Les mardis et les jeudis, j’enseigne à une salle remplie d’étudiants que le mythe est un élément de culture qui se fait passer pour nature et que ses significations engendrent même plus de significations dans la prison du langage. Le postmodernisme est la logique culturelle du capitalisme récent, et les documents de la civilisation se révèlent être synonymes de documents de barbarie. Nous supposons que l’Orient n’existe pas, alors même que le discours de l’orientalisme énonce des preuves sans fin de sa nature essentielle et immuable. Et l'identité sexuelle, loin d'être la vérité du moi, est forgée par un impératif culturel si profondément enraciné que nous ne le voyons plus comme l'effet d'un pouvoir....
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Après le soupçon
Après le soupçon
Dans cet article paru en 2009 dans la revue Profession sous le titre «After Suspicion» 1 , Rita Felski examine la dominance de «l'herméneutique du soupçon» dans la théorie littéraire actuelle, en mettant en évidence ses avantages, mais aussi ses limites. Elle montre comment cette suspicion à l'égard des textes empêche de nombreuses lectures potentielles, sans être garante d’une pensée rigoureuse. Felski propose une méthode alternative pour lire et analyser les textes littéraires qu’elle nomme «lecture réfléchie». Cette nouvelle forme de lecture engloberait des approches qui tiennent compte de l'attitude esthétique, des émotions et d'autres expériences des textes littéraires réprimées par la critique canonique. Le dernier ouvrage de l’auteure, The Limits of Critique (Chicago UP, 2015), prolonge et développe ces considérations.
Les mardis et les jeudis, j’enseigne à une salle remplie d’étudiants que le mythe est un élément de culture qui se fait passer pour nature et que ses significations engendrent même plus de significations dans la prison du langage. Le postmodernisme est la logique culturelle du capitalisme récent, et les documents de la civilisation se révèlent être synonymes de documents de barbarie. Nous supposons que l’Orient n’existe pas, alors même que le discours de l’orientalisme énonce des preuves sans fin de sa nature essentielle et immuable. Et l'identité sexuelle, loin d'être la vérité du moi, est forgée par un impératif culturel si profondément enraciné que nous ne le voyons plus comme l'effet d'un pouvoir qui nous contraint.
Enseigner un cours général de théorie littéraire, c'est inculquer à ses étudiants des techniques d'interprétation soupçonneuse et les entraîner à lire entre les lignes et à l'encontre de leur nature. Dans certains des essais que nous lisons, la suspicion s’insinue dans un texte comme un scalpel afin de souligner sa complicité avec la logique impérialiste ou hétéro-normative; dans d’autres essais, elle atteint un haut degré de scepticisme qui remet en question le statut de la vérité et rappelle avec insistance le caractère contingent et infondé de nos croyances. Mais l’esprit qui anime notre enquête repose sur la conviction que les apparences sont trompeuses et que les textes ne rendent pas volontiers leurs secrets. Plutôt que d’être inscrits dans les mots de la page, le sens se trouve sous ou entre les mots, crypté dans ce que l’œuvre littéraire ne peut dire ou ne dira pas, à travers son éloquent bégaiement et ses silences récalcitrants. Traitant avec dédain le sens manifeste afin de sonder les mystères infinis de l’implicite, l’herméneutique du soupçon promeut une sensibilité qui se réclame d'une méfiance et d’une hyper-vigilance sans compromis.
Il est certain que tous les auteurs de la bibliographie de mon cours n'ont pas l'intention de se montrer plus malins que les textes littéraires en se précipitant sur leurs contradictions et en déchiffrant leurs orientations idéologiques. Mes étudiants réfléchissent à la proposition de Theodor Adorno selon laquelle les œuvres apparemment solipsistes de Franz Kafka et Samuel Beckett, à travers leur forme dissonante et discontinue, expriment une promesse fragile de liberté humaine. Mes étudiants rencontrent dans la prose poétique et polyphonique d’Hélène Cixous un vertigineux torrent de mots qui vise à bouleverser la pensée et à imaginer ce qui est encore inconnu. Et, en se confrontant à la déconstruction, ils assimilent quelques leçons élémentaires à propos des pièges de l’interprétation dominante et des manières dont les textes échappent aux grilles analytiques que nous leur appliquons. Notre catalogue d’exemples théoriques comprend maintes injonctions à respecter l’altérité des textes, à prêter attention aux dimensions esthétiques et figuratives du langage et à concevoir les œuvres d’art comme des sources d’illumination ou d’insurrection, plutôt que comme des documents à diagnostiquer que l'on jugerait insuffisants. Le grand intérêt actuel pour la dimension éthique de la littérature est directement lié à cette question, puisqu’il met en évidence une manière de lire qui rend justice à la singularité et à l’étrangeté du texte, au lieu d’essayer de l’enfermer dans un cadre conceptuel prédéterminé.
Et pourtant la suspicion ne disparaît pas tant dans ce second ensemble d’arguments qu’elle n’y est déplacée. Le texte littéraire est salué pour sa résistance à toute épreuve au langage et à la pensée ordinaires, pour sa subversion des idées fixes et des idées reçues. En d’autres termes, nous n’avons pas besoin d’être suspicieux à l’égard du texte, puisque le texte fait déjà tout le travail de suspicion pour nous. Il anticipe et dépasse notre vigilance critique par sa capacité à miner ce qui va de soi, rendant étranges les structures familières de l’expérience et déjouant la banalité ou l'ineptie de nos croyances quotidiennes. Nous faisons grand cas de sa prudence conclusive, de sa pensée désarmante et de sa capacité à bouleverser de façon vertigineuse les notions de causalité et de cohérence. Le texte littéraire avance un méta-commentaire sur les pièges de l’interprétation, une lecture malicieuse de ses propres lectures possibles, une anticipation et une mise à nu lucides de toutes les erreurs herméneutiques possibles. La critique et l’œuvre sont ainsi liées en une alliance de méfiance mutuelle à l’égard de toutes les formes figées du langage et de la pensée. Le soupçon se maintient et se reproduit dans la méfiance à l'égard du savoir commun et dans l'accent placé sur l'écart séparant l’interprétation académique de la lecture profane.
Que pourrions-nous enseigner à nos étudiants si ce n’est la lecture critique? La perplexité probable face à une telle question révèle la nature profonde de cet habitus académique et l’omniprésence de cette activité particulière de la vie intellectuelle. Comme Michael Warner le note, le slogan de la Critique a colonisé les études littéraires avec une efficacité exceptionnelle, assimilant la pratique de la lecture érudite à un exercice de scepticisme. Dans les cours de théorie en particulier, la rigueur intellectuelle est assimilée à des actes habiles de défamiliarisation, au refus des significations évidentes, et aux répétitions des gestes par lesquels le langage se conteste et se subvertit. Devenir un lecteur critique signifie passer de l’attachement au détachement, voire au désenchantement, et faire l'expérience d' une éducation, non seulement intellectuelle mais aussi sentimentale. La seule alternative à une telle ascèse semble de se limiter à un rôle de lecteur non critique, but éducatif qui se révèle manifestement peu attrayant et guère plausible.
En raison de cette division institutionnelle des pratiques de lecture, mes étudiants apprennent souvent à dénigrer leurs précédentes lectures face aux textes, les considérant comme naïves, rudimentaires ou même embarrassantes. De telles lectures ne sont pas facilement supprimées, mais elles disparaissent du cours de théorie, recouvertes par des lexiques plus brillants, plus sexy et plus charismatiques. Dans l’ensemble, mes étudiants sont intrigués par ces jargons; ils savourent le défi qu’ils adressent à leurs hypothèses issues du sens commun; ils saisissent héroïquement des idées déroutantes et contre-intuitives; ils répètent et parfois prennent à cœur divers idiomes de la critique et de l’anti-critique. Et, pourtant, il vient un moment où beaucoup d’entre eux – en particulier ceux qui ne s’imaginent pas devenir professeurs – se détournent. Ils le font, je pense, non en raison d’un dégoût pour la théorie en elle-même, mais parce que les théories qu'ils rencontrent sont dramatiquement silencieuses au sujet de l'importance des textes littéraires, ne proposant qu'une déflation critique des raisons, plutôt qu’un engagement réfléchi avec ceux-ci.
Il est certain que les lectures des théories féministes, afro-américaines et queer répondent aux engagements de certains de mes étudiants et, pourtant, même là, les lexiques dont ils disposent ne clarifient ni les nuances cruciales au sein de leurs réactions, ni les raisons pour lesquelles un étudiant peut être captivé par l’œuvre d’une poète féministe, alors qu’il est resté totalement indifférent face à une autre…
Les «cultural studies» sont souvent le cours le plus populaire du semestre, non seulement parce que mes étudiants peuvent faire étalage de leur bonne connaissance de la musique rap ou des reality shows, mais aussi en raison de leur soulagement manifeste de finalement rencontrer une défense vigoureuse du plaisir esthétique ordinaire. Et pourtant le jugement anthropologique des cultural studies à l'égard de l’enthousiasme des lecteurs de romans d’amour et autres fans de Star Trek renforce le sentiment d’un écart irréductible entre la lecture en classe et la lecture hors de la classe. Une telle insistance sur les différences radicales entre communautés interprétatives exclut la possibilité de modes de lecture et de paramètres cognitifs et affectifs communs. Quoique le caractère incommensurable de ces modes de réception soit souvent justifié en invoquant Pierre Bourdieu, la recherche actuelle en sociologie remet en cause ses résultats et cette réduction de l’individu aux goûts de sa classe sociale, en mettant en évidence le caractère flou et mêlé des goûts culturels, des modes d’appréciation et des régimes de valeur (Lahire). Dans ce contexte, les protocoles de la critique académique pourraient bien dépendre davantage de plaisirs quotidiens, d'intentions banales et d'habitudes de pensées que ce que l’on admet généralement.
Ma propre évolution, que je nomme néo-phénoménologique, naît du désir de construire de meilleures articulations entre théorie et sens commun, entre critique académique et lecture ordinaire, en plongeant dans les mystères des liens multiples que nous tissons avec le texte. Une telle approche repose sur notre engagement personnel avec ce que nous lisons, ce qui nécessite de clarifier comment et pourquoi certains textes particuliers comptent pour nous. Elle vise plutôt la signification que la vérité ou la démystification de la vérité afin d'examiner le jeu compliqué entre la perception, l'interprétation et l'orientation affective qui constitue la réponse esthétique. Cependant, comme la conscience est toujours intentionnelle – être conscient, c'est être conscient de quelque chose –, elle attire aussi notre attention sur les dispositifs stylistiques et narratifs qui informent notre expérience esthétique. La néo-phénoménologie est la phénoménologie postérieure au tournant linguistique, consciente que la médiation culturelle ne rend la conscience ni autonome ni évidente par elle-même. Elle refuse de réduire la personne aux influences du contexte et de mettre entre parenthèses les facteurs historiques et culturels qui forment l’interprétation. Ce qu’elle emprunte à la phénoménologie est le souci d’être patient plutôt qu’impatient, de décrire plutôt que de prescrire, d’examiner attentivement plutôt que de se confiner aux apparences, de respecter plutôt que de rejeter ce qui est évident. En d’autres termes, elle présuppose la complexité irréductible des structures quotidiennes de l’expérience.
Une telle approche a d'évidentes affinités avec l'intérêt croissant pour le domaine de l’affectivité. Après tout, l'une des marques distinctives de l'art est sa capacité à inspirer des réponses intenses, des émotions incohérentes, des passions quasi viscérales, qui travaillent et s'infiltrent dans nos esprits et nos corps. L'art est la substance psychotrope par excellence. La question de l'émotion esthétique garantit virtuellement des mouvements d'excitation et un engagement fougueux dans la salle de classe, comme je l'ai souvent constaté dans les discussions sur le sublime, qui est peut-être la seule réponse affective à avoir mérité une reconnaissance critique. Pourtant, un large éventail de réponses reste sans examen et sans explication: des états d'immersion ou d'absorption dans les mondes virtuels de la littérature semblables à la transe; des poussées de sympathie ou de méfiance, d'affinité ou d'aliénation, déclenchées par des dispositifs formels particuliers; la soudaineté avec laquelle nous pouvons tomber amoureux ou sentir que le style d'un auteur nous est adressé; moins favorables, mais trop fréquentes, des sensations d’énervement, d'irritation ou d'ennui. Nos étudiants ont à peine commencé à méditer au jeu feuilleté d'affects et d'attente, de schèmes habituels, de formation culturelle, et d'idiosyncrasies propres aux histoires individuelles, qui façonne ce qu'ils lisent et la façon dont ils lisent.
Comme le suggèrent de telles formulations, l'affectivité ne peut être séparée de l'interprétation. Les ravissements et les sentiments esthétiques ne sont pas seulement déclenchés par des réactions subliminales aux signes, mais aussi par ce que représentent ces signes et la façon dont ils se rattachent aux mondes imaginaires, éthiques, culturels et sociopolitiques. Par exemple, une étude de la modalité d'identification, permet aux étudiants de comprendre comment et pourquoi ils se sentent concernés par certains romans, certains films ou certaines pièces de théâtre. Un certain travail préparatoire peut être nécessaire pour déplacer les phrases banales à propos de tels textes et pour saisir l'expérience véritable des étudiants. Pourtant, la réponse théorique standard – réduire toute instance d'identification à un exemple de méconnaissance – ne s'avère pas moins conventionnelle, tout en omettant de rendre justice à une structure de réponse pénétrante et multiple. D'autres options intellectuelles fructueuses viennent à l'esprit: se tourner vers des romans qui représentent et réfléchissent à des processus d'identification du lecteur, en analysant, d'une part, comment les dispositifs formels encouragent ou atténuent de tels processus, et, en explorant, d'autre part, les implications philosophiques plus profondes de la reconnaissance, au double sens de retrouver et de connaître de nouveau, tout en examinant comment un tel savoir opère dans et à travers les clivages temporels et culturels.
Il est certain que de telles approches comportent quelques risques. Certains étudiants auront besoin de se souvenir que leur dévouement à Jane Austen ou leur passion pour Jonathan Frantzen est une énigme à résoudre et non une raison de se congratuler. La phénoménologie cherche à rendre le familier surprenant grâce à son attention scrupuleuse, révélant l'étrangeté de ce qui est évident. Elle ne demande pas la complaisance ou la confession, mais une réflexion intense sur la façon dont les dispositifs esthétiques nous parlent et nous aident à nous former nous-mêmes. Une telle réflexion s'étend au monde extérieur aussi bien qu'à l'intérieur du texte, en se demandant comment la réponse du lecteur est façonnée par sa formation ou les circonstances sociales et comment les structures des sentiments et les registres interprétatifs sont modulés à travers l'espace et le temps.
Pourtant, le point de départ est un profond sentiment de curiosité sur la nature de nos goûts esthétiques, qui justifie une recherche soutenue et approfondie. Une telle approche offre des opportunités uniques, mais aussi des risques, en permettant aux étudiants de ne pas réprimer ce qu'ils éprouvent et de réfléchir à leur engagement avec ce qu'ils lisent.
La nature de cet engagement, il faut le dire, n'est ni prédéterminée, ni évidente, ni immuable.Une conséquence escomptée de l'éducation littéraire est que les étudiants acquièrent de nouveaux goûts, de nouvelles affinités et de nouveaux répertoires interprétatifs. De tels déplacements et transformations pédagogiques surgissent souvent d'œuvres qui, d'abord, déconcertent ou frustrent leurs lecteurs ou qui leur parlent au-delà des différences historiques et culturelles.Prendre au sérieux la réaction de l'étudiant ne signifie pas souscrire à des demandes de pertinence fourre-tout qui sous-estiment la puissance des textes à redéfinir ce qui compte comme signifiant pour chacun. Notre objectif n'est pas de traiter sans discernement les préférences des étudiants, mais de modifier et de reconfigurer de telles préférences, en introduisant non seulement de nouveaux textes, mais aussi d'autres façons de s'engager avec eux.
Ce processus ne doit pas être défini comme un passage de la lecture non critique à la lecture critique, comme si la pratique littéraire était une recherche intellectuelle et analytique rare, purgée de tout préjugé et de toute passion. J'ai montré ailleurs que les modes d'enchantement imprègnent autant la lecture littéraire que la lecture populaire, et que nos styles d'argumentation cautionnés par l'institution masquent souvent des investissements plus troubles et plus turbulents (Felski 2008). Nous pouvons être saisis, possédés, envahis par un texte d'une manière que nous ne pouvons pas entièrement contrôler ou expliquer et d'une manière incompatible avec des postures éthiques d'impartialité ironique ou de détachement lié à une discipline. Les amateurs de James Joyce ne sont pas moins obsessionnels et monomaniaques que les fans de Star Trek, et les expériences d'absorption et de perte de soi ne sont pas la propriété exclusive d'adolescents égarés.
Quelle est l’alternative à la suspicion? Encore six semaines de classe, douze séances consacrées à alterner des styles d’interprétation et de réponses esthétiques. Chaque programme de cours pose problème et je ne suis plus convaincue par mon ancienne liste de lecture, par un répertoire d’idées qui ont une valeur en soi, mais qui, prises ensemble, n’aboutissent pas à une compréhension globale et évidente. Le soupçon demeure une attitude et une stratégie de lecture indispensables dans la salle de classe; les étudiants doivent apprendre à lire à rebrousse-poil, à remettre en question des vérités établie et à maîtriser les fondamentaux de l’interprétation littéraire. Le canon de la théorie redevient chaque fois, à nouveau, un défi et une nécessité, pour chaque groupe d'étudiants qui débarque dans ma salle de classe. En effet, une herméneutique du soupçon, loin d’être la conséquence d’une rectitude politique, est une manière de lire profondément liée à l’histoire des formes littéraires, avec sa panoplie de narrateurs trompeurs, de points de vue contradictoires et de dispositifs méta-fictionnels qui entraînent le lecteur à avancer prudemment et à lire sceptiquement. Et tout en se méfiant du plaisir, la lecture suspicieuse génère ses plaisirs spécifiques: un sens de la prouesse à travers d’ingénieuses méthodes interprétatives, l'appréciation de l’économie et de l’élégance de modèles explicatifs particuliers, la satisfaction intellectuelle d’une compréhension clarifiante et subtile.
Élevée au principe directeur des études littéraires, la suspicion constitue toutefois une sensibilité et un ensemble de normes disciplinaires non moins doctrinaires que le fastidieux esthétisme et le culte canonique qu'elle cherchait à remplacer. La critique doit être complétée par la générosité, le pessimisme par l'espoir, l'esthétique négative par une prise en compte des aspects communicatifs et expressifs de l'art et de sa capacité à dévoiler le monde. Mon cours révisé comportera dès lors une nouvelle structure et un nouveau titre. Tout en conservant beaucoup de mes lectures précédentes, je prévois de les enseigner un peu différemment, en les présentant non seulement comme des arguments politiques ou philosophiques, mais aussi comme des styles spécifiques d'interprétation façonnés par des histoires institutionnelles, intellectuelles et parfois vernaculaires. Et ces lectures seront juxtaposées et mises en conversation avec des cadres alternatifs: des textes classiques tels que «Against Interpretation» de Susan Sontag et Eve Sedgwick sur les limites de la lecture paranoïaque; Suzanne Keen sur l'empathie et Martha Nussbaum; Marie-Laure Ryan et Charles Bernstein sur les relations entre absorption et forme littéraire; Stephen Greenblatt sur l'émerveillement; Janice Radway sur la lecture ordinaire et Deirde Lynch sur le culte d'Austen; Wayne Koestenbaum sur les reines d'opéra; Henry Jenkins sur le coup émotionnel de la culture populaire; Elizabeth Long sur la lecture considérée comme action collective. L'hétérogénéité de ces perspectives est évidente, mais elles partagent la volonté d'aller au-delà des régimes de lecture suspicieuse et la conviction que l'engagement esthétique ne doit pas signifier la naïveté intellectuelle ou la complaisance politique.
Au-delà de la lecture critique et non critique se trouve une troisième option: ce qui est parfois décrit comme lecture post-critique. Je préfère l'appeler lecture réfléchie. La lecture réfléchie exploite la curiosité intellectuelle et théorique associée à la critique pour développer une explication plus convaincante et complète des raisons justifiant notre intérêt pour les textes littéraires. Elle suppose que la relation de la littérature avec la connaissance du monde n'est pas seulement suspicieuse, subversive, ou contradictoire, mais qu'elle peut aussi amplifier et reconstituer notre compréhension des choses. Elle est attentive à la profondeur, à l'intensité et à la puissance de nos rapports au monde et ne voit pas la lecture savante comme exigeant leur mise entre parenthèses. Elle offre, en d'autres termes, une vision plus dialogique et plus vaste de la théorie, celle qui peut mieux rendre justice aux énergies et aux enthousiasmes qui motivent avant tout nos étudiants à choisir des études littéraires.
Bibliographie
Bernstein, Charles (1992), «Artifice of Absorption», in A Poetics, Cambridge, Harvard UP, p. 9-89.
Felski, Rita (2008), Uses of Literature, Oxford, Blackwell.
Greenblatt, Stephen (1991), «Resonance and Wonder», in Exhibiting Cultures: The Poetics and Politics of Museum Display, Ivan Karp et Steven D. Lavine (éd.), Washington, Smithsonian Inst.
Jenkins, Henry (2007), The Wow Climax: Tracing the Emotional Impact of Popular Culture, New York, New York UP.
Keen, Suzanne (2007), Empathy and the Novel, Oxford, Oxford UP.
Koestenbaum, Wayne (2001), The Queen's Throat: Opera, Homosexuality, and the Mystery of Desire, New York, Da Capo.
Lahire, Bernard (2008), «The Individual and the Mixing of Genres: Cultural Dissonance and Self-Distinction» in Poetics, (Amsterdam), Vol. 36, n°2, Apr.-June, p.166- 188.
Long, Elizabeth (1993), «Textual Interpretation as Collective Action» in The Ethnography of Reading, Jonathan Boyarin (ed.), Los Angeles, University of California P.
Lynch, Deirde Shauna (2005), «The Cult of Jane Austen» in Jane Austen in Context, Jane Todd (éd.), Cambridge, Cambridge UP.
Nussbaum, Martha (1997), «The Narrative Imagination» in Cultivating Humanity: A Classical Defense of Reform in Liberal Education, Cambridge, Harvard UP, p. 85-112.
Radway, Janice (1997), A Feeling for Books: The Book-of-the Month Club, Literary Taste, and Middle-Class Desire, Chapel Hill, University of North Carolina P.
Ryan, Marie-Laure (2001), Narrative as Virtual Reality: Immersion and Interactivity in Literature and Electronic Media, Baltimore, Johns Hopkins UP.
Sedgwick, Eve Kosofsky (1997), «Paranoid Reading and Reparative Reading; or, You're So Paranoid, You Probably Think This Introduction Is about You» in Novel Gazing: Queer Readings in Fiction, Sedgwick (éd.), Durham, Duke UP.
Sontag, Susan (1966), «Against Interpretation» in Against Interpretation and Other Essays, New York, Farrar.
Warner, Michael (2004), «Uncritical Reading» in Polemic: Critical or Uncritical, Jane Gallop (éd.), New York, Routledge, p.13-38.
Pour citer l'article
Rita Felski, "Après le soupçon", Transpositio, Traductions, 2017http://www.transpositio.org/articles/view/apres-le-soupcon
La bande dessinée est-elle de la littérature ? Lire les récits graphiques
La bande dessinée – forme considérée autrefois comme vulgaire – suscite aujourd’hui un vif intérêt au sein des études littéraires. Comme tout le monde, je suis étonnée par cette explosion en dépit du fait que, par le passé, j'ai rédigé un rapport au Département d’anglais pour défendre vigoureusement l’idée que nous ne devrions pas oublier cette forme narrative innovante. Cependant, s’il y a un essor de la bande dessinée, il s’accompagne aussi de confusions catégorielles et terminologiques.
La bande dessinée est-elle de la littérature ? Lire les récits graphiques
Cet article de Hillary Chute, publié en 2008 dans la revue de la Modern Language Association of America 1, a marqué un tournant dans les rapports entre bande dessinée et études littéraires sur le nouveau continent. Chute propose non seulement une définition de ce média, en insistant sur les spécificités sémiotiques de cette forme d’expression plurimodale, mais elle propose également de retracer brièvement son histoire et de réfléchir sur la littérarité de ce qu’elle rebaptise le « récit graphique », en s’attardant notamment sur les œuvres d’Art Spiegelman et de Joe Sacco. Nous sommes reconnaissants à Hillary Chute et à l’éditeur de nous avoir autorisés à republier cet article, qui a été traduit par Raphaël Baroni et Sébastien Graber.
La bande dessinée – forme considérée autrefois comme vulgaire – suscite aujourd’hui un vif intérêt au sein des études littéraires. Comme tout le monde, je suis étonnée par cette explosion en dépit du fait que, par le passé, j'ai rédigé un rapport au Département d’anglais pour défendre vigoureusement l’idée que nous ne devrions pas oublier cette forme narrative innovante. Cependant, s’il y a un essor de la bande dessinée, il s’accompagne aussi de confusions catégorielles et terminologiques. Pour ceux qui adoptent le point de vue des études littéraires, la manœuvre est évidente: soit on justifie l’intérêt de la bande dessinée en s’appuyant sur une défense de la culture populaire, soit on la rattache à la riche tradition des recherches sur les rapports entre textes et images, qui nous renvoie aux manuscrits enluminés du Moyen Âge. Mais la bande dessinée pose des problèmes que nous essayons encore de résoudre ; le terme n’entre pas facilement dans notre grammaire et la nomenclature qui l’entoure reste compliquée et controversée2. Le domaine des études littéraires n'a pas encore saisi les contours de cet objet fuyant, ni défini clairement son projet le concernant. Pour explorer les bandes dessinées contemporaines, nous devons dépasser certaines classifications antérieures : nous devons réexaminer les catégories de fiction, de narration et d’historicité. Les bourses d'études consacrées aux bandes dessinées – et plus particulièrement à ce que j'appelle les récits graphiques – sont en augmentation dans les sciences humaines. La bande dessinée peut être définie comme une forme hybride combinant des mots et des images, dans laquelle deux cheminements narratifs, l'un verbal et l'autre visuel, construisent une temporalité à l’intérieur d’un espace. La bande dessinée progresse temporellement en cheminant dans l'espace de la page, en s’appuyant sur une alternance de présences et d’absences, les cases saturées d’informations (aussi appelées vignettes ou cadres) alternant avec les gouttières (des espaces vides entre les cases). Extrêmement structurée dans sa construction narrative, la bande dessinée ne se contente pas de mélanger le visuel et le verbal – ni même d'illustrer l'un par l'autre – mais elle est plutôt encline à présenter les deux éléments de manière asynchrone : un lecteur de bande dessinée ne remplit pas seulement les blancs entre les cases, mais il opère aussi des allers-retours entre lecture et recherche visuelle du sens. Dans cet article, je traiterai la bande dessinée (comics) comme un média3, et non comme un genre populaire, telle qu’on l’entend habituellement4. Par ailleurs, je conclurai en attirant l’attention sur un genre particulièrement prégnant au sein de ce domaine : la bande dessinée non fictionnelle.
Je m’intéresserai particulièrement à la manière dont la bande dessinée met en jeu le problème de la représentation de l'histoire, car mon propre travail s'est concentré sur ce que cette forme rendait possible pour le récit non fictionnel, en particulier du fait de sa capacité de juxtaposer spatialement sur la page (et de faire se superposer) des moments passés, présents et futurs. Je m'intéresserai aussi à la manière dont la bande dessinée élargit les modes d'expression de soi et de l’histoire, tout en s'inscrivant dans la culture populaire5. Comment les bandes dessinées contemporaines s’y prennent-elles pour raconter des histoires collectives épouvantables ? Pourquoi les artistes féminines brouillent-elles la distinction entre histoires « privées » et histoires « publiques » ? L'impact esthétique et narratif des bandes dessinées à dimension historique est un élément central de MetaMaus, un livre d'Art Spiegelman à l'édition duquel je participe actuellement6 et qui portera sur les treize années qu'a duré le processus de fabrication de son livre, Maus : l'histoire d'un survivant, qui a été couronné par le prix Pulitzer.
Tour d’horizon
À l’heure actuelle7, trois revues scientifiques ont consacré des numéros spéciaux au récit graphique. Art Spiegelman a récemment donné un séminaire à l'Université de Columbia intitulé « Bandes dessinées : entrer dans le canon », et la Norton Anthology of Postmodern American Fiction intègre depuis peu des bandes dessinées. En dehors du monde académique, le récit graphique occupe l'avant-scène de la critique littéraire et des conversations culturelles : le magazine Time, baromètre du grand public, a nommé comme meilleur livre de 2006 le récit graphique d'Alison Bechdel : Fun Home. A Family Tragicomic. La même année, la maison d’édition Houghton Mifflin, qui publie The Best American Series, inaugurait le premier volume du Best American Comics. On pouvait même lire, en juillet 2004, dans un article de couverture du New York Times Magazine, que cette « nouvelle forme littéraire » rejoint « ce que le roman était autrefois – une forme accessible, vernaculaire [et] ayant un attrait massif » (McGrath 2004 : 24).
Le terme de roman graphique est un terme beaucoup plus commun et facilement identifiable que celui de récit graphique8. Mais ce qui était à l’origine un terme marketing doit aujourd’hui être replacé dans son contexte historique, celui de la seconde moitié du XXe siècle. L'impulsion est venue en partie d’une communauté éditoriale très active issue du milieu underground, qui souhaitait produire des œuvres liées au média de la bande dessinée, mais possédant un impact plus important : le premier usage public attesté de cette expression, par Richard Kyle, apparaît dans un bulletin de 1964 distribué aux membres de l'Amateur Press Association, et le terme fut ensuite emprunté par Bill Spicer dans son fanzine Graphic Story World. Beaucoup pensent que Will Eisneraurait inventé le terme parce qu'il l'a utilisé dans un contexte plus commercial, pour vendre à des éditeurs A Contract with God (1978). Composé d'une série de quatre histoires sérieuses, liées entre elles et racontant les conditions de vie sordides et les désirs d'assimilation de migrants vivant dans un immeuble du Bronx dans les années 1930, A Contract with God fut le premier livre commercialisé en tant que « roman graphique9 ».
Des dizaines d'années plus tard, on retrouve des sections « roman graphique » dans de nombreuses librairies. Pourtant, ce terme semble souvent impropre pour désigner les objets rangés dans ces rayons. De nombreuses œuvres fascinantes regroupées sous cette étiquette – y compris Maus de Spiegelman, qui a contribué à populariser le terme – ne sont pas du tout des romans : ce sont de riches œuvres non fictionnelles, ce qui explique l’accent que je mettrai ici sur le terme plus large de récit. En effet, cette forme remet en question l’idée reçue qui voudrait que, par défaut, le dessin en tant que système serait intrinsèquement plus fictionnel que la prose. Elle donne aussi une nouvelle image de ce que nous considérons comme de la fiction ou de la non-fiction. Dans ce que nous désignons par récit graphique, la longueur substantielle à laquelle faisait référence le terme roman peut être préservée, mais cette expression plus neutre suppose l’existence d'autres modes que celui de la fiction. Un récit graphique est un ouvrage de la longueur d'un livre qui se rattache au média de la bande dessinée10.
Il existe de nombreux formats pour la bande dessinée qui sont tous porteurs d'un bagage culturel unique. Aux Ėtats-Unis11, le comic strip a émergé avant le début du XXe siècle et possède une extension qui varie de moins d'une page à plusieurs pages ou même davantage. Il s'agit d’une séquence qui forme une unité minimale et s’apparente à ce que l’on pourrait désigner comme une histoire courte. Le comic book, qui a vu le jour dans les années 1930, compte généralement trente-deux pages et se présente soit comme un recueil de comic strips, soit comme une histoire continue, souvent sous la forme d’un épisode qui se rattache à une série12. La bande dessinée se décline ainsi en toutes sortes de formats et dans différents contextes sériels, des strips quotidiens ou hebdomadaires aux comic books publiés mensuellement, en passant par les personnages sériels représentés dans tous ces formats. J’ai soutenu ailleurs que la planche de bande dessinée est elle-même un matériau dans lequel s’inscrit une forme de sérialité. En effet, il s’agit d’une architecture narrative fondée sur l'établissement d’intervalles réguliers au sein de l'espace et sur des déviations de cette régularité. Formellement, la bande dessinée diffère du dessin animé (en anglais : cartoon), car ces derniers présentent une succession d’images formées d’une seule case. Alors que ces deux formes utilisent souvent des dispositifs visuels et verbaux similaires, les bandes dessinées, qui se déploient généralement sur plusieurs cases, ont une dynamique narrative qui diffère des dessins animés. Pourtant, les auteurs de bandes dessinées sont encore couramment appelés en anglais cartoonists. Cela s’explique par le fait que la définition historique du cartoon trouve une résonnance chez des auteurs impliqués dans la reproduction de masse d’images dessinées – un aspect de cette forme qui empêche la bande dessinée d'être rattachée aux « beaux-arts ». Cartoon vient du mot italien cartone, qui signifie carton, et désigne un support pour une image ou un motif destiné historiquement à être transféré sur des tapisseries ou des fresques (Harrison 1981 ; Janson 1991 ; Harvey 2001 ; 2005). Pourtant, comme le souligne Randall Harrison, « avec l'arrivée de l’imprimerie, le "cartoon" a pris un autre sens. Il s’agissait d’une esquisse qui pouvait être reproduite en série. C'était une image qui pouvait être largement diffusée13 » (1981 : 16).
