui donne envie de la ranimer. D’autant plus qu’André ne l’a eue réellement dans la main qu’à la fin du premier épisode, et était alors frustré de ne pouvoir continuer.
Avez-vous voyagé pour les besoins de ce scénario?
PC: Je suis retourné en Australie pour ne pas en donner une image saugrenue [l’histoire y débute], et je suis allé en Géorgie. André Juillard avait dessiné les scènes qui s’y déroulent avant l’invasion russe. Pendant ces événements, j’ai prié pour que les Russes s’arrêtent avant Tbilissi, ce qu’ils ont heureusement fait. Il aurait sinon fallu tout changer… Je ne force pas sur les descriptions pour lui laisser une large marge de manœuvre. Contrairement à celle que j’entretiens avec Jean-Claude Mézières [qui dessine Valérian], ma relation avec André est très douce. Jean-Claude, lui, me casse les nougats, il demande régulièrement des modifications du scénario pour mieux se l’approprier.
Comment travaillez-vous avec André Juillard?
Très facilement. Sa virtuosité et sa rapidité sont extraordinaires, il peut tout faire. Je connais ses goûts, et je prépare des textes sur mesure – il suffit qu’il réclame une scène se passant dans le désert ou une à Paris pour que je les ajoute. Je lui donne des scénarios très découpés, image par image, accompagnés de photos.
Encadré 6: entretien inédit par Alain Boillat et Philippe Kaenel au domicile de Pierre Christin à Paris en 2013 (extraits):
«Je voyage toujours avec mes carnets de notes. Je voyage comme un journaliste. Je ne voyage pas comme un touriste. Le tout est de savoir si je voyage à tel ou tel endroit avec l’idée que j’en tirerai un livre ou si j’ai déjà en fait une idée derrière la tête, que j’ai envie de raconter une histoire qui se passerait là, et donc je vais aller plutôt dans ce type d’endroits. Alors là, je dirais, dans le cas de Léna, il y a eu les deux. Il y a eu le fruit de voyages que j’avais fait en faisant des photos… Parce que je fais des photos très particulières pour les dessinateurs. Je ne suis pas un grand photographe. Enfin, eux ils disent que je suis bon, justement parce que je suis mauvais. Cela ne les gêne pas pour dessiner; parce que, quand il y a des photos trop artistiques, au fond, les dessinateurs n’aiment pas tellement cela […].
Je ne fais jamais de cadrage alambiqué. Je photographie frontalement. Voilà, je dis: «Cela se passe dans cette pièce. Je fais une photo là, une là, une là, une là. Clac.» Comme ça j’appuie à toute allure. Je photographie énormément de détails de la vie quotidienne qu’ils ne pourront jamais trouver dans un guide touristique ou sur internet parce que, je prends souvent cela comme exemple, il n’y a pas un pays où les fenêtres se ferment de la même façon, en particulier en Suisse, d’ailleurs. Il y a plein de petits détails comme cela… […]
Et je dirais que ce qui me plaît tout particulièrement, si vous regardez mes histoires et en particulier celles avec André, c’est des non-lieux. Ce n’est pas des lieux connus. De temps à autre, on dit Dubaï ou Sidney. Bon, pour le lecteur, ok, nous allons mettre une image où on voit l’opéra de Sidney parce que c’est une espèce de balise intellectuelle. Mais, pratiquement toutes les scènes se passent dans des lieux non répertoriés […].
Ma seule qualité comme scénariste, mais encore que je pense que tous les bons scénaristes l’ont, sinon ce n’est pas la peine d’essayer de faire ce métier-là, c’est d’être capable de visualiser ce que va faire le dessinateur. En ce sens, j’écris de façon particulière pour chacun de mes dessinateurs. Or là, le dessin d’André que j’ai toujours adoré, dans sa pureté, bien entendu quand je suis derrière l’ordinateur, ce n’est pas moi qui peut dessiner ce qu’il a à faire, mais je le rêve […].
J’admire vraiment les croquis d’André qui est d’ailleurs l’un des rares dessinateurs que je connaisse à faire des croquis entiers préparatoires, etc., de ses histoires. Et beaucoup de gens ont souvent dit à André que ses cahiers préparatoires de croquis ont presque autant de charme que la bande dessinée terminée et nickel. Cela m’amusait de faire rentrer son autre style de dessin, notamment au crayon, à l’intérieur de l’histoire. Donc, pour cela aussi, il fallait trouver un vecteur, pour que ce ne soit pas artificiel et le vecteur c’est que Léna, désœuvrée, pouvait revenir à ses premières amours, au métier de sa mère…»
Pour citer l'article
Philippe Kaenel, "La bande dessinée comme œuvre collective. Dialogue entre André Juillard et Pierre Christin ", Transpositio, n° 5 "Le Long voyage de Léna" : regards croisés sur une bande dessinée, 2022https://www.transpositio.org/articles/view/la-bande-dessinee-comme-oeuvre-collective-dialogue-entre-andre-juillard-et-pierre-christin
Voir également :
Aux confins de la narrativité. Une expérience de lecture: du paratexte à l’interprétation
La tentation est grande, pour les enseignants de littérature, de ne voir dans la bande dessinée qu’un réservoir inépuisable d’exemples séduisants, qu’un magasin d’ «illustrations» rassurantes pour un public supposé rétif à la théorie. Ainsi, les comics (Barthes 1966: 7) ont-ils fait pendant les décennies structuralistes l’épreuve des outils d’analyse affutés par la narratologie et la grammaire du récit.
Aux confins de la narrativité. Une expérience de lecture: du paratexte à l’interprétation
La tentation est grande, pour les enseignants de littérature, de ne voir dans la bande dessinée qu’un réservoir inépuisable d’exemples séduisants, qu’un magasin d’ «illustrations» rassurantes pour un public supposé rétif à la théorie. Ainsi, les comics (Barthes 1966: 7) ont-ils fait pendant les décennies structuralistes l’épreuve des outils d’analyse affutés par la narratologie et la grammaire du récit. Actuellement, bien que menacée de péremption par les jeux vidéo et les séries, la bande dessinée fait encore les beaux jours des théories de la lecture et de la fiction. Les zélateurs du medium n’avaient-ils pas eux-mêmes vu, dans cette heureuse disponibilité des cases et des planches, une formidable opportunité de promouvoir la dignité du 9e art? C’est ainsi qu’au gré de que l’on pourrait lire historiquement comme une instrumentalisation réciproque (la BD comme outil de promotion pédagogique des modèles descriptifs, les modèles descriptifs comme outil de promotion culturelle de la BD), se prenait, à bas bruit, l’habitude de pratiques transmédiales1 dont on mesure aujourd’hui la fertilité.
Le présent dossier, consacré à ce qui est devenu depuis sa parution un «classique», offre l’occasion de la double opération qui sera tentée dans les pages qui suivent: 1) considérer Le long voyage de Léna à la fois comme une «structure» (un système de relations) et comme un «dispositif» (un modèle ouvert sur les contextes de production et de réception2), c’est-à-dire comme une «œuvre» offerte à une expérience de lecture, depuis le moment où l’on prend en main l’album pour apprécier les détails de la couverture jusqu’au moment où on le range en se demandant s’il y aura une suite; 2) vérifier localement la robustesse des postulats transmédiaux en convoquant, quand le besoin s’en fait ressentir, des outils descriptifs empruntés aux études théâtrales (un domaine situé en marge de la narratologie, que celle-ci soit qualifiée de classique ou de postclassique).
Zone de passage (le paratexte)
Ainsi qu’en témoignent les archives génétiques que nous avons pu consulter3, le titre Le long voyage de Léna s’impose dès les premiers documents préparatoires.
Illustration 1: André Juillard, Esquisse pour la couverture du Long voyage de Léna, 2005. Archives André Juillard. © André Juillard
Relevant du péritexte auctorial4(Genette 1987), il se présente d’emblée comme un clin d’œil à son inscription dans la collection «Long courrier» des éditions Dargaud 5. Sur les pages de couverture de l’album, l’image de deux navires et celle d’une cabine avec hublot et couchette activeront les connotations maritimes de la collection. Pierre Christin et André Juillard ne sont pas les premiers à proposer un titre qui joue ainsi avec l’horizon d’attente prescrit par l’éditeur, comme en témoigne, imprimée en regard de la page de faux-titre, la liste de la quinzaine d’ouvrages parus «dans la même collection6». Sur la quatrième de couverture, une flamme d’oblitération évoque pour sa part le versant postal de la collection; les lignes ondulées sont liées à la charte graphique de cette dernière et, comme le logo à la rose de vents, appartiennent au péritexte éditorial7. Au verso de la page de faux-titre, un péritexte auctorial débute ainsi: «Cet album est issu d’un voyage à Berlin effectué par André Juillard et Pierre Christin, ainsi que des photos, de la documentation et des entretiens réalisés par Pierre Christin dans tous les autres pays où se rend Léna.» Les deux auteurs ont voyagé8; ils expédient, sous forme d’album, comme une liasse de cartes postales. Mais qu’en est-il de Léna?
Le court texte d’accroche qui figure sous l’image de la quatrième de couverture (encore un péritexte éditorial) commence par ces mots: «Qui est Léna? Que fait Léna? Le sait-elle elle-même?». Ces questions inattendues (se demande-t-on «Qui est Pierre Christin? Que fait-il? Le sait-il lui-même?») entrent en tension avec le titre dont l’évidence paraît alors trompeuse. Rapidement, le lecteur apprendra en effet que Léna «joue les touristes moyens» (p. 17, c. 10)9 et qu’elle n’est pas engagée dans «un voyage d’agrément» (p. 19, c. 6). Son nom – Muybridge10 – évoque le mouvement, mais il figure sur un «vrai-faux passeport» (p. 38, c. 1). Léna voyage sans plaisir; les paysages et les monuments sont pour elle sans attrait (il n’est que de voir son expression sur la couverture). Elle n’écrit à personne qui attende de ses nouvelles. Elle joue pourtant un «rôle de courrier» (p. 26, c. 3), ce qui ne manque pas de piquant, étant donné le nom de la collection.
Le dispositif paratextuel de l’album invite le lecteur à embarquer, c’est-à-dire à franchir la «“zone” de passage» (Del Lungo 2009: 9911) qui le sépare de l’univers fictionnel. Certains «vecteurs d’immersion» (le portrait de l’héroïne et le titre en cursives, par exemple) y sont déjà mis en œuvre (Schaeffer 1999: 25512). Les nombreuses dissonances de ce dispositif, particulièrement élaboré, éveillent immédiatement l’intérêt: la contradiction entre le mouvement et la mélancolie, la confusion entre le romanesque et le documentaire, le mélange annoncé entre «intimisme» et «fresque géopolitique». Tout attise la curiosité du lecteur, jusqu’au face à face troublant, sur la quatrième de couverture, d’un hublot ouvert et d’une photographie retournée.
Illustration 2: Quatrième de couverture, Le Long voyage de Léna © Dargaud/André Juillard/Pierre Christin 2007.
Zone de tension (l’histoire et le récit)
«Qui est Léna?». Elle est sans conteste l’héroïne du récit (elle est présente graphiquement dans 70% des cases selon les calculs d’Alain Corbellari et Alain Boillat), mais est-elle le personnage principal de l’histoire? Le long voyage de Léna offre une belle occasion d’éprouver la différence entre le récit et l’histoire, entre ces «deux aspects de toute œuvre littéraire» (Todorov 1971: 12) et entre les deux «niveaux de description» qu’ils requièrent (Barthes 1966: 11). À cette fin, il peut être utile de tenter de résumer la séquence compositionnelle (Todorov 1981: 133) ainsi que la séquence événementielle (Baroni 2017: 8413) de l’album. Bien que l’exercice soit peu formaliste, il devrait permettre de mieux saisir comment l’écart entre histoire et récit est mis en intrigue (Baroni 2017: 39-57) – afin que cet écart soit vécu par les lecteurs comme une tension qui ne se résout qu’une fois l’album refermé. Commençons par le résumé du récit:
Léna – on reconnaît la femme de la couverture – se rend dans un quartier de Berlin-Est. Elle a rendez-vous avec un vieil homme, nostalgique de la RDA. Il lui confie une liste de contacts qu’elle apprend par cœur avant de la brûler. Aux adresses et dates qu’elle a mémorisées, elle rencontre successivement six personnes à qui elle donne l’un des objets qu’elle transporte avec elle. Elle livre ainsi une boîte de massepain à Budapest, un flacon de parfum en Roumanie, une trousse pour diabétique à Kiev; on comprend que ces objets contiennent de quoi composer et injecter un poison. Des plans sont ensuite transmis en Turquie et une lettre codée en Syrie; ces deux derniers éléments renseignent les assassins sur la localisation et l’identité de leur future victime. Au fur et à mesure, Léna marque intérieurement sa distance envers les gens qu’elle contacte. À la fin du parcours, on apprend qui est Léna: celle-ci a perdu son fils et son mari dans un attentat perpétré par ceux-là mêmes qu’elle a rencontrés. Les services secrets français lui ont proposé la mission qui doit aboutir à leur neutralisation. À Dubaï, pendant que Léna s’envole à l’autre bout de la planète, les six terroristes explosent dans un véhicule piégé. En Australie, Léna fait la rencontre d’un veuf et de son jeune garçon.
Ce petit texte ayant été rédigé avant la consultation du site internet des éditions Dargaud, on se plaira à relever sa parenté avec le résumé (partiel) proposé, en guise de teaser, à l’occasion de la réédition récente du Long voyage de Léna 14:
Elle s'appelle Léna. C'est une jeune femme brune, élégante et mystérieuse. On ignore d'où elle vient et où elle va. Son voyage commence à Berlin-Est, dans le quartier où vivent les anciens dignitaires d'un régime effacé par le vent de l'Histoire. Léna rend visite à un homme qui lui remet une liste de noms et de numéros de téléphone, qu'elle apprendra par cœur avant de la détruire. Après Berlin, il y aura Budapest et un autre rendez-vous. Et après Budapest, Kiev, Odessa, la Turquie et la Syrie. À chaque fois, une rencontre. Peu de mots prononcés, juste un objet étrange remis par Léna à son destinataire: une boîte de pâtes d'amandes, un flacon de parfum, un nécessaire pour diabétiques.
Dans les deux textes, le pronom impersonnel «on» et le présent de l’indicatif (également utilisés dans le projet de scénario établi par Christin15) se sont imposés, sous la pression manifeste de la séquence visuelle. Un autre parti était possible, qui aurait privilégié les récitatifs (les cartouches narratifs). Le résumé aurait alors pu commencer ainsi: «Léna – la femme représentée sur la couverture – raconte comment elle s’est rendue dans un quartier de Berlin-Est pour rencontrer un vieil homme, nostalgique de la RDA. Elle ne précise pas quel était son point de départ.» Cette option peut se justifier du caractère manifestement structurant des cartouches narratifs dans le crayonné de Juillard. Un tel choix contraint cependant à rappeler avec régularité la source imaginaire du récit («Léna raconte que…»). Une troisième piste pour un résumé du récit est inspirée par les «Légendes pour une exposition» rédigées par Christin. Ces légendes qui accompagnent chaque planche de l’album, sont le résultat d’une identification totale avec l’héroïne. Elles actualisent au présent (parfois en l’augmentant) la voix intérieure de Léna qui parle au passé dans les récitatifs. Par exemple, pour la Planche 1: «On m’appelle Léna, et je me trouve pour la première fois de ma vie dans cette lointaine partie de Berlin-Est. Je suis seule, absolument seule. C’est l’été. Il fait très chaud. Je dépasse une écluse immobile16». Un résumé inspiré par ces étonnantes variations autour des planches montrerait comment le plan iconique de la narration, perçu comme simultané, peut altérer la grammaire des récitatifs. L’examen de ces différents résumés, de la combinatoire des pronoms et des temps verbaux et la comparaison avec les documents préparatoires, tout cela s’avère pédagogiquement fertile pour une exploration des spécificités du récit en bande dessinée, mais également pour une compréhension globale, dans un esprit transmédial, des outils narratologiques. Mais revenons au premier résumé proposé ci-dessous. Dans son économie générale, ce résumé tient compte du fait que l’identité de Léna reste indécise durant les deux premiers tiers de l’album, à savoir pendant 35 pages sur 53 (862 caractères sur 1303 dans le résumé proposé). Le voyage peut donc être qualifié de «long» en raison du nombre de kilomètres parcourus et de l’archaïsme des moyens de transport (dans l’histoire), mais aussi en raison du nombre de pages (pages 3 à 38) qui attisent la curiosité du lecteur (dans le récit). Une dizaine de pages (pages 43 à 53) prennent le relais pour produire l’unique effet de suspense de l’album à propos du destin des terroristes. Quant à la surprise (qui invaliderait les diagnostics et les pronostics du lecteur), elle est moins produite par la révélation de l’identité de Léna (préparée par un semis d’indices) ou par la mort des assassins (annoncée de manière peu cryptée17) que par une scène qui dévoile l’étendue de l’ignorance de l’héroïne (mais n’anticipons pas). Alain Boillat et de Raphaël Baroni analysent ici-même les techniques compositionnelles de l’album, nous ne nous y attarderons donc pas. Certes, la tension narrative «ne dépend pas uniquement d’éléments thématiques (ce qui arrive aux personnages ou ce qui les caractérise), mais aussi d’une certaine organisation du discours» (Baroni 2017: 85), il convient néanmoins de prêter attention à ces «éléments thématiques» et de ne pas négliger, comme il est souvent d’usage18, «ce qui arrive aux personnages». Voici donc un résumé de l’histoire:
Un attentat non revendiqué fait dix-sept victimes dans le quartier de la légation française à Khartoum: parmi les victimes, figurent le mari et le fils d’Hélène Desrosières (Léna). Un ami de Desrosières, Paul-Marie de Calluire, membre des services secrets français, identifie les responsables. Il est informé de la prochaine opération «anti-impéraliste» fomentée par ce groupe de communistes dirigé par un ancien membre de la Stasi. Il s’agit d’assassiner un cheikh dont le rôle est crucial dans la signature d’un accord de paix au Moyen-Orient. Le chef du groupe accepte l’aide de Paul-Marie (qu’il a eu l’occasion de fréquenter pendant la Guerre froide). Paul-Marie propose à Léna de contribuer à la neutralisation des terroristes. Léna se présente à Berlin comme le courrier qui doit livrer à chaque membre du groupe – c’est-à-dire en Hongrie, Roumanie, Ukraine, Turquie et Syrie – une partie des moyens et des données nécessaires au nouvel attentat. De ce projet, Léna ignore la cible. Ce n’est qu’une fois sa mission achevée que Paul-Marie l’en informe. Il lui cache en revanche le sort qui les attend. À Dubaï, sur le point de commettre leur forfait, ils explosent dans un véhicule piégé, pendant que Léna est en route pour l’Australie. Sur une plage, elle rencontre un veuf et son jeune fils.
Ce résumé diffère nettement du précédent, bien que rigoureusement de la même longueur19. Alors que le résumé du récit frappait par son rapport deux tiers / un tiers (mystère / révélation), celui-ci révèle la structure symétrique d’une histoire «à clôture forte» (Schaeffer 2020: 10), une histoire «passant d’un équilibre à l’autre»:
Un récit20 idéal commence par une situation stable qu’une force quelconque vient perturber. Il en résulte un état de déséquilibre; par l’action d’une force dirigée en sens inverse, l’équilibre est rétabli; le second équilibre est semblable au premier mais les deux ne sont jamais identiques (Todorov 1980: 50).
Les deux événements qui respectivement ouvre et ferme le résumé permettent de dégager ceci:
La cellule familiale de Léna (situation stable) est fracturée par l’attentat de Khartoum (perturbation); après sa mission (force dirigée en sens inverse), la jeune femme est exfiltrée aux Antipodes; sa rencontre avec un veuf et un orphelin laisse présager la constitution d’un nouveau foyer (situation stable)21.
Décrite ainsi cependant, l’histoire de Léna ne manque pas de surprendre voire de mettre à mal la description de Todorov et le fameux schéma quinaire qui l’a clarifiée par la suite (Larivaille 1974)22. En effet, on ne peut que s’interroger sur la nature de la «force dirigée en sens inverse» supposée permettre le retour à l’équilibre affectif pour Léna. Le résumé de l’histoire permet de relever deux rendez-vous entre Léna et Paul-Marie de Calluire symétriquement situés à proximité du début et de la fin du texte. De Calluire est de fait lui aussi porteur d’une histoire à clôture forte:
Les services de renseignement français, représentés par l’expérimenté de Calluire (situation stable), ont été mis en échec par l’attentat de Khartoum qu’ils n’ont pas su anticiper (perturbation); afin de prendre sa revanche, de Calluire s’insinue, dès ses prémisses, dans l’organisation de la prochaine opération du groupe terroriste responsable de cet attentat (force dirigée en sens inverse; cette revanche mettra le groupe définitivement hors d’état de nuire (situation stable).
Enfin, on remarquera également l’importance des contacts entre de Calluire et le chef des terroristes autour d’une troisième histoire à clôture forte:
Un groupe de communistes soudé par leur passé commun et dirigé par un ancien dignitaire de la Stasi (situation stable), n’acceptant pas la chute de l’URSS (perturbation), poursuit par ses actions la lutte anti-impérialiste; ainsi cherchent-ils à empêcher la signature d’un accord de paix au Moyen-Orient (force dirigée en sens inverse); au cours de cette opération, l’ensemble du groupe trouve la mort, privant l’ancien dignitaire de la Stasi de ses moyens (situation stable).
Après avoir identifié cette troisième histoire, nous pourrions être tentés de réécrire le résumé, peut-être en dégageant plus lisiblement la manière dont elles s’emboîtent: Léna / De Calluire / les terroristes / De Calluire / Léna. Une telle entreprise serait sans doute vaine. En effet, n’est-ce pas déjà un biais (dû à l’influence du récit) que de braquer, en ouverture et en fermeture, le projecteur sur Léna? Il suffit, pour s’en assurer, de réécrire le résumé en dirigeant tour à tour le même projecteur sur de Calluire (Calluire / le Berlinois / Léna / le Berlinois / de Calluire) ou sur le Berlinois (le Berlinois / de Calluire / Léna / de Calluire / le Berlinois). L’histoire resterait inchangée dans les deux cas, mais Léna y perdrait son statut de personnage principal.
Reconnaissons que l’exercice qui consiste à résumer une histoire n’est pas une mince affaire. Pour Roland Barthes, l’histoire ne «relevait pas du langage» (Barthes 1966: 11, note 4) et Tzvetan Todorov en parlait comme d’un «matériau prélittéraire». Ce dernier ajoutait: «l’histoire est une convention, elle n’existe pas au niveau des événements eux-mêmes», elle est «une abstraction car elle est toujours perçue par quelqu’un, elle n’existe pas “en soi”». Il précisait surtout: elle «est rarement simple: elle contient le plus souvent plusieurs “fils” et ce n’est qu’à partir d’un certain moment que ces fils se rejoignent» (Todorov 1966: 133)23. Dans ce texte, précurseur à bien des égard, Todorov emprunte la notion de fil au vocabulaire de la dramaturgie classique, qui a aussi fourni les termes nœud, dénouement et intrigue issus du même bain métaphorique. Rappelons en effet que la poétique classique définissait l’intrigue comme un entrelacs de «fils» dans lequel les personnages se trouvaient «empêtrés». On peut rappeler à cet égard l’amusante étymologie qui ouvre l’article «Intrigue» de l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert.
Ce mot vient du latin intricare, & celui-ci, suivant Nonius, de triæ, entrave, qui vient du grec τρίχες [triches], cheveux: quod pullos gallinaceos involvant & impediant capilli. Tripand24 adopte cette conjecture, & assure que ce mot se dit proprement des poulets qui ont les piés empêtrés parmi des cheveux, & qu’il vient du grec Θρίξ [trix], cheveux.
Intrigue, dans ce sens, est le nœud ou la conduite d’une pièce dramatique, ou d’un roman, c’est-à-dire, le plus haut point d’embarras où se trouvent les principaux personnages, par l’artifice ou la fourbe de certaines personnes, & par la rencontre de plusieurs événements fortuits qu’ils ne peuvent débrouiller.25
En régime classique, l’entrelacs de quelques fils (entre deux et quatre) suffit à donner matière à une représentation intelligible de l’existence humaine en tant qu’elle est soumise à la contingence, aux aléas, aux renversements de situation – le malheur succédant au bonheur et le bonheur au malheur (Scherer 1950: 9626). Les scénaristes de cinéma et de bandes dessinées – ne serait-ce qu’en raison de semblables contraintes de format – ont exploité à loisir ce type de construction (sans s’astreindre aux autres exigences de l’unité d’action27). Pourtant, pendant les décennies structuralistes, le modèle de l’histoire à plusieurs fils a été totalement périmé et occulté. À l’heure où la narratologie transmédiale prend la relève, on osera se souvenir que les études théâtrales ont, pendant ces mêmes décennies, persisté à promouvoir une méthodologie concurrente à la grammaire du récit dominante. Dans Lire le théâtre, Anne Ubersfeld se servait en effet du schéma actantiel de Greimas28 comme d’ «un mode de lecture» et revendiquait le caractère artisanal de cet usage dans la mesure où il visait le niveau sémantique des œuvres analysées et non pas leur niveau linguistique (Ubersfeld 1981: 55 et 56)29. Précautions utiles, car la méthode est très loin d’être orthodoxe: au nom d’une (supposée) «spécificité de l’écriture théâtrale», Ubersfeld promeut non seulement des «modèles actantiels» multiples mais aussi dynamiques et en transformation (Ubersfeld 1989: 81).
S’autoriser à dessiner plusieurs modèles actantiels et à y reporter les changements constatés en cours d’action (les actants se déplaçant en particulier d’une fonction à l’autre), c’était leur donner la possibilité de représenter les fils (et avant cela de les extraire du récit dramatique). Chaque fil est par ailleurs descriptible grâce à un schéma quinaire – mais on remarque alors aisément que sa séquence événementielle ne peut se passer des apports des autres fils (ainsi, Léna ne rencontrerait pas le veuf australien si Paul-Marie de Calluire n’avait pas cherché à se venger du «vieux maître berlinois»). Si l’on en croit l’article «Action» de l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert (Mallet 1751: 171a), toute action dramatique comporte plusieurs «desseins», des «efforts contraires» et la «solution des obstacles30». Plusieurs, car les «efforts contraires» ne sont dus qu’à la pluralité des fils. Ainsi inspirés, nous reconnaîtrions, dans Le long voyage de Léna, trois fils qu’il serait aisé de les valider en dessinant trois schémas actantiels, autour de trois Sujets: 1) Les services secrets français représentés par Paul-Marie Calluire; 2) Le «vieux maître berlinois», à la tête de son petit groupe d’anciens agents communistes; 3) Hélène Desrosières dite «Léna». Trois Sujets qui recherchent trois Objets: 1) Éliminer le groupe terroriste qui a tué des compatriotes et attenté à l’image de la France; 2) Empoisonner le cheikh Mohammed Al-Fahim pour faire échouer la signature d’un traité voulu par les «impérialistes»; 3) Surmonter la mort de son mari et de son fils afin d’envisager un avenir.
Reste à décrire l’entrelacs. Le plus évident est le croisement entre le fil 1 et le fil 2: c’est en enquêtant sur l’attentat de Khartoum que De Calluire remonte jusqu’au Berlinois. Comme leurs routes se sont déjà croisées par le passé, il n’a aucun mal à prendre contact avec lui et à se proposer de collaborer à son prochain projet (l’assassinat de Dubaï). Plus obscur est le croisement entre le fil 1 et le fil 3. De Calluire propose à Léna d’être l’instrument de sa «collaboration» au projet du Berlinois, mais aucune raison explicite n’est donnée à cette initiative bizarre. Léna ne fait pas partie de ses troupes, elle n’est nullement nécessaire à une mission que n’importe quel agent peut exécuter à sa place et sa personnalité est plutôt voyante (ce que les terroristes se feront fort de commenter chacun à sa façon). Pour comprendre cet aspect de l’entrelacs, il faut sans doute en revenir au récit et en particulier à ses caractéristiques visuelles. On se risquera à supposer que les raisons de Paul-Marie de Calluire ne peuvent être que symboliques: c’est parce que Léna est la jeune veuve d’un diplomate mort dans l’attentat qu’elle pourra incarner la vengeance – avec une robe noire et une allure de Némésis qui sont le fait du dessinateur31 – et réparer aux yeux des services français l’irrémédiable blessure de Khartoum32.
Illustration 3: Synopsis de Christin, p.1. © André Juillard & Pierre Christin 2005.
La vertu opératoire de cet exercice de reconstitution des fils réside dans le fait que celui-ci contraint à se concentrer sur l’histoire et rien que sur elle. L’exercice vaut aussi par les difficultés rencontrées et par les interrogations qu’il soulève. Pour continuer dans cette direction, on cherchera en vain, dans Le long voyage de Léna, la trace de véritables «efforts contraires», c’est-à-dire un obstacle ou un conflit avec des opposants. Léna ne court aucun danger d’être démasquée33, quand bien même elle peut irriter ses contacts avec ses réactions de «petite-bourgeoise». Hors l’explosion finale, tout se passe pour l’ensemble des personnages «comme prévu», «sans problème»; personne n’est amené à improviser, à s’écarter du plan. Ce défaut d’obstacle fait semble-t-il l’objet de l’une des deux remarques générales apportées par Juillard sur le synopsis de Christin: «pourquoi est-elle menacée?», écrit-il au sujet de Léna. Pour remédier à ce qui paraît un défaut, l’accrochage entre une vedette de la police et un navire écologiste est développé dans le projet de scénario. Bien que monté en épingle par le commentaire de l’Ukrainien (page 23, c. 5 à 9) et par celui de Paul-Marie de Calluire (p. 40, c. 2 à 6), «l’épisode dans le delta du Danube» se règle néanmoins en quelques cases (p. 21) sans avoir le temps d’inquiéter le lecteur. On remarquera également qu’aucun des trois desseins (à l’origine des trois fils) n’est explicité avec précision en termes de causes ou de raisons (on s’en aviserait au moment de tenter de nommer les actants occupant les fonctions de destinateur et de destinataire34). Il est par exemple difficile de savoir dans quelle mesure la signature d’un traité à Dubaï (désigné comme un accord de paix israëlo-palestinien uniquement dans les documents préparatoires) représente un enjeu, qu’il s’agisse de le favoriser ou de l’entraver. Au-delà de la vie du cheikh Mohammed Al-Fahim35, l’objectif principal des services secrets français semble bien de prendre une revanche, et celui du «vieux maître berlinois» de continuer d’entretenir un combat hors d’âge contre les puissances de l’Ouest. Paul-Marie agirait ainsi par vanité et le chef terroriste par «Ostalgie». Enfin, il s’avère que les échecs comme les réussites ne sont que des résultats provisoires dans le contexte de la «nébuleuse du terrorisme international» (p. 40, c.6). Quant à Léna, il est bien difficile de comprendre quel profit elle tire de cette histoire. Le synopsis prévoyait un scénario à la Monte-Cristo, mais André Juillard, pris d’un scrupule à sa lecture, note à la main: «nous ne sommes pas pour la peine de mort, n’est-ce pas? ni pour la vengeance personnelle? Ne faudrait-il pas que Léna ne sache pas vraiment le but ultime de ses commanditaires?». Si Léna ne poursuit pas la mort des coupables, que fait-elle?
Zone de troubles (l’interprétation)
«Que fait Léna?». À la fin de l’album, la tension narrative prend fin, mais la tension interprétative ne fait que commencer: «non pas l’incertitude sur l’issue, mais l’incertitude sur le sens» (Jouve 2019: 46-47). «Que fait Léna?». La question reste entière, et cela malgré l’artifice qui consiste à lui prêter, dans les deux premiers tiers de l’album, la voix d’un narrateur (d’une narratrice) homodiégétique. Que dire de cette voix, si ce n’est d’abord sa réticence (sa «retenue», écrit Alain Boillat)? Cette voix n’est pas comme on pourrait peut-être le croire une anticipation du «debriefing» de sa mission36 (dans ce cas, tout le voyage aurait basculé dans l’analepse). Bien que prenant en charge des descriptions d’actions au passé, cette voix ne témoigne d’aucune «ultériorité». Elle affecte plutôt un caractère «intercalé» (Genette 1972: 229), à la manière d’un journal de bord, un journal intériorisé puisque l’écriture est évidemment exclue par les circonstances. Reste à comprendre la réticence de la narratrice, que certains critiques n’hésiteraient pas à qualifier de «non fiable» (Booth 1977). Sans entrer dans les débats ouverts par cette notion, retenons qu’une narration non fiable «réoriente l’attention du lecteur sur les processus mentaux du narrateur» (Wall 1994: 23, cité par Nünning 2018: 127). Le passé composé – frappant dans les récitatifs – contribuerait quant à lui à maintenir une distance avec le lecteur. L’usage de ce temps verbal rendrait en effet «cognitivement plus difficile d’oublier complètement la médiation du discours narratif et de se replacer dans la perspective temporelle du personnage» (Baroni 2017: 122-123)37. On peut ainsi faire l’hypothèse que ce temps permet à Léna de prendre elle-même de la distance.
De même que Léna voyage et ne voyage pas, on pourrait donc dire qu’elle narre et ne narre pas, qu’elle simule la narration comme elle simule le voyage. En effet, le «monologue intérieur38», qui se poursuit jusqu’à la page 38, occulte le principal: une biographie fracturée par la perte et le deuil. Léna ne se contente pas d’assumer avec réticence la position de narrateur de sa propre vie (Ricœur 2008), elle s’efforce de tuer dans l’œuf tout processus qui relèveraient du «proto-narratif» (Schaeffer 2020: 46-59): 1) elle se refuse à toute mémoire épisodique en se voulant «lisse et sans mémoire» (p. 10, c. 4, p. 32, c. 4); 2) elle répète qu’elle passe des nuits sans rêve (p. 15, p. 4, p. 20, c. 6); 3) elle évite toute planification d’action et se déclare incapable de projection dans l’avenir (p. 16, c. 6). Ainsi Léna s’exile-t-elle volontairement des «territoires originaires du récit», c’est-à-dire de son «vaste continent narratif intérieur» (Schaeffer 2020: 43 et 44).
Cet exil est susceptible d’expliquer bien des choses: en acceptant la mission proposée par Paul-Marie, Léna se met au service d’un projet exogène qui la dispense de tout dessein personnel. La page où elle apprend par cœur la liste des «noms, numéros de téléphones et adresses» (p. 5) est parlante à cet égard: Léna se remplit la mémoire avec le plan élaboré par l’ancien agent de la Stasi39. Simple exécutante, elle cesse provisoirement d’être le sujet de sa propre biographie.
Illustration 4: , p.5 © Dargaud/André Juillard/Pierre Christin 2007.
Illustration 5: Storyboard, planche 4, © André Juillard & Pierre Christin 2005
Ainsi, l’un des principaux moteurs de la curiosité du lecteur est-il interprétable diégétiquement. Léna se présente comme un instrument sans souvenirs, sans désirs et, autant que faire se peut, sans affects: «Toujours rester au-delà de la colère», «calmer des pensées qui tournaient un peu trop vite», «Ne pas penser à ça, aller de l’avant […].» (p. 19, c. 1)40. Se bornant à manifester une sorte d’attention flottante, elle avance sans crainte de s’égarer, d’être en retard ou de rater un rendez-vous. On pense alors à James Bond, dont Umberto Eco avait en son temps montré comment, à partir de la fin du premier volume (Casino Royale), il avait été libéré par son auteur de toute «névrose», de toute interrogation morale, c’est-à-dire que ce dernier avait abandonné toute «psychologie en tant que moteur de la narration». Ayant cessé de s’interroger sur les motivations de ses ennemis et celles de ses supérieurs41, Bond n’est plus qu’une «merveilleuse machine» (Eco 1981: 84). Suite au traumatisme émotionnel qu’elle a vécu, c’est à cet état que semble aspirer Léna. Elle ne s’interroge pas sur la finalité de sa mission, il lui suffit d’avoir un plan. Sa mission lui donne l’occasion de se mettre – paradoxalement – «à l’abri du chaos», après avoir fait l’expérience de l’imprévisible et de l’incontrôlable (Rimé 2005: 297 et 305).
Le désarroi existentiel et moral de Léna refait surface à la page 38, une fois la mission terminée. Il est alors temps d’en venir à l’étrange scène où l’héroïne, emportée par une colère subite, adopte un comportement tout à fait surprenant: elle devient pour la première fois vulgaire («espion de merde», «salopard de manipulateur»), agressive (elle saisit Paul-Marie par le col) et en proie à des stéréotypes de classe (elle s’en prend à sa «particule de merde»). Cet épisode – qui n’est pas développé dans le synopsis – paraît invraisemblable à la première lecture puisqu’il repose sur le soupçon que Paul-Marie aurait décidé de ne pas empêcher l’assassinat du cheikh. Fallait-il produire un peu d’agitation dans un album jusque-là fort calme ou animer le visage trop placide de l’héroïne? S’agissait-il seulement de souligner – au prix d’une invraisemblance – l’ignorance de Léna quant à l’issue de sa mission et son innocence? Ne serait-ce pas plutôt que la machine du scénario d’espionnage cesse alors de fonctionner et que Léna, à l’instar du premier James Bond42, est à nouveau «mûr[e] pour la crise, pour la reconnaissance salutaire de l’ambiguïté universelle» (Eco 1981: 84)? Il est vrai que les explications de Paul-Marie ont de quoi troubler celle qu’il appelle Hélène.
Illustration 6: Le Long voyage de Léna, p.45 © Dargaud/André Juillard/Pierre Christin 2007.
N’apprend-on pas qu’il hésite à qualifier le «vieux maître berlinois» d’ami ou d’ennemi (p. 40, c. 10), que le cheikh a été proche de tous les ceux qui sont chargés de le tuer (pp. 43-44) et que Léna elle-même – elle vient de l’admettre – n’a pas vu en ceux-ci «que des monstres»?
Il y a plus troublant peut-être. Tout au long de son «voyage», le deuil énigmatique de Léna est sans cesse mis en parallèle avec l’effondrement des utopies socialistes. La photographie encadrée de noir qu’elle transporte avec elle entre en écho graphique, dès les premières pages, avec le portrait de Trotsky et le buste de Lénine qui ornent la salle à manger berlinoise, puis, dans d’autres intérieurs, avec des images de Staline, Hafez el-Assad, Mustafa Kemal Atatürk... Croisant les «vestiges» d’un «monde disparu» de Berlin-Est (p. 9), sa voix intérieure dit: «j’ai eu sentiment curieux qu’il n’y avait presque plus rien de vivant autour de moi». Au centre de la ville, sans que l’on puisse savoir de quel passé il est question: «en longeant un pan du mur tout moche, j’aurais pu penser au passé… je ne l’ai pas fait» (p. 10). En Roumanie, l’analogie est encore plus explicite: «je sais qu’il est impossible de faire revivre le passé. Aussi impossible que de faire repartir les usines dévastées de l’époque communiste» (p. 16). Peu après, elle se donnera du courage en prenant pour exemple les statues des «vieux héros prolétariens» (p. 19, c. 1). Elle remarquera, à Kiev, les chantiers abandonnés du port (p. 23), le bâtiment officiel désaffecté devenu un «tombeau» (p. 25). De «l’ancienne Trébizonde», elle soulignera qu’ «il ne restait plus grand-chose de la magie passée» (p. 27). Le plus frappant dans cette lignée sémantique (comment croire que Léna se soit «amusée» en esquissant ce dessin, comme le prétend le projet de scénario) est sans doute la substitution, dans le carnet de croquis, de son mari Antoine en lieu et place de Staline; elle-même, affublée de tresses, se figure assise avec son fils sur les genoux du petit père des peuples (p. 31, c. 6 p. 24, c. 6).Illustration 7: Le Long voyage de Léna, p.31, © Dargaud/André Juillard/Pierre Christin 2007
L’effondrement des pays communistes est bel et bien mis en équivalence avec le désastre de son existence. Est-ce exagéré de remarquer que sa vie reposait, elle-aussi, sur une utopie dominée par la figure «paternelle» d’Antoine Desrosières? N’était-elle pas contrainte de suivre son mari, de poste en poste, avec l’unique fonction d’atténuer les effets des déménagements sur le développement de leur fils Sylvain43? Bien qu’ils soient responsables de son deuil, les terroristes que Léna va rencontrer au cours de sa mission ne sont-ils pas comme elle, les orphelins d’une utopie, privés comme elle d’identité (p. 5, c. 1), de rôle (p. 25, c. 2), d’amis (p. 18, c. 1-2)?
C’est alors bien le voyage qui importe à Léna (le chemin) plus que le but (la vengeance). Un voyage qui relie des personnes et non des villes. Il s’agit pour Léna d’expérimenter ce que cela lui fait de parler, de boire un café ou un thé, de serrer la main à ces frères (et sœur) dévoyés. Dès les premières étapes, elle avoue – sans que le lecteur puisse à ce moment comprendre la portée de la remarque – qu’il est «dur» de rencontrer ces «gens» (p. 19, c. 3). On doit alors relire l’album, et s’intéresser à chacune de ces rencontres «éprouvantes» (p. 18, c. 7) et à sa tonalité affective propre: antipathie réciproque envers Imre Sambor et le professeur Danitça — teintée d’agressivité pour le premier, d’ironie pour la seconde; «difficulté à trouver antipathique» Iouri Repitski doublée d’une «joie mauvaise» à le tromper: sympathie possible mais non formulée envers Adnan Beyamoglu qui devine que Léna est séparée des siens et qui partage son goût des baignades solitaires (ce que Paul-Marie ne manquera pas de souligner); méfiance envers les deux frères d’Alep qui ne cachent pas leur mépris. Il n’est rien dit de cet arc-en-ciel affectif dans le synopsis. Rendu perceptible par le «monologue intérieur», il aboutit à ce constat communiqué à Paul-Marie: «Tous ceux que j’ai rencontrés n’étaient pas des monstres» (p. 40, c. 1).
Pierre Christin a voulu que Le Long Voyage de Léna traverse une partie de la planète marquée, au début du XXIe siècle, par les ruines du bloc de l’Est et hantée les spectres de la Guerre froide. André Juillard a pour sa part désiré apporter plus de complexité au personnage principal. Alors que le scénariste assumait la volonté de vengeance de l’héroïne ainsi que sa fonction artificielle de «porte-regard» (Hamon 1981: 185), le dessinateur insiste pour que la finalité de la mission de Léna lui soit obscure et pour que sa détresse soit plus intéressante. Ce faisant, ce dernier accentue le paradoxe originel du caractère de la jeune femme: décidée et intrépide, elle n’en regrette pas moins un passé de femme au foyer dépendante; alternativement, elle se soumet et se révolte contre le scénario de son commanditaire. À vrai dire, aveuglement et paradoxe, soumission et révolte, frisent pareillement l’invraisemblance, mais ils permettent à Juillard de réaliser ce nouage de «l’intimisme» et de la «fresque géopolitique» qui est spécifique au duo qu’il forme avec Christin44. Ce nouage touche peu le niveau de l’histoire; l’articulation des fils étant déjà assurée dans le scénario de Christin, les apports de Juillard à la construction du personnage de Léna seront surtout déterminants pour la construction du récit. D’ordre analogique bien plus que logique, ils consistent à faire entrer en résonance affective la biographie individuelle et la grande Histoire45. La contradiction interne du personnage de Léna, tout à la fois émancipée et nostalgique, entre ainsi en écho avec la situation politique de l’ancienne zone d’influence de la Russie soviétique. Ce réseau d’analogies étant tissé sans souci particulier de l’intrigue, il augmente singulièrement, et de manière à coup sûr inattendue, les difficultés que rencontre toute tentative d’interprétation.
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Annexe
Résumé de l’histoire
Un attentat non revendiqué fait dix-sept victimes dans le quartier de la légation française à Khartoum: parmi les victimes, figurent le mari et le fils d’Hélène Desrosières (Léna). Un ami de Desrosières, Paul-Marie de Calluire, membre des services secrets français, identifie les responsables. Il est informé de la prochaine opération «anti-impéraliste» fomentée par ce groupe de communistes dirigé par un ancien membre de la Stasi. Il s’agit d’assassiner un cheikh dont le rôle sera crucial dans la signature d’un accord de paix au Moyen-Orient. Le chef du réseau accepte l’aide de Paul-Marie (qu’il a eu l’occasion de fréquenter pendant la Guerre froide). Paul-Marie propose à Léna de contribuer à la neutralisation des terroristes. Léna se présente à Berlin comme le courrier qui doit livrer à chaque membre du groupe – c’est-à-dire en Hongrie, Roumanie, Ukraine, Turquie et Syrie – une partie des moyens et des données nécessaires au nouvel attentat. De ce projet, Léna ignore la cible. Ce n’est qu’une fois sa mission achevée que Paul-Marie l’en informe. Il lui cache en revanche le sort qui les attend. À Dubaï, sur le point de commettre leur forfait, ils explosent dans un véhicule piégé, pendant que Léna est en route pour l’Australie. Sur une plage, elle rencontre un veuf et son jeune fils.
Résumé du récit
Léna – on reconnaît la femme de la couverture – se rend dans un quartier de Berlin-Est. Elle a rendez-vous avec un vieil homme, nostalgique de la RDA. Il lui confie une liste de contacts qu’elle apprend par cœur avant de la brûler. Aux adresses et dates qu’elle a mémorisées, elle rencontre successivement six personnes à qui elle donne l’un des objets qu’elle transporte avec elle. Elle livre ainsi une boîte de massepain à Budapest, un flacon de parfum en Roumanie, une trousse pour diabétique à Kiev; on comprend que ces objets contiennent de quoi composer et injecter un poison. Des plans sont ensuite transmis en Turquie et une lettre codée en Syrie; ces deux derniers éléments renseignent les assassins sur la localisation et l’identité de leur future victime. Au fur et à mesure, Léna marque intérieurement sa distance envers les gens qu’elle contacte. À la fin du parcours, on apprend qui est Léna: celle-ci a perdu son fils et son mari dans un attentat perpétré par ceux-là mêmes qu’elle a rencontrés. Les services secrets français lui ont proposé la mission qui doit aboutir à leur neutralisation. À Dubaï, pendant que Léna s’envole à l’autre bout de la planète, les six terroristes explosent dans un véhicule piégé. En Australie, Léna fait la rencontre d’un veuf et de son jeune garçon.
Pour citer l'article
Danielle Chaperon, "Aux confins de la narrativité. Une expérience de lecture: du paratexte à l’interprétation", Transpositio, n° 5 "Le Long voyage de Léna" : regards croisés sur une bande dessinée, 2022https://www.transpositio.org/articles/view/aux-confins-de-la-narrativite-une-experience-de-lecture-du-paratexte-a-l-interpretation
Voir également :
Une question de point de vue : mode et voix dans "Le Long voyage de Léna"
La notion de «focalisation», devenue usuelle dans l’enseignement de la littérature pour aborder les récits romanesques, est parfois malaisée à proposer en tant qu’outil d’analyse dans la mesure où elle tend à recouvrir une trop grande diversité de phénomènes et présente certains flottements dans sa définition même, posée par Gérard Genette (Genette 1972 : 183-224 ; 1983 : 43-52) et reprise ou discutée par ses continuateurs.
Une question de point de vue : mode et voix dans "Le Long voyage de Léna"
La notion de «focalisation», devenue usuelle dans l’enseignement de la littérature pour aborder les récits romanesques, est parfois malaisée à proposer en tant qu’outil d’analyse dans la mesure où elle tend à recouvrir une trop grande diversité de phénomènes et présente certains flottements dans sa définition même, posée par Gérard Genette (Genette 1972 : 183-224 ; 1983 : 43-52) et reprise ou discutée par ses continuateurs. Ainsi Reuter souligne-t-il dans un ouvrage de synthèse récent à vocation pédagogique l’importance de l’étude du «point de vue» en ces termes :
La question des perspectives est en fait importante pour l’analyse des récits car le lecteur perçoit l’histoire selon un prisme, une vision, une conscience, qui détermine la nature et la quantité des informations. (Reuter 2016: 47)
Force est de constater qu’une telle conception englobante ne facilite guère l’appréhension des phénomènes : la subordination de la transmission d’informations narratives (envisagée de façon quantitative, en fonction d’un degré de restriction) à la construction d’un sujet percevant (étonnamment assimilé ici au lecteur et non au personnage) a en effet pour inconvénient de postuler une corrélation nécessaire entre deux niveaux distincts (le second «déterminerait» le premier). En outre, les notions de «vision» (héritée de Jean Pouillon) et de «conscience» demeurent entachées d’imprécisions : la première parce que la dimension visuelle est conçue de manière métaphorique en littérature et par conséquent s’avère problématique dans une démarche transmédiale, la seconde parce qu’elle porte sur l’accès à un état mental qui est davantage tributaire de choix énonciatifs (il relève donc plus de la voix que du mode).
La comparaison avec des médias visuels et narratifs tels que la bande dessinée ou le cinéma peut a priori sembler commode pour clarifier certaines des facettes de la question du «point de vue», mais elle occasionne souvent de nouvelles confusions. Le présent article entend revenir sur ce cadre théorique à partir d’une analyse de l’album Le Long Voyage de Léna (2006) scénarisé par Pierre Christin et dessiné par André Juillard, et de quelques références ponctuelles à sa suite parue en 20091. Nous souhaitons démontrer à la fois la productivité de certaines notions de la narratologie pour examiner le médium de la bande dessinée (et inversement) ainsi que l’intérêt spécifique de cet album dans le cadre d’un usage pédagogique visant à illustrer les concepts de mode et de voix. Rappelons que le dessinateur André Juillard est l’auteur du Cahier bleu (1994), autre récit centré sur la vie intime d’un personnage féminin qui, à l’instar du célèbre Rashômon (le seul film à être cité par Genette), présente un récit en focalisation interne variable (ou multiple selon les segments racontés) 2.
Prémisses théoriques : focalisation et médias (audio)visuels
Comme dans d’autres moyens d’expression, le fonctionnement du récit en bande dessinée et corrélativement le positionnement du lecteur par rapport à l’histoire racontée dépendent dans une large mesure de choix qui sont effectués par les auteurs quant à la construction du «point de vue» – hyperonyme dont il importe de prendre conscience de la polysémie3 et de l’iconocentrisme4, mais qui a l’avantage de résonner, au-delà du seul champ de la narratologie, avec des aspects envisagés au sein de différents champs disciplinaires5 et à propos tant de représentations visuelles (œuvres picturales, photographie,…) que de productions et dispositifs médiatiques (cinématographiques, vidéoludiques, etc.). Ce qui importe à notre sens, à l’ère des caméras subjectives et des jeux vidéo en «première personne», c’est de discuter dans une démarche intermédiale une notion inscrite dans différentes traditions théoriques en confrontant les acquis de celles-ci sur un objet spécifique, en l’occurrence ici la bande dessinée. Nous nous cantonnerons dans le présent article à envisager le «point de vue» sur deux plans distincts : en termes de réglage épistémique de l’accès (plus ou moins restreint) à des informations pertinentes pour la compréhension du récit (la «focalisation»au sens de Genette)6 et de subjectivisation de la représentation par l’éventuel filtre d’un personnage (ou, comme nous le verrons, par la présence récurrente de ce dernier à l’image). Cette dernière s’opère notamment (mais non exclusivement) à un niveau perceptif : il s’agit du point de vue (au sens strict) ou du point d’écoute pour la composante auditive (suggérée ponctuellement dans le médium «muet» de la bande dessinée par le truchement, notamment, de bulles et onomatopées).
L’absence de distinction entre ces deux niveaux (épistémique et perceptif), comme l’a montré Raphaël Baroni (2020) dans un récent état de la question, explique la plupart des réserves adressées à la typologie genettienne de la focalisation. Baroni fait le constat qu’il faut «admettre une articulation possible entre deux manières très différentes d’aborder la question de la perspective narrative» (2020: 33), et ce d’autant plus lorsque l’objet d’étude, à l’instar de la bande dessinée, offre une représentation visuelle dont l’examen ne peut se satisfaire d’une acception flottante initialement pensée pour le récit romanesque:
Les récits graphiques et audiovisuels apparaissent en effet comme des révélateurs d’un risque de confusion entre deux phénomènes très différents : d’un côté, le réglage de l’information narrative, de l’autre, la construction d’une vision subjective, qui passe par des procédés formels spécifiques.» (Baroni 2020: 34)
Dans une perspective transmédiale analogue, nous privilégierons des modèles non spécifiquement élaborés pour le récit scriptural. Une approche comme celle d’Alain Rabatel visant à étudier les marqueurs linguistiques de la représentation de perceptions subjectives en proposant un modèle alternatif aux «efforts genettiens et post-genettiens de définition du foyer reste[raie]nt marqués par une sorte de primat phénoménologique de la vue» (1998: 8) pourrait certes contribuer à l’étude de la genèse d’un album (via des documents scénaristiques7) ou ponctuellement à la part verbale du récit bédéique, mais elle nous conduirait à faire l’impasse sur les principales propriétés d’un moyen d’expression qui repose sur une interaction entre texte et images.
Ainsi n’est-ce pas un hasard si c’est précisément dans le champ de l’étude du récit filmique que les deux phénomènes distingués par Baroni ont été envisagés conjointement sans être pour autant confondus : François Jost, dans l’ouvrage L’Œil-caméra (1987) auquel se réfère Baroni, distingue la focalisation qui a trait au savoir de l’ocularisation (ou auricularisation) qui concerne le voir (ou l’entendre), dédoublant de la sorte, avec quelques nuances, les critères sur lesquels repose la typologie genettienne. Ainsi l’ocularisation zéro est définie par le fait que la caméra «ne prend la place d’aucun œil interne à la diégèse» et l’ocularisation interne par le fait que «le spectateur s’identifie ponctuellement au regard du personnage» (Jost 1987: 26). Cette dernière est dite primaire lorsque des éléments internes à l’image renvoient à la présence du regard d’un personnage, et secondaire «lorsque la subjectivité de l’image [au sens strictement perceptif] est construite par le montage, les raccords» (Jost 1987: 27). On peut ajouter que Bordwell et Thompson, pour leur part, abordent dans le domaine des études cinématographiques ce qu’ils appellent le «champ informatif» du récit filmique, respectivement sous l’angle de son étendue (degré de restriction) et de sa profondeur (degré de subjectivité), témoignant ainsi d’un même souci de distinguer deux types de phénomènes8 (2009: 141-147). Leur conception graduelle ne permet toutefois pas d’isoler des types de configuration narrative, commodes selon nous pour définir un régime dominant dans un segment donné du récit analysé, fût-ce pour montrer, à travers les particularités que présente ledit segment, en quoi il diffère du type prévu par la théorie. On pourrait à ce titre affirmer que chaque changement majeur de type de focalisation (niveau épistémique) ou d’attribution d’un statut de sujet percevant à un personnage (niveau perceptif) introduit dans le récit une nouvelle «séquence» qui s’inscrit plus généralement dans une architecture rythmique globale qui influence notre expérience de lecture ou de visionnement, et dont il est possible de rendre compte dans l’analyse. C’est pourquoi nous opterons pour la typologie de François Jost, et ce en dépit de la gymnastique articulatoire qu’exige à l’oral la prononciation des néologismes proposés. La distinction postulée par Jost entre «cognitif» et «perceptif» demeure toutefois redevable d’un modèle (genettien) peu adapté à l’étude de l’inscription d’une subjectivité, puisque celle-ci ne peut se réduire à la présence d’un sujet de la perception.
Nous en voulons pour preuve la discussion, chez les théoriciens du cinéma, des effets d’un usage systématique de la caméra subjective («POV-shot» en anglais, terme qui souligne la polysémie du point of view)9. Il a en effet été discuté en quoi ce procédé qui assoit l’ocularisation interne n’implique pas nécessairement une focalisation interne ni ne favorise l’accès à la «psychologie» du personnage dont nous partageons la perception. Au contraire, le rejet hors-champ constant du visage (sauf présence de miroirs) résultant d’une assimilation de la caméra à l’emplacement supposé des yeux du personnage enraie l’expression d’une subjectivité qui, au cinéma, passe surtout par la monstration à l’écran du jeu de l’acteur ou de l’actrice. La caméra subjective postule en outre que les personnages regardés par le sujet diégétique nous regardent (plutôt qu’ils ne se regardent au sein d’une diégèse supposément close et autonome). C’est pourquoi les usages de la caméra subjective au cinéma se veulent le plus souvent «déshumanisants» au sens où ils sont rapportés à des êtres caractérisés par une altérité totale (du moins lorsque la production de l’image n’est pas motivée au sein même de la diégèse par un personnage-filmeur)10 : le regard que nous partageons y est de manière récurrente celui d’une froide machine à tuer (prolongement morbide de la caméra))11. L’essor des jeux vidéo en «First Person», s’il a contribué à populariser le procédé au cinéma12, n’invalide pas fondamentalement ce constat : dans un tel médium interactif, le rapport à l’avatar vidéoludique consiste surtout en l’exploitation d’un élément actionnable plutôt qu’en l’identification à un personnage13. Même si, en bande dessinée, la référence au cinéma transparaît dans un recours à une ocularisation interne ancrée de manière récurrente dans un même personnage (par exemple dans les planches dédiées, dans le roman graphique From Hell, au futur tueur14), ce constat a priori paradoxal d’une «caméra subjective» faiblement chargée en «subjectivité» est considérablement affaibli pour trois raisons: le médium ne met pas en jeu la construction socioculturelle de la vedette qui incarne un personnage (en le chargeant de sa persona à laquelle peuvent être associés des affects) – le personnage, à la rigueur, y est une star en soi ; l’ocularisation interne n’implique pas un jeu d’occultation/exhibition d’un dispositif technique de prise de vues (même si son corolaire, le «regard à la caméra», vise aussi le lecteur) ; enfin, le degré de stylisation de la représentation dessinée du personnage, lorsqu’elle est soumise comme chez Juillard aux conventions graphiques du dessin réaliste, fait de l’expression faciale et corporelle du protagoniste un canal qui offre, comparativement à la caricature humoristique, beaucoup moins de lisibilité à l’expression de l’intériorité, au même titre que le texte écrit ne peut guère rendre compte du grain d’une voix, sauf expédients ponctuels de type onomatopéique. Il s’agit là de limites discutées dans le présent dossier par Alain Corbellari, pour qui «l’adhésion et l’identification du lecteur aux personnages […] sont souvent inversement proportionnelles à l’effort mimétique déployé par le dessinateur» (même s’il ne faut pas négliger combien l’exhibition de l’acte de graphiation, pour reprendre le terme de Marion 1993, amoindrit l’immersion dans la fiction et par conséquent l’identification à des personnages qui, souvent, sont précisément fortement stétéotypés). Nous verrons que les auteurs du Long Voyage de Léna ont su tirer parti de ces limites intrinsèques. Car rien n’interdit de jouer précisément sur cette ambiguïté pour établir un certain régime de subjectivité, et il ne fait pas de doute que dans l’album que nous étudions, le scénario de Christin était spécifiquement prévu pour le style graphique déjà bien établi de Juillard.
Le parti de Léna
Nous examinerons ici en détail les partis-pris de Christin et Juillard en termes de focalisation (restriction du champ informatif) et de point de vue (dans le sens spécifique de l’ocularisation). Une première évidence consiste à noter qu’il n’est pas besoin de voir à travers les yeux de Léna, courrier qui transmet des informations entre les membres d’un réseau terroriste et s’avère être un agent infiltré, pour partager le vécu de la jeune femme. Comme nous l’avons exposé ailleurs, la notion de «point de vue», considérée comme un hyperonyme, ne se réduit pas aux aspects mentionnés jusqu’ici : les choix concernant la modalisation du discours narratif procèdent plus fondamentalement d’un positionnement idéologique des auteurs qui transmettent, qu’ils le veuillent ou non, une certaine opinion sur le monde (Boillat 2006). Aussi, dans Le Long Voyage de Léna, il n’est pas anodin que cela ne soit pas avec l’équipe internationale de comploteurs que Christin et Juillard solidarisent leur lecteur comme cela se serait produit s’ils les avaient élus en tant que personnages sur lesquels le récit est focalisé – cette mise à distance sera encore plus marquée dans le deuxième tome par rapport aux djihadistes –, et si, inversement, la prise en charge énonciative du récit de l’assassinat des terroristes, qui s’amorce à la page 44 et s’achève sur les trois cases de l’explosion de la page 5315, n’est plus assumée, comme dans les deux premiers tiers de l’album, par l’héroïne qui, jusque-là, s’exprimait à la première personne dans les textes de récitatifs. Cette «voix intérieure» du personnage a en outre un impact spécifique sur le lecteur en ce qu’elle assure, de manière continue, la présence verbale du personnage de Léna, et de la sorte garantit sa disponibilité à l’adhésion affective du lecteur, et ce même si les énoncés s’avèrent peu modalisés. Dans un ouvrage ultérieur à L’Œil-caméra, François Jost mentionnait de manière incidente (et à notre connaissance jamais reprise dans les discussions sur ces questions) un aspect qui constitue peut-être encore une autre facette du «point de vue», ou du moins qui est irréductible au caractère strictement quantitatif de la focalisation selon une conception empruntée par Genette à Todorov (1966), et qui stipule que le savoir du lecteur est inférieur, égal ou supérieur à celui du personnage:
En termes cognitifs, qu’est-ce que la focalisation interne ? C’est, pour celui qui raconte, décider, consciemment ou non, que l’on va faire partager au lecteur ou au spectateur la vie du personnage, comme il est censé l’appréhender ou l’avoir appréhendé […]. Pour que l’on sache comme il sait (non pas : ce qu’il sait), on doit éprouver comme lui. La focalisation vise à faire partager une impression. (Jost 1991: 43).