Mais comment définir la forme de la bande dessinée, quelles sont ses propriétés, son extension et ses capacités expressives ? Les amateurs de bandes dessinées pourraient en fait dire, comme l'a fait le juge Potter Stewart au sujet de la pornographie : il suffit d’en voir pour savoir ce que c’en est14. La bande dessinée est une forme créative en perpétuelle évolution, toujours soumise aux contraintes des formats imposés par des entreprises commerciales, contrairement au livre d'artiste, qui a connu une histoire parallèle au cours du XXe siècle15. Une partie de la critique s’est occupée de ce que Scott McCloud a appelé les « descriptions fonctionnelles » de la bande dessinée et, dans la plupart des cas, ces travaux négligent joyeusement les méthodologies institutionnelles les mieux établies. Understanding Comics de McCloud (1993a), le premier livre à théoriser la bande dessinée à travers sa propre forme médiatique, en propose une définition délibérément large et provisoire16. Son analyse de la forme intègre, mais sans s'y limiter, le contexte des supports imprimés, paramètre que de nombreux praticiens et critiques considèrent comme essentiel (p. ex. Kunzle 1973 ; Dowd & Reinert 2004).
McCloud définit la bande dessinée comme des « images picturales et autres, volontairement juxtaposées en séquences, destinées à transmettre des informations et / ou à provoquer une réaction esthétique chez le lecteur17 » (2007 : 17). McCloud ajoute qu’avant sa projection, la pellicule d'un film « s’apparente à une bande dessinée observée au ralenti » (1999 : 5). Cet accent mis sur la séquence permet à McCloud de rattacher à la préhistoire de ce média des manuscrits d'images précolombiennes, la tapisserie de Bayeux et les Tortures de Saint-Erasme (1460), parmi d'autres antécédents culturels tout aussi improbables. En 2001, Robert Harvey a rejeté la conception de McCloud selon laquelle les bandes dessinées n'auraient pas besoin de contenir des mots pour être identifiées en tant que telles. C’est le cas également de Smolderen (2007), qui réfute l’idée que la séquence serait la propriété définitoire de la bande dessinée en analysant un « effet d'essaimage » à partir d’images uniques tirées de Bibles illustrées, de Bosch et de Brueghel, ainsi que de livres pour enfants. Harvey soulève quant à lui cette objection : « il me semble que la caractéristique essentielle de la bande dessinée – ce qui la distingue des autres types de récits picturaux – est l'incorporation de contenu verbal. […] Et l'histoire de la bande dessinée me semble mieux soutenir ma thèse que la sienne » (2001 : 75-76). Selon Harvey, l’histoire de la bande dessinée remonterait au XVIIIe siècle et débuterait dans les images produites par Hogarth, Gillray, Rowlandson et Goya (voir aussi Katz 2006 et Sabin 1993).
Les positions de McCloud et Harvey ne sont pas aussi contradictoires qu’on pourrait le penser. La bande dessinée dépend toujours de la manière dont la temporalité peut être construite en empruntant des chemins complexes, et souvent non linéaires, à travers l'espace de la page ; pour l'essentiel, cette forme s’appuie à la fois sur des mots et des images, bien que ce ne soit pas toujours nécessaire. Comme le suggère Spiegelman, les œuvres en bande dessinée « chorégraphient et donnent forme au temps » (2005 : 4). Et bien que cette fonction puisse être remplie par de nombreuses formes d’expression, c'est dans la manière spécifique dont la bande dessinée accomplit cette opération que l'on peut trouver ce qui constitue souvent l’aspect formel le plus intéressant de ce média. McCloud désigne les cases comme « l’élément iconique le plus important » de la bande dessinée (2007 : 106), car elles nous indiquent, de manière très générale, « que nous sommes face à une division de l’espace et du temps » (2007 : 107) et sont à la base de la grammaire de la bande dessinée. En effet, ainsi que l’affirme McCloud, les cases « fragmentent à la fois l’espace et le temps, proposant un rythme haché des instants qui ne sont pas enchaînés » (2007 : 75). Par cette succession de cases en alternance avec des espaces vides, une page de bande dessinée offre une riche carte temporelle, configurée autant par ce qui est dessiné que par ce qui ne l'est pas ; ce média est très conscient de l'artificialité de ses frontières sélectives, qui organisent la planche sous la forme d’un diagramme de moments encapsulés. McCloud soutient que l'espace vide, appelé la gouttière, « recèle beaucoup du mystère et de la magie qui sont au cœur de la bande dessinée » (2007 : 74), et il ajoute que « ce qui se situe entre les cases constitue le seul élément de la bande dessinée qui ne peut pas être imité par un autre média » (1993b : 13).
À travers les travaux de ces chercheurs et critiques, une histoire de la bande dessinée est en train de se constituer et de faire émerger une riche tradition liée à l’histoire des formes, nourrissant ainsi un engouement contemporain pour la narration graphique. La brève histoire que je retracerai dans ces lignes fait référence à plusieurs personnages et événements clés – j’évoquerai ici le contexte des œuvres américaines, mais sans mettre l’accent sur le développement de l’industrie de la bande dessinée commerciale, qui est dominée par deux éditeurs, Marvel et DC, spécialisés dans les histoires de superhéros. Même si McCloud et Harvey sont en désaccord, ils affirment l’un comme l’autre l'importance de Hogarth pour la bande dessinée (McCloud 2007 : 24 ; Harvey 2001 : 77). Dans Modern Fiction Studies, Marianne DeKoven et moi-même avons affirmé à propos d’une œuvre comme La Carrière d’une prostituée –comme dans une bande dessinée, cette œuvre représente des moments ponctuels encadrés qui s’inscrivent dans la progression d’un récit– que l’on peut « comprendre l'influence de Hogarth en lisant son œuvre comme une extension de l’ut pictura poesis, qui fait passer cette dernière de la poésie au genre du roman moderne. Il a introduit une structure séquentielle et romanesque dans une forme picturale » (2006 : 769). Plus tard, au XIXe siècle, Rodolphe Töpffer (1799-1846) – un enseignant suisse considéré comme l'inventeur de la bande dessinée moderne – établit les conventions de cette forme narrative, qu'il définit comme un « langage pictural18 » et qu’il décrit comme un style concis reposant sur l’apparition du cadre des cases dans la page ; il ajoute qu’il se fonde sur deux formes préexistantes : le roman et les histoires en estampe de Hogarth (Kunzle 1990 ; Willems 2007). En 1832, faisant l'éloge de l'œuvre de Töpffer, Goethe vante le potentiel pour la culture de masse de ce qui finira par être baptisé« romans en estampes19 ».
Même dans cette incarnation précoce, la bande dessinée était considérée comme une forme d'art antiélitiste. Néanmoins, les comic strips américains se sont distingués des formes européennes antérieures –lesquelles n'ont jamais été produites en masse de la même manière– par leur usage de personnages récurrents et leur publication dans des journaux à grande diffusion (cf. Gordon 1998). Il est communément admis qu'en Amérique, la bande dessinée a été inventée en 1895 – l’année même où les frères Lumière inventaient le film narratif à Paris – dans le journal de Joseph Pulitzer, le New York World, avec The Yellow Kid de Richard Fenton Outcault, qui mettait en scène des migrants urbains de cette époque, ainsi qu'un enfant attachant et odieux habitant un immeuble de l’East Side20. Pulitzer s'est rapidement rendu compte que la bande dessinée était un moyen d’augmenter la diffusion de son journal. La lutte qui s’ensuivit dans la presse à sensations entre William Randolph Hearst et Pulitzer au sujet du Yellow Kid aurait donné naissance au terme yellow journalism21, et trouverait son origine dans la couleur caractéristique de la robe de chambre du gamin.
Contrairement à la littérature moderniste, qui s'est développée à peu près à la même époque, le média de la bande dessinée a été marqué dès le début par son statut de marchandise. Cependant, on ignore encore souvent le fait que la bande dessinée des premières décennies du XXe siècle était à la fois un produit de la culture de masse et une forme qui influençait et était influencée par les pratiques de l'avant-garde, notamment celles se rattachant au dadaïsme et au surréalisme (Gopnik et Varnedoe 1990 ; Inge 1990). On ignore aussi souvent le fait qu'à la fin des années 1930, alors que les comic books commençaient leur ascension, portés par les épaules de Superman, les premiers récits graphiques modernes, appelés « romans sans paroles », avaient déjà fait leur apparition : il s’agissait d’œuvres gravées sur bois au rendu magnifique – dans certains cas vendues comme des romans classiques – qui servaient presque entièrement un agenda socialiste et incorporaient des pratiques expérimentales largement associées au modernisme littéraire (Joseph 2003). Ces « romans sans paroles », en dépit de leur désignation, comprenaient souvent du texte, mais pas sous la forme de cartouches ou de bulles (Beronä 2001 ; voir aussi Cohen 1977). Bien que ces œuvres n'aient pas toujours été associées à l'histoire de la bande dessinée, certains chercheurs ont commencé à les inclure dans le développement du récit graphique, ce qui leur a permis de montrer comment ce média, au début de son histoire moderne, a pu inclure des expérimentations formelles sans perdre son attrait pour la consommation de masse, ce qui représente un développement crucial pour l'impact de la forme actuelle22. En montrant les tensions entre, d'une part, une production éditoriale de masse et des pratiques artisanales, et, d'autre part, entre convention et expérimentation, ces œuvres montrent comment les premières versions des récits graphiques ont pu répondre aux enjeux de la culture contemporaine tout en anticipant l’émergence de genres marqués par un mélange entre la culture élitiste et populaire, que l'on identifie comme typiques de la littérature contemporaine23.
Dans les années 1950, 1960 et 1970, les bandes dessinées reflètent les bouleversements que l’on observe durant ces décennies dans la culture américaine, souvent en lien avec la Deuxième Guerre mondiale : elles créent un point de jonction entre la culture populaire américaine de masse et les expérimentations que l’on trouve dans les modernismes littéraires et artistiques. Fondée par le caricaturiste Harvey Kurtzman en 1952, la revue Mad Comics: Humor in a Jugular Vein (qui deviendra plus tard le magazine MAD) se présentait comme un comic book sérieusement autoréflexif et profondément préoccupé par l'esthétique de la bande dessinée. Avec Mad, Kurtzman établissait le projet d’une bande dessinée servant de critique pour les valeurs américaines dominantes, en particulier celles véhiculées par les médias, et pour cette raison, ce magazine a constitué une source d’inspiration pour la bande dessinée underground (souvent appelée comix) qui se développera à la fin des années 1960 et au début des années 1970.
Comme la littérature des années 1960, la bande dessinée de cette période est dominée par des oppositions. Les dernières années de la décennie sont marquées par la révolution des comix undergrounds, ce mouvement revendiquant explicitement son rattachement à l’avant-garde. En réaction aux codes de la censure, qui étouffaient l'industrie mainstream, la bande dessinée underground est devenue un support culturel influent, à la fois frappant et déstabilisant, parce qu'il se fondait sur la transgression des tabous. Rejetant les grands éditeurs, les représentants de la scène underground auto-publiaient des œuvres qui expérimentaient, hors des contraintes commerciales, les capacités formelles de la bande dessinée. C'est de cette culture que sont issus les récits graphiques les plus durables : des œuvres sérieuses et imaginatives explorant les réalités sociales et politiques en repoussant les limites d'un média historiquement inscrit dans la culture de masse. L'autobiographie, sans doute le mode dominant des récits graphiques actuels, a d'abord pris son essor dans cette culture underground.
Spiegelman en est l’exemple éloquent. Ses bandes dessinées expérimentales et ses récits autobiographiques, qui incluent le prototype que constitue Maus, ainsi que ses deux magazines Arcade (1975-1976) et RAW (1980-1991), transposent l’esthétique antinarrative de l'avant-garde dans le média populaire, et même populiste, qu’est la bande dessinée. À l’origine, Spiegelman détournait les attentes du public liées au développement de l’histoire, en travaillant à se démarquer des bandes dessinées de «divertissement». Plus tard, dans le magazine RAW, où Maus a été publié pour la première fois sous la forme d’une série, il a élargi cette pratique.À travers ces expérimentations, nous voyons que l’énonciation historique se construit de manière éclatée, à travers des espaces paradoxaux et des temporalités mouvantes : la bande dessinée – en tant que forme qui s'appuie sur l'espace pour représenter le temps – apparaît alors structurellement équipée pour remettre en question les modes dominants de la narration et de l’historiographie.
Maus, qui a remporté un prix Pulitzer « spécial » et qui a fait découvrir la sophistication de la bande dessinée au monde académique, dépeint les Juifs comme des souris et les Allemands comme des chats. Ce récit raconte, en faisant des allers-retours entre la Pologne de la Seconde Guerre mondiale et le New York des années 1970 et 1980, l'histoire d'un auteur de bande dessinée, nommé Art Spiegelman et de son père, Vladek, un survivant de l'Holocauste. Maus a été largement commenté24. C'est une histoire captivante, un portrait émouvant d'une famille imparfaite. C'est aussi une œuvre dont la complexité esthétique et politique est liée aux spécificités de la bande dessinée. Marianne Hirsch souligne des aspects de l’œuvre de Spiegelman que l’on pourrait généraliser de manière à éclairer les potentialités du récit graphique. Selon elle, l'utilisation par Spiegelman de photographies dans un texte dessiné à la main
fait émerger non seulement la question de savoir comment, quarante ans après la sentence d'Adorno, l'Holocauste peut être représenté, mais aussi comment différents médias – la bande dessinée, la photographie, le récit, le témoignage – peuvent interagir les uns avec les autres pour produire un texte plus perméable et multiple, capable de refonder le problème de la représentation de l’Holocauste et de supprimer définitivement la séparation nette entre les domaines du documentaire et de l’esthétique. (1992-1993 : 11)
Spiegelman s'est battu publiquement, et avec succès, contre le New York Times pour faire passer son livre du classement des best-sellers appartenant au genre de la fiction à celui des œuvres non fictionnelles. En faisant s’entrechoquer dans la bande dessinée des couches narratives asynchrones ou concurrentes, il crée un niveau intense d'autoréflexivité (voir fig. 1). De plus, dans le récit graphique, le corps de l’auteur demeure présent dans le texte à travers le geste de la main visible dans le dessin25. Cette absence de transparence inscrit le récit déployé à la surface de la page dans le registre de la subjectivité, ce qui permet aux œuvres de bande dessinée d'être productivement conscientes de la façon dont elles «matérialisent» l'histoire – ce terme frappant étant utilisé par Spiegelman (Brown 1988 : 98). Concernant la place occupée par Maus dans la recherche académique, lors d’une interview donnée en 2003, Marianne Hirsch a affirmé que « dans le monde universitaire... c'est plus qu'une acceptation. Tout le monde se précipite pour écrire sur Maus » (2005).
Contextes
L'étude d'un texte de référence tel que Maus est en train de donner naissance à un domaine de recherche dont l’objectif est d’étudier plus largement le potentiel de cette forme d’expression. Dans un commentaire à propos de son œuvre, Spiegelman affirme que « la surface stylistique [de la page] était un problème à résoudre » (1994), ce qui caractérise bien la manière dont le récit graphique appréhende le style et la forme : il s’agit d’articuler les histoires à travers une esthétique spatiale liée aux cases, aux gaufriers26, aux gouttières et aux strips. Le récit graphique attire donc l'attention sur ce qui a été désigné par Mitchell comme un formalisme politique reconfiguré27. Selon lui, ce média nous confronterait aujourd’hui à un « nouveau type de formalisme », alors que le « moment moderniste de la forme […] est peut-être derrière nous28 » (2003 : 324). La narration graphique offre en particulier des exemples convaincants et diversifiés d’œuvres mobilisant différents styles, méthodes et modes pour traiter le problème de la représentation historique. Une conscience des limites de la représentation – qui est non seulement un problème spécifique à l’expression d’un traumatisme mais aussi une« condition sine qua non de toute représentation » (Kunow 1997 : 252) – fait partie intégrante du langage de la bande dessinée, du fait de sa forme architecturée, consciente d’elle-même et bimodale. Et simultanément, c’est pourtant à travers une visualisation à la fois saisissante, émouvante et directe des circonstances historiques, que la BD aspire à un engagement éthique.
Certains des livres les plus fascinants – ceux qui suscitent l’intérêt des critiques littéraires29 – représentent souvent des réalités historiques dramatiques. Par exemple, trois des auteurs de bande dessinée parmi les plus acclamés aujourd'hui, Art Spiegelman, Joe Sacco et Marjane Satrapi, travaillent dans un mode non fictionnel. Spiegelman s’est penché sur la Seconde Guerre mondiale et le 11 septembre, Sacco sur la Palestine et la Bosnie, Satrapi sur la révolution islamique en Iran et la guerre en Irak. Ce n'est pas une coïncidence. À travers sa manière congénitalement formaliste de raconter des histoires, à travers ses expérimentations avec les contraintes artificielles de son propre langage, la bande dessinée attire notre attention sur ce que Shoshana Felman et Dori Laub appellent la f«textualisation du contexte » :
le contenu empirique ne doit pas seulement être connu, mais doit être lu […]. L’exigence fondamentale et légitime de contextualisation du texte doit elle-même être complétée, simultanément, par le travail moins familier, et pourtant nécessaire, de textualisation du contexte. (Felman & Laub 1992 : xv)
Le récit graphique accomplit ce travail en rendant manifestes ses propres artifices et en attirant l’attention sur ses raccords. Sa grammaire formelle rejette la transparence et rend la textualisation visible, inscrivant le contexte dans la présentation graphique. Dans Maus, par exemple, le contexte du récit, sa nature de production culturelle sur l'Holocauste renonçant délibérément à la maîtrise esthétique, est affiché de manière extra-sémantique dans l’apparence de ses lignes au tracé hésitant. Lorsque nous lisons ce texte, nous percevons la texture granuleuse de ses lignes et nous constatons de ce fait le rejet des tropes nazis de la maîtrise.
Figure 1 : Art Spiegelman, Maus II: A Survivor’s Tale, p. 41.
Reproduit avec la permission de l’auteur.
Les récits graphiques les plus importants explorent les limites incertaines de ce qui peut être dit et de ce qui peut être montré, à l'intersection entre l’histoire collective et les histoires vécues30. Des auteurs comme Spiegelman et Sacco, aux prises avec un horizon historique, dépeignent la torture et le massacre sur un mode formel complexe, qui ne se détourne pas du traumatisme et qui ne cherche pas à l'atténuer. En fait, ils démontrent comment le fait de retracer visuellement ce traumatisme peut se révéler à la fois éthique et productif. Il y a aussi un riche éventail d'œuvres d'écrivaines qui explorent l'enfance et le corps – des préoccupations généralement reléguées au silence et à l'invisibilité de la sphère privée. Le récit de Satrapi sur sa jeunesse en Iran, Persepolis, ainsi que des œuvres d'autrices américaines comme Lynda Barry, Alison Bechdel, Phoebe Gloeckner et Aline Kominski-Crumb illustrent comment le récit graphique peut dépeindre la réalité quotidienne de la vie des femmes ; et cette réalité, tout en étant enracinée dans une individualité, apparaît investie et intriquée dans la collectivité, au-delà des modèles prescriptifs de l’altérité et de la différence sexuelle. Dans tous les cas, de l’échelle la plus large à l'échelle locale, le récit graphique met en scène l’aspect traumatique de l'histoire, mais tous ces auteurs et toutes ces autrices refusent de montrer cet aspect à travers le prisme de l'indicible ou de l'invisible ; à l’inverse ils ou elles transcrivent plutôt sa difficulté à travers des procédés textuels inventifs et variés.
On ne devrait pas conclure de cet enthousiasme engendré par les productions non fictionnelles que des œuvres puissantes ne pourraient pas relever de la fiction. Des auteurs comme Charles Burns (Black Hole), Daniel Clowes (Ghost World) et Chris Ware (Jimmy Corrigan : The Smartest Kid on Earth) ont rehaussé le niveau de la bande dessinée littéraire en racontant des histoires à la fois sérieuses dans leur portée et denses stylistiquement. Il s’agit cependant d’affirmer que la combinaison des mots et des images crée de nouvelles possibilités pour l'écriture de l'histoire en proposant des expérimentations formelles, tout en conservant l’attrait du texte pour un public de masse. La narration graphique suggère ainsi que l'exactitude historique n'est pas le contraire de l'invention créative, car la problématique de la distinction entre fait et fiction est rendue visible par le dessin. En effet, structurellement parlant, la bande dessinée est un média double et stratifié, qui peut juxtaposer différents moments historiques sur une même planche, ainsi qu’on peut le constater dans la dernière case de la figure 1, dans laquelle Spiegelman montre des cadavres de camps de concentration qui envahissent silencieusement son studio de SoHo.
Pour présenter certains travaux prometteurs sur ces questions, je reviendrai brièvement sur Mitchell, car sa manière de montrer comment les horizons formel et politique peuvent s'entrelacer est particulièrement pertinente pour réfléchir sur les récits graphiques non fictionnels. Mitchell s’est intéressé à After the Last Sky: Palestinian Lives, une œuvre d’Edward Said produite en collaboration avec le photographe Jean Mohr, dont le texte mélange des mots et des images. Dans son commentaire, Mitchell met en évidence l’importance de ce qu’il définit comme une « esthétique spatiale » (2003 : 324). Dans l'introduction du livre, Said écrit d’ailleurs : « Je crois que pour nous représenter, nous devrions utiliser essentiellement des formes d'expression non conventionnelles, hybrides et fragmentaires. […] Une double vision donne forme à mon texte » (2003 : 6).
Publié en 1986, la même année que l’œuvre charnière de Spiegelman, l'appel de Said au mélange des genres, des disciplines et des médias, explique son enthousiasme pour la bande dessinée, qu'il détaille dans l'admirable introduction qu’il a rédigée en 2001 pour le récit graphique de Sacco sur la Palestine, un exemple de ce que l'on appelle aujourd’hui le «journalisme en bande dessinée31». Selon lui, la bande dessinée offre une vision double en raison de son hybridité structurelle, par cette combinaison narrative de mots et d'images qui ne forment pas une synthèse. Dans une case de bande dessinée, les images et les mots peuvent signifier différemment, et de cette manière, l'œuvre peut véhiculer des récits ou des sens à double codage.
Le travail de Sacco, par la densité de ses détails, attire l'attention sur le rythme – un aspect formel que Said considère comme étant peut-être « la plus importantes de ses réussites » (Sacco 2015 : n.p.). Faisant l'éloge de Palestine, Naseer Aruri va jusqu’à écrire que « chaque page équivaut à un essai », une appréciation de la densité du récit qui ne se limite pas à la prose du texte, mais qui indique plutôt comment l'épaisseur de la forme iconotextuelle, telle qu’elle est travaillée par Sacco, transmet ce qui apparaît comme un surplus d'information ou de plénitude32. Peu de récits narratifs résistent mieux à la consommation facile que ceux de Sacco : le formalisme de ses pages constitue une jungle exigeant un intense travail de « décodage ». Ce terme, qui connote une difficulté, est utilisé conjointement par Spiegelman et par Said pour parler de la bande dessinée (Said 2001 : ii ; 2015 : np ; Spiegelman 1995 : 61). Les œuvres de Sacco s’appuient effectivement sur un va-et-vient disjonctif entre la contemplation de l’image et la lecture du texte, et ce rythme – souvent compliqué et coûteux en temps – fait partie de leur pouvoir de «captation», selon la formulation de Said, ce qui est particulièrement pertinent pour traiter un sujet aussi politisé et éthiquement compliqué que le conflit israélo-palestinien33. Said loue la façon dont Sacco associe bizarrement une forme d’accélération (les pages sautent aux yeux avec une sorte d’urgence) et de décélération (chaque page doit être arpentée de long en large pour être décodée), et il en conclut que ses « bandes dessinées offrent aux lecteurs un séjour raisonnablement long auprès d’un peuple » rarement représenté avec autant de complexité et de rigueur (2001 : v ; 2015 : np). Une planche de bande dessinée, à la différence d'un film ou d'un récit en prose traditionnel, est capable de maintenir ce flux contradictoire en tension, car le développement narratif est retardé, rétracté ou rendu récursif par la profondeur et le volume de la structure graphique.
Pour aborder la question de la littératie liée à l'idée d’un « décodage » de la bande dessinée, on pourrait s'inspirer de l’explication que donne Spiegelman de ce terme. Ses commentaires associent à la bande dessinée une littératie spécifique et active, ainsi qu’en témoigne la déclaration suivante, publiée en 1995 dans le Comics Journal :
Il me semble que la bande dessinée est déjà passée du statut d'icône de l'analphabétisme à celui de l'un des derniers bastions de la littératie. […] Si [ce média] a un problème aujourd’hui, c'est que le public actuel n'a plus la patience de décoder les bandes dessinées. […] Je ne sais pas si nous sommes à l'avant-garde d'une culture différente ou si nous sommes plutôt les derniers artisans d’une culture passée. (1995 : 61)
Ce commentaire s'écarte de l’image que beaucoup se font encore du média. Ainsi que l’écrivait Will Eisner dans Graphic Storytelling : « la bande dessinée en tant que forme de lecture a toujours été considérée comme une menace pour la littératie » (1996 : 3). Fredric Wertham, auteur en 1954 de l'incendiaire Seduction of the Innocent, un livre qui a contribué à introduire la censure dans le champ de la bande dessinée, désignait la consommation des récits graphiques comme « une dérobade à la lecture, et presque son contraire » (cité dans Schmitt 1992 : 157). Pourtant, en présentant des moments ponctuels encadrés qui alternent avec les espaces vides des gouttières au sein desquels il faut projeter une causalité, certains commentateurs (par exemple McCloud 1993a : 66-93, 106 ; Carrier 2000 : 51) soulignent que la bande dessinée exige une participation substantielle du lecteur pour construire le récit, allant jusqu’à favoriser une sorte d’«intimité interprétative» avec celui-ci (Mc Cloud 1993a : 69). Et même à l’intérieur de ses cases, le récit graphique, comme le suggère mon bref commentaire sur l’œuvre de Sacco, peut nécessiter un ralentissement, la forme pouvant devenir très exigeante mentalement. Étant donné que la construction spatiale de la page peut encourager les relectures et brouiller délibérément la linéarité narrative (en bande dessinée, la lecture peut se faire dans toutes les directions), la reconstruction du récit de base exige ainsi un degré élevé d'engagement cognitif34. Dans Goražde, Sacco spatialise le style elliptique de sa prose, que l’on pourrait rattacher à celui d’un écrivain de l’avant-garde littéraire comme Louis-Ferdinand Céline, en fragmentant le texte dans des cartouches flottant à la surface des images. Spatialiser le récit verbal pour dramatiser ou bousculer les fils du récit visuel, revient à introduire des ellipses dans la grammaire d'un support déjà caractérisé par la structure elliptique de la séquence case-gouttière-case. On peut voir un exemple de ce type dans l'une des pages les plus troublantes de Goražde, dans laquelle Sacco illustre le témoignage d’Edin, son ami bosniaque, qui est aussi traducteur. Cette image montre les cadavres des amis d’Edin, quatre hommes morts le premier jour de la première attaque serbe sur Goražde en mai 1992 (fig. 2).
La réaction négative suscitée par la bande dessinée « littéraire » en tant qu’objet de recherche, que l’on peut observer chez beaucoup d’universitaires, met en évidence l’anxiété engendrée par la dimension visuelle de la culture, en lien avec ce que Mitchell a identifié comme le «tournant visuel» (pictorial turn) des années 1990. Cette réaction montre aussi une suspicion envers une forme esthétique profondément marquée par son histoire populaire. Dans un éditorial publié en 2004 intitulé «Dommages collatéraux», Hirsch souligne la crainte de notre profession «qu'à l'ère médiatique contemporaine, nos étudiants (sans parler de nos représentants politiques) aient perdu leur littératie verbale et se soient abandonnés à une visualité dominante et incontrôlable qui altère la pensée». Mais elle écrit aussi – en introduisant les contributions à ce numéro de la revue PMLA portant sur les rapports entre études littéraires et arts visuels, qui comprend quatre prises de position sur la visualité dans The Changing Profession – que ces travaux «révèlent que notre domaine a déjà dépassé cette anxiété» (Hirsch 2004 : 1210).
En effet, le moment est venu d’élargir notre expertise scientifique et notre intérêt pour la bande dessinée. « Quel type de littératie visuelle et verbale sera en mesure de répondre aux besoins du moment présent ? » se demande Hirsch (2004 : 1212). Je parie – tout comme elle, qui analyse ensuite le dernier livre de Spiegelman In the Shadow of No Tower – que les récits graphiques embrassent certaines des questions les plus pressantes posées à la littérature contemporaine : quelle sont les structures narratives les plus pertinentes pour produire une représentation éthique de l’histoire ? Quels sont les enjeux actuels liés au droit de montrer et de raconter l'histoire ? Quels sont les risques de la représentation ? Comment les gens comprennent-ils leur vie en concevant des récits et parviennent-ils à rendre intelligible la difficulté du processus de remémoration ? Les récits graphiques font écho et prolongent les inventions formelles de la littérature, depuis les attitudes sociales et les pratiques esthétiques du modernisme jusqu’à la transition postmoderniste vers une démocratisation des formes populaires. Dans le récit graphique, nous voyons qu’une prise en compte de la reproductibilité et de la circulation de masse peut se conjuguer avec une attention rigoureuse et expérimentale à la forme comme mode d'intervention politique. Les approches critiques de la littérature, comme elles commencent à le faire, doivent porter une attention plus soutenue à cette forme en développement – une forme qui exige de repenser le récit, le genre et, pour reprendre l'expression de James Joyce, la «modalité du visible» (1948 : 39).
Figure 2 : Joe Sacco, Safe Area Goražde, p. 93.
Reproduit avec la permission de l’auteur.
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Pour citer l'article
Hillary Chute , "La bande dessinée est-elle de la littérature ? Lire les récits graphiques ", Transpositio, Traductions, 2020http://www.transpositio.org/articles/view/la-bande-dessinee-est-elle-de-la-litterature-lire-les-recits-graphiques
Voir également :
Enseigner la littérature dans l’univers des techno-images
Pourquoi et comment enseigner la littérature aujourd'hui {{Mes remerciements à Sophie Queuniet, ainsi qu’aux lecteurs anonymes de cet article, pour leurs suggestions et retours, que je n’ai pas toujours pu développer suffisamment, faute de place.}} ? J’aborderai cette question à travers un grand écart instaurant une double distance envers la définition canonique de « la littérature », telle que cette définition s'est imposée dans nos cultures occidentales aux XIXe et XXe siècles. En aval de cette période, je réfléchirai à la façon dont les évolutions médiologiques des trois dernières décennies ont induit des pratiques interprétatives que nos catégories encore dominantes au sein de larges segments de l'université refusent souvent de reconnaître comme littéraires – alors qu’il me semble au contraire important d’y repérer une mutation de « la littérature » hors d’elle-même {{Sur ce point, voir Rosenthal & Ruffel (2010). }}. En amont, je remonterai brièvement à un usage du mot « littérature » qui était prévalente jusque vers 1750 – et qui peut, par-dessus les siècles, nous indiquer une direction d'avenir pour repenser la fonction des études de lettres.
Enseigner la littérature dans l’univers des techno-images
Pourquoi et comment enseigner la littérature aujourd'hui 1? J’aborderai cette question à travers un grand écart instaurant une double distance envers la définition canonique de «la littérature», telle que cette définition s'est imposée dans nos cultures occidentales aux XIXe et XXe siècles. En aval de cette période, je réfléchirai à la façon dont les évolutions médiologiques des trois dernières décennies ont induit des pratiques interprétatives que nos catégories encore dominantes au sein de larges segments de l'université refusent souvent de reconnaître comme littéraires – alors qu’il me semble au contraire important d’y repérer une mutation de «la littérature» hors d’elle-même 2. En amont, je remonterai brièvement à un usage du mot «littérature» qui était prévalente jusque vers 1750 – et qui peut, par-dessus les siècles, nous indiquer une direction d'avenir pour repenser la fonction des études de lettres.
Ce grand écart quelque peu acrobatique trouve appui sur un certain nombre de théories des media malheureusement peu connues et peu diffusées dans le domaine francophone en général, et parmi ceux qui réfléchissent à la littérature et à sa didactique en particulier. La pertinence de ces théories ne prenant son sens qu'à la lumière des problèmes écopolitiques auxquels nous devons faire face à l'âge de l'anthropocène, je commencerai par quelques remarques très générales, avant de présenter très sommairement quelques idées-clés reprises de ces théories des media, qui me semblent indispensables pour articuler le problème central posé à l'enseignement de la littérature aujourd'hui, qui est précisément un problème de cadrage, c'est-à-dire d'adaptation à un certain contexte socio-historique, et plus particulièrement médiologique.
L'orientation générale de ce propos – qui relèvera donc plutôt de «prolégomènes» que d’un traitement direct et pragmatique des questions posées – visera à esquiver le double écueil de la lamentation catastrophiste et de la technophilie naïve qui se font fréquemment face dans les débats concernant ces problèmes. Les élégies sur la mort de la littérature et des lettrés, sur l'indifférence prétendue de «la jeunesse» envers «les classiques», sur la distraction abrutissante induite par les (in)cultures numériques – tout cela me paraît à la fois aussi (partiellement) fondé et aussi (largement) leurrant que les espoirs de voir chaque enfant muni d'une tablette profiter spontanément d'une intelligence collective sur laquelle il suffirait de se brancher à travers l’appareillage approprié (si possible user-friendly). Je suis convaincu que les expériences littéraires restent plus précieuses, plus nécessaires, et plus jouissives que jamais à l'ère des media numériques – pour peu qu'on apprenne à les chercher là où elles peuvent se trouver aujourd'hui, et pour autant qu'on se donne les moyens de les cultiver et de les valoriser comme telles.
Mon propos commencera donc par dresser un tableau très large de quelques grands bouleversements médiologiques repérables au cours du dernier siècle, avant de proposer quelques gestes par lesquels les études littéraires peuvent se repositionner dans les nouveaux contextes induits par ces bouleversements.
Figures d'écriture et retours de fond à l'âge de l'anthropocène
L'intuition de base développée, entre autres, par des penseurs comme Vilém Flusser (1920-1991) ou Friedrich Kittler (1943-2011) – approfondissant les formules lancées par Marshall McLuhan (1911-1980) dès les années 1960 et faisant échos parfois à une «médiologie» française qui s'est malheureusement développée dans un certain isolationnisme national – est qu'une nouvelle culture a commencé à se déployer à partir de la seconde moitié du XIXe siècle, sous l'impulsion de l'invention et de la diffusion des moyens techniques d'enregistrement automatique de l'image (photographie) et du son (phonographe). Le nouvel «univers des techno-images» 3, qui a mis plus d'un siècle à s'imposer progressivement, qui devient clairement hégémonique depuis quelques décennies, mais dont nous commençons à peine à entrevoir les conséquences, se comprend par contraste avec la phase précédente, qui se caractérisait par une domination de l'écriture, qui a elle aussi mis plusieurs siècles à s'infiltrer dans nos pratiques, et qui continue bien entendu à les structurer en profondeur.
Dans la description qu'en donne Flusser, le régime historique de l'écriture se caractérise par la réduction de la complexité de nos perceptions du réel à un défilement linéaire de symboles alphabétiques, conçus pour manifester des rapports de causalités également formalisés comme linéaires. L'énorme puissance de l'écriture, remarquablement analysée par Michel de Certeau dans «L’économie scripturaire» (1990: 195-224), tient à ce qu'elle nous donne une emprise pratique considérable sur le façonnement de notre réalité, en faisant passer celle-ci par le fil de causalités linéaires sur lesquelles nous pouvons agir après les avoir isolées et identifiées comme telles.
Cette opération fondamentale assurée par l'écriture ne date bien entendu pas de la modernité. Toutes les cultures écrites ont formalisé des chaînes de causalité de façon à pouvoir intervenir sur elles. À travers son idéal et son idéologie de «la science», la modernité a seulement poussé à ses extrêmes conséquences cette virtualité possible du régime de l'écriture: n'existe «réellement» pour nous aujourd'hui que ce qui peut être transcrit à travers des séquences linéaires d'enchaînements causaux. Cet énorme travail d'élucidation des relations de causalité mené depuis des siècles s'appuie sur au moins deux types de réduction qui apparaissent aujourd'hui dans toute leur clarté.
D'une part, le règne de l'écriture linéaire présuppose l'isolation de certaines chaînes causales au sein du tissu complexe de multi-causalités qui trame nos existences quotidiennes: c'est le travail qu'on mène dans des laboratoires, dont la fonction est justement d'isoler certains fils, séparés de façon parfaitement artificielle du tissu de corrélations causales au sein desquelles ils opèrent à l'extérieur des murs aseptisés du laboratoire. D'autre part, de façon intimement liée au point précédent, ce règne s'appuie sur tout un travail souterrain d'analyse segmentant les objets composés en objets composants, selon des opérations de discrétisation (ou de «grammatisation») qui se sont imposés aussi bien à la physique (les particules) et à la chimie (le tableau des éléments) qu’à la biologie (l'ADN) et à la linguistique (les unités de base), aboutissant à des «éléments» discrets, censés être «premiers», dont les multiples recombinaisons permettront de récréer le monde «par synthèse».
D'un point de vue phénoménologique, tout ce processus consiste à isoler des figures au sein d'un fond (en fonction de la pertinence des traits envisagés selon les observations de causalités), pour analyser ces figures en éléments minimaux (générant par grammatisation l'alphabet du domaine envisagé), de façon à pouvoir produire de nouvelles figures (selon des procédures de recombinaisons synthétiques), plus désirables que celles offertes spontanément par la nature. Comme l'avait bien relevé Gilbert Simondon dès 1958 avec sa description Du mode d'existence des objets techniques, cette attitude focalisée sur l'identification, l'analyse et la recombinaison de figures tend à laisser dans l'ombre le statut et le rôle des fonds, dont la prise en charge incombait aux religions qu’une certaine modernité a reléguées au domaine des superstitions – comme si la perception (généralement «intuitive») de ces phénomènes de fond, n'avait pas son importance dans la façon dont les subjectivités humaines s'orientent dans l'existence 4.
Au moment où de plus en plus larges segments de nos populations humaines commencent à prendre une conscience de plus en plus vive de «l'événement anthropocène» 5 – c’est-à-dire du changement de perspective induit par notre prise en compte des dommages irréparables infligés à notre environnement planétaire (biologique, géologique, climatique) par la furie productiviste caractéristique de la modernité industrielle – une fierté légitime envers les gains de maîtrise acquis grâce à ces procédures d'écriture ne peut plus s'aveugler aux conséquences fâcheuses, voire catastrophiques, entraînées par la domination exclusive de ce mode opératoire. Face à des problèmes locaux comme l'amiante, face à des hydres incontrôlables comme le nucléaire ou les pesticides, ou face à des emballements globaux comme le dérèglement climatique, force est de constater la pauvreté des lignes de causalités analysées et recomposées dans nos laboratoires par notre façon linéaire d'écrire le monde en régime de modernité impérialiste et extractiviste. Notre ignorance du fond environnemental sur lequel s'inscrivaient les figures que nous y avons isolées (par analyse causale, grammatisation et recombinaisons de synthèse) se paie au prix d'un retour potentiellement très douloureux (pour nous humains) de ce fond imprudemment refoulé 6. Le règne moderne des figures – dont la science économique orthodoxe assure aujourd'hui l'emprise en imposant la loi des seules figures chiffrées, désormais traitées à la vitesse de la lumières par les algorithmes du high-speed trading – s'avère de moins en moins soutenable face à la multiplication des retours de feu que sont les retours de fond sous leurs multiples formes, depuis la fonte des glaciers, le dégel du permafrost, la pollution atmosphérique des villes chinoises, jusqu'au regain de vigueur des courants les plus intégristes de certaines pratiques religieuses.
Pratiques artistiques et critique de l'immédacie
Chacun à sa façon, Marshall McLuhan, Vilém Flusser et Friedrich Kittler nous invitent à sortir de l'aveuglement qui caractérise notre rapport habituel aux media, entendus ici dans leur sens le plus large, celui des médiations qui assurent les communications entre les différents composants de notre monde humain. En affirmant que «le message, c'est le medium lui-même» ou que les media constituent un environnement que nous ne voyons pas davantage que l'air que nous respirons, le premier ouvrait une brèche où se sont engagés les seconds, lorsqu'ils soulignent à quel point nos subjectivités se trouvent aujourd'hui intimement programmées par les appareils dont nous croyons nous servir, alors même qu'ils sont en passe de nous asservir. Leurs enseignements les plus fondamentaux peuvent se formuler en quatre propositions qu'ils formulent tous trois avec leurs nuances propres.
1. En même temps qu'il semble parachever le règne de l'écriture linéaire, l'avènement du numérique risque (ou permet) d'en miner les bases, en nous immergeant dans l'univers analogique des techno-images. La numérisation en cours de notre monde matériel et mental constitue bien entendu le triomphe des opérations d'écriture linéaire qui ont assuré la puissance de la modernité. Tout se voit analysé (grammatisé) en ces unités de base que sont le 0 et le 1, à partir desquelles différents algorithmes s'efforcent à la fois de formaliser les chaînes causales observées dans la réalité et de créer de nouvelles figures de synthèse par le jeu des recombinaisons.
Tout cela repose bien entendu sur des procédures d'écriture de programmes logiciels qui restent de nature linéaire (sur le mode si... alors...). Cette réalité du fonctionnement profond des appareils numériques ne doit toutefois pas cacher leurs effets de surface, qui est de permettre aux humains de communiquer directement entre eux par l'enregistrement et la transmission de blocs de perceptions sensorielles captés par des appareils court-circuitant l'intervention d'une subjectivité. La nouveauté de ces «techno-images» (photographies, enregistrements sonores, cinéma, vidéo) est en effet que, contrairement à ce qui se passait depuis l'époque de la Grotte Chauvet jusqu'au début du XIXe siècle, des appareils peuvent saisir, enregistrer et communiquer automatiquement des blocs de perceptions qui n’ont pas été préalablement filtrés par une subjectivité humaine (celle de l’écrivain, de l’enseignant, du peintre, du musicien, etc.). Même si, bien entendu, un humain doit poser un appareil photo devant une certaine portion de réalité, choisir un certain cadrage, une certaine focale, un certain temps d'exposition, etc., lorsqu'il appuie sur le déclencheur, l'appareil capte tout ce qui est dans son champ en court-circuitant tout filtre subjectif humain. Il en va de même pour l'enregistreur de sons, pour la caméra du cinéma ou de vidéo (ainsi d’ailleurs que pour les transactions du high-speed trading, qui opèrent sur des chiffres plutôt que sur du sensible). Une des particularités de nos nouveaux gadgets numériques est justement d'automatiser intégralement ces processus de captations de perceptions sensibles, en laissant les appareils faire tous les réglages à la place des humains.
Une première conséquence de notre immersion dans un univers de techno-images est que nous pouvons désormais communiquer directement par des transmissions d'images-sons captées automatiquement par des appareils – comme lorsque nous voyons en direct sur CNN des bombes occidentales frapper une ville comme Bagdad, ou lorsque des Africain-Américains peuvent diffuser sur Internet des scènes de brutalités policières, dynamisant le mouvement Black Lives Matter. La grammatisation intégrale de nos perceptions en séquences algorithmées de 0 et de 1 court-circuite (apparemment) l'intervention d'un travail subjectif d'écriture, permettant de nous affecter «immédiatement» par des captations automatiques de blocs de réalité perçus par nous sur le mode analogique (imaginaire) du continu, plutôt que sur le mode linaire (symbolique) du numérique ou «digital». Cette numérisation s’inscrivant par ailleurs dans un régime mass-médiatique (qu’elle altère profondément quoique marginalement), elle renforce une situation déjà dénoncée par Adorno, Debord ou Baudrillard dès la seconde moitié du XXe siècle, où, au sein de nos régimes marchands et électoraux structurés par les mass-médias, n'existe «effectivement» que ce qui peut être transmis à travers des images et des récits frappants.
2. En tant qu'elles relèvent de modes de perception analogiques, les techno-images sont porteuses d’un inévitable «bruit», qui communique un «fond» en excès sur le signal-figure visé par l'acte de communication. Friedrich Kittler aimait à rappeler que c'est le gramophone qui a rendu possible l'apparition du «bruit» comme objet de perception humaine. La particularité de la captation automatique pratiquée à travers les appareils est justement de ne pas sélectionner «subjectivement» ce qui est saisi (enregistré/transmis). Anything goes : tout passe. C'est ce qui fait la difficulté d'un tournage de film (argentique) en extérieur: un bruit d'avion, un lapsus de l'acteur, un fil électrique en arrière-plan, quoique non voulus par le réalisateur, se trouvent fixés sur la pellicule une fois pour toutes – sans que la distinction fondamentale entre ce qui est visé (le «signal» intentionnel) et ce qui le parasite (le «bruit») ne soit pertinente du point de vue de l'appareil.
Dans le domaine de la musique – en particulier de la musique «noise», depuis John Cage jusqu'aux drones («bourdonnements») de guitares en distorsion – comme dans celui des théories esthétiques 7, cette capacité des appareils à saisir et à transmettre du bruit est de la première importance: elle réinjecte du «fond» en excès sur les figures isolées par les intentions humaines. En même temps qu'il assure un triomphe de la grammatisation, le déploiement des techno-images numériques permet donc un retour du fond analogique qui hante (et enrichit) nos perceptions des figures au sein de l'univers matériel 8.
3. En proportion de l’amélioration de la définition des techno-images qui circulent entre nous, s'accroissent l'impression de transparence et l'illusion d'immédiacie qui dominent notre rapport aux appareils de médiation. Vilém Flusser est l'un des premiers à avoir pris la mesure des enjeux de la présence cachée des programmes sous la surface des illusions d'immédiacie donnée par les techno-images. Lorsque je crois voir des bombes qui s'abattent sur une ville ou un policier brutalisant un concitoyen africain-américain, j'ignore le très grand nombre de médiations qui ont rendu possibles la captation et la diffusion de ces techno-images. Flusser montre que lorsque nous prenons une photo, ce sont les ingénieurs qui ont développé l'appareil, les marketeurs qui en ont diffusé l'usage, les circuits de circulation des clichés commandant nos attentes et nos goûts esthétiques qui prennent la photo – bien davantage que notre singularité individuelle 9. Plus l'appareil dont on se sert est apparemment simple à utiliser, plus nombreux sont les programmes (et les réseaux) qui en conditionnent l'usage en sous-main, et plus ce sont ces programmes, censés nous servir, qui se servent de l'utilisateur pour se répandre dans nos usages sociaux.
Flusser et Kittler (et avec eux la grande majorité des théoriciens et archéologues des media) nous appellent donc à un recul critique face à l'impression de transparence (ou d’«immédiacie»10) véhiculée par certains media. Contrairement aux discours vulgaires sur «la civilisation de l'image», ils soulignent que le danger n'est pas à situer dans les techno-images elles-mêmes, mais dans l'illusion d'immédiacie qu'elles peuvent contribuer à répandre, ainsi que dans les différents types de «modes protégés» qui rendent opaques les programmations opérées par les médias 11. Leur travail consiste non pas à dénoncer le règne des images, mais à faire mieux comprendre et mieux sentir les procédés d'écriture sous-jacents à nos modes de perception et de communication.
4. Ré-envisagées dans cette perspective, les pratiques artistiques et les pratiques herméneutiques convergent en faisant porter notre attention sur les médiations elles-mêmes, aidant ainsi à briser l'emprise de l'illusion d'immédiacie. Que l'on identifie toutes les pratiques artistiques à une attention portée sur le «style» du signal (sa «forme» propre) plutôt que sur son «contenu», ou que l'on réserve à l'art moderne – qui s’est déployé en même temps que les techno-images – la particularité d'induire une attitude réflexive envers les «moyens» (media) de la communication, en nous donnant ainsi un certain recul face à ses fins (le message, le sens), dans les deux cas, l'expérience artistique apparaît comme un dispositif attentionnel prenant pour objet privilégié le travail parallèle des médiations et des interprétations qui contribuent à produire une certaine expérience esthétique.
Dans les années 1960, pendant que Roland Barthes questionnait l’apparente «transparence» de Racine pour y voir un jeu réflexif de miroirs où chaque époque, chaque interprète projette ses problématisations propres – c’est-à-dire comme un fond de relations dans lequel chaque génération peut construire des figures relativement nouvelles – Marshall McLuhan théorisait la façon dont les media, conçus comme des prolongements sensoriels et nerveux de l’humain, généraient de nouveaux «environnements» où nous ne repérons certaines figures (des informations, des messages) qu’en restant aveugles à cet environnement médiatique lui-même. Il présentait les pratiques artistiques comme proposant des «anti-environnements» qui nous rendent capables de percevoir des fonds environnementaux habituellement inaperçus comme tels:
[S]euls le petit enfant et l’artiste ont cette immédiateté d’approche qui permet la perception de l’environnemental. L’artiste nous fournit des anti-environnements qui nous rendent capables de voir l’environnement. Ces moyens anti-environnementaux doivent être constamment renouvelés pour être efficaces. (McLuhan 2011: 24)
Quelques années plus tard, Vilém Flusser concevait une «philosophie de la photographie» qui attribuait à l’artiste la capacité rare de déjouer le jeu automatique des appareils, en injectant des «images contemplatives» au sein du déferlement des techno-images qui constituent notre environnement quotidien:
la partie de beaucoup la plus grande des photographies (qui sont innombrables) témoigne de l’intention préprogrammée dans l’appareil qui les fait. […] De telles photos auraient aussi bien pu, au fond, être faites sans l’intervention d’un photographe, au moyen d’un déclencheur automatique, car leurs véritables producteurs sont le technicien qui a conçu l’appareil et l’industrie qui a engagé ce technicien. Cela apparaît clairement sur les photos dites d’amateur. […] Il y a cependant un très petit nombre de photos dont l’intention est visiblement inverse: on y tente d’être encore plus rusé que le programme de l’appareil, et de contraindre celui-ci à faire quelque chose pour quoi il n’est pas construit. L’intention de ceux qui les prennent est de produire des images qui se mettent en travers du déferlement [des clichés], qui forcent l’appareil à fonctionner contre le progrès de l’appareillage qu’il représente. […] Ces acrobates qui en produisent au sein même du déferlement des images et se maintiennent avec constance en dehors, ils méritent le nom d’«artistes» au vrai sens du mot: leur tour de main habile, rusé, contourne l’effroyable flot des images crachées par les appareils. (Flusser 2006: 64-65).
Des études littéraires aux études de media comparés
Les lecteurs familiers avec la façon dont les études littéraires ont théorisé leurs enjeux, leurs fonctions et leurs méthodes au cours du dernier demi-siècle auront certainement reconnu au passage toute une série de thèmes largement banalisés depuis des décennies. La littérature – conçue comme un cas particulier des pratiques artistiques en contexte de modernité – y apparaît comme un masque qui se pointe du doigt (le larvatus prodeo si souvent évoqué par Roland Barthes), comme une certaine «forme d’attention» (Frank Kermode) produisant des effets de «défamiliarisation» (Victor Chlovski) qui accroissent, raffinent, intensifient notre sensibilité à notre environnement (Nelson Goodman, Arthur Danto), parfois dans la perspective politique de reconfigurer notre «partage du sensible» (Jacques Rancière). L’appel flussérien à mettre en lumière réflexive les «programmes» qui «écrivent par avance» ce que nous croyons inventer subjectivement ne donne-t-il pas une définition parfaite de l’entreprise structuraliste qui a dominé la recherche et l’enseignement de la littérature pendant quelques décennies? Qu’est-ce donc que l’exercice de l’explication de texte, tel que le pratiquent quotidiennement les enseignants de littérature, sinon activer cette «immédiateté d’approche» que McLuhan conférait au «petit enfant et à l’artiste», pour nous rendre attentifs et sensibles au medium même du texte, que les interprétations non-littéraires tendent à occulter en discutant ses significations (contenus, idées, informations) plutôt que ses effets de forme? Loin d’être hors sujet, les paragraphes précédents n’ont fait que généraliser en termes de media ce que la théorie littéraire avait établi de longue date en termes de régime interprétatif.
Tel pourrait justement être l’enjeu historique de l’enseignement de la littérature en notre début de troisième millénaire. Des méthodes de sensibilisation, d’analyse et de réflexion se sont mises en place depuis plusieurs décennies dans le domaine restreint des études littéraires, qui méritent aujourd’hui d’être reprises, développées, adaptées pour s’étendre à l’ensemble de nos rapports aux media, au-delà des seuls «textes» sur lesquels s’est focalisée l’attention littéraire, pour se porter désormais sur le vaste domaine des techno-images. N’est-ce pas là un mouvement déjà en place, lui aussi, depuis plusieurs décennies, dont témoigne la croissance des inscriptions d’étudiants en programmes d’études cinématographiques ou d’arts du spectacle, alors même que les filières (étroitement) littéraires ont de plus en plus de difficultés à attirer les foules?
Cette nécessaire extension du domaine de la littérature est toutefois appelée à s’opérer dans un contexte difficile, dont les lamentations sur la mort de la littérature et des lettrés sont le symptôme superficiel. On sait que ce que nous appelons «la littérature», avec sa constellation unique de dimensions nationale, culturelle, existentielle, sociale et politique, est apparu vers le début du XIXe siècle, autour de Germaine de Staël, puis des Romantiques, pour dominer nos paysages intellectuels pendant un peu plus d’un siècle – avec ses conséquences multiples sur le paysage scolaire, universitaire, médiatique. En un paradoxe temporel fréquent dans l’histoire des régimes médiologiques, un certain culte d’une certaine forme d’utilisation de l’imprimé est devenu dominant alors même que l’univers des techno-images commençait à se mettre en place et à monter en puissance, au point de faire clamer aujourd’hui l’obsolescence de l’imprimé et la mort de la littérature. La perte de prestige et le délitement du statut hégémonique de «la littérature» dans le paysage culturel se prépare – et se proclame! – en réalité depuis plus d’un siècle. Au lieu de nous consumer en regrets du bon vieux temps, nous gagnerions à identifier plus précisément et plus pragmatiquement la façon dont ce que les études littéraires nous ont appris à faire depuis des siècles peut se traduire en termes de pratiques créatives, interprétatives et didactiques pertinentes
– voire indispensables – au sein du paysage médiatique actuel. En s’inspirant de plusieurs enseignants-chercheurs ancrés dans la double tradition (souvent jumelle) des études littéraires et des études de media, on gagnerait à envisager l’avenir de l’enseignement de la littérature dans le cadre d’»études de media comparés» permettant de redéployer au sein de l’univers des techno-images le savoir particulier (et infiniment précieux) développé sur les textes littéraires12.
Un tel redéploiement tient en partie du business as usual. Les enseignants de lettres n’ont nullement à se reconvertir en experts ès jeux vidéo pour survivre: contrairement à ce qu’on entend souvent dire, les humains n’ont jamais autant lu de textes écrits qu’à l’heure actuelle, et apprendre à interpréter ce qu’on lit sous forme de discours écrit restera une pratique centrale de toute éducation. Rien de plus stimulant que d’interpréter ensemble une page d’Ovide, Christine de Pisan, Montaigne, Isabelle de Charrière, Proust ou Nathalie Quintane 13. On peut toutefois penser à au moins trois domaines – parmi bien d’autres – dans lesquels les nouvelles pratiques médiales rendues possibles (et, dès lors, souvent imposées) par internet peuvent nous conduire à réaménager quelque peu le champ et les pratiques de l’enseignement littéraire. J’évoquerais très brièvement ces trois domaines, en me contentant à chaque fois de repérer des pratiques inédites et de signaler des manières possibles d’en tenir compte dans nos conceptions de l’enseignement littéraire.
L’interprétation littéraire à l'âge du faire
L’emprise d’une certaine vulgate des sciences de l’information et de la communication, adossée à la critique (justifiée) des industries culturelles par les philosophes de l’École de Francfort, a fait apparaître le lecteur dans une position passive: un message est préparé, composé, «encodé», peaufiné, envoyé, diffusé par un émetteur, pour être simplement «décodé» par un «récepteur», comme si, dès lors qu’on disposait du bon code, le déchiffrage était une opération mécanique allant de soi. La traduction pédagogique en est que le travail de l’enseignant consiste à apprendre le bon code aux étudiants, à leur transmettre les informations servant de clés à la bonne compréhension du texte. Les cinquante dernières années de théorie de la littérature se sont ingéniées à montrer au contraire à quel point l’activité du lecteur était à proprement parler «déterminante» dans la construction (toujours quelque peu nouvelle) de la signification d’un texte. Un des apports principaux des études littéraires aux études de media tient justement à la puissance et au raffinement des outils dont elles disposent pour établir une distinction essentielle – plus importante que jamais à l’ère numérique – entre «information» (mesurable en bits au sein de dispositifs machiniques) et «signification» (toujours suspendue à des pertinences, et donc à des pratiques humaines, incarnées dans des corps matériels sensibles au plaisir et à la douleur). Reconnaître l’importance et les enjeux de cette activité propre au pôle de la réception est au cœur de «l’économie de l’attention» ainsi que de toute une série d’entreprises intellectuelles inspirées aussi bien par des penseur devenus classiques comme Peirce, Gadamer, Barthes, de Certeau ou Fish, que par des théoriciens plus récents aussi divers que Maurizio Lazzarato, Tiziana Terranova, Tim Ingold, Michael Goldhaber, Chris Anderson ou Michel Lallement – lequel résume bien l’engouement actuel pour les do-it-yourself, fablabs, hackers’ spaces et autres formes d’»économie de la contribution» dans le titre de son dernier ouvrage, L’Âge du faire (Lallement 2015).
Enseigner la littérature à l’âge du faire implique de prendre la mesure des multiples façons dont la lecture est créative. Si la dimension herméneutique de cette créativité a déjà été finement balisée depuis longtemps, d’autres formes plus récentes méritent d’être prises en compte et utilisées dans nos activités d’enseignement, plutôt que refoulées hors de nos salles de classe. Pour beaucoup d’enseignants, le monde des fans-fictions n’a rien à voir avec celui l’enseignement littéraire, sinon comme objet d’étude pour sociologues en quête de «cultures populaires». En restreignant l’enseignement au seul domaine d’un savoir objectivable, et en excluant les dimensions affectives et hédoniques de ce qui se partage dans un enseignement de littérature, une certaine idéologie scientiste a dangereusement mutilé ce qui fait la puissance propre de nos expériences esthétiques, comme le montre bien l’ouvrage récent de Jean-Marie Schaeffer (2015)14. Prendre le relais de l’auteur en poursuivant le développement d’une fiction au-delà de son point final, que ce soit sous la forme savante d’une théorie des textes possibles, d’adaptations transmédiales ou de fan-fictions, constitue bel et bien un travail littéraire sur un matériau littéraire (pour autant qu’on n’étrangle pas la définition de «la littérature» au point de lui ôter toute respiration vitale)15.
La question – à la fois évidente mais souvent perçue comme scandaleuse – est bien celle que pose Rita Felski (2011) dans un ouvrage récent: que faire de la littérature? Qu’en faisons-nous en classe, pour que nos étudiants en fassent quoi, lorsqu’ils sortent de nos cours et séminaires? Qu’en font-ils déjà, pour quoi en ont-ils besoin, et comment pouvons-nous les aider à mieux faire ce qu’ils en font? Au-delà d’un retour bien intentionné mais quelque peu superficiel vers une conception de la lecture comme source de morale pratique délivrée des envoûtements du démon de la théorie (Compagnon 2007; Nussbaum 2015), cette attitude pragmatiste mérite surtout de se traduire en nouvelles modalités d’enseignement. La salle de classe littéraire gagnerait à devenir un hackers’ lab où chacun(e), riche de ses ressources propres, aide les autres à bricoler des interprétations qui nous aident à vivre ensemble sur notre petit bout de Terre en train de surchauffer. Si l’enseignant(e) a bien accumulé une expertise à transmettre, celle-ci relève davantage de sensibilisations, de raffinements attentionnels, de gestes de recherche, d’ajustement, de collaboration et d’autocorrection que de contenus informationnels à transmettre prédigérés.
Dans la mesure où il s’agit de gestes (à incorporer par imitation) plutôt que de connaissances (à comprendre abstraitement), leur enseignement passe moins par l’explication d’une « méthode » que par l’exercice répété d’une pratique. L’enjeu crucial de l’enseignement est aujourd’hui d’inculquer les gestes qui sauvent ce qu’il y a de précieux dans la vie, au sein d’un univers numérique qui sauve (et fraie) indifféremment les traces du meilleur comme du pire. Les études littéraires ont développé toute une tradition de gestes interprétatifs dont nous ne sommes que les passeurs et dont l’importance est plus cruciale que jamais, au sein de ce qu’un philosophe comme Andy Clark nous a appris à considérer comme la « cognition étendue » (extended cognition) qui enchevêtre de plus en plus étroitement le fonctionnement de notre système nerveux physiologique avec celui du système médiologique électronique. Apprendre à être « lettré », qu’est-ce d’autre qu’apprendre où et comment mobiliser les puissances des lettres qui peuplent les livres (c’est-à-dire des media et des médiations), au sein d’une circulation plus large, transindividuelle, des signes et des significations ? Les humanités ont un rôle central à jouer en tant que moment réflexif au sein de cette circulation systémique, hybridant de façon inextricable nos cerveaux biologiques (wetware), nos systèmes symboliques (software) et nos infrastructures matérielles de computation (hardware) – comme l’illustre bien cette citation de Michael Wheeler :
Quand des apprenants s’attendent à ce que l’information soit accessible de façon aisée et fiable de la part d’un support externe (tel qu’internet), ils sont davantage susceptibles de se rappeler où trouver l’information que les détails de l’information elle-même. Un tel profil cognitif paraît entièrement adéquat pour un monde dans lequel la capacité à trouver en temps réel les bonnes informations en réseau (non seulement des faits, mais de quoi résoudre les problèmes) peut être considérée comme plus importante que la capacité de retenir ces informations dans sa mémoire organique. Dans un tel monde, qui est bien notre monde, le cerveau apparaît comme un lieu de plasticité adaptative, un système contrôlant les compétences et capacités incarnées qui rendent possible la mobilisation temporaire de certaines technologies au sein des scénarios visant à résoudre certains problèmes. Du point de vue de la cognition étendue, la conceptualisation la plus éclairante du cerveau y voit un élément – un élément certes crucial et persistant – dans des séquences de systèmes cognitifs étendus qui se construisent de façon dynamique et s’assemblent de façon temporaire. Ce sur quoi nous devrions nous concentrer, ce devrait donc être sur l’éducation de ces assemblages hybrides – tâche qui est pleinement consistante avec le but de conférer au cerveau les compétences dont il a besoin pour être un contributeur effectif à de tels assemblages (Wheeler 2015: 97) 16.
L’écart littéraire dans l'univers des techno-images
En réinsérant le sujet (apprenant, lecteur, interprète) dans un «système cognitif étendu» fait d’»assemblages hybrides» où neurones et circuits intégrés se connectent de façon fluide et indistincte, la citation précédente a sans doute poussé aussi loin que possible le sentiment d’aliénation et d’inconfort qu’un littéraire normalement constitué peut ressentir au milieu d’un alignement de technolâtres entichés de cyborgs et d’efficacité. À la question Que faire de la littérature?, il ne saurait suffire de répondre: un super-entraînement pour super-athlète cérébral capable de dialoguer au mieux avec nos super-ordinateurs… Si l’enseignement littéraire apporte une spécificité à la circulation de l’information au sein de nos sociétés, c’est sans doute bien davantage en en détournant qu’en en accélérant les flux. Trop de cognition trop dangereusement étendue tourne à vide ou à rebours du bon sens (cf. ici aussi l’exemple emblématique du high-speed trading) pour qu’on veuille enrôler la pauvre littérature dans la démence suicidaire d’une efficacité dévoyée 17. Si la littérature peut nous aider à vivre (ensemble), c’est dans la mesure où elle nous invite à contrefaire autant qu’à faire, à déjouer le jeu productiviste autant qu’à le jouer, à subvertir les obstacles autant qu’à résoudre les problèmes. Sa façon d’instaurer des écarts au sein de circulations menaçant toujours de nous enfermer dans leurs boucles répétitives repose en bonne partie sur le même déplacement attentionnel qui nous fait regarder la lettre plutôt que de nous ruer sur le sens.
Derrière la question aujourd’hui passablement éculée des «rapports de la forme et du fond», qui posait les problèmes à travers une opposition entre forme et matière, entre expression et contenu, l’heure est peut-être venue de repenser les rapports entre figures et fonds. Un des enjeux centraux (et particulièrement complexe) des cultures numériques est en effet, comme on l’a évoqué plus haut, d’une part, de pousser la grammatisation à son comble en réduisant toute notre vie relationnelle (avec les humains et les non-humains) à des séquences discrètes de 0 et de 1, mais aussi, de façon apparemment contradictoire, de permettre, par cette numérisation même, à des captations audio-visuelles d’opérer parmi nous sur le mode de l’analogique (continu, nuancé) et non seulement du digital (discontinu, discret). Indépendamment des pratiques artistiques qui en font un enjeu explicite de leur travail 18, cette remontée du fond est liée à au moins deux types de phénomènes qui méritent d’être pris en compte dans la façon dont nous concevons l’enseignement littéraire.
D’une part, nos nouveaux modes numériques de figuration permettent aux fonds de circuler plus facilement entre nous: au lieu de décrire l’aspect physique d’une personne à l’aide de quelques phrases qui schématisent sa figure en quelques caractéristiques discontinues (son âge, sa taille, ses couleurs d’yeux, de cheveux), j’envoie une photographie qui inclut les nuances indescriptibles de son sourire et de sa complexion. Ce faisant, je laisse au récepteur le travail de faire émerger ce qui fait «figure» (signifiante) au sein de ce qui reste en «fond» (bruit insignifiant), et je lui transmets du même coup une riche réserve de traits potentiellement pertinents à explorer et utiliser différemment que je ne l’aurais fait moi-même. Je lui transmets une richesse de fond (le medium comme «milieu») en même temps qu’un instrument d’identification d’une figure (le medium comme «moyen»). L’écart consiste ici à regarder autre chose que la figure qui crève l’écran, à trouver dans le fond, dans le bruit, dans le non-sens, dans l’insignifiant, dans le surplus de matière sensorielle offert par le continuum analogique, de quoi faire émerger de nouvelles figures de sens, ce qui implique de regarder plus longtemps, plus intensément – tâche que le dernier Roland Barthes attribuait à la fois au cinéaste (en l’occurrence Antonioni), à l’artiste en général et au critique littéraire (qu’il dépeint dans le miroir que lui offre le réalisateur italien) 19.
Mais cette remontée du fond peut aussi, d’autre part, s’entendre dans un sens très différent, qui tient à ce que, grâce à la numérisation, tant de documents (très riches sensoriellement) peuvent circuler ou être accessibles (très facilement). Pour quiconque a accès à internet (ce que certaines prédictions estiment devoir être le cas de 80% de la population mondiale d’ici 2020), toute donnée s’entoure instantanément d’un nuage de données apparentées, pour peu que je l’insère dans un moteur de recherche. Un étudiant qui a pour tâche d’étudier un poème, un personnage ou un épisode d’un roman dispose en quelques fractions de seconde de toute une constellation de rapprochements qui re-contextualisent son objet d’étude dans un univers intrinsèquement multimédiatique, induisant des approches de plus en plus inter- ou trans-médiales. Des images, des sons, des vidéos, des adaptations, des reprises, des réécritures, des articles savants, des commentaires impressionnistes, des lubies idiosyncrasiques, des chansons, des réappropriations idéologiques plus ou moins violentes: tout ce halo associatif généré algorithmiquement par nos appareils attentionnels numériques constitue une nouvelle réserve de fond que l’étudiant peut solliciter de façon plus ou moins systématique et réfléchie, enrichissant (ou appauvrissant) sa propre perception de l’œuvre étudiée. L’écart consiste ici à se laisser détourner de sa quête première pour se laisser surprendre et stimuler par des effets de sérendipité, qui nous conduisent à trouver ce qu’on ne cherchait pas, à résoudre des problèmes qu’on ne se posait pas. En s’ouvrant à la fécondité de tels détournements de notre intention initiale, l’attitude littéraire fait dérailler des «systèmes cognitifs étendus» qui ont toujours trop tendance à tourner en rond. De telles errances, qu’on réduirait trop facilement à des erreurs ou à des aberrations, sont en réalité une condition de survie des systèmes vivants au sein d’environnements instables et évolutifs – selon la logique du «crapaud fou» qui part dans la direction opposée à celle de ses congénères, mais qui en perpétue l’espèce lorsque le trajet grégaire des premiers trouve une autoroute sur son chemin.