Ce passage du quoi au comment, de la connaissance à l’émotion n’est en fait guère favorisé par la conceptualisation de la focalisation, trop ancrée dans un cadre (post)structuraliste pour tenir compte des modalités d’absorption diégétique du lecteur/spectateur. Or, le «long voyage» qui fut d’abord celui de Christin (lorsqu’il prit des clichés qui serviront de matériel documentaire16) est certes rapporté à Léna, mais il est aussi celui du lecteur de l’album : sans voir à travers ses yeux, sans en savoir autant qu’elle sur les raisons de sa présence dans les lieux successivement visités, le lecteur appréhende le monde fictionnel par le biais de l’expérience qui est la sienne. Bien que le texte du récitatif thématise une forme de blocage d’une subjectivisation des énoncés («J’aurais pu penser au passé… Je ne l’ai pas fait», p. 10, «Cette nuit-là encore, j’ai dormi sans rêves», p. 20, ou «J’essayais seulement d’être lisse, fraîche et sans mémoire», p. 32) – blocage qui certes rappelle la fuite en avant perpétuelle des héros de séries BD d’aventure mais qui, par la thématisation même qui est proposée dans le monologue intérieur, ne fait qu’accroître l’importance de la psychologie énigmatique du personnage et renforce chez le lecteur le régime de la curiosité –, l’omniprésence du corps de Léna à l’image et de sa pensée dans le texte assurent l’identification du lecteur au personnage.
En tant que premier tome qui fut initialement conçu comme un one shot, Le Long voyage de Léna est particulièrement intéressant pour discuter la question de la focalisation en BD dans la mesure où le lecteur ne sait encore rien du personnage éponyme dont les motivations et intentions ne sont dévoilées que tardivement, et ce bien que le récit soit focalisé sur Léna, que nous ne quittons jamais. Ce paradoxe tient à plusieurs choix scénaristiques. Premièrement, le récit débute en pleine action, soit par la première visite de Léna à Berlin-Est: ainsi, rien ne nous est dit de la préparation de sa mission, des conditions de son départ, etc. Cette logique immersive est soulignée par une structure parente de celle du journal de voyage, où Léna agit au jour le jour, bien que les temps verbaux du récitatif soient au passé – sans, notons-le, que cette dimension rétrospective ne soit exploitée sur le plan épistémique, contrairement à ce qui se passe dans le récit de Léna et les trois femmes17. D’ailleurs, le temps verbal du présent s’impose dès la page 38, ce qui correspond au moment où Léna Muybridge a achevé sa mission, et s’apprête donc à revenir, après la série d’aventures vécues en tant qu’agente secrète, à la vie quotidienne associée à son vrai nom, Hélène Desroisières, qu’elle apprend au lecteur précisément en ce moment-pivot du récit, alors que l’image nous la montre acheter un billet d’avion et un manteau en prévision de sa véritable destination.
Image 1: Le Long Voyage de Léna, p. 38 © Dargaud/André Juillard/Pierre Christin 2007
Deuxièmement, le texte des récitatifs sont certes rédigés à la première personne et attribués à Léna, mais le récit demeure «behavioriste», s’en tenant la plupart du temps à décrire ou commenter ce que perçoit la jeune femme (et que le lecteur voit à l’image), rarement ce qu’elle ressent et jamais ce qu’elle prévoit de faire ; son passé, dont on comprendra qu’elle essaie de refouler le caractère douloureux (la natation lui permet de faire le vide, d’être «sans mémoire», p. 32, c.5), ne fait surface que par bribes, par le biais de traces diégétiques (une photographie et une K7 audio de chansons) – interprétables en tant que signes d’une perte, et donc en tant que marqueurs de subjectivité –, jusqu’au dévoilement de la page 38 (image 1), où Léna, montrée dans la dernière case de la planche précédente dans une attitude de repli introspectif (corps détendu, écouteurs sur les oreilles, yeux mi-clos), nous donne sa véritable identité: c’est donc le personnage même qui assume de nous en apprendre plus sur lui-même, sans intercession d’une autre instance narrative. Les vignettes en noir/blanc, ici, servent la «background story» du personnage, longtemps différée.
Troisièmement, au vu du caractère secret de la mission de Léna et du fait que ses interlocuteurs agissent dans la clandestinité, les dialogues sont allusifs. Léna voyage seule (elle n’a ni confident ni acolyte qui justifierait une explicitation verbale diégétique) et n’a aucun contact avec ceux qui lui ont confié sa mission afin de ne pas être repérée (on sait combien les situations de télécommunication sont favorables à la transmission naturalisée d’informations au lecteur, comme cela est fréquemment le cas dans la série Blake et Mortimer, dont Juillard est l’un des continuateurs). Les personnes qu’elle rencontre comme autant de jalons sur son parcours sont par ailleurs peu loquaces jusqu’à l’homme de Kief, ex-membre du KGB, un bavard dont les répliques vont permettre au lecteur, après avoir lu vingt planches, de confirmer certaines inférences qu’il avait pu émettre quant au contexte narratif. Ainsi, on trouve dans les bulles attribuées à l’Ukrainien la première mention du terme «terrorisme» qui occasionne ensuite, dans une vignette étroite qui suggère un statut de bref aparté, un positionnement fort du personnage principal: «Moi, Léna […], je ne suis pas une terroriste» (p. 24, c. 5). À l’occasion de cet échange, pour la première fois, Léna laisse transparaître dans le récitatif (c’est-à-dire à l’intention du seul lecteur) son ressenti et livre une information sur la manière dont elle se positionne par rapport à la cause anti-impérialiste des membres du réseau secret: «Et je n’ai pu m’empêcher d’éprouver une joie mauvaise en constatant la légère erreur d’analyse du bavard18»(p. 26, c. 5). L’adhésion du lecteur au point de vue de Léna (au sens idéologique du terme) est favorisée par l’explicitation de la non-adhésion de celle-ci à la cause de ses interlocuteurs (et futures victimes).
Finalement, Léna elle-même ne maîtrise pas le plan d’ensemble du projet. En effet, elle ne dispose que de certaines pièces du puzzle, et à ce titre se distingue foncièrement de ceux «pour lesquels la fin justifie les moyens» (p. 23, c. 10). Léna ayant étudié l’histoire de l’art (l’une des rares informations qu’elle transmet à ses interlocuteurs et qui n’est pas mensongère), elle utilise un comparant pictural pour décrire son rôle dans l’opération: «Je ne suis chargée que de fournir le petit matériel de peinture […], je ne sais même pas ce que représentera la scène finale» (p. 25, c. 7). La séquence finale, en effet, comme nous le verrons, se déroule indépendamment d’elle.
Léna, une figure omniprésente offerte aux regards
La dimension visuelle du médium bédéique nous invite à considérer un aspect qui paraît tout à fait évident dans une démarche intuitive mais qui n’est que rarement mentionné dans les théories sur le point de vue: il s’agit simplement du degré de présence à l’image d’un personnage donné19. En bande dessinée, le fait de tracer successivement dans chacune des cases (ou presque) la silhouette du héros ou de l’héroïne dont la récurrence participe souvent à la cohérence graphique de la planche (par exemple le motif du groom à la tenue rouge dans Spirou) constitue pour le dessinateur un véritable défi et une contrainte laborieuse, et ce en raison du fait que cette apparence doit demeurer reconnaissable en dépit des changements d’angle, d’échelle de plan, etc., puisque le Même – l’identité du sujet – doit être maintenu dans la variation. Montrer le personnage, c’est offrir l’occasion au lecteur d’être «avec lui»: l’identification, tant narrative qu’émotive, commence par là.
La question de l’identification au personnage principal se pose de manière d’autant plus légitime dans Le Long voyage de Léna que l’héroïne est mentionnée dès le titre (et ce avant même que les auteurs aient prévu d’en faire le personnage d’une série) et que sur la couverture de l’album elle apparaît seule, pensive, à l’avant-plan d’un fond maritime qui l’inscrit dans un paysage tout en contribuant à assoir sa centralité (son visage se trouve au milieu de l’image, exactement sous la mention du nom «Léna20») ; cette position centrale – prémices du statut de personnage focal assuré par le «Je» du récitatif– se voit en outre renforcée par le contraste qu’impose la tenue sombre de Léna avec le jaune lumineux de l’environnement (significativement, le ciel n’y est pas bleu, ce qui permet aux contours du visage et même à la couleur de la peau modelée par des ombres propres de se détacher de l’arrière-plan21).
Un repérage quantitatif de la présence ou de l’absence du personnage de Léna dans chacune des vignettes – indépendamment des modalités de représentation du visage de l’héroïne, discutées dans ce dossier par Alain Corbellari – s’avère instructif: on observe que, même si l’héroïne n’apparaît dans certaines cases qu’en très petit, sous forme de silhouette22 ou seulement partiellement – c’est-à-dire selon un procédé relevant de la métonymie, qu’il s’agisse d’une main (p. 6, c. 9) ou de jambes (p. 8, c. 8) –, elle est présente visuellement23 à l’échelle de l’album dans 70% des vignettes (484 cases sur 54 planches, soit près de 9 images par page en moyenne), parfois même dans chaque image d’une même planche (aux pages 23, 24 et 25, ou 34-35). Par ailleurs, le 30% des cases restantes comporte nombre de contrechamps sur les interlocuteurs de Léna, ce qui inscrit en creux la présence du regard de celle-ci (on peut, sur ce point, assimiler mutatis mutandis la juxtaposition des cases au montage cinématographique, et concevoir ces images comme une ocularisation interne secondaire24). Un autre type de présence de Léna, spécifique à cet album, réside dans des vignettes qui incluent une image noir/blanc présente en tant qu’objet dans la diégèse: une photographie du couple qu’elle formait avec son mari décédé (p. 38, c. 425) ou l’autoportrait dessiné par Léna sur son carnet à dessin (p. 47, c. 4). La mise en scène du regard porté sur les croquis diégétisés constitue d’ailleurs l’un des rares cas d’ocularisation interne (primaire) sur l’un des personnages principaux26, en l’occurrence Léna (p. 29, c. 9, image 2) puis, après un passage de relais qui s’effectue au moment où le lecteur tourne la page de l’album, sur le Turc Adnan (p. 30, c. 5-7 et 9, après deux cases «semi-subjectives» où il apparaît en amorce, image 3).
Image 2: Le Long Voyage de Léna, p. 29 © Dargaud/André Juillard/Pierre Christin2007
Image 3: Le Long Voyage de Léna, p. 30 © Dargaud/André Juillard/Pierre Christin 2007
Ce qui importe avant tout sur un plan quantitatif et à l’échelle de l’album, c’est la répartition du nombre de visualisations de Léna par planche: on constate en effet un changement de régime qui s’amorce à la page 46, avec une séquence d’images qui repose sur un principe d’alternance entre des gros plans de Léna dans l’avion et la piste narrative consacrée à la tentative avortée d’assassinat qui se déroule dès lors en dehors d’elle, mais selon ce qu’elle a prévu (d’où le rappel de son visage, alors que l’on peut supposer qu’elle pense à ce qui se passe ailleurs, ou peut-être le rêve). Ici encore, la centralité de Léna est signifiée graphiquement en ce que, sur huit pages consécutives (p. 46-53), elle figure systématiquement dans une case située exactement au milieu de la planche, comme si toutes les autres vignettes gravitaient autour d’elle. Cette récurrence a été prévue et soulignée au stade du découpage préparatoire (story-board), où la case centrale de chacune de ces planches est mise en évidence par une hachure bleue (voir l’article de Raphaël Baroni dans le présent dossier). À la page 47, nous ne quittons pas les terroristes à Dubaï mais Léna est néanmoins présente sous la forme d’une «image dans l’image», un portrait dessiné que l’un des protagonistes tient en main et oriente en direction du lecteur, en une sorte de réciproque de la case où Pierre-Marie tend la photo de l’équipe de terroristes à Léna (et au lecteur) pour accréditer ses dires (sa réplique débute significativement par l’interrogation «Vous voyez ?»). Si on se concentre sur le segment compris entre la première page de l’album et la 45, la présence de Léna grimpe à 78% des vignettes (ce qui est un chiffre considérable au vu de la place accordée par ailleurs à des paysages vides de tout personnage principal) ; elle figure en outre dans presque chaque image des trois dernières planches.
Ocularisation et focalisation
La conjonction de la forte présence de Léna et du régime dominant de l’ocularisation zéro conduit d’une part à l’exhibition du corps de l’héroïne offerte au regard du lecteur (en particulier lorsqu’elle se baigne nue aux pages 8-9, alors qu’elle n’est vue de personne27), d’autre part à ce qu’aucun autre personnage ne soit construit en tant qu’instance percevante et par conséquent ne vienne concurrencer l’identification au personnage éponyme. Quelques cases font toutefois exception en venant ponctuer le récit à des moments bien spécifiques.
Il s’agit premièrement de deux passages où le lecteur, l’espace d’une seule case venant clore une page de droite (p. 7, c. 10 ; p. 13, c. 11, image 4), reste avec l’interlocuteur de Léna qui la regarde s’éloigner, comme si la seule présence masculine au premier plan faisait peser sur elle une menace dont elle ne semble pas avoir conscience, le lecteur constatant (sans gain épistémique aucun) qu’elle est observée à son insu (et ce d’autant plus qu’il s’apprête à ce moment-là à tourner la page, et ne peut donc anticiper la suite d’un simple regard). Cette impression est également distillée souterrainement, sur un mode proche de ce que l’on trouve dans la série Blake et Mortimer28, par la représentation de l’environnement de Léna dans d’autres cases de l’album dans lesquelles des «figurants» se situent au premier plan dans une posture qui pourrait être lue de manière paranoïaque comme visant une surveillance de l’héroïne29. Dans l’un des cas (p. 17, c. 8, image 5), cette finalité du regard est confirmée, mais sans intention d’entretenir un suspense quant à ce protagoniste à lunettes noires, puisqu’il a tôt fait d’être identifié comme l’agent censé conduire Léna à la gare. Il n’en demeure pas moins que ces jeux de regard soulignent l’instabilité de la situation de l’héroïne qui, dans le récitatif, souligne son sens aigu de la précarité des choses (p. 20, c. 7 ; p. 32, c. 9).
Image 4: Le Long Voyage de Léna, p. 7, cases 9 et 10 © Dargaud/André Juillard/Pierre Christin 2007
Image 5: Le Long Voyage de Léna, p. 17, case 8 © Dargaud/André Juillard/Pierre Christin 2007
Deuxièmement, nous pensons à une case (p. 21, c. 7) dans laquelle s’opère un déblocage inattendu puisqu’elle montre un personnage féminin dont il s’agit de l’unique occurrence dans l’album et qui, situé au premier plan de l’image, observe Léna sur le bateau d’en face (sans que la case réciproque du regard de l’héroïne sur elle ne soit dessinée). Cet apax ne reste pas sans explication: dix-neuf pages plus loin, l’agent secret Paul-Marie confie à Léna, surprise qu’il soit au courant de ce qui s’est passé dans le delta du Danube, qu’une des leurs se trouvait parmi l’équipage des écologistes, et «qu’elle a vu un bateau se dissimuler sous les arbres et [les] en a informés» (p. 40, c. 4).
Dans une telle intrigue d’espionnage, comme le souligne la référence à cette informatrice, la circulation du savoir est bien sûr centrale. Cependant, Léna, à l’instar du lecteur, est placée en dehors de ce circuit pendant les deux premiers tiers de l’album. Sur un plan quantitatif, on peut donc définir la focalisation de la manière suivante (en reprenant les termes de Baroni 2020):
Récit personnel de Léna – focalisation restreinte jusqu’à la page 38:
Terroristes < lecteur (indices) < Jean-Marie / Léna
Récit du projet d’assassinat – focalisation sur Léna impliquant une forte restriction jusqu’à la page 40:
Lecteur = (<) Léna (consignes à transmettre) < membres du réseau terroriste < Jean-Marie.
On observe par conséquent une importante stabilité dans l’instauration du régime de focalisation, fixe lorsqu’elle s’effectue sur Léna, portant sur un ample segment narratif lorsqu’elle est restreinte.
Les albums plus récents se départiront quelque peu de cette régularité qui a trait au fait que Léna, au cours de son «long voyage», se laissait en quelque sorte porter par les flots. Ainsi, au début de Léna et les trois femmes, un montage alterné s’instaure entre deux pistes: l’une est consacrée à la traversée en jeep de Léna dans le désert australien, l’autre aux agents secrets pour lesquels elle a travaillé dans l’aventure précédente, qui la suivent en espérant la convaincre d’accepter une nouvelle mission. Sur la première planche, ces deux pistes sont intriquées d’une manière qui ne se comprend que rétrospectivement, du moins pour un lecteur peu habitué à la représentation «paranoïaque» de Juillard: si un homme téléphone dans une cabine au premier plan de la cinquième case (qui prend un format large pour mieux inclure l’environnement de Léna, image 6), c’est qu’il est en train d’informer l’agent des renseignements de la présence de Léna à la station-service. Léna et le lecteur ne l’apprendront que plus tard de la bouche de Paul-Marie (p. 8, c. 6). Il s’agit donc, à ce stade, d’une focalisation du récit sur Léna postulant une équivalence relative entre ce que sait cette dernière et ce qu’apprennent progressivement les lecteurs.
Image 6: Léna et les trois femmes, p. 3, case 5 © Dargaud/André Juillard/Pierre Christin 2009
Cette focalisation s’accompagneà la page suivante d’une alternance entre des gros plans sur Léna et des images visualisant ses proches disparus vers lesquels voguent ses pensées, comme le confirme le monologue intérieur – ce dernier provoque une césure moins forte avec le présent de l’image que les récitatifs du premier album30). La case longitudinale de la page 5 – située approximativement au même endroit dans la planche que la précédente à la page 3, instaurant ainsi une parenté graphique avec celle-ci – modifie quant à elle ce régime (image 7): nous voyons deux hommes – dont un n’est pas reconnaissable, son visage demeurant hors-champ (il s’agit d’une paralipse visuelle) – manigancer quelque chose: ils libèrent un kangourou pour le lancer sur la route empruntée par Léna, dressant devant elle un danger dont la vraisemblance a été suggérée précédemment par un panneau de circulation quelque peu exotique pour un lecteur français. Il faut remarquer que le gain épistémique acquis par le lecteur sur Léna dans ce passage est faible: certes nous savons que Léna est suivie, mais nous ne savons ni pourquoi, ni par qui, ni dans quelle intention. Seul le dialogue de la page 8 entre Léna et Paul-Marie réinstaure une équivalence épistémique entre Léna et le lecteur, et permet à ce dernier d’accéder aux informations obtenues par l’héroïne au stade de son recrutement. Lors de sa préparation proprement dite, qui est assortie dans la diégèse d’une projection de diapositives, la transmission des renseignements se veut particulièrement didactique. On observe donc une inversion par rapport au premier tome, où les explications éclairantes de Paul-Marie n’interviennent que dans la dernière partie du récit, alors que dans Léna et les trois femmes, que l’on pourrait considérer comme le développement d’une case du premier volume où Léna croise des passantes voilées («une sombre cohorte venue de je ne sais où est passée près de moi», p. 33, c. 5), ces éclaircissements, après avoir été quelque peu différés suite à une ellipse (p. 11, c. 8-9), constituent la phase liminaire du récit.
Image 7: Léna et les trois femmes, p. 5, case 6 © Dargaud/André Juillard/Pierre Christin 2009
En passant du débriefing du premier tome au briefing du deuxième, la curiosité du lecteur est beaucoup moins titillée puisqu’il bénéficie des acquis de la formation de Léna, puis est constamment guidé par elle dans l’aventure. Les auteurs ont néanmoins introduit une autre forme de restriction du savoir: pendant que Léna fait l’apprentissage des trois jeunes femmes promises à devenir des martyrs de la cause djihadiste, elle tente parallèlement de désamorcer l’attentat qui se prépare. Bien que nous accédions en ocularisation interne primaire à l’image et aux répliques qui se présentent à elle lorsqu’elle épie par l’œil de bœuf les terroristes pour lesquels elle feint de travailler (p. 42, c. 7 ; p. 51, c. 631), nous ne savons rien du plan qui est le sien ni de sa manière de communiquer avec les services secrets. Le texte du récitatif reste en effet sciemment évasif: «Le gars chargé de nous tenir à l’œil est resté dehors […]. [J]’ai pu vérifier quelque chose d’important sans qu’il s’en aperçoive» (p. 45, c. 9). ). Il en va de même lorsque Léna se regarde – et lorsque nous la regardons avec ses yeux à elle – dans le miroir: «Au matin, je sais ce que je vais faire» (p. 48, c. 2). Dans ce cas, le rapport du lecteur à Léna relève de la focalisation restreinte. Trois cases qui comportent un récitatif convoyant des informations importantes (mais encore lacunaires) soulignent le rôle décisif de la gestion du savoir pour le scénariste: «La piscine de la Butte-aux-Cailles est l’une des adresses qui m’a été confiée sur un ferry-boat de Sydney. Et ça, mon suiveur encagoulé qui m’attend patiemment dehors ne peut pas le savoir. Ce que ne peut savoir non plus Cheikh Najib, c’est que je sais désormais où, quand et comment aura lieu l’attentat-suicide.» (p. 52, c. 1-3). Ces énoncés soulignent la nature relationnelle de la détermination du point de vue: un réseau de personnages est construit et le lecteur est positionné différemment par rapport à chacun de ceux-ci. À ce titre, l’organisation narrative de l’album est très proche de celle des films d’espionnage d’Alfred Hitchcock comme La Mort aux trousses (où une jeune femme est précisément, là aussi, un agent infiltré).
Nous terminerons cette illustration des catégories de la focalisation et de l’ocularisation en nous référant à deux strips consécutifs (image 8) de Léna et les trois femmes qui racontent comment l’héroïne, après avoir vu passer une grosse berline allemande susceptible de représenter une menace32, comprend qu’elle est l’objet d’une filature en entendant des bruits de pas derrière elle (un cas d’auricularisation interne transposé verbalement)33. En dépit du régime dominant de la focalisation du récit sur Léna, le surgissement de l’inconnu est montré en une ocularisation interne primaire (p. 20, c. 5) puis secondaire (p. 20, c. 7) ancrée dans ce personnage masculin, dont le lecteur constate la présence avant que Léna ne la perçoive. Cette paralepse momentanée a toutefois une incidence moindre dans la mesure où la pertinence narrative de l’information supplémentaire est faible. Cet exemple atteste la nécessité de faire le départ entre les niveaux perceptif et épistémique.
Image 8: Léna et les trois femmes, p. 20, cases 3-8 © Dargaud/André Juillard/Pierre Christin 2009
La voix intérieure de Léna
Il convient d’ajouter à nos observations concernant les «perspectives» adoptées par les auteurs du Long Voyage de Léna la question de la voix, c’est-à-dire de l’instance narrative, dans la mesure où, ici, le choix du scénariste a une incidence décisive sur la représentation de la subjectivité dans l’album. À l’incitation de son éditeur34, Christin a en effet opté pour faire de Léna la narratrice (homodiégétique) du récit scriptural convoyé par les textes du récitatif, qui équivalent ici à ceux proférés au cinéma par des personnages en voix over35. Ils sont donc rédigés à la première personne et rendent compte de commentaires qui ne sont pas proférés dans le for intérieur de l’héroïne au moment correspondant au lapse de temps suggéré par l’action figurée dans la case, mais ultérieurement, les temps verbaux étant au passé (tout en collant à l’action représentée, comme dans certains films noirs, à l’instar de Détour ou des Griffes du passé36). On a dit toute la retenue qu’y manifeste la narratrice en modalisant fort peu son discours, en n’anticipant jamais la suite de l’histoire et en se contentant bien souvent d’une simple description de ce qui est visualisé dans la vignette. Ce registre descriptif ne produit toutefois aucune redondance, d’une part parce qu’il s’agit de canaux sémiotiques différents, d’autre part parce que chaque énoncé renvoie indubitablement à son énonciatrice (Léna étant présente dans toutes les scènes qu’elle raconte, la vraisemblance de sa prise en charge énonciative est garantie), affirmant la présence du personnage et son contrôle (fictif) sur la narration – contrôle certes partiel, puisqu’elle ne maîtrise ni le niveau de la «monstration»37 (sauf lorsqu’elle lui est déléguée via des images dessinées par elle) ni celui de la narration visuelle. D’ailleurs, le récitatif est en général absent lorsque la case comprend des phylactères (la narratrice superpose rarement sa voix à celle des dialogues, à moins que le contenu de ceux-ci ne soit superfétatoire, comme à la page 29), comme s’il s’agissait avant tout de faire «entendre la voix» du personnage éponyme. Préalablement aux révélations qui interviennent dans le dernier tiers du récit, les récitatifs ne participent guère au réglage de la transmission au lecteur d’informations pertinentes pour comprendre le récit (si ce n’est en ce qui concerne les allusions au passé de Léna). En fait, leur présence se justifie avant tout par une volonté d’affirmer la «voix» de Léna.
Un premier débrayage énonciatif s’opère entre les pages 42 et 45, lorsque Paul-Marie prend le relais de la narration verbale, jusqu’à une phrase-clé: «Vous n’avez pas besoin d’en savoir plus» (p. 45, c. 4). La situation d’énonciation s’ancre dans un dialogue mené avec Léna à Buenos Aires – on passe, comme cela est courant au cinéma, d’une voix in (p. 45, c. 1-3) ou off (p. 45, c. 7) à une voix over et inversement, tandis que les énoncés se réfèrent aux agissements des terroristes à Dubaï figurés en alternance dans certaines des vignettes, envisagés d’abord dans la simultanéité, ensuite sur un mode proleptique (à partir de «Un minibus […] viendra les prendre à leur hôtel», p. 44, c. 5), enfin représentés uniquement au niveau de la monstration, Paul-Marie ayant interrompu sa prise en charge de la narration verbale. Dans la première planche totalement muette de l’album (page 46) qui souligne la vacance provisoire de narrateur verbal, un deuxième débrayage intervient. Il introduit une nouvelle situation d’énonciation dont les sujets sont les membres de l’équipe d’assassins rassemblés dans le minibus précédemment présenté par Paul-Marie (le référent du discours devient une nouvelle situation d’énonciation diégétique). La visualisation de ces locuteurs (en voix in, c’est-à-dire par le truchement de phylactères rattachés à leur visage respectif) alterne avec des images illustrant leur propos sur lesquelles se poursuit l’échange: comme dans le cas d’un pont sonore («overlapping») au cinéma, la voix in devient over, c’est-à-dire que le texte passe, en bande dessinée, de la bulle au récitatif. Ainsi l’espion Repitski, après avoir dit que, la veille, il a pu voir le bateau qui est censé garantir leur fuite après l’assassinat, décrit l’embarcation qui est par ailleurs représentée dans la case (p. 47, c. 2-3), derrière Repitski lui-même (il s’agit donc d’une analepse dont la portée est de vingt-quatre heures). Aux pages suivantes, une variation touche à l’une des deux pistes de ce «montage alterné»: les images de la discussion dans le véhicule n’alternent plus avec des cases illustrant le propos des tueurs (l’absence de coréférence suggérant que les choses ne se passeront pas comme ces derniers sont en train de les planifier), mais uniquement avec des vignettes montrant Léna dormant dans l’avion. Le lecteur est ainsi invité à inférer que la piste de Léna est simultanée, ce qui contribue à disculper l’héroïne des conséquences ultimes de son intervention. La corrélation de l’alternance repose sur un rapport de cause à effet, puisque Léna est, somme toute, la personne qui est à l’origine de la future mise en échec du plan dont les assassins récapitulent à ce moment-là le déroulement. Une nouvelle planche muette (p. 54), dont chacune des vignettes est consacrée au trajet de Léna à Sydney, introduit ensuite l’épilogue qui, notablement, est dépourvu de tout récitatif: il n’incombe pas à l’héroïne d’assumer l’étape ultime de configuration narrative du récit.
À travers l’analyse des deux albums de Christin et Juillard, nous avons démontré la pertinence pour l’étude de la bande dessinée des notions de «focalisation» et d’»ocularisation» envisagées par Jost pour le cinéma, et en particulier l’intérêt que présente l’examen de procédés visant la restriction du savoir du lecteur et délimitant, dans une portion donnée du récit bédéique, un régime dominant (ou, à l’inverse, instaurant des points de rupture). Dans le genre de l’espionnage où certaines informations doivent demeurer secrètes (à l’intérieur de la diégèse, mais aussi en termes d’un rapport au lecteur fondé sur la curiosité ou le suspense), le jeu sur le réglage de la transmission du savoir narratif (respectivement véhiculé par le canal du texte ou celui de l’image) constitue l’un des principaux ressors du récit. Nous avons montré combien il importe de distinguer cette dimension épistémique de la question de la subjectivité, dimension très faiblement présente dans le cas étudié en dépit d’une identification favorisée à Léna via le monologue du récitatif et la forte récurrence du personnage féminin éponyme dans les vignettes.
La complexité énonciative du dernier tiers de l’album Le Long Voyage de Léna dont nous avons essayé de rendre compte en dégageant une série de glissements – d’autant plus invisibilisés pour le lecteur que la facture des phylactères (typographie, style d’écriture, couleur du fond) demeure strictement identique – témoigne cependant de la nécessité de prendre en considération certaines interactions entre mode et voix: la succession d’instances de narration confère au lecteur par addition un savoir qu’aucun des personnages ne possède, et fait donc basculer, le temps d’une parenthèse sanglante, la focalisation sur Léna vers une focalisation élargie que Jost renomme habilement «focalisation lectorielle» (Jost 1987: 129). L’évanouissement du narrateur (verbal) à la fin du Long voyage de Léna contribue à signifier que l’héroïne peut reprendre la maîtrise sur son destin sans avoir à le ressaisir par la parole au moment où, immergée dans les eaux de l’océan Austral, elle s’apprête à renaître après avoir fait le deuil des siens.
Bibliographie
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Pour citer l'article
Alain Boillat, "Une question de point de vue : mode et voix dans "Le Long voyage de Léna"", Transpositio, n° 5 "Le Long voyage de Léna" : regards croisés sur une bande dessinée, 2022https://www.transpositio.org/articles/view/une-question-de-point-de-vue-mode-et-voix-dans-le-long-voyage-de-lena
Voir également :
La narratologie scolaire, objet de descriptions et de critiques
Si l’on prend acte, à la suite de Baroni, de la décadence sur le plan académique de «l’empire de la narratologie» après une période faste dans la deuxième moitié du XXe siècle, et si l’on s’étonne avec lui du « contraste entre l’ampleur du ‘‘tournant narratif’’ et la place relativement dérisoire occupée par la ‘’théorie du récit’’ au sein des institutions académiques » (2016: 226), un fait reste néanmoins avéré : la narratologie figure encore dans les programmes et les plans d’étude, dans les manuels scolaires, dans des articles de recherche en didactique{{Cf. Dufays, Lisse & Meurée (2009), encore récemment Dezutter, Babin & Lépine (2020).}}.
La narratologie scolaire, objet de descriptions et de critiques
Pour Bertrand Daunay1
1. La narratologie scolaire est-elle périmée?
Si l’on prend acte, à la suite de Baroni, de la décadence sur le plan académique de «l’empire de la narratologie» après une période faste dans la deuxième moitié du XXe siècle, et si l’on s’étonne avec lui du « contraste entre l’ampleur du ‘‘tournant narratif’’ et la place relativement dérisoire occupée par la ‘’théorie du récit’’ au sein des institutions académiques » (2016: 226), un fait reste néanmoins avéré : la narratologie figure encore dans les programmes et les plans d’étude, dans les manuels scolaires, dans des articles de recherche en didactique2. L’enquête mise en œuvre par le groupe DiNarr sur les usages déclarés par les enseignant·e·s atteste en effet que la narratologie scolaire reste d’actualité – ce que corroborent d’ailleurs, même si leur objectif premier était différent, d’autres travaux effectués à partir de données recueillies dans des classes (Gabathuler 2014, Franck 2017, Védrines 2017, Ronveaux & Schneuwly 2018). La persistance de la narratologie scolaire représenterait-elle donc un archaïsme, une nouvelle illustration du décalage entre les forces vives du savoir et la sempiternelle lenteur d’une institution rigide inapte à les intégrer? À écouter les critiques formulées à son encontre, qui ne manquent pas, on peut se demander si l’enseignement de la narratologie a encore du sens3.
Nous proposerons pour notre part de considérer que l’élaboration de dispositifs intégrant des concepts narratologiques conserve une pertinence didactique. Au-delà du constat, certes non négligeable, mais qui ne saurait tout justifier, que la narratologie ne cesse de s’enseigner, nous voulons souligner l’importance de sa médiation dans le développement intellectuel des élèves et – ce qui peut paraitre à première vue paradoxal – dans les rapports de ce développement avec leurs émotions. Ce sera l’occasion de revenir sur le double intérêt que quelques didacticiens, dès les années 70-80, avaient pu reconnaitre aux méthodes d’analyse, alors nouvelles, dont faisait partie la narratologie. Ce double intérêt, presque un demi-siècle plus tard, a sans doute été un peu perdu de vue. Pourtant, à notre sens, la narratologie conserve sa puissance critique à l’encontre d’une certaine mystique littéraire reposant sur des notions implicites conniventes de goût, de sensibilité, d’impression, de conception idéaliste de la subjectivité4, autrement dit, à l’encontre de cette «idéologie de la grâce culturelle et de la communion lectorale» dont parle Petitjean (2014: 51). Et la narratologie contribue aussi, par l’action même de la verbalisation des effets du texte, par sa commodité à être évaluée, par son approche méthodique, technique de l’exercice d’explication des textes (pas seulement littéraires d’ailleurs), à l’étayage de l’apprentissage des élèves qui, pour en être les plus éloigné·e·s, ont le plus besoin de comprendre les codes de l’école.
2. Critiques littéraires et didactiques
L’introduction que Compagnon rédige pour son livre Le démon de la théorie (1998) peut nous servir à exemplifier les difficultés que rencontre une certaine critique littéraire lorsqu’elle entreprend de commenter des enjeux scolaires, ou même de parabole, tant les personnages qu’elle met en scène, en particulier celui de l’École, relèvent davantage de la fantaisie allégorique que de la description. Lorsque, fort de sa position académique et de son autorité savante, Compagnon évoque l’école, (au sens où il la fait apparaître comme par magie, avec ses mots et son esprit), il commence par souligner la pauvreté de la théorie littéraire en France avant les années 60 en regard de l’intense productivité internationale: «formalisme russe, […]cercle de Prague, […]New Criticism anglo-américain, […]stylistique de […]Spitzer, […]topologie de […]Curtius, […]antipositivisme de […]Croce […]critique des variantes de […]Contini, […]école de Genève et […] critique de la conscience […]antithéorisme […]de […]Leavis et de ses disciples de Cambridge» (1998: 7). Pour expliquer ce retard, Compagnon mentionne une explication donnée par Spitzer : en seraient autant de causes un sentiment de supériorité français dû à un passé littéraire éminent auquel s’ajoutent le positivisme scientifique et enfin la prédominance de la pratique scolaire de l’explication de texte. Mais Compagnon note que cette interprétation a été rapidement démentie par une évolution que Spitzer ne pouvait pas deviner: «par un très curieux renversement qui peut donner à réfléchir, la théorie française s’est trouvée momentanément portée à l’avant-garde des études littéraires dans le monde» (9) et s’est implantée dans l’enseignement littéraire, bouleversant la méthode de l’explication de texte. L’affirmation de Spitzer s’est donc trouvée contredite par les faits, et son appréciation quant à la cause scolaire s’est avérée, en réalité, peu clairvoyante. Ceci donne effectivement à réfléchir, mais n’empêche pas pour autant Compagnon d’écrire quelques lignes plus loin :
La théorie s’est institutionnalisée, elle s’est transformée en méthode, elle est devenue une petite technique pédagogique souvent aussi desséchante5que l’explication de texte à laquelle elle s’en prenait alors avec verve. La stagnation semble inscrite dans le destin scolaire de toute théorie.
Et il ajoute:
La nouvelle critique […] s’est solidement implantée dans l’Éducation nationale, notamment dans l’enseignement secondaire. C’est même probablement cela qui l’a rendue rigide. Il est impossible de réussir aujourd’hui à un concours sans maîtriser les distinguos subtils et le parler de la narratologie. (10)6.
Ainsi, à quelques lignes d’écart, Compagnon relève-t-il l’erreur de Spitzer avant de reproduire le travers qui s’en trouve à l’origine: son affirmation sur les effets supposés délétères de l’institutionnalisation d’une théorie se passe de toute justification empirique; elle trahit une méconnaissance de la pratique réelle des exercices scolaires et de leurs raisons d’être (le «probablement» mériterait à lui seul un long commentaire). Et d’ailleurs, de quel enseignement secondaire parle-t-on : collège, lycée, lycée technique, professionnel, lycée Henri IV ou lycée fréquenté par des élèves socialement défavorisés? Et qu’en est-il des établissements francophones hors de France, etc.? Relevons également au passage la pétition de principe associant les concours et les pratiques réelles d’enseignement, et qui omet que, jusqu’à preuve du contraire, les concours sont préparés à l’université, de même que les jurys sont composés en majorité d’universitaires et non d’enseignants du secondaire. Finalement, supposer que le futur enseignant appliquerait sans désemparer dans ses classes ce qu’il a appris pour les concours revient ni plus ni moins à ignorer tout à la fois les processus de transposition didactique et les conditions réelles de l’enseignement, et donc, le fait que tout rapport au texte réfracte nécessairement les paramètres sociaux orientant le contexte d’interaction (Vuillet 2018).
Le parti-pris assumé (notamment) par Compagnon se fonde sur une image de l’enseignement secondaire qui répliquerait plus ou moins laborieusement des recherches menées dans les laboratoires, les universités, les grandes écoles, etc. Il est alors facile de déplorer la déperdition en rigueur et en finesse due au transfert de certains concepts de la narratologie depuis les forces vives de la pensée – celle de Genette principalement, dont une partie de l’œuvre théorique a été transposée à partir des années 70 avec une grande constance – vers la classe, où ils ne pourraient que se dévaluer, voire se fossiliser.
Pour résister aux réductions de ce type, les connaissances qui relèvent d’un positionnement didactique standard, et donc en particulier les questions concernant la transposition s’avèrent utiles (Bronckart 2017)7. Une telle perspective demande de se départir d’une conception des savoirs scolaires comme copie plus ou moins fidèle des savoirs dits savants, et en fin de compte dominants8. Rappelons que les impasses applicationnistes de la transposition didactique sont critiquées depuis longtemps par Chevallard (1985) et par Schneuwly (1990, 1995) – le second, plus nettement peut-être que le premier, s’opposant à une vision passive de l’école et insistant au contraire sur sa puissance créatrice dans le traitement des savoirs, quels qu’ils soient, pour les transformer en objets à enseigner et enseignés9. Schneuwly l’exprime de manière explicite: «le savoir enseigné doit être considéré comme une création hautement originale, collective, souvent séculaire» (2009: 18), ce qui équivaut à accorder un rôle central aux disciplines et à la formalisation des savoirs10. C’est d’ailleurs l’un des arguments que Daunay oppose à Compagnon lorsque ce dernier met en cause le formalisme des disciplines: «une discipline scolaire peut-elle s’affranchir d’un tel formalisme? Ce serait une position audacieuse, au regard de l’histoire des disciplines…» (2010: 29).
Pour prendre un exemple caractéristique en didactique du français, le concept de narrateur est un peu «plus11», au secondaire, que le narrateur dans Figures III. Il est un peu «plus», car il entre en relation avec d’autres pratiques propres à l’enseignement, en l’occurrence, avec l’exercice de l’explication de texte littéraire. Ce «plus» le transforme en fonction de la situation, ce que ne semblent pas prendre en compte certains théoriciens, car de leur point de vue, il est inadmissible qu’il se situe un peu «moins» par rapport à leur propre système et leurs propres pratiques. Le problème tient à ce qu’ils prétendent légitimer leur discours comme une norme à partir de laquelle devrait être évaluée l’école.
Le narrateur de Genette n’est donc pas celui du cours de français; qu’y a-t-il de «plus»? Eh bien, précisément, qu’il soit transposé avec toutes les conséquences propres aux systèmes didactiques. Par exemple, que signifie le fait que les concepts narratologiques entrent avec beaucoup d’autres dans une «boite à outils» méthodologique12 ? Les observations de leçons montrent que l’enseignement d’une méthode (parfois appelée technique) est indissociable de la volonté des enseignant·e·s d’expliciter cours après cours les conditions requises pour réussir des exercices, dont certains sont évalués aux examens. On constate que cette technique trouve du sens dans la mesure où elle donne des repères aux élèves et procède d’un entrainement régulier à l’usage d’instruments leur permettant de ne pas rester sans voix face à l’exercice complexe d’explication. Ils suivent un protocole. Et il n’est peut-être pas inutile à ce propos d’insister sur ce principe: «L'ordre didactique, qui ne se plie pas à nos désirs, vient […] rappeler qu’un enseignement, avant d’être bon, doit être tout simplement possible» (Chevallard 1991: 37). Une précaution consisterait à penser que si les enseignant·e·s agissent ainsi, techniquement, c’est sans doute qu’il y a des raisons qui ne relèvent pas fatalement de la routine, de la paresse intellectuelle, mais plutôt de contraintes inhérentes aux paramètres qui orientent leurs pratiques: la mise en œuvre quotidienne du métier et de ses propres techniques spécifiques expérimentées régulièrement durant l’exercice de leur travail.
C’est ici l’occasion de mentionner que la didactique du français, à son origine, s’est fédérée, y compris de manière polémique, contre les pratiques de certaines formes d’enseignement littéraire. À cet effet, il est intéressant de citer le bilan que Petitjean propose en 2014:
L’intérêt affiché et revendiqué de l’apport structural immanentiste était double, à la fois critique et propositionnel.
Critique, voire polémique, au sens où les approches poétiques et linguistiques des textes ont rendu problématiques certains présupposés théoriques de la version scolaire de l’histoire littéraire: l’évidence des intentions de l’auteur, la monosémie des textes et leur transparence référentielle, l’instrumentalisation psychologique et moralisatrice des œuvres […]. Pratiques reviendra par la suite sur ces exercices canoniques liés à la pratique du commentaire, qui vont certes évoluer, mais demeurent discutables sur le fond (voir Charolles, 1990, et l’ensemble du numéro 68 de Pratiques ; Daunay, 1997; Delcambre, 1989, 1990; Denizot, 2013). Ces critiques des différents aspects de la "forme scolaire" (Vincent, 1994; Reuter et al., 2007) de l’enseignement de la littérature sont d’autant plus justifiées dans le contexte des années 70 que l’on assiste à un début de rapprochement des deux ordres (primaire et secondaire) d’enseignement […]. Ce qui signifie que cet enseignement de la littérature, destiné à "une élite de jeunes bourgeois cultivés", comme l’écrit S. Delesalle, ne saurait être adapté au nouveau public qui va progressivement, des CEG (collèges d’enseignement généraux) aux futurs CES (collèges d’enseignement secondaire), accéder à ce niveau d’études et qu’il faudra repenser en profondeur la discipline […].
Propositionnels, les premiers travaux de didactique et les théories auxquelles ils réfèrent l’ont été dans la mesure où ils ont servi d’antidote à l’impressionnisme […] censé permettre d’accéder à la "pensée indéterminée" ou à la "conscience profonde" qu’expriment les œuvres. Pour ce faire, l’accent sera mis sur les indices formels susceptibles d’étayer les interprétations et qui ont l’avantage de fournir à la discipline des savoirs objectivables et des exercices évaluables, procurant, de ce fait, un regain de légitimité aux études de lettres par rapport aux disciplines scientifiques. (Petitjean 2014: 19)13
On notera que ce discours de la méthode ne peut être dissocié de la volonté de s’adapter à un nouveau public d’élèves, corollaire de cette massification que la sociologie scolaire a bien documentée. Petitjean relève très justement le lien entre cette massification et les positionnements militants de la recherche en didactique:
Comme l’attestent les premiers numéros de Pratiques, il s’est agi, sur des bases militantes d’une revendication de scientificité conjointe à une volonté d’innovation pédagogique, de tenter de répondre à un nouveau public scolaire, à la suite des bouleversements démographiques. (2014: 13)
L'évolution des rapports scolaires aux textes réputés littéraires est donc une réponse au besoin de faciliter l’apprentissage des élèves n’entrant pas spontanément dans leur célébration. Dans cette perspective, il est utile de rappeler encore l’observation de Schneuwly sur la création hautement originale de la transposition. Combien d’idées justes théoriquement ont été prêchées dans le désert parce qu’il n’était pas tenu compte de la matérialité du travail que l’on prétendait amender! On peut d’ailleurs douter que l’enjeu fondamental se trouve uniquement dans une recherche de fidélité scrupuleuse au savoir savant. Tout d’abord, existe-t-il réellement un savoir savant stabilisé dans les sciences linguistico-discursives? Le cas de la narratologie est parlant. Quelle est la narratologie la plus savante, la plus incontestable, qui pourrait servir de parangon à une transposition digne de ce nom: celle de Genette, de Patron, de Rabatel, de Baroni? On peut aussi rappeler que tandis que la science débat, polémique, affine et progresse, enseignant·e·s et élèves travaillent en classe en fonction d’autres finalités. C’est pourquoi, il serait sans doute bienvenu de contextualiser les approximations et reformulations dues à la transposition.
Cela ne signifie pas pour autant que les pratiques existantes soient intangibles, mais qu’il vaut mieux partir d’un réel état des choses, sous peine de rêver la réalité plutôt que la décrire. Ce n’est qu’à partir de là, nous semble-t-il, qu’une réflexion peut être menée sur d’éventuelles propositions d’améliorations, d’amendements ou de confirmations. C’est la voie dans laquelle s’engage l’équipe DiNarr, et Baroni (2020) donne un bon exemple d’une réflexion savante qui s’intéresse, dans une perspective scolaire, à la qualité scientifique des concepts. Il s’inscrit ainsi dans une démarche d’éclaircissement terminologique au service des enseignant·e·s et des élèves, tout en prenant la peine de préciser (avec Reuter 2000: 9) qu’il est nécessaire de se demander à qui s’adressent les savoirs et dans quels buts14. À ce titre, Baroni mentionne les rapports réciproques propres à la transposition entre les champs de la théorie narratologique et de l’enseignement:
De telles situations posent la question de la pertinence d’acquérir ou d’enseigner un appareillage critique dont la définition apparaît obscure ou le gain pour l’interprétation discutable. Mais ces difficultés peuvent aussi avoir une valeur heuristique, dans la mesure où elles devraient être considérées comme le symptôme d’un défaut de la théorie, ce qui devrait nous encourager à la réformer. Théorie et enseignement ne sont pas deux champs d’activités liés par un rapport de transfert unilatéral, mais bien deux pratiques qui se nourrissent mutuellement, dans un cercle que l’on peut espérer vertueux pour autant que l’on accepte de ne pas figer les concepts hérités du passé. (2020: §18)
En complément de ces observations, il nous semble notamment utile de retenir une particularité de l’organisation de l’enseignement par degrés: les élèves changent d’enseignant·e·s d’une année à l’autre et rencontrent régulièrement des empêchements lorsque la nomenclature des concepts change sans que cela ne soit enseigné explicitement. Faut-il pour autant renoncer à tout changement ? Non, bien sûr, mais sur le plan de la progression curriculaire comme sur celui des rapports entre contenus d’enseignement et théorie de référence de ces contenus, la question de la sédimentation gagne à être prise en compte. Il convient dès lors de se demander en quoi une proposition nouvelle s’intègre au système ancien, comment elle peut compléter, éventuellement contribuer à une approche diversifiée, et si réellement elle entre en contradiction, en expliciter la différence et la productivité.
Notre propos ne soutient pas – ce serait absurde – que les effets de la transposition ne puissent pas faire l’objet de critiques et nombre d’articles didactiques s’y emploient, mais il s’agit d’une question de méthode. Et la didactique peut à son tour être objet de critique (Daunay 2007b : 160).
3. Le rôle du concept pour l’apprentissage et le développement
La réflexion sur l’introduction de la narratologie à l’école a déjà été documentée, mais nous souhaitons insister sur le rôle de cet apprentissage pour le développement de l’élève, afin d’en estimer le coût s’il devait être abandonné. Notre réflexion sur les rapports entre apprentissage et développement est redevable à la thèse du psychologue L. S. Vygotskij qui soutient que, contrairement à la maturation des instincts et des tendances innées, la force motrice qui provoque le processus du développement psychique
Est située non pas au-dedans de l'adolescent, mais au-dehors et en ce sens les tâches que le milieu social propose à l'adolescent en développement et qui sont liées à son insertion dans la vie culturelle, professionnelle et sociale des adultes sont véritablement un élément fonctionnel d'une extrême importance, qui indique une nouvelle fois la détermination réciproque, la liaison organique et l'unité interne du contenu et de la forme dans le développement de la pensée. (1934 / 1997 : 208)
Vygotskij mentionne «un fait depuis longtemps établi par l'observation scientifique» et qui nous semble capital pour une réflexion didactique :
Là où le milieu ne suscite pas les tâches voulues, ne présente pas d'exigences nouvelles, n'encourage pas ni ne stimule à l'aide de buts nouveaux le développement intellectuel, la pensée de l'adolescent ne cultive pas toutes les possibilités qu'elle recèle réellement, n'accède pas à ses formes supérieures ou y parvient avec un très grand retard. (1934 / 1997 : 208)
L’enjeu est considérable : il s’agit tout simplement de réfléchir aux potentialités des objets enseignés, des activités, des dispositifs en termes d’accès à des formes supérieures de pensée – et bien sûr la narratologie n’échappe pas à la règle. Ainsi, le raisonnement de Vygotskij le conduit à défendre la nécessité de ne pas laisser le développement de l’enfant uniquement à sa propre logique, car elle ne se transformera alors jamais en développement culturel (1931/2014 : 500) :
L'apprentissage n'est valable que s'il devance le développement. Il suscite alors, fait naître toute une série de fonctions qui se trouvent au stade de la maturation, qui sont dans la zone prochaine de développement. C'est là le rôle capital que joue l'apprentissage dans le développement [...]. L'apprentissage serait parfaitement inutile s'il ne pouvait utiliser que ce qui est déjà venu à maturité dans le développement, s'il n'était pas lui-même la source du développement, la source du nouveau. (1934/1997 : 358)
C’est ce qui explique que la zone de développement potentiel15 soit un facteur essentiel des processus à l’œuvre au sein des systèmes didactiques, et la narratologie peut jouer, par son outillage conceptuel, un rôle moteur dans le fonctionnement de cette zone de développement potentiel. Le processus de conceptualisation se réalisant au cours d’un programme d’apprentissage contribue en effet de manière fondamentale au développement psychique. Voici, en quelques mots, le raisonnement de Vygotskij : partant d’observations empiriques, il constate d’abord qu’à un premier stade l’enfant confond la liaison entre ses propres impressions avec une liaison entre les choses (1934/1997 : 211); ces concepts dits syncrétiques sont suivis d’une deuxième étape qu’il nomme «pensée par complexes» dont les généralisations réunissent les objets ou les choses «non plus sur la base des seules liaisons subjectives», mais sur «une liaison concrète et de fait entre les différents éléments qui [les] composent» (1934/1997 : 216); la liaison, et c’est important pour la suite de notre propos, est alors essentiellement empirique. Vygotskij explique que c’est comme si l’enfant pensait par noms de famille. Comme le nom propre «Pétrov» rassemble les divers membres d’une même famille, la pensée par complexes réunit des objets singuliers par leurs aspects concrets. Il ajoute que c’est un progrès incontestable, mais ce n’est pas encore véritablement la pensée conceptuelle proprement dite – tant réunir des personnes par leur nom de famille ne nécessite aucunement une connaissance exacte du concept même de «famille».
Il est crucial de comprendre que le concept n’est pas seulement un savoir verbal, mais qu’il est dans un rapport essentiel avec la réalité expérimentée (1934/1997 : 190). Il s’inscrit également dans un processus vivant, c’est-à-dire qu’il contribue à la communication, à la manifestation du sens, aux résolutions de problèmes et qu’il est évolutif (1934/1997 : 192). Ce n’est donc pas seulement un rapport à la réalité, mais un rapport problématisé à la réalité et dès lors le concept n’est pas envisagé dans sa substance, mais dans sa fonction : il se trouve nécessaire quand le rapport au monde pose problème, et doit être pensé; ce problème peut alors être surmonté grâce à la formation des concepts (195). Il est d’ailleurs notable dans les observations de leçon que, souvent, l’intérêt ou le désintérêt manifesté par les élèves est lié au sens qu’ils peuvent donner aux concepts, c’est-à-dire à l’aide que ces derniers leur apportent potentiellement dans la résolution des problèmes qui leur sont posés : «Le concept apparaît lorsqu'une série de traits distinctifs qui ont été abstraits est soumise à une nouvelle synthèse et que la synthèse abstraite ainsi obtenue devient la forme fondamentale de la pensée, permettant à l'enfant de saisir la réalité qui l'environne et de lui donner un sens» (258). Si ce rapport n’existe pas ou est trop distendu, le fonctionnement de la pensée est interrompu et entraine un décrochage, avec les conséquences que l’on connait.
Ajoutons que le caractère évolutif du concept apparait d’autant plus fondamental qu’il signifie des degrés d’accès à la conceptualisation dans l’apprentissage pour l’apprenant, mais aussi des degrés à prendre en compte par l’enseignant·e. Le problème ne réside pas uniquement dans le degré d’abstraction du concept lui-même, mais aussi dans l’étendue du système auquel il donne accès et c’est pourquoi sa compréhension et son acquisition, en milieu scolaire du moins, dépendent pour partie de l’explicitation des propriétés du concept, telles qu’organisées à travers le temps de l’enseignement et de l’apprentissage, et pour partie des conditions données à l’élève pour lui permettre de lier le concept à des objets situés à l’extérieur de lui-même (autrement dit, des propriétés du milieu didactique qui, à travers des tâches structurées en dispositifs, médient l’élaboration d’un rapport entre les actions de l’élève, le concept à apprendre, et les problèmes auxquels le concept donne accès et contribue à résoudre). Si l’on se fixe pour objectif de conduire un élève à un point x, ce qui importe, c’est de comprendre les étapes qui manquent, les sauts trop importants qui l’empêchent d’y parvenir, en d’autres termes les concepts manquants et les liaisons manquantes entre les concepts dans le système des concepts d’une part, et les liaisons entre les concepts et les problèmes concrets qui sont à résoudre d’autre part. Et il est donc nécessaire, pour que fonctionne la zone de développement potentiel, que dans une interaction didactique l’un des acteurs ait non seulement une connaissance plus vaste du système conceptuel que l’autre, mais aussi, une connaissance des conditions permettant l’apprentissage de ce système.
Toutefois, enseignant·e·s et apprenant·e·s peuvent tout à fait utiliser les mêmes mots, sans pour autant les insérer dans les mêmes systèmes conceptuels, et c’est ici qu’intervient ce que Vygotskij appelle des pseudo-concepts. Il note que dans ce cas la généralisation exprimée par l’apprenant·e rappelle par son apparence celle du concept que l'enseignant·e utilise, mais qu’elle demeure d’une nature psychique différente. Il s’agit
D'une réunion sous forme de complexe d'une série d'objets concrets, qui phénotypiquement, c'est-à-dire par son apparence extérieure, par l'ensemble de ses particularités externes, coïncide parfaitement avec le concept, mais qui par sa nature génétique, par les conditions de son apparition et de son développement, par les liaisons causales-dynamiques qui en sont la base, n'est nullement un concept. Extérieurement, c'est un concept, intérieurement, c'est un complexe. C'est pourquoi nous l'appelons pseudo-concept. (225)
Ce phénomène joue bien sûr un rôle décisif dans les malentendus cognitifs fréquemment observés par les recherches en didactique, puisque dans un cours, l’élève passe en alternance d’une pensée par complexes à une pensée par concepts en fonction de sa progression, de sa place dans les degrés scolaires ou dans les filières, et de la nature des tâches qui lui sont proposées. Nous insistons sur le fait que cette alternance entre pensée par complexes et pensée par concepts traduit des rapports fondamentalement différents à la réalité.
Pour mieux comprendre cet enjeu, ce raisonnement doit être complété par une autre distinction éclairante pour l’analyse du phénomène de l’abstraction conceptuelle, et qui apparait par ailleurs utile à la description des fonctions éventuelles de la narratologie dans un système didactique. Dans le chapitre 6 de Pensée et langage, Vygotskij différencie les concepts qu’il qualifie de quotidiens «spontanés» et ceux qu’il qualifie de scientifiques16. Pour expliciter son propos, il donne l’exemple du nœud : nouer de manière consciente ne signifie pas pour autant prendre conscience de l’action de nouer «parce que [l’] attention [est] dirigée sur l’acte même de nouer et non sur la manière dont[il est accompli]» (1934/1997 : 316). La prise de conscience consiste donc à ce que l’activité même de la conscience, qui «représente toujours un certain fragment de réalité», devienne objet pour prendre place dans une «généralisation des processus psychiques qui conduit à leur maîtrise» (317). Vygotskij précise ainsi que ce sont les concepts scientifiques qui «ouvrent la porte à la prise de conscience» (317)17. C’est la connaissance des opérations psychiques qui permet donc de les maitriser, les réitérer pour la résolution de problèmes posés par de nouvelles activités analogues ou différentes. La différence avec le concept quotidien est primordiale :
[L’enfant] sait ce qu’est un frère, mais il doit gravir dans le développement de cette connaissance de nombreux échelons avant d’apprendre à définir ce mot, si jamais l’occasion s’en présente. Le développement du concept de «frère» n’a pas eu pour point de départ une explication du maître ni une formulation scientifique du concept. En revanche il est saturé de la riche expérience personnelle de l’enfant. (1934/1997 : 292)
Cette dernière phrase sur la saturation par l’expérience contribue de manière passionnante à la compréhension de l’apprentissage tel qu’on peut l’observer dans les classes. En effet, Vygotskij considère que les deux types de conceptualisation sont antagonistes, n’obéissent pas à la même logique, suivent une voie opposée et «c’est là [d’ailleurs] le point cardinal de [son] hypothèse». Leur nature différente tient au fait «que l'élément principal dans [le] développement des concepts scientifiques est la définition verbale initiale, qui dans les conditions d'un système organisé descend jusqu'au concret, jusqu'au phénomène, alors que la tendance des concepts quotidiens est de se développer en dehors d'un système déterminé et de s'élever, d'aller vers les généralisations» (274). Vygotskij précise alors :
La faiblesse des concepts quotidiens se manifeste […] par une incapacité à l'abstraction, une inaptitude au maniement volontaire; ce qui domine dans ces conditions, c'est leur utilisation incorrecte. La faiblesse du concept scientifique, c'est son verbalisme, qui constitue le principal danger pour son développement, c'est son insuffisante saturation en concret; sa force est dans la capacité qu'a l'enfant d'utiliser volontairement sa disponibilité à l'action. (1934 /1997 : 275)
En d’autres termes, concrètement, si l’enseignant·e se cantonne dans une activité qui ne requiert que des concepts quotidiens, il n’y a pas de développement possible, mais si à l’inverse l’enseignement se focalise sur des concepts scientifiques abstraits, un autre risque est encouru :
L'enseignement direct de concepts s'avère toujours pratiquement impossible et pédagogiquement sans profit. Le maître qui tente de suivre cette voie n'obtient habituellement rien d'autre qu'une vaine assimilation des mots, un pur verbalisme, simulant et imitant chez l'enfant l'existence des concepts correspondants, mais masquant en réalité le vide. L'enfant assimile alors non pas des concepts, mais des mots, il acquiert par la mémoire plus que par la pensée et s'avère impuissant dès qu'il s'agit de tenter d'employer à bon escient la connaissance assimilée. Au fond, cette façon d'enseigner les concepts est précisément le défaut fondamental de la méthode d'enseignement […] purement scolastique, purement verbale, qui substitue à la maîtrise d'une connaissance vivante l'assimilation de schémas verbaux vides et morts. (1934 / 1997 : 277)
Même si l’on relève qu’ici Vygotskij parle d’enfants, sa remarque reste juste pour le secondaire, mais à des degrés différents. Le risque de verbalisme est bien sûr possible avec l’enseignement de la narratologie, surtout s’il se fait pour lui-même, indépendamment de son usage instrumental pour analyser des œuvres, en d’autres termes s’il demeure insuffisamment saturé de concret – cette insuffisance étant évidemment relative aux degrés et aux filières. C’est dans la mesure où la narratologie est un moyen au service d’une fin qu’elle a une chance de trouver du sens aux yeux des élèves, et ceci, en particulier, parce qu’elle contribue efficacement à réussir des exercices, comme nous l’avons déjà mentionné.