Le cheminement littéraire à l'âge de l'accès
Ces dernières remarques commencent à répondre à la question centrale: si l’enseignement de la littérature doit apprendre à intégrer les nouvelles pratiques médiales à ce qui se fait et se discute en classe, qu’a-t-il à leur apporter en retour? On pourrait en effet considérer que nos étudiants n’ont pas besoin de cours de littérature (ni de media comparés) pour rédiger des fan-fictions, écouter des chansons, regarder des vidéos ou surfer sur internet: ils le font déjà suffisamment sans notre aide! Pourtant, si l’idéal d’instruction correspond à quelque chose, c’est justement à aider les étudiants à construire une capacité intérieure à développer des habitudes de recherche plus adéquates à une meilleure orientation dans l’existence – ce qui implique de savoir se laisser désorienter ponctuellement au besoin. Ce sont donc ces pratiques spontanées, dirigées par leurs désirs et par leurs besoins extra-curriculaires, qu’il nous faut essayer de rendre plus efficaces, plus réflexives et plus émancipantes. Si l’enjeu est bien d’apprendre à «se faire un chemin» – de chercheur discipliné et de crapaud fou, puisque les deux doivent nécessairement aller de pair 20 – au sein des constellations associatives qui apparaissent comme le halo algorithmique des objets culturels numérisés, cette tâche implique au moins trois gestes que l’enseignement littéraire peut aider à former, puisqu’ils sont au cœur de nos activités interprétatives depuis des siècles.
Un geste de sélection critique, sur lequel les pédagogues du web insistent depuis pas mal de temps, réinjecte un peu du vieux principe d’autorité au sein de l’horizontalité (largement imaginaire) du numérique. Une des angoisses récurrentes des internetophobes est que tout arriverait sur l’écran de l’étudiant au même niveau et avec le même statut, dans une sorte d’accès direct («désintermédié») qui exposerait sa naïveté à tomber aussi bien sur le «savoir» autorisé d’un site «sérieux» (universitaire, gouvernemental), que sur les «délires» d’illuminés conspirationnistes ou sur les «dérives sectaires» d’intégristes poussant au «terrorisme». Même si l’ensemble des catégorisations qui sous-tendent ces angoisses mériterait d’être discuté, il faut remarquer d’emblée que si une certaine horizontalité anarchique a pu se déployer dans un moment précoce du développement d’internet, on a aujourd’hui basculé dans une phase où les dynamiques d’agrégation et de commercialisation conduisent au contraire à des rapports de forces très verticaux entre, d’une part, de grosses plateformes dominantes, qui agencent la visibilité algorithmique selon leurs intérêts propres, et, d’autre part, des myriades d’invisibilités diffuses qui existent certes, mais en marge des flux significatifs de circulation. Rêve ou cauchemar, l’anarchie appartient surtout à un trop éphémère passé 21.
La logique agrégative des algorithmes de recherche opère un premier tri sélectif utile (parce que basé en partie sur notre intelligence collective), mais néanmoins très envahissant, qui relaie parfois les sources les plus intéressantes loin derrière les acteurs les mieux dotés en finances et/ou en capital attentionnel. Si les études universitaires ont quelque chose à nous apprendre, c’est justement à se faire un chemin de chercheur au sein de (et parfois contre) les propositions de sources qui nous sont suggérées par le halo algorithmique. Ce geste de sélection critique passe par différentes phases que l’étudiant apprend à respecter lorsqu’il rédige un mémoire de recherche: citer ses sources, pour pouvoir les réexaminer avec un regard mieux informé; suspecter ses sources, pour tempérer l’intérêt de ce qu’on trouve par sérendipité; filtrer ses sources, c’est-à-dire savoir que toutes ne se valent pas. On est bien ici au cœur de l’activité d’inter-prétation : une activité collective où l’on s’emprunte et s’inter-prête des idées et des enchaînements de mots, mais où le cheminement vers l’idée compte autant que le point d’arrivée.
Le deuxième geste que la pratique des études littéraires aide à incorporer est celui du freinage réflexif. La culture d’internet, miroir des anticipations dont se nourrit le profit capitaliste, enjoint à la rapidité. Aller ou faire plus vite est un bien en soi, qui rapporte gros – avec ici aussi à l’horizon la démence du high-speed trading. L’une des choses les plus précieuses que nous apprenons dans nos séminaires littéraires est le ralentissement de lecture inhérent à l’exercice de l’explication de texte. Que l’on prenne pour objet un poème, un paragraphe extrait d’un texte narratif, un raisonnement philosophique, une scène de tragédie, mais aussi bien un texte de loi, un tableau, une photographie, un mouvement chorégraphique, une séquence filmique ou une situation tirée d’un jeu vidéo, dans tous les cas, l’important est de freiner pour discerner les éléments constitutifs de l’objet analysé, pour réfléchir à leurs fonctions et à leurs effets en leur substituant des équivalents possibles, bref pour décomposer une sensation originellement perçue comme immédiate afin d’en faire sentir les médiations multiples ainsi que leur entrejeu dynamique.
Ce ralentissement permet le déploiement d’un troisième geste, qui relève de la suspension flâneuse. Il s’agit en effet moins de «concentrer» son attention que de lui permettre de se redéployer différemment, en se donnant les moyens d’explorer des bifurcations inaperçues en régime de précipitation coutumière. Freiner ne vise pas tant à l’immobilité qu’à un autre type de mouvement que celui imposé par les contraintes extérieures de la vitesse: mouvement latéral de crapaud fou, de traverse, de promenade, d’exploration hasardeuse, de tâtonnements hésitants, de frayages erratiques, d’allers-retours sans progression évidente – mouvement de «cheminement» (wayfaring) dont l’anthropologue Tim Ingold a bien montré qu’il constituait l’alternative (pré- et post-moderne) au régime de «transport» qui nous pousse aujourd’hui à aller aussi vite que possible d’un point A vers un point B et qui nous fait considérer comme «perdu» le temps du déplacement lui-même, vécu à travers une éclipse d’insensibilité momentanée envers l’environnement traversé 22. Si ces trois gestes esquissent une «méthode», c’est moins au sens d’une série de règles inculquées à partir de formalisations abstraites (selon le modèle d’écriture linéaire de la programmation algorithmique) qu’au sens étymologique d’un art du cheminement (hodos) au sein d’un espace continu, perçu dans sa continuité analogique et dans les richesses de ses fonds, plutôt que dans les figures pré-paramétrées pour démarquer ses étapes opérationnelles.
Si les sections précédentes poussaient la littérature en aval de son moment hégémonique romantico-moderne en la plongeant dans l’univers des techno-images, nous remontons ici en amont de ce moment, en retrouvant l’usage du mot « littérature » qui prédominait encore au XVIIIe siècle, lorsqu’« avoir de la littérature » signifiait pouvoir se repérer dans un monde de discours autorisés et de références canoniques (généralement gréco-latines). Dans le bref article qu’il lui consacre dans l’Encyclopédie, le chevalier de Jaucourt en fait un « terme général, qui désigne l'érudition, la connaissance des Belles-Lettres et des matières qui y ont rapport », permettant à celui ou celle qui écrit ou parle de « se parer à propos de ses lectures, de sa critique et de son érudition ».
Que peut donc signifier « avoir de la littérature » à l’heure où quelques fractions de seconde font apparaître des dizaines de citations (latines ou autres) par la seule grâce des moteurs de recherche ? Derrière cette conception apparemment obsolète, la littérature et son enseignement mettent en lumière le besoin de porter son attention sur les cheminements qui nous conduisent à certaines conclusions, d’interroger les propriétés de media (moyens, appareils, documents, canaux, milieux) qu’on a utilisés pour arriver là où l’on est, de réfléchir au fonctionnement de ces media en termes de valeurs, et d’imaginer des alternatives possibles aux cheminements effectivement suivis. L’immédiacie numérique généralise le mode du « transport » dans notre rapport aux objets culturels : PageRank, l’algorithme de recherche de Google, fonctionne comme un avion supersonique qui nous envoie là où nous voulions aller avant même que nous ne le sachions nous-mêmes. Son utilité courante est indéniable et admirable. Mais, comme le souligne Tim Ingold, les appareils de transport nous font parfois payer le prix fort pour leur rapidité. En pouvant si facilement être transporté presque partout instantanément, on risque de ne plus « habiter » nulle part (dwelling), puisqu’on n’habite un territoire qu’en l’arpentant par des cheminements qui nous sensibilisent à son environnement. Les études littéraires ne sauraient aujourd’hui être conçues contre l’univers numérique des algorithmes et des techno-images, mais dans cet univers – comme un moyen-medium pour mieux l’habiter, de façon moins automatique et plus autonome, par des mouvements moins rapides mais mieux orientés.
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Pour citer l'article
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Rap et "Bucoliques" de Virgile
Dans sa thèse « Refonder l’enseignement des langues anciennes : le défi de la lecture », Dominique Augé insiste sur la nécessité, pour faire des élèves latinistes ou hellénistes des lecteurs curieux, de leur présenter des textes en langue originale dont les schémas narratifs et certaines composantes, tels les personnages ou les lieux, « leur permettent de mobiliser des savoirs ou des référentiels antérieurs » (Augé 2013 : 154). Aussi recommande-t-elle de construire les postures du lecteur auprès des élèves en abordant la littérature grecque et latine à l’aide de textes relevant de genres littéraires connus en français, par exemple la fable, emboîtant le pas à Anne Armand (1997 : 79-97) et Mireille Ko (2000 : 41) : familiers des Fables de La Fontaine, les élèves nourrissent des attentes qui les motivent à entrer dans les Fables d’Ésope ou de Phèdre, tout en possédant un univers référentiel qui le leur permet (Augé 2013 : 147-175).
Rap et "Bucoliques" de Virgile
I. Introduction et questionnement
Dans sa thèse «Refonder l’enseignement des langues anciennes : le défi de la lecture», Dominique Augé insiste sur la nécessité, pour faire des élèves latinistes ou hellénistes des lecteurs curieux, de leur présenter des textes en langue originale dont les schémas narratifs et certaines composantes, tels les personnages ou les lieux, «leur permettent de mobiliser des savoirs ou des référentiels antérieurs» (Augé 2013 : 154). Aussi recommande-t-elle de construire les postures du lecteur auprès des élèves en abordant la littérature grecque et latine à l’aide de textes relevant de genres littéraires connus en français, par exemple la fable, emboîtant le pas à Anne Armand (1997 : 79-97) et Mireille Ko (2000 : 41): familiers des Fables de La Fontaine, les élèves nourrissent des attentes qui les motivent à entrer dans les Fables d’Ésope ou de Phèdre, tout en possédant un univers référentiel qui le leur permet (Augé 2013 : 147-175).
Pour la plupart des genres littéraires antiques il existe un correspondant plus récent que les élèves ont déjà rencontré dans le cadre de leur parcours scolaire ou de leur parcours personnel au moment où l’on aborde en latin ou en grec un texte relevant dudit genre littéraire. Mais il y a aussi des genres que les élèves ne connaissent pas du tout et dont la thématique, de prime abord, n’est pas de celles qui les passionnent. Le genre bucolique en est un bon exemple. Ce n’est sans doute pas pour rien que les Bucoliques de Théocrite ou celles de Virgile ne sont pas mentionnées dans les Plans d’études actuels de Suisse romande pour l’école secondaire 1 ou 2, qu’elles ne figurent presque jamais dans les moyens d’enseignement1 et qu’elles sont encore plus rarement lues en classe.
Si cependant on investit un périmètre plus large que la littérature à la recherche d’expressions artistiques connues des élèves et dont l’exploitation éveillerait chez eux des attentes et les mettrait dans la posture de lecteurs actifs, cette lacune peut être comblée grâce au rap.
De fait, les dimensions poétique, rythmique et théâtralisée caractérisent pareillement cette création culturelle populaire issue du mouvement hip hop que la bucolique gréco-latine, ces textes «monumentalisés dans la culture savante» (Dupont 2015). Aussi l’omniprésence du rap et sa notoriété auprès de tous les élèves –certes à des degrés divers– semblent le désigner comme une possible porte d’entrée dans les Bucoliques. Comment? Ce sera le propos de la deuxième partie de cet article, qui décrira le dispositif didactique développé et en relatera trois mises en pratique, alors que la conclusion s’interrogera sur sa validité.
II. Virgile, le rap et des apprenants
a) Acte 1
Il convient de faire précéder la description de notre dispositif et de ses réalisations par une réflexion concernant le domaine dans lequel nous entendons faire construire des stratégies et des compétences par les apprenants. Alors que Ko, Armand et Augé recommandent de recourir à des genres littéraires connus des élèves pour leur permettre de mobiliser leurs savoirs littéraires, formels ou thématiques, le parcours que nous avons proposé convoque certes aussi des connaissances littéraires, mais également un ensemble de données performatives et énonciatives ; par conséquent, il stimule davantage une réflexion d’anthropologie historique avec une perspective ethnopoétique2. De fait, le pivot principal de notre dispositif consiste dans la battle que les protagonistes se livrent sur les divers niveaux évoqués, le performatif étant sans doute le plus important3.
La séquence a été réalisée pour la première fois en juin 2018 avec deux des classes de latin de Catherine Fidanza, regroupant dix élèves de 1ère et de 2ème année du Lycée Denis-de-Rougemont à Neuchâtel, en classe hétérogène. Ces élèves de 16-17 ans étaient à la fin de leur deuxième ou troisième année de latin – leurs connaissances étaient donc encore relativement modestes. Ils connaissaient Virgile pour avoir lu plusieurs passages de l’Énéide, mais ils n’avaient encore jamais entendu parler des Bucoliques. Pour disposer d’un bon point de comparaison, d’une Bucolique offrant un bon exemple de battle, nous avions choisi la Bucolique 3, qui met en scène deux pâtres, Menalcas et Damoetas. Au début du poème, Menalcas demande à Damoetas à qui appartient le troupeau de brebis qu’il garde. Les deux se disputent rapidement, puis Damoetas propose une joute à Menalcas. Tous deux présentent leur enjeu, ils demandent à un voisin de jouer à l’arbitre – et la joute commence.
Dans un premier temps, Catherine Fidanza a consacré deux périodes à parcourir cette Bucolique avec ses élèves et leur en faire découvrir en traduction française le contenu et les personnages.
Le cœur de la séquence, composé d’une amorce, de quatre activités et d’une conclusion, a occupé deux périodes de 45 min. Il a été modéré par les trois intervenants Catherine Fidanza, Antje Kolde et Martin Conod.
En guise d’amorce, les élèves ont été invités à répondre à la question suivante : «L’association des termes “Bucoliques” et “rap” fait-elle sens pour vous? Si oui, pourquoi?» Au cours d’un tour de table, certains ont déjà pointé l’affrontement entre deux personnages présents dans les deux expressions artistiques tout comme leur dimension poétique.
La première activité a consisté dans le visionnement d’une petite dizaine d’exemples de battles diverses, allant de plusieurs extraits de rap à des caricatures en passant par de la street dance, une joute orale népalaise, une battle de percussionnistes indiens, de chanteurs sud-coréens, de guitaristes émo-métal japonais et finlandais4. Le but était que les élèves dégagent les caractéristiques des battles modernes, tous genres confondus. À l’issue de discussions modérées par les intervenants, ils ont formulé les réponses suivantes : a) les joutes se pratiquent dans beaucoup de domaines et expressions artistiques ; b) ce sont des «performances» (au sens anglo-saxon : avec implication du public) ; c) l’expression est «holistique» : musique, rythme, corps, voix, mots, tout y participe ; d) elles sont ritualisées : les deux personnages s’affrontent, passant par l’émulation, l’invective et l’humiliation, le second reprenant et variant ce qu’a fait le premier.
La deuxième activité était centrée sur un extrait de la Bucolique retenue5. Les élèves devaient écouter un échange entre les deux pâtres présenté par Antje Kolde qui marquait le passage d’un berger à l’autre en se déplaçant dans la salle ; le texte latin était oralisé à l’aide d’une scansion respectant tant le rythme de l’hexamètre dactylique que l’accent tonique des mots et les césures ; sans donc avoir le texte sous les yeux, les élèves avaient la consigne de dire a) si certains mots étaient mis en évidence, b) si oui, par quels procédés et c) les remarques générales qui en découlaient du point de vue du contenu. Par un jeu de questions-réponses, les élèves ont trouvé diverses manifestations de variatio et d’imitatio, que ce soit au niveau de la thématique ou de procédés rythmiques6 et rhétoriques ; cela leur a permis d’établir des parallèles entre les battles modernes et celles de la Bucolique. Il convient de préciser que la recherche tant des mots mis en évidence par leur accentuation et leur place dans le vers que des réseaux entre les mots a poussé les élèves à articuler une réflexion profonde sur l’effet de la poésie aussi bien sur le poète que sur le personnage intradiégétique et l’auditeur / le lecteur.
La troisième activité revenait au rap : en écoutant un extrait d’un rap d’Oxmo Puccino7, les élèves ont dû pointer la correspondance entre contenu et forme induite par l’accentuation d’une syllabe.
La quatrième activité se proposait de faire découvrir aux élèves le même phénomène dans le texte latin8 : comme lors de la deuxième activité, les élèves n’ont pas eu de difficultés à réaliser l’activité, en écoutant attentivement l’oralisation du texte latin selon les mêmes modalités.
La séquence s’est conclue par la comparaison de plusieurs traductions des deux passages étudiés, datant d’époques différentes. Les élèves avaient comme consigne d’évaluer si les traducteurs avaient mis en valeur les éléments dégagés par la réception orale, comparable à une réception en rap.
En aval, les élèves ont dû répondre après quelques jours à deux questions visant tant la motivation qu’ils retiraient de cette démarche de comparaison que son utilité pour la suite de leurs études.
Les réponses à la première question montrent que les élèves ont été sensibilisés à la dimension esthétique du texte latin qui leur a été rendue accessible par l’actualisation opérée par le biais du rap, tout comme à la construction du sens du texte antique et au rapprochement créateur de sens avec les battles modernes. Ainsi, une élève énumère ce qu’elle retient particulièrement : «Les passages sur la scansion et ce qu’elle peut révéler sur le texte, les mises en évidence qu’elle opère et ce qu’en font les traducteurs, les liens faits entre les constructions du texte antique et celles des battles modernes.»
Si la deuxième question était censée porter sur le microcosme du lycée, certains l’ont élargie au macrocosme de la vie. Comme il leur était demandé, les élèves ont pris du recul et il ressort de leurs réponses qu’ils ont intériorisé la matière qui leur a été apportée puisqu’ils insistent sur l’importance des sonorités dans toute poésie, de la place des mots et du lien entre l’expression actuelle rappée et le texte de Virgile.
b) Acte 2
La séquence a pu être reconduite le 27 octobre 2018, à l’occasion du 6ème Lateintag à Wettingen. Le scénario a dû être adapté aux circonstances légèrement modifiées : le nombre d’intervenants réduit à deux, un temps à disposition de 60 min et le public composé de latinistes en partie d’un niveau très avancé. Le dispositif a été modifié en un point : les répliques des deux pâtres n’ont pas été oralisées par une seule et même intervenante, mais chaque berger a été représenté par une intervenante ; cette modification constitue une nette amélioration, car elle a facilité la compréhension de la partie latine par une meilleure répartition des voix. Les activités ont été réalisées avec le même succès qu’à Neuchâtel et les réactions du public ont été en tous points semblables à celles des gymnasiens.
c) Acte 3
La troisième réalisation de la séquence a eu lieu le 12 janvier 2019 à l’École Normale Supérieure de Lyon, à l’occasion d’une journée de formation ELLASS (Enseigner les Langues Anciennes dans le Secondaire et le Supérieur) : les conditions étaient identiques à celles du Lateintag ; le public était constitué d’une douzaine d’étudiants qui préparaient leur concours d’agrégation. Bien que la plupart des agrégatifs aient montré peu de sympathie pour le rap, la séquence et les activités ont rencontré un vif succès. À la fin de la séance, les étudiants ont souligné l’effet actualisant de cette approche, qui comble l’abîme spatio-temporel et culturel séparant le texte de Virgile du rap et lui confère par là un sens tout à fait actuel. «Avant, je trouvais que l’enseignement des langues anciennes était un enseignement mort», s’exprime l’un d’eux ; «maintenant, je sais qu’on peut le faire vivre.»
III. Conclusion : validité de la séquence ?
Interrogeons-nous en guise de conclusion sur la validité de notre dispositif, et cela du triple point de vue des connaissances acquises, de la motivation et des connaissances transmises.
Il est difficile de s’exprimer sur le premier point : il eût fallu tester les connaissances acquises après un certain laps de temps. Or, c’était impossible. De fait, nous n’avons jamais revu les participants à la deuxième et à la troisième réalisation ; quant aux élèves neuchâtelois, notre intervention était trop proche de la fin de l’année. Cependant, des remarques que les uns et les autres ont faites durant l’année scolaire 2018-2019 ont montré qu’ils avaient assimilé l’importance de la place des mots, de leur accent et du rythme pour l’énonciation du texte et la construction de son sens.
En ce qui concerne la motivation, l’enthousiasme rencontré lors des trois réalisations montre la validité du scénario, même s’il était à chaque fois imputable aussi à d’autres facteurs. Ainsi, la séquence s’est toujours située en dehors du quotidien de l’école – dans le cadre d’un festival de langues anciennes et d’une journée de formation pour les réalisations 2 et 3, dans celui d’un enseignement un peu particulier, d’emblée déclaré comme expérimental, en ce qui concerne les élèves neuchâtelois. À leur propos, la présence de deux personnes extérieures, dont un chanteur connu et annoncé dans le programme d’un festival de peu postérieur à son intervention, a certainement joué un rôle. Selon les dires des participants à l’issue des trois réalisations, c’était néanmoins le scénario et les connaissances variées qu’il convoquait qui étaient particulièrement motivants pour eux.
L’évocation des connaissances convoquées permet de passer au dernier point : les connaissances transmises. Pour aborder la lecture des Fables gréco-latines, les didacticiens recommandent fréquemment, nous l’avons vu, de recourir aux Fables de la Fontaine ; outre la stratégie didactique, la filiation entre la fable antique et celle du XVIIème légitime ce procédé. Qu’en est-il dans notre cas? Notre scénario risque-t-il de transmettre des erreurs ou repose-t-il sur des parallèles vraisemblables entre Virgile et le rap? La vraisemblance des parallèles nous semble plus que probable : le texte des Bucoliques, que l’on a l'habitude de voir comme «monument de la culture savante», porte en effet les traces d'activités collectives qui ont disparu, alors qu'elles étaient vivantes dans la culture populaire ; on a ainsi perdu l'usage lié à leur pratique, qui était sans doute, pour les Bucoliques, des mimes ou d'autres styles de spectacles. En d’autres termes, le texte des Bucoliques a été «déterritorialisé» (Dupont 2015) – mais le recours aux comparaisons avec le rap permet de le «reterritorialiser». Certes, plusieurs éléments sur lesquels nous nous appuyons, tels la scansion accentuée et la performance des Bucoliques, sont toujours débattus. Mais loin de constituer un frein pour notre scénario, cette donne fournit un argument en faveur de sa validité didactique : en expliquant ces débats aux élèves, on leur montre que les langues anciennes sont encore bien vivantes – puisqu’on débat à leur sujet.
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Dupont, Florence (2015) « La voix des classiques, aux arènes de Lutèce, Paris 2015 - entretien de Laure de Chantal », réalisation de Hocine Gasmi, URL : https://www.youtube.com/watch?v=z55Urz_ErQ4
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Damoetas : «Jupiter est le début de tout, Muses ; tout est plein de Jupiter ; il prend soin de nos terres, mes chants lui plaisent». Menalcas : «Et moi, Phoebus m’aime : j’ai toujours des offrandes pour Phoebus chez moi, du laurier et le doux hyacinthe pourpré». (Traduction : A. Kolde)
Nescio quis teneros oculus mihi fascinat agnos.» (Ibid. note 5).
Damoetas : «Hélas, comme il est maigre, mon taureau, dans son gras pâturage ! L’amour est pareillement la mort pour le troupeau que pour le maître du troupeau.» Menalcas : «Chez ceux-là – et l’amour n’est pas en cause ! – la peau tient à peine aux os ; je ne sais quel mauvais œil jette un sort à mes tendres agneaux». (Traduction : A. Kolde)
Pour citer l'article
Antje Kolde & Catherine Fidanza, "Rap et "Bucoliques" de Virgile", Transpositio, Comment ça s'enseigne, 2020http://www.transpositio.org/articles/view/rap-et-bucoliques-de-virgile
Voir également :
Haïku et pédagogie : le cas René Maublanc (1927)
En août 1927, la Revue Franco-Nippone publie une communication signée par René Maublanc (1891-1960) et intitulée «Le Haï-Kaï au lycée» (1927){{Maublanc écrit régulièrement dans cette revue : voir les numéros de février, mai, août et novembre 1926.}}. Dirigée par Akimasa Nakanishi, la Revue Franco-Nippone compte parmi ses collaborateurs des Japonais de Paris, d’éminents japonologues et des Français passionnés par le Pays du Soleil Levant. Parmi eux, Maublanc se profile comme l’un des principaux promoteurs du haïkaï dans la France de l’entre-deux-guerres.
Haïku et pédagogie : le cas René Maublanc (1927)
En août 1927, la Revue Franco-Nippone publie une communication signée par René Maublanc (1891-1960) et intitulée «Le Haï-Kaï au lycée» (1927)1. Dirigée par Akimasa Nakanishi, la Revue Franco-Nippone compte parmi ses collaborateurs des Japonais de Paris, d’éminents japonologues et des Français passionnés par le Pays du Soleil Levant. Parmi eux, Maublanc se profile comme l’un des principaux promoteurs du haïkaï dans la France de l’entre-deux-guerres.
Le haïkaï, une forme voyageuse
Sous l’appellation «haïkaï» se cache une forme poétique d’origine japonaise, dont la brièveté extrême fascine aujourd’hui encore l’Occident : le haïku2. Lorsque paraît «Le Haï-Kaï au lycée», le petit poème est déjà familier des lecteurs français. L’ouverture forcée du Japon en 1853-1854, la vogue japoniste initiée par les collectionneurs et les artistes, puis amplifiée par les diverses Expositions universelles, lui ont préparé un terreau fertile. Au Japon, sous l’impulsion du poète Masaoka Shiki (1867-1902)3, la forme connaît une importante réforme qui accentue sa circulation en Occident. Elle est d’abord connue en France grâce à des traductions4 et éveille l’intérêt des poètes au moment où le refus de l’éloquence, la recherche de l’impair et le souci du bref se placent au centre des préoccupations5. Fraîchement revenu d’un tour du monde, le jeune philosophe Paul-Louis Couchoud (1879-1959) – dont les travaux porteront plus tard sur Spinoza ou l’historicité de Jésus – compose les premiers haïkus en français au début du XXe siècle et les rassemble sous le titre Au fil de l’eau (2004 [1905]). Cette mince plaquette, tirée à compte d’auteur, est suivie d’études plus ambitieuses parmi lesquelles il faut citer Sages et Poètes d’Asie (1916)6. Couchoud y donne une définition qui influencera durablement la réception française de la forme :
Un haïkaï est une poésie japonaise en trois vers, ou plutôt en trois petits membres de phrase, le premier de cinq syllabes, le second de sept, le troisième de cinq : dix-sept syllabes en tout […] un simple tableau en trois coups de brosse, une vignette, une esquisse, quelquefois une simple touche, une impression. (1916: 53-54)
La Première Guerre mondiale fournit au haïku français une impulsion inattendue, lorsque des poètes s’en saisissent pour témoigner de l’enfer qu’ils ont vécu dans les tranchées. Parmi eux, l’Ardéchois Julien Vocance (pseudonyme de Joseph Seguin) rencontre le succès avec ses «Cent visions de guerre» (1916)7. Néanmoins, ce n’est qu’en septembre 1920 que la forme entre réellement sur la scène littéraire, à la faveur d’un numéro de La Nouvelle Revue Française (Paulhan [et al.] 1920)8. Jean Paulhan, initiateur de l’anthologie et alors secrétaire de La NRF, considère le haïku comme un terrain expérimental à investir collectivement pour revivifier la pratique poétique. Il s’en explique dans sa note liminaire :
Dix faiseurs de haï-kaïs, qui se retrouvent ici réunis autour de Couchoud, tâchent de mettre au point un instrument d’analyse. Ils ne savent pas quelles aventures, ils supposent la plupart que des aventures attendent le haï-kaï français – (qui pourrait trouver par exemple la sorte de succès qui vint en d’autres temps au madrigal, ou bien au sonnet ; et par là former un goût commun : ce goût justement qui passe pour préparer la venue d’œuvres plus décisives). (1920: 330)
La mode est lancée, les publications se multiplient, poètes et critiques s’emparent du petit poème. Ce sont ces floraisons foisonnantes que René Maublanc cherche à ordonner dès le milieu des années 1920, faisant preuve d’un sens aigu de la vulgarisation.
Le haïku, un instrument démocratique
Lorsque Maublanc publie «Le Haï-Kaï au lycée» (1920), voilà presque dix ans qu’il se penche sur cette forme qu’il nomme, dans le sillage du traducteur anglais Basil Hall Chamberlain, «épigramme lyrique du Japon» (Chamberlain 1902). Son approche témoigne d’une volonté de diffusion qui, dès 1920, s’appuie sur des préoccupations à la fois pédagogiques et politiques :
Nous souhaitons que tout homme cultivé, chez nous, s’exerce à cet effort, comme au Japon, où le paysan même et l’ouvrier se piquent, comme le lettré, de savoir tourner leur haï-kaï. Dans les pays et aux époques de grande vitalité littéraire, il existe des genres populaires que chaque amateur est capable de pratiquer lui-même […], tel est, au Japon, le haï-kaï, tel il pourrait être demain, en France, si l’on voulait bien nous suivre. Car la littérature d’un peuple n’est pas faite seulement de la production de quelques écrivains de métier ; elle est d’autant plus forte et vivante que plus d’hommes y collaborent dans un effort unanime. […] Dans un pays où le haï-kaï serait familier à tous, ces mille inspirations anonymes ne seraient plus toutes perdues pour l’art, et les efforts associés de tous ces ouvriers obscurs prépareraient la venue prochaine des œuvres décisives. (1920: 4-5)9
L’appel de Maublanc s’adresse avant tout à l’amateur, qui pratique la poésie par délassement – et non par métier. À ce poète particulier, le haïku fournit, par sa brièveté et l’exigence qu’il requiert dans le choix des mots, un instrument d’analyse de soi, «presque une méthode de vie» permettant de «décomposer ses sensations et ses sentiments jusqu’à l’élément le plus fugitif [pour y retrouver] une force profonde et essentielle de l’univers» (1920: 4). Si cet outil de connaissance n’est pas en lui-même garant de chefs-d’œuvre, il doit préparer «un milieu de culture favorable» et «[élever] le goût général» (1920: 5), afin d’être, «à brève ou longue échéance, créateur de beauté durable» (1920: 5). En 1923, afin d’illustrer les possibilités que le haïku ouvre en français, Maublanc compose à l’attention du grand public une série d’articles de vulgarisation, ainsi qu’une vaste anthologie-bibliographie qui réunit plusieurs dizaines d’auteurs pratiquant la forme en France (1923a, 1923b). Ses propres haïkus, régulièrement publiés dans des revues diverses, sont rassemblés en volume en 192410.
Démocratique et pédagogique, son approche s’explique par son orientation professionnelle et politique : enseignant en philosophie, il donne notamment des cours au lycée de Reims entre 1921et 1922, tandis qu’il travaille à son anthologie-bibliographie. En parallèle à ses activités d’écrivain, de revuiste et d’enseignant, il est actif dans des syndicats socialistes et communistes – ce qui lui vaut quelques démêlés avec ses supérieurs (Chipot 2013: 15-55). «Le Haïkaï au lycée» témoigne de cette double position : Maublanc y pose «le problème de la valeur pédagogique» d’une forme à même de remettre en question les «abus de verbiage» de l’«enseignement littéraire traditionnel», en ouvrant les élèves «à l’expression directe, concrète, d’une pensée originale» (1927: 35). Secouer la vieille rhétorique à l’aide du haïku ? Peut-être – mais avant de soulever la poussière qui recouvre Cicéron et Bossuet, il faut s’interroger sur le chemin que devra emprunter le haïku français afin de n’être ni «un jeu de mot [ni] un trait d’esprit» (1927: 35). Un problème que Maublanc souligne, non sans malice :
Pour cela, d’ailleurs, il faudrait que le haïkaï français eût ses règles strictes, comme le haïkaï du Japon : les mêmes qu’au Japon ou d’autres, mais des règles. C’est par la forme plus encore que par le fond que pêchent les essais des fillettes de Saint-Omer. […] Et cela encore est un utile enseignement : cela prouve qu’un bon haïkaï ne se fait pas par subite inspiration, qu’il n’est pas si facile à forger qu’on le croit d’ordinaire (1927: 36)11.
À près d’un siècle d’écart, les mots de René Maublanc résonnent encore, comme une invitation à se saisir d’une forme poétique paradoxale, à la fois si modeste mais si exigeante.
Magali Bossi
Le Haïkaï au lycée
Un de mes amis, professeur dans une petite ville du Nord de la France, vient d’introduire le haïkaï, comme exercice littéraire, dans l’Université12. À ses élèves du cours secondaire, – cinq jeunes filles de douze à quinze ans, – il a expliqué le sens et la forme de l’«épigramme lyrique du Japon» ; il leur a lu quelques beaux haïkaï japonais et quelques essais de haïkaï français ; puis, au lieu de la traditionnelle «narration»13, il leur a demandé de lui remettre des tercets composés par elles sur des sujets de leur choix. Les fillettes ont répondu avec joie à son appel, et j’ai devant moi les résultats de leur travail.