Les données recueillies dans les classes (on le verra un peu plus bas) attestent de l’importance du rapport au concret. Or, pour Vygotskij, la période de l’adolescence marque le moment d’une «profonde discordance entre la formation du concept et sa définition verbale» (1934/1997 : 260); et ce dissensus entre le concept et sa prise de conscience génère une complication notable dans l’acquisition des apprentissages : «L’adolescent forme un concept, l’emploie correctement dans une situation concrète, mais, dès qu’il s’agit de définir verbalement ce concept, sa pensée se heurte alors aussitôt à d’extrêmes difficultés et la définition qu’il en donne est beaucoup plus étroite que l’emploi vivant qu’il en fait» (1934/1997 : 260). Ce faisant, l’adolescent expérimente la complexité de définir un concept en se détachant de la situation concrète à partir de laquelle il a été élaboré : pour expliquer le concept
Il se met à énumérer les différents objets concrets que ce concept englobe dans la situation donnée. Ainsi, l'adolescent utilise le mot comme un concept, mais le définit comme un complexe. Cette forme qui hésite entre la pensée par complexes et la pensée par concepts est extrêmement caractéristique de la pensée à cette époque de transition. Mais la difficulté majeure, que l'adolescent ne surmonte habituellement qu'au terme même de cet âge de transition, est le transfert ultérieur du sens ou de la signification d'un concept élaboré à des situations concrètes nouvelles qu'il pense elles-mêmes en termes abstraits. La voie de l'abstrait au concret s'avère ici non moins ardue que ne l'était en son temps la voie ascendante du concret à l'abstrait. (1934 / 1997 : 262)
Pour insérer le concept dans un système de concepts, l’adolescent doit peu à peu se familiariser avec une généralisation de deuxième ordre, le premier ordre étant celui de la pensée par complexes. L’âge de transition qui correspond de nos jours grosso modo à l’enseignement secondaire suggère donc que les enseignements tiennent compte de ce double mouvement du concret et de l’abstrait. Face à un texte, l’élève peut très bien en rester à une forme de pensée par complexes, par exemple au niveau du déchiffrage de ce que le texte dit éventuellement du monde et de ce qu’il est capable de mettre en lien avec son expérience de ce monde, ou encore, dans une perspective plus narratologique, au niveau du repérage des points de vue explicites ou implicites qui orientent la production des discours qu’il lit. Cependant, seul un autre degré de conceptualisation lui permettra de prendre conscience des moyens par lesquels le texte a un effet sur lui. De la sorte, on comprend mieux le rôle décisif que peut jouer un ensemble conceptuel comme celui de la narratologie. L’élève, avec ces concepts, pose un regard tout à fait différent sur le texte : il n’est plus «spontané», mais analytique. On peut donc avancer que c’est ce rapport complexe, ce va-et-vient entre étude immanente qui porte l’accent sur le fonctionnement d’un texte et étude référentielle qui traite du rapport au monde qui est formateur et joue pleinement son rôle pour un développement psychique potentiel. Comment soutenir que cette capacité nuirait au plaisir du texte ? Il s’agit de deux postures différentes, également susceptibles d’être plaisantes, et d’ailleurs les lecteurs experts prouvent qu’ils sont capables de passer facilement de l’une à l’autre, avec ce bénéfice que l’attitude conceptuelle critique est susceptible de contribuer à une prise de conscience des manipulations que peuvent générer les effets puissants des procédés d’immersion.
Prenons un exemple qui renvoie à dessein à l’une des tendances les plus marquées du formalisme narratologique selon Todorov : la théorie du conte de Propp. Elle s’est diffusée en particulier sous la forme du schéma quinaire théorisé par Larivaille (1974). Son usage dans les classes relève indéniablement de la transposition didactique d’une recherche formaliste, en tant qu’elle a donné lieu à la production de concepts dont il a pu être estimé qu’ils demeuraient valides pour décrire des fonctionnements textuels observables dans d’autres genres que le conte russophone. Du point de vue de l’apprentissage, moyennant une transposition didactique, le processus mental requis par le schéma quinaire demande à l’élève de se placer dans une posture réflexive et critique. Cette posture fait partie de la diversité des rapports aux textes, de même qu’une diversité du rapport à la langue se pratique par la grammaire et par de nombreuses activités d’écriture. L’analogie avec la grammaire nous est d’ailleurs suggérée par Vygotskij quand il explique que l’enfant conjugue quotidiennement, sans savoir qu’il le fait, et ce n’est que par le passage au plan volontaire, conscient, intentionnel programmé par l’école que le développement intellectuel devient possible (1934/1997: 344). Pour illustrer ce point, on peut évoquer cette situation didactique:
Imaginons [écrit Daunay] un dialogue en CM2 (que j’emprunte en fait à B. Lahire) : «Dans la phrase Le train est grand, qu’est-ce que grand ? – C’est le train». Dans la réponse de l’élève, c’est bien une subjectivité qui s’exprime, qui dit un rapport au langage… Si les effets de cette subjectivité sont scolairement rejetés comme une erreur, c’est à juste titre, parce qu’ils signalent un rapport non distancié, non scolaire (non scriptural-scolaire, pour employer les mots de B. Lahire) à la langue. (2007a : 48)
L’aspect marquant de cet exemple réside dans le fait que l’élève pense avant tout au référent, il est saturé par son expérience, alors qu’on lui demande de s’en détacher pour accéder à un stade de conceptualisation grammaticale, c’est-à-dire de manifester un intérêt pour le fonctionnement de la langue. Si sa réponse n’est pas acceptée, et qu’elle rompt le contrat didactique sous-jacent, c’est en fonction d’un but didactique qui consiste à enseigner un métalangage lui permettant d’avoir un rapport conceptuel à la langue. Dans un autre contexte, celui d’une explication de texte, la réponse sur la dimension du train pourrait être pertinente. La discipline enseignée par la diversité de ses catégories offre précisément une pluralité de rapports à la langue et au texte, et c’est là sa richesse. De la même façon, l’élève par la médiation de la narratologie adopte une posture conceptuelle abstraite : il n’éprouve plus seulement le fait d’être captivé par une lecture, car les tâches préparées par l’enseignant·e lui permettent d’acquérir et de s’approprier un système conceptuel susceptible de l’aider à prendre conscience des raisons pour lesquelles il est captivé, de les verbaliser, par exemple grâce au concept de tension narrative – la tension suggérant une dynamique de mise en intrigue qui joue sur les attentes du destinataire, suscitant son intérêt, et qui peut prendre la forme de la curiosité, du suspens, etc. (Baroni 2007).
4. Concepts et affects
Il nous reste à développer un élément essentiel qui est demeuré jusqu’à présent en filigrane : le concept doit être aussi pensé dans son lien avec les affects18. Concepts quotidiens et concepts scientifiques sont étroitement liés à des façons différentes d’expérimenter des émotions provoquées par la lecture et l’étude d’une œuvre et Vygotskij nous invite à prendre en considération le fait que l’émotion produite parune œuvre engage une action spécifique de connaissance, car elle façonne un matériau qui a été pris dans la vie, mais qui a été transformé (1925/2005 : 78).
Même le sentiment le plus authentique n'est pas en soi capable de créer de l'art. […] La perception même de l’art requiert de la création, parce que pour percevoir l'art il ne suffit pas tout bonnement d'éprouver en toute sincérité le sentiment qui s'est emparé de l'auteur, il ne suffit pas de s'y reconnaître aussi dans la structure de l'œuvre elle-même, il faut encore surmonter de manière créatrice son propre sentiment, trouver sa catharsis, et seulement alors l'action de l'art s'exercera dans sa plénitude. (1925/2005 : 345)
Or, dans le contexte de l’enseignement, cette manière créatrice de surmonter son propre sentiment se pratique régulièrement avec l’exercice de l’explication de texte. Dans ce type d’activité, on attend que l’élève soit capable d’exprimer des émotions, mais qu’en outre sa verbalisation répond aux normes de la disciplination. La classe devient ainsi le lieu où l’on régule selon des modalités codées l’expression des émotions.
Voici un très bref exemple de transcription d’une leçon effectuée dans une classe de 3e de collège19 qui comporte l’usage d’un concept narratologique courant, celui de narrateur20. L’enseignante a proposé à ses élèves l’étude de deux textes de témoins de la Première Guerre mondiale21 :
Ens : donc le narrateur / lui / il réagit comment face à ce qu’il voit
El : il est étonné parce qu’on peut penser que si des gens meurent à côté de nous / on sera choqués / traumatisés / […] alors que même si des amis sont morts / [dans le texte] ils sont heureux /, mais après si on réfléchit vraiment à ça / on peut se dire que si on était dans la même situation / on serait aussi heureux parce que ça aurait pu être moi / alors que moi je suis vivant à côté / donc au début ça provoque l’étonnement /, mais après on prend conscience que peut-être on réagirait de la même manière.
Ens : oui /, mais c’est vrai que ce qui est intéressant aussi c’est que le narrateur il a l’air de vraiment comprendre seulement autour de la ligne 135 / «je comprends trois points de suspension / si ces instants sont heureux malgré tout au sortir de l’enfer / c’est que justement ils s’en sortent / etc.22» / donc on a ici un narrateur qui intervient considérablement dans le récit pour un peu commenter ce qu’il vient de voir /
On peut relever ici dans la réaction de l’élève la manière dont s’effectue l’interprétation par la médiation du concept de narrateur introduit dans la tâche par la question de l’enseignante. La tentation personnalisante est nettement marquée, d’autant plus qu’elle est associée à l’identification («si on était dans la même situation »). Ce n’est donc pas la nature du foyer énonciatif qui est mise en évidence, mais la compréhension du texte par l’expérience personnelle. Se donne ici à voir une sorte de syncrétisme entre différentes approches du texte : à la fois un indice d’une pensée par complexes, mais aussi un indice d’une voie vers l’abstraction (mention de la prise de conscience). Mais la manière dont l’enseignante régule l’interaction est tout aussi significative. Elle valide de manière très succincte la dimension référentielle (oui) pour revenir aussitôt au concept narratologique. Fidèle à la méthode de l’explication de texte, elle mentionne de manière précise l’occurrence (ligne 135), la commente en soulignant l’emploi de la ponctuation (trois points de suspension), pour ouvrir sur une remarque plus générale d’interprétation.
On voit ici ce qui est sous-jacent à la démarche de l’enseignante : elle met en place les conditions permettant aux élèves d’expérimenter le mouvement vers le concret, et le mouvement vers l’abstrait. Ainsi par cet exercice, les élèves sont invités à dépasser un premier état de l’affect pour accéder à un affect médié par un processus simultané de disciplination. Cela leur permet par la suite (les transcriptions le montrent) de comparer la manière dont deux témoins de la guerre relatent leur expérience, et dont le travail formel d’écriture (qui peut être en partie analysé grâce à la narratologie) joue sur la qualité d’authenticité de leurs témoignages respectifs23 :
El : il y a des moments où c’est / il y a des dialogues / un moment où c’est écrit comme un roman
Ens : oui
El : avec la littérature qui va avec / les tournures de phrase
Ens : oui ça c’est vraiment une bonne observation / effectivement dans les dialogues / on est plus dans une optique / essayer de rendre les choses comme elles se sont passées / et puis typiquement dans les descriptions là on retrouve des éléments plus typiques du roman / du romanesque / etc. / donc ça implique quoi / l’utilisation de quoi / comme style
El : quelles figures de style
Ens : oui par exemple quelles figures de style / de certains effets / etc.
Signe de la manière dont la classe entre dans une conceptualisation complexe, celle-ci apparait lorsque les élèves débattent et comparent leurs préférences pour le texte de Lintier ou pour celui de Barbusse24 :
El : [Dans le texte de Barbusse] tout est construit pour nous montrer que c’est vraiment horrible / par rapport à l’autre texte [celui de Lintier] c’est beaucoup moins vrai / aussi les morts comme ils sont décrits / déjà je ne suis pas sûr que quand tu es sur un champ de bataille / tu passes autant de temps à observer comment les gens sont morts / et puis ils sont dans des positions qui ne font pas très réalistes [T_Coll III_l. 3779-3783]
Le texte de Barbusse est abordé sous l’angle de sa construction, c’est-à-dire non pas comme un donné, mais par son intention énonciative qui oriente la signification du texte, ce qui permet de poser la question de la véracité, capitale pour la compréhension du genre des textes de témoignage. La réponse est encore approfondie :
El : il y en a un qui était coupé en deux / et une partie du corps qui était en quelque sorte debout / il me semble / ça ne fait pas très réaliste [T_Coll III_l. 3788-3793]
Cependant, un autre élève argumente en sens opposé :
El : je pense qu’il n’y a rien de plus réel que comment c’est retranscrit / ça ressemblait plus ou moins à ça
L’enseignant profite alors du débat pour proposer une synthèse qui contribue à la formation générale des élèves en cours de français :
Ens : la valeur de témoignage de ce texte / je conçois totalement que certains d’entre vous le reçoivent comme quelque chose d’hyperréaliste et d’autres comme quelque chose/ on va dire de totalement exagéré / maintenant du point de vue littéraire / […] on peut dire qu’il y a un certain nombre de procédés qui sont utilisés et qui suscitent des images en nous / ces procédés ce sont les comparaisons / ce sont les procédés d’exagération / des termes comme extraordinairement / avec des termes qui relèvent de l’hyperbole qu’on retrouve à la fin du texte aussi / donc ça au niveau littéraire […] / après est-ce que ça correspond à une réalité ? / ce serait plutôt un autre travail à effectuer.
De même que cet extrait d’interaction fait apparaitre la mise à profit, en classe, de concepts variés (valeur de témoignage, hyperréalisme, divers procédés littéraires), il est permis de considérer par extension que, dans une analyse de texte, ce n’est pas de la surprise face à l’horreur de la guerre qui est ressentie, mais de la surprise face à cette horreur décrite de façon plus ou moins réaliste, ce n’est pas de la tristesse qui est éprouvée, mais de la tristesse lyrique, non pas du courage, mais du courage épique, non pas de la pitié, mais de la pitié tragique, non pas un état d’attente anxieux, mais un état d’attente anxieux narrativisé, etc. Dans cette optique, l’exercice d’explication de texte peut être considéré comme un instrument psychologique qui offre la capacité de verbaliser la pensée émotionnelle inhérente à la spécificité esthétique de l’œuvre, telle qu’elle est étudiée dans un contexte institutionnel donné. Vygotskij précise que son plein potentiel en termes de développement intellectuel tient à un double facteur : non seulement laisser l’œuvre produire son émotion, mais encore en prendre conscience, sinon l’émotion risque de rester confuse et incompréhensible. Son interprétation, dont l’une des formes les plus élaborées se manifeste précisément dans les diverses pratiques de l’herméneutique, doit permettre d’éviter ses effets potentiellement perturbants, voire dommageables (1925/2005, p. 354). C’est alors que Vygotskij peut parler d’émotions devenues intelligentes, émotions qui «au lieu de se manifester sous la forme de poings serrés ou de tremblements […] se résolvent principalement dans les images de l’imagination» (1925/2005: 293).
Les observations de leçons montrent que l’enseignant·e guide les élèves, conscientise méthodiquement leur activité, et oriente leur attention vers des dimensions abstraites de leur expérience de lecture, ce qui du point de vue du développement revêt un aspect fondamental. Identifier un procédé n’est pas seulement utile en soi comme critère de réussite de l’exercice, mais il conduit l’élève à une prise de distance avec l’émotion première, et il peut alors expérimenter le fait que la conceptualisation ouvre la possibilité de s’en rendre maitre, de l’étoffer et de l’affiner, et de communiquer pour la partager. Loin de réduire, compromettre, gâcher la réception de l’art, la conceptualisation y contribue donc de manière décisive, et elle s’apprend dans notre société pour une part essentielle à l’école par une systématisation disciplinaire qui se forme cours après cours. L’apprentissage des émotions esthétiques se fait donc de manière collective ou, plus précisément, la manière d’apprendre à vivre subjectivement une émotion dépend fondamentalement d’une interaction collective. Il est ainsi possible dans des conditions très précises, à l’intérieur d’un espace bien spécifique, protégé institutionnellement, celui de la classe, d’expérimenter les émotions et les passions sans s’exposer aux sanctions immédiates que pourraient entrainer ces émotions et ces passions dans la réalité. C’est possible parce qu’elles sont transformées grâce à une double médiation : celle de l’art et celle de la culture didactique.
5. Les concepts, les méthodes et les outils
Dans un article intitulé Défense et illustration de "l’honnête homme". Les hommes de Lettres contre la sociologie, Sapiro (2004) analyse le conflit qui s’est ouvert, à la fin du XIXe siècle, entre le champ littéraire et le champ académique. La polémique visait surtout la sociologie (Durkheim), mais aussi son application par Lanson à l’histoire littéraire. Sapiro observe que
Dans le champ littéraire, l’argumentation contre le scientisme prend appui sur une triple antinomie qui condense trois séries d’oppositions : entre créateur et professeur (auctor/lector, invention/répétition, intuition/raison, don/application, génie/habileté, élégance/pédantisme, l’inné/l’acquis); entre homme de lettres et savant (humanités/sciences, culture générale/spécialisation, «idées générales»/positivisme, spiritualisme/matérialisme, désintéressement/utilitarisme); et, enfin, entre «héritiers» et «boursiers» […]. Les arguments pour la défense des humanités, contre les sciences, recoupent très largement ceux qui valorisent le génie de l’écrivain, l’universalité de l’homme de lettres contre le pédantisme du professeur, la spécialisation du savant coupé du réel. (2004 : 16)
Elle ajoute que ces systèmes de classification fonctionnent comme
Des opérateurs axiologiques, sortes de catégories éthiques de l’entendement scolastique qui confèrent aux systèmes d’opposition culturelle leur «sens», dans la double acception de signification et d’orientation dans l’espace, en l’occurrence, le haut et le bas, c’est-à-dire le digne et l’indigne. L’efficacité sociale de ces opérateurs tient aussi […] dans leur capacité à réaliser l’unification symbolique de systèmes de classement ou de types de hiérarchies hétérogènes, dans l’ordre des valeurs et dans l’ordre institutionnel. Il n’est donc pas étonnant qu’ils soient un enjeu majeur des luttes symboliques dans les moments de transformation sociale. (2004 : 21)
Dans cette perspective historique, les diverses critiques formulées à l’encontre de la narratologie scolaire ont un air de déjà-vu. À tout le moins ne renouvellent-elles pas particulièrement les opérateurs axiologiques dont Sapiro décrit l’activation, par des hommes de lettres d’un autre temps, contre les sciences sociales naissantes.
Ce qui a changé pourrait être recherché, en revanche, dans certains éléments qui servent de décor à l’adaptation contemporaine de la tragicomédie, devenue classique, du digne et de l’indigne. Entre les tirades de Péguy qui défend, en 1906 déjà, la probité de l’homme contre les instruments et les méthodes issues des disciplines de l’histoire et de la sociologie, et les accusations portées contre la narratologie scolaire lors d’un procès imaginaire plus récent (où la verve dramatique et la connivence des plaidoyers compensent mal l’absence de preuves, et surtout de victimes), la structuration du champ académique et l’orientation des approches didactiques des textes réputés littéraires ont en effet évolué. Côté cour : des représentants de la recherche littéraire francophone, qui a entretemps su répondre de façon remarquable à l’injonction académique de scientificité par la formalisation de systèmes conceptuels rigoureux, cèdent à la fétichisation de la Théorie en déplorant qu’elle puisse être transposée en méthodes et en techniques dites desséchantes (Compagnon 1998 : 10). Côté jardin : certains travaux se réclamant de la didactique de la littérature prennent à contre-pied le processus de dénaturalisation des objets d’enseignement (Chevallard 1991 : 17), tout coextensif de la scientifisation de la didactique du français qu’il soit, et bien que l’on ne cesse de rappeler son importance à l’endroit du littéraire (Reuter 1995; Daunay 2007b; Vuillet 2017). Ne pourrait-on pas soutenir que nous sommes dès lors très proches d’une démarche tendant à minimiser le rôle des disciplines et de leurs médiations? Dans l’histoire des idées sur l’éducation, deux traditions de pensée peuvent en effet être distinguées, avec des nuances certes importantes, mais malgré tout cohérentes : l’une, naturaliste, cherche à protéger la nature de l’enfant contre les atteintes de l’institution (Rousseau, Tolstoï, l’éducation nouvelle, etc.); l’autre, dénaturalisante, constructiviste, historico-culturelle (Vygotskij, l’interactionnisme socio-discursif, etc.25), conduit à concevoir d’une façon significativement différente l’expérience de la subjectivité dans un milieu didactique26. Or, dans le courant important de la didactique de littérature de ces vingt dernières années, celui du «sujet lecteur», la revendication d’un accès à la sensibilité ou à l'implication émotionnelle de ce «sujet» somme tout abstrait se concrétise, logiquement, par une minimisation, voire par un refoulement des conditions propres au fonctionnement des systèmes didactiques – qu’il s’agisse de celles issues de la discipline «français», ou de celles plus génériquement liées aux contextes institutionnels des activités. C’est donc par des voies différentes, mais entre lesquelles des chemins de traverse existent, qu’un ensemble hétérogène de spécialistes de la littérature parvient au même point de vue : celui qui consiste à dévaloriser les déclinaisons scolaires d’appareillages conceptuels (parmi lesquels la narratologie). Cependant, même si la robustesse de l’outillage conceptuel observé dans les classes demeure toujours questionnable, force est de constater que les enseignant·e·s l’utilisent avec l’intention de servir l’apprentissage et de contribuer potentiellement au développement des élèves – potentiellement puisque les élèves peuvent bien sûr, pour de multiples raisons, ne pas entrer dans la conceptualisation enseignée.
Telle que nous avons tenté d’en donner un aperçu dans cet article, et comme les journées d’études organisées par le groupe DiNarr en juillet de cette année en ont fourni un exemple, la rencontre des approches didactiques de la littérature et de la narratologie offre l’occasion d’interroger scientifiquement les rapports entre des théories (ici : didactiques ou textuelles), des techniques (en l’occurrence : relatives à l’enseignement ou aux procédés narratifs) et des pratiques (dans notre cas : scolaires ou savantes). À elles seules, ces trois composantes et leurs déclinaisons rendent pertinente la mention d’une réflexion développée par Habermas dans un texte datant de 1966, Progrès technique et monde vécu social – mais il se trouve, de surcroit, que les deux ensembles de reproches adressés à la narratologie scolaire y sont comme invalidés par avance. Pour Habermas :
Les informations strictement scientifiques […] ne peuvent pénétrer dans le monde vécu social que par le biais de leur mise en valeur technique, c’est-à-dire en tant que savoir technologique : et là elles servent à développer notre pouvoir de disposer techniquement des choses. [….] . Elles ne se situent donc pas sur le même plan que la conception que les groupes sociaux se font d’eux-mêmes et qui oriente leurs actions […]. (2015 : 78)
Dans cette perspective, les techniques, les méthodes et les outils transposés et stabilisés au sein de la narratologie scolaire apparaissent comme un moyen tout indiqué pour favoriser la pénétration, dans le «monde vécu social», des élaborations plus strictement scientifiques des théories narratives, et ce, en vue d’augmenter le pouvoir de chacun·e à disposer techniquement ou méthodiquement des procédés narratifs. Et nous avons pour notre part voulu illustrer qu’avec cet outillage ce ne sont pas seulement les conceptions que les élèves se font des textes, mais aussi celles qu’ils se font leurs propres émotions qui peuvent s’en trouver étoffées, reconfigurées, rapprochées des produits culturels de notre sociohistoire.
Ce développement appelle à notre sens deux compléments. D’une part, il doit être tenu pour réducteur de considérer que la technique, la méthode et l’outil descendraient uniquement de la science comme semble le penser Habermas (2015 : 87) : c’est omettre qu’ils peuvent procéder conjointement, dans un mouvement cette fois ascendant, de la pratique elle-même – ce que démontre nettement le cas des sciences de l’éducation qui se sont justement scientificisées et disciplinarisées à partir de pratiques préexistantes (Hofstetter & Schneuwly, 2014). D’autre part, il convient de noter que l’affiliation de contenus de savoir aux catégories respectives de la praxéologie ou du modèle référable/référé à une théorie relève inévitablement d’«un classement de type culturel, ou plus précisément, de type institutionnel» (Johsua 1994 : 103). Autrement dit : les paramètres spécifiques d’un contexte institutionnel, en tant qu’ils orientent les manières de penser, de dire et d’agir de ses représentants, contribuent en large part à la catégorisation de contenus de savoirs comme relevant de savoirs pratiques, ou de modèles référables/référés à une théorie – ce dont on peut se convaincre en songeant au fait que l’élaboration de théories constitue, elle-même, une pratique parmi d’autres. Moyennant ces compléments, il nous semble que la réflexion introduite par Habermas aide à décrire comment les approches didactiques de la littérature et la narratologie peuvent, ensemble, renforcer le cercle vertueux entre théorie textuelle et enseignement qu’avec Baroni (2020 : § 18) nous appelons de nos vœux. Approcher scientifiquement les processus de transposition didactique des techniques narratologiques au sein des pratiques d’enseignement et d’apprentissage répond, en effet, à l’invitation d’Habermas de «[reprendre la] technique au sein du monde vécu de la pratique» (2015 : 87). De la sorte, plusieurs écueils peuvent être évités, parmi lesquels :
- - Celui de la (re)production et de la diffusion d’un «rapport rituel-fétichiste à des œuvres moribondes» (Chevallard, 1997, § 9) tout d’abord. À ce propos, soulignons le fait que si ces «œuvres» peuvent relever de textes ou de systèmes théoriques, cette différence n’empêche pas que leur transposition puisse soulever des problèmes analogues. L’essentialisation des normes et des valeurs qui président, sur un plan axiologique, à la réputation littéraire de (corpus de) textes peut être mise en correspondance avec ce qui, sur un plan cette fois scientifique, prend la forme d’une conception applicationniste des rapports entre théories du texte, concepts, techniques et pratiques d’enseignement.
- - Corrélativement, approcher scientifiquement les processus de transposition didactique des techniques narratologiques au sein des pratiques d’enseignement et d’apprentissage peut aider à éviter l’écueil de la dichotomie entre «science des objets» et «science des sujets» (Ligozat et al., 2014, p. 107) dont la didactique ne s’est pas (encore ?) systématiquement défaite. Notons ici que les deux termes de cette dichotomie peuvent fonctionner comme des analyseurs des critiques adressées à la narratologie scolaire : du côté de la science des objets, on situera les positionnements savants qui appliquent sans grande précaution, sur des contenus scolaires, des considérations théoriques issues d’un autre champ; du côté de la science des sujets, on situera cette fois les positionnements caractéristiques d’une éducation à la littérature qui, s’intéressant avec raison à la question de la subjectivité, préfère néanmoins les agencements notionnels vagues (sujet lecteur, bibliothèque intérieure, texte du lecteur, etc.) à la précision formelle de concepts.
Les concepts narratologiques et les concepts didactiques, de même que les méthodes et les outils qu’ils permettent d’affiner, aident à se départir de rapports plus ou moins spontanés où s’encourt toujours le risque de confondre l’objet que l’on souhaite décrire avec l’effet qu’il a sur nous. Dans cette perspective, que l’on soit chercheur·e en didactique ou en narratologie, enseignant·e de français ou élève, le concept, la méthode et l’outil font donc partie des moyens que nous avons à disposition pour nous déplacer à travers les dimensions personnelles, interpersonnelles, transpersonnelles et impersonnelles qui structurent l’ensemble des activités humaines (Clot 2008 : 180). Ainsi peut-on apprendre à contribuer, chacun·e à sa manière, ainsi qu’à la manière d’autrui, à leur histoire – à notre histoire.
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«Je comprends…
Si ces hommes sont heureux, malgré tout, au sortir de l’enfer, c’est que, justement, ils en sortent. Ils reviennent, ils sont sauvés. Une fois de plus, la mort, qui était là, les a épargnés» Barbusse ([1917] 2014 : 108).
Pour citer l'article
Bruno Védrines & Yann Vuillet, "La narratologie scolaire, objet de descriptions et de critiques", Transpositio, n°6 Les outils narratologiques pour l'enseignement du français : bilan et perspectives, 2023https://www.transpositio.org/articles/view/la-narratologie-scolaire-objet-de-descriptions-et-de-critiques
Voir également :
Fragments herméneutiques et phénoménologiques pour une actualisation narratologique en didactique de la (trans)fiction
LIMINAIRE Dans l’introduction de son ouvrage Les rouages de l’intrigue, Raphaël Baroni (2017) reconnait sans ambages avoir fondé sa proposition épistémologique et didactique de renouvellement narratologique sur des œuvres issues du canon littéraire, plutôt que sur un corpus davantage contemporain et notamment lié au phénomène avéré de Transmedia Storytelling (Jenkins, 2007; Jenkins, Ford et Greene, 2013), cela à son corps défendant
Fragments herméneutiques et phénoménologiques pour une actualisation narratologique en didactique de la (trans)fiction
LIMINAIRE
Dans l’introduction de son ouvrage Les rouages de l’intrigue, Raphaël Baroni (2017) reconnait sans ambages avoir fondé sa proposition épistémologique et didactique de renouvellement narratologique sur des œuvres issues du canon littéraire, plutôt que sur un corpus davantage contemporain et notamment lié au phénomène avéré de Transmedia Storytelling (Jenkins 2007; Jenkins, Ford et Greene 2013), cela à son corps défendant:
J’ai donc exclu à la fois les productions romanesques des siècles précédents, les œuvres qui appartiennent à la littérature dite «populaire», et d’autres médias dans lesquels l’intrigue occupe une place centrale: le théâtre, le cinéma, les séries télévisées, la bande dessinée, les pratiques ludiques ou vidéoludiques, voire l’interaction entre ces différents médias, qui correspond à ce phénomène qu’Henry Jenkins a récemment baptisé le «transmedia storytelling». Il ne faudrait pas conclure de cette exclusion à un défaut d’intérêt de ma part ou à un mépris pour ces objets. Bien au contraire, je suis convaincu qu’il est nécessaire d’ouvrir l’étude du récit à l’ensemble des formes narratives, qu’elles soient élitistes ou populaires, expérimentales ou conventionnelles, littéraires ou extralittéraires, verbales ou visuelles, analogiques ou numériques (Baroni 2017: 19).
C’est en reprenant à mon compte la toute dernière proposition de l’extrait qui précède que je souhaite contribuer, dans ce bref essai, à une défense étayée, didactique et surtout actualisée de la problématique contemporaine du recours aux moyens et outils1 narratologiques en classe de français/littérature, cela à partir du cas précis du contexte pédagogique qui prévaut actuellement au Québec. La très persistante (r)évolution médiatique n’est pas sans générer certaines frictions socioculturelles entre groupes et sous-groupes sociaux de plus en plus réseautés, c’est-à-dire préoccupés par leurs intérêts mutuels propres (Jenkins, Ford et Greene 2013; Grumbach 2022; Lacelle, Acerra et Boutin 2023). Cette transformation progressive de l’espace de médiatisation de l’imaginaire et de la pensée (Gervais, 2023) ne cesse de générer, dans sa foulée, de nouvelles formes, souvent hybrides, du récit littéraire (Bootz 2011; Bouchardon 2014; Brunel, Quet et Massol 2018; Brehm et Lafleur 2019). De telles métamorphoses, qui vont de l’emprunt plutôt cavalier à certains fleurons de la tradition littéraire jusqu’à de radicales délinéarisations2 augmentées du temps et de l’espace narratifs, imposent, il me semble, une réelle ouverture des corpus narratifs mobilisés en enseignement du français. En cette époque de tous les possibles, ou presque, en matière de fiction (ré)inventée, un recours, même des plus modestes, à la narratologie contemporaine et à certains de ses outils, par exemple la mise en abîme de l’intrigue, semble nécessaire, voire incontournable, afin d’aider les lecteur·rice·s - en formation ou non - à mieux participer à toutes ces nouvelles expériences du récit (Jenkins, Ito et Boyd 2013; Serafini 2022) et, surtout, à en faire véritablement sens.
Le développement fulgurant des chaînes médiatiques spécialisées telles Netflix, Amazon Prime Video, HBO ou Disney+ ou, tout aussi frappant, celui de la transfiction (St-Gelais 2011), qui s’incarne dans une multitude de formes allant de l’adaptation classique (album illustré, bande dessinée, théâtre, cinéma, etc.) à la fanfiction la plus marginale, en passant par le jeu vidéo ou le comic-con, implique nécessairement une démocratisation des expériences de la fiction narrative. Comment la classe de français/littérature, traditionnellement dédiée à l’analyse du récit3 pourrait-elle logiquement faire l’impasse sur un tel développement? Cela lui permettrait, par la même occasion, de s'inscrire logiquement dans le mouvement actuel de révision de la narratologie classique.
1- Les programmes québécois sous la loupe narratologique
Souhaiter le renouvellement de l’enseignement/apprentissage du récit contemporain de fiction (Baroni 2017; Brunel et Bouchardon 2020; Dufays 2023; Dufays et Brunel 2023) en classe de français, à partir notamment d’un corpus davantage en correspondance avec ses formes actuelles et à venir, présuppose que les pratiques didactiques qui incarnent les contenus des instructions officielles en matière de narratologie soient minimalement l’objet d’une certaine cure de jouvence. C’est du moins le cas spécifique du Québec, où lesdits programmes de français n’ont plus été mis à jour depuis 1994 au collégial, 2001 au primaire et 2006 au secondaire… On constate alors, dans leur appareillage narratologique respectif, la présence d’éléments assurément familiers, car susceptibles d’incarner une certaine rigidité formaliste.
La figure 1 qui suit synthétise assez efficacement les éléments de contenu narratologique (compétences, savoirs, outils, approches préconisées etc.) promulgués en contexte québécois au primaire et au secondaire. Sans surprise, on y retrouve les usuels «éléments constitutifs d’une histoire», «suite d’évènements», «quête d’équilibre», «schéma narratif», «cohérence et organisation» et autre «justification», autant d’items conceptuels qui imposent une approche surplombante, voire carrément structuraliste, du système narratif, et ce, tout au long du parcours scolaire québécois.
Figure 1. Un extrait de la Progression des apprentissages au secondaire (MÉLSQ, 2011) |
Dans la foulée, un examen encore plus minutieux des programmes québécois, ainsi que des progressions des apprentissages qu’on leur a associées, du moins au primaire et au secondaire, permet très rapidement d’en arriver au constat manifeste, car univoque, que les savoirs et approches didactiques liés à la narratologie y demeurent foncièrement formalistes. Cette approche traditionnelle des formes, structures et caractéristiques du récit de fiction repose effectivement sur les conventions d’un formalisme littéraire fortement arrimé aux propositions conceptuelles des Propp, Greimas, Stanzel, Todorov, Genette, Bremond et consorts. Dans ce sens, cette focalisation persistante sur le formalisme narratif4, aussi bien en réception littéraire qu’en production de fiction narrative, semble correspondre, grosso modo, à la situation qui prévaut encore dans les milieux éducatifs formels, comme le rappelle Baroni:
L’un des succès imputables à la narratologie formaliste tenait à sa capacité de forger des outils aisément mobilisables, permettant de décrire, plus ou moins objectivement et avec un vocabulaire standardisé, la manière dont les textes narratifs se structurent. Ce rendement heuristique a permis à ces outils [de] se pérenniser dans les pratiques d’enseignement: schéma actantiel, schéma quinaire, prolepses, analepses, temps, voix et modes du discours font désormais partie de la vulgate enseignée aux apprentis lecteurs (2017: 17)
On pourrait donc arguer que la destinée de la didactique du récit de fiction, sous l’influence des contingences naturelles de la pratique enseignante québécoise, s’est très rapidement métamorphosée en véritable enseignement/apprentissage d’une grammaire narrative, à l’instar de la très forte ascendance, en didactique de l’écriture, du poids constant des normes et usages grammaticaux. Conséquemment, on a vu se démultiplier en classe de français/littérature, aussi bien au primaire qu’au secondaire, les situations d’évaluation – très majoritairement sommatives – où l’élève québécois devait (re)produire, à l’aide des outils narratologiques formalistes, des discours très fortement attendus. En somme, au cours des cent dernières années, on serait passé au Québec, en matière de narratologie scolaire, d’un premier discours didactique fondé sur l’imitation du canon littéraire (Melançon, Moisan et Roy 1988) à un second, officiellement en rupture avec le premier, mais finalement – et paradoxalement – toujours «reproductif»: «…il [ l’élève ] est invité à s’inspirer des textes lus ou entendus pour, à son tour, construire un univers dans lequel il campera une mise en intrigue» (MÉLSQ 2011).
Je nuancerai quelque peu, toutefois, un constat qui peut paraitre sans appel. En effet, on retrouve certes, dans les instructions officielles du ministère de l’Éducation du Québec, quelques éléments qui peuvent être associés à une approche postclassique5 (Herman 1997; Prince 2008; Sternberg 2011, Baroni 2017) – post formaliste et post structuraliste –, de la narration de fiction. Il y est bel et bien question, par exemple, de la notion de «mise en intrigue». On souhaite visiblement que l’élève adopte une sorte de méthodologie narrative qui repose d’abord et avant tout, j’insiste, sur la reproduction formelle et sans doute monolithique du récit, évaluation oblige, plutôt que sur son analyse approfondie, ses potentialités, son éventuelle déconstruction, etc.
On demeure donc toujours loin du projet de Gerald Prince (2006): «au moyen de nouveaux instruments, de corpus élargis et d’inflexions originales, la narratologie post-classique nous encourage à identifier ou à (ré)examiner différents aspects du récit et à les (re)définir et les (re)configurer». Aucune proposition des textes officiels du Québec évoque, par exemple, la «curiosité», la «tension», les «voix» ou les «modes» narratifs (Baroni 2017 et 2020), pas plus que la «fonction» et la «signification» de la narration, le «récit comme processus» ou son «incorporation de la voix du lecteur/récepteur» (Prince 2006 et 2008).
Il semble toutefois inévitable que, sous l’influence de l’évolution massive du paysage techno médiatique, des enseignant·e·s québécois·e·s aient intégré, implicitement, certaines notions profanes, du moins aux yeux de notre ministère, ou même académiques, qui peuvent être associées à la narratologie post formaliste. Je pense, par exemple, à la relative montée en force, dans plusieurs classes de fin du secondaire, de l’autofiction et du récit autobiographique. Ces derniers aspects renversent, ou du moins questionnent, nombre de principes, codes et procédés narratifs classiques, comme le souhaite explicitement Prince, et interpellent de plus en plus la multimodalité sémiotique, notamment en contexte numérique (Brunel 2012; Lacelle, Boutin et Lebrun 2017), comme véhicule du récit (Florey, Jeanneret et Mitrovic 2019).
Espérons surtout que le tout récent rappel – juin 2023 – des programmes de français du primaire et du secondaire par l’actuel ministre de l’Éducation constituera, pour la didactique de la littérature en contexte québécois, l’occasion tant attendue de convaincre les autorités concernées de procéder enfin à un ajustement sensible des contenus des instructions officielles en matière de narratologie contemporaine. Entre rapport intuitif et rapport formaliste au récit (Baroni 2017; David 2014), ladite refonte sera l’occasion, cela s’impose, d’inscrire par exemple le recours à des outils narratifs contemporains au sein du cursus québécois. Il en va, au bout du compte, des dispositions de l’élève à (re)penser son imaginaire intrinsèque afin que celui-ci corresponde toujours mieux aux valeurs, attentes et appréhensions de son devenir (Gervais 2018).
2- Le labyrinthe comme métaphore narratologique: Vic, phénomène d'interaction narrative
Au-delà donc des écrits épistémologiques, conceptuels et ministériels, il me semble fondamental de réfléchir – notamment de façon phénoménologique (Boccaccini 2023; Dufourcq 2014) – aux ancrages pragmatiques d’une tension narrative (Baroni 2020) qui doit nécessairement justifier une certaine mobilisation – qu’elle soit formelle ou implicite – des outils proposés par l’actuel mouvement de rénovation de la narratologie. Il en va de sa contribution, notamment didactique, à la dynamique évolutive des imaginaires contemporains. Pour ce faire, j’aimerais brièvement convoquer, en deux courts tableaux (figures 2 et 3), la description synthétique d’un cas de lecteur empirique (Ahr 2010; Guillemette et Cossette 2006; Louichon 2009), bref, un phénomène individuel (Dufourcq, 2014) d’interaction narrative.
Figure 2. Un phénomène d’interaction narrative (Vic, partie I) Vic, 53 ans et parfois qualifié d’adulescent attardé, gagne très bien sa vie grâce notamment à sa maitrise relevée de la réception (lecture). En début d’adolescence, on lui impose, en classe de français, la lecture de La communauté de l’anneau, tome premier du Seigneur des anneaux de l’écrivain J.R.R. Tolkien. D’abord rebuté, il se laisse lentement prendre au piège des rouages de l’intrigue (Baroni, 2017). Narrativement séduit, Vic se tourne alors vers Les deux tours et Le retour du roi, deuxième et troisième tomes du roman, puis vers son adaptation théâtrale avec marionnettes géantes, puis encore une autre en dessins animés, puis une relecture complète de l'œuvre, puis Bilbo le Hobbit. Sans surprise et deux décennies plus tard, il profite pleinement des adaptations au grand écran de ces romans canoniques, du moins dans le registre fantastique. Toutefois, et durant tout ce temps, un texte narratif beaucoup plus colossal, réputé labyrinthique, mythique, voire inextricable, attire Vic sans qu’il ne se sente capable d’y entrer… |
«Plus qu’un simple lieu imaginé, le labyrinthe est un imaginaire» écrit B. Gervais (2008: 23). Si cela se confirme, tel que nous le pensons, la conjugaison de la mécanique et de l’essence de l’intrigue narrative propre aux œuvres de fiction est une sorte de labyrinthe de l’imaginaire, un monde possible parmi des mondes possibles – Possible Worlds – (Pavel 1988; Ryan 1991; Schaeffer 1999; Bell et Ryan 2019; Lavocat 2019; Bell 2019; Martin 2019). Tolkien, en l'occurrence, ne viendra jamais à bout de son imaginaire labyrinthique, finalement rejoint par le minotaure temporel. En effet, il faudra plusieurs décennies à son fils Christopher pour achever son Possible World. Or une véritable fin est-elle narrativement souhaitable ? «Le labyrinthe et la fin se rejoignent dans leur capacité à faire entendre nos appréhensions les plus graves sur le monde et son destin» (Gervais 2008: 197). Au-delà de ce questionnement en spirale, il n’en demeure pas moins que les récepteur·rice·s de la fiction narrative en arrivent invariablement, quelle que soit l’intrigue à dénouer, au même dilemme narratif: sortir du récit ou le prolonger aussi longtemps que possible, briser le cycle ou le faire durer.
Figure 3. Un phénomène d’interaction narrative (Vic, partie II) Novembre 2022. Vic s’est enfin décidé: il ouvre son édition anglaise de The Silmarillion. Heureux hasard, il tombe sur la carte – en insertion – du royaume mythique de Beleriand. Il entre dans l’archi labyrinthe de Tolkien: son legendarium. Plus d’une année passe et Vic y est toujours. Il dispose toutefois d’un support techno numérique qui lui permet d’évoluer, plus ou moins subjectivement, à travers un faisceau très complexe de nœuds, tensions et rouages trans narratifs. En effet, Vic se tourne vers The Nerd of the Ring, un booktubeur qui, comme son nom le laisse entendre, se révèle exégète du legendarium. Dans la foulée, Vic découvre The Tolkien Gateway, un wiki dédié aux mondes possibles de l’univers tolkienien. Il décèle aussi une présentation vidéo de L’atlas de la Terre du Milieu, cartographie de la géographie imaginée par Tolkien, puis se procure l’ouvrage en question. Insatiable, ou presque, Vic amplifie alors son intense déambulation narrative: lectures du Silmarillion en traduction française6, de la carte du Beleriand7, de La chute de Gondolin8, de Beren et Luthien9, de The Making of Middle-Earth. The Worlds of Tolkien and The Lord of the Rings10 et même d’un très universitaire Tolkien et les sciences11. Vic s’enfonce de plus en plus loin dans un espace-temps transfictionnel où des points de repère narratologiques se révèlent indispensables. |
La description de ce cas, tout à fait réel, de récepteur reconnu comme expert, mais volontairement captif du legendarium tolkienien, cherche à exemplifier le plus clairement possible, malgré sa singularité apparente, la prévalence confirmée de l’imaginaire – et donc du récit – comme besoin intrinsèque de l’existence (Gervais 2008; 2018; 2023). Un état de fait qui présuppose nécessairement un recours, même infime, à la narratologie, à ses outils et/ou à ses accointances épistémologiques lorsqu’on se retrouve plongé dans tout labyrinthe narratif, quelle qu’en soit l’envergure.
De là à amorcer l’actualisation du socle narratologique en classe de français/littérature, il n’y a, il me semble, qu'une distance millimétrique à franchir. Un tel devoir didactique semble d’autant plus évident et fondamental dans un contexte social que l’on devrait qualifier, désormais, de posthumaniste (Braidotti et Hlavajova 2018; Boutin 2019), et ce, dans le sens précis d’un «au-delà de l’humanisme» qui ne rejette en rien ce dernier et qui, surtout, relativise davantage le rôle de l’humain au sein de l’écosystème global (Besnier 2009; Braidotti 2013; Baquiast 2014). Y cohabitent maintenant, en guise d’illustration, des pratiques analogiques et/ou numériques du récit où la démultiplication, l'hybridation, la mise en communauté par réseau, le moissonnage par algorithme et la virtualisation entrent dans le jeu omniscient de la fiction narrative (Bouchardon 2014; Brunel 2021; Grumbach 2022; Lacelle, Acerra et Boutin 2023).
Or à quoi pourrait donc ressembler cette actualisation posthumaniste que je souhaite vivement à la classe de français/littérature québécoise, notamment en matière de narratologie? Les lignes qui suivent esquisseront, encore trop sommairement car la réflexion disciplinaire reste en ébullition, les grandes lignes d’un projet à consolider collectivement.
3- Quelles épistémologies, quels outils, quelles dispositions?
Spéculative il y a encore quelques années, force est de constater, à partir de l’exemple du récepteur Vic, que la théorie des mondes possibles en fiction correspond désormais à des pratiques réelles et signifiantes de la fiction narrative. Ces dernières sont d’ailleurs exacerbées par l’omniprésence du numérique qui les propulse dans des directions toujours plus inédites et novatrices (Bouchardon 2014; Brunel et Bouchardon 2020). Pour ces raisons éminemment pragmatiques, elle devrait être convoquée en enseignement formel du récit. De tels mondes possibles, en tant qu'univers fictionnels autonomes, possèdent chacun une valeur plausible et potentielle de vérité – une ontologie – qui transcende le monde fictif sous-tendu par l’articulation concrète de la narration (Pavel 1988).
D’ailleurs, Alice Bell (2019) fait remarquer que les fictions numériques se nourrissent assez systématiquement de cette ambiguïté ontologique, utilisant le virtuel numérique pour se jouer constamment de la frontière entre fiction et réalité. En fait, il m’apparait manifeste que les univers narratifs ontologiquement crédibles, par exemple le fameux legendarium de Tolkien, font mouche précisément parce qu’ils rendent plausible toute la densité de leur réseau propre d’intrigues par la création interne d’un ensemble de lois intelligibles qui respectent en tout temps l’intelligence (Martin 2019) tout comme l’imaginaire (Gervais 2023) et la subjectivité des lecteur·rice·s.
Toujours dans cette veine de l’ontologie narrative, Lavocat (2019) démontre comment, dans les multivers à vocation ludique, les environnements «multijoueurs» et les jeux à joueur unique, la trame narrative est constamment refaçonnée, remodelée, remixée par l’interaction de l’acteur – le récepteur/producteur – avec l’intelligence artificielle qui régit l’ensemble du récit-jeu. Ces «néo» formes de la narration, et toutes celles à venir, nécessitent donc qu’on ait recours à des clés narratives de compréhension et d’intégration – en élaboration – qui s’éloignent, sans toutefois les rejeter, des seuls outils formalistes et structuralistes – lire… humanistes – et qui, surtout, permettent aux lecteur·rice·s de mieux discerner et disséquer le sens qui y est mis en jeu (Prince 2006).
D’autre part, une didactique revampée de la littérature devrait nécessairement convoquer davantage des propositions conceptuelles résistantes, objectivantes et oh combien actuelles, mais fortement marginales en classe, du moins au Québec. Il est avéré, par exemple, que l’identification et surtout la prise en considération, par les lecteur·rice·s et/ou producteur·rice·s de récits, des stéréotypes narratifs facilitent, densifient et relancent leurs pratiques de la fiction (Brehm et Lafleur 2019; Dufays et Kervin 2010 et 2020; Dufays, Gemenne et Ledur 2015).
Je retiens d’abord, sans aucune surprise, la transfiction / transfictionnalité (Besson, 2007; Ryan, 2007; St-Gelais, 2011), appelée Transmedia Storytelling (Jenkins, 2007; Jenkins, Ford and Green, 2013) dans le monde anglo-saxon. Autant pour sa pertinence en tant que telle que pour son apport à une approche postclassique de la narratologie, la transfiction permet notamment de 1- cartographier la trajectoire (multi)médiatique d’un récit premier qui génère toute une arborescence de récits seconds, tiers, etc., 2- identifier et analyser les métamorphoses que les récits de ce nouveau réseau – et leurs différentes composantes narratives (tension, voix, modes, processus, etc.) proposent au récepteur, 3- relancer éventuellement cette chaîne d’histoires filiales par la production, grâce à différents outils narratifs, de nouvelles intrigues, de nouveaux cadrages et séquences, de nouvelles narrations, tensions, et dualités, etc. D’ailleurs, une seconde proposition qu’il me semble importante d’appeler en classe permet d’explorer avec encore plus de finesse et de profondeur l’évolution narrative des différentes œuvres de (trans)fiction: la mimèsis aristotélicienne (Ricoeur 1983; Baroni 2010), associée à la stéréotypie littéraire (Dufays 2010; Dufays et Kervyn 2010 et 2020; Daignault 2010; Connan-Pintado 2019). On pourra évidemment réserver pour le second cycle du secondaire un tel regard analytique sur la (re)production par leur appropriation, par exemple, de la diégèse, de l’intrigue et autres tensions.
En fin de parcours primaire, il serait même souhaitable de densifier cette longue et lente exploration de l’imaginaire, amorcée avant même le début de la scolarisation, voire dès le berceau, par une approche de lecture dialogique, qui tente précisément, et progressivement, d’aider les élèves à mieux discriminer, notamment à partir du matériel narratif et de ses différents outils, la vraisemblable objectivé de ce qui relève plutôt du fictif12. Dans ce cas précis, on suggère de discuter, à partir des récits de (semi)fiction historique, des différents rapports qui s'inscrivent entre discours savants et discours profanes dans l’élaboration de la mémoire et de la conscience collectives (Éthier et Lefrançois 2021). Bref, ces quelques approches ont chacune le mérite de proposer aux élèves une riche grille réflexive qui, adéquatement transposée en didactique de la fiction narrative, peut réellement contribuer à consolider leur rapport individuel et partagé aux récits qu’ils croisent tout au long de leur parcours scolaire, certes, mais aussi de leur vie adulte.
Une toute dernière piste d’émulation mérite, à mon avis, son paragraphe: la multimodalité13 narrative (Lacelle, Boutin et Lebrun, 2017; Serafini 2022). Rappelons d’abord les propos visionnaires de David Herman lorsqu’il précisait que «la narratologie peut maintenant s’employer pour désigner toute approche raisonnée de l’étude du discours narrativement organisé, qu’il soit littéraire, historiographique, conversationnel, filmique ou autre» (Herman 1997: 27).
Évoquant implicitement les travaux fondateurs du New London Group (1996), Herman ouvre ainsi la porte à la rencontre de l’épistémologie narratologique avec la sémiotique sociale. Comme le démontre Kress (1997; 2010) et tou·te·s les autres chercheur·euse·s qui le suivront, les unités de sens sont intrinsèquement polymorphes et les registres de signes qui les constituent interagissent pour mieux concrétiser et véhiculer le sens, et ce, aussi bien du côté sensoriel-perceptif que de manière cognitivo-affective. La transaction du sens entre les individus repose alors sur les différentes ressources sémiotiques, qui servent de véhicule aux modes porteurs du sens. Tous les récits du désormais vaste spectre narratif, qu’ils soient «traditionnels», davantage contemporains ou de l’extrême avant-garde, n’échappent plus à cette dynamique formelle intrinsèquement sémiotique et, dans ce sens, le travail de décryptage, de compréhension et d’intégration des signes, codes, modes et langages (Lacelle, Acerra et Boutin 2023; Serafini 2022) ne peut vraiment être accompli qu’avec la convocation de l’appareil conceptuel et des outils d’une narratologie actualisée.
Conclusion
Le lecteur en formation – formelle ou informelle – a plus que jamais besoin, en cette époque où pullulent tous les imaginaires (Gervais 2018) et encore tant d’autres à venir en autant de métavers (Lacelle, Acerra et Boutin 2023), de repères narratologiques. L’enseignement/apprentissage de la fiction narrative doit alors léguer à ce récepteur (inter/hyper)actif d’indispensables moyens de compréhension, certes, mais aussi de réaction et surtout d’engagement réel avec le fait fictionnel, car il en va de son rapport au monde qui a été, qui est, et qui, bien sûr, vient. Bref, son rapport au temps comme triple expérience du récit narratif (Picard 1989; Florey et Cordonier 2020): déchiffrement, fictionnalisation et mise hors-temps (mythification) du temps. Voilà, à mon humble avis, l’un des devoirs disciplinaires parmi les plus pressants pour le champ disciplinaire concerné.
Or il ne faudrait surtout pas se contenter de reproduire – assez bêtement – les pratiques cristallisées du passé à l’occasion d’une telle reconfiguration de la didactique du récit, c’est-à-dire remplacer, sans considération à l’égard de l’histoire scolaire des dernières décennies, une «grammaire» par une autre. Le préfixe post, dans «posthumanisme» comme dans «narratologie post classique», implique, j’ose le rappeler, de façon intrinsèque, et à partir des acquis d’hier et de jadis, de faire plus et surtout de faire mieux. Je ne voudrai jamais, personnellement, d’une classe de littérature où les élèves seront évalués, encore et toujours, en fonction de leur seule capacité à accumuler et à recracher sans raisonnement ancré, ni signifiance réelle pour leur propre imaginaire, des savoirs narratologiques manifestement déconnectés, tout aussi postclassiques qu’ils soient. Mieux vaudra alors, pour l’imaginaire individuel, de se perdre sans fin dans le labyrinthe de son choix.
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Pour citer l'article
Jean-François Boutin, "Fragments herméneutiques et phénoménologiques pour une actualisation narratologique en didactique de la (trans)fiction", Transpositio, n°6 Les outils narratologiques pour l'enseignement du français : bilan et perspectives, 2023https://www.transpositio.org/articles/view/fragments-hermeneutiques-et-phenomenologiques-pour-une-actualisation-narratologique-en-didactique-de-la-trans-fiction
Voir également :
Place(s) et fonction(s) de l’image dans la lecture de fictions historiques pour la jeunesse en français
Cet article propose une analyse documentaire et compréhensive de la place et de la fonction de l’image lors de la lecture de Sobibor de Jean Molla et de La Cour aux étoiles d’Evelyn Brisou-Pellen au Secondaire I.
Place(s) et fonction(s) de l’image dans la lecture de fictions historiques pour la jeunesse en français
Introduction
Dans la rubrique «Apprécier et analyser des productions littéraires diverses» (L1 35), le Plan d’études romand (2012) indique que cette dimension se travaille notamment «en découvrant des caractéristiques esthétiques (graphisme, mise en pages, …)» et «en prenant en compte la forme éditoriale et le paratexte». Aussi pouvons-nous à juste titre nous demander si et comment ces prescriptions sont effectivement mises en œuvre dans les classes lors de la lecture de textes. De quelle manière l’objet-livre et les images qu’il peut contenir sont-ils pris en compte dans l’enseignement de la littérature? Plus largement, nous nous intéressons ainsi à la manière dont les relations textes-images, tant au niveau éditorial que dans l’activité enseignante, nous disent quelque chose de la littérature scolarisée (Louichon 2018) et enseignée.
L’objet qui nous occupe est la fiction historique pour la jeunesse, que l’on peut considérer comme une forme particulière de roman historique, qui se caractérise par «une visée plus spécifiquement didactique», qui vise à «transmettre un savoir historique sur une époque, des évènements, des personnages» (Louichon 2016: 14). Cette dimension a un impact conséquent sur son utilisation dans le cadre de la discipline Français. Brunel a par exemple relevé que les enseignants de Français visent
[…] des objectifs de connaissances historiques plutôt que littéraires, et […] condui[sent] des dispositifs plus proches des tâches scolaires de la discipline Histoire que du Français (2013: 234).
De la même manière, Raimond note que
l’enseignant de Français semble en effet se substituer parfois à l’enseignant d’Histoire en utilisant le texte comme un réservoir de connaissances historiques (2018:147).
Pourtant, la réception de ce genre de texte, c’est-à-dire «un outil sémiotique historiquement et culturellement forgé» (De Pietro & Schneuwly 2003: 34), relève bien d’enjeux qui sont ceux de la discipline Français. Le roman historique s’inscrit dans l’activité langagière «raconter1»: il s’agit d’un récit fictif vraisemblable, qui se situe à une époque que l’auteur n’a pas connue, et qui doit s’appuyer sur des sources pour la reconstruire. Cela détermine la responsabilité de l'auteur «dans l’acte d'énonciation, c'est-à-dire en somme l'autorité que l’on peut lui reconnaître dans son rapport au réel et donc la créance et la confiance à lui accorder» (Védrines 2020: 48). Peyronie insiste sur la connaissance indirecte du contexte historique par l’auteur:
[…] est roman historique tout récit romanesque dont l’action se situe à une époque nécessitant pour son auteur un relais historiographique (2000: 280).
Pour le dire autrement, la situation de communication du roman historique implique une certaine prudence quant à l’usage du genre au service de la construction de savoirs historiques. En revanche, il peut constituer un objet singulièrement intéressant dans la discipline Français, notamment lors d’un travail sur le rapport au référent et le rôle du paratexte dans l’identification de certaines caractéristiques génériques. Il nous semble dès lors particulièrement opportun d’interroger comment le rapport texte-image participe de ce rapport au référent et de la circonscription de la situation de communication du texte, et comment l’image peut mettre à l’épreuve le texte et ses lectures possibles.
Notre objectif est la description et la compréhension des pratiques d’enseignement de la littérature au niveau Secondaire I du point de vue de la didactique de la discipline Français. Nous mobilisons ainsi le cadre théorique de la transposition didactique (Chevallard 1985) pour appréhender le passage de l’objet de savoir à l’objet à enseigner (transposition didactique externe), et de l’objet à enseigner à l’objet effectivement enseigné (transposition didactique interne). Ainsi, nous nous demandons de quelles manières, et avec quels objectifs, l’image est mobilisée au niveau de la transposition didactique externe et de la transposition didactique interne. Comment accompagne-t-elle le texte à lire? Est-elle mise au service de savoirs relatifs à l’Histoire et/ou à des connaissances historiques? Participe-t-elle de la compréhension du texte et de sa situation d’énonciation, et de la construction de savoirs relatifs à l’enseignement de la littérature? En outre, comment s’intègre-t-elle dans le déploiement des dispositifs d’enseignement? Pour répondre à ces questions, nous allons en premier lieu préciser notre ancrage théorique et nos choix méthodologiques, puis nous passerons à l’analyse de la transposition didactique externe et de la transposition didactique interne grâce à deux séquences d’enseignement de Français recueillies entre 2020 et 2021.
Cadre théorique et problématisation
Notre cadre théorique repose sur le concept de transposition didactique (Chevallard 1985; Schneuwly 1995; Bronckart & Plazaola Giger 1998), c’est-à-dire le passage d’un objet de savoir en objet à enseigner, puis en objet enseigné. Nous la mobilisons dans une double perspective: d’abord bourdieusienne, nous considérons que les savoirs sur la littérature sont caractérisés par les espaces sociaux qui les produisent. Ces espaces revendiquent notamment une légitimité à déterminer ce qui relève ou non de la littérature. Nous pouvons ainsi identifier l’espace des études littéraires académiques, celui du champ littéraire proprement dit (écrivains, éditeurs, prix littéraires, etc.) et celui de l’école. Notre perspective est ensuite sociohistorique, et permet de décrire l’épaisseur historique du processus de fabrication de l’enseignable, processus marqué par la disciplinarisation, c’est-à-dire l’organisation des savoirs en disciplines au sein du système scolaire (Schneuwly & Ronveaux 2021), et par la sédimentation, c’est-à-dire la persistance de certaines pratiques traditionnelles d’enseignement dans les nouvelles pratiques. D’autre part, nous effectuons une distinction entre la transposition didactique externe (désormais TD externe) et la transposition didactique interne (désormais TD interne) (Petitjean 1998): la première transforme l’objet de savoir en objet à enseigner, tandis que la seconde est aux mains des enseignants, qui transforment l’objet à enseigner en objet effectivement enseigné.
Nous avons mis en évidence dans notre travail doctoral (Boër 2023) une forme de brouillage générique dans la transposition didactique externe au niveau de l’espace des recommandations (Reuter 2004). Ce brouillage se caractérise par une labellisation sous l’étiquette «roman historique» de textes relevant d’activités langagières et de situation de communication pourtant distinctes (par exemple le Journal d’Anne Franck, Mon ami Frédéric d’Hans Peter Richter, ou encore Inconnu à cette adresse de Kressman Taylor). Ce phénomène peut s’expliquer en partie par la scolarisation en soutien de la discipline Histoire des fictions historiques pour la jeunesse. En effet, si celles-ci avaient pour objectif, au début de l’école républicaine, d’accompagner la formation d’un futur citoyen et de développer l’amour de la patrie, depuis la deuxième moitié du XXe siècle ces fictions sont produites et scolarisées en lien avec les programmes d’Histoire (Manson 2013). Le développement de l’enseignement de questions mémorielles au début des années 2000 est concomitant à une nouvelle production éditoriale de fictions pour la jeunesse consacrées aux évènements violents du XXe siècle (Finet 2019). Sur le plan de la disciplinarisation, cela conduit à des difficultés dans les pratiques des enseignants de Français à voir le roman historique autrement que comme un objet au service de l’enseignement de savoirs historiques (Brunel 2013; Raimond 2018). Le roman historique devient ainsi dans les pratiques scolaires synonyme de «récit historique», un objet aux contours flous, avec un accent porté sur le référent, au détriment de la situation de communication du texte. Notons qu’au niveau des prescriptions officielles, le PER (2012) utilise le terme «récit historique», qui est conseillé dans le regroupement de genres du texte qui raconte au Secondaire I.
Lors de la lecture d’un roman historique en Français, quelles sont les dimensions du genre qui bénéficient d’un recours à l’image? Au niveau de la mise en texte, quelle sémiotisation de l’image est réalisée par le processus éditorial? Comment est-elle articulée avec le texte et les protocoles de lecture qui y sont déposés (Chartier 1985)? Au niveau de la transposition didactique interne, comment les enseignants mobilisent-ils l’image, pour la mettre au service de quels savoirs?
Méthodologie
Nos données sont constituées par deux séquences de Français dispensées dans deux classes du secondaire I en Suisse francophone, l’une dans le canton de Genève et l’autre dans la partie francophone du canton de Berne. Ces deux séquences ont été transcrites selon les conventions d’usage, et réduites grâce à la constitution de synopsis (Schneuwly et al. 2006). Les documents réalisés par les enseignants et distribués aux élèves ont également été recueillis et ont fait l’objet d’une analyse.
Au niveau de la transposition didactique externe et de la description de l’objet didactisé, nous analysons la matérialité éditoriale (Aeby Daghé 2014) des textes singuliers sélectionnés par les enseignants. En effet, selon Aeby Daghé,
prendre en compte la matérialité du texte, c’est donc considérer que les traces de l’insertion du texte dans un support disent quelque chose des pratiques de lecture en classe et leur confèrent un statut de pratique créatrice, inventive, productrice (2014: 56).
Nous tâchons ainsi de reconstruire les éventuels protocoles de lectures déposés dans l’objet culturel par le rôle conféré à l’image dans le processus de l’édition (Chartier 1985/2003), et les significations que les enseignants de Français peuvent potentiellement sémiotiser. Il s’agit ainsi d’analyser les effets de sens de la matérialité des signes, dont l’horizon d’attente est déterminé par la situation de lecture dans le cadre scolaire.
Au niveau de la transposition didactique interne et de l’analyse de l’objet effectivement enseigné, nous nous intéressons à la place de l’image dans les supports réalisés par les enseignants, considérés comme une mise en texte des savoirs scolaires et préfiguration d’un parcours de lecture (Thévenaz-Christen & Leopoldoff 2014), mais aussi comme traces du geste de planification (Franck 2017). Le découpage de la séquence en activités et l’analyse du geste didactique de mise en place de dispositifs didactiques (Schneuwly 2009) nous permet également de saisir les moments d’utilisation de l’image dans la séquence.
L’image dans la transposition didactique externe
Nous avons analysé deux séquences d’enseignement de la littérature au secondaire I en Suisse francophone. La première, dans une classe de 11e Harmos (14-15 ans), est consacrée au texte Sobibor de Jean Molla. Cette fiction met en scène une jeune adolescente appelée Emma, en proie à l’anorexie, qui trouve dans les affaires de sa grand-mère le journal intime d’un soldat français chargé de l’extermination des Juifs au camp de Sobibor en Pologne. A l’intérieur du récit à la première personne de la jeune fille sont insérés plusieurs extraits de ce journal. Nous relevons que l’enseignement de ce texte comme exemplaire singulier du genre «roman historique» constitue une manifestation du brouillage générique évoqué plus haut, puisqu’il propose une narratrice contemporaine qui ne vit pas directement les évènements historiques en question, mais qui est amenée à découvrir l’implication d’un membre de sa famille dans le génocide par le biais de son journal intime. Sobibor est publié pour la première fois en 2003. Recommandé par le ministère de l’Éducation Nationale français pour le cycle 4 (Secondaire I) pendant plusieurs années, il a bénéficié en 2017 d’une réédition chez Belin/Gallimard avec un dossier pédagogique réalisé par Marianne Chomienne, agrégée de lettres modernes. C’est cette version qui a été distribuée à la classe, et que nous allons à présent décrire.
Cette édition comporte trois images, placées en deuxième et troisième de couverture. Il s’agit d’une photographie en noir et blanc de l’arrivée de déportés au camp d’Auschwitz-Birkneau en juin 1944, d’une photographie en couleur de la sculpture de l’artiste Nandor Glid au Mémorial de Yad Vashem à Jérusalem, ainsi que de la reproduction d’une planche de Tardi parue dans le journal Libération le 27 janvier 2000. Comme l’a souligné Cambier (2013), l’usage de sources photographiques dans les dossiers pédagogiques des fictions historiques consacrées à la Shoah vise à garantir l’authenticité des faits racontés. La photographie du mémorial vient souligner en complément la dimension mémorielle du texte. La planche de Tardi est particulièrement intéressante: elle se présente comme un conte (notamment par l’emploi de la formulette il était une fois), et se termine sur l’annonce de l’ouverture du Forum international sur l’Holocauste et la mémoire. La planche propose ainsi une comparaison implicite entre les responsables du génocide et les monstres des contes de fées, monstres qui s’enhardissent lorsqu’on les oublie. La dimension morale sur les dangers de l’oubli est donc particulièrement importante. Boulaire (2002) a mis en avant la proximité entre le conte merveilleux et le roman historique pour la jeunesse, proximité qui peut s’expliquer par certaines finalités morales de ces deux genres de textes, qui s’adressent spécifiquement à des jeunes lecteurs. La planche de Tardi est particulièrement significative, à la fois pour l’ancrage du texte dans le paysage des fictions historiques pour la jeunesse, mais également pour ses finalités éducatives et morales assumées. Finet (2018) nous rappelle que, dans la fiction historique pour la jeunesse sur la Shoah, et contrairement au roman historique traditionnel,
ce ne sont […] pas les personnages qui permettent d’acquérir les connaissances historiques, mais tous les dossiers et documents qui viennent compléter la fiction et qui lui donnent un caractère pédagogique (2018: 124).
Si le dossier pédagogique joue le rôle de garant de la véracité du processus de mise à mort industriel décrit dans le récit et renforce sa dimension didactique, cela sort le texte du champ de la littérature à proprement parler et dirige son usage à des fins éducatives qui dépassent l’enseignement de la littérature proprement dit. Nous pouvons aller plus loin dans notre propos en analysant comment le dossier pédagogique mobilise ces trois images. Elles font en effet l’objet de trois «lectures d’image», estampillées «Histoire des arts». Ces activités sont divisées en trois tâches: lire l’image, comparer le texte et l’image, et une tâche intitulée «à vous de créer». Sans entrer dans les détails, relevons que ces tâches sont marquées par une volonté de faire travailler l’argumentation des élèves et de pointer le message du texte. A titre d’exemple, voici la question posée dans la tâche «comparer le texte et l’image» pour la photographie du Mémorial: «Pensez-vous que la vision d’un monument commémoratif est plus efficace que la lecture d’un récit sur l’extermination? Vous justifierez votre réponse en développant au moins deux arguments» (2017: 186). Ces «lectures d’image» visent ainsi à entraîner l’élève à argumenter sur la nécessité d’entretenir la mémoire du génocide, parachevant ainsi le programme de cette édition de Sobibor, en le faisant passant de récepteur à producteur d’un discours mémoriel.
Relevons également la première de couverture de Sobibor2: il s’agit d’une photographie en gros plan d’une jeune adolescente, dont la souffrance psychique est visible. La première de couverture pointe ainsi non pas le génocide lui-même comme sujet, mais bien la souffrance de la narratrice, liée à la découverte du rôle de son grand-père dans le génocide. Le choix de cette image est également un bon révélateur de l’insertion de Sobibor dans la littérature qui s’adresse à la jeunesse, et qui veut tendre un miroir à son lecteur3, en partant de l’hypothèse que réside dans cette fonction l’intérêt dudit lecteur. Pourtant, comme l’ont souligné Jaubert et al.,
les romanciers, les éditeurs, les enseignants et certains didacticiens semblent poser comme une évidence que la fiction historique fonctionnerait par le biais de l’identification du lecteur au personnage. Or, cette affirmation demanderait à être vérifiée et peut-être surtout préalablement définie (2013: 15).
Nous constatons ainsi le rôle important que joue l’image, au niveau éditorial, d’une lecture orientée vers des fins mémorielles, une finalité explicitement voulue par l’auteur de Sobibor4. Passons à présent à l’analyse de la TD externe du deuxième texte qui nous occupe.
La deuxième séquence, donnée dans une classe de 10e Harmos (13-14 ans), porte sur La Cour aux étoiles d’Evelyne Brisou-Pellen. Publié pour la première fois en 1982, ce texte a connu de multiples rééditions, et est toujours disponible sur le marché de la littérature de jeunesse. Spécialiste du roman pour la jeunesse, Evelyne Brisou-Pellen est l’autrice de nombreux romans historiques, ainsi que de romans dont l’action est plus contemporaine. La Cour aux étoiles se déroule au XIVe siècle et met en scène un jeune serf, Renaud, qui s’enfuit de son domaine pour atterrir à Paris dans un repaire de brigand. Cette Cour aux étoiles est dirigée par Thibaud le Chevalier, qui va accompagner le jeune garçon dans son adaptation à cette nouvelle vie parisienne. Pour cette séquence, les enseignants ont travaillé avec l’édition 2019 de Rageot, qui ne comporte pas de dossier pédagogique, mais un certain nombre d’images, qui peuvent constituer des indices de lecture.
Sur la première de couverture5, deux personnages occupent la place centrale: un jeune adolescent et un personnage plus âgé, tous deux vêtus d’une façon qui évoque le Moyen Âge. Derrière eux, on distingue une foule dont deux personnages se détachent: une jeune fille brune sur la droite, et, en plus petit, un homme chauve et moustachu sur la gauche. Au dernier plan s’élancent les tours de Notre-Dame de Paris. Les vêtements des personnages indiquent le Moyen Âge, et la présence imposante de la cathédrale Notre Dame de Paris, symbole emblématique du roman historique qui se déroule au Moyen Âge6, complète la «forêt de signes» (Thaler & Jean-Bart 2002) destinée à plonger le lecteur dans l’époque concernée, avant l’entrée dans la lecture proprement dite. L’illustrateur a choisi de représenter Renaud et Thibaud avec des traits physiques plutôt semblables: ils sont tous les deux blonds, les yeux clairs, et le camaïeu de couleurs qui compose leurs tenues - gris en haut, marron en bas - est identique. Ainsi, leur ressemblance souligne leur relation père-fils symbolique, et leurs traits physiques les caractérisent comme les personnages positifs de l’histoire. Selon Boulaire (2002), dans le Moyen Âge des fictions historiques pour la jeunesse, «le type noble est parfaitement reconnaissable: blondeur, clarté du teint, traits fins, mais fermes, nez et menton volontaires, yeux clairs» (2002: 64).
La couverture ainsi que les illustrations de cette édition ont été réalisées par un illustrateur de métier, dont la notice biographique est présente sous celle de l’autrice, en dernière page. Ces deux notices sont les seuls éléments paratextuels proposés par cette édition, avec les illustrations qui escortent le texte. Celles-ci portent sur les contenus du récit (par exemple celle du chapitre 1 représente une chaumière), et leur fonction figurative accompagne ainsi l’activité langagière du texte qui raconte, le rapprochant du conte. La présence de ces illustrations, et l’importance accordée à l’illustrateur avec sa notice biographique, vont dans le sens d’une littérature de jeunesse qui se considère comme une littérature imagée, avec une volonté de créer un dialogue entre l’image et le texte (Louichon 2018). Bien que la fiction historique pour la jeunesse des années 1980-1990 s’attache à reproduire les mœurs d’une époque historique, et vise à accompagner les plans d’études de la discipline Histoire7 (Manson 2013), aucun document ou source historique ne vient authentifier le contexte historique du texte. Le processus éditorial semble avoir pris en compte les critiques adressés à la fiction historique pour la jeunesse (voir notamment Boulaire 2002 et Houssais 2011) pour inscrire le texte dans un registre plus proche du conte. C’est d’ailleurs sous cette appellation générique qu’est classée La Cour aux étoiles sur sa fiche Wikipédia8.
Nous voyons ainsi le rôle important que joue l’image dans la lecture possible proposée par la TD externe. Lors de la lecture concrète de ces textes en classe, les enseignants vont-ils dans le sens de cette orientation donnée par le processus éditorial? Les images que nous venons d’analyser sont-elles mobilisées par les enseignants pendant les leçons? Ont-ils recours à d’autres images, et avec quels objectifs?
L’image dans la transposition didactique interne
Pour la séquence sur Sobibor, l’enseignante a notamment créé un dossier papier qu’elle distribue aux élèves lors de la première leçon. Il comprend trois parties: la première est composée de quelques indications biographiques sur Jean Molla, et d’un petit texte qui résume les motivations de l’auteur à rédiger Sobibor. Cette partie est notamment illustrée par une photographie de Jean Molla (figure 1). La deuxième partie est constituée d’un questionnaire de soixante-deux questions, tandis que la troisième partie comprend un article de vulgarisation scientifique sur le secret de famille écrit par Serge Tisseron9. Ici, l’image est mise au service de la situation de communication du texte et de la personnification de l’auteur, dont la position en tant qu’enseignant de Lettres est soulignée. Finet (2019) a d’ailleurs mis en évidence comment les supports éditoriaux des fictions historiques pour la jeunesse consacrée à la Shoah insistent sur le fait que l’auteur soit également enseignant, de manière à légitimer l’usage du texte à des fins éducatives. De la même manière, ce pointage est planifié par l’enseignante dans le support qu’elle a réalisé.
Figure 1
La première leçon de la séquence est consacrée à une introduction sur le genre «roman historique», suivie de la lecture à haute voix du prologue. L’enseignante s’appuie sur des diapositives PowerPoint pour assurer cette introduction. Plusieurs images sont alors montrées à la classe, et les portraits d’Alexandre Dumas et de Gustave Flaubert («donc voilà comme ça vous avez quelques noms d’auteurs […] que vous pouvez euh retenir pour votre culture générale», SBB, 1-1/3, l. 208-211) sont montrés dans la partie sur l’histoire du genre. Cette entrée par l’histoire littéraire avec un pointage de la figure de l’Auteur est caractéristique de l’approche classique de l’enseignement de la littérature (Gabathuler 2016; Ronveaux & Schneuwly 2018), et témoigne d’une conception du texte littéraire comme un texte d’auteur avant tout.
Lorsque l’enseignante arrive à la présentation du texte singulier, elle montre notamment une carte de l’Europe avec l’emplacement du camp de Sobibor. Après avoir distribué les exemplaires du livre aux élèves, elle revient au tableau pour montrer trois images: une photographie d’archive du camp (figure 2), une image extraite du film Sobibor (Konstantin Khabenskiy, 2018) sur la révolte du camp (figure 3), ainsi qu’une photographie du Mémorial (figure 4), qu’elle commente rapidement («voilà donc là vous avez une photo d’époque de Sobibor un extrait du film euh de:: qui est sorti euh récemment sur euh sur Sobibor ce film il est un peu violent moi je l'ai pas vu mais:: je le passerais pas un truc aussi violent en classe», SBB, 1-1/3, l. 429-428 - SBB, 1-2/3, l. 16-17). Ce film a d’ailleurs déjà été mentionné au tout début de la séquence, afin de différencier les camps d’Auschwitz et de Sobibor:
ES: Sobibor est un petit moins connu euh mais il est connu pour euh une chose en particulier et c’est pour ça qu’il y a eu un film récemment euh sur euh sur Sobibor qui euh parle de laH d’une révolte de prisonniers donc il y a certains prisonniers qui ont décidé dans ce camp-là de se rebeller et de tenter ensuite de s’évader (SBB, 1-1/3, l.332-342)
Figure 210
Figure 311
Figure 412
Elle ne dit rien de la photographie du Mémorial du camp. Toutefois, sa présence, similaire à ce que l’on peut trouver dans le dossier pédagogique de l’édition 2017, semble pointer implicitement la dimension mémorielle du texte, comme c’est souvent le cas avec ces fictions: «ces récits […] se donnent moins une finalité didactique - la transmission d’un savoir historique - qu’une finalité éthique - le devoir de mémoire» (Cambier 2013: 51).
Dans cette séquence, l’image est mobilisée pour attester de la réalité historique du contexte historique du texte qui va être lu, sans pour autant que ne soit pointée la différence entre la photographie d’archive et l’extrait du film. L’image n’est pas ici source d’activité (comme une lecture d’image par exemple), mais utilisée pour préciser le contexte référentiel du texte.
Dans le reste de la séquence, l’image n’est plus sollicitée. En outre, l’enseignante ne pointe pas les images présentes dans l’objet-livre, tout en choisissant de montrer des images similaires (une photographie d’époque et une photographie d’un monument en hommage aux victimes du génocide). Au niveau de la TD interne, nous voyons comment l’image est d’abord mobilisée pour inscrire le nouvel objet d’enseignement dans un objet plus large, l’histoire littéraire. Toutefois, si l’enseignante précise que c’est pour la culture générale des élèves, elle institutionnalise néanmoins un savoir («que vous pouvez retenir»). Au moment de passer d’un objet macro (le genre) à un objet plus restreint (le texte singulier), l’image ne sert plus la situation de communication comme dans le dossier, mais la dimension référentielle du récit. Sur le plan didactique, cette utilisation de l’image peut être comprise comme la volonté de l’enseignante de s’assurer que ce référent soit le même et compris par tous les élèves avant d’entamer la lecture du texte. En outre, étant donnée la définition du genre qu’elle a donné en début de séquence («une fiction avec des personnages inventés mais qui auraient pu exister, dans un cadre historique réel»), l’utilisation de l’image vient ici souligner la réalité de ce cadre historique. Il s’agit donc de pointer le rapport au référent du texte. Passons à présent à l’analyse de la place de l’image dans la TD interne du texte d’Evelyne Brisou-Pellen.
La séquence sur La Cour aux étoiles se caractérise par un nombre plus important d’activités et de supports distribués aux élèves. Dans ces supports, nous constatons que l’image a une fonction que nous qualifierons d’illustration. Par exemple, la synthèse sur les caractéristiques du genre est illustrée par l’image suivante (figure 5), qui est la seule de tous les supports dont la source est indiquée:
Figure 5
De la même manière, l’aide-mémoire sur la notion de servage propose cette image:
Figure 6
Le matériel didactique réalisé par l’enseignant comprend également plusieurs questionnaires sur le texte. Celui sur les chapitres 1 à 4 se termine notamment avec cette image:
Figure 7
La première image (figure 5) est tirée d’une banque d’images (gettyimages.fr), et évoque à la fois l’esthétique d’un jeu vidéo et celle de la fantasy13. La deuxième image (figure 6) est tirée de l’article «paysan» de l’encyclopédie en ligne Wikipédia: il s’agit de la représentation du mois d’octobre du Brevarium Grimani, daté de 1510, et peut être considérée comme un document historique. Enfin, la dernière image (figure 7) est en réalité l’illustration de couverture de l’édition Cascade de 1996 de La Cour aux étoiles, sur laquelle on peut reconnaître le personnage principal Renaud, ainsi que Thibaud et d’autres personnages de cette Cour. Ces trois images ont des sources très différentes, mais bien le même statut. Il s’agit d’illustrer le contexte référentiel du récit, mais, contrairement à la séquence sur Sobibor, il ne s’agit pas de souligner son caractère factuel, mais plutôt de plonger l’élève dans une «ambiance» médiévale. Nous pouvons faire un parallèle avec l’argument de Boulaire (2002) qui avance que le Moyen Âge représenté dans les fictions historiques pour la jeunesse relève plus de stéréotypes littéraires (du roman historique romantique ou du cycle arthurien par exemple) que de la recherche historique proprement dite14. Les images mobilisées ici dans les supports adressés aux élèves ne visent pas l’exactitude historique, mais plutôt les représentations communes sur cette période historique. Ce travail d’illustration réalisé par l’enseignant au moment de la préparation des supports peut être interprété comme une volonté de soutenir la compréhension des élèves en leur fournissant une aide visuelle permettant de mieux se représenter l’époque historique dans laquelle le récit se déroule. Notons également que la source historique (figure 6) est utilisée dans un document visant à synthétiser les notions de serf et de servage, donc dans un support qui pointe des savoirs historiques, tandis que les images d’illustration sont utilisées dans des supports relevant strictement de la discipline Français (le genre et les questionnaires sur le texte). Nous pouvons faire l’hypothèse que cette distinction est voulue par l’enseignant, qui est par ailleurs également enseignant d’Histoire. Il n’évoque cependant pas ces images au cours de la séquence, ni celles du texte lui-même15.
Au cours de la séquence, l’image intervient dans un dispositif didactique particulier lors de la cinquième leçon. L’enseignant diffuse une vidéo tirée de la plateforme Youtube16 sur l’hygiène au Moyen Âge. Notons que l’hygiène est un objet d’enseignement du programme d’Histoire au cycle 3 (SHS32, Histoire du vêtement, de l'hygiène, du tourisme), mais que cette question de l’hygiène est également présente dans le récit, puisque Renaud va régulièrement aux étuves et attache une importance particulière à la propreté. Cette leçon commence d’ailleurs par une lecture à haute voix du passage dans lequel Renaud s’empare d’un balai pour nettoyer la Cour, sous les yeux médusés de ses habitants, puis se rend aux étuves. Juste avant de diffuser la vidéo, l’enseignant mène un petit échange avec les élèves pour faire émerger leurs représentations sur l’hygiène médiévale:
ES1: qui est-ce qui s'est un petit peu renseigné sur l'hygiène: à cette époque-là /
El: très sale
ES1: oui L(prénom de l’élève):
El1-L: eh en fait je me suis pas peu renseigné mais je la connais à peu près donc personne se lavait et eh: ben on vidait eh la pisse dans les rues tout ça / donc eh l'hygiène c'était pas forcément ce qu'on a maintenant
ES1: oui heureusement↓ mais H je suis pas tout tout tout à fait d'accord avec l'idée que personne se lavait
El1-L: oui
El2-M: non
El1-L: eh les riches se lavaient
ES1: eh: je suis non plus pas tout tout tout à fait d'accord: M(prénom de l’élève):
El2-M: eh non: XX ils avaient pas beaucoup d'argent ils préféraient aller ailleurs XXX que dans l’entretien du corps
ES1: oui c'est ça↓ au moins / alors: je vous passe une petite vidéo de six minute vingt-cinq: qui traite de ce sujet-là↓ // (LCAE, 5-2/2, l.23-40)
Le visionnage de cette vidéo vise ainsi à modifier les représentations des élèves sur les pratiques hygiéniques du Moyen Âge. Toutefois, son contenu n’est pas mis en relation avec le texte étudié, que ce soit sur le plan du contexte référentiel ou des exigences du personnage principal en termes de propreté. Comme nous avons pu le montrer ailleurs (Boër 2023), cette séquence se caractérise par une dilution de l’objet enseigné dans une série d’activités diverses qui relèvent d’un modèle «lecture-prétexte» de l’enseignement, dans lequel la littérature constitue «un objet-ressource mis au service d’autres compétences jugées plus fondamentales et/ou plus utiles pour la vie sociale» (Dufays 2006: 82). La séquence sur Sobibor relève au contraire d’un modèle d’enseignement plus classique de la littérature. En outre, l’enseignante rappelle à plusieurs reprises à la classe sa volonté de les préparer pour le Secondaire II. Les portraits des auteurs présentés pour la «culture générale» des élèves participent de cet objectif par l’inscription de l’objet enseigné dans l’histoire littéraire, et par la construction de savoirs que les élèves auront à mobiliser dans leur future scolarité.
Conclusion
Envisagées comme un lieu de sémiotisation de la littérature scolarisée et enseignée, les relations texte-image analysées ici lors de la lecture en classe de fictions historiques pour la jeunesse accordent une part importante au référent, et attestent des finalités scolaires possibles de la lecture de ces textes.
Au niveau de la TD externe, l’image, dans le livre Sobibor, a une triple fonction: présenter un miroir à l’élève lecteur pour favoriser son implication, assurer le rôle de garant factuel de la description historique, et pointer la finalité mémorielle que l’auteur du texte revendique. Nous constatons, au niveau de la TD interne, une neutralisation du protocole de lecture déposé dans l’objet-livre pour ancrer résolument la réception en classe du texte du côté de l’enseignement de la littérature dans son paradigme classique, avec une focale d’abord sur l’Auteur, puis sur le contexte historique dans lequel s’ancre le récit. L’image est ainsi mobilisée en début de séquence, pour accompagner la découverte de l’objet enseigné, et le passage du genre au texte singulier.
Pour La Cour aux étoiles, l’édition choisie par l’enseignant tend à situer le texte du côté du conte et de la «lecture-plaisir» (Chartier & Hébrard 2000) c’est-à-dire une lecture de divertissement, qui n’a pas directement une fonction éducative, et n’est pas destinée à faire l’objet d’un enseignement. Ce modèle de la lecture-plaisir concerne des textes longs qui se lisent individuellement, et qui doivent «donne[r] aux enfant le goût de lire et leur offr[ir] les moyens de devenir de bons consommateurs culturels» (Chartier & Hébrard 2000: 355). Contrairement à Sobibor, la TD interne est ici principalement en continuité avec la TD externe, puisque l’image dans les supports vise avant tout à illustrer l’histoire (le récit) par une représentation figurative de l’Histoire. Notons toutefois la vidéo montrée par l’enseignant qui vient pointer des savoirs historiques sur l’hygiène médiévale.
L’articulation en continuité entre TD externe et TD interne ne va ainsi pas de soi, et le travail de l’enseignant en tant que création proprement originale, qui peut maintenir ou pas certains éléments de la TD externe est à souligner. Dans les deux séquences analysées, l’image ne sert que ponctuellement à aborder des savoirs historiques, elle est avant tout mobilisée pour assurer la réception du texte et l’insérer dans les dispositifs traditionnels de l’enseignement de la littérature. Face à un objet complexe comme le roman historique, «genre hybride, contraint, paradoxal, critiqué aussi» (Louichon 2016: 17), les outils de la discipline font preuve d’une résistance qui est à souligner. Nous relevons toutefois la nécessité de distinguer les différents statuts des images au niveau de la TD interne, notamment la source de l’illustration. En effet, de la même manière que le rapport au référent est déterminé par l’activité langagière du texte, le rapport au référent de l’image diffère en fonction de son origine. Notre analyse de la place de l’image dans cette contribution vient ici compléter et confirmer notre thèse d’un brouillage générique dans les pratiques d’enseignement en Français, qui se manifeste par l’importance du référent au détriment des dimensions langagières des textes. En outre, nous constatons que la prescription du PER de prendre en compte la forme éditoriale et le paratexte ne fait pas l’objet d’un pointage dans ces deux séquences.
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Pour citer l'article
Diane Boër, "Place(s) et fonction(s) de l’image dans la lecture de fictions historiques pour la jeunesse en français ", Transpositio, n° 7 Le texte littéraire à l'épreuve de l'image, 2024https://www.transpositio.org/articles/view/place-s-et-fonction-s-de-l-image-dans-la-lecture-de-fictions-historiques-pour-la-jeunesse-en-francais
Objets littéraires iconotextuels: travailler avec l’image pour interpréter le message
Comment ne pas appauvrir l’expérience du rapport à l'image dans un enseignement de littérature attentif à l'expression verbale?
Objets littéraires iconotextuels: travailler avec l’image pour interpréter le message
Introduction
Figure 1: Extrait de Rice & Badel (2015) Le meilleur livre pour apprendre à dessiner une vache
Comme le montre la Figure 1, les objets littéraires considérés dans cette contribution ne sont pas des textes accompagnés d’illustrations mais présentent une littérarité conjointement portée par un texte et une ou plusieurs images (Mitchell, 2013; Tauveron, 1999 & 2000). Construits sur le concept d’iconotexte (Nerlich, 1990), ces récits se composent de manière indissoluble de texte(s) et d’image(s) qui, par leur confrontation, mettent en tension de manière dynamique deux modalités sémiotiques sans les confondre (Montandon, 1990). En dirigeant l’attention vers le récit, les images comme les textes y dénotent leurs objets par leur coprésence (Peirce, 1997; Lefevre, 2011). Enseigner la lecture, la compréhension et l’interprétation d’un récit iconotextuel suppose ainsi de considérer à parts égales le rôle du texte et des images dans la production de sens.
En raison de l’organisation disciplinaire de l’institution scolaire liée au morcèlement des savoirs, l’image qui coconstruit un récit de manière multimodale trouve difficilement sa place dans les modélisations didactiques (Leclaire-Halté, 2008; Lépine, 2012; Lacelle et al, 2017; Lebreton Reinhard & Aubert, 2022). Lorsque l’image est prise en compte, c’est dans le rapport qu’elle entretient avec le texte qui reste le prisme par lequel l’enseignant·e est invité·e à utiliser ces supports.
La réflexion placée au centre de cette contribution s’appuie sur une approche sémiologique de ces objets littéraires pour en proposer une transposition didactique. L’enseignement-apprentissage de la littérature à l’école relevant majoritairement du travail du sens (Falardeau, 2003), l’approche sémiologique permet de partir de la réception du message et donc du sujet-lecteur pour élaborer un dispositif didactique.
L’anthropologie du sens (Michel, 2017) dissocie la compréhension de l’interprétation et permet de clarifier une confusion courante dans l’enseignement de la littérature (Falardeau, 2003). L’interprétation constitue cette compréhension différée lorsque le sens ne se donne pas spontanément. Dans le cas du récit iconotextuel, l’activité de compréhension dégage le potentiel sémantique et sémiotique de chaque modalité alors que l’activité d’interprétation, par la mise en relation du potentiel de chaque registre sémiotique, recontextualise la tension dynamique qu’ils génèrent à l’échelle du récit. Or les caractéristiques différentes de ces deux médiums mis en coprésence complexifient une lecture alors plurisémiotique (Kress, 2010; Kress & Van Leeuwen, 2006) et posent des défis à l’enseignement de cette littérature. Le sens issu de la combinaison d’un texte et d’une image générant une tension dynamique au niveau sémiotique, la coconstruction est laissée au sujet-lecteur-récepteur qui n’a d’autre choix que de considérer l’ensemble des signes (Mitchell, 2013). L’approche disciplinaire, donc «par le texte», conduit ainsi à un décalage entre l’enseignement et la réception individuelle du récit (Leclaire-Halté, 2008).
En se basant sur une expérience menée grâce à la collaboration d’enseignant·es, de chercheur·euses et de didacticien·nes, la présente contribution rappelle le rôle de l’image sur la fabrication de sens en contexte narratif et propose un dispositif didactique. Le développement d’un outil testé par des enseignant·es dans le canton de Neuchâtel en Suisse dans les dispositifs des «Lecture-philo» entreprend de faire de la complexité des supports littéraires iconotextuels un levier pour travailler le rapport à soi et à l’autre. En effet, le champ de l’interprétation permet et oblige même le sujet-lecteur à négocier et renégocier cette signification complexe coconstruite par un texte et des images, ces dernières pouvant, «comme le texte, faire l’objet d’interprétations erronées (Tauveron, 2002: 49)».
Issus du courant anglosaxon des Social semiotics (Jewitt, 2011), l’approche multimodale des supports actuels permet de donner une place à la sémiose individuelle, entendue comme ce processus dynamique de signification impliquant le signe, son objet et son interprétant·e (Peirce, 1997), en dépassant l’approche verbocentrée. Le travail conjoint de l’image et du texte en contexte narratif est ici envisagé comme un outil au service du développement d’une compétence essentielle en didactique de la littérature: comprendre qu’on a compris.
Cadre théorique et problématisation
Nous nous centrons ici sur l’enseignement-apprentissage de la lecture d’un objet littéraire composite car construit sur l’interdépendance du texte et de l’image. Tous les supports composés de textes et d’images ne constituent pas des iconotextes. Si l’image joue un rôle sur la production de sens de par sa seule présence, le sens de l’iconotexte est conçu comme coporté par les deux registres sémiotiques. En littérature jeunesse, le terme album est utilisé pour qualifier ce type de récit à la complexité singulière puisque les images n’y occupent pas une fonction illustrative (Nerlich, 1990; Tauveron, 2000). Particulièrement proliférante et/ou résistante (Tauveron, 2000), la signification de ces images repose sur la combinaison de plusieurs signes aux caractéristiques intrinsèques différentes. Dans une perspective peircienne (Peirce, 1997) et multimodale (Kress, 2010), cette combinaison ouvre un espace de signification qui contraint une renégociation permanente du sens dont la temporalité permet d’y voir s’immiscer le connu et le vécu. La coprésence du texte et de l’image engendre une production mentale relevant de l’expérience sensible et intellectuelle (Bordron, 2011). En catégorisant les différences et les similitudes entre le texte et l’image, le sujet-regardant mobilise l’ensemble de ses connaissances et de ses expériences, expliquant la diversité des interprétations possibles des images (Rabatel, 2022).
Nos récentes recherches sur le rôle de l’image en contexte narratif (Lebreton Reinhard & Attanasio, 2022; Lebreton Reinhard & Aubert, 2022; Lebreton Reinhard & Azaoui, sous presse; Lebreton Reinhard & Kohler, 2023) montrent que l’activité de lecture d’un album commence par les images, notamment en raison de notre aptitude supérieure à traiter l’information visuelle (Gibson, 1950; Haupt & Huber, 2008). L’image, qui ne se décode pas, constitue ainsi la première voie d’accès au récit, voire la seule avant l’entrée dans l’écrit des élèves.
Les compétences littéraciques attendues chez le sujet-lecteur doivent donc lui permettre de prendre en charge de manière autonome les modalités verbales et visuelles puisque c’est dans leurs relations que le sens se construit. L’image, par la rapidité de sa perception, reste une opportunité pédagogique puisqu’elle offre au jeune sujet-lecteur le pouvoir d’accéder au récit même partiellement alors que les études démontrent que l’adulte s’en remet prioritairement au texte pour construire sa compréhension (Hétier, 2015; Leclaire-Halté, 2008).
Si de nombreux·ses auteur·ices maintiennent un flou conceptuel entre les termes compréhension et interprétation, voire les utilisent comme synonymes (Falardeau, 2003), l’anthropologie du sens (Michel, 2017) distingue les deux en considérant l’interprétation comme une compréhension différée lorsque le sens ne se donne pas spontanément. Dans le cas du récit iconotextuel, l’activité de compréhension peut ainsi permettre de saisir chacune des modalités dans son potentiel sémantique et sémiotique alors que l’activité d’interprétation vise la mise en relation de ces modalités et donc la recontextualisation de leurs relations à l’échelle du récit. Si la sémiose fonctionne de manière systémique et dynamique avec les signes qui s’offrent à elle, parvenir à décomposer le sens potentiel du texte et de l’image dans une étape de compréhension avant de les mettre en relation pour faire des choix dans le contexte du récit lors de l’interprétation permet au processus d’enseignement-apprentissage de transmettre des connaissances et des compétences littéraciques complexes.
Comme le montre la Figure 1, le verbal ne permet pas de saisir que l’animal dessiné est un crocodile ou que le texte s’adresse à un·e destinataire qui n’a pas dessiné une vache. Toute abstraction du texte ou de l’image supprime ici de facto l’accès au message: «Ce que tu as dessiné, c’est un crocodile!». La coconstruction du sens est laissée au sujet-lecteur qui doit négocier la signification pour produire le sens. Conjointement, c’est dans cette activité de construction du sens que se situe l’esthétisme littéraire voire l’expérience esthésique permise par la combinaison lorsqu’on comprend qu’on a compris. Didactiquement, que faire ici de l’image qui non seulement contredit le texte mais pilote le message? Comment dépasser l’identification du crocodile par l’observation?
L’image, porteuse d’un message propre, est énonciative. Passée l’identification d’un crocodile par analogie au connu, comment signifie-t-elle ce crocodile? Que disent du crocodile signifié la forme, la couleur, la position, le cadrage, l’interaction avec le spectateur, etc.? Pour les théoriciens de l’image (voir par exemple Emmanuel Alloa, Max Imdahl, Groupe Mu, Georges Didi-Hubermann, Jean-François Bordron), l’image trouve son sens dans la manière dont elle nous donne à voir ce qu’elle nous donne à voir. Par conséquent, elle s’analyse, notamment dans la manière dont elle traduit le monde et interagit avec le sujet-regardant (Alloa, 2010; Kress & Van Leeuwen, 2006). En qualité de «traduction», son approche verbale est inévitable mais ne doit en aucun cas appauvrir l’expérience qu’elle représente. En effet, l’image ne dispose pas de caractéristiques alphabétiques, elle ne se décode donc pas; elle n’a pas d’équivalence verbale et ne pourra donc jamais être totalement restituée par la langue.
L’image à laquelle nous nous intéressons est une image particulière puisque dans un récit iconotextuel, l’image n’est image que dans le contexte narratif dans lequel elle s’inscrit. Elle n’a aucune existence propre – le texte non plus d’ailleurs – et, si elle peut et doit être prise en charge vu le rôle qu’elle joue dans la construction de sens, elle demeure inséparable du texte. Si les disciplines des arts visuels et des sciences de la communication nous fournissent une partie des outils pour aborder l’image, ces derniers ne sont pas suffisants ici puisqu’en arts visuels comme en histoire de l’art, l’image constitue une fin en soi, en création comme en réception. La discipline s’attache à la signification DE l’image et non la signification PAR l’image. Dans l’objet littéraire considéré ici, l’image est au service d’une narration, participe de la matérialité du récit et est donc médiatrice du message. Si la part verbale du récit est prise en charge par la didactique du français, la part iconique trouve difficilement sa place dans le cloisonnement disciplinaire de l’enseignement. La prise en charge didactique et pédagogique des images en contexte narratif fait ainsi défaut dans les pratiques actuelles, avec les conséquences que pointent Leclaire-Halté (2008), Lépine (2012), Lacelle et al. (2017), Lebreton Reinhard & Aubert (2022): l’approche par la langue écrite uniquement est inadaptée aux caractéristiques de l’album.
La prise en charge de l’image se limite au rapport qu’elle entretient avec le texte selon la typologie établie par Van der Linden (2006), dans des tâches qui ne permettent pas de considérer comment l’image signifie ce qu’elle signifie. Cette prise en charge demeure donc verbocentrée. Van der Linden (2008) elle-même, dont l’approche n’a pas une vocation directement didactique, montre les limites de sa typologie en analysant la variabilité des relations qu’entretiennent le texte et les images dans les supports littéraires iconotextuels au regard du rôle complexe que jouent les images.
Par conséquent, comment dépasser la monstration des images par l’enseignant·e pour travailler le récit iconotextuel dans toute sa complexité? Quels outils mobiliser pour accompagner le processus d’interprétation propre aux albums? Que travailler dans les albums dès lors qu’ils convoquent autant de prérequis iconiques, culturels, langagiers, accordent une telle confiance au sujet-lecteur et laissent une telle liberté interprétative?
C’est à ces questions que le matériel présenté dans la partie suivante a cherché à répondre.
Méthodologie
Dans le but de proposer une prise en charge didactique des objets littéraires iconotextuels qui permette de respecter leurs caractéristiques et d’utiliser leur potentiel pédagogique, une communauté de pratiques a été créée pour concevoir du matériel d’accompagnement de livres mis à disposition en série dans les médiathèques des cantons de Berne, du Jura et de Neuchâtel en Suisse. Cette communauté de pratiques réunit des enseignant·es, des chargé·es de missions du service de l’enseignement du canton de Neuchâtel pour la scolarité obligatoire (cycles 1, 2, 3) et les autrices en qualité de chercheuse et didacticienne du français. Pour chaque livre, le matériel d’accompagnement est conçu collectivement et testé par les enseignant·es des cycles concernés, modifié au besoin, puis publié aux éditions de la HEP-BEJUNE dans une collection intitulée «Lecture-philo».
Dans un objet littéraire iconotextuel, la tension dynamique générée par la coprésence de deux registres sémiotiques induit une forte implication personnelle du sujet-lecteur en raison de la production de sens qui lui incombe. L’enseignement doit ainsi permettre d’utiliser le support pour ses caractéristiques narratives en développant tout d’abord la compréhension puis l’interprétation iconotextuelle. Notons qu’un support littéraire comme l’album appelle davantage d’interprétation qu’un support fonctionnel qui en raison de sa visée utilitaire doit être compris le plus directement possible (Simard, Dufays, Dolz & Garcia-Debanc, 2010: 232).
Cette implication du soi, du rôle des représentations et des références personnelles permet en outre le développement de compétences du sujet-lecteur en formation générale. Une telle perspective confère ainsi à la démarche pédagogique une visée largement transversale.
Une première thématique, très ancrée dans l’actualité scolaire et constituant ainsi une problématique à la fois individuelle et collective, a fait l’objet des deux premières années de travail collaboratif: «le harcèlement». Pour couvrir les trois cycles de la scolarité obligatoire (1, 2, 3), trois albums ont été choisis:
-«Rouge»1 est le récit d’un enfant qui, sur la base d’une remarque anodine, se retrouve stigmatisé et harcelé pour sa timidité rendue visible par ses joues continuellement rouges;
-«Un renard dans mon école»2 est le récit d’un élève qui voit l’arrivée d’un camarade dans son école. Ce camarade le harcèle et, à mesure que ses intimidations se développent en nombre et en type, prend la forme d’un renard puis d’un loup puis d’un tigre;
-«Corrida»3 est le récit d’une situation de harcèlement visible uniquement dans les images et coconstruit par un texte vantant la manière de faire une corrida.
Ces trois albums sont des récits coconstruits par le texte et les images. Pour en permettre une exploitation pédagogique, chaque matériel propose un ensemble de cinq séances. Quatre d’entre elles sont dévolues à la compréhension et l’interprétation de l’album et la cinquième est systématiquement consacrée à la tenue d’une discussion à visée philosophique sur la thématique du harcèlement.
Pour enseigner la compréhension et l’interprétation, les activités ciblent le texte, les images et leur combinaison iconotextuelle. L’enseignement se fait de manière explicite. Chaque séance débute par la présentation de l’objectif aux élèves et un rappel des stratégies de compréhension à mobiliser (CIIP, 2023). La séance se termine par un temps de rétroaction, au cours duquel l’enseignant·e reprend oralement le déroulement des tâches, puis institutionnalise les savoirs. Pour la discussion à visée philosophique, les élèves apprennent à formuler un avis critique, à se décentrer et à développer leur compréhension du monde et de l’altérité. En supplément des objectifs disciplinaires du Plan d’Études Romand ancrés en français dans les axes thématiques Compréhension de l’écrit et Accès à la littérature, le matériel permet de travailler la compréhension et l’interprétation de l’image en contexte littéraire.
Selon l’approche multimodale, nous proposons d’utiliser les outils développés par Kress et Van Leeuwen (2006) sur l’image en contexte plurisémiotique. Leurs travaux empiriques étayent la signification par l’image et les données produites montrent que toutes les composantes de l’image jouent un rôle sur le sens à construire: les formes dominantes, les lignes de force, la circulation du regard, les personnages, les actions et les réactions, les couleurs, la lumière, la profondeur, l’énonciation visuelle, l’interaction avec le spectateur, le cadrage, la profondeur, l’iconicité, la mise en scène, le champ et le hors-champ, les références culturelles et visuelles, etc.
Le travail du texte propose, lui, d’utiliser les outils fondamentaux sur le genre textuel dans la mesure où «comme outil d’enseignement, le genre fixe des significations sociales complexes» (Dolz & Gagnon, 2008). Dans un album ou sur tout autre support, un texte possède des caractéristiques qui sont identiques à celles d’autres textes qui ont été rédigés selon les mêmes dimensions: visée, situation de communication, principes communicatifs, réalisation matérielle, contenu, structure et textualisation/langue. Dans la mesure où, comme tout objet de recherche, les débats sur le concept de genre restent ouverts, les outils mobilisés pour leur identification ont volontairement été sélectionnés dans une référence romande, les «modèles didactiques des genres textuels», qui servent actuellement de socle à une partie des nouveaux moyens d’enseignement du français (Conti et al., 2022).
La prise en charge didactique d’un support narratif iconotextuel
Si l’image est perçue très rapidement, à la différence du texte, cette apparente accessibilité immédiate dessert son caractère interprétable. Nous proposons donc, pour «ralentir» sa signification, d’étapiser son approche didactique en respectant la distinction essentielle entre les activités de compréhension et d’interprétation (Falardeau, 2003). La compréhension est l’étape qui suit le décodage du texte, réorganise les informations pour les rendre intelligibles. Ce travail débouche sur la capacité à reformuler ce qui a été saisi par les sens. L’interprétation quant à elle est la direction que le sujet décide de prendre et qu’il pourra justifier. C’est d’ailleurs dans cette aptitude à la justification qu’il faudra concentrer la tâche de l’enseignement puisque le sens de l’album est à construire par la coprésence de texte(s) et d’image(s) et ne peut donc jamais être entièrement validé. Si la tradition herméneutique a toujours placé l’interprétation comme postérieure à la compréhension car plus complexe, le processus est dynamique, de surcroit lorsqu’il s’agit de combiner texte et image, et le sujet-lecteur négocie et renégocie en permanence le sens donné aux différentes composantes du message lors de la remise en contexte à l’échelle du récit.
Le dispositif décrit ci-après travaille l’album Corrida, illustré et écrit par Yann Fastier.
Figure 2: extraits de l’album Corrida de Yann Fastier
L’album (Figure 2) présente une succession d’images relatant une situation de harcèlement mise en présence d’un texte vantant la manière d’organiser une corrida, pratique culturelle espagnole mettant en scène un homme et un taureau qui s’affrontent jusqu’à la mort de l’animal.
L’enjeu de compréhension principal de l’album Corrida provient du rapport discontinu (Lebreton Reinhard & Aubert, 2022) entre le texte et les illustrations. La dureté et la violence du message destine la séquence à des élèves de 9e année - cycle 34.
Séance 1: Les élèves sont tout d’abord amenés à découvrir le titre, par étapes, sans voir l’album. Tout le travail sur le champ lexical de la corrida mène ensuite à des activités permettant de définir le concept de corrida.
Séance 2: Suite à la consolidation du concept de corrida via des tâches textuelles, les élèves découvrent la première et la quatrième de couverture de l’album. Il leur est proposé d’observer et analyser la typographie du titre. À ce stade débute le travail sur les illustrations, processus dynamique structuré en 4 étapes: observer, décrire, analyser et interpréter. Cette prise de contact est menée par l’enseignant·e qui guide les élèves, par ses consignes: Observez attentivement la première et la quatrième de couverture et répondez à la question «Que peuvent ressentir ces deux personnages?». Pour vous aider à répondre, une liste d’émotions est proposée. Sélectionnez-en deux au minimum et reportez-les dans la colonne correspondante». Observez la façon dont le titre est écrit. Que pouvez-vous en dire?
Le document destiné à l’enseignant·e liste des réponses possibles afin de faciliter les régulations interactives lors des échanges: Écriture difficile à déchiffrer. Lettres pas ajourées. «Corrida» fait immédiatement penser à la tradition espagnole de la tauromachie qui est un sujet controversé et chargé d'émotions. Rien qui évoque l’Espagne, à part la couleur jaune. Le C et le A de «Corrida» font penser à des cornes (cornes du taureau). Violet qui reprend la couleur de la cape du torero.
À chaque étape du dispositif, les élèves sont en mesure de justifier leurs interprétations. Afin de permettre l’engagement de chacun·e dans des tâches concrètes, les élèves remplissent par exemple un tableau dans lequel, pour chacune des deux illustrations de 1re et 4e de couverture, ils et elles doivent associer des émotions aux personnages dans la 1re colonne et justifier leur choix en 2e colonne en listant les éléments des illustrations. L’enseignant·e dispose du tableau rempli (Figure 3) afin de faciliter le travail de régulation en cours d’action.
Figure 3: extrait du guide de l’enseignant·e
La suite consiste à émettre des hypothèses sur le possible contenu de l’histoire, par écrit, après que les stratégies de compréhension mobilisées depuis la 1re année ont été rappelées.
L’enseignant·e épingle les affiches du Moyen d’enseignement romand (MER) comme références pour la suite (Figure 4).
Figure 4: extrait des affiches des stratégies de compréhension du MER
Chaque séance se clôt par des rétroactions sur les procédures des élèves et le recours aux stratégies. Pour cette séance 2, l’enseignant·e est guidé vers des exemples de rétroactions:
- Lors de cette séance, vous avez observé attentivement tous les éléments présents sur la première et quatrième de couverture afin de les combiner avec des termes qui peuvent leur être associés.
- Vous avez sélectionné certaines propositions, jugées pertinentes et en adéquation avec les éléments visuels et vous en avez en écarté d’autres.
- Etc.
Séance 3: les élèves vont découvrir l’album complet, en partant d’abord du texte qu’ils et elles reçoivent sur un document séparé. Il est précisé que les images vont leur être montrées ensuite. Pour décomposer le processus, les modalités textuelle et visuelle sont traitées séparément pour faciliter l’accès à l’analyse:
Pour faire une corrida, il faut une arène et des gens,
un matador et ses assistants,
et un taureau.
Les assistants excitent le taureau…
le fatiguent.
Le sang ne tarde pas à couler.
Pour le matador, c’est le moment d’entrer en scène.
C’est le moment pour lui de montrer son habileté, et son courage.
Parfois, l’animal parvient à se défendre…
Mais le plus souvent, tout finit par la mise à mort.
Le fait qu’un texte singulier présente des caractéristiques communes à d’autres textes produits dans des situations similaires permet son repérage comme exemplaire d’un genre (Dolz & Gagnon, 2008). À ce stade, en l’absence des illustrations, l’hypothèse la plus probable après cette première rencontre avec le texte mène à l’identification d’une sorte de guide pour réussir une corrida, un texte appartenant au regroupement des genres de textes dont la visée est de régler des comportements, «de dire comment faire».
Une comparaison du texte de Corrida est faite avec une recette de Pain maison pour guider la réflexion sur les différences de visées. Les élèves ont pour tâche d’essayer de reformuler les deux textes au moyen d’un résumé en commençant par: C’est l’histoire de…
Si le texte de Corrida peut se résumer ainsi: «C’est l’histoire d’une corrida qui implique un taureau ainsi qu’un matador et ses assistants qui vont mettre à mort l’animal pour faire spectacle», le texte de la recette Pain maison ne peut pas se résumer en commençant par C’est l’histoire de.
Chaque élève reçoit alors l’album et est invité·e à le lire d’une traite avant de participer à une discussion collective permettant de faire émerger le fait que le texte ne parle pas d’une réelle corrida. Les élèves réalisent que les premières activités vécues en classe sur le concept de corrida les ont mené·es sur une fausse piste.
Comme lors de la séance 2, un travail est mené sur les ressentis face aux illustrations seules puis face au message iconotextuel de l’album. Le processus d’analyse des images à travers les 4 étapes sera spécifiquement mis en œuvre dans la séance 4.
La rétroaction de cette séance permet à l’enseignant·e de formaliser avec ses élèves que le choix d’un genre textuel apparemment non narratif pour ce qui est bien une narration à l’échelle du récit iconotextuel est délibéré et vise à faire réagir les sujets-lecteurs:
- Vous avez constaté que le texte de Corrida peut être résumé en quelques phrases, alors qu’un texte qui règle les comportement (Pain maison) ne peut pas être résumé en raison de sa nécessité à transmettre des détails précis et des étapes spécifiques si on veut pouvoir confectionner le pain.
- Le genre est un choix de l’auteur. Habituellement, à lui seul, le genre fournit des informations qui guident le sujet lecteur en l’aidant à anticiper sur le contenu et le but du texte. Ici, l’auteur a volontairement fait ce choix «multigenre» pour nous mener sur une fausse piste et nous forcer à réagir.
L’interaction des images et du texte qui permet d’accéder au message est formalisée également:
- En plus du genre littéraire, vous avez constaté que les images jouent un rôle crucial dans la compréhension d’un album. Illustrations et texte font passer un message dans lequel l’auteur cherche à susciter des émotions chez son public.
- En associant les images et le texte, vous avez vécu une expérience de lecture plus immersive. Dans le cas présent, vous avez réalisé que le personnage qui joue le rôle du taureau représente en réalité une victime de harcèlement. En parcourant l’album en entier, vous avez ressenti des émotions plus ou moins fortes.
Séance 4: l’analyse des doubles-pages se fait de manière approfondie, dans le but de développer chez les élèves des outils pour observer et comprendre des illustrations de manière critique.
Pour saisir ce processus dynamique, nous proposons de travailler en quatre étapes successives avec les élèves. Les deux premières portent sur la compréhension et les deux suivantes sur l’interprétation. Si le respect de la temporalité du processus permet de décomposer l’analyse pour y ancrer connaissances et compétences chez les élèves, chaque étape peut requestionner la précédente puisque la tension générée par les deux registres sémiotiques décuple la (re)négociation du sens du récit. Le travail d’analyse s’appuie sur un processus d’objectivation visant l’identification, la formulation d’hypothèses, la sélection et la proposition de signification argumentable.
Étape 1: observer
La pratique, toute évidente et naturelle qu’elle parait, demande du temps. Il faut donc accorder aux élèves du temps pour observer l’image avec rigueur, comme le ferait un·e scientifique devant son microscope qui, grâce au seul regard, devient spécialiste de ce qu’il ou elle a vu. Car l’observation désigne l’action de porter consciemment attention à l’objet de l’observation dans le but d’accroitre sa connaissance. Aucun critère ni aucune consigne n’oriente cette étape qui doit rester la plus ouverte possible.
Étape 2: décrire
La description, seconde étape de la compréhension, est une traduction verbale de l’observation. Si elle constitue une réduction de l’observation puisque l’image ne peut avoir d’équivalence verbale stricte, elle permet de consigner dans le détail tous les choix faits par l’illustrateur. Pour ritualiser la pratique, les élèves peuvent être invité·es à faire l’inventaire de tout ce qu’ils et elles voient comme le ferait un·e détective qui ne sait pas encore ce qu’il ou elle cherche.
Sur la base de cet inventaire, les élèves mobilisent leurs connaissances pour qualifier objectivement chaque élément observé. Ici, l’enseignant·e accompagne la réflexion en proposant de décrire les formes, les lignes, les personnages, ceux qui agissent et ceux qui réagissent, les couleurs, la lumière, la profondeur, qui ou que regardent les personnages, le cadrage, la profondeur, les ressemblances et les différences avec des images connues et reconnues, la mise en scène, ce qui est visible et ce qui est supposé, etc.
Étape 3: analyser
C’est la première étape de l’interprétation. Elle s’appuie sur les deux opérations précédentes et vise à mettre en relation les éléments observés, inventoriés, qualifiés. Cette mise en relation suppose de sélectionner les composantes de l’image qui, prises ensemble, produisent du sens. C’est également l’étape à laquelle les connaissances référentielles sont mobilisées, notamment pour expliquer la mise en relation des éléments. La visée didactique principale de cette étape est d’ailleurs la justification par les élèves de ce qu’ils et elles avancent, justification qui permet de mobiliser les deux étapes précédentes et d’apporter les connaissances référentielles, de les actualiser si elles existent.
En fonction du degré de complexité des images ou de l’exercice de mise en relation, l’enseignant·e peut renverser l’approche en demandant aux élèves de modifier chacune des composantes identifiées de l’image pour vérifier si la signification proposée reste la même. Cette approche dialogique favorise le questionnement chez l’élève et développe sa conscience critique. Par exemple, sur la figure 2, si le personnage en noir était proportionnellement plus petit que l’autre personnage, la signification de la scène serait-elle la même? Si le personnage qui tient un couteau regardait le spectateur, la signification de la scène serait-elle la même?
Étape 4: interpréter
C’est l’étape de la recontextualisation dans le récit, de la formulation d’hypothèses et de la proposition de signification. L’interprétation est une création du sujet-lecteur qui va au-delà du support original. Toute proposition n’est valable que justifiée grâce à tout ce qui est connu sur la double-page concernée et dans l’ensemble du récit, grâce au texte ET aux images. Le mécanisme de l’inférence abductive est ici mobilisé puisqu’il s’agit pour les élèves de créer des hypothèses explicatives pour parvenir, par déduction, à une conclusion concordante dans la combinaison du texte et des images.
C’est également l’étape de (re)mobilisation du texte signifiant directement relié à l’image considérée mais également de toutes les informations narratives cumulées jusque-là.
L’analyse du texte offre le même potentiel sémantique d’exploration des significations. En mobilisant ses connaissances et en repérant les pensées des personnages, le sujet-lecteur peut lever les inférences liées à la fausse piste du genre textuel et la visée réelle de l’auteur. Le travail mené en amont sur le lexique spécifique et le concept de la corrida permet de mettre en relation ces connaissances nouvellement acquises et la voie sur laquelle la modalité textuelle veut nous emmener: on nous RACONTE quelque chose sur un ton neutre et coupé de la situation d’énonciation.
La confrontation de l’analyse de l’image avec le texte permet de qualifier le rapport qu’entretiennent certains éléments verbaux avec certains éléments iconiques. Cette relation n’étant pas applicable à l’ensemble d’un récit iconotextuel ou même d’une double-page, cette étape de comparaison des informations fournies par le texte à celles fournies par l’image permet de requestionner l’étape de l’analyse et les significations possibles de l’image comme du texte. Cette renégociation offre l’opportunité de questionner les hypothèses proposées pour chaque modalité et de travailler la justification puisque l’ensemble de l’analyse aura permis de décomposer l’image comme le texte en autant d’éléments pouvant fonder les propositions de signification.
Pour rendre concret notre propos, nous proposons de partager une partie du matériel d’analyse des images élaboré pour travailler l’album Corrida de Yann Fastier.
L’analyse de l’album Corrida, qui avait fait l’objet d’une publication (Lebreton Reinhard & Richard, 2020), a permis d’arrêter le choix de trois objets de savoirs pour leur rôle particulièrement significatif dans la construction et la progression du récit:
- - L’énonciation visuelle ou le rôle confié au sujet-lecteur par les images
- - La matérialité du récit ou le rôle joué par les formes, les couleurs et les matières de l’album
- - La topographie des doubles-pages ou la mise en scène visuelle du récit
Pour chacun, les quatre étapes font l’objet de pistes de travail avec les élèves dont nous restituons des extraits.
L’énonciation visuelle ou le rôle confié par les images au sujet-lecteur:
Exemple 1
Pour l’étape d’observation, c’est la première de couverture qui est choisie (Figure 2.1).
Pour l’étape de la description, il est proposé à l’enseignant·e d’amener les élèves à qualifier la forme particulièrement schématique; le faible nombre de couleurs; l’absence de profondeur et la distance créée avec celui qui regarde; la position, la composition et l’expression du visage.
Pour l’étape de l’analyse, il est suggéré à l’enseignant·e d’accompagner les élèves à relever le minimalisme de la composition; l’absence de relief; le visage rond aux traits enfantins et en deux dimensions; les yeux écarquillés, les oreilles tendues, la bouche mi-ouverte horizontale, le cou étiré; le cadrage serré, la proximité avec le regard du sujet-lecteur; la peur et le danger qu’évoquent l’ensemble.
Pour l’étape de l’interprétation, les élèves sont invité·es à se sentir regardés en tant que sujet-lecteur, à se questionner sur le rôle attendu du sujet-lecteur interpellé par le personnage dont tous les sens (ouïe, vue) sont en alerte.
Exemple 2
Pour l’étape de l’observation, c’est la double-page 1-2 qui est choisie (Figure 2.2).
Pour l’étape de la description, il est proposé à l’enseignant·e d’amener les élèves à qualifier la position des personnages; la diversité de genres, de physique et les critères d’identification; les regards, les bouches, les oreilles, les expressions; les plans et la profondeur; les vides et les pleins.
Pour l’étape de l’analyse, il est suggéré à l’enseignant·e d’accompagner les élèves à relever le minimalisme de la composition; les visages ronds aux traits enfantins et en deux dimensions; les filles aux cheveux longs et les garçons aux cheveux courts; la couleur noire de l’ombre, du taureau, symbole de la mort et du deuil; la couleur violette, froide, symbole du deuil atténué après le noir; les yeux ronds, tous ouverts, unidirectionnels; les bouches fermées ou tristes; les oreilles ouvertes et actives sauf une paire fermée par une croix; les expressions de voyeurisme, d’inquiétude, de colère ou d’hébétude.