Que ces premières ébauches soient tout à fait satisfaisantes, on ne saurait le dire sans excès d’indulgence. Mais elles peuvent intéresser, par leurs qualités et par leurs défauts mêmes, les Français comme les Japonais. Et elles posent le problème de la valeur pédagogique du haïkaï.
Imposer à des élèves de lycée la concision du haïkaï, c’est les mettre en garde contre la rhétorique, l’éloquence, le «laïus».
Ceux qui connaissent par expérience notre enseignement littéraire traditionnel savent combien il peut être utile d’y réfréner les abus de verbiage. Le haïkaï est un excellent contrepoison à Cicéron et à Bossuet. Aussi bien, cet effort de brièveté, de concentration semble-t-il pénible à certaines des élèves qui s’y sont appliquées : dans la plupart de leurs haïkaï, il y a des adjectifs inutiles, des expressions toutes faites, – des longueurs.
Un autre objet, et plus profond, de cet exercice, serait d’amener les enfants à l’expression directe, concrète, d’une pensée originale. Les élèves de nos lycées voient la nature, les hommes, leur propre corps et leur propre cœur à travers les littératures anciennes et modernes dont on leur a bourré le crâne ; ils savent trop de vers des autres pour en créer qui soient bien à eux. Si pourtant on leur demande de noter, sans prétention et hors des cadres réguliers, une sensation, une émotion, un souvenir vécu, ils pourront quelquefois retrouver l’idée pure, la pensée vierge. Trois ou quatre fois, devant les haïkaï qu’a reçus mon ami Jean Laubier14, on a l’impression rafraîchissante d’une idée à l’état naissant.
Mais plus souvent, et par malheur, on trouve autre chose qu’un véritable haïkaï : un jeu de mots ou un trait d’esprit, ou une «pensée» à la manière de La Rochefoucauld. Le goût du «trait» et le goût de la «pensée» (l’un et l’autre d’ailleurs se confondant souvent) semblent ainsi des marques de ce qu’on appelle l’esprit français15.
Enfin, le haïkaï devrait donner à ceux qui s’y exercent le sens du rythme. Ce devrait être un travail poétique, c’est-à-dire un travail de construction, d’ajustage, une combinaison harmonieuse de syllabes en nombre choisi. Pour cela, d’ailleurs, il faudrait que le haïkaï français eût ses règles strictes, comme le haïkaï du Japon : les mêmes qu’au Japon ou d’autres, mais des règles. C’est par la forme plus encore que par le fond que pèchent les essais des fillettes de Saint-Omer. Les unes croient qu’un haïkaï n’est qu’une ligne de prose coupée arbitrairement et écrite sur trois lignes. D’autres négligent tout équilibre du vers et tout accord des sons. Et cela encore est un utile enseignement : cela prouve qu’un bon haïkaï ne se fait pas par subite inspiration, qu’il n’est pas si facile à forger qu’on le croit d’ordinaire. Il est agréable de constater que les premiers haïkaï de jeunes filles intelligentes et cultivées sont ingénieux et encourageants ; mais il est nécessaire qu’aucun ne soit excellent. Car un exercice ne vaut rien si l’on y réussit du premier coup.
En ce sens et sous ces réserves, j’espère que les lecteurs de la Revue Franco-Nippone reconnaîtront l’intérêt de cette expérience pédagogique. Je publie ci-dessous quelques exemples caractéristiques des haïkaï remis à Jean Laubier. Leurs auteurs ont quinze ans au plus ; la dernière a quatorze ans.
René Maublanc
Au loin, on voit s’approcher deux grands yeux.
Arrive un bruit sourd, lointain, un bruit confus.
Un sifflement aigu, un grincement, le train entre en gare.
Irène B…
***
Fier et solitaire,
La queue droite comme un épi,
Le chat se promène.
***
Un bêlement, un aboiement, une clochette,
Un ruisseau qui murmure,
Nuit dans la montagne.
Reynolde T.-R.
***
La chanson,
Comme une écharpe,
Flotte autour de ta voix.
***
La mer et le ciel. Un bateau
Vogue-t-il dans les nues
Ou sur l’eau ?
Édith N…
***
Du métal fondu.
Mêlez de la sueur d’homme.
Il en sort une machine.
***
Un travail, un péril immense.
La gloire aujourd’hui.
L’oubli demain.
Collette B…
***
Le muguet.
Clochette dont le son
S’est changé
En parfum.
Bibliographie
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Jaccottet, Philippe (1967), Airs : poèmes : 1961-1964, Paris, Gallimard.
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Pour citer l'article
Magali Bossi, "Haïku et pédagogie : le cas René Maublanc (1927)", Transpositio, Archives, 2019http://www.transpositio.org/articles/view/haiku-et-pedagogie-le-cas-rene-maublanc-1927
Voir également :
Entretien : "disputes" et justifications de l'enseignement de la littérature
... la «crise» frappe l’enseignement de la littérature tous les «vingt-cinq à trente ans, soit l’équivalent d’une génération (2005:8), depuis que celui-ci est inscrit comme tel dans les programmes scolaires. Je ne saurais donc que souligner – comme le font d’ailleurs, à la suite d’André Chervel (2006), Marie-France Bishop et Jean-Louis Dufays dans ce premier dossier que nous offre la nouvelle revue Transpositio – combien l’histoire d’une discipline scolaire...
Entretien : "disputes" et justifications de l'enseignement de la littérature
Dans votre ouvrage paru en 2015 et intitulé Enseigner la littérature aujourd’hui: «disputes» françaises (Paris, Champion), vous mettez l’accent sur les débats qui ont accompagné depuis une vingtaine d’années les réformes de l’enseignement de la littérature en France. Les prises de position, très tranchées et virulentes, ont été nombreuses. À relire certaines d’entre elles, on s’étonne de leur forte teneur émotionnelle. Comment expliquez-vous cette composante affective des débats? Serait-elle une caractéristique de la «crise» de l’enseignement de la littérature en ce début du XXIe siècle?
Je me permets de répondre à votre seconde question avant de proposer quelques explications à «cette composante affective des débats» qui ont accompagné les réformes de l’enseignement de la littérature en France au cours des vingt dernières années.
Cette «composante affective» ne me semble pas être une caractéristique de la «crise» de l’enseignement de la littérature en ce début du XXIe siècle, du moins pour ce qui concerne la France. En effet, comme tend à le souligner le titre donné au premier chapitre, cette «crise» est en quelque sorte «congénitale». Selon Alain Viala, président du groupe d’experts à l’origine des programmes de lycée vivement contestés au tout début des années 2000, la «crise» frappe l’enseignement de la littérature tous les «vingt-cinq à trente ans, soit l’équivalent d’une génération (2005:8), depuis que celui-ci est inscrit comme tel dans les programmes scolaires. Je ne saurais donc que souligner – comme le font d’ailleurs, à la suite d’André Chervel (2006), Marie-France Bishop et Jean-Louis Dufays dans ce premier dossier que nous offre la nouvelle revue Transpositio – combien l’histoire d’une discipline scolaire (ses évolutions et ses régressions en termes de finalités mais aussi de corpus, de contenus et de modalités d’enseignement) nous aide à comprendre les reconfigurations successives auxquelles elle est soumise.
La «teneur émotionnelle» qui caractérise les discours de déploration qui ont envahi la scène publique française au tournant du XXIe siècle n’est en rien exceptionnelle. Déjà au début du siècle précédent, Gustave Lanson a dû répondre aux vives attaques qui lui étaient adressées depuis la mise en application de la réforme de 1902, considérée alors comme le facteur essentiel de la «crise du français». Il lui a fallu expliquer à ses détracteurs que les changements sociaux et sociétaux observés à partir des années 1840 avaient accentué les écarts entre la culture littéraire classique enseignée au lycée, dont le public s’était diversifié, et la culture bourgeoise, dont les pratiques culturelles s’étaient également modifiées. Et une telle situation jalonne tout le vingtième siècle, période durant laquelle les politiques publiques d’éducation tendent progressivement à favoriser la massification et la démocratisation de l’enseignement scolaire et, plus tardivement, universitaire. Or, si les réformes Berthoin, Fouchet-Capelle et Haby 1, adoptées respectivement en 1959, en 1963 et en 1975, ont permis, en France, la massification de l’enseignement secondaire, sa démocratisation se fait attendre aujourd’hui encore, alors même que les acteurs politiques comme institutionnels n’ont eu de cesse tout au long du dernier demi-siècle de la promouvoir par une série de mesures, parfois contradictoires et contre-productives pour ce qui concerne l’enseignement de la littérature. C’est précisément ce que j’explique dans l’ouvrage L’enseignement de la littérature au collège (2005:25-91), duquel je vais tirer trois exemples afin de montrer combien cet enseignement répond à des enjeux sociaux et sociétaux et, par là même, à des enjeux politiques, raison pour laquelle toute orientation nouvelle donnée à cet enseignement est source de tensions et donc de réactions souvent très vives. On peut lire, par exemple, dans les Instructions du 27 octobre 1960 concernant «la lecture suivie et dirigée»:
[Il faut] restaurer dans une certaine mesure la notion de littérature qui a pris pour de nombreux esprits un sens péjoratif. Il faut montrer qu’elle n’est pas un jeu gratuit de l’esprit, une parade étincelante chargée de divertir la galerie, un musée poussiéreux d’écrivains qu’on salue au passage et qu’on s’empresse d’oublier, mais l’expression d’une époque dont elle reflète les idées et les rêves, les inquiétudes comme les espoirs, les déchirements comme les enthousiasmes, mais le témoignage d’hommes profondément engagés dans l’existence et qui nous font part de leurs multiples expériences. Nos élèves doivent savoir que la littérature est une force sociale, qu’elle forme et oriente les esprits, qu’elle dégage des styles de vie, qu’elle influe puissamment sur la mentalité et l’opinion et que, par suite, c’est avec sérieux qu’on doit la considérer 2.
Considérer la littérature et, de fait, son enseignement scolaire «avec sérieux» est alors d’autant plus indispensable qu’elle entre en concurrence, semble-t-il, avec un nouveau medium culturel (la télévision voire, dans une moindre mesure, le cinéma), susceptible de «forme[r] et [d’]oriente[r] les esprits». Situation qui conduit, par exemple, les auteurs du manuel Lire – Troisième (Descazaux & Littman), édité par Bordas en 1968, à émettre un véritable cri de détresse:
Homme sans passé, sans drame, sans langage, transparent et puéril, infiniment fragile, perméable à toutes les entreprises, et les plus vulgaires, de la propagande et de la publicité. Consommateur conditionné, automate consentant aux rouages bien huilés, curieux de déguisement, de violence et de bruit pour mieux dissimuler son néant intérieur. Dès lors comment douter que notre devoir le plus pressant soit de rendre à ce pantin son humanité? C’est à préparer les futurs adhérents des maisons de la culture qu’il nous faut œuvrer. Ah! Comme tout reprend sens et saveur dès que passe à nouveau le courant humain, dès que retentit la voix oubliée des poètes, dès que la litote, l’allusion, la nuance fine sont à nouveau entendues et saluées comme telles!
C’est également avec une grande charge affective que les auteurs du manuel Textes vivants – Expression personnelle – Sixième édité par Magnard en 1973 rappellent aux professeurs de français que leur mission est de «sauver la personne, au moment où elle risque d’être altérée par la mécanisation et la robotisation de la vie, happée par la fourmilière des villes, submergée par le déferlement d’images télévisées» (Arnaud L. & C.:6). On retrouve cette même «teneur émotionnelle» dans le propos tenu par l’universitaire français Jean Burgos en 1975: «J’ai l’impression que notre enseignement fait naufrage, il faut trouver au plus vite des solutions» (1977:97). Et, vingt-cinq ans plus tard, le Belge Karl Canvat dresse un constatanalogue à celui de son ainé: «Tout le monde connait la crise que traverse,depuis une trentaine d’années, l’enseignement de la littérature dans lesecondaire» (2001:151). Comme je m’efforce de le (dé)montrer dans la première partie de l’ouvrage auquel vous faites allusion, ces discours de déploration reflètent certes une situation conflictuelle mais ils sont aussi, selon moi, le signe de lavitalité d’un enseignement humaniste qui interroge sans cesse ses finalités, ses contenus,ses modalités. C’est d’ailleurs ce que tend également à rappeler Jean Caune dans sa monographie publiée en 2013. Selon ce spécialiste de la médiation culturelle, l’enseignement des sciences serait également en crise dans la mesure où il est en rupture avec l’état actuel du monde et de la société. Et, de fait, le chercheur questionne la place de la science au sein des humanités contemporaines.
La «forte teneur émotionnelle», perceptible dans les propos qui ont accompagné la mise en application de nouveaux programmes de français au tournant du XXIe siècle, est présente dans un grand nombre de discours tenus en réaction aux réformes successives qui ont jalonné le XXe siècle en vue d’adapter les disciplines scolaires – et, en particulier, l’enseignement de la littérature comme celui de la langue – à la réalité sociale et technologique du moment. À l’occasion des premières Rencontres des chercheurs en didactique de la littérature, Martine Jey ouvre sa communication par cette question: «Et si les débats et polémiques actuels étaient, pour une bonne part, la répétition des débats de la fin du siècle dernier?» (2001:35). On peut donner au moins deux explications, étroitement liées, à cette «composante affective des débat» d’hier et d’aujourd’hui.
La première réside dans les liens, plus ou moins ténus, qui unissent «humanités» et enseignement de la littérature, notamment française, depuis sa création, c’est-à-dire depuis l’instauration de l’explication de textes d’auteurs français au baccalauréat en 1840: mise en concurrence des humanités classiques et des humanités modernes dès le milieu du XVIIIe siècle et tout au long du XIXe siècle, des humanités modernes et des méthodes dans la seconde moitié du XXe siècle (Veck 1994) puis «retour en force» des humanités au tournant du XXIe siècle (Denizot 2015) et questionnement sur la définition même des «humanités» aujourd’hui (Citton 2010; Doueihi 2008, 2011). Certes, comme N. Denizot le fait remarquer, «[d]ans le champ de l’enseignement, le terme “humanités” semble réapparaitre depuis quelques années, mais avec des acceptions qui ne sont pas complètement stabilisées» (Ibid.). On observe cependant depuis une décennie un recentrage des programmes sur la dimension humaniste3 de la culture – de la culture littéraire étroitement liée à la culture artistique, comme le soulignent les programmes de l’école et du collège de 2015 – et, de fait, sur la portée éthique, politique voire philosophique des œuvres. À l’heure où les valeurs de la République française sont ébranlées, l’enseignement de la littérature apparaît comme un espace de «formation des élèves à une posture éthique d’interprète, quels que soient les discours auxquels ils ont affaire. […] Il s'agit d'une préoccupation d'ordre politique, en ce qu'elle réintroduit la question de l'effet de vérité des textes et la question des valeurs que le lecteur actualise à leur contact» 4. On perçoit dans ces orientations, assumées tout à la fois par quelques acteurs institutionnels et par certains chercheurs (en didactique de la littérature mais aussi en philosophie éthique, en sociologie des valeurs, en théories littéraires), combien l’enseignement de la littérature est susceptible de répondre à des enjeux éthiques et politiques et, par voie de conséquence, de faire l’objet de débats à forte charge affective, et cela, indépendamment du contexte dans lequel ces débats s’inscrivent.
Afin de développer quelque peu cette deuxième explication, je vais prendre appui sur la double acception du terme «politique» que Paul Aron rappelle dans Le dictionnaire du littéraire (2002:590-591): le politique désigne «l’espace social de la confrontation des opinions et des intérêts des citoyens», la politique désigne «l’art de gouverner la cité». Et il précise:
Le domaine du littéraire ne peut être pensé à l’écart de ces deux acceptions. Il est, pour une part, un lieu d’intégration «civile» des citoyens dans la vie sociale, parce qu’il permet de maîtriser la langue, les discours, les savoirs et les représentations, et parce qu’il offre un moyen d’invention et de divertissement; d’autre part, il peut être vu comme un vecteur d’opinions et d’intérêts. La place et les missions qu’on lui accorde dépendent donc de choix (du) «politique(s)».
La réalité institutionnelle française d’hier et d’aujourd’hui confirme cette corrélation établie ici entre l’enseignement littéraire et le/la politique, tous deux reposant sur des idéologies variables. Cette corrélation explique donc aussi la dimension polémique que revêtent les réactions des uns et des autres lors de toute réforme affectant en profondeur les finalités de cet enseignement et, de fait, ses modalités ainsi que les corpus sur lesquels il repose. Le propos développé au tournant du XXIe siècle par François Baluteau au sujet de l’enseignement dispensé dans les collèges souligne les tensions idéologiques qui l’affectent alors et qui concernent aujourd’hui tout autant le lycée, soumis au phénomène de massification évoqué plus haut:
S’il [le collège] se cale sur l’égalité des chances, on dénonce un renoncement à une excellence intellectuelle, une chute culturelle de la Nation, s’il maintient une exigence savante, on entendra des voix déclarer l’élitisme, s’il s’engage dans une reconnaissance d’une éducation intégrale, certains verront les signes de la défaite intellectuelle. […] Le collège serait finalement réussi si tous les jeunes, qui lui sont confiés, pouvaient en sortir avec un égal «bagage culturel ». Et par conséquent, au centre de tous les problèmes et de tous les espoirs, se place l’accès du plus grand nombre à la culture savante. Celle-ci est défendue largement comme une fierté nationale 5. Elle est aussi un principe supérieur qui rend indécidable la solution égalitaire par un renoncement à une culture scolaire exigeante. (2001:6)
L’enseignement de la littérature cristallise la tension évoquée ici de façon plus générale. Pour certains (législateurs, enseignants, parents et même élèves, chercheurs, etc.), celui-ci vise (doit viser) à l’acquisition de ladite «culture savante», culture «commune» autour de laquelle il s’agit de fédérer des (pré-)adolescents aux identités diverses afin d’assurer la cohésion du groupe social, dont le fonctionnement est effectivement assujetti à une communauté de normes, de références. La religion a longtemps assuré cette fonction normative: elle parvenait à «lier» les hommes autour d’un même objet sacré, autour des mêmes valeurs morales. Il est dès lors attendu de l’enseignement de la littérature qu’il poursuive cette même finalité dans la mesure où, comme l’explique Emmanuel Fraisse, «même sans Dieu (et surtout peut-être sans Dieu), même sans Auteur et sans origine, le livre et la lecture demeurent, en dernière analyse, le lieu du lien, de la solidarité absolue, de la religion au sens propre du terme» (2000:594). Or, faire apparaître la littérature (et son enseignement) comme un «liant social», facteur d’harmonie dans une communauté que d’aucuns disent qu’elle souffre de déliquescence, n’est-ce pas l’asservir à des raisons d’État, comme le soulignent les auteurs de l’ouvrage S’approprier le champ littéraire?
Mais l’État n’a pas joué uniquement au cours des siècles le rôle d’une instance régulatrice ou répressive, l’État, par le biais de certains de ses appareils idéologiques ou hégémoniques (surtout l’Église au moyen âge et l’École aux temps modernes) a orienté les pratiques du champ littéraire.
Par l’art et la littérature, l’État entend produire des discours de cohésion sociale et diffuse des valeurs dans le langage de l’universel. […]
Progressivement l’Église céda ses prérogatives à l’Appareil Judiciaire d’État en matière de censure et sa fonction idéologique à l’Appareil Scolaire. (Rosier, Dupont & Reuter, 2000:144)
Que l’on adhère ou non à cette prise de position, il n’en demeure pas moins que les contours de cette discipline scolaire sont à interroger car, comme le montre Alain Vaillant, «nous sommes aujourd’hui engagés dans un bouleversement littéraire d’une ampleur exceptionnelle – peut-être le plus considérable depuis la Renaissance»: non seulement les outils numériques transforment les conditions de création, de diffusion et de réception de l’objet littéraire, mais «le processus global de mondialisation, qui touche les productions intellectuelles au moins autant que l’économie, remet en cause [le] modèle national» (2011:12) sur lequel la littérature s’est construite dans l’hexagone.
On peut percevoir dans cette rapide démonstration combien l’enseignement de la littérature s’est fondé et se fonde aujourd’hui encore sur des considérations idéologiques et politiques, ce qui explique la «teneur émotionnelle» des débats qui surgissent lors de toute réforme affectant ses finalités, ses contenus, ses modalités.
L’enseignement de la littérature est l’objet de pratiques et de réflexions de la part d’une grande diversité d’individus impliqués au primaire, dans le secondaire, dans les universités et les hautes écoles; dans les instances nationales et régionales chargées d’élaborer les programmes; parmi les formateurs et les formatrices; en didactique; et dans les études littéraires. Il semblerait, à vous lire, que les «disputes» récentes n’aient pas mobilisé au même degré chacun de ces champs. Existe-t-il néanmoins des préoccupations qui leur seraient communes − en dépit de ces divergences éventuelles?
Limitant ma réflexion à l’enseignement de la littérature au collège et au lycée en France – même si je convoque des recherches menées dans différents contextes de la francophonie –, il est vrai que certains des champs que vous évoquez peuvent sembler ne pas être concernés par ces «disputes». Je vais donc, avant de répondre à votre question, apporter quelques précisions concernant les choix que j’ai opérés.
Il faut savoir qu’en France les programmes sont élaborés par une instance nationale (la Direction générale de l'Enseignement scolaire, qui dépend du Ministère de l’Éducation nationale) et qu’ils concernent donc l’ensemble de la population scolaire de l’hexagone et des départements et régions d’outre-mer.
Les formateurs et les formatrices ont pour mission de relayer les prescriptions institutionnelles et de faciliter leur mise en œuvre. Si contestation il y a de leur part, c’est le plus souvent sous une autre «étiquette» que celle de formateurs ou de formatrices qu’elle s’exprime: ils/elles adoptent alors la posture du chercheur, qui questionne, entre autres, la validité de ces prescriptions. Les travaux de recherche en didactique de la littérature que je confronte sont donc aussi le fruit de formateurs et de formatrices engagés dans un travail de recherche personnel ou bien mené sous le pilotage d’un ou d’enseignants- chercheurs.
Par ailleurs, l’enseignement de la littérature au primaire, institué en France en 2002, a certes donné lieu à des discours multiples. Mais il s’est agi, au cours des quinze dernières années, principalement de configurer une «sous discipline du français» (Bishop 2016:383) et de donner naissance à une «didactique spécifique qui ne peut être totalement dissociée de l’apprentissage du savoir lire» (ibid.: 367),la didactique de la lecture littéraire «concern[ant] principalement les classes de collège et de lycée» (ibid.: 382). Très majoritairement et même si certaines résistances sont perceptibles au sein du corps enseignant, ces discours ne remettent pas en cause l’enseignement de la littérature de façon aussi virulente et aussi polémique que cela est le cas pour cet enseignement dans le secondaire et, plus particulièrement, au lycée 6. Et cela, pour deux raisons, me semble-t-il: cet enseignement concerne essentiellement la littérature de jeunesse, la littérature «consacrée» relevant de la «culture savante» n’est donc pas «menacée»; même si une théorisation didactique de la lecture littéraire à l’école, s’intéressant à la réception des textes par le sujet lecteur, se fait jour au tournant du XXIe siècle 7 et qu’une épreuve de littérature est inscrite au concours de recrutement des professeurs des écoles de 2005 à 2010, l’enseignement de la lecture des textes littéraires répond à deux finalités distinctes, comme tendent d’ailleurs à le rappeler les programmes du cycle 3 de 2015 8: des enjeux littéraires et de formation personnelle d’une part, des enjeux cognitifs et métacognitifs (développer la compréhension de l’écrit grâce à un enseignement explicite de celle-ci et contrôler son activité de lecteur) d’autre part. En raison de cette distinction et des corpus littéraires concernés, l’enseignement de la littérature à l’école ne «serait» donc pas contesté. Je modalise mon propos car je pense que les années à venir confirmeront ou infirmeront la validité de cette hypothèse.
Quant à l’enseignement de la littérature à l’université, il demeure prioritairement un enseignement magistral centré sur l’auteur, l’œuvre et le contexte historique, littéraire et artistique dans lequel celle-ci a émergé, comme je le montre dans un article récent rendant compte d’une enquête par questionnaire menée en 2014 auprès de quatre-vingt-deux professeurs stagiaires de lettres d’une même académie (Ahr 2017a). Il est vrai que certains universitaires s’efforcent de promouvoir un renouvellement de l’enseignement de la littérature: ouverture des corpus à la littérature toute contemporaine, prise en compte de l’actualisation des œuvres par les étudiants lecteurs, articulation entre lecture des œuvres et activités d’écriture, mise en dialogue de la littérature avec d’autres œuvres artistiques, etc. Mais, ces orientations ne sont pas majoritaires. Il est à noter cependant qu’un certain nombre d’universitaires, aux spécialités différentes, se sont engagés dans les débats qui ont dominé la sphère médiatique française au cours de la dernière décennie. En effet, il y a bien une préoccupation commune aux différents acteurs que vous listez dans votre question, et cette préoccupation ne concerne pas seulement la France: il s’agit de donner du sens à l’enseignement de la littérature, ainsi que le soulignent les auteurs de l’ouvrage Conditions de l’éducation:
Les disciplines littéraires sont parmi les plus touchées par le phénomène de perte de sens. [...]
Il faut se demander: pourquoi la littérature? On ne peut échapper à la question. Là-dessus les réformateurs ont raison. Il est vain de se voiler la face, le sens de l’enseignement de la littérature fait aujourd’hui question. Cette question doit être affrontée sans tabou ni préjugés. Est-ce l’objet littéraire en tant que tel qui est en cause, ou bien une certaine littérature? Est-ce sa fonction en général qui est atteinte, ou bien une certaine façon de la mettre en œuvre? En tout cas, l’interrogation sur la justification de cet enseignement ne saurait être éludée? (Blais, Gauchet & Ottavi, 2008:93, 95).
C’est un aspect que je développe, entre autres, dans le premier chapitre de la première partie de l’ouvrage auquel vous faites référence, en m’appuyant notamment sur les essais publiés au cours de la dernière décennie par des chercheurs dont les travaux s’inscrivent dans des champs différents 9. Consensus il y a donc quant à la nécessité de redéfinir les finalités de cet enseignement, de l’adapter à la réalité sociale, sociétale et technologique d’aujourd’hui.
En France, les prescriptions institutionnelles actuelles du lycée professionnel, de l’école et du collège s’appuient sur les travaux de recherche en didactique de la littérature menés depuis le tournant du XXIe siècle. Elles définissent clairement les finalités de l’enseignement de la littérature: acquisition d’une culture littéraire et artistique, formation personnelle, formation d’un esprit critique et de jugements de goût 10, mais aussi, pour l’école et le collège, compréhension de l’écrit, «[l]es activités de lecture mêl[a]nt de manière indissociable compréhension et interprétation» (2015:109). Cependant, leur mise en application requiert un accompagnement de la part de l’institution afin que les enseignants s’emparent également des fondements épistémologiques sur lesquels ces programmes reposent et donnent ainsi du sens aux choix didactiques qu’ils opèrent. De plus, la validité de ces prescriptions se trouve, pour l’école et le collège, contestée par le ministère recomposé suite aux élections présidentielles, et cette contestation concerne précisément les finalités que ces programmes attribuent à l’enseignement de la littérature et autour desquelles ils s’organisent. On perçoit bien ici les liens qui unissent littérature, idéologie et politique, encore aujourd’hui. Si l’on admet avec Antoine Compagnon que «l’initiation à la langue littéraire et à la culture humaniste, moins rentable à court terme, semble vulnérable dans l’école et la société de demain» (2007:31), on comprend aisément que cet apprentissage soit peu conforme à une idéologie basée sur la «rentabilité» immédiate. Néanmoins, force est de reconnaitre la nécessité d’interroger les contours de cette discipline scolaire – et, en premier lieu, les «justifications» de son enseignement, comme le confirme le choix que vous avez opéré pour ce premier dossier –, et de l’adapter à la société d’aujourd’hui. Donner du sens à cet enseignement et réévaluer ponctuellement ce sens à l’aune des évolutions sociétales et technologiques (et non politiques), certes ! Mais prenons le temps 11 de réfléchir aux enjeux prioritaires auxquels cet enseignement est susceptible de répondre et faisons en sorte que la recherche soit une force suffisamment convaincante et peut-être aussi persuasive pour influencer les choix politiques, desquels dépend la formation des citoyens de demain {{On remarquera la «composante affective» qui caractérise mon propre propos ! Peut-il en être autrement lorsqu’il s’agit du devenir des enfants et des adolescents à la formation desquels nous contribuons, de façon plus ou moins directe selon nos statuts respectifs?}.
La littérature est enseignée du primaire à l’université. Et chaque degré de scolarité ou de formation en fait un objet adapté à ses fins, à ses méthodes et à ses publics. Cela implique-t-il, dans les faits, qu’il y a autant de justifications de l’enseignement de la littérature qu’il y a de programmes ou de filières? Ou observe-t-on, au contraire, des cohérences partielles au sein de ces étapes multiples de la scolarisation et des études?
Je me permets tout d’abord de revenir sur votre affirmation: autant je vous rejoins quand vous précisez que «chaque degré de scolarité ou de formation fait [de la littérature] un objet adapté à ses fins, à ses méthodes», autant je nuancerais pour ce qui concerne l’adaptation de cet enseignement «à ses publics» dans la mesure où, d’une part, ces publics évoluent aujourd’hui très rapidement (par exemple, la culture des jeunes de 2018 est-elle vraiment celle des générations précédentes auxquelles appartiennent les adultes qui les forment?) et, où, d’autre part, la massification de l’enseignement, que j’ai évoquée précédemment, a pour conséquence de diversifier considérablement la population scolaire, voire universitaire. Sont-ce exactement les mêmes publics auxquels on enseigne si l’on exerce dans un établissement situé dans le centre d’une grande ville, ou dans un établissement situé à la périphérie de celle-ci? Or, les programmes scolaires français sont effectivement nationaux 12!
Pour répondre à votre question, il me faut distinguer les différents acteurs qui, d’une façon ou d’une autre, tentent d’assurer un continuum entre les divers paliers de l’enseignement scolaire et universitaire de la littérature. Et, faute de connaitre suffisamment bien l’histoire et la réalité présente d’autres systèmes éducatifs et universitaires, je limiterai ma réflexion à la France.
Les discours institutionnels tendent, de façon plus marquée aujourd’hui, à promouvoir une progression curriculaire de l’enseignement scolaire de la littérature. Ces discours favorisent la mise en place d’actions de formation professionnelle visant à assurer la liaison entre les différents cycles et degrés d’enseignement (liaison école/collège, collège/lycée, par exemple). Cependant, ces actions restent minoritaires et généralement d’une efficacité relative, compte tenu de la durée qui leur est accordée (le plus souvent, trois journées réparties sur une année scolaire). Comme j’ai pu le remarquer, ayant assuré moi-même ce type de formation, quand, sous l’impulsion de l’inspection, d’un chef d’établissement ou des enseignants eux-mêmes, ces actions de formation continue s’inscrivent dans la durée (sur deux ou trois années, par exemple), les échanges entre enseignants ne se centrent pas seulement sur les contenus et les modalités d’enseignement, mais également sur les finalités de cet enseignement (non sur «le faire», mais sur le (pourquoi/pour quoi faire»). Par ailleurs, autant il semble possible de faire émerger une certaine continuité entre l’enseignement de la littérature à l’école élémentaire et celui dispensé en début de collège 13, autant les difficultés surgissent quand il s’agit de faire réfléchir les professeurs à la liaison collège/lycée. Deux raisons peuvent expliquer cette situation. La première concerne la pression que les examens exercent sur les choix didactiques des enseignants: la préparation au baccalauréat 14 conduit les professeurs de lycée à privilégier un enseignement, souvent magistral, centré sur les procédés d’écriture à la source des effets programmés par le texte sur la réception par le «lecteur modèle» 15; la préparation au Diplôme national du brevet, que les élèves passent à l’issue de leur dernière année de collège, invitent les professeurs à privilégier l’étude de la langue et la compréhension de l’écrit 16[4]. La seconde raison tient à l’identité des concepteurs des programmes (spécialistes de la discipline ou de la didactique de cette discipline): cette identité détermine les conceptions de la littérature et des finalités de son enseignement ainsi que les fondements épistémologiques sur lesquels les programmes d’enseignement reposent 17.
Par ailleurs, pour ce qui concerne la continuité entre l’enseignement scolaire et l’enseignement universitaire de la littérature, même si des mesures sont prises par l’institution pour assurer à tous la réussite de cette transition, les écarts en termes de finalités, de contenus et de modalités sont importants dans l’ensemble des disciplines, comme le souligne un article de Sophie Blitman, publié dans Le Monde du 25 mai 2017, au titre évocateur: «Du lycée à l’université: le grand écart». La journaliste, qui a mené une enquête auprès d’enseignants exerçant dans des universités réparties sur l’hexagone, note au sujet de l’enseignement des lettres:
En lettres, l'apprentissage de la grammaire et de la linguistique est renforcé en licence, où les étudiants élargissent par ailleurs leur culture littéraire en se confrontant davantage à des œuvres anciennes, du Moyen Âge ou du XVIe siècle. Mais «il existe une relative continuité, dans la mesure où l'objectif, in fine, est de comprendre le sens des textes», relève Cécile Rochelois, maître de conférences à l'université de Pau et membre de l'Association des professeurs de lettres.
[…] «Alors que les lycéens sont surtout formés à l'analyse stylistique et à l'interprétation d'un texte seul, on leur demande, à l'université, de disserter sur plusieurs œuvres qu'il s'agit de mettre en relation les unes avec les autres, en les replaçant dans leur contexte historique et idéologique», indique Romain Vignest, président de l'Association des professeurs de lettres. Et de souligner que «l'université attend une vision plus globale qui fait parfois ressortir le manque de culture des étudiants».
Les finalités de l’enseignement universitaire de la littérature seraient donc tout d’abord de développer la culture littéraire des étudiants et, «in fine», de leur permettre de «comprendre le sens des textes». Peut-on dès lors parler d’«une relative continuité» entre l’enseignement scolaire et l’enseignement universitaire de la littérature?
Enfin, les plans de formation initiale des enseignants, que proposent les Écoles supérieures du Professorat et de l’Éducation (ÉSPÉ) créées en 2013, prévoient des actions visant à favoriser une réflexion sur la continuité des apprentissages de l’école au lycée. Les enseignant débutants sont donc sensibilisés à la nécessité d’envisager leur enseignement de la littérature au sein d’un espace qui ne se réduit pas au(x) seul(s) niveau(x) dans le(s)quel(s) ils enseignent ou enseigneront. Cependant, ainsi que je le montre dans un article paru très récemment (Ahr 2017b), une harmonisation des discours institutionnels s’avère indispensable: la confrontation des rapports de jury des deux épreuves orales du Capes externe de lettres modernes des trois dernières sessions (2014-2016) et des divers textes et documents officiels cadrant aujourd’hui l’enseignement de la littérature dans le secondaire me conduit à mettre au jour certaines contradictions, qui reflètent des conceptions différentes – ou, tout du moins, non stabilisées – de l’enseignement scolaire de la littérature, notamment en lien avec les autres langages artistiques. Ces contradictions sont à la fois internes, puisqu’on relève des orientations divergentes au sein des diverses commissions ou bien d’une année sur l’autre, et externes, si l’on met certaines de ces orientations en écho avec celles privilégiées par le ministère de l’Éducation nationale dans ses textes de cadrage récents.
En conclusion, ce premier «dossier» de Transpositio consacré aux «justifications de l’enseignement de la littérature» dans une perspective à la fois synchronique et diachronique montre combien il est important de réfléchir à l’articulation possible, aujourd’hui, entre ces diverses justifications et cela, à tous les paliers de la scolarité et de la formation universitaire et professionnelle. En effet, que ces finalités soient d’ordre cognitif, langagier, esthétique, culturel, éthique, social et/ou philosophique, elles déterminent la nature des connaissances et des compétences à construire ou à développer et, par voie de conséquence, les situations d’enseignement les plus propices à la réalisation des objectifs d’apprentissage ainsi clairement définis tant par/pour l’enseignant que par/pour l’élève. Avant d’enseigner ou d’apprendre la littérature, il y a lieu, dans un cas comme dans l’autre, de savoir «pour quoi faire», «pourquoi étudier la littérature», aspect auquel bon nombre de chercheurs (voir note 9) se sont intéressés au cours de la dernière décennie. C’est à cette condition que le professeur, quel que soit le niveau dans lequel il enseigne, opérera les choix didactiques adéquats (connaissances et compétences visées, contenus et modalités d’enseignement, corpus, supports, évaluations) et que les élèves, comme les étudiants, prendront plaisir à découvrir des textes et des œuvres dont la lecture leur est généralement imposée.
Votre ouvrage aborde la spécificité française des «disputes» concernant l’enseignement de la littérature. Cela signifie-t-il que la France fait exception sur ce point?
Si j’aborde dans l’ouvrage la spécificité française des «disputes», c’est en premier lieu parce que c’est l’espace que je connais le mieux. Mais il me semble aussi que les liens qui se sont tissés au cours des siècles entre littérature, école et politique sont spécifiques à la France et expliquent les changements successifs des programmes de français et, en particulier, de ceux de littérature, qui reposent sur des conceptions différentes du littéraire et sur des enjeux différents assignés à son enseignement.
Francis Marcoin explique, par exemple, dans son ouvrage À l’École de la littérature les liens étroits qui unissent l’École et la littérature:
École et Littérature, Littérature et École, de quelque façon qu’on prenne les choses, ce couple reste inséparable dans la France telle qu’elle s’est constituée tout au long du XIXe siècle, depuis la Révolution de 1789. Les livres ont existé bien avant la généralisation de l’instruction, et inversement il existait de la lecture sans livre et sans littérature. Mais l’Institution littéraire et l’Institution scolaire se sont développées solidairement et conflictuellement, en débordant le domaine d’une minorité lettrée ou d’une demande populaire fractionnée pour s’ouvrir à l’ensemble d’une population qui a fait siennes les images idéales où se construit la figure du lecteur que tous ne seront pas, mais que chacun rêve d’être. […] Sur le long terme, c’est l’école qui, bien ou mal, assure à la littérature l’essentiel de son statut, en diffusant les textes, en créant un horizon d’attente, en soutenant la commercialisation des livres (activités de lectures suivies, lectures conseillées) et en générant une corporation enseignante dont au moins une forte minorité est étroitement mêlée à la production et à la consommation de littérature. (1992:68-69)
De plus, comme je l’ai déjà rappelé, la littérature française et donc son enseignement ont été longtemps considérés en France comme un vecteur d’unification sociale. C’est notamment ce que tend à souligner la Circulaire du 15 juillet 1890:
Les grands écrivains français figurent à présent sur tous les programmes: dans l’enseignement spécial ils tiennent la première place, par les écoles supérieures de Saint-Cloud et de Fontenay-aux-Roses ils pénètrent dans l’enseignement primaire pour l’élever et le vivifier. N’offrent-ils pas ainsi le lien que l’on cherchait pour unir entre eux, sur quelques points du moins, des enseignements si dispersés? Du lycée à la plus modeste école de village ne peut-il ainsi s’établir une sorte de concert entre tous les enfants de la même patrie?
Il est quelques grands noms que tous connaîtront, quelques belles pages que tous auront lues, admirées, apprises par cœur: n’est-ce pas une richesse de plus ajoutée au patrimoine commun? N’est-ce pas un précieux secours pour maintenir, par ce qu’il a de plus intime et de plus durable, l’unité de l’esprit
national 18?
Et, effectivement, dans les instructions publiées sous les IIIe et IVe République, le caractère national de la littérature est fortement souligné. Après la suprématie des textes antiques dans l’enseignement des lettres, il apparait comme fondamental que l’école de la République transmette à ses futurs citoyens le patrimoine culturel sur lequel elle s’est fondée. De même, les avant-propos qui accompagnent les manuels font apparaitre un discours qui insiste sur la précellence de la littérature française, signe du «génie français» 19. Je cite ici un exemple parmi bien d’autres:
De plus, ils [les textes littéraires] sont empruntés exclusivement à la littérature française,les traductions des œuvres étrangères se prêtant peu à la culture littéraire et à la formation du goût. Mais lorsque les traducteurs s’appellent Fénelon ou Leconte de Lisle, leurs traductions d’Homère appartiennent évidemment à la littérature française. À ce titre, nous le savons retenues. (Philippon & Plantié, 1927. Je souligne.)
Je ne peux pas développer cet aspect dans le cadre de cette «conversation critique», mais l’analyse diachronique des instructions officielles et des manuels publiés au XXe siècle (Jey 1998; Houdart-Merot 1998; Ahr 2005; contribution de Marie-France Bishop à ce premier dossier de Transpositio) confirme la prédominance de la littérature «franco-française» dans les programmes scolaires français, celle-ci étant considérée comme un bien national dont l’École doit assurer la transmission. Ce n’est qu’au tournant du XXIe siècle où l’on observe une certaine ouverture aux autres littératures, que les programmes de l’école, du collège et du lycée général et technologique de la fin des années 2000 remettent en question. Nouveau ministère peu d’années plus tard, nouveaux programmes pour l’école et le collège fondés sur une conception plus ouverte de la littérature et des finalités de son enseignement ! On ne peut nier que celui-ci repose, en France, sur des conceptions idéologiques contrastées et donc sur des choix politiques qui varient au fil des changements gouvernementaux. C’est d’ailleurs ce que Paul Aron laisse entendre à la toute fin de son article du Dictionnaire du littéraire auquel j’ai déjà fait référence, puisqu’il précise que «l’idée qu’un président de la République se sente obligé de faire état de ses préférences littéraires est caractéristique de la relation qui unit politique et littérature dans la tradition française» (2002:591).
Pour conclure, si vous le voulez bien, permettez-nous une question un peu plus personnelle. On l’a vu, les répertoires de justification de l’enseignement de la littérature sont pluriels aujourd’hui, et ils se multiplient d’autant si l’on privilégie une approche historique sur la longue durée. À considérer toutefois l’avenir de cet enseignement, lequel de ces répertoires vous semble-t-il le plus pertinent et le plus prometteur?
Je ne pense pas qu’un répertoire soit «plus pertinent» et «plus prometteur» qu’un autre. J’estime, en revanche, que les multiples finalités assignées, hier et aujourd’hui, à l’enseignement de la littérature doivent être étayées épistémologiquement – cet étayage devant conjuguer divers champs théoriques des sciences humaines et sociales – et que ces justifications plurielles soient connues des enseignants, à quelque niveau qu’ils exercent, afin qu’ils opèrent des choix didactiques motivés. D’ailleurs, n’est-ce pas là l’un des enjeux de votre revue et, plus particulièrement, de ce premier dossier?
Avant de donner à lire et, éventuellement, d’étudier collectivement une œuvre ou un texte littéraire, la question à se poser est en effet non de savoir si elle/il est ou non conforme aux prescriptions institutionnelles (si elle/il figure dans les programmes), si cette étude préparera efficacement la classe aux évaluations certificatives, mais de savoir si elle répond aux enjeux que l’enseignant donne à son enseignement à un instant T en fonction du profil et des besoins des élèves, besoins en termes d’apprentissages et de formation personnelle (connaissances et compétences inscrites dans les référentiels, développement d’une culture littéraire et artistique, construction de l’identité individuelle et sociale, découverte de l’autre, etc.). Il revient donc à chacun de se demander, en premier lieu, pourquoi/pour quoi il choisit de faire lire et étudier à cette classe cette œuvre, ce texte; dans quelle mesure ce choix contribuera efficacement à la formation de ses élèves lecteurs, sachant que cette formation est d’une grande complexité et que l’on ne cherche pas, à l’école (et peut-être aussi, dans certains cas, à l’université), à former des lecteurs experts mais des lecteurs autonomes, capables de comprendre ce qu’ils lisent, d’interroger les représentations de l’homme et du monde que l’œuvre ou le texte leur renvoient, de percevoir l’aptitude du langage à dire le monde (dans sa diversité), d’émettre un jugement esthétique et/ou éthique personnel fondé, etc. De la réponse à ces questions préliminaires dépendront les choix que l’enseignant opérera pour ce qui concerne les modalités et les supports d’enseignement et d’apprentissage, ceux-ci pouvant être aujourd’hui de natures fort diverses20 et leur utilisation produisant également des effets différents en termes d’apprentissages.
Et, pour conclure, je reprendrai l’une des phrases par lesquelles j’achève la réflexion que je mène dans l’ouvrage qui est le point de départ de cette «conversation critique»: «Littérature, lecture, culture, humanité se déclinent désormais au pluriel». C’est, selon moi, cette pluralité qui est à privilégier dans l’enseignement de la littérature et qui doit aussi caractériser les finalités qui lui sont assignées. Il faut veiller cependant à ce que chacune d’elles conduise à des choix didactiques adéquats. Lire une œuvre littéraire ou lire un extrait de cette œuvre ne répondent pas à la même finalité. Lire (étudier) une œuvre pour rendre compte de sa compréhension globale, pour identifier le courant littéraire et artistique dans lequel elle s’inscrit, pour interroger le passé à la lumière du présent et/ou le présent à la lumière du passé, pour confronter son propre système de valeurs à celui porté par un ou des personnages, pour découvrir une culture temporellement et/ou géographiquement différente, pour développer sa sensibilité esthétique, etc., conduit à développer des postures de lecture et, de fait, des modalités d’enseignement et d’apprentissage différentes mais aussi complémentaires. On mesure combien la tâche de l’enseignant est complexe aujourd’hui (indéniablement, bien plus qu’hier) et, par conséquent, combien il est important d’assurer la circulation des savoirs entre la recherche, la formation et le terrain enseignant. On ne peut donc que féliciter l’équipe à l’origine de ce projet de création d’un «espace collectif de recherche sur l’enseignement de la littérature», accessible à tous ceux qui, d’une façon ou d’une autre, se sentent concernés par cet enseignement, objet de multiples controverses, passées et présentes, qui sont aussi le signe de sa vitalité.
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Pour citer l'article
Sylviane Ahr, "Entretien : "disputes" et justifications de l'enseignement de la littérature", Transpositio, Conversations critiques, 2018http://www.transpositio.org/articles/view/entretien-disputes-et-justifications-de-l-enseignement-de-la-litterature
L’approche historico-didactique pour penser l’avènement du texte littéraire dans l’enseignement du français (Suisse romande, 1850-1930)
Le plan d’études romand actuel (2010){{https://www.plandetudes.ch/francais}}, dans la mouvance des orientations de la Conférence intercantonale de l’instruction publique de la Suisse romande et du Tessin (CIIP) de 2006, présente la littérature comme l’une des composantes de la discipline « français », au même titre que la compréhension ou la production de textes et la maîtrise du fonctionnement de la langue, et ce pour l’ensemble de la scolarité obligatoire. Ainsi, la voie gymnasiale{{La voie gymnasiale aboutit au certificat de maturité (l’équivalent pour la France du baccalauréat général).}} s’inscrit aujourd’hui, non dans la rupture, mais dans le prolongement de l’école obligatoire en ce qui concerne l’enseignement de la littérature. Or, si cette situation peut nous paraître aller de soi, elle résulte d’un processus sur le long cours, la littérature française n’ayant pas toujours eu la place et la fonction qu’elle a aujourd’hui, non seulement au primaire, mais également au secondaire.
L’approche historico-didactique pour penser l’avènement du texte littéraire dans l’enseignement du français (Suisse romande, 1850-1930)
1. Introduction
Le plan d’études romand actuel (2010)1, dans la mouvance des orientations de la Conférence intercantonale de l’instruction publique de la Suisse romande et du Tessin (CIIP) de 2006, présente la littérature comme l’une des composantes de la discipline «français», au même titre que la compréhension ou la production de textes et la maîtrise du fonctionnement de la langue, et ce pour l’ensemble de la scolarité obligatoire. Ainsi, la voie gymnasiale2 s’inscrit aujourd’hui, non dans la rupture, mais dans le prolongement de l’école obligatoire en ce qui concerne l’enseignement de la littérature. Or, si cette situation peut nous paraître aller de soi, elle résulte d’un processus sur le long cours, la littérature française n’ayant pas toujours eu la place et la fonction qu’elle a aujourd’hui, non seulement au primaire, mais également au secondaire.
Mais qu’entend-on par «littérature» ici? L’étude de Caron (1992) nous rappelle que le mot littérature dérive du latin litteratura qui désigne au départ le fait de savoir lire et écrire et, par extension métonymique, la connaissance des grands textes qui permet de bien lire et de bien écrire. Avec les lexicographes du XVIIe siècle, le terme désigne avant tout une compétence. Ainsi, dans le dictionnaire de l’Académie de 1694, on trouve l’expression avoir de la littérature, le terme littérature renvoyant ici aussi bien à des textes scientifiques qu'artistiques. Ce n’est qu’au cours du XVIIIe siècle que la littérature va se restreindre progressivement aux ouvrages à visée esthétique, devenant un synonyme de Belles Lettres, avant de s’en démarquer définitivement:
Belles Lettres affirmait une préoccupation prédominante du bien-dire dans l’étude des objets de langage. La multiplication des occurrences de littérature, non marqué à cet égard, ne traduirait-elle pas un recul de cette «utilisation» du texte? Autrement dit, n’assiste-t-on pas au passage d’un commentaire voué à l’acquisition d’un art langagier vers un discours plus «désintéressé», moins «instrumental» que savant, spéculatif, érudit, voire scientifique avant la lettre? (Caron 1992, : 189)
Le passage des Belles Lettres à la littérature se répercute dans le champ scolaire à la fin du XIXe siècle (Houdart-Mérot 1998). Ce processus va de pair avec le déclin des humanités classiques et la disparition du cours de rhétorique, supplanté par une discipline nouvelle, le «français». Savatovsky (1999) rappelle en effet qu’en France le «français» tel que nous le concevons aujourd’hui se met en place à cette période autour de trois principes:
- dans les collèges et les lycées, l’inversion de subordination entre les langues anciennes (grec et latin) et le français, ce dernier n’étant plus un auxiliaire des langues classiques mais une langue étudiée pour elle-même3;
- à l’école primaire, l’enrichissement progressif de la «formule des apprentissages fondamentaux» (Savatovsky 1999 : 37) –lire et écrire– par l’introduction de nouveaux savoirs liés à la langue nationale: projet scolaire d’acculturation et projet politique de francisation, en lieu et place des patois;
- dans les deux ordres d’enseignement, la mise en place de nouveaux exercices, «véritables éléments fédérateurs de la discipline en voie de constitution, et qui permettent d’allier à nouveaux frais la connaissance de la langue et celle de la littérature» (Savatovsky 1999 : 37).
Qu’en est-il en Suisse romande? Quand la littérature française entre-t-elle dans la sphère scolaire et sous l’influence de quels facteurs? Que recouvre alors cette notion et que vient-elle éventuellement remplacer? Par quels exercices est-elle abordée en classe? Et quels acteurs de la sphère scolaire jouent un rôle dans ce processus?
2. Précisions méthodologiques
Pour traiter ces questions, cette recherche prend appui sur la démarche historique et mobilise donc les outils de l’historien: recueil de sources, constitution de corpus et recours à la périodisation pour saisir le développement de la discipline observée. Ainsi, cette étude, tout en se centrant sur un empan temporel circonscrit –du milieu du XIXe au premier tiers du XXe siècle– s’appuie sur un vaste corpus archivistique (plans d’études, programmes, manuels scolaires, revues professionnelles) recueilli dans trois cantons: Genève (GE), Vaud (VD) et Fribourg (FR).
L’analyse de ces sources se fait ensuite sous deux angles complémentaires: d’une part, la place et les finalités assignées par les différents acteurs du monde politique et scolaire à la littérature dans l’enseignement du «français» au primaire et au secondaire; d’autre part, le choix des corpus, ainsi que celui des exercices et des approches privilégiées pour aborder ce corpus. Pour ce faire, deux concepts didactiques sont mobilisés. Il s’agit d’abord de la disciplinarisation, qui désigne le processus d’organisation progressive des savoirs en disciplines scolaires en lien avec la généralisation de la forme scolaire moderne qui s’opère tout au long du XIXe siècle (Hofstetter & Schneuwly 1998/2001)4. Il s’agit ensuite de la sédimentation des pratiques, selon laquelle l’enseignement est toujours le produit de pratiques provenant de différentes strates historiques (Schneuwly & Dolz 2009 ; Ronveaux & Schneuwly 2018).
Qui plus est, cette recherche prend en compte les deux ordres d’enseignement, primaire et secondaire. Elle se centre cependant pour le primaire sur les degrés intermédiaires et supérieurs (élèves de 9 à 15 ans environ), et pour le secondaire, sur le collège (élèves de 10 à 15 ans environ) et le gymnase (élèves de 16 à 18 ans environ)5, afin de mieux saisir quand la littérature française entre dans les classes et ce qu’elle vient éventuellement remplacer6.
Enfin, cette étude recourt à un jeu d’échelles. Tout en se situant au niveau de la Suisse romande, elle met en lumière certaines spécificités cantonales7, en lien avec deux facteurs : canton catholique (FR) versus cantons protestants (VD et GE) ; canton ville (GE) versus cantons ruraux (VD, FR). De même, des comparaisons ponctuelles avec la France permettent de mettre en exergue les spécificités de la Suisse romande en ce qui concerne l’avènement de la littérature dans la sphère scolaire au cours de cette période, mais aussi les circulations d’idées entre les deux contrées francophones.
Dans le texte qui suit, nous retraçons le processus d’entrée de la littérature au primaire et au secondaire en nous focalisant successivement sur trois périodes significatives. Nous nous centrons dans un premier temps sur les années 1850-1870, qui se caractérisent par le cloisonnement des ordres primaire et secondaire, chacun poursuivant des finalités très différentes, avec toutefois une ouverture à de nouveaux exercices et objets d’enseignement. Nous nous intéressons ensuite à la période allant des années 1870 aux années 1910, marquée par l’entrée du texte littéraire dans les corpus des deux ordres d’enseignement et l’émergence de l’explication de texte. Nous terminons avec une focale sur les années 1910-1930, période à laquelle les corpus et les exercices relatifs à la littérature se stabilisent. Enfin, notre propos est illustré par la présentation d’un ouvrage scolaire représentatif de chacune des périodes susmentionnées.
3. Les prémices d’un enseignement de la littérature (1850-1870)
Au début du XIXe siècle, le primaire et le secondaire ne sont pas destinés aux mêmes publics d’élèves. La plupart des écoliers –filles et garçons– effectuent leur scolarité à l’école primaire, centrée sur l’apprentissage de la lecture et de l’écriture. Le collège accueille, quant à lui, les garçons issus des familles aisées. Son programme, fidèle à l’idéal humaniste, est centré sur l’apprentissage du grec et du latin. Après 15 ans, les jeunes gens ont la possibilité de continuer leurs études à l’Académie.
Ce qui tient alors lieu de littérature française dans les collèges, ce sont, comme en France8, les Belles Lettres, soit un «corpus d’auteurs français, essentiellement des dramaturges, des historiens et des prédicateurs du XVIIe» (Gabathuler & Védrines 2018 : 44). L’enseignement prodigué au primaire vise l’acquisition des rudiments et ne laisse pas de place à la littérature.
Or, dès les années 1850, cette situation change sous la pression de facteurs à la fois politiques et sociaux (Hofstetter & Monnier 2015). En effet, l’instruction publique se met en place dès les années 1830, par le biais d’une série de règlements et de lois, au sein de chaque canton. Ce processus est renforcé par la Constitution fédérale de 1848 qui confère officiellement la responsabilité de l’instruction publique aux autorités cantonales. Dans ce contexte, la prise de pouvoir des Radicaux à cette même période, aussi bien dans les cantons de Vaud, Genève et Fribourg, est déterminante. Ceux-ci ont en effet la volonté de développer l’instruction publique et de la faire progresser, pour l’ajuster aux nouveaux besoins d’une société elle-même en évolution. Ainsi, la construction des systèmes scolaires en Suisse romande va se traduire, dès les années 1850, par une remise en cause du paradigme des humanités classiques, non sans impact sur la nature et la fonction des textes littéraires.
3.1. Une esquisse d’ouverture vers la compréhension des textes au primaire
Au milieu du XIXe siècle, l’enseignement primaire est encore très orienté vers la maîtrise des rudiments9. Ainsi, l’enseignement de la lecture reste principalement focalisé sur l’apprentissage du mécanisme pour parvenir à une lecture courante. En guise d’illustration, les analyses de Barras (1988) font état, pour le canton de Fribourg, de pratiques de lecture centrées sur les aspects mécaniques de l’apprentissage de la lecture, «l’intelligence» du texte, pour reprendre le terme usité à l’époque, n’important guère. Les recommandations exposées par A. Biolley dans la revue pédagogique l’Educateur en 1866 vont également dans ce sens : la lecture courante doit essentiellement porter sur la prononciation, l’observation de la ponctuation et les liaisons. Cependant, la série d’articles proposée par Biolley (1866) ne se limite pas à la lecture courante, ce dernier y ajoutant parmi les «espèces principales de lecture» (Biolley 1866 : 300), la lecture intelligente et la lecture expressive. Ces formes de lecture portent sur la compréhension du texte par l’élève qui se matérialise dans les programmes (ou équivalents10) par la prescription d’«explications» et de «comptes rendus».
Les prescriptions contenues dans les programmes sont très succinctes mais laissent à supposer que les explications sont essentiellement données par le maître. A titre d’exemple, dans le plan d’études vaudois paru en 1868, la leçon de lecture devient raisonnée et comporte des exercices d’intuition qui sont avant tout des questions précises posées par l’enseignant11 qui permettent aux élèves de mieux comprendre les textes.
Concernant les supports, les indications sont également vagues, comme en témoignent les prescriptions du programme genevois de 1852-1853 : des «livres élémentaires» pour les élèves de deuxième et troisième année ; des «livres moins faciles» pour les élèves de quatrième année ; enfin, des «livres plus difficiles» pour les élèves de cinquième année.
Néanmoins, l’analyse du corpus d’ouvrages pour l’enseignement de la lecture en usage à cette époque12 met en évidence que l’apprentissage du mécanisme s’effectue sur des tableaux de lecture, les élèves pratiquant ensuite la lecture courante sur des romans adaptés à la jeunesse dans les cantons protestants (Tinembart 2015), ou encore sur des textes religieux (Bible et catéchismes) dans le canton de Fribourg. C’est une visée instructive qui prédomine alors, la lecture courante se pratiquant sur des textes au caractère encyclopédique, moralisant ou éducatif, permettant à l’élève d’acquérir des connaissances utiles à son éducation.
Les différentes autorités cantonales sont à la recherche active d’ouvrages répondant à cette visée. Le canton de Vaud organise tout au long du XIXe siècle une série de concours pour doter les maîtres d’ouvrages scolaires de lecture destinés à l’enseignement. Les programmes de concours permettent aux auteurs d’alors de connaître les attentes des autorités et aux chercheurs d’aujourd’hui de mieux saisir la conception de la lecture et de la littérature des divers acteurs de l’époque.
Ainsi, dans l’école primaire vaudoise, la première trace laissée par les autorités scolaires relative à une préoccupation liée à la littérature remonte au Programme des concours pour la publication de livres élémentaires(1840)13. En effet, il s’agit pour les futurs auteurs de «conduire les jeunes élèves à lire couramment un livre quelconque, en leur offrant des exercices gradués de prononciation, et des lectures progressives, en accord avec les premiers développements de l'intelligence des enfants» (p. 44), mais aussi de leur apporter «toutes les choses bonnes, utiles, propres à concourir au but de l’éducation populaire» (p. 50). De plus, «on ne se fera pas un point d'honneur de n'offrir que des morceaux neufs et originaux: les grands écrivains présentent des pages aussi bien appropriées aux besoins des élèves d'une école primaire qu'elles sont admirées par l'homme du goût le plus cultivé» (p. 53). Enfin, les futurs auteurs sont également encouragés à s’inspirer de la Chrestomathie (1829, 1e éd.) d’Alexandre Vinet14, car son ouvrage offre des «modèles pour la composition» aux écoles primaires. Cette recommandation dénote une influence de l’ordre secondaire sur le primaire, la Chrestomathie de Vinet étant, comme nous allons le voir, un ouvrage conçu pour les élèves du secondaire.
La seconde trace remonte au 25 janvier 1859. En effet, suite à l’expertise d’un ouvrage de lecture, le rapport du Département donne l’autorisation d’éditer l’opuscule bien qu’«on ne saurait lui trouver un mérite réel, ni au point de vue philosophique ou scientifique, ni au point de vue littéraire»15. Certes, il était conseillé aux potentiels auteurs d’ouvrages scolaires de s’inspirer d’«exemples puisés dans les meilleurs écrivains»16, mais c’est encore avant tout le caractère encyclopédique et progressif des textes contenus dans les ouvrages de lecture qui régit le choix des autorités.
Il s’avère que les représentations liées à ce que devrait contenir un ouvrage de lecture destiné à l’école primaire changent dans la décennie suivante. Une volonté institutionnelle de faire entrer la littérature dans les ouvrages scolaires primaires s’exprime alors. En 1865, les cantons romands organisent une seconde Commission intercantonale en vue d’adopter un ouvrage commun pour les degrés intermédiaires (9 à 12 ans) et supérieurs (12 à 15 ans) de la scolarité obligatoire. Cette dernière propose de choisir des textes de complexité progressive allant de courts récits au degré intermédiaire à des morceaux de genres divers, choisis notamment dans la littérature, au degré supérieur.
3.2. Entre Belles Lettres et littérature
Qu’en est-il au collège et au gymnase? L’analyse des programmes de ces deux institutions montre que les années 1850 se situent dans un entre-deux, où l’ancien côtoie le nouveau.
Jusqu’alors centré sur les humanités classiques, le curriculum du collège s’ouvre à des disciplines nouvelles, dont le français, qui s’autonomise par rapport aux langues anciennes et comprend une véritable progression. Ainsi, à Genève (programme de 1859), le jeune homme commence dans les petits degrés par la récitation de morceaux choisis «dans le Manuel»17, pour finir par des exercices de composition en lien avec des «exercices d’analyse grammaticale et littéraire de morceaux en prose et en vers». Ces derniers sont tirés des tomes 1 et 2 de la Chrestomathie de Vinet. De même, dans le canton de Vaud, le programme de «langue française» de 1853 commence dans les premiers degrés par la lecture d’ouvrages d’Histoire adaptés aux enfants18, pour aller vers la «lecture analytique» et la «lecture cursive» de morceaux de la Chrestomathie de Vinet (tome 1, puis 2, puis 3), avec en dernière année l’introduction du Cinna de Corneille. Il n’en demeure pas moins que la lecture de ces morceaux reste au service de la composition qui constitue la finalité de cet enseignement, en vue de l’entrée au gymnase sur lequel souffle cependant également un vent nouveau.
Au gymnase, le cours de rhétorique à Genève (programme de 1859) s’intitule «rhétorique et littérature française». Le programme, sur deux ans, est le suivant : rhétorique et histoire abrégée des principaux genres de prose et de poésie, exercices de composition française, récitation de morceaux choisis tirés du tome 2 de la Chrestomathie de Vinet et récitation de l’Art poétique de Boileau. De même, à Fribourg, les programmes du gymnase de l’Ecole cantonale19 de 1849 et 1857 prescrivent pour le cours de «langue française» le recours aux deux premiers volumes de la Chrestomathie de Vinet20, auxquels s’ajoutent quelques auteurs du XVIIe (Boileau, La Fontaine, Fénélon), utilisés comme supports pour l’«analyse»21, et pour les exercices constitutifs du cours de rhétorique –«étude de modèles» ou encore «essais oratoires».
Ainsi, bien que l’on reste dans un enseignement très imprégné par la rhétorique, l’omniprésence de la Chrestomathie de Vinet dans les programmes des collèges et gymnases des trois cantons inscrit ceux-ci sans conteste dans une ère nouvelle. Dans l’Avant-propos du tome 1 de sa Chrestomathie (1829a), Vinet annonce la singularité de son projet qu’il met en regard des Leçons de Littérature et de morale de Noël et Delaplace (1804-1805):
Aussi les morceaux qui composent le recueil de MM. Noël et Delaplace paraissent-ils avoir été destinés surtout à des exercices de mémoire et de déclamation ; et ils y conviennent parfaitement. [...] Nous voudrions une chrestomathie qui renfermât sinon des ouvrages, du moins des morceaux assez considérables pour qu’on y pût voir déployés une grande partie des procédés nécessaires pour la confection totale de l’ouvrage auquel ces morceaux appartiennent (Vinet 1829a : 8)
L’ouvrage de Noël et Delaplace est un manuel de rhétorique (Douay-Soublin 1997). La littérature, bien que présente dans le titre, est encore un synonyme de «Belles Lettres», dans la mesure où, comme le rappelle Chervel «elle n’est pas en prise sur des ‘œuvres’ ; elle n’a besoin que de morceaux choisis à titre d’illustrations [qui] n’ont pas vocation à être ‘expliqués’ au sens moderne du terme, mais à être appris par cœur et imités» (Chervel 2006 : 488-489).
Or, le projet de Vinet est tout autre, même si sa visée reste rhétorique, car au service d’une composition centrée sur l’elocutio qui «seule a du prix à nos yeux» (Vinet 1829a : 7). Son point de départ est en effet l’enseignement de la langue française et de la littérature, non pas en contexte francophone, mais en contexte germanophone. Il s’agit d’abord pour Vinet, qui enseigne à Bâle, de proposer à ses élèves d’apprendre le français en lisant et en traduisant des extraits issus des grands textes de la littérature française. Le tome premier, La Littérature de l’Enfance, est d’ailleurs accompagné d’un lexique français-allemand fait par un ami de l’auteur. Dans ce cadre «expliquer» signifie donc «traduire».
Comme le rappelle Rambert (1930) cependant, Vinet a aussi songé aux écoles françaises en élaborant son anthologie. Plaçant sa réflexion sur l’enseignement de la littérature «à la croisée d’une visée morale de l’éducation, d’une ambition progressiste de l’école et d’une attention patiente aux textes» (David 2017 : 12), Vinet a l’ambition de faire lire en classe les auteurs classiques du XVIIe, mais aussi certains auteurs contemporains «avec les soins attentifs et la précieuse lenteur qu’on apporte à celle des classiques anciens» (Rambert 1930 : 174). Vinet s’en explique lui-même dans la préface de la première édition du tome 2 intitulé Lectures pour l’adolescence:
On a lieu de s’étonner que la méthode suivie dans nos écoles pour la lecture des auteurs latins et grecs ne soit appliquée, avec les modifications convenables, à la lecture des classiques de la langue maternelle. [...] Les circonstances qui m’ont porté à faire usage de cette méthode dans l’enseignement de la littérature française à de jeunes étrangers m’ont fourni l’occasion de me convaincre qu’elle est applicable, dans ce qu’elle a d’essentiel, au cas de jeunes gens lisant sous la direction d’un maître les chefs-d’œuvre de leur propre langue. (Vinet 1829b : 1-2)
Dans cette première édition, il ne développe cependant pas sa propre méthode, mais invite les enseignants à recourir avec leurs élèves à la méthode de Rollin22.
La Chrestomathie de Vinet comprendra 30 rééditions successives jusqu’en 1930. Dès la deuxième édition de 1833, elle devient rapidement un «best-seller». Intéressons-nous à présent à ses contenus.