Pour l’étape de l’interprétation, les élèves sont invité·es à se sentir regardé·es par des individus interpellés, passifs, fâchés, sidérés; interrogé·es par les personnages qui attendent quelque chose des sujets-lecteurs.
La matérialité du récit ou le rôle joué par les formes, les couleurs et les matières de l’album
Exemple 3
Pour l’étape de l’observation, c’est la première de couverture qui est choisie (Figure 2.1).
Pour l’étape de la description, il est proposé à l’enseignant·e d’amener les élèves à qualifier les couleurs, les matières, les textures, les traits et la technique.
Pour l’étape de l’analyse, il est suggéré à l’enseignant·e d’accompagner les élèves à relever la présence de seulement deux couleurs avec le noir; l’absence de nuances, les aplats, les couleurs mates sans lumière; la couleur jaune, couleur maudite de la corrida car renvoyant aux morts et à la trahison; la couleur noire issue de la 4e de couverture qui renvoie au taureau tout en étant la couleur du deuil et de la mort; aux matières brutes (carton, toile) qui composent normalement la structure de la couverture; aux surfaces rugueuses (carton) et râpeuses (toile de la reliure); aux formes sommaires, découpées avec un outil tranchant.
Pour l’étape de l’interprétation, les élèves sont invité·es à prendre position sur l’esthétique peu habituelle, en dehors du «beau» pour un livre dont le but ne semble ni de plaire ni de donner du plaisir; l’efficacité et les émotions provoquées par les images très minimalistes; la manière dont elles traduisent la violence et la barbarie du récit et le malaise lié au rôle attribué au sujet-lecteur.
Exemple 4
Pour l’étape de l’observation, c’est le «taureau» qui est choisi (Figure 2.3).
Pour l’étape de la description, il est proposé à l’enseignant·e d’amener les élèves à qualifier les couleurs, les formes, le trait et la technique utilisée.
Pour l’étape de l’analyse, il est suggéré à l’enseignant·e d’accompagner les élèves à relever le noir, couleur du taureau de la corrida mais aussi du deuil, de l’ombre, de la nuit; la rondeur et l’effet-masse en raison de l’aplat et de l’absence de nuance et de relief; le corps surdimensionné et les membres très courts comme le sont ceux du taureau-animal; la position jamais naturelle au fil des pages (sur un pied, à quatre pattes, à terre, etc.); la tête ronde, le visage neutre ou hébété; les formes découpées plus soignées et moins anguleuses en comparaison avec les autres personnages.
Pour l’étape de l’interprétation, les élèves sont invité·es à prendre position sur la stigmatisation signifiée par la différence du personnage en regard de sa morphologie; la douceur des traits renforçant l’innocence du personnage; l’absence d’animosité dans l’expression faciale traduisant son statut de victime; l’expression d’incompréhension du personnage.
La topographie des doubles-pages ou la mise en scène visuelle du récit
Exemple 5
Pour l’étape de l’observation, c’est «l’arène» sur la double-page 1-2 qui est choisie (Figure 2.2).
Pour l’étape de la description, il est proposé à l’enseignant·e d’amener les élèves à qualifier l’occupation de la double-page; la place de la reliure; la forme ronde; le rapport intérieur / extérieur; les personnages, leurs couleurs, leurs positions, les distances, les rôles.
Pour l’étape de l’analyse, il est suggéré à l’enseignant·e d’accompagner les élèves à relever la rare apparition de l’arène sur seulement deux doubles-pages; sa position au centre ou sur la «belle» page (page de droite); sa figuration partielle traduisant une taille plus grande en réalité (hors-champ); la composition de l’arène avec la piste centrale, le couloir périphérique, le premier rang pour les journalistes et les photographes; le cadrage serré des personnages, noirs et violets, mi-cachés, mi-visibles, à l’intérieur et à l’extérieur.
Pour l’étape de l’interprétation, les élèves sont invité·es à prendre position sur l’assimilation potentielle de tous les personnages à des taureaux en raison de leur couleur noire; l’assimilation potentielle de tous les personnages à des matadors en raison de leur couleur violette; l’assimilation de tous les personnages, y compris le lecteur, à des témoins privilégiés d’un spectacle de divertissement.
Exemple 6
Pour l’étape de l’observation, c’est la place du sujet-lecteur/spectateur qui est choisie (Figures 2.2, 2.3).
Pour l’étape de la description, il est proposé à l’enseignant·e d’amener les élèves à consigner les directions des regards des personnages et le cadrage des personnages.
Pour l’étape de l’analyse, il est suggéré à l’enseignant·e d’accompagner les élèves à formaliser la présence du sujet-lecteur dans tous les regards de face; le rôle de témoin extérieur·e quand le sujet-lecteur n’est pas regardé; la proximité avec les spectateur·rices quand le cadrage est serré; l’éloignement du matador, de ses assistants, du taureau quand le cadrage est large.
Pour l’étape de l’interprétation, les élèves sont invité·es à se questionner sur leur rôle de taureau lorsque le sujet-lecteur est regardé par les spectateur·rices; leur rôle de témoin lorsque le sujet-lecteur est regardé par le taureau; leur rôle complice lorsque le sujet-lecteur est regardé par l’assistant et le matador; la manière dont ils et elles sont otages de la scène de harcèlement.
Conclusion
Ces quelques extraits du matériel pédagogique créé pour enseigner avec les images en contexte iconotextuel montrent que ce travail dans les albums peut non seulement dépasser leur simple monstration mais permet de saisir l’ensemble de l’expérience qu’offre l’album en raison de la part d’interprétation qu’il laisse au sujet-lecteur.
Ce matériel, testé et validé par les enseignant·es, a suscité l’intérêt des élèves, les étapes d’analyse des illustrations constituant un complément indispensable dans des démarches jusqu’alors focalisées sur l’analyse de texte. Or, si les éléments travaillés dans le texte de Corrida ne peuvent pas être tirés des images, les éléments travaillés dans les images de Corrida ne constituent pas davantage des éléments qui peuvent être tirés du texte. Ainsi, pour que l’interprétation émerge de la combinaison des images et du texte, l’indispensable recontextualisation à l’échelle du récit doit mobiliser pour chaque modalité ses propres outils d’analyse, intrinsèquement différents et spécifiques.
L’album Corrida constitue un exemple particulièrement signifiant du point de vue du rapport de discontinuité entre le texte et les images dans un support qualifiable d’iconotexte au sens de Nerlich (1990). L’iconotexte n’est pas un support composé de texte(s) et d’image(s) mais coconstruit par les deux registres sémiotiques qui sont indissociables et perpétuellement en tension du point de vue de la réception. La puissance de la discontinuité de cet album montre violemment le rôle et donc le pouvoir réciproque des images sur le texte. Dans le domaine disciplinaire du français mais également dans toutes les autres disciplines, la manière dont les images signifient est à travailler pour elle-même, ce que la présente contribution visait à montrer.
Évoluant dans un monde rempli d’images, les élèves manquent encore d’outils pour comprendre l’iconique. C’est pourquoi des dispositifs didactiques permettant d’enseigner avec les images développent chez les élèves des compétences littéraciques et une réflexivité allant au-delà de l’enseignement-apprentissage de la littérature. Le développement de la capacité d’observation et d’analyse des images élargit en effet la compréhension par rapport à une approche uniquement verbocentrée, en offrant au sujet-lecteur tous les outils nécessaires pour justifier, agir et se transformer, afin de pouvoir à son tour transformer le monde qui l’entoure.
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Pour citer l'article
Maud Lebreton Reinhard & Florence Aubert, "Objets littéraires iconotextuels: travailler avec l’image pour interpréter le message", Transpositio, n° 7 Le texte littéraire à l'épreuve de l'image, 2024https://www.transpositio.org/articles/view/objets-litteraires-iconotextuels-travailler-avec-l-image-pour-interpreter-le-message
Voir également :
Accompagner des enseignant·es pour parler des illustrations: Le cas du projet «La Fontaine à l’école numérique»
Les éditions des Fables disponibles aujourd’hui sous la forme de reproductions numériques invitent à poser un nouveau regard sur l’articulation entre le texte et l’image.
Accompagner des enseignant·es pour parler des illustrations: Le cas du projet «La Fontaine à l’école numérique»
Les éditions des Fables disponibles aujourd’hui sous la forme de reproductions numériques invitent à poser un nouveau regard sur l’articulation entre le texte et l’image. La consultation désormais possible de reproductions d’éditions anciennes, rares, parfois même originales de textes grâce aux outils numériques les plus récents promet une expérience de lecture inédite et une attention renouvelée pour l’illustration.
Dans le cadre du projet de recherche intitulé «La Fontaine à l’école numérique», nous nous sommes intéressée à l’intégration dans les classes genevoises d’éditions numérisées des fables, dont certaines étaient illustrées. Le parti pris d’un enseignement dédié aux dimensions matérielles des textes a engagé une importante réflexion sur l’articulation entre le texte et l’illustration. Pour accompagner au mieux une équipe d’enseignantes et d’enseignants du degré secondaire, plusieurs médiations didactiques1 ont été élaborées, qui nous renseignent sur les connaissances et compétences nécessaires pour intégrer la lecture d’images dans le cours de français.
Le projet «La Fontaine à l’école numérique» et les choix méthodologiques opérés
Issu d’un partenariat entre le Bodmer Lab de l’Université de Genève et le département de l’instruction publique genevois, le projet «La Fontaine à l’école numérique» a vu le jour à la rentrée scolaire de septembre 2019. Il s’agissait de réunir un groupe d’enseignantes et d’enseignants de français des degrés secondaire I et II et une équipe universitaire de recherche pluridisciplinaire, en vue de réfléchir à l’intégration dans les classes des éditions des Fables récemment numérisées par le Bodmer Lab. Le Bodmer Lab est un projet de recherche et de numérisation de l’Université de Genève, qui entend numériser, de manière raisonnée, une part significative de la collection Martin Bodmer aujourd’hui conservée dans une fondation située dans la région genevoise2.
Le soutien apporté par le DIP a pris la forme d’un appui logistique – dans la mesure où ce sont les équipes du service école-média du canton qui ont permis l’emprunt d’une trentaine de tablettes numériques – et celle d’un dégrèvement financier d’une heure d’enseignement par semaine pour les cinq enseignantes et enseignants du projet, soit une enseignante et deux enseignants du degré secondaire I (élèves de 12 à 15 ans, toutes filières) et deux enseignants du degré secondaire II (élèves de 15 à 19 ans, filière gymnasiale).
Le corpus choisi était alors celui des Fables de la Fontaine, et plus précisément celui des éditions des XVIIe et XVIIIe siècles numérisées par les spécialistes du Bodmer Lab. L’une des ambitions du projet consistait à permettre à l’enseignante et aux enseignants de créer des ressources didactiques pour l’enseignement des dimensions matérielles des Fables, qui soient ensuite diffusables à une plus large échelle. Très vite, la question de l’illustration – sa place dans l’ouvrage, sa fabrication ou encore l’intérêt accordé à celle-ci dans le processus interprétatif – s’est posée. Pour des enseignantes et enseignants de littérature, ayant pour habitude d’étudier le texte comme une abstraction sémiotique, il s’agissait alors d’intégrer de nouvelles perspectives et, notamment, de prendre en compte les images proposées dans les éditions numérisées. Il fallait par conséquent leur offrir un certain bagage de connaissances et de compétences leur permettant de se sentir à l’aise dans leurs classes pour enseigner le texte et les illustrations qui l’accompagnent.
Le projet de recherche a été mené en trois phases: une première phase de formation du groupe d’enseignant·es à l’approche matérielle des éditions, et à la découverte des outils, notamment numériques, créés par les chercheurs/euses donnant accès aux illustrations des Fables; une deuxième phase dédiée à l’élaboration du matériel pédagogique; et une troisième phase combinant mise en œuvre du matériel pédagogique créé dans les classes et retour d’expérience de la part de l’équipe enseignante. Dans cet article, nous nous intéresserons principalement aux deux premières phases du projet, car ce sont celles qui ont mené l’équipe enseignante à mobiliser les outils et les savoirs sur les illustrations mis à leur disposition par les chercheurs/euses universitaires. Nous reviendrons également sur le travail réalisé par les chercheurs/euses du Bodmer Lab, en amont du projet «La Fontaine à l’école numérique», pour détailler l’ensemble des savoirs et des outils produits autour de ces éditions numérisées et de leurs illustrations.
Le cadre théorique: modèle de recherche, approche matérielle des œuvres littéraires et relation texte-illustration
Modèle de recherche
La recherche alors mise en œuvre comporte de nombreux points communs avec le modèle de «recherche collaborative» élaboré par Serge Desgagné (Desgagné 1997, 2001). Dans les recherches de type collaboratives, des enseignant·es, désignés par Desgagné sous l’expression de «praticiens», sont mis en relation avec des chercheurs/euses et cela dans le but de produire une certaine émulation dont les répercussions toucheront les deux domaines:
La culture scolaire incite le praticien enseignant à se donner les moyens de développer et d’améliorer sa pratique, plus spécifiquement la qualité de son intervention auprès des élèves dont il a la responsabilité. La culture scientifique incite le chercheur universitaire à contribuer à la production des connaissances dans un domaine donné. L’entente collaborative consiste à faire en sorte qu’une même activité réflexive aménagée autour d’un projet d’exploration négocié́ fasse que ces attentes respectives soient comblées à la satisfaction des deux parties. La collaboration de recherche prend également le sens d’un souci d’interinfluence entre ces acteurs, praticiens et chercheurs, et leurs cultures respectives. En fait, le chercheur vise une production de connaissances qui inclue et tienne compte du point de vue du praticien et des contraintes de son contexte d’action. De même, on pourrait dire que le praticien vise un développement de pratique qui soit éclairé́ par le point de vue du chercheur et par les repères conceptuels qui guident sa production de connaissances. En ce sens, l’entente collaborative sous-tend aussi qu’il y ait interinfluence entre la pratique et la recherche. D’où l’idée de coconstruction (Cole, 1989) d’un savoir dans une “zone interprétative” partagée. (Desgagné 2001: 39)
Autrement dit, dans une recherche de type collaborative, enseignant·es et enseignant·es ne poursuivent pas les mêmes objectifs et n’effectuent pas les mêmes tâches, mais produisent des connaissances ou des pratiques enseignantes participant au développement de leurs domaines d’expertises respectifs. C’est ainsi que les enseignante et enseignants du projet ont pu acquérir une nouvelle perspective sur le texte en s’intéressant aux images, et que les enseignant·es ont pu voir le fruit de leur travail atteindre de nouveaux publics et voir émerger de nouvelles questions de recherches liées notamment aux requêtes de l’équipe enseignante. Les enseignant·es universitaires rencontré·es ont permis au corps enseignant de découvrir de nouvelles méthodes pour intégrer la lecture et l’interprétation d’illustrations dans leurs cours portant sur le texte littéraire. En parallèle, les enseignant·es ont réalisé des médiations prenant différentes formes, qui permettaient d’accéder de manière guidée aux connaissances qu’ils avaient établies sur les textes et sur les images issues des patrimoines numérisés.
À propos de la recherche collaborative, Vinatier & Morrissette précisent qu’il est important «d’établir un contrat de recherche collaborative» qui inclue les points suivants:
1/ tous les participants n’ont pas les mêmes responsabilités;
2/ l’existence d’un leadership où les rôles des différents partenaires sont clairement définis en fonction de leurs expertises spécifiques et de leurs complémentarités nécessaires
3/ une négociation préalable des modalités relationnelles et du partage des responsabilités de divers ordres au niveau interinstitutionnel. (Vinatier & Morrissette 2015: 152)
Le projet «La Fontaine à l’école numérique» a répondu à ces trois critères, dans la mesure où il a permis la mise en relation d’enseignant·es du degré secondaire avec des enseignant·es universitaires dont les domaines d’expertises allaient de la littérature française du XVIIe siècle à la matérialité des textes, en passant par l’histoire de l’art. Mais si les enseignant·es apportaient des connaissances sur les patrimoines numérisés, ce sont les membres de l’équipe enseignante, dont l’expertise repose sur la pratique d’enseignement devant un public d’adolescents, qui ont sélectionné ce qu’ils souhaitaient retenir et utiliser des différentes médiations proposées.
Enseigner des textes dans des matérialités nouvelles comme celles des reproductions numériques suppose de la part du corps enseignant la capacité à appréhender les textes selon une perspective inédite. Pour rendre justice aux patrimoines numérisés dans les classes, il convient en effet d’aborder ces textes d’une manière qui dépasse l’approche purement textuelle. Depuis les années 1960-70, les courants herméneutiques dominants pour enseigner le texte littéraire au degré secondaire privilégient en effet une certaine abstraction sémiotique du texte vis-à-vis des supports qui le donnent à lire. À la suite de la Nouvelle Critique et des approches structuralistes et formalistes du texte, les enseignantes et enseignants de littérature française étudient en classe le texte comme un ensemble de signes linguistiques à la fois sémantiques et syntaxiques. Il s’agit avant tout de fournir aux élèves des outils (narratologiques, rhétoriques, stylistiques) permettant de comprendre et d’interpréter les textes littéraires, et de les commenter de manière argumentée. Dans cette perspective, le texte littéraire est appréhendé indépendamment de son support, et donc de ses éventuelles illustrations. Or, il faut noter que pour certains textes la dimension iconographique fait partie intégrante de l’œuvre. C’est le cas de la plupart des éditions des Fables de La Fontaine: rappelons-le, l’édition originale proposait déjà cent dix-huit gravures pour cent vingt-quatre fables. Nous avons donc fait le pari, avec le projet «La Fontaine à l’école numérique», de proposer une approche des textes qui rende justice aux supports dans lesquels s’inscrit le texte. Cette approche, c’est celle de la matérialité des textes.
Approche matérielle des textes
Grâce au numérique et aux campagnes de numérisations menées depuis les années 2000, de nombreux textes sont aujourd’hui aisément consultables dans des versions anciennes voire originales. C’est le cas notamment de la toute première édition des Fables de La Fontaine, dont la Fondation Martin Bodmer possède deux versions3. En convoquant en classe une reproduction numérique de ce texte dans son édition originale, l’enseignant de français, habituellement formé à étudier la textualité des fables est bien emprunté et il lui faut recourir à d’autres approches pour valoriser la dimension esthétique plus large de l’objet consulté.
L’approche qui rend le mieux justice aux matérialités littéraires est celle de la bibliographie matérielle. Issue des sciences bibliographiques, elle étudie les inscriptions matérielles des textes sur leurs différents supports. Cette approche des textes considère que l’objet-livre – ou, de manière plus générale, le support du texte - est porteur de signes non sémantiques pouvant eux aussi contribuer à son analyse et à son interprétation. On doit la plupart des idées novatrices de cette approche herméneutique à Donald F. McKenzie, un chercheur d’origine néo-zélandaise pour qui non seulement le terme de «texte» ne se limite pas aux seuls livres manuscrits et imprimés, mais comprend aussi des «non-verbal texts» (cartes, images, plans, par exemple) et des versions orales de textes. Popularisée en France par l’historien Roger Chartier qui a fourni la préface de l’édition française de l’ouvrage de McKenzie intitulé La Bibliographie matérielle et la sociologie des textes (1991), ce domaine de la recherche bibliographique promeut également la prise en compte de la dimension sociale des textes, dès lors qu’on les étudie dans leurs différentes éditions. Pour McKenzie:
Le principe fondamental que je voudrais suggérer est celui-ci: la bibliographie est la discipline qui étudie les textes en tant que formes conservées, ainsi que leurs processus de transmission, de la production à la réception. Rien de profondément novateur dans cette formulation, cependant il importe de considérer que par «textes», j'entends toutes les formes de textes, et pas seulement les livres ou les signes tracés sur papier ou parchemin […]. Et il s’agit aussi d'accepter l'idée selon laquelle la tâche du bibliographe est de montrer que les formes ont un effet sur le sens. Cette définition nous amène également à ne plus nous contenter de décrire les procédés techniques de la transmission de «textes» mais à nous intéresser aussi à sa dimension sociale. Par sa spécificité́, elle permet de prendre en compte les textes qui ne sont pas des livres, leurs formes matérielles, leurs versions textuelles, leurs techniques de transmission, le contrôle institutionnel dont ils font l'objet, leurs sens perçus et leurs effets sociologiques. Elle appelle une histoire du livre et de toutes les formes imprimées, y compris les imprimés éphémères et utilitaires qui témoignent des changements culturels, soit dans la civilisation de masse, soit dans la culture minoritaire. (McKenzie 1991 [1986]: 30-31)
Il s’agit alors d’étudier les différentes traces matérielles présentes sur les éditions des textes – par exemple les traces liées à la fabrication de l’objet-livre – dans le but de comprendre ces objets textuels dans les contextes socio-culturels qu’ils ont traversés. Le sens accordé au texte pourrait ainsi être réinscrit dans la préoccupation de son temps, grâce à l’étude minutieuse des marques matérielles que pourrait comporter l’objet-livre:
Au premier degré, une sociologie des textes pourrait se contenter de décrire toutes les réalités sociales au service desquelles s’est mise l’imprimerie, des quittances aux bibles. Mais elle doit aussi nous amener à nous interroger sur les motivations et les interactions humaines qu’impliquent les textes aux différents stades de leur production, transmission et consommation. Elle doit nous faire réfléchir aux rôles des institutions, à leurs structures complexes, à la façon dont elles affectent les formes du discours social, passé comme présent. Telles sont les réalités que la bibliographie et la critique textuelle avaient, jusque dans un passé très récent, négligé́ de prendre en compte ou défini comme strictement non bibliographiques. (McKenzie 1991 [1986]: 33)
L’approche matérielle des textes proposée par McKenzie engage à considérer les différentes facettes de l’objet-livre, et dans cette optique, l’illustration se voit conférer un statut nouveau. La compréhension et l’interprétation du texte s’accompagnent ici d’une prise en compte de l’objet même qui le donne à lire et de toutes les dimensions que cela comprend: reliure, péritexte, et, pour ce qui nous intéresse ici, illustrations.
L’illustration: une partie intégrante de l’œuvre
L’illustration du texte fait partie intégrante de l’œuvre et l’approche par la matérialité permet de valoriser la prise en compte de celle-ci lors de la compréhension et de l’interprétation du texte. En effet, s’il n’est plus question d’étudier seulement la sémantique ou la syntaxe du texte, mais également l’inscription de celui-ci dans les différents supports qui le proposent à la lecture, alors les illustrations, les gravures, les ornements et autres culs-de-lampe4 qui ornent l’ouvrage peuvent eux aussi être pris en compte dans l’analyse et l’interprétation conférée au texte.
Les illustrations présentées dans les différentes éditions sont le résultat d’un processus de fabrication. Dans la première édition des Fables (1668)5, par exemple, les illustrations proposées sont des gravures sur bois dont les matrices ont également servi lors de l’édition de 16786, soit la deuxième édition du texte, parue dix ans plus tard. Ce souci économique exerce alors une certaine influence sur l’esthétique de l’objet et, par conséquent, sur l’expérience de lecture, car l’édition originale a été réalisée dans un format in-quarto, plus grand que l’édition in-octavo de 1678: l’espace accordé à l’image se trouve donc proportionnellement bien plus grand dans l’édition de 1678 que dans celle de 1668. Cet exemple montre qu’une attention particulière accordée à la dimension matérielle de l’œuvre, permet également de mettre en évidence les techniques et usages qui ont permis la réalisation de certaines images.
Prendre en compte la dimension matérielle d’une œuvre, c’est aussi réaliser que les illustrations proposées sont une première forme d’interprétation accordée au texte. En effet, l’image, et plus encore les vignettes dont sont pourvues les premières éditions des Fables, ne peuvent représenter l’ensemble des péripéties racontées dans la fable. Il existe un décalage entre les possibilités du texte et la temporalité qu’il présente, et le caractère instantané de la représentation iconographique. Ainsi, étudier la gravure d’une fable consiste également à regarder l’événement reproduit sur l’image et à le mettre en perspective avec l’ensemble du récit. L’illustration montre par conséquent une première interprétation de l’œuvre, dans la mesure où c’est l’illustrateur qui a décidé du moment qu’il convenait de faire figurer à l’image. Par exemple, dans la célèbre fable «Le Corbeau et le Renard», François Chauveau, l’illustrateur de la première édition du texte (1668), a décidé de représenter le moment où le renard attrape le fromage dans sa gueule, tandis que Jean-Baptiste Oudry7 (1755) a, lui, décidé de montrer le moment où le corbeau détient encore le fromage dans son bec. Les deux illustrateurs n’ont pas choisi de représenter le même moment de la fable; et cela montre l’interprétation qu’ils en proposent, sans même parler du style esthétique adopté par chacune de ces illustrations.
Dans le but d’accompagner au mieux les enseignant·es du projet «La Fontaine à l’école numérique» à prendre en considération les illustrations du texte, plusieurs médiations ont été réalisées par les enseignant·es du Bodmer Lab. En effet, grâce à la collaboration étroite entretenue avec le Bodmer Lab, le projet «La Fontaine à l’école numérique» a pu compter sur le soutien, essentiellement de deux chercheuses universitaires, pour étoffer leurs connaissances sur les illustrations. Il s’agit d’une chercheuse spécialiste de la littérature XVIIe siècle et d’une historienne de l’art ayant procédé à la mise en ligne sous la forme d’une iconothèque des quelques mille-huit-cents illustrations des Fables, qui se trouvaient dans les éditions numérisées par le Bodmer Lab. Cela a permis notamment de faire émerger certains questionnements mêlant approche matérielle de l’œuvre et rapport à l’image. Ainsi, dans le cadre des discussions entre les enseignant·es et les enseignant·es, la question de la place accordée à l’illustration dans l’ouvrage a été abordée tant pour parler de l’espace physique consacré aux représentations iconographiques, aux ornements et autres signes esthétiques de la typographie, que pour parler de l’articulation entre l’image représentée et le texte proposé. Enfin, parler de la place des illustrations suppose aussi que soient évoqués les mécanismes et les techniques qui permettent de les réaliser et de leur donner une existence matérielle.
Des médiations réalisées pour accompagner l’enseignement des Fables et de leurs illustrations
Au cours du projet «La Fontaine à l’école numérique», une série de médiations ont été réalisées pour permettre aux enseignant·es d’intégrer les illustrations à leurs enseignements. En tant qu’enseignant·es de français, ils n’étaient pas formés aux questions liées aux images et, pourtant, dès le début du projet, plusieurs d’entre eux ont formulé l’envie d’intégrer cette dimension en classe.
Des fiches thématiques pour les enseignant·es
C’est au cours d’une rencontre avec une spécialiste du XVIIe siècle que les premières questions portant sur les illustrations sont apparues. Il faut dire que jusque-là, les informations mises à disposition des enseignant·es avaient été présentées sous la forme de fiches d’informations présentant une synthèse de la question et une bibliographie sélective. Ces fiches avaient été réalisées par une chercheuse chargée d’enseignement au département de littérature de l’UNIGE. Elles se présentaient alors comme un bref descriptif de certains points de débats sur les Fables, alors recueillis dans la littérature secondaire, et en particulier dans les textes critiques portant sur les premières éditions des Fables. Parmi les dix-huit fiches créées par la chercheuse, il existe au moins trois fiches entièrement dédiées à la question des illustrations : la septième du dossier qui porte sur les techniques d’illustration et les douzième et treizième qui concernent le rapport entre le texte et l’image. Si la fiche dédiée à la question des techniques de fabrication propose la description succincte des différentes techniques employées pour la réalisation d’images (gravure sur bois, gravure sur cuivre, gravure à l’eau-forte ou encore lithographie), les fiches 12 et 13 portent davantage sur la problématique du rôle et de la place de l’illustration dans le corpus des Fables.
La douzième fiche du dossier présente un bref état des lieux de la question de l’image pour le corpus étudié. Trois types de questionnements y sont évoqués: la question du statut des illustrations vis-à-vis de l’œuvre de La Fontaine – et tout particulièrement vis-à-vis de la première édition du texte (1668); la question du rapport entre le genre de la fable illustrée et celui des emblèmes8 et, enfin, la question des liens entre les illustrations et le texte. Pour chacune de ces orientations, un bref paragraphe propose un état de la recherche ainsi que plusieurs références. Notons d’ailleurs que cette fiche est accompagnée d’une longue bibliographie, permettant aux enseignant·es, s’ils le souhaitaient, d’approfondir l’un ou l’autre des points mentionnés.
La treizième fiche propose tout d’abord un «questionnaire heuristique», emprunté à Stefan Schoettke (1997), élaboré dans le but de guider la lecture des images pour l’analyse des Fables de La Fontaine. Puis, une série de remarques portent sur les différents illustrateurs des éditions des Fables numérisées par le Bodmer Lab.C’est par le biais de ces fiches que les enseignant·es ont d’abord accédé à des informations sur les illustrations des Fables.
Une conférence sur les illustrations
Profitant de la collaboration étroite avec l’équipe de cherccheurs/euses du Bodmer Lab et dans le but d’approfondir la familiarisation des enseignant·es avec les illustrations proposées par les éditions numérisées des Fables, nous avons ensuite convié une historienne de l’art, membre de l’équipe du Bodmer Lab, à venir présenter le corpus des illustrations des Fables et les outils développés par le projet de recherche pour accéder à celles-ci. Il faut dire que, dès sa création, le Bodmer Lab a formulé une forte envie de partager le fruit de ses recherches avec un large public et notamment un public scolaire. Pour cela, le projet de recherche universitaire n’a pas hésité à créer des outils favorisant l’accès à ses textes mais aussi – et c’est ce qui nous intéresse ici – aux illustrations de celles-ci. Avec cette invitation, il s’agissait de permettre aux enseignant·esde découvrir non seulement l’étendue du corpus des illustrations des Fables numérisées, mais aussi l’iconothèque développée par le Bodmer Lab et disponible en ligne. Revenons à présent sur ces deux médiations.
Lors de sa participation au projet «La Fontaine à l’école numérique», l’historienne de l’art et chercheuse travaillant alors pour le Bodmer Lab, a proposé une conférence sur la question des illustrations présentes dans le corpus des éditions des Fables numérisées par le Bodmer Lab. Durant cette prise de parole, la chercheuse a d’abord procédé à une vaste introduction dont l’objectif consistait à dresser un état des lieux de la question de l’illustration des Fables au XVIIe siècle. Il s’agissait de donner à voir aux enseignant·es l’étendue des débats, mais aussi de pointer le manque de ressources disponibles pour les enseignant·es, portant sur l’articulation entre le texte et l’image. Ensuite, la chercheuse a proposé une plongée dans les premières illustrations de ce texte, à savoir les gravures de François Chauveau. Enfin, pour terminer, elle s’est attelée à présenter la dimension iconographique de cinq autres éditions conservées à la Fondation Martin Bodmer et numérisées par le Bodmer Lab.
Au cours de cette conférence, la chercheuse avait à cœur de fournir aux enseignant·es à la fois une vision globale des illustrations disponibles sur le site du Bodmer Lab, mais également quelques outils pour appréhender celles-ci. Ainsi, lorsqu’elle a procédé à la présentation des illustrations de François Chauveau, la chercheuse a présenté différentes manières d’aborder les images. Ses remarques ont alors porté sur le nombre d’illustrations présentes dans l’ouvrage, sur l’esthétique de celles-ci – en mentionnant entre autres le goût de l’illustrateur pour la peinture septentrionale ou ses nombreux emprunts à l’univers du théâtre. Elles ont aussi porté sur les péripéties racontées sur l’image, pour insister sur les choix opérés par Chauveau dans la représentation des événements racontés dans la fable. La spécialiste est également revenue sur la représentation des animaux et de la nature. Elle a montré aux enseignant·es comment analyser une image, notamment en comparant différents premiers, deuxièmes et troisièmes plans. Enfin, elle a procédé à un commentaire approfondi de l’illustration de «La Cigale et la Fourmi», notamment pour mettre en lumière certains débats portant sur l’illustration de cette fable. Dans la deuxième partie de son parcours dans les fables numérisées par le Bodmer Lab, la chercheuse a présenté, de manière comparative, cinq éditions différentes des Fables. Elle a parlé des contextes dans lesquels celles-ci s’inscrivaient et a insisté sur les rôles des différents intervenants dans la création de la gravure ou de la lithographie. Enfin, elle a étudié quelques illustrations notables pour chacune de ces éditions dans le but de montrer les différentes esthétiques adoptées et les points communs entre celles-ci. Il faut dire que la chercheuse avait une connaissance approfondie de l’ensemble des quelques 1800 illustrations des Fables disponibles dans la base de données du Bodmer Lab. En effet, c’est elle qui avait procédé à la mise forme et à la mise en ligne de celles-ci dans l’iconothèque9 développée par ledit projet de recherche.
Une iconothèque: un outil inédit
L’iconothèque est un outil développé par le Bodmer Lab pour faciliter un accès direct aux illustrations des Fables provenant des éditions numérisées par le projet de recherche. Il s’agit d’une plateforme disponible en ligne et renfermant les quelques 1800 illustrations extraites des pages qui les proposent à la lecture. Le site internet se veut intuitif; il est précisé dans la description de celui-ci que»[l]’interface permet de filtrer les illustrations par les champs “Titres des Fables” et “Artistes” qui peuvent être interrogés ensemble afin d’affiner les critères de recherche10.»
Figure 1: Capture d'écran d'une page de l'iconothèque 11
L’avantage principal de cet outil est la navigation facilitée entre les différentes illustrations d’une même fable. En sélectionnant par exemple le titre d’une fable, il est possible de convoquer l’ensemble des illustrations de celles-ci et de les consulter en naviguant à l’aide des flèches présentes sur les côtés. Plusieurs informations sont renseignées sur la provenance de l’illustration ainsi que sur les artistes qui ont confectionné la gravure et trois options sont offertes sous l’image étudiée: agrandir l’image, consulter la page d’où elle provient ou, encore, la télécharger. Il est également possible de trier les images d’après des artistes qui les ont réalisées. Cela pourrait par exemple permettre de comparer la représentation d’un animal en particulier entre différentes fables et selon un même artiste. Enfin, soulignons que dans la description de cette iconothèque, nous trouvons quelques mots sur les coulisses de ce projet et notamment sur le travail effectué par les enseignant·es du Bodmer Lab pour recadrer l’illustration et la présenter indépendamment de la page dont elle provient, tout en conservant une qualité d’image suffisamment élevée.
À partir de ces rencontres et des outils qui leur ont été présentés, les enseignant·es ont élaboré des activités pédagogiques. Regardons à présent comment ces savoirs sur les illustrations des Fables ont été employés en classe.
De quelques activités pédagogiques sur les illustrations des Fables
Finalement, trois activités créées dans le cadre du projet «La Fontaine à l’école numérique» ont pour sujet principal la question des illustrations. Deux d’entre elles ont été élaborées par un enseignant du degré secondaire I et la troisième par deux enseignants du degré secondaire II. 12
«Les illustrateurs des Fables de La Fontaine»
La première de ces activités porte le titre «Les illustrateurs des Fables de La Fontaine». Il s’agit d’une activité dont le déroulement est prévu en quatre ou cinq périodes d’enseignement. Trois étapes la composent: une première étape de découverte et de présentation de l’iconothèque du Bodmer Lab, une deuxième consistant à répondre à des questions à travers un questionnaire écrit et une troisième de mise en commun et de correction des exercices réalisés. Les objectifs poursuivis dans cette activité sont les suivants:
- - Découverte du lexique de l’illustration
- - Présentation des illustrateurs des Fables
- - Sensibilisation aux différentes lectures d’un même texte que suscitent les illustrations
- - Sensibilisation aux fonctions des images (illustration vs interprétation) (Fiche d’activité «Les illustrateurs des Fables de La Fontaine» : 1)
Plus concrètement, dans un premier temps, les élèves sont amenés à découvrir le site internet du Bodmer Lab ainsi que l’iconothèque qu’il propose. Ils doivent choisir des illustrations et indiquer la raison de leur choix. À l’aide d’un questionnaire guidé et d’extraits de textes critiques, les élèves se familiarisent avec un vocabulaire lié à l’esthétique ainsi qu’aux fonctions de l’illustration dans Les Fables et tout particulièrement dans la première édition de ce texte. Ils poursuivent ensuite le questionnaire en naviguant dans plusieurs éditions des Fables et en consultant les illustrations de celles-ci. Il s’agit à la fois de développer les compétences des élèves en matière de navigation en ligne mais aussi leur aptitude à rechercher et à sélectionner des informations précises. Puis, une étude plus approfondie de «La Cigale et la Fourmi» propose aux élèves de comparer plusieurs illustrations entre elles ainsi qu’avec le texte. Il s’agit ici pour les élèves de constater l’existence d’une variété d’illustrations pour une seule et même fable. Les illustrations sont alors le fruit de décisions prises par les illustrateurs quant à la manière de faire apparaître les personnages de l’apologue ou encore quant à la scène de la fable représentée sur l’image. Enfin, l’activité se termine sur la comparaison de quatre illustrations de la fable «Le Chêne et le Roseau». Les élèves sont alors invités à reconnaître l’artiste ayant représenté la fable dans les différentes vignettes proposées, et il leur est demandé de préciser le «style de l’illustration».
Dans cette série d’exercices, nous retrouvons une grande partie des discussions qui ont été menées lors des rencontres avec les chercheuses du Bodmer Lab. Il est aussi intéressant de souligner que l’enseignant a cherché non seulement à familiariser les élèves avec plusieurs illustrations et plusieurs illustrateurs mais aussi avec les outils numériques développés pour donner accès à celles-ci. L’activité proposée par l’enseignant semble donc à l’image de la formation qu’il a reçue; celle-ci a consisté, d’un côté, à montrer l’étendue des données récoltées sur les illustrations par le Bodmer Lab et, de l’autre, à présenter des outils inédits pour atteindre ces illustrations.
«Rédaction d’une fable à partir d’une lecture d’image»
La deuxième activité par cet enseignant a pour objectif principal la rédaction d’une fable à partir d’une illustration. Dans le descriptif proposé par l’enseignant, quatre autres visées sont également mentionnées: approcher la notion de littérature secondaire, découvrir l’exercice de l’analyse d’une image, sensibiliser les élèves aux liens entre le texte et l’image et finalement les exercer à l’écriture de fables. Une nouvelle fois l’activité est pensée pour une durée d’environ cinq à six séances de cours. Les exercices présentés dans cette activité alternent entre la lecture d’extraits de textes de littérature secondaire portant sur les illustrations et des questions orientées visant à permettre aux élèves d’analyser l’illustration et ses relations avec le texte présenté. La progression dans l’activité est la suivante: après un questionnaire guidé sur la vignette de la fable de «La Cigale et la Fourmi» de l’édition originale, des exercices sont proposés autour de vignettes proposant plusieurs saynètes dans une seule et même illustration, distinguant notamment la morale des autres événements. Enfin, une image est proposée aux élèves, à partir de laquelle ils sont invités à élaborer le texte d’une fable.
L’activité imaginée ici s’inspire une nouvelle fois des médiations réalisées par le Bodmer Lab. Mais cette activité est effectuée exclusivement sous format papier. Cela signifie que les élèves ne manipulent pas directement les outils numériques créés comme l’iconothèque ou encore les éditions numérisées des textes. Ici c’est plutôt le rapport entre texte et illustration qui est étudié, dans la perspective de permettre aux élèves de cerner la structure générique d’une fable ainsi que le lien entre l’interprétation de la fable et l’illustration qui l’accompagne. Il s’agit alors de permettre aux élèves d’élaborer une fable dont l’illustration existe déjà. Le processus est inversé par rapport à la pratique habituelle qui voudrait que l’illustration se présente comme un complément au texte. Ici c’est le texte qui s’inspire de l’illustration et qui se construit autour de celle-ci.
«Liens entre le texte et les illustrations des Fables»
La troisième activité créée par des enseignants s’adresse d’abord à des élèves du degré secondaire II, puisque c’est avec une classe de 2ème année de maturité gymnasiale qu’elle a été expérimentée. L’activité s’intitule «Liens entre le texte et les illustrations des Fables» et elle présente une série de cinq objectifs:
- Découvrir l’iconothèque du Bodmer Lab, se familiariser avec son utilisation et être capable de l’exploiter pour une production écrite.
- Découvrir les illustrations anciennes des Fables présentes dans l’iconothèque du Bodmer Lab.
- Découvrir des outils pour analyser les illustrations et apprendre à les utiliser.
- Prendre conscience de l’impact de l’image au niveau de l’expérience de lecture et de l’interprétation du texte.
- Confronter différentes lectures d’une même fable, à travers la comparaison de différentes illustrations. (Fiche d’activité «Liens entre le texte et les illustrations des Fables»: 1)
À la fin de l’activité, il est attendu que les élèves effectuent des présentations orales du travail réalisé par groupe, en réponse à la consigne suivante:
«(1) Choisissez une fable que vous aimez tout particulièrement. (2) Recherchez dans l’iconothèque les différentes illustrations de la fable choisie. (3) Analysez chaque illustration, à l’aide du questionnaire.* (4) Choisissez l’illustration (ou les illustrations) qui, d’après vous: (a) présente(nt) au mieux l’histoire que la fable raconte; (b) rend(ent) au mieux la fable, sa morale, sa signification, l’interprétation que vous en donnez. (5) Justifiez votre choix!». (Fiche d’activité «Liens entre le texte et les illustrations des Fables»: 1)
Le document à destination des élèves contient une série de questions inspirées de la fiche réalisée par la chercheuse du Bodmer Lab portant sur le rapport entre le texte et l’illustration. Il s’agit d’une reprise du questionnaire heuristique emprunté à Stefan Schoettke (1997). Nous constatons ici que le travail de médiation réalisé par les chercheurs/euses du Bodmer Lab a été plus qu’intégré par les enseignant·es puisqu’ils ont repris les grandes lignes de ce document. Plus concrètement, l’articulation entre le texte et les illustrations est à découvrir en progressant dans le questionnaire de Schoettke. Les questions portent alors sur l’illustration, dans le but de cerner les personnages de la fable qui sont mis en scène dans l’image, le moment de l’histoire qui figure sur celle-ci, le traitement appliqué par l’artiste à la scène retenue, la question de l’anthropomorphisme ou encore la relation, plus globale, entre le texte et l’histoire racontée.
En somme, les médiations proposées aux enseignant·es pour intégrer la question de l’illustration dans les activités élaborées pour des élèves du degré secondaire ont, semble-t-il, été d’une grande utilité. En effet, elles ont permis non seulement de cerner l’étendue des enjeux et débats sur la question, mais également de diffuser de nouveaux outils utilisables depuis l’espace de la classe – iconothèque et plateforme de consultation des éditions numérisées. Si les rapports entre le récit de la fable et le moment représenté sur l’image fait l’objet de plusieurs activités, l’illustration est aussi traitée comme un objet d’analyse à part entière et cela vient peut-être du pari d’accorder à la matérialité de l’œuvre une attention particulière.
Conclusion
Cet article avait pour ambition de décrire les médiations mises en œuvre dans le cadre du projet «La Fontaine à l’école numérique» pour permettre aux enseignant·es d’intégrer les illustrations dans les activités proposées aux élèves.
Il nous semble pertinent de revenir sur l’articulation proposée entre approche matérielle des textes et prise en compte de l’illustration. À partir de ce travail effectué sur le corpus des Fables de La Fontaine en version numérisée, et en réfléchissant à la place que nous avons accordée dans les réflexions menées dans le cadre du projet sur les illustrations, il nous paraît cohérent de considérer l’illustration comme faisant partie intégrante de la dimension matérielle de l’œuvre. En effet, non seulement l’illustration est intrinsèquement liée à l’objet-livre dans lequel le texte est inscrit, mais en outre, l’analyse qui peut être menée sur celle-ci fait ressortir de nombreuses dimensions de l’approche matérielle des textes. L’étude des illustrations fait intervenir des questions liées au processus de fabrication de l’image autant qu’aux choix réalisé par l’illustrateur/trice (ou par l’éditeur/trice) quant à la représentation donnée du texte.
Constatant la prudence des enseignant·es à intégrer les illustrations lors d’exercices portant sur l’interprétation littéraire, nous avons pris le parti de compléter la formation de ceux-ci sur les premières illustrations des Fables. Grâce à un partenariat étroit avec le projet de recherche du Bodmer Lab, nous avons pu mettre en relation directe des enseignant·es du secondaire et des spécialistes de l’histoire de l’art ou encore de la littérature du XVIIe siècle. Cette collaboration a ensuite donné lieu à des activités pédagogiques destinées aux élèves, et inspirées de la formation que nous avions pu proposer. Le modèle de recherche – recherche collaborative – mis en œuvre dans cette recherche a facilité le déplacement des connaissances, du domaine de la recherche savante vers celui de la classe, tout en reconnaissant l’expertise de chacun durant le processus. Soulignons enfin l’importance des outils développés par les enseignant·es pour permettre aux enseignant·es de s’emparer de ces questions iconographiques – et donc de mettre à profit dans un tel projet à la fois leur expérience et leur expertise.
Bibliographie
Allott, Terence (2000), «Les éditions des Fables choisies mises en vers publiées du vivant de l’auteur et leur illustration», Le Fablier, no. 12, Paris, p. 9-34.
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Site internet du Bodmer Lab, Fables choisies, mises en vers par M. J. de La Fontaine, éd. Desaint & Saillant, Durant, Charles-Antoine Jombert, Paris, 1755, en ligne, URL: https://bodmerlab.unige.ch/fr/constellations/fables-esopiques/barcode/1072056065 (consulté le 30 janvier 2023).
il est permis à Claude Barbin Libraire à Paris, d’imprimer les Fables choisies par M. de la Fontaine, avec défense à tous autres d’en imprimer vendre ou débiter sans son consentement, d’autres que celles par lui imprimées, ou par Denys Thierry, Libraire à Paris, auquel il a cédé la moitié de son Privilège; & ce sous les peines portées les plus amplement par ledit Privilège. («Extrait du Privilège du Roi», Fables Choisies et mises en vers par M. de La Fontaine, 1668, [en ligne], consulté le 12.01.2024: https://bodmerlab.unige.ch/fr/constellations/fables-esopiques/mirador/1072035108?page=356, typographie modernisée par nos soins).
Pour citer l'article
Barbara Hurni-Siegrist, "Accompagner des enseignant·es pour parler des illustrations: Le cas du projet «La Fontaine à l’école numérique»", Transpositio, n° 7 Le texte littéraire à l'épreuve de l'image, 2024https://www.transpositio.org/articles/view/accompagner-des-enseignant-es-pour-parler-des-illustrations-le-cas-du-projet-la-fontaine-a-l-ecole-numerique
Voir également :
Genres et écriture d’invention: préparer la transposition par la comparaison entre deux formes (BD/roman) d’un récit
L’approche en parallèle des versions romanesque et dessinée de Quelques mois à l’Amélie, de J.-C. Denis met en évidence certaines des caractéristiques propres à chaque genre ou forme.
Genres et écriture d’invention: préparer la transposition par la comparaison entre deux formes (BD/roman) d’un récit
Introduction
Cette contribution vise à examiner l’intérêt d’une préparation spécifique à l’écriture d’invention 1(Denizot, 2022) ou écriture créative (Ulma et alii, 2022) qui soit axée sur les formes ou les genres textuels (Jacquin, 2018) mobilisés. La réflexion se fonde sur une expérience menée en classes de Terminale, qui porte sur la comparaison de deux versions (roman et bande dessinée) d’un même récit (Quelques mois à l’Amélie, de J.-C. Denis), pour en dégager les spécificités en termes de moyens expressifs et d’effets sur le lecteur. Le dispositif décrit s’inscrit dans l’optique d’une préparation à l’écriture d’invention, en l’occurrence une «transposition transgenre» (Abolgassemi 2001: 26), de la forme dessinée à la forme romanesque ou inversément.
Le contexte institutionnel
Les instructions officielles pour l’école secondaire en Belgique francophone (Fédération Wallonie-Bruxelles, 2018)ont récemment consacré l’écriture d’invention, en la considérant comme une activité qui doit faire l’objet d’une évaluation. L’évolution qui a conduit à cette reconnaissance avait commencé avec les instructions de 1999 qui suggéraient déjà de «sensibiliser» à cette pratique. Les textes du prescrit légal imposent cependant une restriction importante, puisque l’Unité d’Acquis d’Apprentissage n°5 (UAA5) limite la pratique de l’écriture d’invention à trois formes, parmi beaucoup d’autres (Abolgassemi 2001: 26-27): l’amplification, la recomposition et la transposition. La créativité des élèves ne s’exerce donc pas ex nihilo, mais à partir d’œuvres artistiques ou littéraires dont la compréhension est indispensable pour la réalisation de la tâche demandée.
Le lien entre lecture et écriture est ici très fort, puisqu’il s’agit de s’appuyer sur une ou des œuvres lues pour en faire écrire une autre. C’est ce que Genette dénomme une «littérature au second degré», qui «s’écrit en lisant» (1982). Il ne s’agit donc pas de produire un commentaire mais un texte, au sens littéraire, ce qui implique d’aborder l’œuvre source ou «hypotexte» (Genette 1982: 11) avec une intention particulière, strictement encadrée dans le contexte scolaire belge, comme nous l’avons dit.
Le cas qui nous occupe est celui de la transposition, définie par Abolgassemi (2001: 26-27) comme la réécriture, avec action sur six indices: le mode, la focalisation, le style et les registres, le contexte, la versification ou la prose, le genre. En termes d’écriture d’invention, la tâche de transposition peut dès lors sembler faire l’objet d’une injonction apparemment contradictoire: l’élève doit développer une interprétation personnelle de l’œuvre source, tout en respectant celle-ci. Ainsi, «l’imagination personnelle des élèves est […] valorisée, mais seulement en tant qu’elle s’inscrit dans la démarche très précise indiquée par les protocoles d’écriture de l’énoncé.» (Abolgassemi 2001: 18). Il s’agit donc d’un «projet créatif complexe, tendu entre appropriation personnelle et imitation» (Brunel et alii 2023: 94).
Concrètement, dans les classes de Belgique francophone – que nous fréquentons depuis longtemps2 – les enseignants de français ont souvent tendance à mettre l’accent sur le respect de l’hypotexte: ils ne font en cela que suivre les instructions officielles. La tâche de transposition est alors préparée par une analyse, qui vise – dans le cas le plus fréquent – à dégager les contraintes propres à l’œuvre source qui devront être prises en compte dans la version nouvelle à produire. Or le problème spécifique de la «transposition transgenre» (c’est l’un des cas envisagés par Abolgassemi en 2001) est celui de la maitrise des deux genres ou formes mobilisés dans l’opération3. Nous utilisons ici la formule «genre ou forme», car nous sommes au carrefour de plusieurs contraintes en termes de concepts: d’une part, on sait quel flou entoure la notion de «genre» (Simons, 2018) reprise pourtant par Abolgassemi (2001), et très présente en didactique (Schneuwly, 1994), mais elle nous semble un peu restrictive face aux deux objets narratifs qui nous occupent, entre lesquels la différence peut être plutôt qualifiée de «formelle». Nous userons donc des deux termes simultanément.
Sur un plan plus général, Schneuwly avait déjà montré combien ce qu’il appelle le genre est utile face à tout type de tâche: «On pourrait […] considérer le genre comme un méga-outil, comme une configuration stabilisée de plusieurs sous-systèmes sémiotiques […] permettant d’agir efficacement dans une classe bien définie de situations de communication.» (Schneuwly 1994: 162). Son idée sera reprise par Simons, pour l’étendre au domaine des langues étrangères, en insistant sur les tâches de production: «La maitrise des caractéristiques d’un genre textuel est un outil qui permet d’agir dans une situation de communication donnée, tant en réception qu’en production.» (2018: 48).
Or, plus encore que dans d’autres tâches, la maitrise des caractéristiques génériques ou formelles est centrale dans le cas d’une telle transposition, puisqu’il s’agit de travailler sur le genre ou la forme de l’hypotexte fourni, pour en transformer les modalités, en vue de le conformer au genre ou à la forme de l’hypertexte à produire. On peut considérer, comme l’un des pères de la BD, le Suisse Rodolphe Töpffer (1840)4, que l’opération s’apparente à une forme de traduction d’un langage dans l’autre: en l’occurrence celui du roman et celui de la bande dessinée.
Le plus souvent, la forme romanesque est assez bien maitrisée par les enseignants (elle était au cœur de leur formation) et plutôt bien connue des élèves (elle est au programme). La BD est de plus en plus prise en compte par les didacticiens, comme en témoigne le numéro 4 de Transpositio (2021), mais elle reste par contre peu utilisée dans les séquences produites par les enseignants (Gennaï 2023: 23); sa lecture en classe est encore rare (Beghin 2021: 15, Depaire 2019), et «sa place [est] très marginale parmi les œuvres lues»(Blanchard & Raux 2019: 1). On l’explique souvent par le fait que la familiarisation avec le langage de l’image n’est pas une priorité dans la formation des enseignants de français. Une autre raison est le poids accordé à la littérature patrimoniale au collège et surtout au lycée. Enfin, selon Rouvière, confirmé récemment par Vrydaghs (2022: 4), l’approche de la BD – lorsqu’elle a lieu – est souvent marquée par l’importance «des questions d’observation formalistes et techniques, souvent détachées du sens…» (2012: 13).
Les finalités de l'activité proposée
L’activité que nous présentons se distingue tout à fait de l’analyse d’une œuvre classique, où la BD serait instrumentalisée comme un succédané du roman. Ce dispositif qui place la BD dans une situation ancillaire face à la littérature est assez fréquent (Ahr 2012: 198, Duvin-Parmentier 2020: 6; Vrydaghs 2022: 2), parfois dénoncé comme un «alibi» (Étienne & Mongenot 2023: 6) ou présenté comme une «ruse didactique» (Zakhartchouk 1999).
Notre objectif n’est pas l’acculturation – par un moyen détourné – à une œuvre du patrimoine, puisque le cas analysé est tout à fait particulier, voire exceptionnel: il n’y a pas ici de texte princeps (Étienne & Mongenot 2023: 12), ni de statut auxiliaire de la forme BD, qui ne s’inscrit donc pas dans la catégorie de ce que Louichon a dénommé «objets sémiotiques secondaires» ou OSS (2017: 24). Par ailleurs, le roman et la BD convoqués sont des œuvres contemporaines (2002), totalement dépourvues du prestige des classiques du patrimoine littéraire.
La confrontation des deux formes doit permettre de montrer certaines spécificités du roman et de la BD. L’idéal serait donc de proposer à l’analyse deux versions d’un même récit nées de la même plume, car on pourrait alors supposer l’existence d’une intention similaire (un seul et même créateur), servie par des moyens différents. Notre démarche répondrait ainsi au souhait de Sophie Beghin: «littérature et bande dessinée récolteraient toutes deux bien des avantages à s’envisager comme complémentaires, chacune pouvant éclairer les spécificités de l’autre pour autant qu’on les envisage dans leur nature propre (2021:19).
Nous souhaitons privilégier l’approche des formes ou genres et de ce qu’elles ou ils impliquent, de par leur nature, en termes de réception. La volonté est de mettre au jour certains invariants génériques des formes comparées, invariants qui conditionnent l’expérience de réception. La comparaison que nous proposons devrait donc permettre de mettre en évidence, aux yeux des élèves, combien les différences de moyens influencent leur expérience de lecture de l’œuvre. Cette activité d’analyse vise à les sensibiliser à ces paramètres,en vue des tâches de transposition qui leur seront ultérieurement demandées.
Nous souhaitons donc dépasser la simple comparaison, qui tient parfois lieu de finalité en soi (Gennaï 2023: 32), pour dégager des outils et des savoirs utiles à une tâche de création. Nous nous inscrivons ainsi dans «une démarche d’enseignement de la production par analyse et/ou imitation de textes-modèles» (Jacquin 2018: 22). Les enseignants de terrain savent que l’écriture d’invention pose un problème particulier: les tâches de création, même lorsqu’elles évitent le travail ex nihilo, fortement affecté par le syndrome de l’angoisse devant la page blanche, nécessitent de proposer aux élèves des productions qui ont valeur de modèles. C’est le constat de Rouvière (2017) lorsqu’il analyse son expérimentation (en classe de Seconde) d’une transposition de Nana en BD: il considère l’étude préalable d’un exemple comme nécessaire.
Les deux formes de l’œuvre
Dans la quasi-totalité des cas de transposition d’un roman en BD (Ahr 2012), le lecteur a affaire à des artistes différents, ce qui conduit presque naturellement le ou les créateurs de la nouvelle version à introduire des interprétations personnelles. Tout exercice de comparaison se heurte donc à une difficulté: comment faire le départ entre les changements forcés, liés à la forme (passage d’un langage à l’autre), et ceux qui sont choisis par le ou les artistes créateurs de la version seconde ?
Aborder la question des genres ou formes à travers une approche comparative exige de pouvoir disposer d’un matériau que nous oserons qualifier de très rare: deux versions d’une même œuvre, produites simultanément par un même artiste. Dans le cas qui nous occupe, l’auteur est unique mais s’exprime sous deux formes: les deux œuvres de Jean-Claude Denis (Grand Prix d’Angoulême, 2012) sont intitulées Quelques mois à L’Amélie (éditions PLG, 2002 - Dupuis, 2002).
Images 1 et 2 - Les deux couvertures
Le héros est un écrivain en panne d’inspiration, qui se retrouve un peu par hasard dans un coin perdu du Sud-Ouest. Son histoire montre l’envers du décor du secteur de l’édition contemporaine et raconte comment une rencontre sentimentale relance son envie d’écrire.
Ces deux versions d’un même récit se présentent comme suit: la BD compte 72 pages, suivies de quelques pages d’un «Dossier» qui annonce l’existence du roman, écrit «parallèlement à la réalisation de [l]a bande dessinée», et donne trois extraits du texte, accompagnés de cinq illustrations. Le roman publié aux éditions PLG (92120 Montrouge) offre 213 pages, dont 36 occupées par des illustrations originales en noir et blanc et réalisées par l’auteur. En 2022, le catalogue de l’éditeur proposait «la version romancée de la bande dessinée du même nom» dans une nouvelle édition.
Il ne s’agit donc pas d’une transposition au sens strict, puisque nous ne savons pas (sauf à interroger l’auteur) quelle forme préexistait avant l’autre. Les deux versions entretiennent pourtant une relation particulière, vu que le roman est une autobiographie d’Aloys Clark, héros… de la BD, qui remet le manuscrit à Marianne, la femme qu’il aime, dans la dernière planche de l’album. Le roman est d’ailleurs sous-titré «Le manuscrit d’Aloys Clark» et dédicacé «à Marianne». À la fois objet intra-diégétique (Marianne va le lire) et extra-diégiétique (nous pouvons le tenir en main), le roman jouit donc d’un statut ambigu.
Le dispositif
Expérimentée personnellement en tant qu’enseignant de lycée en 2015-2016 et 2016-2017 auprès d’élèves de 17-18 ans inscrits dans l’enseignement qualifiant5, l’activité occupe au minimum deux heures consécutives et ne nécessite pas de lire les œuvres en entier. Le dispositif consiste à mettre en parallèle un court extrait des deux formes de l’œuvre; c’est ainsi que les trois premières planches, qui correspondent approximativement aux pages 5 à 9 du roman, ont été choisies. Outre l’intérêt de ce passage du récit pour notre propos, le choix de l’incipit a pour avantage de permettre à tous de commencer la lecture sans aucune préparation. Il s’agit donc «d’étudier [un] moment-clé dans deux systèmes sémiotiques différents» comme Castagnet-Caignec (2023: 122) le réalise avec des élèves du primaire à propos du Journal d’un chat assassin d’Anne Fine (École des loisirs/Rue de Sèvres, 1997/2021). La chercheuse en viendra à conclure (2023: 123) que l’étude simultanée des deux objets semble plus profitable aux élèves en termes de compétences de lecture littéraire.
Selon nous, l’analyse des deux formes de l’œuvre gagne à être menée en parallèle avec les élèves; elle suppose évidemment la projection en classe des deux supports (les planches de la BD et les pages du roman) et autorise un fonctionnement de leçon où l’enseignant conduit le groupe à travers un jeu de questions. Ce travail en parallèle pose la question de savoir par où commencer l’observation: la BD ou le roman ? Dans les lignes qui suivent, nous adoptons le plus souvent cet ordre, pour des raisons de clarté, mais il nous semble que, dans la pratique, on gagnerait à procéder en fonction des acquis des élèves, pour aller de la forme la plus connue vers la moins familière. Ajoutons que l’on pourrait prévoir dans la foulée une deuxième tâche où les élèves analyseraient, en autonomie, une autre planche et son correspondant romanesque, ce qui permettrait d’asseoir leurs acquis. Il va de soi aussi qu’un moment d’institutionnalisation des apports de l’activité est nécessaire pour fixer les découvertes dans l’esprit des élèves. Mais cette contribution entend se focaliser sur la première tâche de comparaison. Nous donnons ci-après un bref aperçu des contenus à dégager de cette première activité à mener avec les élèves.