3.3. La Chrestomathie de Vinet
Vinet, passionné d’œuvres littéraires, a à cœur de rédiger une Chrestomathie dont les extraits sont tirés «des chefs-d’œuvre classiques» (Vinet 1829a : IX). Ceux-ci doivent permettre «d’apprendre à les imiter sous le triple rapport de la langue, du style et de la composition générale, en un mot sous le rapport de l’art d’écrire, tel que Buffon le concevait» (Vinet 1829a : IX). La première édition du Tome 1 de 1829 destinée aux collégiens de 12-14 ans se compose de neuf parties ayant pour titres : narrations fictives (6 extraits), biographies (4 extraits), histoire (7 extraits), voyages (3 extraits), descriptions (2 extraits), genre didactique (3 extraits), dialogues (8 extraits), lettres (4 extraits) et poésies réparties en fables (25 fables), narrations (6 extraits) et scènes (2 extraits). La plupart des auteurs23 sont présentés sous la forme d’une courte biographie.
Si Vinet sélectionne des morceaux, c’est parce qu’un ouvrage complet «est hors de proportion avec la capacité de l’enfant ou le degré de ses connaissances philosophiques» (Vinet 1829a : V). Cela évite aussi à l’instituteur de devoir lui-même choisir les extraits. Ceux qu’il propose sont courts (en moyenne dix pages pour les textes narratifs et descriptifs) car «dans la jeunesse, ce sont les détails qui nous frappent et nous séduisent ; des figures neuves, des images éblouissantes, des expressions originales nous paraissent l’essentiel de l’art d’écrire» (Vinet 1829a : VII). Le grand choix de lectures proposé peut être «coordonné à l’enseignement grammatical» (Vinet 1829a : VIII) et permet de «retrouver dans un morceau d’histoire la plupart des éléments du talent de l’historien, dans un morceau d’éloquence les principales conditions qui constituent l’orateur, et ainsi des autres genres» (Vinet 1829a : VIII). Enfin, les morceaux sont organisés afin que «la marche du facile au difficile, du simple au composé, y fût suivie autant que possible, soit à l’égard du style, soit à l’égard des idées» (Vinet 1829a : IX) ; pour ce faire, une table des matières particulière permet à l’enseignant de concevoir la progression entre les textes. Enfin, Vinet a porté son choix sur les écrivains «qui font autorité en fait de langage et de style» (Vinet 1829a : IX) et les «talents contemporains» dans le but de «présenter la langue française avec toutes les acquisitions qu’elle a faites jusqu’à nos jours» (Vinet 1829a : X).
Vinet ajoute à la seconde édition (1833) 26 nouveaux extraits dont neuf appartiennent à une nouvelle sous-partie intitulée «poésie lyrique». Ces ajouts concernent tous les thèmes, mais essentiellement les lettres et les fables. Sur les 114 extraits que contient la deuxième édition de la Chrestomathie, Tome 1, les auteurs sont essentiellement français (seulement quatre Suisses figurent parmi eux). Un tiers des textes sont de Fénélon, La Fontaine, Florian et Madame de Sévigné. Nous trouvons 48 extraits d’auteurs du XVIIe siècle, 33 extraits du XVIIIe siècle et 28 extraits émanent de contemporains de Vinet encore vivants, dont 15 ajoutés dans la deuxième édition. Cet ajout démontre que l’auteur s’informe des nouveautés littéraires de son époque et souhaite que son ouvrage reste d’actualité.
4. Littérature et disciplinarisation du «français» (1870-1910)
La période couvrant la fin du XIXe et le début du XXe siècle se caractérise par l’avènement des «Etats enseignants» (Hofstetter 2012) qui, suite à la Constitution fédérale de 1874, vont entériner l’obligation scolaire jusqu’à 15 ans. Cette obligation entraîne alors la création d’institutions et de filières au niveau secondaire, d’enseignement général, mais aussi professionnel. Il s’agit en effet d’une part de répondre aux besoins de l’industrie qui se développe en Suisse et qui requiert des ouvriers qualifiés, d’autre part de préparer une élite à l’entrée dans les universités et les écoles polytechniques qui sont créées à cette période.
Chaque canton institue de fait un système scolaire, avec un ordre secondaire, constitué d’un degré inférieur et d’un degré supérieur, et désormais articulé à l’ordre primaire. Cette première phase de démocratisation de l’enseignement (Hofstetter & Monnier 2015), qui se traduit par l’ouverture du secondaire à tous les publics d’élèves, entraîne de fait la mise au rebut officielle des humanités classiques, au profit de disciplines nouvelles, dont le «français». Cette dernière s’étend rapidement sur l’ensemble du système, entraînant progressivement la montée vers le secondaire de certains manuels de lecture conçus pour le primaire supérieur, ces derniers étant élaborés sur le modèle de la Chrestomathie de Vinet.
4.1. Vers l’explication de texte (littéraire) au primaire
L’enseignement de la lecture au primaire prend une autre dimension à partir des années 1870. Les trois dernières décennies du XIXe siècle voient en effet s’amplifier le processus de disciplinarisation du «français» amorcé dans les années 1850, processus qui se caractérise notamment par une articulation de la lecture et des éléments relatifs à la langue (grammaire, conjugaison, orthographe, vocabulaire) dans un dispositif dont l’aboutissement est la composition. Dans ce processus, en partie influencé par les proposition du Père Girard, pédagogue fribourgeois, le livre de lecture devient progressivement central24, comme l’illustre ce propos tenu dans l’Educateur :
Le livre de lecture doit donc devenir désormais le point de départ, le centre de l’enseignement de la langue maternelle comme cet enseignement lui-même doit être le centre des études primaires. C’est à l’étude raisonnée du livre de lecture, que doit se rapporter le résumé grammatical ; c’est sur ce livre de lecture, que doit se régler aussi le cours de style et enfin le cours de composition. (Bourqui 1870 : 336)
Au niveau des prescriptions, on observe une diversification des formes de lecture : à la lecture courante est ainsi ajoutée la lecture expressive25 et le «compte rendu» évolue progressivement vers l’explication, processus qui s’achèvera avec l’avènement de la lecture expliquée dans les premières décennies du XXe siècle.
En continuité avec les prescriptions des années 1850-1860, le compte rendu s’inscrit tout d’abord dans le paradigme de la lecture instructive et morale. Ainsi, le règlement scolaire fribourgeois de 187626 préconise, pour le deuxième cours (élèves de 10-12 ans), d’effectuer le compte rendu «par le moyen d’interrogations de plus en plus générales et propres à orner la mémoire de l’enfant de connaissances utiles et à diriger son éducation morale» (Règlement pour les écoles primaires du canton de Fribourg, 1876). La visée morale de la lecture perdure ainsi jusqu’à la fin du XIXe siècle, comme en témoignent également les prescriptions vaudoises de 1899 : «Sujets en rapport avec les autres leçons. Analyse du contenu, énoncé des faits principaux, comparaison ; préceptes moraux et applications pratiques. Récitation de morceaux choisis» (Plan d’études pour les écoles enfantines et les écoles primaires du canton de Vaud, 1899, degré intermédiaire 2e année).
Cependant, tout en s’inscrivant dans la continuité des pratiques en place, le compte rendu s’oriente progressivement vers la compréhension du texte pour lui-même. On trouve ainsi dans le Programme prescrit pour les écoles primaires du canton de Fribourg de 1886 : «compte-rendu par le moyen d’interrogations de plus en plus générales et de nature à obtenir l’expression claire et correcte des principales idées du texte» pour le premier cours du degré supérieur ; «compte-rendu libre et constituant le résumé oral et correct des idées renfermées dans le texte» pour le deuxième cours du même degré. Le compte rendu s’y effectue essentiellement oralement: d’abord à partir des interrogations du maître, puis librement. Bien que les prescriptions varient en fonction des cantons, une tendance commune semble se dégager : une partie de l’explication porte sur le vocabulaire et la grammaire, une autre partie est consacrée à la compréhension du texte (dégager l’idée générale, énoncer les faits principaux, rechercher le plan, etc.).
Enfin, les mentions relatives aux supports sont très succinctes dans les programmes : morceaux simples (pour les petits degrés), prose et poésie pour la récitation. Cette période voit cependant la parution de deux livres de lecture qui, comme nous allons le voir, annoncent l’entrée des textes littéraires au primaire.
4.2. Un ouvrage primaire et secondaire
En 1865, les cantons romands organisent une Seconde Commission intercantonale en vue d’adopter un ouvrage commun pour les degrés intermédiaires (9 à 12 ans) et supérieurs (12 à 15 ans) de la scolarité obligatoire. Cette dernière propose de choisir des textes de complexité progressive allant de courts récits au degré intermédiaire à des morceaux de genres divers au degré supérieur, choisis notamment dans la littérature. Les premiers livres de lecture adoptés par la Suisse romande (Renz 1871 ; Dussaud & Gavard 1871) en sont de parfaits exemples.
Le Livre de lecture à l’usage de la Suisse romande, degré supérieur de Dussaud et Gavard27 (1871) est destiné à la fois aux degrés supérieurs de l’école primaire vaudoise et genevoise. Les courts morceaux choisis par les auteurs, tous deux enseignants, sont numérotés et regroupés par thématiques qui se répartissent en neuf parties28: histoire naturelle (120 extraits descriptifs dont une moitié est anonyme), descriptions et voyages (16 récits), histoire (15 morceaux), biographies (huit portraits), anecdotes, traits moraux, caractères (21 extraits), style épistolaire (10 extraits de lettres), dialogues en prose (trois extraits de pièces théâtrales), dialogue en vers (trois extraits) et poésie narrative et lyrique (31 extraits).
Force est de constater que les thèmes de science naturelle prennent une grande place dans cet ouvrage annonçant la «leçon de chose», tout en offrant cependant également une place importante à la littérature de Suisse romande (Schneuwly & Darme 2015 ; Gabathuler 2017). Il y a en effet 32 textes d’écrivains suisses essentiellement vaudois et genevois (Agassiz, Vuillemin, Monnard, Porchat ou Töpffer) contre 75 auteurs français. Parmi eux, nous retrouvons certains auteurs déjà présents dans la Chrestomathie de Vinet (1833)29 (Fénélon, Florian, La Fontaine, Molière, Voltaire, Montesquieu, Chateaubriand ou Buffon). Fribourg renonce dans un premier temps à utiliser ce livre de lecture à l’école primaire, mais décide d’en éditer une adaptation en 1882. Celle-ci se divise alors en deux parties clairement identifiées, la partie scientifique et la partie littéraire, dont :
Les morceaux ne sont point choisis au hasard. Ils forment un petit cours de composition donnant des modèles de tous les genres de style, en même temps qu’une histoire littéraire, très succincte sans doute, mais bien suffisante pour les élèves auxquels ce livre est destiné. (Dussaud & Gavard adapté par Fribourg 1882 : 7)
Par l’observation de ces deux éditions, nous pouvons relever un processus de sédimentation : une grande part des auteurs choisis par Vinet (1833) sont repris par Dussaud et Gavard (1871); l’ouvrage propose ainsi une histoire de la littérature adaptée à l’âge des élèves, mais sur le modèle proposé dans le secondaire supérieur qui reste au service de l’enseignement de la composition selon le modèle rhétorique. Les textes sont numérotés, classés par catégories et organisés selon leur complexité.
4.3. Un corpus littéraire au service de nouvelles finalités
L’articulation progressive des degrés inférieurs et supérieurs du secondaire facilite la mise en place d’un «français» unifié sur l’ensemble du secondaire, qui va se caractériser avant tout par un corpus littéraire spécifique. En effet, contrairement à la période précédente où les enseignants s’appuient très largement sur la Chrestomathie de Vinet, le dernier tiers du XIXe siècle peut être considéré comme un moment clé dans l’élaboration de ce qu’on entend aujourd’hui par «littérature» en classe de français.
L’analyse des programmes du Collège cantonal de Vaud (1877, 1891) et des degrés inférieurs du Collège de Genève (1877, 1889) montre que, outre l’ouvrage de Dussaud et Gavard (1871) introduit dans les premiers degrés, la Chrestomathie de Vinet continue à être présente dans les derniers degrés30. Avec l’ouverture du secondaire à un nouveau public d’élèves, le nombre de classe augmente et l’utilisation d’un manuel qui a fait ses preuves permet de garantir une certaine harmonisation dans les pratiques.
Il n’en est cependant pas de même au secondaire supérieur, où les anthologies tendent à disparaître au profit d’une liste d’auteurs et de textes, élaborée par les enseignants eux-mêmes. Très succincts dans le dernier tiers du XIXe, et limités aux œuvres travaillées en classe de français, ces inventaires s’étoffent au tournant du XXe siècle pour devenir de véritables listes qui comprennent deux sections: les lectures à faire en classe, et –pratique nouvelle– un choix de lectures à domicile:
Les lectures faites à domicile et contrôlées en classe ne sont pas tout à fait une innovation. La plupart de nos établissements possèdent une bibliothèque où les élèves puisent abondamment. Ils continueront, espérons-le. Mais on veut qu’il y ait un plan de lecture graduée, commençant par des morceaux choisis et continuant par des fragments plus étendus des grands écrivains, par des pièces de théâtre, par des morceaux de poésie caractéristiques, de façon que l’enseignement de la littérature, venant à son heure, s’appuie sur des souvenirs précis, sur la connaissance de quelques textes. (Plan d’études pour les collèges et gymnases du canton de Vaud 1910 : 7-8)
Ce phénomène est particulièrement visible dans le programme du Collège de Genève de 1900 (cf. Annexe 1). Le corpus des lectures en classe, tout en conférant une large place aux auteurs du XVIIe siècle –Corneille, Racine, Molière, mais aussi Boileau, Fénélon et Bossuet– est organisé désormais selon une progression chronologique, qui va de la Chanson de Roland aux auteurs du XIXe (Chateaubriand, Musset, Gautier). Ce corpus sert avant tout de support au cours d’histoire de la littérature qui figure désormais à l’épreuve orale de maturité, laquelle comporte trois parties : grammaire française, histoire de la langue française et histoire de la littérature française31.
Le choix des textes proposés en lecture à domicile fait, quant à lui, état d’une sédimentation des pratiques. Ce corpus garde en effet des traces des Belles Lettres, avec une large place donnée aux textes historiques et rhétoriques du XVIIe siècle (Dialogues sur l’éloquence de Fénélon). Pourtant, au sein de cette continuité, le corpus comprend également une très large sélection de textes d’auteurs du XIXe, et offre une place de choix à la nouvelle, avec notamment Les Lettres de mon Moulin et Contes du lundi d’Alphonse Daudet, et au roman, avec par exemple François le Champi et La Mare au Diable de George Sand. Par ailleurs, les auteurs suisses romands (Eugène Rambert), voire genevois (Victor Cherbuliez, John Petit-Senn, Marc Monnier, Rodolphe Töpffer), sont largement représentés, dans la ligne directe du corpus proposé dans le Dussaud et Gavard (1871). On trouve ainsi des poètes, mais aussi des scientifiques (Horace Bénédict de Saussure) et des philosophes (Charles Secrétan).
Autrement dit, on sort avec ce double corpus du paradigme rhétorique où le texte littéraire est là pour être appris par cœur et imité, même si ce dernier perdure à titre résiduel. La lecture de ces textes, en classe ou à domicile, obéit désormais à de nouvelles finalités : l’acquisition d’une culture littéraire large, qui n’est cependant pas détachée de la construction d’une identité helvétique.
En 1911, Henri Mercier32 n’hésite pas à placer la Suisse romande en avance sur la France dans l’élaboration d’un corpus littéraire spécifique au «français» : «dans notre pays, nous n’avons pas certes attendu jusqu’en 1880 pour autoriser les Provinciales, pour donner un laisser-passer à Victor Hugo» (Mercier 1911 : 195). Il n’en demeure pas moins que l’ouverture du corpus aux auteurs modernes ne fait pas l’unanimité au sein du corps enseignant, comme le met en évidence cet article de Charles Favez33, publié la même année dans la Gazette de Lausanne, et qui porte le débat sur la place publique :
Dans l’étude faite au Collège et au Gymnase des grands écrivains français, M. Sensine34, comme M. Bouvier35, donne la préférence à ceux du XIXe siècle, parce, dit-il, que les grands maîtres du siècle de Louis XIV, «tout remarquables qu’ils sont, ont le défaut, au point de vue pédagogique, d’exprimer une autre âme que la nôtre et de parler une langue que nous n’employons plus, tandis que ceux du XIXe expriment notre vie, notre âme, et emploient vraiment notre idiome moderne». Je demande au distingué professeur la permission de discuter ici cette idée. […] A notre époque […] quoi de plus actuel que le caractère de Phèdre ou celui d’Oreste? […] Ce n’est pas tout : il y a encore la langue. […] Certes, personne n’admire plus que moi la prodigieuse invention verbale de Victor Hugo […]. Mais pour la pureté de la langue, il me paraît cependant qu’il faut donner la préférence aux écrivains du siècle de Louis XIV. (Favez 1911).
Au cœur du débat en réalité, la langue : faut-il privilégier les auteurs du XVIIe siècle, qui incarnent un certain idéal de la langue française, ou plutôt les auteurs du XIXe, qui s’expriment avec la même langue que les élèves? Et si l’on maintient les classiques du XVIIe siècle, ne doit-on pas imaginer de nouveaux exercices permettant aux élèves, toujours plus nombreux avec la création d’un secondaire pour tous, de comprendre ces textes, dont la langue n’est plus la leur?
5. De la lecture expliquée à l’explication de texte (1910-1930)
Le début du XXe siècle est marqué par la stabilisation des systèmes scolaires cantonaux qui va de pair avec la stabilisation des disciplines scolaires. Ainsi, le «français» s’organise désormais autour de composantes – grammaire, littérature, lecture, composition – et d’exercices spécifiques. C’est dans ce contexte qu’apparaît un nouvel exercice de lecture – la lecture expliquée – qui va s’étendre sur le primaire et le secondaire.
5.1. Avènement de la lecture expliquée au primaire
A partir des années 1920, l’orientation donnée à la lecture dans le dernier tiers du XIXe siècle s’affirme et se stabilise. Elle se caractérise notamment par la place centrale du texte littéraire dans la composante lecture et la lecture expliquée36 comme exercice phare au primaire (voir également les analyses de Schneuwly & Darme 2015).
Ainsi, en adéquation avec les recommandations figurant dans les préfaces des livres de lecture, les prescriptions recentrent clairement les exercices d’explication sur le texte littéraire. A titre anecdotique, mais révélateur de ce mouvement au niveau romand, on voit apparaître dans la partie pédagogique de l’Educateur une rubrique «Texte littéraire». En outre, on observe l’entrée du terme littéraire, jusqu’ici absent des prescriptions37, dans les programmes des trois cantons parus dans les années 1920-193038. Enfin, on y note l’apparition de la «lecture expliquée»39, qui résulte de la progressive stabilisation des exercices d’explication et de comptes rendus prescrits dès le dernier tiers du XIXe siècle.
Cette nouvelle forme de lecture a été amorcée dans différents articles spécialisés parus dans les revues pédagogiques dans les années 1910, à l’instar de La lecture expliquée par Henri Mercier (1911) et Comment et pourquoi donner des leçons de lecture expliquée par Henri Duchosal40 (1918). Fait significatif de l’articulation entre le primaire et le secondaire, ces deux écrits sont rédigés par des enseignants du secondaire. Celui de Duchosal est même une adaptation pour le primaire supérieur d’un article que ce dernier a publié dans l’Educateur en 1917 pour le secondaire inférieur:
Pensant que notre article sur la lecture expliquée paru dans L’Educateur, au mois de février 1917, et destiné aux établissements d’instruction secondaire, pourrait être aussi de quelque utilité pour les écoles primaires, le Département de l’Instruction publique a bien voulu nous demander de l’adapter à ce degré de l’enseignement en le simplifiant et en le faisant suivre d’exemples concrets qui lui donneraient un caractère pratique (Duchosal 1918 : Avant-propos).
De ces articles se dégagent quelques traits fondamentaux de la lecture expliquée au primaire. Ainsi, pour Mercier, une première phase de l’explication devrait être centrée sur le vocabulaire : «Un autre service de ces premières lectures expliquées devrait être d’enrichir le vocabulaire, le vocabulaire concret s’entend, encore si pauvre» (Mercier 1911 : 199). L’explication devrait être ensuite consacrée à l’étude du plan et à la compréhension des idées contenues dans le texte. La marche à suivre proposée par Duchosal (1918) est différente de celle de Mercier, mais on y retrouve les mêmes composantes, à savoir un travail sur le fond et un travail sur la forme (comprenant la grammaire en sus du vocabulaire). L’ordre des étapes est le suivant:
1. lire le morceau
2. donner le sujet du morceau et préciser le but de l’auteur
3. retrouver le plan
4. expliquer les idées du texte
5. discuter la valeur de celles-ci
6. dégager les caractéristiques formelles du morceau avec une centration sur le vocabulaire et la grammaire
7. procéder au compte rendu, soit à la synthèse de l’explication.
A noter que ce compte rendu pour Duchosal doit être effectué par un élève, les autres étapes de la leçon devant être réalisées sous la forme d’une leçon dialoguée entre maître et élèves.
Dans les prescriptions du primaire toutefois, il n’est pas aussi aisé de saisir en quoi consiste la lecture expliquée dans le détail ni la manière de procéder. En effet, certaines préconisations figurant dans les programmes restent assez vagues, à l’instar des exemples suivants : «Étude élémentaire du contenu et de la forme» (Guide et plan d’études de l’enseignement primaire dans le canton de Fribourg, 1932, degré moyen) ; «Remarques littéraires élémentaires» (Plan d’études pour les écoles primaires du canton de Vaud, 1926 : degré supérieur). Qui plus est, on relève la persistance d’une dimension morale, présente cependant explicitement chez Duchosal (1918), dans le programme fribourgeois de 1932 : «Exciter et développer le goût de la lecture saine et réconfortante par des lectures faites par le maître de pages littéraires et morales captivantes [...]» (p. 32).
5.2. Une nouvelle génération d’ouvrages de lecture
Si la littérature devient prépondérante dans les manuels de lecture au primaire comme au secondaire, désormais, c’est le type de littérature à privilégier qui sera discuté. En 1893, Le Département de l’Instruction publique et des cultes vaudois mandate Louis Dupraz et Emile Bonjour41 pour rédiger deux ouvrages afin de remplacer le Renz (1871) et le Dussaud et Gavard (1871). Non seulement les autorités vaudoises se désolidarisent des autres cantons romands, mais demandent en outre aux auteurs de faire une large place à la littérature nationale. Deux nouveaux ouvrages sont édités : le Livre de lecture à l’usage des écoles primaires. Degré supérieur (Dupraz & Bonjour 1895) et le Livre de lecture à l’usage des écoles primaires. Degré intermédiaire (Dupraz & Bonjour 1903).
Ces deux livres de lecture annoncent un changement quant aux morceaux choisis qui se confirme dans la seconde édition de l’opuscule destiné au degré supérieur (Dupraz & Bonjour 1899, 2e éd.). L’ouvrage comporte désormais un quart de textes d’auteurs suisses, dont la plupart sont francophones, et sept traductions. Nous constatons également que les textes descriptifs sur les sciences naturelles disparaissent au profit de textes littéraires dont le thème est la nature. Enfin, les morceaux choisis traitent de thématiques proches de l’environnement de l’enfant et de l’adolescent, ce qui permettrait, selon les auteurs, d’inscrire leur apprentissage dans leur quotidien (Tinembart 2018).
Dix ans plus tard, Dupraz et Bonjour, en collaboration cette fois-ci avec Henri Mercier, rédigent une Anthologie scolaire (1908) destinée aux collèges secondaires et aux écoles primaires supérieures (élèves de 13 à 15 ans) et adoptée par le canton de Genève. Cette anthologie comporte 259 extraits de textes répartis en dix parties. Non seulement elle contient des auteurs qui ne figurent pas dans le livre de lecture écrit pour les écoles primaires (Fénélon, Stendhal, Zola, Descartes, Flaubert, Flammarion, Montaigne, La Bruyère, Musset, etc.), mais une partie «études littéraires» et une partie «théâtre» sont intégrées. Dans la première, les élèves apprennent les caractéristiques de la langue française, les particularités de l’orthographe et de la ponctuation. Dans la seconde, ils font entre autres la connaissance de Corneille et retrouvent Racine et Molière. Enfin, l’ouvrage se termine par 26 pages regroupant des biographies succinctes des 159 auteurs présents dans ce manuel.
A la mort de Dupraz, Bonjour édite deux nouveaux manuels : Lectures à l’usage des écoles primaires : degré intermédiaire (1925) et Lectures à l’usage des écoles primaires : degré supérieur (1931). Les morceaux choisis abordent des thématiques qui concernent encore davantage les élèves telles que l’observation des animaux, les récits d’aventure, les qualités et les défauts, la vie quotidienne, etc. Celles-ci répondent plus aux intérêts des enfants et à leurs goûts personnels. L’influence de l’École nouvelle42 pourrait expliquer ce changement. La plupart des morceaux choisis écrits par des auteurs français ne figurent pas dans les ouvrages précédents de Bonjour. Celui-ci fait également entrer de nouveaux auteurs suisses tels que Maurice Porta, René Morax, Gonzague de Reynold ou encore Charles Ferdinand Ramuz. Sont également privilégiés les auteurs contemporains (sur les 244 textes présents dans l’ouvrage, 93 auteurs sont nés au XIXe siècle et 41 au XXe siècle). Le livre de lecture n’est désormais plus encyclopédique, mais il offre une grande diversité littéraire. Il propose ainsi des textes proches du vécu de l’enfant et ses extraits proviennent de la littérature suisse et française.
En 1910, Henri Mercier résume bien ce renouveau dans les ouvrages de lecture : «Gardons ce qui est substantiel en littérature, en morale, en histoire. Préoccupons-nous de la vie. Ornons les esprits, mais tâchons d’abord de les faire réalistes et pratiques» (Mercier 1910 : 90-91) ; «[…] Le manuel, lui aussi, s’est mis au ton du jour. Il suit le mot d’ordre : “Tout par les textes !”» (Mercier 1910 : 94).
5.3. De l’institutionnalisation de l’explication de texte au secondaire
Les années 1910-1920 peuvent être considérées pour le secondaire comme le moment clé où le «français» devient une discipline organisée désormais autour de trois piliers : un corpus littéraire spécifique et deux exercices progressivement placés à égalité. Il s’agit de la dissertation, présente dans les programmes dès la fin du XIXe, et de l’explication de texte, qui entre dans les pratiques à cette période, non sans débats cependant, comme le laisse entendre Mercier:
L'explication française, officiellement instituée partout ou peu s'en faut, n'est-elle qu'un vain ornement sur la façade des programmes? Est-ce une expression creuse et sonore? N'est-ce pas plutôt le bon sens même et une pièce essentielle de l'enseignement? Des livres excellents, de nombreux articles, des discussions courtoises ou vives nous prouvent l’intérêt, l’importance et la nouveauté de ce sujet. Oui, sa nouveauté. (Mercier 1911 :198)
Sur la scène romande en effet, si les pédagogues s’accordent sur la nécessité de travailler à partir de morceaux tirés d’anthologies, les approches pour aborder ceux-ci diffèrent. Ainsi, Bouvier, dans une conférence adressée aux futurs ou jeunes maîtres de français en 1910 à Zurich, défend la «lecture analytique», qu’il centre sur les auteurs du XIXe, et qu’il distingue de «l’explication française» (Bouvier 1910 : 16). Sa méthode, expérimentée à l’Université de Genève dans son séminaire de français moderne, est envisagée ici au niveau secondaire, pour «un maître idéal et un élève idéal, affranchis de la surveillance administrative et du souci des examens» (Bouvier 1910 : 2). Celle-ci s’organise autour de deux questions : «qu’est-ce que l’auteur a voulu faire? Par quels moyens l’a-t-il réalisé?» (Bouvier 1910 : 12). Son but? «Faire saisir à notre élève l’individualité de chaque écrivain» (Bouvier 1910 : 10).
Mercier (1911), quant à lui, prône la lecture expliquée selon la méthode proposée par Ch.-M. Des Granges43 dans son manuel Morceaux choisis des auteurs français du Moyen-Âge à nos jours préparés en vue de la lecture expliquée de (1910/1920). Celle-ci comprend les étapes suivantes : replacer, s’il y a lieu, le morceau dans l’ensemble dont il a été détaché ; le lire à haute voix, établir son plan; le commenter phrase par phrase sans tomber dans la paraphrase, en s’arrêtant sur la propriété des termes et sur les figures de style ; terminer par une conclusion philosophique et morale. Mercier précise néanmoins : «Y a-t-il pour expliquer un auteur français une seule méthode? Non pas. Qui ne sent qu’on ne commente pas Boileau comme Lamartine. […] Cela dépend aussi de la préparation de l’élève» (Mercier 1911 : 204).
C’est la lecture expliquée qui l’emporte. Présente dans les programmes du collège de Genève dès 1914 au secondaire inférieur, celle-ci se répand dès 1918 au secondaire supérieur et, comme nous l’avons vu, au niveau du primaire supérieur, suite à des propositions pédagogiques publiées au niveau romand (Duchosal 1918). Corollairement, alors que la fin du XIXe se caractérise au niveau de la voie gymnasiale par une absence des manuels, dès les années 1920, le manuel de Ch.-M. Des Granges (1910/1920) est cité dans les programmes aussi bien à Genève (1925) qu’à Fribourg (1926). Cela est d’autant plus intriguant qu’à Fribourg, on reste au secondaire dans un enseignement de la «langue française» très influencé par la rhétorique, centré dans les petits degrés sur la grammaire et qui aboutit en dernière année à la «rhétorique» avec, comme exercices, le discours, les analyses et critiques littéraires et les plaidoyers.
Le choix de l’anthologie de Des Granges, loin d’être le produit du hasard, signe en réalité une ère nouvelle dans l’enseignement du «français» en Suisse romande. Cette anthologie est en effet prescrite dans la voie gymnasiale en lien avec le cours d’histoire de la littérature qui procède désormais par siècles : Moyen-Âge et XVIe siècle en 1e année, XVIIe siècle en 2e, XVIIIe siècle en 3e et XIXe siècle en 4e. Contrairement aux anthologies précédentes, celle de Des Granges a en effet l’avantage de proposer une série de morceaux d’auteurs allant du Moyen-Âge à 1900, classés par siècles, et à l’intérieur de chaque siècle, par genres. Mais surtout, comme le relève un critique belge de l’époque, «cette anthologie est particulièrement intéressante pour les professeurs, car plus de vingt textes commentés donnent des modèles d’explication littéraire et constituent une véritable méthode» (Hombert 1932), plaçant de fait le texte littéraire au centre de l’enseignement du «français».
L’institutionnalisation de la lecture expliquée sur l’ensemble du secondaire en Suisse romande semble donc s’opérer plus tardivement qu’en France où «c’est […] des premières années du XXe siècle que date la pratique régulière de l’explication française dans les classes» (Chervel 2006 : 531). Elle se réalise in fine par le biais de l’épreuve orale de maturité qui devient, dans les années 1920, une «explication de texte»44, aux côtés de l’épreuve écrite de français, qui est une «composition sur un sujet littéraire ou scientifique», soit une dissertation45. Avec cette nouvelle épreuve, l’interprétation des morceaux littéraires va alors s’imposer dans les pratiques, au point de devenir «à l’école secondaire, la branche la plus importante de l’enseignement du français» (Robadey 1933 : 193).
6. Conclusion
Que retient-on de ce parcours historique? Dans les classes de Suisse romande, il apparaît que l’avènement du texte littéraire en «français» s’opère entre la fin du XIXe et le début du XXe siècle, en lien avec la disciplinarisation du «français» au primaire et au secondaire. A l’intérieur de ce processus cependant, le modèle rhétorique perdure dans les pratiques sous forme de traces, et ce dans les trois cantons, même si les cantons protestants de Genève et de Vaud apparaissent comme plus avant-gardistes que Fribourg. En tant que canton catholique, ce dernier continue en effet sur cette période à privilégier les manuels français du XIXe siècle, au détriment de ceux édités sur la scène romande par les cantons protestants.
Dans les grandes lignes du processus que nous avons retracé, la Suisse romande ne se distingue pas de la France vers laquelle les professeurs de l’époque se tournent largement pour repenser leurs pratiques. Rollin, Des Granges, pour ne citer que quelques noms, constituent en effet des références incontournables pour les pédagogues romands. Cependant, cette histoire comprend des spécificités liées notamment au fait que la Suisse est constituée de plusieurs régions linguistiques, dans lesquelles le «Français» a le statut, soit de langue maternelle, soit de langue étrangère. La Chrestomathie de Vinet est emblématique de la circulation des idées pédagogiques entre les cantons suisses, mais aussi entre les pays à cette période. L’originalité de cette anthologie –lire les auteurs de langue française en suivant la méthode utilisée alors pour les auteurs de l’Antiquité– tient au fait qu’elle est prévue au départ pour l’enseignement de la langue et de la littérature française à Bâle (canton germanophone). Or, elle va non seulement s’imposer dans l’ensemble du secondaire en Suisse romande, mais elle sera également imprimée en France et en Belgique.
Par ailleurs, cette étude montre que les professeurs du secondaire, dont certains ont été au début de leur carrière instituteurs, ont joué un rôle majeur dans l’avènement du texte littéraire à l’école. Ce sont eux qui façonnent les contours de la littérature française dans les classes de Suisse romande, et qui élaborent de nouveaux exercices pour lire, comprendre et interpréter ces textes, selon une progression qui va du primaire à la fin du secondaire supérieur. Ainsi, au primaire, les auteurs contemporains sont plus présents qu’au secondaire où, dès le début du XXe siècle, l’approche de la littérature est désormais chronologique, allant du Moyen-Âge au XIXe siècle. De plus, au primaire, les morceaux choisis sont également plus proches de l’enfance au niveau des thèmes abordés. Corollairement, la manière d’approcher ceux-ci s’inscrit dès les années 1920 dans une progression, qui va de la lecture expliquée de type littérale (axée sur le vocabulaire et la grammaire) au primaire à l’explication de texte qui laisse une large place au commentaire (axé sur les figures de style et visant à dégager le style particulier de l’auteur) au secondaire supérieur.