L'analyse des deux formes
La première planche commence par un plan d’ensemble (vignette 1) puis un gros plan (vignette 2), là où le roman procède de manière classique pour un début (Verrier 1992): il précise lieu, temps, et relations. Dans la BD, la focalisation varie: d’abord externe pour donner à voir les lieux et les personnages, elle se fait vue subjective pour la troisième vignette. Le roman fonctionne plutôt comme un récit en «je» avec un narrateur-personnage (Dumortier 2001: 64) et dès la première page, un «récit de pensées» assez long permet d’entrer dans la vie intérieure du personnage. Ce choix est presque impossible pour la BD, qui recourt pourtant à un subterfuge avec la vignette 3 en nous donnant à voir, non pas ce qui est, mais ce que le personnage imagine (son père allongé dans son cercueil, mais habillé en uniforme militaire d’été).
IMAGE 3- Vignette 3 de la planche 1
Le statut de toute cette scène du funérarium ne sera éclairci que dans la deuxième planche de la BD, alors que le roman signale dès la dixième ligne que nous sommes dans un souvenir du héros: «[…] la scène du funérarium me revenait souvent en mémoire».
La deuxième planche s’ouvre par une vignette dont la compréhension n’est pas évidente: certains détails de l’image sont en effet logiquement inconciliables (le costume noir porté en juin au funérarium et la pluie battante de décembre sur la vitre). L’action de la BD était pourtant située très clairement par une mention initiale du narrateur externe: «Paris, décembre 2000». La vignette ne représente donc aucune réalité, mais marque le moment d’une ellipse spatio-temporelle ou d’un retour au réel, la fin d’une rêverie, bien concrétisée dans la vignette suivante.
IMAGE 4 - Vignette 1 de la planche 2
Ce mouvement est bien plus clairement annoncé dans le roman, qui marque la transition en passant à la ligne et en donnant la réflexion d’une interlocutrice qui interrompt la rêverie. Cette transition est d’ailleurs explicitée dans le récit de pensée du narrateur qui se demande: «Depuis combien de temps étais-je debout devant cette fenêtre, à regarder tomber la pluie et à me repasser la scène du funérarium ?». Le roman bascule ensuite dans une scène aux dialogues très complets, assortis de réflexions personnelles nombreuses. Dans la BD, ce passage est rendu en huit cases, avec des dialogues réduits (vu le manque d’espace) et des cadrages très variés qui permettent de mettre en évidence des attitudes corporelles lourdes de signification (mais à décoder…). Alors que le roman doit consacrer quelques mots à décrire la jeune éditrice qui aborde le narrateur-héros, la BD n’en fait évidemment rien: les cadrages variés ont permis de décrire l’ambiance mondaine et de donner à voir le physique des personnages.
Après deux vignettes consacrées aux derniers échanges entre l’éditrice et le héros, la troisième planche marque une ellipse spatio-temporelle: ce dernier a quitté la soirée et se trouve dans un taxi.
IMAGE 5 – Vignettes 3 et 4 de la planche 3
Nous ne le comprenons que progressivement, car la troisième vignette est une vue subjective (en gros plan) sur une carte de visite (reçue de la jeune éditrice). La quatrième nous montre le héros assis à l’arrière d’un véhicule, la carte en main. Dans un mouvement progressif d’éloignement, nous retrouvons la carte en morceaux qui tombe dans un caniveau. Une nouvelle fois, le roman se fait bien plus explicite, racontant le départ de la soirée, évoquant un dialogue avec le chauffeur de taxi, décrivant la carte de visite et livrant une interprétation de la démarche de l’éditrice.
Les apports de l'activité
De ces quelques éléments d’analyse, la première impression qui se dégage est sans doute que la lecture de la BD semble plus difficile que celle du roman, indépendamment d’un éventuel manque d’expérience des codes graphiques. Par exemple, là où le roman explicite verbalement une information, la BD exige du lecteur qu’il interprète des images ou un comportement traduit par celles-ci. On notera le même constat sur la difficulté chez Prévost (2023: 85) et Castagnet-Caignec (2023: 123) avec des œuvres adressées aux enfants, où le risque existe de créer de nouveaux problèmes pour les élèves, en introduisant des genres ou formes auxquels ils ne sont pas préparés (Bautier et alii 2012: 63). Raux fait la même observation avec un public adolescent (2021: 4) et nous avons rencontré les mêmes obstacles avec nos élèves de Terminale en options technologiques.
Quels seraient néanmoins les apports de cette comparaison, pour un enseignant de français et pour ses élèves ? On peut considérer que la première distinction qui risque d’apparaître sera celle du mode de représentation. En explicitant très souvent ce qui n’est que suggéré par la BD, le texte du roman raconte là où la BD ne fait que montrer, exigeant du lecteur qu’il décode et interprète ce qui est donné à voir. Ainsi, les attitudes corporelles visibles dans les vignettes qui montrent le dialogue (regard fuyant, gestes de mise à distance, évitement du face à face) doivent être analysées si l’on veut percevoir tout l’embarras de l’écrivain face à l’éditrice. Un embarras par contre explicitement affirmé par le narrateur-héros du roman, qui nous livre ses sentiments sans retenue. On retrouve ici la vieille distinction entre «montrer» et «raconter» initiée par Lubbock en 19216, développée par Genette («récit d’événements» et «récit de paroles» 1972: 186), et reformulée par Goldenstein (1999: 43) comme une opposition entre «représentation» et «relation». Conçue pour distinguer les formes de roman, cette distinction prend un tour particulier si on la mobilise dans une comparaison entre roman et BD. Car, sauf lorsqu’elle est pourvue d’un récitatif (Masson 1985: 26) équivalent d’une voix off cinématographique, mais absent dans nos trois planches, la BD ne fait que donner à voir, alors que le narrateur-héros du roman peut raconter et commenter, comme c’est le cas ici. Contrairement aux idées reçues, c’est donc bien la forme BD qui semble ici l’objet le plus «résistant» (Tauveron, 1999) à la sagacité du lecteur…
La tâche de comparaison présente en outre un intérêt très spécifique par rapport aux notions de base de la narratologie. En observant deux formes d’un même récit, où les choix effectués et les moyens mobilisés sont différents, les jeunes lecteurs perçoivent sans doute mieux les procédés et leur impact que s’ils étaient face à un texte romanesque. Ainsi la notion de «vitesse» (Genette, 1983: 22-25), de «cadence» narrative ou de «rythme» narratif (Dumortier 2001: 51) peut-elle émerger dans la lecture comparée des deux formes. Les élèves peuvent notamment mesurer combien la nécessité des descriptions romanesques et l’espace laissé aux monologues intérieurs du narrateur ralentissent le rythme du roman. Grâce à la comparaison, les procédés narratifs deviennent, comme le dit Rouvière (2021: 13), «littéralement visibles». En 2012 déjà, Meyer l’avait compris:
La particularité de la transposition […] sous la forme d’une bande dessinée est de faire voir la narration. […] Ce déploiement visuel du récit, monstratif, faudrait-il dire, est une entrée possible pour l’enseignement-apprentissage du récit en tant que forme, autrement dit le lieu d’une didactique du récit dans la classe. (Meyer 2012: 160-161).
Pour l’élève, l’activité permet de «réfléchir sur son activité de récepteur double» (Étienne & Mongenot 2023: 12) et sur l’interaction entre les deux lectures menées en parallèle. Il peut identifier quels moyens sont propres à chaque forme d’art et mesurer les difficultés pour rendre telle ou telle information accessible au lecteur (par exemple lors de l’analyse de la vignette 1 de la planche 2). Confronté à des systèmes sémiotiques différents (textuel versus iconotextuel), il perçoit combien la «transsémiotisation (passage d’un système sémiotique à un autre) […] modifie la réception du public» (Castagnet-Caignec 2023: 119). L’étonnement de l’élève ferait alors écho à celui de Töpffer lorsqu’il convertissait lui-même en roman (1840) son Docteur Festus: «Je fus tout surpris et amusé de voir par quoi les deux langues différaient, que, pour faire comprendre les mêmes choses, il fallait les prendre par un bout et les montrer par une autre face.»7
Cette confrontation aux deux formes permet aussi de montrer combien les effets produits sont parfois très différents. On rappellera qu’il s’agit du même auteur et de la même histoire, et que, s’il y a des différences, elles sont surtout inhérentes à la forme choisie8. Le dispositif de l’activité devrait donc assurer la perception de l’impact de la forme sur le récepteur, répondant ainsi au souhait d’Étienne et Mongenot: «développer le geste interprétatif par la comparaison entre systèmes différents» (2023: 7). On veillera aussi à dépasser deux écueils. Le premier consisterait à pratiquer un simple «décryptage techniciste» (Duvin-Parmentier 2020: 14). Le second pourrait laisser croire que roman et BD s’équivaudraient, considérant l’image comme «un équivalent iconique du texte littéraire, malentendu qui occasionne des simplifications de sa «lecture» et des transferts qui risquent de l’instrumentaliser et de l’affadir» (Duvin-Parmentier 2020: 14).
La découverte de la relation texte-image, se fait ici par l’approche du genre iconotextuel qu’est la BD. La planche, en tant qu’»énoncé pluricodé, […] scripto-iconique» (Klinkenberg: 2020) sera d’autant mieux réceptionnée qu’elle montre une parenté certaine avec le texte du roman, mais aussi des écarts flagrants. Ainsi, les dialogues des cases font écho à ceux du roman, souvent sous une forme légèrement abrégée, car l’interaction avec l’image permet au dialogue de la BD de se passer de certains mots. De la même manière, la représentation spatiale des échanges, dans la BD, traduit un comportement d’agacement qui sera rendu par un récit de pensées dans le roman. Concrètement, on réalise le programme défini par Lacelle, puisque «le passage d’une forme […] à l’autre permet de démonter chaque «machine narrative» en analysant les codes utilisés et les effets produits par ces codes.» (2012: 126).
Des outils pour l'écriture d'invention
Dans la perspective d’une tâche de création, quels peuvent être les apports de l’activité d’analyse décrite précédemment ? On peut pointer deux tâches auxquelles notre activité sur Quelques mois à l’Amélie offre une préparation directe: transposer un extrait de BD en roman, et transposer un extrait de roman en BD. La deuxième tâche pose cependant un problème de compétences graphiques chez les élèves: pour contourner cette difficulté, nous préconisons soit l’usage d’outils informatiques (souvent chronophages), soit un format que nous dénommons storyboard. Issue du cinéma, la notion désigne une série d’images qui donnent vie à un scénario avant le tournage. Nous l’employons ici pour désigner une forme de BD embryonnaire où seuls les arbitrages formels ont été esquissés, sans que le dessin soigné des images ait encore été réalisé. Cette dernière étape dépasserait en effet les compétences de la grande majorité des élèves. Sans prétendre à l’exhaustivité, on pourra recenser quelques-uns des apports de notre activité de comparaison comme suit.
Pour l’écriture du roman, les élèves auront perçu la nécessité de créer des pauses descriptives et d’effectuer des choix en la matière: tout ne peut pas être décrit et choisir d’évoquer telle ou telle réalité est un arbitrage de l’auteur. Autre apport probable, la compréhension du rôle majeur joué par les choix en matière de point de vue narratif. Ici on peut voir que la BD, en suivant sans cesse le même personnage et en pratiquant plusieurs fois la vue subjective, fait écho au choix romanesque d’Aloys Clark comme narrateur-personnage. D’autre part, la perception de l’importance des récits de pensée et de l’impact du mode de représentation de ceux-ci devrait conduire à les inscrire dans le texte du roman. Et enfin, les élèves auront été sensibilisés à la nécessité de travailler la mention des temps et lieux pour situer l’action.
Pour la transposition d’un extrait de roman en BD, et vu les compétences artistiques limitées de beaucoup d’élèves, l’enseignant de français pourrait s’en tenir à un travail sur le storyboard, ce qui réduit (?) la tâche au découpage de la page, à la réalisation du croquis des vignettes, à l’écriture des phylactères et du récit. Cependant, l’activité de comparaison aura permis d’approfondir chez ces élèves de lycée la compréhension de l’économie du récit en BD, ce que certains ont pu dénommer une «grammaire» (Vrydaghs 2022: 9) ou un «langage BD» (Rouvière, 2021: 3), à savoir le caractère elliptique de la narration en cases, l’importance des choix en termes de format et d’implantation des vignettes, le rôle de la triple interaction dessins/phylactères/récit du narrateur (même si ce dernier est absent dans les trois planches choisies) ou encore la «difficulté à expliciter le monde intérieur des personnages» (Dürrenmatt 2013: 45)…
Une des principales difficultés, si l’on demande aux élèves de produire un storyboard, risque d’être celle du découpage du récit en images, pour créer un «enchainement narratif visuel» (Rouvière 2021: 13). Trop souvent, cet aspect de la tâche n’est pas pris en compte dans la préparation, mais l’approche comparative que nous suggérons permettrait sans doute d’attirer l’attention des jeunes lecteurs sur les choix opérés par l’illustrateur et de les mettre en condition de réaliser leurs propres choix en connaissance de cause.
Sur un plan plus général, l’expérience menée nous conduit à partager l’opinion d’Étienne et Mongenot quant à l’impact de la comparaison qui permet de «déboucher sur la lecture affinée de textes ultérieurs et donc […] construire une réelle compétence de lecteur.» (2023: 14). Au-delà, nous pensons que la compétence de scripteur se trouvera elle aussi renforcée par la comparaison des versions, parce que l’on aura sensibilisé les élèves aux particularités formelles propres à chacune9. En définitive, la comparaison des deux formes devrait aider à la transposition de l’une dans l’autre.
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Pour citer l'article
Daniel Delbrassine, "Genres et écriture d’invention: préparer la transposition par la comparaison entre deux formes (BD/roman) d’un récit", Transpositio, n° 7 Le texte littéraire à l'épreuve de l'image, 2024https://www.transpositio.org/articles/view/genres-et-ecriture-d-invention-preparer-la-transposition-par-la-comparaison-entre-deux-formes-bd-roman-d-un-recit
Enseigner Proust illustré
Enseigner Proust à travers les éditions illustrées de la Recherche semble à première vue plus facile qu’enseigner l’œuvre même.
Enseigner Proust illustré
Quel Proust?
Enseigner Proust commence par une question simple mais fondamentale: qu’est-ce qu’on peut entendre par «Proust»? Quatre réponses au moins, qui ne s’excluent pas les unes les autres, sont possibles: d’abord l’œuvre, puis l’homme et le contexte historique et culturel qui était le sien, ensuite l’histoire matérielle de son travail, et enfin l’histoire matérielle de ses publications. En simplifiant un peu, ces approches correspondent à quatre domaines de la recherche, aux frontières souvent peu étanches: la stylistique (pour l’étude de l’œuvre), l’histoire littéraire (pour l’étude de l’homme et de son époque), la génétique (pour ce qui est des manuscrits) et l’histoire du livre (pour ce qui est des textes publiés). Chacune de ces options soulève toutefois un certain nombre de problèmes didactiques.
S’agissant de l’œuvre, on peut se demander s’il est permis de réduire le travail de Proust à la seule Recherche, puis cette dernière à quelques extraits plus ou moins artificiellement détachés de l’ensemble, comme cela se fait la plupart du temps. Certains de ces fragments peuvent être très longs, comme Un amour de Swann, roman «autonome» enclavé dans la Recherche; d’autres, qu’on retrouve presque inchangés depuis bientôt cent ans, sont très courts, comme la scène de la madeleine ou la mort de Bergotte. Dans l’un et l’autre cas, il convient de se demander si pareille sélection n’est pas une défiguration de l’écriture proustienne. Quelque chose se gagne (c’est sans doute la seule manière possible de commencer à faire lire Proust à l’école), mais inévitablement le parti pris des morceaux choisis fait aussi perdre quelque chose. L’expérience du temps, si essentielle à une véritable expérience de la Recherche, est difficile à faire passer à travers cette approche anthologique (sur cette question fondamentale, voir Kuentz 1972). Mais comme le but de l’enseignement de Proust est aussi de pousser à faire découvrir l’ensemble de l’œuvre au-delà de ces quelques fragments, il peut être recommandé de confronter les élèves dès le début avec l’«autre» Proust, celui de la correspondance ou celui des pastiches, par exemple, et de pointer déjà vers le va-et-vient entre écriture fictionnelle et autres formes d’écriture. Comme pas mal d’autres auteurs de fiction, Proust n’arrête pas de recycler des textes de non-fiction (les siens et d’autres).
Or, le mot «Proust» ne désigne pas seulement le texte de l’auteur, c’est aussi une longue série de commentaires qui ont fini par faire corps avec la création initiale. La valeur d’une grande œuvre est en effet fonction de la qualité des lectures qu’elle est capable d’engendrer et en ce sens on devrait accepter pour Proust ce qu’on considère comme allant de soi pour Shakespeare ou Dante, à savoir que les analyses de l’œuvre ne sont pas de simples greffes ou ajouts, mais une partie essentielle de l’œuvre même. Lire «innocemment», sans connaissance des interprétations déjà existantes, n’est jamais qu’une illusion. Encourager les élèves à lire Proust implique nécessairement – le contraire serait une mutilation – les inciter à prendre connaissance de la réception de Proust à travers le temps. Je me permets d’insister sur la dimension diachronique de ce geste, pour éviter qu’on ne tombe dans les écueils du présentisme: Proust queer, certes, mais pas seulement. Le livre de Pierre Bayard sur Proust et la poétique de la digression (Bayard 1996) peut rendre ici de vrais services, d’autant plus qu’il permet aussi de réfléchir au geste de l’extraction de morceaux et à l’impossibilité de trancher entre narration (le «sujet») et digression (le «hors-sujet»). L’ouvrage de Bayard a l’avantage de privilégier les grandes questions de l’écriture comme de la lecture du texte proustien: comment donner forme à un univers d’une telle ampleur, comment s’y repérer? que faire de la tension entre le désir de tout dire et de tout lire d’une part et la difficulté de donner sa juste place à tout, c’est-à-dire à ne pas se perdre dans trop de détails (pour l’auteur) et ne pas céder à l’envie de sauter certains passages (pour le lecteur)? De plus, Bayard a aussi l’élégance et la sagesse de ne pas éviter le retour sur des morceaux connus, tout en aidant à décrisper l’écart entre le tout et la partie.
En deuxième lieu, enseigner Proust signifie également enseigner l’auteur et son époque. Ici aussi, les questions qui émergent sont immenses. Faut-il séparer l’homme et l’œuvre? La seule idée de pareil clivage paraît un contresens, mais tel n’a pas toujours été de l’avis des critiques. Même aujourd’hui, à l’époque du biographisme triomphant, il est parfaitement légitime, mais pas forcément toujours possible bien entendu, de lire l’œuvre sans trop tenir compte de l’homme. Et que faut-il entendre par contexte? Comment en circonscrire les extensions littéralement infinies? Comme le remarquait judicieusement Jonathan Culler: «Meaning is context bound, but context is boundless» (Culler 1997: 67). Que faire aussi de la notion d’anachronisme, qui est un des nombreux facteurs cassant l’homogénéité d’un contexte? Après tout, la Recherche évoque un monde qui, au moment de la percée de Proust, juste après la Première Guerre Mondiale, n'existait déjà plus, tandis que sa propre écriture et son grand projet romanesque n’ont rien de «moderne» (au sens de «contemporain»): la Recherche achève la tradition des grandes sommes romanesques du 19e plus qu’elle n’annonce Dada ou le surréalisme, mouvement littéraire soit hostile au roman, soit inventant comme sous le manteau de nouvelles formes de roman (Sermier 2022). Les questions liées à la biographie et à l’analyse contextuelle ne peuvent avoir de réponse concluante. Ne pas les poser n’est toutefois guère souhaitable.
Enfin, troisième approche, sur laquelle j’aimerais me concentrer dans les pages qui suivent, le mot «Proust» peut renvoyer aussi à une série d’objets matériels. Il y a d’abord les manuscrits, auxquels s’intéressent non seulement les études génétiques mais aussi les bibliophiles et, de plus en plus, les commissaires d’exposition, parfois dans une logique de «démédiation» de la littérature convertie en objet à voir, c’est-à-dire en création plastique ou sculpturale (Stewart 2010, Baetens et Sánchez-Mesa 2019). À cela s’ajoutent les diverses éditions des textes de Proust, sur lesquels se penchent les spécialistes en histoire du livre, devenue aujourd’hui l’histoire de toute la chaîne du livre (Darnton 1992).
Dans le cas de Proust, l’accent est massivement mis sur les manuscrits et ce dès le début de la diffusion plus large de son travail, avant même que la totalité de la Recherche n’ait vu le jour sous forme de livre (l’écriture de l’œuvre s’étend de 1906 à 1922, sa publication en sept tomes va de 1913 à 1927). En effet, le numéro d’hommage de la Nouvelle Revue française du 1er janvier 1923 consacre déjà l’essentiel de son dossier iconographique à la reproduction en fac-similé des cahiers et carnets de Proust – il est vrai des objets de toute beauté, mais qui prennent curieusement la place des «illustrations», absentes quant à elles. Il n’y a ainsi plus nulle trace des images ayant accompagné l’édition originale du premier livre de Proust, Les Plaisirs et les jours (1896), qui étaient pourtant de la main d’un des modèles de Madame Verdurin, à savoir Madeleine Lemaire.
On ne peut que s’étonner du relatif silence qui pèse sur le versant «imprimé» de l’œuvre proustienne, surtout du côté de la critique génétique, presque exclusivement focalisée sur les manuscrits (mais le regard porté sur les états imprimés du texte est également assez réduit du côté des chercheurs en histoire matérielle du livre). Certains aspects de la vie éditoriale de l’écrivain se voient inlassablement répétés, comme le refus du premier tome de la Recherche, la publication à compte d’auteur, chez Grasset, de ces pages en 1913, les discussions plus récentes, mais finalement pas trop vives, de la nouvelle version de l’œuvre en la Pléiade (aujourd’hui en quatre volumes, et non plus en trois comme au début), ou encore les réactions mi-sceptiques mi-admiratives devant l’édition anniversaire d’Un amour de Swann, «orné» en 2013 par Pierre Alechinsky. Sinon, Proust est étudié dans le texte (les manuscrits), mais «hors livre». La raison en est sans doute le prestige exceptionnel des manuscrits, qui monopolisent l’attention de quiconque s’intéresse à la matérialité de l’écrit proustien, mais la lacune des travaux sur les éditions de l’œuvre n’en est pas moins fort regrettable. La postérité éditoriale de Proust mérite un examen plus attentif, dont les avantages didactiques sont tout sauf négligeables. À cet égard, un aspect singulier se détache: les éditions illustrées de la Recherche.
Premiers écueils, premiers pas méthodologiques
Enseigner Proust à travers les éditions illustrées de la Recherche semble à première vue plus facile qu’enseigner l’œuvre même, quand bien même il ne peut être question les considérer toutes (en pratique, bien des éditions de luxe à tirage hyper-réduit resteront par définition inaccessibles, tandis que les adaptations en bande dessinée relèvent en partie d’une approche un rien différente). D’abord parce que lire les illustrations prend moins de temps que lire un texte de trois mille pages (notes et variantes non comprises), ce qui est un critère pratique essentiel dans toute forme d’enseignement. Ensuite parce que l’accent mis sur la dimension visuelle de la littérature est plus proche de la culture d’accueil des jeunes, dont beaucoup ont pris le tournant visuel, autorisant ainsi un rapport plus direct et a priori plus empathique avec l’œuvre de départ. Le rapprochement entre sphères a priori non contiguës ne se limite pas à la proximité de cet aspect particulier de l’œuvre de Proust et des nouveaux modes de consommation culturelle. Il aide aussi à inscrire l’enseignement de la Recherche dans le retour en force des études historiques en littérature, après le triomphe des études formelles, pour ne pas dire formalistes, des années 60 et 70 dont les effets se font toujours sentir dans certains modèles pédagogiques. Enfin, la mise en avant des illustrations suit également la tendance de plus en plus «lourde» des arts de l’écriture d’abolir les frontières entre mots et images, hybridation tout à fait intégrée à la pratique des poètes contemporains, notamment au moyen ce qu’on a nommé le «livre de dialogue» entre écrivain, typographe, imprimeur et plasticien (Peyré 2001). Cette co-création est encore relativement rare en prose. En fait, la dernière grande époque d’une visualité foisonnante du livre date déjà des années de grand succès des clubs de livre après la Deuxième Guerre Mondiale (Faucheux, 1978, Massin 1989), alors qu’aujourd’hui la rencontre du visible et du lisible s’effectue d’abord dans le média un peu différent de la bande dessinée. L’exemple de Proust est tout à fait approprié pour rouvrir ce formidable dossier – déjà traité à deux reprises dans cette revue – à l’intérieur de la littérature au sens traditionnel du terme, même si, pour des raisons pratiques, il sera nécessaire de privilégier un seul exemple (celui de Faucheux/Massin, justement), choisi en fonction de son caractère stratégique.
La décision de lire Proust par illustrations interposées fait surgir tout de suite un certain nombre de difficultés. Pour commencer, la quantité d’images illustrant les différentes éditions de Proust est énorme, même si ce pan de l’œuvre reste largement méconnu (pour trois aperçus, voir Tadié 2013, Baetens 2022, Eells et Dezon-James, 2022). Il suffit toutefois de s’intéresser à «Proust illustré» pour que le matériau afflue de toutes parts, car il existe des dizaines d’éditions illustrées de la Recherche. La maîtrise purement matérielle du corpus s’avère ainsi tout aussi difficile que la traversée des textes mêmes. De plus, cette iconographie est tout sauf homogène, à la différence du texte, quand bien même la Recherche témoigne elle aussi de différences stylistiques parfois non négligeables. Ces variations de style sont toutefois nettement moins apparentes que les différences d’une série d’images à l’autre (le corpus des illustrations est un pot-pourri des images les plus conventionnelles et les plus expérimentales). C’est dire déjà que la notion de «culture visuelle» ne peut se penser qu’au pluriel, ce qui constitue une entrave à l’accès supposément direct aux images d’un texte: enseigner l’image, c’est aussi enseigner le passé, souvent un passé plus éloigné de la culture contemporaine que le passé de l’écrit, qui «vieillit» différemment (et surtout moins vite: une image est rapidement plus «datée» qu’un écrit). À cela s’ajoute la méfiance, tant du côté des auteurs que de celui des critiques, à l’égard de l’illustration en général, en tout cas pour ce qui est des fictions en prose. À l’instar de Flaubert, qui est sur ce point tout sauf isolé, beaucoup continuent à s’écrier: «Moi vivant, jamais on m’illustrera», comme si l’ajout d’une image au texte impliquait inéluctablement une dégradation du premier, l’image étant vue soit comme la béquille devant sauver un texte incapable de se défendre lui-même, soit comme une intervention injustifiable des éditeurs soucieux de tromper le client, soit encore comme une traduction, littérale ou métaphorique, dont les effets sur l’imagination du lecteur seraient toujours délétères.
La réalité culturelle, qui est également une réalité économique (l’édition, au même titre que le cinéma, est aussi une industrie), est cependant plus complexe. Dans la première moitié du vingtième siècle – mais la pratique est plus ancienne et elle n’a pas totalement disparu – les éditeurs offraient parfois deux éditions du même livre: une édition grand public, sans illustrations et bon marché, et une édition de luxe, illustrée, à tirage limité, destiné à un lectorat plus fortuné. L’ensemble de cette production parallèle constitue un des continents cachés de la littérature française: des pièces uniques peuvent être savamment commentées (il existe ainsi quelques articles sur l’édition de la Recherche illustrée par le peintre fauve Kees Van Dongen en 1947), mais il est très difficile de faire un surplomb général de la coexistence et peut-être aussi de la distance et de l’ignorance réciproque des versions illustrées et non illustrées des mêmes textes dans l’espace littéraire (les études sur les illustrations de Proust se concentrent souvent sur un seul objet, sans trop se pencher sur le contexte synchronique ou diachronique des images en question).
Dans le cas de Proust, faire l’histoire de ces «doubles» de l’œuvre – et de leur place dans les recherches proustiennes – n’est pas possible sans embrasser la totalité des aventures éditoriales de l’œuvre. Certes, les textes publiés de Proust ont vite fait l’objet de pareilles éditions de luxe, qui restent toutefois peu connues, tant à cause de la cherté de ces livres qu’en raison de la pléthore d’autres images qui se sont greffées ailleurs (par exemple dans les manuels scolaires) sur le texte de Proust. Cela dit, certaines illustrations se retrouvent aussi dans les publications pour le grand public, notamment dans les éditions de poche, et il y a de bonnes raisons (car ces documents sont faciles à trouver et peut-être même déjà connus des élèves) de partir de ces images-là plutôt que de ce qu’on trouve dans les éditions de luxe. En même temps, il importe de ne pas se laisser divertir par les «autres images» qui entourent l’œuvre de Proust: si tant de lecteurs se désintéressent de la question des illustrations, c’est aussi parce que le texte de Proust «hors livre», par exemple dans des catalogues d’exposition ou les coffee table books sur l’auteur et son monde, n’apparaît presque jamais sans images: portraits de l’auteur, photos de famille, tableaux évocateurs des personnages ou du milieu social peint par la Recherche, et ainsi de suite. Or, à l’époque – la nôtre – où la lecture du texte passe de plus en plus par le contact avec l’auteur et que dans le cas des auteurs décédés ce contact passe généralement par l’iconographie de l’auteur – sans appui visuel, il semble difficile aujourd’hui de canoniser ou de patrimonialiser une œuvre littéraire –, il ne faut pas s’étonner que de telles images prolifèrent et que leur seule abondance n’encourage guère à se lancer dans la quête des images plus «rares», comme celles qu’on trouve dans certaines éditions plutôt confidentielles.
Lire «Proust illustré» est ainsi tout sauf une évidence. Plutôt que de chercher à résoudre d’emblée ces premiers écueils, il vaudrait peut-être mieux «reculer pour mieux sauter», c’est-à-dire de prendre un minimum de distance par rapport au seul cas de Marcel Proust et de la Recherche, pour s’interroger sur les questions et les réponses plus générales qu’on peut dégager du caractère problématique de l’objet d’étude, à savoir ces illustrations dont personne ne conteste l’intérêt, sans pour autant trop connaître le corpus.
Questions générales et préparation du chantier
Face à ces difficultés (excitantes du point de vue de l’enseignant, et, plus encore, du concepteur de manuels ou d’autres moyens de documentation, le temps de préparation dont dispose l’enseignant étant fatalement limité !), il importe avant tout de faire un choix. Pour le dire très vite, et sans aborder ici la question épineuse mais autrement générale du copyright, trois grandes options au moins viennent tout de suite à l’esprit, qui du reste ne sont nullement exclusives. Les choix à faire ne seront donc jamais absolus, mais relatifs: c’est par goût mais aussi par manque de temps qu’on se tournera vers telle option plutôt que vers telle autre, tout en sachant qu’aucune analyse ne gagne jamais à rester totalement «pure» jusqu’à la fin.
La première approche, la plus classique sans doute, est celle des rapports concrets entre textes et images. Quand on part de l’image, réelle ou imaginaire, pour analyser sa conversion en objet textuel, la perspective choisie sera celle de l’ekphrasis, dont l’histoire, les thèmes, les figures et les exemples canoniques ont fait de très nombreuses analyses (l’ouvrage de référence reste ici Heffernan 1993). Le principe de l’illustration est à la fois symétrique et inverse: il concerne lui aussi le lien entre le lisible et le visible, mais le point de départ est ici le texte et le point d’arrivée, l’image. L’intérêt de l’œuvre de Proust est de combiner à bien des égards l’un et l’autre de ces mécanismes, ekphrasis et illustration, mais de manière non parallèle.
De son vivant, Proust ne s’est pas toujours opposé à l’illustration (rappelons les images de Madeleine Lemaire dans Les Plaisirs et les jours et quelques autres illustrations dans une revue de grand luxe ayant prépublié certains fragments de l’œuvre en cours), mais il n’est pas faux de penser qu’il s’est rapidement détourné du marché de l’édition restreinte et illustrée pour se tourner vers des types de publication très grand public et sans la moindre illustration. Les premiers volumes de la Recherche sont des exemples typiques de livres «pauvres» (Monnier 1931). Par contre, le rôle de l’ekphrasis y est capital et touche aussi bien à des modèles picturaux que musicaux. Dans la Recherche, le protagoniste a trois grands modèles artistiques (Vinteuil pour la musique, Elstir pour la peinture, Bergotte pour la littérature), qui ont toutefois en commun de s’éclipser devant le projet personnel du narrateur, qui découvre peu à peu sa propre vocation et sa propre manière de faire, c’est-à-dire d’écrire – d’où peut-être la frilosité grandissante de Proust face à l’image, qui «fige» la mobilité aussi bien que la densité et la profondeur temporelle de son travail sur la mémoire. Il importe de tenir compte de ce décalage entre illustration (refusée) et ekphrasis (assumé) au moment d’aborder les images qui accompagnent le texte de Proust et qui sont, à quelques exceptions près, toutes «posthumes». Il ne faut pas conclure de cet écart temporel que les artistes et plasticiens qui acceptent de se mesurer avec le texte de Proust , peuvent dès lors le faire de manière plus «libre»: les contraintes restent nombreuses, qui vont du poids de la tradition (on n’illustre pas Proust sans regarder du côté de ce qui s’est déjà fait, pour s’en distinguer ou pour s’en réclamer) aux exigences des commanditaires (les illustrations font toujours l’objet de commande et les éditeurs ont leur mot à dire dans le «look» des images). L’analyse de ces rapports de force est cependant une excellente introduction à une discussion sur la question plus générale de l’adaptation transmédiatique, continuation logique du travail en classe sur l’illustration.
La seconde approche est moins directement intermédiale, quand bien même il serait absurde de laisser tomber l’interaction entre visible et lisible. Elle analyse la manière dont les illustrations font partie d’un «espace élargi», en l’occurrence celui du livre. Il est utile de distinguer ici entre deux aspects, où les aspects littéraire et économiques se croisent sans arrêt.
D’un côté, le livre est un objet matériel et culturel, dont l’existence, de la première idée au dernier de tous ses usages produit une sphère culturelle à multiples actants: auteurs, éditeurs, illustrateurs, libraires, bibliothécaires, collectionneurs, lecteurs. Grâce aux travaux déjà cités de Darnton et de bien d’autres, dont en France surtout l’historien de la lecture Roger Chartier, nous savons du reste que ladite «chaîne» du livre, qui va en principe de l’auteur au lecteur, en passant par toute une série d’intermédiaires, n’est pas linéaire, mais qu’il y a force interactions créatrices entre nombre d’acteurs à plusieurs moments et à plusieurs endroits de cette chaîne.
De l’autre, le livre n’est pas un objet «homogène». Il existe beaucoup de types de livres et partant beaucoup de «chaînes» de livres, chacune d’elles avec sa propre logique interne. La pratique de l’illustration est directement affectée par ces différences: on n’illustre pas un livre de poche comme on illustre un livre pour bibliophiles, par exemple, tout comme on n’illustre pas de la même manière en France ou en Grande-Bretagne, ni en 1920 ou en 1970. Les illustrations de la Recherche sont un outil magnifique pour montrer ces dissemblances, qui obligent les élèves et étudiants (même si on vise ici un public scolaire, la réflexion méthodologique doit en effet se ménager la possibilité d’élaborer une stratégie en deux temps et à deux niveaux) à se faire sensibles à la rupture entre l’apparente stabilité du texte et la permanente métamorphose de présentation matérielle (même dans les cas, et ils sont très nombreux, où les livres se passent de toute illustration).
La troisième approche, qui prolonge les deux premières, est surtout diachronique. Il peut en effet être passionnant de d’analyser comment la présentation typographique du texte et le travail sur les éléments visuels, s’ils changent tous les deux sans arrêt, ne changent pas toujours au même rythme ni de la même façon. La multiplicité des versions proustiennes facilement accessibles en bibliothèque ou en librairie est un bel outil pour lancer une telle piste de réflexion. L’essentiel, ici, sera de comprendre la manière dont s’articulent les deux autres pistes, celle de l’intermédialité (rapports textes-images) et celle de la matérialité (le texte situé dans le cadre plus large de la chaîne du livre), mais toujours du point de vue synchronique aussi bien que diachronique. Plus spécifiquement, deux types de questions peuvent ici être posées. D’un côté: quels sont les mécanismes qu’on peut observer à quel moment et à quel endroit de la chaîne et quels sont les acteurs les plus directement concernés? De l’autre: quel est le rôle des illustrations? comment et surtout pourquoi est-ce qu’on les voit apparaitre ou disparaître?
Tout cela suppose évidemment que les élèves et étudiants ont réellement accès aux sources, ce qui est loin d’être une évidence en raison du caractère confidentiel de nombreuses publications. Quelques-unes des éditions illustrées, à haute valeur bibliophilique, n’existent même qu’à quelques exemplaires, s’il ne s’agit pas de créations plastiques totalement uniques, délicates à déplacer. De tels objets, si on peut utiliser ce terme un peu terre-à-terre, se trouvent souvent dans des collections privées, difficiles d’accès, alors que d’autres se trouvent dans des archives spécialisées où ils ne peuvent être consultés que sur place et sur rendez-vous. Pour les élèves, il peut être un bon exercice (par exemple en combinaison avec une visite de bibliothèque), en partant des aperçus existants (voir supra), de s’initier à l’heuristique littéraire, au sens très littéral du terme: Où et comment peut-on accéder aux documents originaux? Y a-t-il moyen de le faire en ligne? Quelle est la différence entre le contact avec les originaux et l’utilisation de sources en ligne? Y a-t-il aussi des créations purement numériques? Ou encore: Que faire pour combler les inévitables lacunes des répertoires existants? Quels que soient les obstacles qui surgissent au cours de pareils exercices, il est évident qu’ils aideront les élèves à se faire une idée plus nuancée et plus diversifiée des trois notions de texte, de livre et d’œuvre dont ils auront besoin pour passer ensuite à de nouvelles formes d’interprétation de Proust.
Idéalement, les trois grandes approches devraient pouvoir se combiner et se compléter. En pratique, on ne peut que le répéter, des choix s’imposent. Dans Illustrer Proust, je me suis par exemple concentré sur la troisième de ces pistes, n’étant ni un spécialiste de Proust, ni un spécialiste du livre (c’est peut-être ce qui m’a permis de me lancer dans ce projet, car parfois on est sauvé par sa propre naïveté). D’autres recherches se focalisent plutôt sur la lecture intermédiale, par exemple pour souligner l’apport créateur de certaines illustrations (c’est typiquement l’approche déjà citée de Eells et Dezon-James) ou montent en épingle les questions génétiques épineuses mais fascinantes de la transformation d’un manuscrit (finalement inachevé, c’est-à-dire moins bien relu et corrigé à la fin qu’au début et en ce sens fondamentalement inachevé) en livre (apparemment «fini», comme dans le cas du premier tome paru chez Grasset en 1913, mais immédiatement dénoncé comme «erroné» puisque bourré de coquilles, «incomplet» puisque rien d’autre que la porte d’entrée d’une somme dont l’auteur ne voyait pas encore les frontières, et «mal classé», puisqu’ayant paru chez un éditeur qui n’était pas celui qui allait vraiment faire rayonner l’œuvre de Proust).
Questions particulières et pistes de réflexion
Derrière ces premiers choix se dessine toute une série d’autres chantiers. Leurs enjeux et leur importance sont variables, mais tous reviennent sur la question fondamentale posée au début de ces pages: quel Proust, ou, si l’on préfère, que deviennent Proust et notre idée de Proust à la lumière du texte enrichi par l’illustration?
Cette question conduit au problème de l’«identité» du texte et de l’œuvre. L’intérêt pour les illustrations montre que l’œuvre d’un auteur ne coïncide pas avec le seul texte qu’il a produit. Si les «corps étrangers» qui l’entourent n’en font pas moins partie, on est en droit de s’interroger sur l’identité de l’instance derrière cette conception élargie de l’œuvre. En effet, les illustrations de Proust n’ont pas été «voulues» par Proust, et encore moins «pensées» par lui – à la différence de bien d’autres écrivains qui ont collaboré de leur vivant avec leurs illustrateurs et qui dans certains cas extrêmes comme celui de Raymond Roussel dans ses Nouvelles Impressions d’Afrique ont élaboré un dispositif très complexe pour l’intégration du texte, des images et de l’objet-livre (Busine 1995). Il en résulte que notre perception de l’œuvre, inéluctablement influencée par la présence d’éléments visuels (pas forcément sous la forme d’illustrations: la typographie peut être non moins déterminante), ne sera jamais «pure». L’énonciation d’un texte, du moment qu’il passe du manuscrit au livre, est par définition une énonciation plurielle, où interviennent nombre d’autres instances que le seul auteur. L’éditeur en est une, mais aussi le maquettiste ou l’illustrateur, entre autres (Souchier (2007). On peut toujours essayer de rendre à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu, mais en pratique il n’est pas toujours facile de faire la part entre la manière dont on reçoit le texte tel qu’en lui-même (à supposer que ce texte ne relève que d’un seul auteur, ce qui est loin d’être toujours le cas) et celle dont on reçoit le texte tel qu’il est présenté matériellement (et cette présentation, on le sait, est hautement variable; elle se fait aussi très souvent hors de tout contrôle de l’écrivain). Dit autrement: ce que montre l’histoire éditoriale d’une œuvre , en l’occurrence d’un auteur dont le texte supposé immuable a fait l’objet d’une série incessante d’illustrations de styles et de contenus très variables, c’est la difficulté de fixer la voix «authentique» d’un auteur. Cette voix est toujours, non pas impure, mais complexe, plus étagée que celle du texte pris en lui-même.
Pareille idée ne devrait pas surprendre: nous acceptons aujourd’hui que l’interprétation d’un texte sera différente si nous le découvrons en audiolivre ou à travers d’autres formes d’adaptation (inutile de revenir sur l’exemple de la bande dessinée de Stéphane Heuet, pourtant très respectueuse du texte même de Proust, voir Baetens 2020); de la même façon, la critique savante accepte sans le moindre état d’âme qu’il n’est pas possible de lire un texte sans prendre en considération les successives lectures qu’on a pu en faire (quitte, bien sûr, à tenter de dépasser ces lectures en revenant au texte, comme le font les diverses formes de lecture créatrice illustrées par Pierre Bayard (1996) ou Maxime Decout (2021)). L’exemple des éditions illustrées de Proust peut pointer dans la même direction et faire comprendre que le sens d’une œuvre ne dépend jamais du «vouloir dire» d’une instance auctoriale unique. Il est incontestable que Proust a eu un «projet» et une «intention» en écrivant la Recherche, mais l’interprétation de ces éléments, pour autant qu’on les juge pertinents, dépasse toujours l’éventuelle réponse à la question apparemment simple mais finalement sans réponse finale possible: qu’est-ce que l’auteur a voulu dire? Ce débat, qui est ancien, peut paraître dépassé aux yeux de certains, mais il réapparaît à intervalles réguliers dans l’histoire de la critique. De nos jours, où l’on assiste à un retour presque agressif du biographisme et de la primauté de l’homme ou de la femme par rapport à l’œuvre, les questions de sens se posent de nouveau très fortement en référence au vouloir-dire de l’écrivain, de sa «sincérité», de son «engagement», de son «authenticité», de sa capacité à représenter une «communauté», et ainsi de suite (voir Louichon 2015 sur les enjeux de la patrimonialisation).
D’autres questions sont non moins importantes, comme celle de la définition du «corpus» historique de la littérature. Est-il possible de se focaliser sur les seuls textes, ou faut-il inclure dans l’œuvre tous les éléments qui accompagnent la transformation d’un manuscrit en livre? De nos jours, il est généralement admis, dans le sillage des travaux de Genette (1987), qu’il n’est plus possible de séparer les données textuelles et paratextuelles, qui ne sont pas de simples ajouts mais qui font partie intégrante de l’œuvre même (or, nous savons que la majorité de ces unités paratextuelles échappent totalement au contrôle de l’auteur, y compris sur le plan juridique). De la même façon, on estime que les avant-textes, les métatextes, les intertextes et l’architexte, en suivant toujours la terminologie de Gérard Genette dans Palimpsestes. La Littérature au second degré (1982), font également partie de l’œuvre (il est toutefois intéressant de noter que le livre de Genette laisse de côté la dimension proprement visuelle de cette extension du livre: son travail sur le paratexte tend à mettre entre parenthèses les illustrations, par exemple).
Il faut maintenant faire un pas de plus et se demander dans quelle mesure il convient d’y ajouter aussi le domaine des adaptations (au cinéma, en bande dessinée, en audiolivre, en exposition, voire en parc de loisirs comme c’est aujourd’hui le cas d’Illiers-Combray). La question peut paraître exagérée, mais elle répond à une réalité de plus en plus visible: la littérature ne circule plus seulement sous forme de textes, mais aussi sous forme d’adaptations transmédiatiques, tantôt en complément par rapport à l’œuvre, tantôt en véritable substitut. Les lecteurs de Stéphane Heuet ne liront pas tous la Recherche, par exemple. Les spectateurs de l’adaptation cinématographique d’Un amour de Swann (Volker Schlöndorff, 1984, avec Jeremy Irons et Ornella Muti) ont fort bien pu en rester là dans leur expérience de l’univers de Proust – et il n’y a pas de raison pour leur en faire le reproche).
Le phénomène ne reste pas circonscrit à la production littéraire: il en va de même dans le domaine de la production cinématographique, où bien des films sont mieux connus à travers certaines extensions, imprimées ou numériques, qu’à travers les versions proprement cinématographiques (on connaît les affiches, les novellisations, les résumés de Wikipédia, et ainsi de suite, sans forcément avoir vu les films originaux, surtout pas dans leur totalité).
Bref, le cas en apparence singulier et relativement marginal des éditions illustrées de Proust aide non seulement à penser autrement la question de l’instance auctoriale (qui est responsable, à côté de l’auteur de l’œuvre, du texte mis en livre?) mais aussi la notion de texte et d’œuvre. D’une part leurs limites deviennent floues: quels sont les autres éléments qui se greffent sur le texte de départ? D’autre part le rapport entre œuvre originale et œuvre dérivée cesse également d’être clair: que penser d’une œuvre qu’on ne connaît que par l’intermédiaire de ses adaptations, par exemple, et comment la connaissance des variations transmédiatiques influe-t-elle sur le contact ultérieur avec l’œuvre d’origine? Questions très vastes qu’il est impossible de traiter ici en détail, mais qui soulignent une fois de plus à quel point la notion d’histoire littéraire échappe à la dichotomie élémentaire du moment de la publication initiale et de celui de la réception actuelle.
Une étude de cas: Pierre Faucheux vs Robert Massin et la Recherche dans «Le Livre de poche» vs Folio
Mais trêve de généralités. Il est temps de passer à un exemple concret, abordable pour les élèves en termes de quantité (un corpus modeste, facile d’accès) et de qualité (une intervention représentative et d’importance durable): les couvertures des sept volumes de la Recherche dans l’édition du «Livre de poche» conçue en 1965 par le maquettiste Pierre Faucheux. Ces volumes se trouvent encore facilement chez des bouquinistes, y compris en ligne, et au cas où il serait moins aisé de les réunir tous en classe, on a la certitude de pouvoir les consulter au moins sur internet (via une simple recherche «Google images»). Hautement appréciées par les collectionneurs et les amateurs de Proust, les sept couvertures de cette série, elle-même à la valeur commerciale négligeable, constituent une pièce stratégique dans l’histoire des éditions illustrées de Proust, où elle constitue un véritable tournant.
L’intérêt du travail de Faucheux se situe à deux niveaux. Le premier est externe et touche à la manière dont l’illustration de Proust révèle des mécanismes plus vastes de l’édition littéraire. Le second est interne et concerne la manière dont Faucheux a révolutionné non seulement l’illustration mais le design du livre en général. Pour étudier des divers aspects, il est conseillé d’avoir un minimum de connaissances de l’histoire de l’illustration dans l’édition française ainsi que de la place qu’y occupe le marché du livre de poche (format de publication opposé à ce qu’on appelle le «grand format», soit la première édition courante, à ne pas confondre avec l’éventuelle édition parallèle de luxe, et dont l’avènement n’a pas attendu le lancement du label «Le Livre de poche» en 1953). Sur tous ces points, l’information ne manque pas (on peut recommander par exemples certaines publications d’Olivier Bessard-Banquy, notamment 2012 et 2022) et les élèves peuvent lire avec grand profit quelques fragments des autobiographies richement illustrées des deux grands novateurs que sont Massin (1989) et Faucheux (1978).
Sans trop entrer dans les détails, on peut souligner la continuité éditoriale et culturelle entre, d’une part, les clubs de livre qui se créent à la sortie de la Deuxième Guerre mondiale et, d’autre part, les collections de poche, dont le succès décolle avec «Le Livre de poche» en 1953. L’ambition des clubs, soucieux de démocratisation culturelle, est avant tout politique: fonctionnant par abonnement ou souscription, ils se proposent d’offrir à bas prix de «vrais» livres (c’est-à-dire des textes faisant partie du patrimoine littéraire, et non plus les divers avatars de la littérature de genre ou littérature populaire). Mais elle est aussi esthétique. Contrairement à ce qu’on observe en Angleterre, par exemple, le livre français est en règle générale plutôt «laid» (ce qui ne veut pas dire «pauvre», au sens technique que lui donne Adrienne Monnier). Typographie, papier, reliure, impression… n’encouragent pas toujours à la lecture, et l’absence d’illustrations dans les éditions courantes et beaucoup d’éditions de poche (à l’époque uniquement des réimpressions bon marché et en petit format) n’est pas toujours faite pour arranger les choses (pour une approche critique de la situation actuelle du livre français, voir Bessard-Banquy, 2022). Les clubs de livre vont mettre en place une politique typographique audacieuse, qui s’efforce d’améliorer et de moderniser la présentation du livre tout en baissant le prix.
Pour y arriver, les jeunes maquettistes auront recours à deux grandes techniques. D’une part, le recours à l’image et, plus généralement, à des formes de typographie mettant en valeur les aspects visuels de la page. D’autre part, l’invention du «déroulement», c’est-à-dire de la transformation de la zone paratextuelle en séquence visuelle, ce qui a pour effet de modifier de fond en comble l’architecture du livre, qui tend vers le modèle cinématographique. Quelques années plus tard, les collections de poche, où l’on retrouve les grands maquettistes ayant révolutionné le design du livre français, vont prendre le relais des livres de club. C’est la fin des déroulements, mais non de l’importance accrue de l’image (en couverture, la couverture des grands formats restant «blanche» dans le secteur de l’édition générale, dans bien des cas jusqu’à aujourd’hui). Tout à coup, les images envahissent les couvertures (les livres des clubs, soigneusement cartonnés, étaient généralement restés sans illustration de couverture), et leur importance déborde le seul espace du livre. L’omniprésence des couvertures bariolées dans les vitrines et, autre nouveauté, les présentoirs et autres tourniquets de livres, joueront un rôle clé dans les polémiques autour du «Livre de poche» (Baetens 2017).
Pour ce qui est des illustrations, l’intervention de Faucheux est radicalement novatrice, puisqu’il remplace les images traditionnelles qu’il juge vieillottes (dessins, gravures, peintures) par des photographies, si possible de «documents», ce qui a le double avantage d’éluder le tabou qui pèse encore sur l’illustration (dans le cas de Proust, le stéréotype qui revient sans arrêt est qu’ «on n’illustre pas Proust», l’image ne pouvant qu’entrer en conflit avec la nature et le prestige d’une écriture qui a vite accédé au rang de chef-d’œuvre incontesté de la littérature moderne) et de servir d’alibi à une forme d’illustration qui n’a plus besoin de dire son nom (Faucheux lui-même se plaira à dire, sans la moindre ironie, que les photographies ne sont pas des… illustrations, mais des éléments qui contribuent à faire du livre un objet à trois dimensions dont le modèle est l’architecture). Invité par Le Livre de poche à reprendre la maquette de la série des classiques (et aussi des policiers, mais c’est une autre histoire), Faucheux ne dévie pas de son credo esthétique. Son travail sur les sept volumes de la Recherche est reste une démonstration inégalée (Fig. 1).
Figure 1: Première de couverture de Marcel Proust, Sodome et Gomorrhe, Paris, Le Livre de Poche, 1965.
Cette maquette obéit à quatre grands principes. D’abord, le refus de toute forme d’illustration conventionnelle et son remplacement par des documents photographiques (concrètement, un mélange de photos de famille et de reproduction en fac-similé des manuscrits). Puis, la variation des caractères typographiques de la couverture dont l’esprit s’aligne sur celui de l’image. Ensuite, l’occupation de la totalité de la couverture par une composition unique et homogène (la distinction traditionnelle entre première et quatrième de couverture se trouve dépassée). Enfin, l’élaboration de la série sous forme séquentielle (la suite des sept volumes ne décline pas simplement des variations sur la même idée, mais les photos suivent chronologiquement la vie et l’écriture de Proust). Sur tous ces points, l’influence des clubs de livre est évidente, en dépit des contraintes techniques et commerciales du Livre de poche, qui exige une standardisation aussi poussée que possible de toutes les publications.
La force de ce dispositif, dont l’originalité continue à inspirer de nombreux typographes jusqu’à ce jour, se manifeste également dans les réactions suscitées à l’intérieur du champ de l’édition de poche. Lorsque quelques années plus tard, après la rupture entre Hachette et Gallimard en 1971, l’éditeur de Proust décide de créer son propre système de diffusion et ses proches collections de poche, dont en premier lieu la fameuse collection «Folio», créée en 1972 par un autre pionnier de l’époque des clubs, Robert Massin. L’édition Folio (Fig. 2) prendra soin de se distinguer à tous les niveaux du modèle de Faucheux, comme on le voit clairement dans sa version de la Recherche, également en sept volumes: couverture à fond blanc, présence d’une image «artisanale» (non photographique, non documentaire), séparation des première et quatrième de couverture, uniformisation complète des caractères typographiques (ceux de la série, non ceux de chaque publication indépendante, comme chez Faucheux).
Figure 2: Première de couverture de Marcel Proust, Sodome et Gomorrhe, Paris, Folio, 1972.
Pour rapide que soit cette analyse, elle fait bien ressortir que les enjeux de l’illustration dépasse à la fois le travail du seul illustrateur et les rapports entre texte et image. Ce que font aussi bien Pierre Faucheux que Robert Massin est moins déterminé par quelque envie de trouver de nouvelles manières d’ajouter des images à l’écriture proustienne (Faucheux reprend des documents d’archive déjà fort connus, Massin se ressert des aquarelles ayant illustré une édition antérieure), que par le désir stratégique de monter en épingle une collection éditoriale (et il serait injuste de reprocher à l’édition d’être aussi une industrie, car elle l’est, et elle l’a toujours été). Les illustrations de Faucheux tendent à montrer que «Le Livre de poche» est capable d’innover, au moment où sa première ligne graphique était en train de s’essouffler, là où l’intervention de Massin cherche à imposer «Folio» comme la nouvelle référence en matière de poche. Il n’est évidemment pas question de généraliser cet exemple à tout prix, mais la lecture attentive de nombreux livres illustrés ne manquerait pas d’apporter de nouveaux arguments en faveur d’une telle hypothèse: l’étude de l’illustration qui se limite aux seuls rapports texte/image est toujours en danger de passer à côté d’aspects tout autres mais tout aussi importants du travail de l’illustrateur.
Conclusion
Lire Proust à l’aide des éditions illustrées de la Recherche, dont le diptyque Faucheux/Massin a présenté un exemple privilégié, n’a de sens que dans la mesure où l’on établit aussi des rapports avec les autres perspectives rapidement esquissées dans ces pages. La comparaison des illustrations et des fragments ekphrastiques, l’analyse de tout l’éventail de l’énonciation éditoriale, l’examen de la position historique des images insérées (tendent-elles à «actualiser» le texte et l’auteur, à les rendre «intemporels», ou au contraire à les ramener aux années de genèse, celles de la Belle Époque?), mais aussi la réflexion sur les manières dont se constitue l’objet de la lecture (pourquoi Proust dans telle édition plutôt que telle autre, par exemple?), ainsi que le retour sur les questions de l’auteur et de ses intentions, toutes ces pistes se prêtent sans trop de difficultés à une discussion en classe. Pareille discussion n’éloigne nullement du texte, elle le fait relire autrement. Elle aussi l’avantage non négligeable de son caractère générique: ce qui se fait autour de Proust, peut non moins se faire autour d’autres œuvres, voire autour de productions non littéraires comme le cinéma ou la bande dessinée.
Bibliographie
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Pour citer l'article
Jan Baetens, "Enseigner Proust illustré", Transpositio, n° 7 Le texte littéraire à l'épreuve de l'image, 2024https://www.transpositio.org/articles/view/enseigner-proust-illustre
Voir également :
Représenter sa réception d’un texte littéraire en images avec Midjourney: analyse des attentes des élèves et des productions générées par l’intelligence artificielle générative
L’article se propose d’interroger les rapports entre textes et images d’un corpus de productions numériques générées par le programme d’intelligence artificielle Midjourney.
Représenter sa réception d’un texte littéraire en images avec Midjourney: analyse des attentes des élèves et des productions générées par l’intelligence artificielle générative
lntroduction
L’avènement rapide des intelligences artificielles dans divers domaines de la société, de la culture et de l’art a profondément bouleversé les milieux culturels et éducatifs, en renouvelant des questions concernant, entre autres, la portée créative et l’esthétique des productions générées par les machines (Ganascia, 2017; Manovic, 2018), leur originalité et auctorialité (Bensamoun, 2020), leurs configurations sociotechniques (Velkovska et Relieu, 2021) et leurs démarches herméneutiques (Roberge et Lebrun, 2023). Dans les milieux éducatifs, sont soulevés, en plus d’enjeux éthiques et critiques (voir, entre autres, Collin et Marceau, 2021), des questionnements didactiques, liés, d’une part, aux compétences littéraciques et médiatiques nécessaires pour analyser des messages générés par le biais d’interactions humain-machine, d’autre part, à la manière dont les savoirs littéraires sont acquis, mobilisés ou réinvestis en travaillant avec les machines.
Inscrite dans une réflexion concernant la formation du sujet-lecteur/scripteur numérique et dans une démarche exploratoire d’analyse des productions générées par les intelligences artificielles, notre contribution se propose d’interroger un corpus de productions numériques générées dans une classe québécoise de 3e année de secondaire dans le cadre d’une activité de production et réception littéraires réalisée avec Midjourney, un programme d’intelligence artificielle générative (Gozalo-Brizuela et Garrido-Merchán 2023) qui permet de créer des images à partir de commandes textuelles. Dans un premier temps, nous examinerons les attentes que les élèves expriment par rapport à la capacité de l’intelligence artificielle à traduire en images des textes, en l’occurrence issus d’œuvres littéraires, pour ensuite observer l’analyse qu’iels feront des images tant par rapport au texte de départ qu’à leurs attentes initiales. Dans un deuxième temps, en nous intéressant aux images produites par Midjourney, nous chercherons à déterminer quelles formes de collaboration, de redondance ou de disjonction iconotextuelles (Van der Linden 2006; 2008; Nikolajeva et Scott 2006) semblent mises en œuvre dans le traitement de l’extrait sous forme d’images proposées par le logiciel d’intelligence artificielle générative.
1. Repères théoriques
1.1. Les intelligences artificielles génératives et leurs commandes
De plus en plus utilisées dans différents domaines, allant de la traduction au marketing, de l’art numérique à la médecine, les intelligences artificielles génératives se caractérisent par l’exploitation de modèles linguistiques et d’apprentissage automatique qui permettent de produire de nouveaux contenus à partir de ressources médiatiques existantes, comme des textes, des éléments graphiques, des contenus audios ou vidéos (Jovanović et Campbell 2022). En fonction des technologies et des logiciels, les intelligences artificielles génératives parviennent, par exemple, à générer des textes à partir d’autres textes, comme le fait ChatGPT, mais également à partir de vidéos (voir, par exemple, Phenaki), de contenus sonores (voir, par exemple, Jukebox) ou même de formules scientifiques (voir, par exemple, Galactica). D’autres intelligences artificielles génératives, en revanche, utilisent des données textuelles pour créer des images bidimensionnelles, à l’instar de Midjourney ou de Dall·e, ou tridimensionnelles (voir, par exemple, les productions possibles avec Dreamfusion). Ces données textuelles, dites prompts, sont à considérer comme de véritables instructions, en langage naturel, visant à enclencher une analyse de la part de l’intelligence artificielle et à orienter le rendu final (Lou, Zhang et Yin 2023)1.
Selon différentes analyses portant sur l’ingénierie des prompts, pour que l’intelligence artificielle puisse se servir de sa capacité d’analyse linguistique et d’autoapprentissage, remplissant ainsi la tâche demandée par l’utilisateur·rice, ces indications textuelles doivent avoir un certain nombre de caractéristiques: par exemple, être cohérentes tout au long du processus de négociation avec l’intelligence artificielle, suffisamment diversifiées pour provoquer des variations et clairement orientées vers une forme d’apprentissage de la machine (Lou, Zhang et Yin 2023). En ce qui concerne la génération d’images à partir de textes, à laquelle nous nous intéressons plus particulièrement dans le cadre de cette contribution, d’autres paramètres nécessitent d’être pris en compte. En s’appuyant sur différentes expériences, Liu et Chilton (2022) ont notamment constaté qu’une interaction réussie avec l’intelligence artificielle, c’est-à-dire menant à un résultat en accord avec les instructions fournies, implique, entre autres, l’utilisation de mots-clés identifiant le thème de l’image et le style artistique souhaités, la génération de plusieurs images d’essai et la sélection de thèmes dont le niveau d’abstraction s’arrime à celui du style choisi. Oppenlaender (2023) a, de son côté, élaboré une typologie de modificateurs de commandes susceptibles de faire varier le résultat et d’être exploités dans une visée artistique. Le premier type de modificateurs concerne l’identification d’un ou plusieurs sujets de l’image, qui permettent d’indiquer à l’intelligence artificielle le ou les objets souhaités: si la définition de ces éléments «est essentielle pour contrôler le processus de génération de l’image» (Oppenlaender 2023, notre traduction), elle n’est pas une condition nécessaire pour enclencher le processus et certains auteur·rice·s peuvent donner aux intelligences artificielles des instructions portant uniquement sur le style. Le deuxième type concerne justement le style et donc l’identification de courants, périodes et écoles artistiques, ou bien d’artistes, matériaux, techniques ou supports sur lesquels l’utilisateur·rice souhaite voir représentée l’image générée par l’intelligence artificielle. Le troisième implique le réinvestissement d’une ou plusieurs images d’essai en guise de nouvelles commandes: dans ce cas, l’intelligence artificielle est censée profiter de ses capacités d’autoapprentissage et élaborer des variations sur le thème de ses premières propositions, en reconfigurant ou enrichissant l’image initialement générée. Le quatrième modificateur concerne l’utilisation d’«amplificateurs de qualité», que l’utilisateur·rice peut mobiliser pour «augmenter les qualités esthétiques et le niveau de détail des images» (Oppenlaender 2023, notre traduction): iel peut, par exemple, demander aux intelligences artificielles de produire une image «avec des couleurs sublimes» ou «digne d’un prix d’art contemporain» (Oppenlaender 2023, notre traduction), en laissant donc à la machine la possibilité d’exprimer une représentation algorithmique de la beauté ou de la légitimité artistique. Le cinquième concerne la répétition de termes qui permettent de renforcer les associations sémantiques que l’intelligence artificielle est en mesure d’établir. Enfin, le dernier type de modificateurs concerne l’introduction de termes dits «magiques», soit sémantiquement distants du sujet de la commande et se référant, par exemple, à des qualités non visuelles, comme le toucher ou l’ouïe (Oppenlaender 2023).
Ces différentes caractéristiques et variables des prompts susceptibles de conditionner l’interaction avec les intelligences artificielles, ainsi que leurs productions, ont déjà mené à interroger la portée artistique de l’écriture des commandes («Is writing prompts really making art?», se demandent McCormack et collègues) et les compétences nécessaires pour les rédiger (Korzynski et al. 2023). D’autres questions ont ciblé plus largement les capacités artistiques et créatives des intelligences artificielles génératives ainsi que la nature des productions générées. Décrites tantôt comme des «machines à plagiat» (Chomsky, Roberts et Watumull 2023), tantôt comme des technologies porteuses d’une «créativité artificielle» (Gefen 2023), les intelligences artificielles génératives créent des contenus dont le statut et la genèse demeurent partiellement opaques. À cet égard, que se passe-t-il lorsque le prompt est une citation littéraire? Comment, plus particulièrement, se comporte une intelligence artificielle générative comme Midjourney, qui crée des images à partir de textes, lorsque la commande ne mentionne pas des objets ou des styles artistiques ou encore lorsqu’elle comporte des énoncés métaphoriques ou un langage symbolique? Comment analyse-t-elle l’extrait? Cherche-t-elle à le situer par rapport au cotexte ou, plus largement, par rapport à l’œuvre dont il est issu? Quelles formes de collaboration, de redondance ou de disjonction iconotextuelles (Van der Linden 2006; 2008; Nikolajeva et Scott 2006) peut-on constater? Sur quels indices sémantiques ou thématiques semble-t-elle fonder sa transposition iconique? Peut-on identifier, dans ses démarches de traitement et de reconfiguration des données textuelles, des choix, des parcours ou des reconfigurations algorithmiquement subjectifs?
1.2. Les intelligences artificielles et l’expression de la subjectivité lectorale
Si une intelligence artificielle générative comme Midjourney est appelée à interpréter des données textuelles, l’usager·e qui les a saisies se doit d’analyser à son tour les productions qu’elle génère à partir de ses instructions. Comment les reçoit-iel? Recherche-t-iel des échos des textes de départ ou bien considère-t-iel comme acceptables des transpositions très éloignées des univers, narratifs et stylistiques, des textes de départ? Négocie-t-iel avec le logiciel pour parvenir à des productions plus proches de ses images mentales? Répondre à ces questions et interroger la réception que les élèves font des propositions de Midjourney revient non seulement à examiner comment iels procèdent lorsqu’iels analysent conjointement des images et des textes, mais également à observer comment iels expriment leur subjectivité lectorale (Langlade 2006) dans l’interaction avec la machine. Nous supposons, en effet, que le cadre technologique offert par les intelligences artificielles génératives et le processus de négociation auquel elles invitent pourraient constituer un nouvel espace d’expression de la subjectivité lectorale, dont les manifestations seraient à la fois issues de ressources et processus cognitifs, épistémiques, socioculturels, psychoaffectifs propres à chaque individu, et de conditions matérielles, discursives et techniques propres aux environnements numériques génératifs, qui baliseraient et détermineraient les horizons de production et de réception. À cet égard, si les intelligences artificielles génératives conditionnent l’agir du sujet en fonction de leurs caractéristiques et propriétés algorithmiques, elles lui permettent également d’agir subjectivement, par exemple au moment de la sélection et de la saisie d’une information textuelle pour la machine, lors de l'analyse des résultats, ou encore lors de la réévaluation éventuelle des consignes à l’aune de ses réactions, intuitions, curiosités, désirs, intentions et attentes propres. Dans cette perspective, les logiciels d’intelligences artificielles génératives et les processus informatiques sur lesquels ils reposent ne se limiteraient pas à influencer les manifestations de subjectivité, mais ils les détermineraient, les opérations prédictives et performatives de traitement, moissonnage et analyse des données textuelles venant reconfigurer le regard que le lecteur porte sur le texte, voire conditionner — ou programmer informatiquement — sa manière de le lire, de le comprendre, de le penser. Le sujet-lecteur numérique (Robinson 2022; Andrejevic 2020; Kiepas 2020) s’exprimerait ainsi au sein et par le biais d’un inconscient algorithmique, qui «brouillerait, briserait et reformaterait» (Beller 2021: 50) les modes d’expression de sa subjectivité. Plus précisément, l’activité fictionnalisante du sujet-lecteur numérique (ses concrétisations imageantes, ses jugements axiologiques, ses activations fantasmatiques, ses perspectives de cohérence mimétique) (Langlade 2006) s’appuierait aussi bien sur une reconfiguration personnelle du texte que sur l’anticipation des potentialités créatives de l’intelligence artificielle générative.
2. Méthodologie
2.1. Design de la recherche
L’expérience ici analysée a été élaborée dans le cadre du projet de recherche-action Multinumeric (FRQSC 2020-2023), qui vise à soutenir le développement de la compétence numérique par la littératie médiatique multimodale chez des élèves du secondaire dans différentes disciplines scolaires (en français, en univers social et en art), par la cocréation, la mise en œuvre et l’analyse de pratiques pédagogiques faisant appel au numérique. Réalisée entre décembre 2022 et mai 2023, à l’issue d’une première année de travail sur la lecture littéraire numérique, la séquence conçue pour le volet du projet concernant l’enseignement du français a été élaborée par trois cochercheur·es de l’équipe et par une enseignante de français exerçant en 3e année d’école secondaire (14-15 ans) dans un collège privé montréalais2. Différentes rencontres de cocréation en format distanciel ont eu lieu, afin d’identifier la problématique de la séquence; d’arrimer les compétences numériques visées aux programmes d’enseignement en français; de choisir les logiciels et les outils pédagogiques qui auraient été utilisés (portfolio, journal de bord, carnet de lecture, questionnaires d’accompagnement de la lecture littéraire, etc.). Des échanges de courriels, des partages de documents (articles scientifiques et ressources théoriques sur la théorie de la lecture littéraire numérique; référentiels des compétences numériques, etc.) ont complété la démarche. Structurée autour d’une question bien précise, formulée par l’enseignante lors de la première rencontre de cocréation («Comment s’engager dans un monde dont le sens nous échappe?»), la séquence a comporté, dans un premier temps, la lecture et l’analyse d’un corpus de textes littéraires de genres variés sur les thèmes de l’engagement et du non-sens3, puis, dans un deuxième temps, la mise à l’essai de deux logiciels d’intelligence artificielle générative, ChatGPT et Midjourney, dans le cadre de différentes activités de réception et production littéraire.
2.2. Description de l'activité
Articulé en trois activités, le volet de la séquence didactique comportant l'utilisation du numérique se proposait d’impliquer les élèves dans une forme de «dialogue» avec des logiciels d’intelligence artificielle sur les thèmes de l’engagement et du non-sens. Pour la première activité, dont nous rendons compte dans le cadre de cet article, l’enseignante avait notamment prévu de travailler avec Midjourney dans une perspective interprétative et appréciative. Les élèves devaient sélectionner un extrait qu’iels avaient particulièrement aimé (issu du corpus de textes narratifs, théâtraux et poétiques analysés dans la première partie de la séquence) et justifier leur appréciation au vu de critères esthétiques et thématiques, ainsi que d’une définition personnelle de l’engagement et du non-sens. Iels devaient également formaliser leurs attentes visuelles vis-à-vis de Midjourney, en anticipant la capacité du logiciel à restituer une image de l’extrait plus ou moins conforme à son contenu, tel qu’iels l’avaient appréhendé et imaginé au moment de la lecture. Dans cette sélection, les élèves devaient notamment établir des «liens entre des éléments thématiques du texte et le fonctionnement de Midjourney» 4, en anticipant, par exemple, les types de requêtes possibles et le rendu graphique de l’image, puis générer quelques images et les analyser, dans l’optique d’en choisir une, qu’iels avaient ensuite à interpréter de manière plus approfondie, en la mettant en relation avec le texte de départ. Dans cette étape, iels devaient être en mesure de porter un regard esthétique et critique sur les productions Midjourney, tant par rapport à l’extrait qu’aux processus génératif et automatisé de création d’images proposé par l’intelligence artificielle. Conformément aux intentions de l’enseignante, cette activité présupposait ainsi une réflexion, analytique et subjective, sur le texte de départ, une interaction avec le logiciel d’intelligence artificielle générative, et un questionnement, analytique et sensible, de ses capacités à s’approprier les indications textuelles fournies et à les traduire en images. Ces différents aspects auraient ensuite fait l’objet d’une évaluation, l’enseignante se proposant d’interroger la capacité des élèves à choisir un extrait sur la base d’arguments subjectifs, liés, d’une part, au «retentissement artistique et thématique» de l’œuvre de départ sur soi, d’autre part, aux représentations des réponses possibles du logiciel et de sa capacité à restituer une image plus ou moins conforme à leurs attentes esthétiques et thématiques. Tous les travaux des élèves ainsi que les images produites par Midjourney devaient être consignés dans un portfolio numérique individuel, sur lequel nous baserons nos analyses et constats.
3. Présentation des données
Dans cette section, nous examinerons les attentes que les élèves expriment par rapport à la capacité de Midjourney à traduire en images l’extrait qu’iels ont sélectionné, pour ensuite nous intéresser à leur analyse des images produites par le logiciel d’intelligence artificielle tant par rapport au texte de départ qu’aux préfigurations initiales. Notre attention se portera plus spécifiquement sur cinq portfolios d’élèves, qui témoignent d’approches très contrastées en ce qui concerne aussi bien la formulation des attentes vis-à-vis de Midjourney et de sa capacité à restituer une image de l’extrait plus ou moins conforme à leurs représentations, que l’analyse des productions générées par le logiciel d’intelligence artificielle générative.
3.1. Analyse des portfolios: du texte littéraire à la production générative
3.1.1. Attentes de représentation de l’extrait
L’analyse des portfolios des élèves révèle tout d’abord que les attentes visuelles concernant les images que Midjourney sera en mesure de générer s’expriment au moins de trois manières différentes.
Une partie des élèves s’attache à décrire assez finement l’image attendue, en donnant des indications précises sur les caractéristiques des personnages, leurs attitudes, leurs traits physiques et états psychologiques:
En lisant ce passage5, j’avais en tête une image d’une jeune fille en habit simple avec le minimum de possession — une fille de bohème sur un train. Elle regarde dehors, on ne peut pas voir sa face ni son expression. Elle est détendue et semble à l’aise. On ne voit pas clairement ce qui se passe dehors, parce que le train part assez vite pour mettre tout l’extérieur en mouvement. Mais il y a beaucoup de couleurs dehors, même si on ne sait pas elles appartiennent à quoi6.
Extrait du portfolio de Parnika
Je m’attends à voir quelqu’un de visiblement déprimé et piteux (dû aux envies suicidaires) qui mange du chocolat et le tout très peu coloré à part peut-être le chocolat lui-même7.
Extrait du portfolio de Maxence
Comme le démontrent respectivement les propos de Maxence et de Parnika, ces indications peuvent s’appuyer soit sur la reprise d’éléments de l’extrait soit sur des interprétations subjectives des passage cités. Si les attentes du premier renvoient au texte sélectionné, dans lequel sont évoqués aussi bien le chocolat que des pensées suicidaires, celles de Parnika, qui mettent notamment l’accent sur l’image d’une jeune femme à l’air détendu, voyageant en train dans une direction indéterminée, font écho à son interprétation du passage et des états d’âme du personnage: «en le (= le passage) lisant, on ressent le contraste entre la mobilité et la tranquillité», écrit-elle, avant d’expliquer, en citant à deux reprises l’extrait, que le personnage est pris dans le «mouvement des choses», qu’il vit sereinement, car, d’une part, il semble apprécier ne pas être «statique» et, d’autre part, il sait que les changements sont inévitables:
En le (= le passage) lisant, on ressent le contraste entre la mobilité et la tranquillité. Suzanne s’est mise à la fois en dehors de ce mouvement puisqu’elle «[avale] tout des yeux tranquillement» comme si les mouvements ne la concernent pas, mais elle fait aussi partie de cette mobilité puisqu’elle est aussi en mouvement et aime le fait qu’elle n’est pas statique. De plus, c’est un peu fou de dire qu’on se sent à sa place quand il n’y a pas une place fixe pour nous de rester et qu’elle est dans le mouvement des choses. C’est lié à l’absurdité de la vie puisque tout est continuellement en train de changer, et on ne peut pas mettre pause sur le temps pour que les choses restent telles qu’elles sont. Je trouve que ce passage est aussi fortement lié au temps puisque le mouvement des choses autour de nous (et nous-mêmes) est comme le passage du temps; et comme quand le temps coule, on ne peut pas modifier la suite des choses puisqu’il n’y a pas de possibilité de le faire une fois qu’elles sont passées. (…) Mais ce passage montre aussi l’engagement dans ce monde dont on ne peut pas changer les choses. Suzanne est «installée» et se sent «à [sa] place» même si tout autour elle, les choses sont en train de se dérouler.
Extrait du portfolio de Parnika
En revanche, pour une autre partie des élèves, à l’instar de Saynoon, les attentes visuelles de transposition de l’extrait sont formulées de manière plus vague, en indiquant simplement qu’iels espèrent recevoir une image qui exprime l’atmosphère du récit ou les émotions des personnages:
En ce qui concerne mes attentes visuelles/esthétiques pour l’extrait choisi8 dans Midjourney, j’aimerais voir une représentation visuelle qui reflète la profondeur émotionnelle de la phrase. Je souhaite que l’image capturée transmette la tristesse et la détresse des personnes.
Extrait du portfolio de Saynoon
Enfin, quelques formulations des attentes vis-à-vis de Midjourney témoignent de la volonté de certain·es élèves de mettre à l’épreuve l’intelligence artificielle et de tester ses capacités de figuration des extraits. Les propos de Maxence semblent justement valoriser le potentiel créatif du logiciel, auquel il reconnait la faculté d’articuler des termes et des images appartenant à des champs éloignés. Dès lors, son choix de l’extrait, explique-t-il dans le portfolio, est justifié par le désir de voir une image qu’«un humain» pourrait difficilement élaborer, car elle présuppose l’articulation de «deux termes qui ont normalement un symbolisme presque opposé». Il s’en explique en insistant sur l’incongruité apparente de l’extrait textuel choisi, dans lequel le narrateur établit un lien de causalité entre le fait d’être dans un état de profonde détresse («Quand on a envie de crever») et celui d’éprouver un plaisir inédit d’une expérience banale («le chocolat a meilleur gout que d’habitude»).
3.1.2. Analyse de l’interprétation des images produites par Midjourney
L’interprétation et l’appréciation des images produites par Midjourney, livrées également dans les portfolios, permettent d’examiner la manière dont les élèves s’attachent à identifier des liens thématiques entre les images et les textes de départ, voire expriment leur jugement esthétique sur les productions de l’intelligence artificielle générative. Dans ce cas aussi, les travaux considérés témoignent de démarches très différentes, allant d’une lecture des productions de Midjourney apparemment décorrélée des extraits à une analyse plus attentive à l’identification des liens entre les images et les textes de départ.
Les analyses contenues dans les portfolios de Saynoon, de Maxence et d’Anderson sont représentatives d’une lecture centrée sur l’image générée par Midjourney qui fait abstraction de l’extrait textuel de départ. Saynoon, par exemple, analyse la transposition proposée par Midjourney d’une citation du roman de Romain Gary La vie devant soi («C’est toujours dans les yeux que les gens sont les plus tristes») et pointe des éléments qui contribuent, à son avis, à restituer l’atmosphère du passage et l’état d’âme des personnages, qu’elle avait auparavant décrits comme empreints de «tristesse et de détresse». Dès lors, elle décrit les «couleurs chaudes» de l’image et sa «lumière tamisée», qui créent un environnement «doux», «introspectif», «invitant à la contemplation». Elle s’attache également à décrire les «ombres» sur le visage du personnage, qui «ajoutent une mélancolie à l’image», et ses yeux, qu’elle définit, de manière assez paradoxale, comme «légèrement embués, suggérant une tristesse contenue».
Figure 1. Image et analyse tirées du portfolio de Saynoon.
Extrait: «C’est toujours dans les yeux que les gens sont les plus tristes» de La vie devant soi.
Après avoir exploré différentes options, j’ai choisi une image d’un visage aux yeux qui pleurent dans une lumière douce et tamisée. Les yeux du sujet sont légèrement embués, suggérant une tristesse contenue. Le visage est encadré par des ombres, ajoutant une dimension de mélancolie à l’image. J’ai opté pour cette image car elle capture la subtilité et l’intensité émotionnelle des yeux, tout en maintenant une certaine beauté esthétique. Les couleurs chaudes et la lumière tamisée créent une atmosphère douce et introspective, invitant à la contemplation.
L’élève, qui souhaitait retrouver, dans l’image de Midjourney, «la profondeur émotionnelle de la phrase» de Gary ainsi que «la tristesse et la détresse des personnes», semble désormais se concentrer uniquement sur l’image, dont elle justifie le choix en n’invoquant que des critères issus de son analyse de quelques éléments iconiques: «J’ai opté pour cette image car elle capture la subtilité et l’intensité émotionnelle des yeux, tout en maintenant une certaine beauté esthétique». Elle semble également faire abstraction de l’écart entre la représentation de la jeune fille en larmes proposée par le logiciel d’intelligence artificielle générative et celle de Monsieur Hamil, le vieux marchand de tapis, musulman pieux, auquel la citation fait référence. Dans son analyse, les différences entre les caractéristiques physiques des deux personnages ne sont pas discutées. La «tristesse contenue» du personnage n’est pas non plus analysée en tenant compte de celle du personnage dans l’extrait du roman. En effet, Monsieur Hamil, dans le passage en question, est chagriné par les questions que Momo lui pose à propos de ses parents, de son âge et de ses origines, car il n’est pas en mesure de lui répondre. En revanche, si les causes de cette tristesse teintée de gêne, d’affection, de pitié et d’empathie, ne sont pas discutées dans l’analyse de l’image, l’élève reconnait à la production de Midjourney la capacité à restituer la «profondeur émotionnelle» qu’elle avait attribuée à l’extrait.
De même, face à la production de Midjourney issue de la citation de Gary, «Quand on a envie de crever, le chocolat a encore meilleur gout que d’habitude», Maxence se saisit de la représentation du personnage, des couleurs prédominantes et de l’organisation graphique des différents éléments pour analyser l’image à partir d’une interprétation sommaire de la citation. L’élève semble faire abstraction du contexte de l’extrait et ne revient pas sur l’association possible entre la condition du personnage de Momo, auquel renvoie la citation, et celui de la petite fille représentée dans l’image de Midjourney. L’analyse proposée par l’élève convoque, au contraire, des aspects qui ne font pas partie de l’imaginaire véhiculé par le texte de départ et qui semblent relever de préoccupations propres à l’élève, concernant la solitude, la dépression et l’aliénation du travail. Ainsi, la relative monochromie de l’image produite par l’intelligence artificielle est mise en relation avec la supposée dépression du personnage sur l’image, qui guetterait la mort; la présence d’une petite fille «encerclée de chocolat» et l’absence de voies d’issues («et il n’y a nulle part où elle peut sortir») sont comparées à l’enfermement d’une personne «dépressive ou déprimée (qui) pourrait se sentir emprisonnée par des mauvaises pensées et par la tristesse»; l’expression neutre de la petite fille, ni joyeuse ni vraiment triste, est justifiée par l’ambivalence de la scène, le personnage ayant envie de mourir, mais étant entouré d’un produit qu’il est censé considérer comme délicieux («la petite fille n’a pas l’air si déprimée, mais elle n’a pas l’air joyeuse non plus. Cela est probablement dû au fait qu’elle est supposée vouloir crever, mais qu’elle doit paraître aimer le chocolat»). Enfin, la tenue, l’air relativement serein et l’allure routinière avec laquelle la petite fille semble se charger de la décoration des chocolats évoquent pour l’élève l’absurdité de certaines tâches professionnelles, répétitives et aliénantes: «Alors on pourrait aussi dire qu’elle est enfermée dans la routine et la répétition ce qui revient à l’absurdité de la répétition dans le monde dans lequel on vit».
Figure 2. Image et analyse tirées du portfolio de Maxence.
Extrait: «Quand on a envie de crever, le chocolat a encore meilleur gout que d’habitude» de La vie devant soi.
Premièrement, la petite fille n’a pas l’air si déprimée, mais elle n’a pas l’air joyeuse non plus. Cela est probablement dû au fait qu’elle est supposée vouloir crever, mais qu’elle doit paraître aimer le chocolat. De plus, l’image est monotone. Elle est principalement brune avec du chocolat, mais même la petite fille est habillée en brun. La diversité de couloir est souvent associée à la joie et à d’autres bonnes choses tandis que le contraire signifie souvent la déprime. Je pense que le fait que l’image soit monotone marche bien avec l’extrait car elle est supposée vouloir mourir. De plus, on peut observer que dans cette image, la fille est encerclée de chocolat et il n’y a nulle part où elle peut sortir. On pourrait dire qu’elle est enfermée et encerclée par le chocolat comme une personne dépressive ou déprimée pourrait se sentir emprisonnée par des mauvaises pensées et par la tristesse. Finalement, de la façon dont la fille est habillée et de la façon qu’elle présente le chocolat elle à une allure de travailleuse comme si elle était une caissière qui vend du chocolat. Elle à l’air habitué et tranquille comme si elle faisait ça chaque jour et que c’était rendu une routine. Alors on pourrait aussi dire qu’elle est enfermée dans la routine et la répétition ce qui revient à l’absurdité de la répétition dans le monde dans lequel on vit.
De manière similaire, l’image générée par Midjourney à partir d’une citation d’En attendant Godot, «Voilà l’homme tout entier, s’en prenant à sa chaussure alors que c’est son pied le coupable», amène Anderson à mettre en relation avec l’extrait des éléments visuels proposés par l’intelligence artificielle qui ne semblent pas renvoyer au texte de Beckett. À cet égard, l’élève juge «intéressants» deux éléments dont le lien avec la citation n’est pas explicité dans le portfolio. Le premier concerne la mise en scène d’un personnage amputé, le second la représentation, à son avis peu claire, du pied absent («l’intelligence artificielle ne nous montre pas clairement lequel de ses pieds n’est pas là»). Comme dans l’exemple précédent, l’élève se livre moins à une interprétation de relation texte-image qu’à une interprétation de l’image elle-même. Ainsi, plutôt que de se questionner sur la pertinence des éléments visuels introduits par Midjourney, sans liens apparents avec la citation du texte de Godot, Anderson semble plutôt chercher à comprendre, sans les discuter, les choix interprétatifs du logiciel: «l’intelligence artificielle a décidé que son pied coupable ne devrait juste pas exister». De même, si l’élève n’interroge pas, dans son analyse, le choix de l’intelligence artificielle générative de représenter, en premier plan, une chaussure disproportionnée par rapport à taille du personnage, il propose, en revanche, une interprétation de la couleur utilisée: «La couleur rouge peut dire beaucoup de choses comme comment le soulier est blâmé et coupable». En acceptant de facto la pertinence interprétative de la proposition iconique de Midjourney, non seulement l’élève affranchit cette dernière de l’épreuve de la confrontation au texte, mais, de plus, il justifie lui-même les choix interprétatifs du logiciel en leur conférant de la cohérence et du sens, même s’ils ne semblent pas fondés sur le contenu de la citation.
Figure 3. Image et analyse tirées du portfolio d’Anderson.
Extrait: «Voilà l’homme tout entier, s’en prenant à sa chaussure alors que c’est son pied le coupable» de En attendant Godot.
Dans cette photo le monsieur manque un pied, je trouve que c’est un détail très intéressant car l’intelligence artificielle a décidé que son pied coupable ne devrait juste pas exister. C’est aussi très intéressant comment l’intelligence artificielle ne nous montre pas clairement lequel de ses pieds n’est pas là. L’image nous présente un homme plutôt triste et malheureux, il manque son pied droit ou gauche (c’est pas très clair). Le soulier rouge peut être interprété en étant coupable, mais c’est vraiment le pied qui est coupable même si c’est le monsieur qui blâme son soulier. La couleur rouge peut dire beaucoup de choses comme comment le soulier est blâmé et coupable.
Si, dans ces exemples, le texte de départ parait entièrement ou partiellement occulté dans l’analyse des élèves, dans d’autres productions, la reconfiguration subjective des images et des textes de départ, dont témoignent les justifications, les descriptions et les interprétations des productions de Midjourney, est plus explicitement reconduite à l’extrait.
Ainsi, la description d’une image générée par Midjouney, auquel une autre élève (Parnika) a soumis une citation de La femme qui fuit d’Anaïs Barbeau-Lavalette («Le paysage se déroule et s’éloigne, tu avales tout des yeux tranquillement. Tu sens que tu es à ta place, pour la première fois. Installée dans le mouvement des choses»), révèle que l’élève tente d’établir un lien avec le texte de départ. Parnika souligne la redondance entre des éléments de l’images et certains passages de la citation («la fille regarde calmement dehors»; «voit du champ sans fin qui passe en arrière d’elle») et renvoie à des moments ou des évènements précédents de l’histoire («cette scène nous rappelle aussi de quand Suzanne est venue à Montréal pour la première fois pour son concours d’art oratoire»). Parnika mobilise également des éléments issus aussi bien de son imaginaire et de sa compréhension/interprétation de l’œuvre. Elle fait, par exemple, référence au «soleil (qui est) en train de [se] coucher dehors» — et qu’on ne voit pas pour autant dans l’image —; elle interprète le regard du personnage comme étant orienté vers «l’horizon, vers un futur que personne ne peut prédire» et elle commente son voyage «vers l’inconnu», en affirmant, de manière solennelle, qu’«il n’y a pas de recul, pas de ralentissement». Interprété de manière métaphorique par l’élève, ce voyage du personnage, qui lui rappelle un passage précédent de l’histoire, au cours duquel Suzanne, lors de son premier séjour à Montréal, a découvert «la vraie signification de l’art libre», devient aussi l’occasion d’anticiper des évènements futurs. En effet, Parnika décrit cette nouvelle fuite du personnage comme celle qui lui permettra de «rester temporairement avant de partir de nouveau» et qui lui fera également «découvrir un nouveau milieu qui lui donnera l’inspiration pour créer de l’art». La description de l’image montre, enfin, que l’élève l’analyse au prisme des connaissances sur le genre littéraire et artistique (l’avant-garde automatiste) acquises durant le cours consacré au roman de Barbeau-Lavalette: «On peut voir qu’elle est au milieu de la campagne, et c’est comme tous les autres artistes/automatistes. En effet, la plupart d’entre eux finissent par adopter une vie en campagne pour leur création artistique».
Figure 4. Image et analyse tirées du portfolio de Parnika.
Extrait: «Le paysage se déroule et s’éloigne, tu avales tout des yeux tranquillement. Tu sens que tu es à ta place, pour la première fois. Installée dans le mouvement des choses» de La femme qui fuit.
Dans l’image, la fille (qui peut représenter Suzanne) regarde dehors et voit du champ sans fin qui passe en arrière d’elle. Le Soleil est en train de coucher dehors, et elle est dans ce train qui l’amène vers l’inconnu. Il n’y a pas de recul, pas de ralentissement. La fille regarde calmement dehors. En fait, elle regarde l’horizon — comme écrit au début du roman, Suzanne lève ses yeux et regarde l’horizon, vers un futur que personne ne peut prédire. On peut voir qu’elle est au milieu de la campagne, et c’est comme tous les autres artistes/automatistes. En effet, la plupart d’entre eux finissent par adopter une vie en campagne pour leur création artistique. De plus, cette scène nous rappelle aussi de quand Suzanne est venue à Montréal pour la première fois pour son concours d’art oratoire — elle était dans un train et regardait le paysage qui l’amenait à une ville dans laquelle elle va découvrir la vraie signification de l’art libre. Donc, cette fois, quand elle prend le train de nouveau pour trouver une autre place pour rester temporairement avant de partir de nouveau, c’est comme si elle allait découvrir un nouveau milieu qui lui donnera l’inspiration pour créer de l’art.
Si l’exemple précédent a permis d’établir que Parnika est parvenue facilement à établir des liens entre l’extrait et l’illustration proposée par Midjourney, le logiciel ayant traduit en images quelques éléments de la citation (le paysage qui déroule et s’éloigne; un personnage féminin qui regarde dehors), le travail d’Arthur, quant à lui, montre comment il est possible de trouver une correspondance entre le texte et la production de l’intelligence artificielle, même lorsque celle-ci semble sans lien apparent avec la citation de départ. Ainsi, dans son analyse de l’image générée à partir d’une autre citation issue de La femme qui fuit, «On est allé trop loin, trop vite», l’élève souligne d’emblée «la grande diversité et l’absurdité» des «composant(e)s» de l’illustration fournie par Midjourney, qui représente des «objets n’allant pas du tout ensemble et n’étant pas du tout à leur place». Tentant tout de même d’arrimer la proposition du logiciel au texte de Barbeau-Lavalette, l’élève associe «cet(te) absurdité et ce mélange d’objets» aux sentiments «d’inconfort et de confusion» que Suzanne Meloche devait avoir éprouvés au moment du passage. Pour ce faire, il mobilise sa subjectivité en invoquant, plus spécifiquement, son propre inconfort face à l’ensemble hétéroclite d’éléments indéfinissables qui composent l’image, qu’il compare à celui éprouvé par le personnage du roman de Barbeau-Lavalette. De plus, il interprète le caractère «extravagant» de la production de Midjourney comme la représentation métaphorique du franchissement des frontières de la raison: «Je crois que cela signifie le fait d’être aller trop loin, d’avoir pris un trop gros pas et de s’être retrouvé à quelque part où nous ne sommes pas supposé être». La reprise de l’expression «aller trop loin», présente dans la citation, témoigne de la volonté de l’élève d’interpréter l’image moins pour ce qu’elle évoque en soi que pour ce qu’elle représente du texte qui a déterminé sa génération.
Figure 5. Image et analyse tirées du portfolio d’Arthur.
Extrait choisi: «On est allé trop loin, trop vite» de La femme qui fuit.
Cet extrait m’a marqué parce que j’y trouve beaucoup de vérité quant à la façon dont nous vivons ces jours ci. On se dépêche trop vite pour vivre notre vie et cela peut ruiner notre perception des vraies choses. Mon attente pour l’image reliée à cet extrait est un humain marchant sur un chemin qui a l’air d’aller à l’infini. Par contre, L’image que Midjourney m’a procuré pour cet extrait a été bien différente de ce que je m’attendais. J’ai choisi l’image ci-dessus en particulier car les autres ne représentaient que des grenouilles et une maison en champignons, deux aspects qui ne m’ont pas marqué. L’image que j’ai choisie m’a marqué due à la grande diversité et à l’absurdité de ses composants. Cette absurdité et ce mélange d’objets n’allant pas du tout ensemble et n’étant pas du tout à leur place me donne un sentiment d’inconfort et de confusion, les mêmes sentiments que Suzanne Meloche ressentait lorsqu’elle a dit la phrase que j’ai choisie. Aussi, les composants de cette image m’ayant été procurée sont tout droit sortie d’un imaginaire extravagant. Je crois que cela signifie le fait d’être aller trop loin, d’avoir pris un trop gros pas et de s’être retrouver à quelque part où nous ne sommes pas supposé être, ou nous ne savons pas la façon dont les choses marchent.
3.2. Analyse des images produites par Midjourney: quelles modalités de traitement de l’extrait?
Après avoir examiné les attentes de représentation des élèves vis-à-vis de Midjourney ainsi que leurs analyses des productions retenues, il convient de s’arrêter sur les images produites par le logiciel d’intelligence artificielle, afin d’identifier les modalités du traitement des informations textuelles opérées par la machine. Quelles formes de collaboration, de redondance ou de disjonction iconotextuelles (Van der Linden, 2006; 2008; Nikolajeva et Scott, 2006) sont mises en œuvre par l’intelligence artificielle générative? Quels éléments de l’extrait semblent retenus dans chaque cas?
Nous avons repéré et distingué trois types de rapports textes-images. Le premier s’apparente à la redondance, qui, selon la définition de Van der Linden (2006), implique une congruence, totale ou partielle, entre les informations portées par les textes et par les images. Dans cette catégorie figure, par exemple, l’illustration proposée par Midjourney à Parnika à partir de la citation de La femme qui fuit «Le paysage se déroule et s’éloigne, tu avales tout des yeux tranquillement. Tu sens que tu es à ta place, pour la première fois. Installée dans le mouvement des choses». La représentation d’une femme, le regard plongé dans le panorama qui défile devant elle, véhicule en effet les mêmes informations que l’extrait, dont elle reprend plusieurs éléments: le personnage représenté est en effet une femme (ce qui n’est signalé, dans l’extrait, que par l’accord en genre du participe passé «installée»), en mouvement, face à un paysage qu’elle observe «tranquillement» (dans l’image, la jeune femme contemple un paysage à travers la fenêtre d’un train en marche).
Le deuxième type de rapport textes-images identifiable dans les propositions de Midjourney relève de la collaboration ou de la complémentarité. Dans cette configuration, selon la définition de Van der Linden (2006), deux contenus, partiellement discordants, «travaillent conjointement en vue d’un sens commun» (p. 120). Cette collaboration, que l’on retrouve dans plusieurs propositions de l’intelligence artificielle, se fonde généralement sur la reprise d’un seul élément de l’extrait et est accompagnée de l’introduction de personnages, de lieux ou de représentations d’actions qui ne figurent pas dans le texte de départ. Ainsi, dans l’image issue de la citation de Gary «Quand on a envie de crever, le chocolat a encore meilleur gout que d’habitude», l’intelligence artificielle extrait du texte la référence au chocolat, mais elle ajoute, dans l’image, le personnage d’une petite fille, assez élégamment vêtue, qui le décore. De la même manière, dans la production générée à partir de la citation de Beckett «Voilà l’homme tout entier, s’en prenant à sa chaussure alors que c’est son pied le coupable», on retrouve les éléments «homme» et «chaussure». Cependant, l’image du personnage privé d’un pied résulte d’une intervention du logiciel, basée peut-être sur la tentative de restituer la mention d’un homme «tout entier» qui s’attaque à la partie de soi qu’il estime coupable. On observe le même type de congruence partielle entre les informations véhiculées par les textes et par les images dans celle générée à partir de la citation de La vie devant soi: «C’est toujours dans les yeux que les gens sont les plus tristes». D’une part, la proposition de l’intelligence artificielle semble fondée sur la reprise de quelques éléments de l’extrait, et notamment sur la référence aux «yeux» et à leur capacité à laisser transparaitre la tristesse des gens. D’autre part, elle introduit des éléments qui ne sont pas évoqués par le texte et qui, comme nous l’avons vu, n’appartiennent pas au passage en question. Dès lors, les larmes, tout comme la caractérisation d’un personnage féminin, sont une réélaboration de Midjourney, qui se trouve à faire dire quelque chose de plus ou de légèrement différent (Eco, 2003) au texte de Gary.
Le troisième type de rapport textes-images identifiable dans le corpus d’images consignées dans les portfolios peut être associé à la syllepse. Définie comme un cas extrême de contrepoint (Nikolajeva et Scott 2006), elle désigne la disjonction entre les informations textuelles et celles véhiculées par l’image. L’image générée par Midjourney à partir de la citation de La femme qui fuit, «On est allé trop loin, trop vite», en constitue un parfait exemple, car l’écart entre ce qu’exprime le texte de départ et ce que représente l’image générée par l’intelligence artificielle est maximal. Cette dernière, en effet, donne à voir une maison entourée de créatures fantastiques, réduites à des bouches et des yeux exorbités, guettant l’horizon ou rejetant une pluie de petits objets, autour d’une maison près de laquelle apparait un homme à l’air résigné.
4. Discussion des données
4.1. Du texte de départ à la génération d’images
4.1.1. Du texte de départ à la génération d’images: attentes littéraires et attentes technologiques
L’étude des portfolios révèle que les attentes de transposition iconique des élèves reposent essentiellement sur la reprise de quelques éléments de l’extrait qui ont attiré leur attention. Iels espèrent notamment que Midjourney puisse générer des images qui expriment une redondance, ou du moins une forme de collaboration, avec les textes. Dès lors, iels retiennent, pour leurs analyses interprétatives, les productions qu’iels jugent les plus conformes à la citation et, lorsque l’intelligence artificielle leur propose des images très éloignées de l’univers des extraits, iels cherchent à rétablir des liens avec les textes en revenant sur leurs émotions: ainsi, si Parnika sélectionne l’image qui «décrit le mieux le passage» et Maxence écarte celles qui «correspondent moins à l’extrait», Arthur en conserve une qu’il juge absurde et recrée un lien avec le texte de Barbeau-Lavalette en assimilant son «inconfort» pour la proposition de Midjourney à celui que le personnage éprouve dans le passage cité. Cette attente d’une certaine congruence entre des éléments de la citation et la transposition iconique s’accompagne d’une autonomisation de l’extrait par rapport au contexte. Que l’extrait présente des contenus plus abstraits («aller trop loin, trop vite») ou des référents plus concrets (chocolat, yeux, etc.), les attentes ne sont pas fondées sur la citation et son contexte, mais considérées de manière relativement indépendante. Si la citation offre des référents concrets (par exemple «chocolat»), ils sont réinvestis dans la formulation des attentes sous la forme d’une reprise mot-à-mot; si, en revanche, l’extrait présente des contenus plus abstraits («aller trop loin, trop vite»), les élèves introduisent de nouveaux éléments («un humain marchant sur un chemin qui a l’air d’aller à l’infini»), qui ne renvoient que partiellement au texte de départ.
On constate, de plus, une faible valorisation de la polysémie de l’image et de sa capacité potentielle à enrichir les textes de départ, à en expliciter les non-dits ou bien à développer des narrations parallèles. Un seul élève, en effet, choisit parmi les différentes propositions de Midjourney l’image qui, à son avis, peut se prêter à de multiples interprétations («J’ai choisi cette image car il y a plusieurs façons de l’interpréter», Extrait du portfolio de Maxence).
Par ailleurs, la formulation d’attentes impliquant une mise à l’épreuve des potentialités — créatives ou technologiques — du logiciel est plutôt rare: dans un cas seulement, on trouve explicitée la volonté d’interroger la capacité de Midjourney à générer une image à partir d’éléments textuels considérés comme difficiles à représenter pour un être humain. Si la nouveauté de l’expérience et de l’exercice d’interaction avec l’intelligence artificielle a certainement conditionné les attentes des élèves ainsi que leurs manières de les formuler, nous pouvons néanmoins considérer que l’on s’attend avant tout de Midjourney qu’il sache lire et comprendre le texte, puis le transposer en une image qui mobilise et réinvestit de manière cohérente les éléments jugés saillants.
Cette recherche d’une adhésion à la citation détermine peut-être la relative imprécision des indications concernant la représentation des personnages ou des lieux de l’extrait. En effet, les attentes visuelles des élèves sont généralement exprimées de manière sommaire, avec peu de références aux images mentales élaborées au moment de la lecture. On peut dès lors supposer que les élèves ne s’attendent pas à ce que l’intelligence artificielle soit en mesure de s’arrimer à leur interprétation ni qu’elle puisse être utilisée pour donner à voir les reconfigurations subjectives qu’iels opèrent en lisant. Cela pourrait également expliquer le fait que les élèves ne cherchent pas à obtenir des images plus proches de leurs représentations mentales en donnant des indications supplémentaires à Midjourney. Leur démarche d’interaction avec l’intelligence artificielle se limite à la réinsertion de la citation et à l’attente d’une nouvelle proposition, plus conforme à la lettre du texte. Dans cette perspective, Midjourney serait considéré davantage comme une machine de traduction intersémiotique, dont l’efficacité s’évalue en fonction de la cohérence des articulations textes-images proposées, que comme une machine d’appropriation littéraire (Shawky-Milcent, 2014).
4.1.2. Du texte de départ à l’analyse des images: analyses iconotextuelles à géométrie variable
L’analyse des images retenues dans les portfolios montre que les élèves tendent à décrire et à interpréter les propositions de Midjourney de manière décorrélée de l’extrait. Les cinq travaux examinés montrent qu’une élève seulement, Parnika, s’attache à associer les éléments visuels proposés par le logiciel d’intelligence artificielle à la citation, en identifiant, dans le portrait de la jeune fille dans le train, des liens avec l’attitude, l’environnement et les actions du personnage de Suzanne. Les autres élèves se livrent, en revanche, à des analyses fortement descriptives, qui semblent oublier le texte — et ce même si leurs interprétations initiales mobilisaient de manière assez précise des éléments de la citation ou renvoyaient, de manière plus large, aux thématiques de l’œuvre. Ainsi, Seynoon, qui avait fait référence, dans son appréciation critique de l’extrait de Gary, à la question de la marginalité ainsi qu’à la solitude et à la vieillesse des personnages du roman, décrit ce «visage aux yeux qui pleurent dans une lumière douce (…) et introspective, invitant à la contemplation» sans en interroger la cohérence par rapport à la citation. De manière similaire, Anderson ne relève pas, dans son analyse de la symbolique de la couleur du soulier et la représentation d’un homme sans pied, l’introduction d’éléments absents de l’univers narratif de Beckett. Maxence, de son côté, analyse longuement la monochromie de l’image, l’aspect de la petite fille représentée et sa position au milieu de centaines de petits chocolats à l’aune de thématiques qui n’appartiennent pas à l’œuvre citée. Il semble ainsi que l’image générée par la machine se superpose au texte, s’interpose dans le processus de réception de celui-ci et lui fasse littéralement écran, en amenant les élèves à réagir uniquement à ce qu’ils voient.
Or, si l’exercice de la citation, qui implique d’isoler et de décontextualiser des phrases marquantes, pourrait avoir favorisé l’oubli du texte, on peut également supposer que les élèves acceptent les productions de Midjourney comme étant des formes de concrétisation imageante de la machine, c’est-à-dire comme le résultat d’un processus de figuration des personnages, des lieux et des évènements d’un récit (Langlade 2006), et qu’iels recherchent une liaison systématique, bien que non nécessairement visible, avec l’extrait. Par exemple, dans l’analyse d’Arthur, qui a constaté l’absurdité de la proposition fantastique de Midjourney par rapport à la citation de La femme qui fuit («On est allé trop loin, trop vite»), le lien avec l’extrait est justifié par l’adhésion de l’élève aux émotions du personnage: en effet, son «inconfort», qu’il rattache à l’égarement supposé du personnage dans le texte, est perçu comme un signe de l’absurdité de l’image et, donc, de son adéquation avec la citation. L’image, superposée au texte, enclenche un discours sur l’œuvre qui permet de raconter ses émotions, sa propre lecture de l’image. Dès lors, pour Arthur, tout comme pour ses camarades, le discours sur le texte est reconfiguré par une analyse de l’image qui devient l’occasion pour parler de soi, de ses préoccupations et de sa vision du monde. Ainsi, si les élèves ne décèlent pas les incohérences entre les textes et les images ou, du moins, s’iels ne semblent pas particulièrement gêné·es par les écarts constatés, c’est parce que l’image se trouve à être interprétée à la place du texte.
4.2. Rapports textes-images: ce que Midjourney fait à l’extrait
Que fait donc l’intelligence artificielle générative aux extraits? Comment les réélabore-t-elle et que peut-on dire de sa démarche de transposition?
On constate tout d’abord que Midjourney n’est pas en mesure d’identifier la citation ni d’en restituer le cotexte. L’introduction, dans presque toutes les images, de personnages, d’éléments et de décors étrangers aux textes de départ montre, en effet, que le traitement du texte n’implique pas une consultation de bases de données littéraires ni l’exploitation d’informations relatives à l’œuvre, à son auteur·rice ou à son époque. À l’instar des élèves, l’intelligence artificielle générative ne reconnait pas la citation comme telle, mais la traite au contraire comme toute commande textuelle (ou prompt), en isolant des mots et des phrases clés (Oppenlaender 2023). Ainsi, d’une part, l’intelligence artificielle procède à la transposition en images d’indices sémantiques plus ou moins facilement identifiables, d’autre part, elle propose des illustrations assez proches les unes des autres d’un point de vue graphique et visuel, malgré les différences génériques et stylistiques des textes de départ.
Par ailleurs, dans sa démarche transpositive, Midjourney semble générer plus aisément des images ayant une relation de symétrie avec les textes lorsque ceux-ci contiennent des références à des éléments concrets, tandis qu’il propose des associations moins immédiates lorsque la citation revêt une valeur aphoristique ou convoque des concepts abstraits, des états d’âme ou des émotions. Dans ce cas, l’intelligence artificielle procède soit en substituant des images plus concrètes à des références abstraites, le chagrin étant, par exemple, traduit par l’image d’une jeune fille en pleurs, soit en introduisant de nouveaux éléments, plus ou moins éloignés de la citation et de son cotexte. Ces interventions peuvent être reliées aux textes de départ par le biais de métaphorisations, qui permettent, par exemple, de reconnaitre dans le personnage sans pied représenté par Midjourney la condition de l’«homme tout entier» de Beckett, ou bien elles peuvent être considérées comme des réécritures iconiques à part entière. Par exemple, l’image proposée à partir de la citation de La femme qui fuit «On est allé trop loin, trop vite» et, dans une moindre mesure, celle issue de la citation de Gary «Quand on a envie de crever, le chocolat a encore meilleur gout que d’habitude» témoignent de ces procédés de traitement des informations textuelles «magiques» (Oppenlaender 2023), qui ne permettent pas d’identifier les indices sémantiques exploités par la machine, mais qui «introduisent un caractère aléatoire dans l’image, pouvant conduire à des résultats surprenants» (Oppenlaender 2023, notre traduction). Il semblerait ainsi que lorsque l’intelligence artificielle ne parvient pas à isoler et à transposer de manière symétrique des indices textuels, elle insère des variables impondérables, qui témoignent d’une forme de créativité algorithmique.
Conclusion
Bien que le caractère exploratoire de notre recherche et la nouveauté de l’expérience pour les élèves n’invitent pas aux généralisations, il nous semble que les propos des participant·es, leurs attentes et analyses puissent témoigner de manières de penser et construire le sens produit par une intelligence artificielle dans le cadre d’une activité de réception/production littéraire.
Tout d’abord, nous avons vu que les images générées par l’intelligence artificielle sont traitées comme une transposition iconique des citations et qu’elles sont rarement remises en question par rapport au texte de départ ou à son cotexte. Analysées à la place du texte, elles sont, au contraire, regardées et interprétées en acceptant d’emblée l’ensemble d’associations et reconfigurations imageantes, plus ou moins éloignées des citations, proposées par Midjourney.
Dans cet exercice, qui les mène parfois à s’éloigner de l’horizon littéraire des textes de départ, les élèves révèlent un autre horizon d’attente, d’ordre technologique, qui les conduit à projeter, envisager ou fantasmer les capacités et les limites de l’intelligence artificielle. Les références à la transposition d’éléments textuels et le nombre relativement limité d’indications concernant la capacité de Midjourney à associer des indices sémantiques pour créer des images poétiques, imagées, décalées ou au contraire fidèles au texte de départ montrent que, sans un enseignement des manières d’interagir avec les intelligences artificielles, les élèves s’attendent avant tout à ce que le logiciel sache bien lire, comprendre et transposer les textes en images plutôt qu’intervenir de manière créative, en proposant de nouveaux éléments, des réinterprétations ou des reconfigurations stylistiques particulières.
Et pourtant, les images produites par Midjourney montrent que l’intelligence artificielle opère des remaniements profonds du texte de départ, en proposant, parfois, des univers graphiques dans lesquels aucun élément des citations n’est identifiable. D’où viennent ces images? Sont-elles l’expression d’une manière — subjective — de la machine de concevoir les thèmes des extraits sélectionnés pour l’article, soit la tristesse, le besoin d’un coupable, le constat d’être allé trop loin, trop vite? Peut-on considérer la combinaison opaque d’indices sémantiques comme une forme de réécriture créative des extraits? Peut-on comparer l’analyse que Midjourney fait de la citation, décorrélée de l’extrait, à celle qu’en font les élèves? Les propositions visuelles de Midjourney forcent-elles les élèves à construire des relations sémantiques qui déforment, voire dénaturent le sens du texte à l’origine de la commande, ou encore leur propre concrétisation imageante? Dans un contexte où les élèves seraient davantage formé·es aux moyens, aux processus et aux formes d’interaction avec une intelligence artificielle, verrions-nous davantage apparaitre leur propre subjectivité, mise en jeu avec celle anticipée de la machine? Si ces questions ne semblent pas, pour le moment, avoir de réponse, elles nous semblent tout à fait pertinentes en contexte didactique, aussi bien dans une perspective de développement de compétences littéraires que littéraciques numériques.
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Pour citer l'article
Eleonora Acerra, Sylvain Brehm, Nathalie Lacelle, "Représenter sa réception d’un texte littéraire en images avec Midjourney: analyse des attentes des élèves et des productions générées par l’intelligence artificielle générative", Transpositio, n° 7 Le texte littéraire à l'épreuve de l'image, 2024https://www.transpositio.org/articles/view/representer-sa-reception-d-un-texte-litteraire-en-images-avec-midjourney-analyse-des-attentes-des-eleves-et-des-productions-generees-par-l-intelligence-artificielle-generative
Voir également :
Les images dans les livres de lecture et les anthologies scolaires (Suisse romande, 1870-1970)
Que pourraient nous apprendre les images dans les manuels de lecture et les anthologies sur l’enseignement de la littérature au primaire et au secondaire? Le cas de la Suisse romande, entre les années 1870 et les années 1970.
Les images dans les livres de lecture et les anthologies scolaires (Suisse romande, 1870-1970)
Introduction
Poser la focale sur l’image dans les manuels scolaires de langue maternelle1dans le cadre d’une enquête historico-didactique peut sembler au premier abord inattendu. Que pourrait nous apprendre l’analyse des images dans les livres de lecture et les anthologies scolaires, supports privilégiés pour l’enseignement de la littérature? Celles-ci ne participent-elles pas avant tout d’une stratégie éditoriale visant à garantir l’attractivité du manuel? Sans nier l’importance de cette dimension, nous postulons, à l’instar de Perret (2018) pour la France, que les images dans les manuels constituent des indicateurs clés de l’histoire des disciplines scolaires. Louichon (2018) a montré notamment comment l’analyse des images associées aux textes littéraires permet de mettre en lumière des représentations de la littérature scolarisée contrastées selon les niveaux d’enseignement et qui évoluent en fonction des périodes. Qu’en est-il donc en Suisse romande?
Cette étude se donne pour but d’historiciser les relations entre l’image et le texte, en particulier littéraire, dans les manuels de lecture du primaire et les anthologies du secondaire inférieur de Suisse romande, et ce entre les années 1870, marquées par une première tentative d’harmonisation intercantonale, et les années 1970, qui voient l’adoption de manuels communs à tous les cantons romands dans le cadre d’un nouveau paradigme disciplinaire (Schneuwly et al. 2016). Comme le relèvent Ferran et al. (2017), la notion d’image est complexe. En posant la focale sur «l’image» dans les manuels scolaires, nous définissons provisoirement l’image comme toute représentation visuelle qui n’est pas du texte.
Nos questions de recherche sont donc les suivantes:
- Quels manuels de lecture comprennent des images? Quelle est, dans ces manuels, la proportion d’images par rapport aux textes? Quelle est la nature de ces images, sont-elles conçues ou non pour les manuels et qui en sont les auteurs?
- Quel est le statut de ces images par rapport aux textes? Y a-t-il des propositions didactiques et des activités proposées dans les manuels sur ces images, seules ou en lien avec certains textes?
- Enfin, quelles sont les fonctions assignées à ces images? Viennent-elles simplement illustrer le manuel pour le rendre plus attrayant? Sont-elles au service de la compréhension, voire de l’interprétation du texte? Ou encore tiennent-elles lieu de texte destiné à être lu et interprété?
Précisions méthodologiques
Pour traiter cette problématique, cette étude, qui s'inscrit dans le cadre du projet intitulé «Histoire de l’enseignement de la littérature en “Français” et en “Italien” (Suisse romande et Tessin, mi-XIXe-XXe siècles)» (requête FNS n°100019_197600/1), adopte une approche comparative de type historico-didactique qui s’inspire de la démarche développée par Bishop (2017).
Ainsi, les manuels2 constituent le terrain de recherche principal (Denizot 2016) de cette étude (cf. tableaux 1 et 2 en annexe). Ils constituent des objets aux multiples facettes qui conjuguent des enjeux éditoriaux, économiques, culturels et scolaires (Choppin 2008). Notre corpus est constitué de 46 ouvrages pour les degrés intermédiaire (élèves de 9 à 11 ans) et supérieur (élèves de 12 à 15 ans) du primaire et le degré inférieur du secondaire3 (élèves de 12 à 15 ans) prescrits officiellement par les autorités scolaires des cantons romands. Celui-ci est mis en regard, d’une part, des plans d’études et des programmes édités par les cantons4, d'autre part des articles tirés des revues professionnelles5 qui portent sur la question de la place et de la fonction des images dans les pratiques pédagogiques et dans l'enseignement de la langue maternelle.
Cette étude recourt ensuite, par le croisement de sources, à un jeu d’échelles qui permet les comparaisons. En Suisse, comme nous l’avons dit plus haut, le système scolaire relève au niveau politique principalement de la compétence des cantons. Ainsi, pour notre période, les plans d’études et programmes sont cantonaux. Les manuels scolaires se situent dans un espace intermédiaire: certains sont adoptés par un seul canton, d’autres par plusieurs cantons. Enfin, les revues pédagogiques dépassent largement les frontières cantonales, se faisant l’écho de débats et controverses qui se situent au niveau d’une région linguistique, voire au niveau suisse.
Par ailleurs, cette étude pose la focale plus particulièrement sur quatre cantons contrastés du point de vue de la question de la laïcité à l’école et de la religion6: Genève (protestant et laïque), Vaud (protestant et non laïque mais confessionnellement neutre), les parties francophones de Berne (catholique et protestant, non laïque) et de Fribourg (catholique et non laïque). Ces quelques constats nous permettent d'ores et déjà de supposer que les textes et les images dans les manuels diffèrent d'un canton à l'autre selon la place de la religion et de l'Église dans la gestion de l'Instruction publique et dans les enseignements. Alors que Fribourg se constitue en République chrétienne avec un pouvoir conservateur renforcé qui va au-delà de l’entre-deux-guerres (Praz 2005: 52), il est à supposer que le rôle conféré à l’image dans la tradition catholique – entre autres instruire, émouvoir et marquer l’esprit – (Saint-Martin 2010: 303) puisse se retrouver dans les livres de lecture. À l’inverse, le processus de sécularisation qui touche par exemple la société vaudoise a pu amener les auteurs et éditeurs à faire d'autres choix iconographiques pour leurs manuels.
Enfin, l’analyse de ces données prend appui sur des concepts qui se situent à l’articulation entre les champs de l’histoire de l’éducation et de la didactique de la littérature. Il s’agit notamment de celui de littérature scolarisée. Utilisé au départ par les historiens de l’éducation (Hébrard 1988), le concept de scolarisation désigne, comme le rappelle Denizot (2021), les processus complexes qui sous-tendent la fabrication des objets scolaires en tant que partie de la culture scolaire. Cette dernière est ici envisagée comme une culture qui prend ses racines et s’élabore dans le milieu scolaire, présentant ainsi une spécificité propre par rapport à la culture de la société globale (Chervel, 1992). Il a été montré qu’en Suisse romande - comme en France - la constitution des corpus littéraires s’opère dans la discipline Français entre la fin du XIXe siècle et les années 1970, essentiellement au sein des manuels scolaires par le biais d’extraits (Monnier 2021). Les manuels participent donc pour la période qui nous occupe à la fabrication de la littérature scolarisée, c’est-à-dire de la littérature comme objet scolaire.
Le texte s'organise enfin sur la base d’une périodisation en trois temps, inspirée de travaux antérieurs (Schneuwly et al. 2016). Nous nous centrons d'abord sur la période qui va des années 1870 aux années 1910. Celle-ci se caractérise par la constitution du Français en discipline scolaire et par le développement de l'enseignement intuitif et de la leçon de choses. Nous nous intéressons ensuite à la période allant des années 1910 aux années 1940, au cours de laquelle, sous l’influence de l’Éducation nouvelle7, les images se diffusent largement au sein des manuels scolaires. Nous terminons avec une focale sur les années 1940-1970 qui se caractérisent par une absence d’évolution et une prégnance moins forte de l’Éducation nouvelle, non sans impact sur la nature, la place et la fonction des images.
Première période (1870-1910). Les images au service du développement des connaissances
Même si dès le début du XIXe siècle des ouvrages scolaires dédiés à l’apprentissage de la lecture courante sont édités au sein des cantons romands, force est de constater que ce n’est qu’à partir des années 1870 que certains moyens d’enseignement sont officialisés, voire généralisés. Cette période est ainsi marquée par une première tentative d’harmonisation des moyens d’enseignement et par l’adoption d’ouvrages de lecture communs qui se concrétisent par la constitution d’une commission romande et par la parution en 1871 de deux livres de lecture adoptés par les cantons de Berne, Vaud et Genève et dédiés aux écoles primaires (Tinembart 2015): le premier, comportant 166 pages, est destiné au degré intermédiaire (Renz 1871) alors que le second, produit à l’échelle romande, comportant 420 pages, est édité pour le degré supérieur (Dussaud & Gavard 1871). Ces deux ouvrages de lecture comprennent près de deux tiers de textes à caractère encyclopédique. Les autres écrits se répartissent entre des récits et des anecdotes diverses, des lettres, ainsi que des poésies narratives ou lyriques. En revanche, les images sont peu présentes. Seules 24 gravures en taille-douce représentant toutes des animaux ont été relevées dans les parties non littéraires du Renz (1871). Il est également intéressant de constater que ces images sont parfois orientées dans un autre sens que le texte par gain de place et qu’elles sont dissociées de l'extrait auquel elles pourraient se rapporter. Nous pouvons en déduire que la fonction de l’image, tout comme celle du texte, est alors de transmettre des connaissances sans pour autant que les deux soient en relation directe. A titre d’exemple, une image d’éléphant est insérée à côté d’une image de dromadaire dans un extrait de texte de Lenz (sans prénom), adapté par Renz, dédié aux animaux domestiques de nos contrées, et qui ne contient de fait qu’une seule phrase sur les charges que peut porter le pachyderme.
Figure 1: Éléphant d’Asie, 1/48 (Renz 1871: 15)
En revanche, dans le Dussaud et Gavard (1871), le texte dédié à l’éléphant, écrit par le zoologiste Henri Milne Edwards (1800-1885), n’est pas illustré et revêt un caractère plus scientifique, parce qu'il s'adresse aux élèves des degrés supérieurs du primaire et est utilisé dans les premiers degrés des écoles secondaires. Il est intéressant de constater que, dans l’adaptation fribourgeoise de ce même ouvrage en 1881 (Dussaud & Gavard 1881), le texte de Lenz figurant dans le Renz (1871) est alors repris et qu’une autre image d’éléphant y est insérée8.
Entre 1880 et 1900, la génération suivante d’ouvrages officiels de lecture dans les cantons romands conservent leur caractère encyclopédique, mais associent plus étroitement illustrations et textes encyclopédiques. Les images jouent alors un rôle propédeutique quant à la découverte et à la formation au savoir. Cela s’explique notamment par le fait que les plans d’études (à l’instar du Plan d’études pour les écoles primaires du Canton de Vaud du 29 février 1868: 16, qui prescrit «une collection de tableaux pour servir aux leçons d’intuition, une collection de tableaux de lecture et un manuel de lecture») préconisent l’usage de la méthode intuitive dès la fin des années 1860.
Les principes de l’enseignement intuitif9 s’articulent avec la leçon de choses qui apparait dans les programmes romands à partir des années 1870. Selon Kahn, la leçon de choses «se fonde sur la préconisation du recours à l’intuition et n’est pas spécialement associée à un enseignement disciplinaire déterminé, l’enseignement scientifique» (2002: 2).
Aussi, les ouvrages de lecture, en particulier ceux du degré moyen ou intermédiaire, encore majoritairement à caractère encyclopédique en Romandie entre 1880 et 1900, intensifient la présence d’images en lien avec les textes pour permettre aux enseignants d’appliquer la méthode intuitive ou de concevoir des leçons de choses. Certains auteurs renforcent le nombre d’images de sciences naturelles comme dans le Trésor de l’écolier (1885) du canton de Berne. D’autres, comme Le livre de lecture pour les écoles primaires de Fribourg, Degré supérieur (1899), n’illustrent que la partie historique.
Dans les cantons catholiques, à l’instar du canton de Fribourg, certains manuels comme le Livre de lecture pour les écoles primaires du canton de Fribourg, Degré moyen (1889) sont en revanche illustrés dans toutes les parties. Cependant, les deux ouvrages de lecture fribourgeois de 1889 et de 1899 comportent une première partie consacrée aux textes moraux et religieux qui n’existent plus dans les livres des cantons protestants. Au degré moyen (1889), nous trouvons des textes tels que «Dieu notre créateur»; ce premier extrait est illustré par un Dieu ténébreux montrant sa colère depuis les cieux. En revanche, l’ouvrage destiné au degré supérieur (1899) ne contient pas d’image religieuse. La différence majeure entre les ouvrages des cantons protestants et catholiques réside donc dans le fait que les premiers n’incluent pas de textes relatifs à la religion et pas d’images chrétiennes, puisque des ouvrages d’histoire biblique sont édités en parallèle. Les cantons catholiques conservent des textes dits à caractère religieux dans les ouvrages de lecture courante.
Au début du XXe siècle, nous observons une mue dans les ouvrages de lecture. Des auteurs comme Dupraz et Bonjour (1899) expurgent de leurs nouvelles publications les textes à caractère encyclopédique parce qu’ils déclarent «tenir compte aussi de la prochaine publication de manuels spéciaux (histoire, sciences naturelles)» (Dupraz & Bonjour 1903: préface). Dès lors et pour répondre également aux prescriptions cantonales, leurs manuels ne comportent que des textes d’auteurs reconnus non illustrés. Si la littérature a d’ores et déjà fait son apparition dans une moindre mesure dans les ouvrages de Renz (1871) et Dussaud et Gavard (1871), il n’en demeure pas moins que les Dupraz et Bonjour (1899/1903) marquent un véritable tournant. Les deux Vaudois affirment que «les livres de lecture s'étaient peu à peu transformés en petites encyclopédies ou abrégés scientifiques d’un attrait et d’une utilité problématique pour l’élève» (Dupraz & Bonjour 1899: III). Ils puisent alors «largement dans la littérature contemporaine» (1899: IV) en proposant des extraits variés organisés en thématiques et non imagés.
Dans les filières secondaires des cantons protestants, les ouvrages à caractère encyclopédique et imagés de Renz (1871) et Dussaud et Gavard (1871) sont également utilisés avec les plus jeunes élèves de la filière secondaire. En revanche, pour les élèves plus âgés, ce sont les trois tomes de la Chrestomathie française de Vinet (revue et augmentée par Eugène Rambert) qui sont utilisés. Ces volumes, qui comprennent exclusivement des textes littéraires, n’ont aucune image. Ces Chrestomaties, dès leur parution, obtiennent un large écho qui les pérennise dans leur forme pendant près d’un siècle et marquent durablement l’enseignement du français. Cela met en lumière le phénomène suivant: la lecture et l’étude des textes n’a pas la même fonction dans les deux filières. Au primaire, les livres de lecture sont un vecteur d’acquisition de connaissances; au secondaire, les chrestomathies et les anthologies visent à développer la culture littéraire et langagière de l’élève dans un enseignement encore marqué par les principes rhétoriques.
Au cours de cette première période, l’image est donc présente dans les parties encyclopédiques des livres de lecture du primaire, mais déconnectée du texte.
Deuxième période (1910-1940). Les images comme portes d’accès à la lecture des textes littéraires
Cette deuxième période se caractérise par un contraste fort entre les anthologies et chrestomathies prescrites pour les filières du secondaire qui, à l’instar de la première période, ne comportent généralement aucune image, et les manuels de lecture du primaire où les images vont se multiplier, aussi bien dans le degré moyen que dans le degré supérieur10.
Or, contrairement à la période précédente, où les images étaient présentes dans les parties scientifiques des manuels, on assiste à partir des années 1910 à une augmentation du nombre d’images désormais étroitement associées aux textes littéraires, centraux dans les manuels de lecture du primaire (Muller 2007).
Ce phénomène se retrouve dans les manuels de tous les cantons. Sous l’influence de l’Éducation nouvelle, comme le montre Renonciat à propos des albums du Père Castor publiés en France dans l’entre-deux guerres, l’image va en effet être envisagée comme une porte d’accès privilégiée «aux acquisitions – sensorielles, motrices, psychologiques et intellectuelles – nécessaires à l’exercice d’une «lecture "intelligente", qui ne se réduit pas à un simple mécanisme de déchiffrement» (2009: 68).
L’inspecteur scolaire Louis Henchoz publie un article dans l’Éducateur en 1930 sur la question de l’illustration dans les manuels scolaires. Il rappelle que c’est chez Hachette que les premiers manuels avec gravures paraissent dans les années 1850, non sans remous: on parle alors à Paris de «profanation de la littérature» et «d’atteinte à la gravité de l’enseignement» (1930: 279). Il défend alors l'idée suivante:
Il faudra trouver de bons artistes pour les originaux. [...] bannissons résolument toute excentricité, toute présentation grotesque ou banale. Allons à ceux qui cherchent de fixer avec sincérité ce qui [...] ‘caractérise avec la plus absolue vérité les personnalités et les faits’. Tous nos manuels doivent avoir un cachet artistique qui emporte l’approbation générale immédiate. (1930: 280)
Si les images se généralisent dans l’ensemble des disciplines scolaires, Henchoz précise la place et le rôle que celles-ci devraient occuper dans les manuels pour l’enseignement de la langue maternelle:
Dans les manuels de lecture qui viendront successivement, les gravures seront toujours en rapport avec le texte. On veillera à ne rien admettre qui soit pure fantaisie. Pour les dernières années, les reproductions d’œuvres d’art, peinture, sculpture, architecture, d’une portée éducative incontestable, pourront être intercalées comme hors-texte, en nombre restreint toutefois. (1930: 281)
Les images, avec les textes avec lesquels elles forment un tout, constituent pour l’inspecteur des moyens par excellence pour le développement intellectuel et artistique des élèves; et ce dernier de conclure: «elles auront préparé le terrain pour l’observation visuelle, pour l’analyse». (Henchoz 1930: 281)
Dès 1910, les manuels sont en effet illustrés par des dessins d’un artiste suisse reconnu, le plus souvent nommé explicitement.
Figure 2: Première de couverture du Livre de lecture à l’usage des écoles primaires (Marti 1916)
Dans la première version du manuel genevois de Marti (réédité en 1936 sous le titre Heures claires), on compte ainsi 60 dessins d’Edouard Elzingre11pour 231 extraits «puisés chez les grands écrivains […] et dans ceux de leurs livres qui traitent de psychologie enfantine, ou qu’ils ont spécialement écrits pour la jeunesse» (Marti 1916: 4). Ces illustrations visent à faciliter l’accès des élèves à la «lecture expliquée»12 des morceaux; elles «ajoute[nt] un attrait de documentation pittoresque et peu[ven]t donner matière à d’intéressants exercices d’élocution» (1916: 4).
A partir des années 1930, la photographie fait son apparition dans les manuels scolaires. C'est le cas dans Lectures (Bonjour & Jeanrenaud 1931), destiné aux degrés supérieurs du primaire. C'est le cas également dans J’aime lire (1929), élaboré par une commission présidée d’abord par Albert Malche, puis par Albert Atzenwiler très largement influencé par l’Éducation nouvelle. Se voulant résolument moderne et novatrice, cette commission s‘inscrit contre ceux qui reprochent à la photographie une mauvaise définition de l’image rendant sa lisibilité insuffisante auprès des enfants (Renonciat 2009). 60 dessins, photographies, schémas cartographiques ou encore des reproductions de tableaux viennent ainsi illustrer les 140 morceaux d'écrivains reconnus – Charles Ferdinand Ramuz, Blaise Cendrars, Jules Renard ou Jean de La Fontaine – «qui leur [aux élèves] plaisent, et par la beauté de la forme et par l’attrait du récit» (Préface, p. 8). Cette diversification de l’image et le nouveau statut qu’elle prend par rapport au texte est en lien avec les avancées graphiques et techniques de l’époque.
Corollairement, si l'image, à l‘instar des définitions de certains mots de vocabulaire placés en note de bas de page, vise avant tout à faciliter la compréhension du texte et à enrichir la culture de l’élève, dans certains extraits, elle tend à perdre son statut de subordonnée. Par exemple, le tableau intitulé Pasteur dans son laboratoire d’Albert Edelfelt est explicitement cité dans l’extrait de Louis Pasteur par E. de Villeroy qui en propose une brève description: «un tableau connu le représente dans son laboratoire, regardant le contenu d’une éprouvette à la lumière du jour: toute la vie du savant est là» (J’aime lire 1929: 138).
Figure 3: «Pasteur dans son laboratoire», Tableau de Edelfelt (cliché Hachette) (J’aime lire 1929: 139)13
A contrario, dans les manuels en vigueur dans les cantons non laïques, l’image, par la dimension émotionnelle qu’elle véhicule, a avant tout pour fonction de renforcer le sentiment patriotique et religieux des élèves. Cela est le cas aussi bien dans les manuels bernois que dans les manuels fribourgeois. Ainsi, dans Mes Lectures (1934), destiné aux élèves fribourgeois du primaire supérieur, les textes d’auteurs et d’autrices avant tout contemporains, ainsi que les dessins du peintre moderne fribourgeois Gaston Thévoz et du dessinateur bernois M. R. Sager, ont été sélectionnés sur les critères suivants:
a) qu’ils ne blessent en rien la foi et la morale chrétienne; b) qu’ils ne soient ni trop difficiles ni trop imagés; c) qu’ils soient irréprochables en ce qui concerne la correction de la langue, sa pureté, et même la ponctuation; d) enfin, que l’illustration ne soit pas un mystère à éclaircir. (Protocoles de la Commission permanente des études, Archives de l’État de Fribourg, DIP III 14)
Ainsi, les images sélectionnées par la Commission ne doivent pas être un obstacle à la compréhension du texte qui constitue un modèle pour l’apprentissage de la langue.
Figure 4: Extrait de «Deux petits hommes et leur mère» d’Henriette Charasson (Mes Lectures 1934: 20)
Enfin, alors que l’image est désormais, contrairement à la période précédente, largement présente dans les manuels de lecture destinés au primaire supérieur, elle continue à être absente dans les anthologies et les chrestomathies destinées aux élèves des filières secondaires. Une seule exception est celle de l'anthologie belge de Procès (1927), Modèles français, extraits des meilleurs écrivains, utilisée au collège à Fribourg. Les textes y sont regroupés par auteurs classés de façon chronologique, et chaque rubrique s’ouvre sur un portrait de l’écrivain, comme ici.
Figure 5: Portrait de La Fontaine (Procès 1927: 7)
Ces images figuratives (Perret 2019: 101) viennent ainsi renforcer la finalité du manuel qui constitue une initiation à l'histoire de la littérature centrée sur l’admiration de l’auteur, dans la continuité de l’enseignement rhétorique qui perdure dans les pratiques sous forme de couches sédimentées. On est donc ici dans une conception de la littérature scolarisée très différente de celle en vigueur au primaire à cette période.
Troisième période (1940-1970). L’image dans les manuels: lieu de résistance au monde audio-visuel qui concurrence la lecture de textes littéraires?
Les années d’après-guerre voient une généralisation de certaines techniques d’impression, rendant possible un recours plus systématique à la couleur, à des mises en page qui ne se contentent pas de juxtaposer le texte et l’image à la reproduction de photographies, le tout à bas coûts (Perret 2019: 98). Ce développement technique s’inscrit dans une expansion économique et industrielle plus large en Suisse, et s’accompagne de l’entrée dans les foyers et dans les classes de nouveaux moyens audiovisuels, avec la radio et la presse magazine qui s’affirment d’abord, avant que la télévision ne s’impose à la fin des années 1960 (Clavien 2017). Les milieux de l’édition connaissent néanmoins un léger décalage. Marqués dans un premier temps par la Défense spirituelle14 qui a prévalu durant la Deuxième Guerre mondiale et qui les ont amenés à publier des textes conformes aux valeurs du mouvement, ils trouvent une nouvelle dynamique à la fin des années 1950 avec la littérature de jeunesse et la publication de nouveaux écrivains issus de la scène romande (Corsini & Vallotton 2011). Dès lors, nous pouvons nous demander si, depuis la Deuxième Guerre mondiale, certaines prémices à cette place donnée à l’image par rapport au texte peuvent être observées dans les manuels scolaires en langue maternelle, alors que les composantes de la discipline tendent à rester stables durant cette période (Vollenweider en cours).
La présence exponentielle de l’imagerie visuelle n’est pas ignorée par les pédagogues. Dans l’Annuaire, Samuel Roller, co-directeur des études pédagogiques à Genève, observe que «le monde se voit envahi par l’image» (1957: 84) et relève la nécessité de former aux images à l’école:
Dès lors, on voit pour [l’école] apparaître une tâche nouvelle: aider l’enfant à faire son chemin dans ce monde d’images qui le sollicitent; autrement dit le mettre en état, après avoir éprouvé toutes choses, de «retenir ce qui est bon». Il résulte de cela que les instituteurs ne peuvent pas écarter l’image de leur enseignement. (1957: 84)
Mais cette apparente ouverture aux images s’accompagne d’une inquiétude: va-t-elle détrôner le «texte imprimé», s'interroge Roller? Pour ce dernier, l’image est un instrument de culture qu’il s’agit d’accueillir et de rendre intelligible.
La relative ouverture de Roller n’est toutefois pas partagée dans tous les milieux pédagogiques, comme en témoignent les directives officielles dans le canton de Fribourg. L’image est strictement encadrée dans le programme général de Fribourg en 1967. Les recommandations de ce programme n’accordent pas le même statut à l’image qu’au texte et à la lecture. L’image y est sujette à une certaine méfiance et sert à réaffirmer la valeur du texte écrit:
[…] l’image visuelle est naturellement plus attirante qu’une page de lettres à déchiffrer. L’apprentissage de la lecture se heurte de ce fait à une sérieuse concurrence. Les illustrations des manuels y remédient quelque peu. […] Il n’y a pas de vraie culture par l’image seule. L’école se doit donc, même aujourd’hui, 1° de défendre la «civilisation du livre»; 2° de ne pas bouder les moyens audio-visuels, mais de se servir de leur stimulant pour orienter l’élève vers un approfondissement de leur rapport par la lecture et la réflexion personnelle. (1967: 1.2)
Cette instrumentalisation de l’image contre elle-même souligne que les images sélectionnées pour accompagner les morceaux dans les manuels de lecture fribourgeois ont pour principale fonction d’amener au texte et de savoir ensuite s’effacer pour laisser la place seulement à la lecture de textes. Elles ne doivent pas les concurrencer.
Ce statut donné à l’image s’observe notamment dans les manuels de lecture fribourgeois du primaire moyen (1955) et supérieur (1954) qui sont prescrits jusqu’à la fin des années 1960. Les améliorations techniques récentes n’ont pas amené de grands bouleversements dans la mise en page. Si la couleur y fait son entrée, elle est utilisée avec parcimonie. Textes et dessins – il n’y a presque jamais de reproductions de gravures ou de photographies15 – s’enchaînent généralement, et la mise en page ne les juxtapose ou les superpose16 rarement. La présence des images se renforce toutefois.
Elle se renforce également dans les manuels genevois et vaudois; son utilisation ne semblant pas faire l’objet d’autant de réserve qu’à Fribourg. Les manuels vaudois et bernois présentent quelques particularités au regard du reste du corpus. L’ouvrage vaudois pour le degré moyen (Foretay 1944) adopte une mise en page particulièrement variée, du point de vue de la disposition de l’image sur la page comme de l’habillage du texte (cf. figure 6).
Figure 6: Illustration du texte «Maman» (Foretay 1944: 9)
Quant à l’ouvrage vaudois pour le degré supérieur (Foretay & Jeanrenaud 1946) et le manuel bernois pour le degré moyen (Jeanprêtre et al. 1961), ils contiennent presque exclusivement des photographies. Enfin, seuls des tableaux des XIXe et XXe siècles sont reproduits dans le manuel bernois pour le degré supérieur (Devain et al. 1964), non à des fins d’illustration des textes, mais pour amener une culture artistique et parce que «ces œuvres correspondent certainement à la sensibilité de l’enfant aujourd’hui.» (p. 5)
A l’instar des périodes précédentes, la majorité des images sont réalistes et renvoient au quotidien. Par exemple, dans le manuel fribourgeois Lecture et poésie (1955), les images n’illustrent pas des situations ou des objets décrits dans les textes qui pourraient être inconnus des élèves, mais au contraire les accompagnent vers une réalité qu’ils connaissent: des animaux, le foyer, le travail aux champs, des vues de la ville de Fribourg. Cette fonction de représentation est plus prégnante au degré moyen où les manuels contiennent plus d’images qu’au degré supérieur, et ce dans tous les cantons.
Figure 7: Illustration de la fable «Le rat des villes et le rat des champs» de La Fontaine (Lecture et poésie 1955: 60)
Quelques exceptions peuvent être relevées lorsque les images qui illustrent des textes de fiction ouvrent sur l’imaginaire. Comme on le voit dans la figure 7 extraite du manuel fribourgeois pour le degré moyen, la fable «Le rat des villes et le rat des champs» de La Fontaine (1955: 60-61) est illustrée par deux rats, dont l’un est assis à une table et habillé d’un haut-de-forme et d’un gilet, alors que l’autre, à quatre pattes et de couleur noire, n’a aucun attribut civilisé. Le contraste entre les deux animaux sert à saisir la comparaison qui fait l’objet de la fable. Ce contraste demande aussi une capacité d’interprétation qui n’est soutenue par aucune consigne ou légende.
Nonobstant ces dessins particuliers et les tableaux reproduits dans le manuel bernois de 1964, la majorité des images réalistes ont une fonction référentielle qui participe à canaliser l’imagination (Perret 2019: 104) vers la réalité connue des élèves. Roller souligne effectivement qu’elle tient le rôle de medium entre l’élève et la réalité:
L’image met l’enfant en présence du réel et il importe que cette rencontre soit telle que ce même enfant réagisse «comme si» la réalité concrète s’offrait véritablement à son regard. Si dès lors l’image atteint à ce pouvoir évocateur, c’est qu’elle est devenue document, c’est-à-dire qu’elle est au sens étymologique du terme, instrument d’enseignement (documentum, qui sert à instruire). (Roller 1957: 83)
A Fribourg, en continuité avec les périodes précédentes, les images servent également à garantir la présence du religieux, alors que les textes dans certaines sections des manuels ne traitent pas de la foi. Dans les parties «Notre pays», «La vie à la campagne» ou «Jeux et travaux» du manuel du primaire moyen (1955), figure à chaque fois au moins une représentation d’un établissement religieux. Ainsi, le morceau instructif «Qui construit nos demeures?» et le morceau moral «Demain ou jamais!» sont accompagnés par le dessin de la cathédrale St-Nicolas de Fribourg (p. 165) alors qu’aucun des deux ne l’évoque ou n’a pour thème la chrétienté.
Figure 8: Image accompagnant «Le jongleur de Notre Dame», récit d’un auteur inconnu (Mes lectures 1954: 59)
Sans compter ces représentations réalistes d’établissements religieux, le manuel compte 22 images qui renvoient au catéchisme, à la vie des saints ou à des scènes de la vie chrétienne. Cette fonction religieuse de l’image n’a pas été relevée dans les autres cantons.
Au secondaire, la présence prégnante de l’image dans la société ne paraît pas non plus avoir eu d’impact sur la place donnée à l’image. En effet, les manuels conservent les habitudes éditoriales de la période précédente et cela est assumé explicitement:
Soucieux de fournir avant tout de beaux textes, nous avons renoncé à toute illustration comme à tout commentaire, et réduit les notes à la simple référence aux sources. La plus belle des images ne trahit-elle pas celle que le texte se réserve d’éveiller? Quel commentaire ne pâlit auprès du texte et ne l’encombre? (Pidoux et al. 1945: 5)
La collection de manuels de Kohler fait exception. Elle compte de nombreuses reproductions d’enluminures, de gravures, de miniatures et de portraits d’auteurs. Les images d’origine, contemporaines à l’époque étudiée dans le manuel, contribuent donc à contextualiser les textes littéraires. Leur rôle n’est pas d’illustrer des récits, mais de compléter la culture artistique des élèves relativement aux différentes périodes littéraires. Elles sont par ailleurs légendées, dans le but de permettre aux lecteurs de les situer dans le contexte historique. Ces images s’inscrivent pleinement dans le projet du manuel, qui sert de support pour un enseignement de l’histoire littéraire.
Figure 9: Page extraite du manuel de Kohler (1947: 161)
Ainsi, cette période se situe dans une certaine continuité avec la période précédente, et ce malgré les avancées éditoriales et médiatiques.
Conclusion
Ce parcours historique montre qu’entre les années 1870 et les années 1970, les images se développent largement dans les manuels du primaire, alors qu’elles restent, sauf exception, absentes des anthologies utilisées dans le secondaire, ce dernier restant méfiant à leur égard. Cette méfiance est liée au souci de permettre aux élèves de la filière secondaire d’avoir un accès direct au texte littéraire, sans médiation. On peut s’étonner que l’implosion de l’image dans la société des Trente Glorieuses n’entraîne pas de changements profonds dans l’utilisation des images au secondaire. Pour nous, cette stabilité est à mettre en lien avec un enseignement de la littérature qui, destiné à une élite, reste fondé sur l’histoire littéraire.
Au primaire, une évolution quant à la nature, au statut et à la fonction des images peut être mise en lumière. Entre les années 1870 et les années 1910, les images – essentiellement des gravures qui ne sont pas au départ conçues pour les manuels scolaires – ont une fonction de représentation (en fixant une définition visuelle du référent) et de vecteur de culture, laïque à Genève et Vaud, à connotation religieuse dans les cantons de Berne et de Fribourg. Tout en gardant cette fonction, elles acquièrent à partir du début du XXe siècle une fonction esthétique (en renforçant la dimension artistique et littéraire du manuel, et en participant au développement du goût artistique des élèves), et d'apprentissage (comme adjuvant aux activités de lecture et comme support aux exercices d’élocution). Les dessins conçus par des artistes locaux reconnus - Édouard Elzingre par exemple - viennent en effet illustrer les extraits littéraires, comme dans la littérature de jeunesse. Dès les années 1930-1940, les images – des dessins d’artistes, mais aussi des photographies en noir et blanc, puis progressivement en couleur - gagnent une certaine reconnaissance parmi des pédagogues qui y voient un moyen de documenter la réalité. Cependant, ce rôle qui leur est conféré exclut généralement toute image qui serait de nature abstraite ou qui ouvre à l’interprétation, surtout au degré moyen. Une transformation du statut de l’image intervient donc dans les années 1970, lorsque la littérature scolaire est redéfinie, intégrant la littérature de jeunesse et la bande dessinée, non seulement au primaire, mais aussi au secondaire qui se démocratise.
Bibliographie
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Tinembart, Sylviane (2015), Le manuel scolaire de français, entre production locale et fabrique de savoirs. Le cas des manuels et de leurs concepteurs dans le canton de Vaud au 19e siècle, Thèse de doctorat, Université de Genève.
Vollenweider, Emmanuelle (en cours), Histoire de la lecture de textes littéraires enseignée aux élèves. Analyse des représentations (1880-1980), Thèse de doctorat, Université de Genève.
Annexes
- Sources utilisées pour le primaire
Cantons | Programmes et plans d’études | Livres de lecture officiels | Ratio image/texte (ou page) par manuel |
Genève | Programme de l’enseignement dans les écoles enfantines et dans les écoles primaires, 1889. Programme de l’enseignement dans les écoles primaires, 1923. Plan d’études de l’école primaire, 1942. Plan d’études de l’enseignement primaire, 1951. Plan d’études de l’enseignement primaire, 1966. | Renz, Frédéric (1871), Livre de lecture à l’usage des écoles de la Suisse romande. Degré intermédiaire,Lausanne, Blanc, Imer et Lebet, libraires-éditeurs. Gavard, Alexandre (1893), Livre de lecture à l’usage des écoles primaires de Suisse romande. Degré intermédiaire, Genève, C.-E. Alioth. Dussaud, Bernard & Gavard, Alexandre (1871), Livre de lecture à l’usage des écoles de la Suisse romande. Degré supérieur, Lausanne, Blanc, Imer et Lebet, libraires-éditeurs. Mercier, Louis & Marti, Adolphe (1911), Livre de lecture à l’usage du degré supérieur des écoles primaires, Genève, Edition Atar. Marti, Adolphe (1916), Livre de lecture à l’usage des écoles primaires, Genève, Edition Atar. DIP GE (1929), J’aime lire. Livre de lecture destiné à la 4ème année de l’école primaire du canton de Genève. Genève, DIP. DIP GE (1940, réimpression de 1955), Fleurs coupées,Choix de textes littéraires pour le 6e degré de l’école primaire, Genève, DIP. | Renz (1871): 24 images / 154 textes Gavard (1893): 92 images / 236 textes Dussaud & Gavard (1871): 25 images / 228 textes Mercier & Marti (1911): 106 images / 277 textes Marti (1916): 60 images / 231 textes DIP GE (1929): 60 images / 140 textes DIP GE (1940/1955): 55 images / 251 textes |
Vaud | Plan d’études pour les écoles enfantines et les écoles primaires, 1899. Plan d’études et instructions générales pour les écoles enfantines et les écoles primaires du canton de Vaud, 1926. Plan d’études et instructions générales pour les écoles enfantines et les écoles primaires du canton de Vaud, 1935. Plan d’études et instructions générales pour les classes primaires supérieures, 1937. Plan d’études et instructions générales pour les écoles enfantines et les écoles primaires du canton de Vaud, 1953. Plan d’études et instructions générales pour les Ecoles enfantines et les Ecoles primaires du canton de Vaud, 1960. | Renz, Frédéric (1871), Livre de lecture à l’usage des écoles de la Suisse romande. Degré intermédiaire,Lausanne, Blanc, Imer et Lebet, libraires-éditeurs. Dussaud, Bernard, Gavard, Alexandre (1871), Livre de lecture à l’usage des écoles de la Suisse romande. Degré supérieur, Lausanne, Blanc, Imer et Lebet, libraires-éditeurs. Dupraz, Louis & Bonjour, Émile (1899), Livre de lecture à l’usage des écoles primaires. Degré supérieur, Lausanne, Borgeaud. Dupraz, Louis & Bonjour, Émile (1903), Livre de lecture à l’usage des écoles primaires. Degré intermédiaire, Lausanne, Lucien Vincent, imprimeur-éditeur. Bonjour, Émile, (1925), Livre de lecture à l’usage des écoles primaires, Degré intermédiaire, Lausanne, librairie Payot. Bonjour, Émile & Jeanrenaud, Henri (1931), Livre de lecture à l’usage des écoles primaires. Degré supérieur, Lausanne, Payot. Foretay, Charles (1944), Lectures à l'usage du degré moyen des écoles primaires, Lausanne, librairie Payot. Foretay, Charles & Jeanrenaud, Henri (1946), Lectures à l'usage du degré supérieur des écoles primaires, Lausanne, librairie Payot. | Renz (1871): 24 images / 154 textes Dussaud & Gavard (1871): 25 images / 228 textes Dupraz & Bonjour (1899): 0 image / 244 textes Dupraz & Bonjour (1903): 0 image / 266 textes Bonjour (1925): 50 images / 215 textes Bonjour & Jeanrenaud (1931): 67 images / 244 textes Foretay (1944): 89 images / 185 textes Foretay & Jeanreneaud: 31 images / 250 textes |
Fribourg | Programme général des écoles primaires du canton de Fribourg, 1899. Guide et plan d’études de l’enseignement primaire dans le canton de Fribourg, 1932. Écoles françaises de Fribourg, programme 1949-1950. Guide et plan d’études, 1967, Fribourg, DIP. | Adaptation de l’ouvrage de Bernard Dussaud et d’Alexandre Gavard (1881), Livre de lecture à l’usage des écoles de la Suisse romande. Degré supérieur. Édition revue, augmentée et adaptée aux écoles du canton de Fribourg avec approbation de la commission des études, Lausanne, L. Vincent. DIP FR (1889), Livre de lecture des écoles primaires du canton de Fribourg. Degré moyen, Einsiedeln, Établissements Benziger. DIP FR (1899), Livre de lecture des écoles primaires du canton de Fribourg. Degré supérieur, Einsiedeln, Établissements Benziger. DIP FR (1925), Livre de lecture des écoles primaires du canton de Fribourg. Degré moyen, Fribourg, DIP. DIP FR (1934), Mes lectures. Écoles primaires du canton de Fribourg. Degré supérieur, Fribourg, DIP. DIP FR (1955), Lecture et poésie: Livre de lecture, degré moyen des écoles primaire, Fribourg, DIP. DIP FR (1954, nouvelle édition), Mes lectures. Degré supérieur des écoles primaires du canton de Fribourg, Fribourg, DIP. | Adaptation de l’ouvrage de Bernard Dussaud et d’Alexandre Gavard (1881): 49 images / 259 textes DIP FR (1889): 62 images / 222 textes DIP FR (1899): 78 images / 252 textes DIP FR (1925): 123 images / 189 textes DIP FR (1934): 75 images / 200 textes DIP FR (1955): 126 images / 205 textes DIP FR (1954): 81 images / 193 textes |
Berne | Plan d’enseignement pour les écoles primaires du canton de Berne, 1878, Schuler, Berne. Plan d’études pour les écoles primaires du canton de Berne, 1925, H. Kramer, Tavannes. Plan d’études pour les écoles primaires de langue française du canton de Berne, Edition provisoire, 1968, Berne, Librairie de l’État. | DIP BE (1885), Le Trésor de l’écolier.Livre de lecture à l’usage des écoles primaires françaises du canton de Berne. Degré supérieur, Lausanne, librairie Payot. Gobat, Henri & Allemand, Fritz (1911), Livre de lecture destiné aux écoles primaires du Jura bernois. Cours moyen (8e éd.), Berne, Librairie d’État. Marchand, Marcel (1927), Notre camarade. Choix de lectures à l’usage des écoles primaires. Cours moyen, Berne, Librairie d’État. Bessire, Paul-Otto (1931), L’écolier jurassien. Choix de lectures à l’usage des écoles supérieures. Cours moyen, Berne, Librairie d’État. Jeanprêtre, Charles, Monnerat, Joseph, Stähli, Roland, Terrier, Pierre & Zbinden, Jean (1961), Horizons nouveaux. Livre de lecture à l’usage des cinquième et sixième années scolaires, Berne, Libraire d’État. Devain, Henri, Henry, Pierre, Pecaut, Armand, Pellaton, Jean-Paul & Stähli, Roland (1964), Les belles années: livre de lecture à l’usage du degré supérieur de l’école primaire, Berne, Librairie d’État. | DIP BE (1885): 13 images / 392 textes Gobat & Allemand (1911): 178 images / 299 textes Marchand (1927): 37 images / 253 textes Bessire (1931): 0 image / 249 textes Jeanprêtre et al. (1961) 17 images / 200 textes Devain et al. (1964): 16 images / 167 textes |
2. Sources utilisées pour le secondaire
Cantons | Programmes et plans d’études | Livres de lecture officiels | Ratio image/texte par manuel |
Genève | Programme pour l’année 1901-1902, École secondaire et supérieure de Jeunes filles, 1901, Genève, Paul Richter. Programme d’enseignement pour l’année 1900-1904, Collège de Genève, 1900, Genève, DIP. Programme pour l’année 1923-1924. École secondaire et supérieure de Jeunes filles, 1923, Genève, Klein. Programme pour l’année 1925-1926, Collège de Genève, 1925, Genève, Klein. Plan d’études et programme du cycle d’orientation, 1962, Genève, DIP. Plan d’études et programme du cycle d’orientation, 1977-1978, Genève, DIP. | Vinet, Alexandre (1880), Chrestomathie française, ou choix de morceaux des meilleurs écrivains français revue et augmentée par E. Rambert. Tome premier. Littérature de l’enfance (15e éd.), Lausanne, Georges Bridel éditeur. Vinet, Alexandre (1898), Chrestomathie française, ou choix de morceaux des meilleurs écrivains français revue et augmentée par E. Rambert. Tome deuxième. Littérature de l'adolescence (17e éd), Lausanne, Georges Bridel éditeur. Vinet, Alexandre (1893), Chrestomathie française, ou choix de morceaux des meilleurs écrivains français revue et augmentée par E. Rambert. Tome troisième. Littérature de la jeunesse et de l’âge mûr (10e éd.), Lausanne, Georges Bridel éditeur. Dupraz, Louis & Bonjour, Emile (1908), Anthologie scolaire. Lectures françaises à l’usage des collèges secondaires, écoles supérieures et écoles primaires supérieures, Lausanne, Payot. Budry, Maurice & Rogivue, Ernest (1944), Textes français I, Lausanne, Payot. Pidoux, Edmond, Rogivue, Ernest & Wiest, Alfred (1945), Textes français II, Lausanne, Payot. | Vinet (1880): 0 image / 122 textes Vinet (1898): 0 image / 172 textes Vinet (1893): 0 image / 116 textes Dupraz & Bonjour (1908): 0 image / 259 textes Budry & Rogivue (1944): 0 image / 157 textes Pidoux et al. (1945): 0 image / 132 textes |
Vaud | Programme de l’année scolaire 1873-1874 pour le collège cantonal, l’école industrielle et les collèges communaux du canton de Vaud. Collège cantonal, Programmes des cours, année scolaire 1877-1878. Collège cantonal, Programme des cours, année scolaire 1896-1897. Plan d’études général pour les collèges et les gymnases, ainsi que pour les écoles supérieures de jeunes filles du canton de Vaud, 1910. Collèges et gymnase scientifiques cantonaux, Renseignements, année scolaire 1921-1922. Collège classique cantonal, Programme des cours, année scolaire 1922-1923. Collège scientifique cantonal, Programme des cours, année scolaire 1935-1936. Collège classique cantonal. Programme des cours, année scolaire 1936-1937. Programmes des cours des collèges secondaires vaudois, 1960. Programmes des cours des collèges secondaires, 1971. | Vinet, Alexandre (1880), Chrestomathie française, ou choix de morceaux des meilleurs écrivains français revue et augmentée par E. Rambert. Tome premier. Littérature de l’enfance (15e éd.), Lausanne, Georges Bridel éditeur. Vinet, Alexandre (1898), Chrestomathie française, ou choix de morceaux des meilleurs écrivains français revue et augmentée par E. Rambert. Tome deuxième. Littérature de l'adolescence (17e éd), Lausanne, Georges Bridel éditeur. Vinet, Alexandre (1893), Chrestomathie française, ou choix de morceaux des meilleurs écrivains français revue et augmentée par E. Rambert. Tome troisième. Littérature de la jeunesse et de l’âge mûr (10e éd.), Lausanne, Georges Bridel éditeur. Dupraz, Louis & Bonjour, Emile (1908), Anthologie scolaire. Lectures françaises à l’usage des collèges secondaires, écoles supérieures et écoles primaires supérieures, Lausanne, Payot. Budry, Maurice & Rogivue, Ernest (1944), Textes français I, Lausanne, librairie Payot. Pidoux, Edmond, Rogivue, Ernest & Wiest, Alfred (1945), Textes français II, Lausanne, librairie Payot. Kohler, Pierre (1947), Histoire de la littérature française. Tome 1. Des origines à la fin du XVIIe siècle. 32 illustrations hors-texte, Lausanne, Payot. Kohler, Pierre (1948), Histoire de la littérature française. Tome 2. Du milieu du XIXe siècle à nos jours avec une histoire de la littérature romande. 31 illustrations hors-texte, Lausanne, Payot. Kohler, Pierre, Guisan, Gilbert & Pidoux, Edmond (1949), Histoire de la littérature française. Tome 3. Le XVIIIe siècle et la première moitié du XIXe siècle. 31 illustrations hors-texte, Lausanne, Payot. | Vinet (1880): 0 image / 122 textes Vinet (1898): 0 image / 172 textes Vinet (1893): 0 image / 116 textes Dupraz & Bonjour (1908): 0 image / 259 textes Budry & Rogivue (1944): 0 image / 157 textes Pidoux et al. (1945): 0 image/132 textes Kohler (1947): 31 images / 284 pages Kohler (1948): 31 images / 564 pages Kohler et al. (1949): 31 images / 806 pages |
Fribourg | Programme des études du Collège St-Michel à Fribourg pour l'année scolaire 1881-1882. Compte-rendu de l’Ecole secondaire des filles de la ville de Fribourg pour l’année 1882-1883. Collège St-Michel, Programme des études pour l’année scolaire 1901-1902. Compte-rendu de l’Ecole secondaire des jeunes filles de la ville de Fribourg pour l’année 1901-1902, Programme pour l’année scolaire 1902-1903. Collège St-Michel, Programme des études pour l’année scolaire 1912-1913. Compte-rendu de l’Ecole Secondaire des Jeunes Filles de la ville de Fribourg pour l’année 1912-1913, Programme pour l’année scolaire 1913-1914. Ecole Secondaire de Jeunes Filles de la ville de Fribourg, Programme pour l’année scolaire 1922-1923. Collège cantonal St-Michel, Programme des études pour l’année scolaire 1923-1924. Ecole Secondaire de Jeunes Filles de la ville de Fribourg, Programme pour l’année scolaire 1938-1939. Collège cantonal St-Michel, Programme des études pour l’année scolaire 1951-1952. Collège cantonal St-Michel, Programme des études pour l’année scolaire 1965-1968. Collège cantonal St-Michel, Programme des études pour l’année scolaire 1970-1973. | Broeckaert, Joseph (1869), Modèles français recueillis d'après le plan du guide du jeune littérateur avec des remarques propres à en faciliter l'étude, vol. 1, Bruxelles, H. Goemaere. Lebaigue, Charles (1887), Morceaux choisis de littérature française. Auteurs des XVIIe, XVIIIe et XIXe siècles (prose et poésie) avec remarques et questions. Deuxième année, Paris, Librairie classique E. Belin. Lebaigue, Charles (1889), Morceaux choisis de littérature française (prose et poésie) avec remarques et questions. Première année (2e éd.), Paris, Librairie classique E. Belin. Des Granges, Charles-Marc (1910), Histoire de la littérature française à l'usage des classes de Lettres et de divers examens (3e éd.), Paris, Hatier. Des Granges, Charles-Marc (1917), Morceaux choisis des auteurs français du Moyen âge à nos jours (842-1900) préparés en vue de la lecture expliquée. Classes de lettre 2e cycle (9e éd.), Paris, Hatier. Procès, Edmond (1927), Modèles français extraits des meilleurs écrivains avec notices. Cours inférieur (12e éd.), Bruxelles: Albert Dewit. Budry, Maurice & Rogivue, Ernest (1944), Textes français I, Lausanne, librairie Payot. Pidoux, Edmond, Rogivue, Ernest, & Wiest, Alfred (1945), Textes français II, Lausanne, librairie Payot. Kohler, Pierre (1947), Histoire de la littérature française. Tome 1. Des origines à la fin du XVIIe siècle. 32 illustrations hors-texte, Lausanne, Payot. | Broeckaert (1869): 0 image / 223 textes Lebaigue (1887): 0 image / 158 textes Lebaigue (1889): 0 image / 140 textes Des Granges (1910): 0 image / 927 pages Des Granges (1917): 0 image / 504 textes Procès (1927): 23 images / 206 textes Budry & Rogivue (1944): 0 image / 157 textes Pidoux et al. (1945): 0 image / 132 textes Kohler (1947): 31 images / 284 pages |
Berne | Programme de l’école cantonale de Porrentruy, 1897. Programme d’enseignement. Progymnase, gymnase, section commerciale, École cantonale de Porrentruy, 1929, Porrentruy, «Le Jura S.A.». Plan d’études des écoles secondaires et progymnases de langue française, 1961. | Vinet, Alexandre (1880), Chrestomathie française, ou choix de morceaux des meilleurs écrivains français revue et augmentée par E. Rambert (15e éd.), Lausanne, Georges Bridel éditeur. Marchand, Marcel (1917), Notre ami, lectures françaises à l’usage des écoles secondaires (2e éd.),Berne, Librairie d’État. Marchand, Marcel Bessire, Paul-Otto & Feignoux, Frédéric (1937), Notre ami II. Lectures françaises à l’usage des classes inférieures des progymnases et des écoles secondaires (3e éd.), Berne, Librairie d’État. Marchand, Marcel Bessire, Paul-Otto & Feignoux, Frédéric (1938), Notre ami II. Lectures françaises à l’usage des classes supérieures des progymnases et des écoles secondaires (3e éd.), Berne, Librairie d’État. Marchand, Marcel Bessire, Paul-Otto & Feignoux, Frédéric (1943), Notre ami III. Lectures françaises à l’usage des classes inférieures des écoles progymnases et des écoles secondaires (3e éd.), Berne, Librairie d’État. | Vinet (1880): 0 image / 122 textes Marchand (1917): 0 image / 258 textes Marchand et al. (1937): 0 image / 94 textes Marchand et al. (1938): 0 image / 88 textes Marchand et al. (1943): 0 image / 205 textes |
Pour citer l'article
Anne Monnier, Sylviane Tinembart, Emmanuelle Vollenweider, Anouk Darme-Xu , "Les images dans les livres de lecture et les anthologies scolaires (Suisse romande, 1870-1970) ", Transpositio, n° 7 Le texte littéraire à l'épreuve de l'image, 2024https://www.transpositio.org/articles/view/les-images-dans-les-livres-de-lecture-et-les-anthologies-scolaires-suisse-romande-1870-1970
Introduction n° 7: Le texte littéraire à l’épreuve de l’image
Notre réflexion sur les interactions entre texte et image dans l’enseignement de la littérature part d’un postulat central: l’image constitue un outil permettant aux élèves de se distancier du texte pour mieux en saisir les significations. Toutefois, la relation entre texte et image, loin de se limiter à une simple correspondance analogique dans laquelle l’image serait subordonnée au texte, révèle des processus de production de sens complexes. Ce numéro vise ainsi à explorer les statuts et fonctions possibles de l’image dans l’enseignement de la littérature, se situant dans la continuité du dossier n°4 de Transpositio qui s’intitulait «Enseigner la bande-dessinée comme (de la) littérature».
Introduction n° 7: Le texte littéraire à l’épreuve de l’image
Redéfinir le sens: l’intégration des médiations texte/image dans l’enseignement de la littérature
Notre réflexion sur les interactions entre texte et image dans l’enseignement de la littérature part d’un postulat central: l’image constitue un outil permettant aux élèves de se distancier du texte pour mieux en saisir les significations (Demougin, 2002; Delbrassine, 2019). Toutefois, la relation entre texte et image, loin de se limiter à une simple correspondance analogique dans laquelle l’image serait subordonnée au texte, révèle des processus de production de sens complexes (Peirce, 1978). Ce numéro vise ainsi à explorer les statuts et fonctions possibles de l’image dans l’enseignement de la littérature, se situant dans la continuité du dossier n°4 de Transpositio qui s’intitulait «Enseigner la bande-dessinée comme (de la) littérature» (Baroni & Turin 2021).
Cette problématique s’inscrit dans les fondements de la sémiotique, qui a étendu les principes de la linguistique structurale à d’autres formes de signification, comme les publicités (Barthes, 1964; Eco, 1972), les œuvres picturales (Marin, 1969), les bandes dessinées (Peeters, 2009), les films (Metz, 2014) ou encore les images diagrammatiques (Bertin, 2013). Ce cadre a permis de conceptualiser une pluralité de «langages visuels», reflétant la diversité des pratiques médiatiques.
De l’image-illustration à l’image-texte: perspective historique
Dans le cadre scolaire, l’articulation entre texte et image ne va pas de soi, dans la mesure où l’image est un objet à la fois attractif et énigmatique. Attractif, parce que sa lecture est immédiate et joue avec les émotions ; énigmatique, dans le sens où, en tant qu’icône, l’image délivre un message qui n’est pas net et doit être décodé par le lecteur (Peirce, 1978).
Il n’en demeure pas moins que la place et le statut de l’image s’inscrivent dans une longue tradition pédagogique, même si les finalités qui lui ont été assignées ont évolué au fil du temps, comme le montrent Ferran et al. (2017). Ces derniers rappellent que Comenius, au XVIIe, crée des ouvrages qui contiennent des gravures accompagnées de petites légendes, avec l’idée selon laquelle il faut «voir pour savoir». Dès le XVIIIe le nouveau marché de la littérature de jeunesse va recourir à l’illustration pour favoriser sa diffusion. Avec l’instauration de l’école obligatoire pour tous à la fin du XIXe siècle, l’image est introduite dans les manuels, avec l’idée de rendre le savoir accessible à tous les milieux, y compris les plus populaires. Les développements techniques, notamment l’arrivée de la photographie, vont également transformer le statut de l’image. On passe progressivement des planches pédagogiques à la reproduction de documents authentiques qui sont désormais étudiés pour eux-mêmes ou en lien avec un extrait de texte (Ferran et al., 2017).
En Français, l’arrivée des finalités communicationnelles dans les années 1980, en France (Demougin, 2002) comme en Suisse romande (Darme-Xu et al., 2020), fait de l’image un «genre de texte» qu’il s’agit de lire :
Lire c’est prendre connaissance d’un message qu’on a sous les yeux. Ainsi, au sens large, toute communication visuelle suppose de quelque manière une lecture, qu’il s’agisse d’une simple image, d’images avec textes ou de textes proprement dit. (DIP 1980: p. 14 1)
Cette nouvelle manière d’appréhender l’image entraine l’arrivée de nouvelles activités dans lesquelles texte et image, désormais placés sur un pied d’égalité, sont mis en regard l’un de l’autre, comme dans l’exemple ci-dessous tiré des Activités sur les textes pour les élèves de 15 ans (DIPC 1987: p. 132):
Dans cet atelier destiné à travailler avec les élèves l’argumentation, la caricature du dessinateur humoristique français Barrigue est posée en regard d’une lettre de l’Association suisse pour l’énergie atomique qui conteste l’information parue dans la Tribune-Le-Matin. Le contenu de cette lettre est le suivant:
Monsieur le rédacteur en chef,
Dans la Tribune-Le-Matin du 3 novembre, une information concernant le chauffage à distance de la ville d’Aarau à partir de la centrale nucléaire de Gösgen était accompagnée d’une caricature de votre collaborateur Barrigue. On y voyait un personnage se réchauffant à un radiateur et laissant apparaître ses poignets et ses mains, directement au-dessus du radiateur, réduits à l’état d’ossements.
Sans contester le moins du monde le talent de votre caricaturiste, nous nous permettons de faire deux remarques.
Des caricatures sur le thème du squelette sont souvent faites à propos de l’énergie nucléaire, malgré l’excellent bilan que les centrales ont présenté jusqu’ici en matière de sécurité: zéro mort par radiation sur plus de vingt-cinq ans d’utilisation de centrales nucléaires. Si on tient à ce motif du squelette, il serait plus pertinent de l’associer à l’armement atomique et à la menace que ce dernier fait peser sur nous.
D’autre part, le chauffage à distance dont traite votre information du 3 novembre consiste à utiliser de l’eau chauffée dans une centrale nucléaire. Or, cette eau n’est à aucun moment entrée en contact avec les réactions nucléaires qui se produisent au cœur du réacteur. L’eau du système de chauffage à distance fait partie d’un circuit complètement séparé de ceux du réacteur; elle n’est donc pas plus radioactive que l’eau potable du robinet, et le personnage de la caricature n’a en réalité rien à craindre pour la sécurité de ses mains.
Nous vous serions reconnaissants de bien vouloir accorder dans un de vos prochains numéros une place aux lignes qui précèdent, et nous vous en remercions d’avance.
Veuillez agréer, Monsieur le Rédacteur en chef, l’expression de nos sentiments distingués.
ASSOCIATION SUISSE POUR L’ENERGIE ATOMIQUE, Secrétariat, (F. Bucher) (M.A. Fankhauser)
Comme on peut le constater ici, c’est moins l’image qui est subordonnée à la compréhension et à l’interprétation du texte que la lettre qui aide à «lire» l’image, dans la mesure où elle décrit précisément ce qu’on voit et donne le contexte.
L’intégration de la littérature comme composante de la langue première dès les premiers degrés de la scolarité au tournant des années 2000 ramène la question des relations entre texte et image au sein de l’enseignement de la littérature.En Suisse romande, ces liens font l’objet de recommandations précises de la part de la Conférence intercantonale de l’instruction publique (CIIP 2006). La littérature y est définie comme englobant des œuvres telles que les films et bandes dessinées, nécessitant de fait «le développement d’une pédagogie de l’image et des médias» (CIIP 2006, p.40). Il s’agit donc, dès l’entrée dans l’écrit, de mettre l’élève au contact des livres (CIIP 2006, p.23), en l’amenant progressivement à différencier le texte de l’image et à réfléchir aux liens entre ces deux composantes (CIIP 2006, p.38). Ces recommandations se concrétisent dans le plan d’études romand (PER 2010) qui couvre l’ensemble de la scolarité obligatoire, par une attention à porter sur les liens entre texte et image «dans un album, sur une affiche, ...» (PER 2010, L1 15), en vue de donner à l’élève des clés pour apprécier des ouvrages littéraires variés.
Cependant, comme le relève Duvin-Parmentier (2020), force est de constater que les enseignant·es expriment aujourd’hui des difficultés à didactiser la lecture de l’image. Autrement dit, la place, le rôle et la fonction de l’image dans l’enseignement du Français demeurent encore souvent équivoques pour les enseignant·es, qui ne se sentent pas formé·es pour faire découvrir aux élèves la «grammaire de l’image» par l’analyse de formes iconiques variées.
État de la question du point de vue des recherches en didactique de la littérature
Cette intégration de la littérature comme objet d’enseignement dès les premières années de la scolarité, conjuguée à l’essor de la révolution numérique offrant un accès sans précédent à une multitude d’images, a ainsi conduit à un renouvellement des recherches en didactique de la littérature. Ces travaux explorent notamment les frontières médiatiques de la littérature et interrogent l’hétérogénéité des supports mobilisables en classe, au-delà des formes strictement textuelles. Les interactions entre littérature et arts (Chabanne, 2018), l’analyse des albums pour la jeunesse (Lépine, 2012 ; Leclaire-Halté, 2014; Specogna, 2015; Delbrassine, 2019), des œuvres multimodales (Lacelle, Boutin et Lebrun, 2012) ou encore de la littérature nativement numérique (Acerra, 2017; Brunel, 2021), ainsi que les dynamiques de circulation intermédiatique (Castagnet-Caignec, 2021) sont autant de domaines d’investigation en plein développement. Ces recherches participent à l’élargissement des objets d’étude en littérature, tout en invitant à repenser les objectifs, les méthodes et les corpus mobilisés dans l’enseignement.
En parallèle, les études récentes sur la bande dessinée (Baroni, 2018; Rouvière, 2012; Raux, 2023) offrent des perspectives particulièrement enrichissantes, notamment parce qu’elles conduisent à interroger les limites traditionnelles de la littérature. Cependant, comme l’ont souligné Marianne Blanchard et Hélène Raux (2019), il subsiste un important travail de formation à destination des enseignant·es, visant à leur permettre de développer des gestes interprétatifs adaptés, en prenant en compte la complexité propre à ce médium hybride qui articule dimensions textuelles et graphiques.
Ce numéro a, quant à lui, pour ambition d'examiner différentes perspectives d'analyse, en s'attachant d'abord à retracer l'évolution historique des interactions entre texte et image et leur institutionnalisation dans les pratiques scolaires, avant de mettre l'accent sur des approches didactiques diversifiées, ainsi que sur des observations empiriques effectuées en milieu scolaire. Il apparaît que l'interaction entre texte et image ne compromet pas le sens intrinsèque de l'un ou de l'autre, mais le reconfigure, ou encore le réinterprète, en fonction du contexte inédit dans lequel il s'inscrit.
S’interroger sur les transformations de la relation texte-image à l’heure du numérique (et sur leurs conséquences pour l’enseignement de la littérature) implique de revisiter une histoire complexe, pour reconnaître les héritages et évaluer la nouveauté qui se fait jour dans les pratiques contemporaines.
On se demandera notamment comment la relation texte-image, jusqu’à son renouveau dans les pratiques numériques, peut revivifier l’enseignement de la littérature. Quel rôle peut jouer l’imbrication du texte et de l’image aujourd’hui pour stimuler les productions écrites des élèves ou leur travail de lecture et d’interprétation?
Nous nous proposons d’interroger les relations qu’entretiennent littérature et image selon les axes suivants:
Axe 1. Enjeux pédagogiques et didactiques des éditions illustrées dans l'enseignement
Ce premier axe vise à mettre en avant à la fois les pratiques pédagogiques spécifiques liées aux éditions illustrées et les questionnements didactiques qui en découlent. Pourquoi privilégier, en tant qu’enseignant·e, une édition illustrée d’une œuvre donnée? Quels dispositifs didactiques mettre en œuvre? Avec quels apprentissages potentiels pour les élèves?
Jan Baetens se penche sur cette question en prenant le cas de Proust et des illustrations dont son œuvre a fait l’objet. Il note que, si enseigner Proust à travers les éditions illustrées de la Recherche du temps perdu semble à première vue plus facile qu’enseigner l’œuvre même, il n’en est rien: le critique analyse les difficultés sous-jacentes à ce choix pédagogique et les moyens d’y remédier, en prenant notamment en compte l’absence d’homogénéité de cette iconographie et la complexité de la culture visuelle en place.
Partant d’une expérience pratiquée en classe de terminale dans l’enseignement belge, Daniel Delbrassine montre comment l’approche en parallèle de deux genres d’un même récit, produits par le même auteur au même moment, permet de mettre en lumière les spécificités et contraintes de chacun des genres. Cette comparaison représente selon lui une étape indispensable pour préparer l’élève à la transposition de genre, tout en lui permettant d’acquérir des outils clés pour affiner ses compétences d’analyse en vue des lectures ultérieures.
Barbara Hurni-Siegrist, quant à elle, aborde la question de l’articulation entre texte et illustration par le biais d’éditions numérisées des Fables de La Fontaine auprès d’élèves du degré secondaire à Genève. Le parti pris d’un enseignement dédié aux dimensions matérielles des textes permet de mieux appréhender les compétences nécessaires pour intégrer la lecture d’images dans le cours de Français.
Axe 2. Les manuels scolaires à l'ère de l’image : histoire, fonctions et usages pédagogiques
Ce deuxième axe explore la place et la fonction des images dans les manuels scolaires destinés à l’enseignement du Français. Les articles présents se concentrent sur la diversité des images présentes dans ces manuels – allant des photographies aux caricatures en passant par les représentations de tableaux et les bandes dessinées – et leur rôle à la fois dans l’attractivité du matériel pédagogique et dans l’atteinte des objectifs didactiques. Les auteurs analysent aussi bien l’évolution des relations entre texte et image dans les manuels scolaires à travers l’histoire que l’exploitation des adaptations cinématographiques dans les manuels français ou l’usage des images dans le cadre de séquences d’enseignement de fictions historiques pour la jeunesse.
L’article d’Anne Monnier, Sylviane Tinembart, Emmanuelle Vollenweider et Anouk Darme-Xu retrace les rapports entre texte et image dans les manuels de lecture et les anthologies scolaires édités en Suisse romande entre 1870 et 1970. Il montre comment l’image donne à voir une représentation de la littérature scolarisée qui diffère en fonction des périodes et des publics d’élèves visés.
Hélène Raux porte son attention sur les adaptations cinématographiques d’œuvres littéraires dans les manuels français pour le collège et propose d’explorer les usages que les manuels font de ces adaptations: quels objectifs sont assignés au travail sur des adaptations cinématographiques d’œuvres littéraires? comment est organisée la mise en relation entre texte et film? et enfin dans quelle mesure l’un est-il exploité au service de la lecture de l’autre?
Diane Boër analyse deux séquences d’enseignement basées sur des fictions historiques pour la jeunesse. Elle observe que la transposition didactique interne, médiée par l’enseignant·e, ne s’aligne pas toujours sur la transposition didactique externe, proposée par l’édition. Ainsi, en classe, les images sont principalement utilisées pour soutenir la compréhension du texte par les élèves, indépendamment des volontés éditoriales.
AXE 3. Enjeux didactiques de la compréhension visuelle dans l’approche des textes littéraires par les élèves
Ce dernier axe explore l’utilisation de l’image dans l’enseignement de la littérature, en particulier sa fonction dans la compréhension, l’analyse et l’interprétation des textes littéraires, que ce soit dans les genres de l'album illustré, de la littérature jeunesse, du roman ou de la poésie. Il s’agit de comprendre comment les mots et le texte se donnent à voir et comment l’image s’écrit en littérature, en explorant les relations concrètes des textes (notamment poétiques) et de l’image depuis le XIXe siècle jusqu’aux créations contemporaines. L’accent est mis sur les méthodes pédagogiques permettant aux élèves d’intégrer les images dans leur lecture. En s'appuyant sur plusieurs études de cas, cette partie questionne la pertinence et les limites de la lecture d’image en tant que médiation, notamment lorsqu’il s’agit d’œuvres picturales, où les codes visuels diffèrent des structures linguistiques. Il met également en lumière des pratiques pédagogiques concrètes et innovantes, telles que l’utilisation de programmes d’intelligence artificielle pour générer des images à partir de textes littéraires.
Marie-Sylvie Claude traite ici d’un paradoxe inhérent à la lecture de l’image lorsque celle-ci est une œuvre picturale. En effet, les programmes de français du lycée en France encouragent les enseignant·es à utiliser la lecture de l’image comme médiation pour les enseignements en lecture de la littérature. Or l’institutionnalisation scolaire d’une œuvre picturale n’est pas sans poser problème dans la mesure où un tableau ne se «lit»pas – les diverses combinaisons de teintes, de textures et de traits ne faisant pas l’objet d’un encodage de type linguistique. La critique met notamment en garde contre les assimilations hâtives qui appliquent au visuel des termes appartenant à la terminologie linguistique.
L’article de Maud Lebreton Reinhard et Florence Aubert présente un extrait du matériel pédagogique qu’elles ont élaboré à l’attention des enseignant·es du primaire et du secondaire 1 pour travailler l’image au sein d’albums illustrés. Prenant appui sur l’iconotexte Corrida de Yann Fastier, il met en lumière la nécessité de considérer à part égale le rôle du texte et des images dans la production de sens.
L’article de Eleonora Acerra, Sylvain Brehm et Nathalie Lacelle porte sur une expérience dans laquelle les élèves sont invités à générer une image par un programme d’intelligence artificielle à partir d’une citation choisie librement au sein d’un corpus d’œuvres littéraires proposé. L’analyse porte d’une part sur les attentes des élèves, d’autre part sur leur capacité à porter un regard esthétique et critique sur les productions du logiciel.
Conclusion
L’approche adoptée dans ce dossier a consisté à donner la parole aux didacticien·nes ainsi qu’aux expert·es des médias, de la littérature et de l’histoire culturelle, afin qu’ils et elles analysent la relation complexe, à la fois mémorielle, imaginaire et historique, qui unit texte et image. Leurs articles couvrent différents degrés, du primaire à l’université, et différents systèmes éducatifs – la Suisse romande, la Belgique, la France ou le Québec.
Ces articles, chacun à leur manière, mettent en évidence que la signification originale d’un texte ou d’une image n’est pas altérée par l’interaction entre ces deux médiums, mais plutôt ajustée et potentiellement réinterprétée en fonction de son nouveau contexte de diffusion. La manière dont l’ensemble des contributions interrogent cette relation conduit finalement à une réflexion sur ce qu’on met sous le terme de «littérature», tant en tant que pratique sociale qu’en tant qu’objet d’enseignement. Les relations entre objet textuel et objet iconique développées dans ce numéro ouvrent ainsi de nouvelles pistes pour l’enseignement de la littérature.
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Pour citer l'article
Zeina Hakim & Anne Monnier, "Introduction n° 7: Le texte littéraire à l’épreuve de l’image", Transpositio, n° 7 Le texte littéraire à l'épreuve de l'image, 2024https://www.transpositio.org/articles/view/introduction-n-7-le-texte-litteraire-a-l-epreuve-de-l-image
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