Les choix qui ont été faits par les acteurs du système scolaire à cette période ont été décisifs. Ils constituent encore la base de la discipline «français» aujourd’hui. Dans les Directives pour l’examen suisse de maturité (2012), il est en effet précisé que, pour le «français» langue première, le candidat sera évalué par le biais d’une épreuve écrite, soit une dissertation, et d’une épreuve orale, soit une analyse d’un extrait tiré d’une œuvre littéraire. Cependant, aussi bien au secondaire qu’au primaire, les plans d’études ne prescrivent pas un corpus littéraire précis, se limitant à des indications en ce qui concerne les genres à travailler et les siècles à couvrir pour chaque année. Le choix de telle ou telle œuvre et la manière de la travailler en classe relève de l’expertise de l’enseignant. Ce dernier, comme ceux d’hier, contribue ainsi, à son échelle, à la définition de ce qu’est la littérature scolaire aujourd’hui.
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Canton de Genève
Programmes de l’enseignement primaire (1852, 1875, 1889 1912, 1923) : Bibliothèque de Genève (BGE).
Programmes d’enseignement du Gymnase (1848-1886) : BGE.
Programmes d’enseignement et plans d’études du Collège de Genève (1855, 1877, 1889, 1900, 1925) : BGE.
Canton de Fribourg
Programmes et plans d’études pour l’enseignement primaire (1886, 1899, 1932) : Office du matériel scolaire Fribourg, Bibliothèque cantonale et universitaire de l’Etat de Fribourg (BCUEF).
Règlement pour les écoles primaires du canton de Fribourg (1850, 1876) : Archives d’Etat de Fribourg.
Programme général des cours de l’école cantonale de Fribourg (1848, 1856) : BCUEF.
Programme des études du collège et du lycée de Fribourg et de l’école normale d’Hauterive (1871) : BCUEF.
Programme des études du collège Saint-Michel (1887, 1926) : BCUEF.
Canton de Vaud
Catalogue des élèves du collège cantonal et de l’école préparatoire. Objets d’enseignement. (Année scolaire 1853-1854). Lausanne : Imprimerie Pache-Simmen.
Plan d’études pour l’enseignement primaire (1868, 1899, 1926) : Archives cantonales vaudoises (ACV)
Plan d’études général pour les collèges et les gymnases, ainsi que pour les écoles supérieures de jeunes filles du canton de Vaud (1910) : ACV.
Programme des cours du Collège cantonal (1877, 1890) : ACV.
Annexe 1 : Contenus des parties qui composent le Livre de lecture à l’usage de la Suisse romande, degré supérieur de Dussaud et Gavard (1871)
- Histoire naturelle comprenant la zoologie, l’étude des animaux (mammifères, oiseaux, reptiles et batraciens, poissons, insectes, mollusques, crustacés, zoophytes), la botanique (fleurs, herbes, arbres, arbres exotiques, arbustes) et l’industrie (machine à vapeur, imprimerie). De nombreuses illustrations accompagnent ces textes descriptifs. Parmi les 120 extraits, 23 sont d’Adam Vuillet et 20 de Milne-Edwards. La moitié sont anonymes.
- Descriptions et voyages qui reprend 16 récits d’auteurs différents, mais parmi lesquels nous retrouvons huit descriptions de voyages en Suisse.
- Histoire qui contient 15 morceaux dont « Regulus » de Chateaubriand déjà présent dans la Chrestomathie de Vinet. Là encore, la moitié des textes concerne l’histoire suisse.
- Biographies : parmi les huit portraits, certains mettent notamment à l’honneur deux pédagogues suisses (Pestalozzi et le père Grégoire Girard de Fribourg), mais également un inventeur (Jean-Marie Jacquard), un géologue (Esther de la Linth), un général d’empire (Antoine Drouot)
- Anecdotes-traits moraux-caractères : 21 extraits hétéroclites au niveau des sujets composent cette partie. Parmi eux figurent quatre textes de Fénélon et deux de La Bruyère.
- Style épistolaire : Mme de Sévigné côtoie Racine, Voltaire, Rousseau, Constant et Montesquieu, mais d’autres comme Joseph Joubert ou Paul-Louis Courrier sont également présents.
- Dialogues en prose sont constitués de trois extraits de théâtre dont un de Molière (Don Juan) et deux de Brueys et Palaprat (Patelin).
- Dialogues en vers au nombre de trois dans lesquels figure également Molière (Tartuffe), un extrait d’Edmé Boursault (Le Mercure Galant) et Petit-Senn.
- Poésie narrative et lyrique : sur les 31 extraits, il n’y a que trois fables de La Fontaine et deux de Florian. Par contre, nous trouvons deux textes de Lamartine et deux de Hugo.
Annexe 2 : La littérature prescrite en « français » dans la voie gymnasiale à Genève, 1900
Alexandre Gavard (1845-1898): régent, puis professeur du collège, cet homme politique genevois sera désigné conseiller d’Etat en charge du Département des travaux publics, puis du Département de l’Instruction publique.
Louis Dupraz (1852-1920) : instituteur, puis maître de français au collège de Payerne, il complète sa formation en Lettres à Paris. Il est désigné professeur de français à l’école supérieure de jeunes filles de Lausanne en 1881. En 1893, il est nommé chef bibliothécaire à la Bibliothèque cantonale et universitaire. Il en devient le directeur en 1898.
[Page Web]. URL : https://data.bnf.fr/14301685/charles-marc_des_granges/
Pour citer l'article
Anouk Darme-Xu, Anne Monnier & Sylviane Tinembart , "L’approche historico-didactique pour penser l’avènement du texte littéraire dans l’enseignement du français (Suisse romande, 1850-1930)", Transpositio, n°2 La circulation des savoirs: entre recherches et pratiques enseignantes, 2020http://www.transpositio.org/articles/view/l-approche-historico-didactique-pour-penser-l-avenement-du-texte-litteraire-dans-l-enseignement-du-francais-suisse-romande-1850-1930
Voir également :
La lecture littéraire professionnelle : une configuration dynamique de textes de lecteurs
Le concept de « texte du lecteur » est aujourd’hui assez usuel dans le champ de la didactique de la littérature. Nous interrogerons ici son intérêt et sa pertinence pour décrire les séances de littérature dès lors que les cadres théoriques mobilisés croisent ceux de la didactique de la littérature avec l’analyse de l’activité, de la vidéoformation (Barbier & Durand 2003 ; Flandin, Leblanc & Muller 2015), de la didactique professionnelle (Pastré 2011 ; Bucheton & Soulé 2009).
La lecture littéraire professionnelle : une configuration dynamique de textes de lecteurs
Le concept de «texte du lecteur» est aujourd’hui assez usuel dans le champ de la didactique de la littérature. Nous interrogerons ici son intérêt et sa pertinence pour décrire les séances de littérature dès lors que les cadres théoriques mobilisés croisent ceux de la didactique de la littérature avec l’analyse de l’activité, de la vidéoformation (Barbier & Durand 2003 ; Flandin, Leblanc & Muller 2015), de la didactique professionnelle (Pastré 2011 ; Bucheton & Soulé 2009).
Ce questionnement s’appuie sur un projet de recherche, «Du texte à la classe» (projet TALC1), qui entend documenter les pratiques effectives et ordinaires de l’enseignement de la littérature en cycle 3. Pour ce faire, nous avons soumis un extrait d’œuvre à des enseignant·e·s. Les séances de travail sur ces textes dans les classes ont été filmées ainsi qu’une autoconfrontation et un entretien. Quelques semaines plus tard, les enseignant·e·s ont participé à trois journées de formation. Les échanges ont été enregistrés et transcrits.
Notre contribution s’articulera en trois temps. D’abord, nous présenterons le projet de recherche et le recueil de données sur lesquels s’appuie cette contribution et nous reviendrons sur le concept de «texte de lecteur» (dorénavant TdL). Ensuite, nous décrirons une séance à l’aide du concept de TdL pour conclure sur son intérêt au regard des compétences de lecture professionnelle dont la formation doit doter les enseignant·e·s de littérature.
1. Cadrage
1.1. Le projet TALC
Le projet TALC (du Texte à La Classe) s’inscrit dans une dynamique à l’œuvre dans le champ de la didactique de la littérature qui voit se développer des projets visant à la description des pratiques ordinaires en s’appuyant sur un collectif de chercheur·e·s. On songe ici par exemple aux travaux du Grafelit (Schneuwly & Ronveaux 2019) ou au projet GARY (Capt et al., 2018) regroupant des chercheurs de plusieurs pays francophones; ou encore au projet PELAS (Plissonneau et al., 2017).
TALC s’intéresse aux pratiques effectives ordinaires des enseignant·e·s de littérature de cycle 3. Ce projet est lié à la mise en place, en France, en 2016, de nouveaux programmes présentant deux nouveautés (MEN 2015). La première, curriculaire, reconfigure le cycle 3. Anciennement composé des trois dernières classes de l’école élémentaire (CE2-CM1 et CM2), le CE2 est dorénavant intégré au cycle 2 et la classe de 6ème au cycle 3. Ce dernier conjoint donc les deux derniers niveaux de l’école primaire et la première classe du collège (élèves de 11-12 ans) avec l’objectif de faciliter la transition entre l’école, où les élèves ont un·e seul·e enseignant·e, polyvalent·e, et le collège où les enseignements sont dispensés par les différent·e·s spécialistes d’une discipline. La seconde nouveauté concerne les objectifs assignés à l’enseignement de la littérature puisque celui-ci vise des enjeux de «formation littéraire» et de «formation personnelle» (Brinker & Di Rosa 2018).
Au regard de cette double évolution, nos hypothèses sont que, d’une part, même si un programme commun couvre l’ensemble du cycle, les pratiques sont différentes suivant les structures: l’école (niveau primaire) vs le collège (niveau secondaire I) ; d’autre part que les pratiques sont différentes suivant le genre littéraire2 auquel appartient l’œuvre (ou l’extrait) lue.
L’essentiel du recueil de données s’est déroulé en 2017-2018. Des enseignant·e·s volontaires3 (12 en CM et 7 en 6ème) sont répartis en binômes. Une œuvre littéraire, choisie par les chercheur·e·s, leur est imposée ainsi qu’un extrait. Aucune induction didactique n’est donnée, et le projet de recherche est présenté de manière minimale. Seule la séance durant laquelle les classes lisent et étudient l’extrait est filmée (19 séances). À sa suite, un entretien d’auto-confrontation est mené avec l’enseignant·e (18 entretiens) ainsi qu’un entretien croisé entre les deux enseignant·e·s du binôme (5 entretiens). Les séances et les entretiens ont été retranscrits.
Ce matériau a nourri un stage de formation4 se déroulant en février 2018 et auquel certain·e·s enseignant·e·s ont participé. Durant deux jours, nous sommes revenus sur le projet de recherche, avons relu les textes et analysé les pratiques observées. Le stage a été filmé et les échanges retranscrits.
La spécificité du projet tient à sa dimension interdisciplinaire qui permet une multiplicité de regards croisés. Le collectif de chercheur·e·s regroupe en effet des didacticien·ne·s de la littérature, des linguistes et des spécialistes des gestes professionnels et de l’analyse de l’activité. Nous essayons ensemble de comprendre comment la lecture et l’appropriation des textes littéraires (en tant qu’objets sémiotiques et/ou culturels et/ou esthétiques et/ou scolaires et enjeux d’apprentissages) participent des préoccupations des enseignant·e·s, de manière éventuellement différenciée, suivant le niveau (CM ou 6ème) et le genre littéraire du texte. La pluralité de ces points de vue enrichit, dans différents temps du projet, les échanges entre terrain et recherche.
Dans la classe de littérature, «la lecture (de manière littéraire) d’un texte (réputé) littéraire» constitue l’objet à enseigner (Ronveaux & Schneuwly 2018 : 90). «L’objet enseigné est […] le résultat sans cesse retravaillé de l’action de l’enseignant, suivant sa propre logique, articulé continuellement à cette autre action, l’apprentissage scolaire, qui suit la logique des élèves» (Schneuwly 2009 : 24).
Nous considérons que la lecture professionnelle de l’enseignant·e se situe à l’interface de l’objet à enseigner –le texte donné à lire– et de l’objet enseigné –le texte lu. Et pour l’appréhender, nous convoquons le concept de «texte du lecteur».
1.2. « Le texte du lecteur »
Dans le champ de la didactique de la littérature, le «texte du lecteur» est un concept usuel depuis qu’en 2008, un colloque lui a été consacré, lequel a donné lieu à deux publications (Mazauric, Fourtanier & Langlade 2011a ; 2011b). Dans le premier de ces volumes, Vincent Jouve propose une clarification du concept qui, selon lui, peut avoir deux sens possibles, celui de «compétence» ou celui de «performance». C’est la première acception que lui donnent Barthes dans S/Z (1970), Otten (1987) parlant des «codes» du lecteur, Eco (1985) de «l’encyclopédie du lecteur» ou Dufays des «systèmes de savoirs» du lecteur (1994). La seconde acception renvoie au résultat de la lecture, à la recréation toujours singulière et toujours originale que représente toute lecture. C’est la conception que l’on trouve chez Bellemin-Noël : «le trajet de lecture qui est tissé de la combinaison fluctuante de la chaine de ma vie avec la trame des énoncés une fois pour toutes combinés par l’auteur mériterait d’être appelé texte» (2001 : 21) ou chez Pierre Bayard : «le texte se constitu[e] pour une part non négligeable des réactions individuelles de tous ceux qui le rencontrent et l’animent de leur présence» (1998 : 130).
Pour autant, si l’on reprend ces discours relevant du champ de la théorie de la lecture, il existe aussi des convergences et l’on peut considérer que pour Barthes, Eco, Otten, Dufays, Jouve, Bellemin-Noël et Bayard, il y a bien toujours un texte à lire, des compétences et une performance.
Pour ce qui concerne le texte à lire, si Jouve affirme qu’«il existe ne serait-ce qu’au niveau dénotatif un contenu objectif que l’on peut toujours reconstruire» (Jouve 2011 : 59), Otten parle lui de «lieux de certitude», Dufays, reprenant la proposition d’Hamon (1977 : 264), préfère la notion «d’éléments de lisibilité». Mais nous avons noté que Bellemin-Noël affirme bien qu’il existe une «trame des énoncés une fois pour toutes combinés par l’auteur». Quant à Bayard, dans la préface au volume Texte du lecteur et dans la veine de «fiction critique» qu’il affectionne, il se demande si Julien Sorel était noir. Mais il prend bien soin de conclure, à propos de cette lecture, «si elle est énoncée par quelqu’un qui n’a jamais lu Stendhal, il y a toutes les chances qu’il s’agisse d’un contresens par rapport à ce que dit le texte et ce qu’a voulu faire Stendhal» (2011 : 15). Autrement dit, le texte à lire existe et ses droits ne peuvent être ignorés, comme l’écrit Eco: «l’univers du discours intervient pour limiter le format de l’encyclopédie» (1985 : 74).
Pour ce qui concerne les compétences du lecteur, la différence tient à la nature de ce avec quoi le lecteur lit5. Au «lecteur-texte» d’Otten, aux codes et encyclopédie d’Eco, Barthes ou Dufays répondent la «chaîne de ma vie» (Bellemin-Noël 2001: 21), l’inconscient (Bayard 2011; Bellemin-Noël 2001), les «angoisses, fantasmes, rêveries […] la part de subjectivité» (Bayard 2011 : 15).
Pour ce qui concerne la performance, il y a bien, selon Jouve, un «résultat de la lecture» (Jouve 2011 : 52), un «trajet de lecture» (Bellemin-Noël 2001 : 21), voire une recréation originale comme le propose comme le propose Marc Escola (2003) dans la perspective tracée par Michel Charles (2003).
On peut donc considérer que, dans le champ des théories de la lecture, il existe un certain nombre de convergences et que finalement, c’est l’accent mis sur tel ou tel aspect de l’activité de lecture avec plus ou moins de virulence (Jouve) ou de malice (Bayard) qui diffère, eu égard à des finalités liées aussi aux situations dans lesquelles la lecture s’exerce et le discours sur la lecture s’énonce6. Comme l’écrit Bayard, «Tout accès à un texte est marqué en profondeur […] par la situation de celui qui le rencontre» (Bayard 2011 : 14).
1.3. Le « texte du lecteur » dans la classe
Sur la base des travaux des didacticiens du sujet lecteur (Rouxel & Langlade 2004), le concept de TdL a été introduit dans le champ de la didactique (Mazauric, Fourtanier & Langlade 2008a ; 2008b). Dépassant la simple métaphore, il va souvent devenir un objet à produire, un véritable «texte écrit […]mettant en jeu une expérience subjective de lecture» (Fourtanier 2017 : 79). Dès lors, le «texte du lecteur» relève assez largement des «écritures de la réception» (Le Goff & Fourtanier 2017). Dans cette logique, il s’agit plus de faire advenir le TdL que de le mettre au jour. Nul doute que les dispositifs mis en place amènent un TdL différent de celui que la simple lecture aurait généré. Gagnant en efficacité ingénierique, il perd cependant de sa pertinence conceptuelle car le texte du lecteur, «le résultat de la lecture» (Jouve) est, stricto sensu, un «texte fantôme, sans matérialité»7. Et, de fait, «la saisie du texte du lecteur n’est […] pas chose simple» (Goulet 2008).
Cependant, dans le cadre intersubjectif de la classe, ce texte fantôme se donne à lire, non pas dans sa matérialité et son intégralité, mais de manière indirecte et fragmentaire, à travers les énoncés langagiers, ceux-ci devenant «l’ensemble des données permettant la description de l’activité réelle de lecture sous un vocable commun et unique»(Louichon 2016: 392).
En situation scolaire, le texte à lire va générer plusieurs textes du lecteur: celui de l’enseignant·e, celui de chacun·e des élèves ou «textes singuliers»(Goulet 2011 : 65-66), celui de la classe ou «texte commun»(Goulet 2011: 65).
Notre propos est maintenant de réfléchir à ce que peut signifier «texte du lecteur» en situation d’enseignement/apprentissage de formation à la lecture littéraire.
Nous considérons que dans cette situation co-existent ou peuvent co-exister parallèlement et/ou chronologiquement:
- Un texte (à lire).
- Un «texte du lecteur de l’enseignant». Il s’agit de ce texte que l’enseignant donne à lire à ses élèves, ce jour-là, en fonction (entre autres) des compétences supposées de ses élèves et de ses objectifs. Ainsi, à partir du texte mais aussi de la situation, l’enseignant va supposer des lieux de certitude ou des îlots de certitude et des lieux de lisibilité ou d’illisibilité. Il va aussi (éventuellement) neutraliser des lieux d’incertitude, voire des lieux de certitude. Dans une classe, le support de lecture du texte, les activités proposées aux élèves, les interactions sont des révélateurs de ce «texte du lecteur de l’enseignant», que l’on peut aussi désigner comme «le texte donné à lire aux élèves». Et d’une certaine manière, ce texte-donné-à-lire-aux-élèves programme sa réception, un peu comme un texte programme son Lecteur Modèle. Le TdL de l’enseignant est le résultat de sa lecture professionnelle.
- Un «texte du lecteur de chaque élève». Les lieux de certitude ou d’incertitude, les îlots de lisibilité ou d’illisibilité vont plus ou moins coïncider avec les suppositions de l’enseignant·e. Les élèves vont investir de manière singulière le texte. Ce sont les diverses tâches réalisées par les élèves et les interactions qui vont révéler les performances théoriquement et potentiellement toutes différentes des élèves. Ces «textes du lecteur de chaque élève» vont co-exister dans la classe même s’il est difficile d’y accéder.
- Un «texte du lecteur de la classe». Il s’agit d’une performance de lecture acceptable pour chacun·e et acceptée par tou·te·s. Elle constitue une forme de stabilisation du texte donné à lire aux élèves. Elle peut s’énoncer en cours de séance mais relève souvent du bouclage, voire de l’institutionnalisation.
Nous faisons l’hypothèse que la centration sur ces divers textes ainsi définis est un outil théorique susceptible de nous aider à décrire et comprendre ce qui se passe dans la classe de littérature, particulièrement du point de vue de l’enseignant·e.
2. Analyse d'une séance de littérature
Pour décrire avec précision ce que nous pouvons observer et comprendre, nous choisissons de restreindre l’analyse à une seule classe. Il s’agit d’une classe de 6ème d’un collège d’une petite ville des Pyrénées Orientales. Les élèves appartiennent à un milieu socio-professionnel hétérogène. L’enseignante a dix-huit ans d’expérience mais n’a jamais exercé de fonction ou de mission de formation. Elle construit ses séquences et séances de littérature conformément aux prescriptions officielles sans problème notable. Nous avons choisi cette séance car les TdL y sont lisibles, particulièrement le TdL de la classe que l’on a parfois du mal à identifier dans d’autres séances. Autrement dit, le choix de cette classe relève de préoccupations méthodologiques, il ne prête à cette séance aucun caractère exemplaire ou représentatif. Il vise à permettre l’exploration théorique proposée.
2.1. Le texte à lire
Il s’agit d’un extrait de la pièce de théâtre Le Petit Chaperon Uf, de Jean-Claude Grumberg, auteur présent dans les listes de cycle 3 depuis 2002 (annexe 1). La pièce est parue en 2005 chez Actes Sud et est rééditée dans la collection «Étonnants classiques collège» chez Flammarion en 2015, dénotant ainsi son actuelle légitimité scolaire. Réécriture du célèbre conte, l’œuvre s’ouvre sur un court texte signé de l’auteur : «Connaître l’histoire, les histoires, la vraie Histoire, à quoi cela sert-il aujourd’hui? Sinon à alerter les chaperons d’aujourd’hui, à avertir les enfants que la liberté de traverser le bois […] n’est jamais définitivement acquise» (Grumberg 2005 :7). Le loup s’y nomme Wolf, porte un uniforme, s’exprime dans un français mâtiné d’allemand fortement stéréotypique8, interdit au petit chaperon de porter du rouge et, par la ruse, est sur le point d’arrêter la Mère-Grand. Tout cela jusqu’à ce que la petite fille refuse d’aller plus loin, l’oblige à cesser le jeu et à réintégrer «la vraie histoire» du Petit Chaperon Rouge9.
Par-delà son intérêt littéraire, cette œuvre a été choisie d’une part du fait de sa légitimité scolaire et d’autre part de sa plasticité au regard des objectifs potentiels des enseignant·e·s et des entrées du programme de cycle 3 (MEN, 2015). L’extrait sélectionné se situe au début de la pièce. La situation et les relations entre les personnages se mettent en place.
2.2. Le texte du lecteur de l'enseignante
Nous allons dans un premier temps tenter de mettre au jour ce texte que nous avons désigné comme «le texte donné à lire aux élèves». Ce texte-là peut être déduit et reconstruit à partir des activités proposées et du discours adressé aux élèves dans le cadre de la séance décrite en annexe 2 d’après la fiche de préparation de l’enseignante et les observations réalisées en classe.
Le tableau ci-dessous fait correspondre les éléments du texte donné à lire par l’enseignante et les moments de la séance, que l’on peut retrouver plus détaillés en annexe 2.
Éléments donnés à lire | Extraits du verbatim | Phase concernée |
Le texte est une réécriture du conte | Activité à faire antérieurement à la maison : points communs avec le conte | Phase 0 |
Projet de lecture : « Premièrement on va essayer, pour faire un point d’appui, de voir ce qu’on trouve comme différences entre ce texte et le Petit Chaperon Rouge (410) » | Début phase 1 | |
Synthèse écrite intermédiaire : « les différences avec le conte traditionnel » (122) | Fin de la phase 4 | |
Le loup incarne le fort et la petite fille le faible, mais elle résiste au loup et se moque même de lui | Problématique notée au tableau et lue par l’enseignante : « Donc, la question qu'on va se poser – quelles sont les ressources du faible pour résister au fort ? (1) | Phase 1 |
« vous avez bien perçu le rapport de force entre le loup … et la petite fille » (4), « elle se laisse pas faire … quand elle dit non, c’est non » (10) | Phase 3 | |
« Le Petit Chaperon Rouge se défend très bien » (70) | Phase 4.2 | |
Synthèse écrite intermédiaire (lecture du titre de la séance au tableau, à noter par les élèves) : « quelles sont les ressources du faible pour résister au plus fort ? » (122) | Phase 4.4 | |
« On verra comment, dans sa manière de se comporter, le Petit Chaperon Uf résiste à ce racket, à cette injustice, au comportement bête et méchant du loup » (154) | Phase 6 | |
(après lecture des élèves) : « vous avez montré que le Petit Chaperon Rouge était toujours agacé par le loup » (172) | Phase 7 | |
« Est-ce qu’elle se laisse faire la petite ? » (178) | ||
« Alors donnez-moi des exemples qui montrent qu'elle se laisse pas faire » (180) | ||
« Elle se moque un peu de lui ou pas ? » (186). | ||
« Moi, quand on lit le texte, j’ai l’impression que ce Petit Chaperon Uf il prend plus de place que celui qui est dessiné sur l’image. Vous trouvez pas ? » (188) | ||
Activité : Valider ou invalider une affirmation en justifiant par relevé dans le texte. Affirmation : « Le Petit Chaperon Rouge ne se laisse pas faire, elle est maligne, elle conteste ce que dit le loup » (189) | Phase 8 | |
« Elle est pas intimidée » (204) | ||
Bilan final oral de l’enseignante : « dans le langage théâtral, le loup est ridiculisé et la petite fille plus forte que lui, finalement, dans la manière de s’exprimer » (217) | Phase 9 | |
Le loup s’exprime dans un registre particulier | « Comment on appelle un registre de langue où on enlève certains mots ? » (44) | Phase 4.2.1 |
« Alors là est-ce qu'on pourrait relever une phrase qui montre qu'il a un langage soit brutal, soit incorrect et qu'en plus il est ridicule » (210) | Phase 8 | |
Le texte fait référence au contexte historique du nazisme | « Ça vous fait penser à un élément de l’Histoire qui s’est passé en réalité ? Un événement historique qui s’est vraiment passé où on obligeait les gens à porter des trucs jaunes (58) | Phase 4.2.2 |
« Oui, ça fait penser à la Seconde Guerre mondiale où les nazis, les Allemands […] les Juifs, ils devaient porter une étoile jaune » (68) | ||
« il y a un petit lien dans ce texte entre le conte traditionnel et l’événement historique » (68) | ||
(en allusion à la couverture du livre) : « Oui, il est habillé carrément comme les nazis. Dans l'illustration, c'est montré … il est habillé comme un officier avec un long manteau, des bottes, quelque chose de militaire » (188) | Phase 8 | |
Le texte est une parodie | « Comment ça s’appelait ce type de conte qui reprenait des éléments du conte et qui les transformait en étant comique ? » (74) | Phase 4.2.3 |
« Oui, … Donc ce texte c’est un peu pareil, c’est aussi une parodie (82). | ||
Synthèse écrite intermédiaire : « vous pouvez noter que ce texte est une parodie » (122) | ||
Le texte appartient au genre théâtral | Activité à faire antérieurement à la maison : « est-ce que vous pouvez me dire tous les éléments qui font que ce texte est du théâtre » (102) | Phase 4.4 |
« Là c’est du théâtre, à quoi avez-vous reconnu que c’est du théâtre ? » (102) | ||
Synthèse photocopiée des éléments caractéristiques du texte théâtral : « L'idée c'est qu'on prenne un petit bilan pour qu'on redise ce qu’on a dit sur le texte théâtral » (218) | Phase 9 |
Les données listées donnent forme et lisibilité au texte du lecteur de l’enseignante, autrement dit au texte donné à lire aux élèves, que l’on peut ainsi caractériser. C’est un texte littéraire qui fait écho à une mémoire didactique collective. En tant que texte théâtral, en tant que parodie et réécriture, en tant que texte relevant d’un registre de langue particulier, il permet potentiellement de réactiver des savoirs génériques, intertextuels ou linguistiques. Pour autant, ces dimensions ne sont pas centrales. De même, la référence historique, nécessaire pour que le lecteur comprenne l’allusion que l’on peut imputer à l’auteur est certes mentionnée, mais de manière marginale. Le TdL de l’enseignante porte sur les relations entre les deux personnages. Tout au long de la séance, le texte enseigné, celui que l’enseignante donne à lire à ses élèves, met en scène un loup ridicule et un Petit Chaperon Rouge moqueur.
2.3. L’accueil des TdL des élèves par l’enseignante
Dans la mesure où une partie importante de la séance relève du cours dialogué, les productions orales des élèves constituent le matériau à partir duquel l’enseignante produit un TdL de la classe, c’est-à-dire un TdL articulant le TdL de l’enseignant et le TdL des élèves dans une énonciation collective. Pour articuler un TdL de la classe qui ne se réduise pas à l’énoncé du TdL de l’enseignant, il faut que les élèves y mettent du leur et que l’enseignante noue l’ensemble.
On observera quatre configurations différentes :
a) Dans la première, TdL de l’élève et TdL de l’enseignante sont compatibles et celui de l’élève est intégré au TdL de la classe. Au début de la séance, l’enseignante demande de relever les points communs et les différences entre la version «connue» du Petit Chaperon Rouge et Le Petit Chaperon Uf :
17. Élève : Ça se passe dans la forêt ?
L’enseignante réplique :
18. Enseignante: Ça se passe dans…Hmm, ça se passe dans la forêt, c’est indiqué ou pas ? On sait pas trop. Mais t’as raison, il dit «Faire respecter loi dans bois parc jardin»11. J’y avais pas pensé mais ça indique, ça induit que ça se passe dans un parc. Bon, donc on retrouve les personnages, le contenu et puis le décor…
Ici le TdL de l’élève («Ça se passe dans la forêt?») réactive et oriente le TdL de l’enseignante («J’y avais pas pensé mais ça indique, ça induit que ça se passe dans une parc.») et peut devenir un élément du TdL de la classe («Bon, donc on retrouve les personnages, le contenu et puis le décor…»).
On voit comment fonctionne, entre acculturation scolaire (mettre les textes en réseau à partir d’un relevé d’indices) et caractéristiques du genre (l’utilisation du langage comme spécificité du théâtre), le jeu des sollicitations et des attentes entre les acteurs. Quand l’élève déclare: «Ça se passe dans la forêt?», il est difficile de savoir si l’élève répond à une question du type «Où se passe (traditionnellement) l’histoire du Petit Chaperon Rouge?» ou s’il a inféré le mot «forêt» de la formule utilisée par le loup dans la pièce : «bois parc jardin». Après une reprise dubitative («Ça se passe dans…Hmm, ça se passe dans la forêt, c’est indiqué ou pas? On sait pas trop»), l’enseignante valorise la réponse de l’élève. Elle agira de même avec une autre élève :
25. Élève : Ben que là elle est pressée alors que l’autre elle cueille des fleurs
26. Enseignante : Ah oui, très bien ! La petite fille est pressée, tiens j’avais pas pensé à ça, j’avais pas noté cette différence…
Dans ces deux cas de figure, les propositions des élèves sont explicitement ajoutées au TdL de l’enseignante. Elles sont accueillies positivement, valorisées et permettent aussi de construire une représentation du TdL de la classe effectivement nourrie des apports des élèves. Ici, le TdL de la première élève et le TdL de la seconde, qui ne contreviennent pas au TdL de l’enseignante, sont intégrés au TdL de la classe: il s’agit ici de lire le Le Petit Chaperon Uf comme une réécriture du Petit Chaperon Rouge.
b) La deuxième situation exemplifie un moment où TdL de l’élève et TdL de l’enseignante sont compatibles (le TdL de l’élève est acceptée par l’enseignante) mais le TdL de l’élève n’est pas intégré au TdL de la classe. La question de la référence historique, on l’a vu, est fortement minorée dans le TdL de l’enseignante. Et elle n’est pas présente dans les propos des élèves sauf à la fin de la séance, quand les élèves ont le livre entre les mains. L’échange s’instaure d’ailleurs à l’initiative d’un élève.
187. Élève : [montrant une illustration du livre] Madame, il est habillé un peu comme les nazis.
188. Enseignante : Oui, il est habillé carrément comme les nazis. Dans l'illustration, c'est montré … il est habillé comme un officier avec un long manteau, des bottes, quelque chose de militaire. Moi quand on lit le texte, j'ai l'impression que ce Petit Chaperon Uf il prend plus de place que celui qui est dessiné sur l'image – vous trouvez pas ? Alors, avant de mettre … Enfin vous collez votre petit texte et vous mettez … Qui est fort qui est faible, finalement. On colle ça et on se dépêche, allez !
Dans cet échange, l’élève accède potentiellement à une lecture du texte prenant en compte la référence historique. L’enseignante, tout en validant sa lecture de l’image («Oui, il est habillé carrément comme les nazis. Dans l'illustration, c'est montré»), ne propose pas de lecture du texte et n’intègre pas le propos dans un TdL de la classe. Elle ignore le TdL de l’élève (Wolf est un nazi) et va lui substituer son TdL, qui s’exprime dans la suite de l’échange. D’une part, elle l’oppose à celui de l’illustrateur en affirmant une lecture singulière («Moi, j’ai l’impression»). D’autre part, elle institutionnalise la question du rapport fort/faible. La proposition de l’élève ne nourrit pas le texte collectif parce que le TdL de l’élève entre en concurrence avec le TdL de l’enseignante. Sans être totalement rejeté, cette interprétation n’est pas discutée, elle est ignorée, parce que ce qui importe pour l’enseignante –conformément à ce que l’analyse de son TdL nous a appris– ce n’est pas la référence historique mais le rapport fort/faible.
c) Dans la troisième situation, le TdL de l’élève devient le TdL la classe.
192. Enseignante : Bon, est-ce que ce texte il dit ça, est-ce qu'il met ça en scène12 ?
193. Élèves : Non.
194. Enseignante : Non, pourquoi ?
195. Élève : La loi déjà, c'est pas vrai …
196. Enseignante : Ah, c'est pas vrai, le loup en fait abuse de quelque chose. D'accord, moi je l'avais pas vu comme ça, pour moi dans le texte c'était vrai ça. Mais vous avez raison de dire que c'est plutôt aux yeux du loup … Le loup impose une loi injuste mais qui n'est pas la vérité. D'accord. Pourquoi pas. Donc on le souligne ou pas ?
197. Élèves : Non Oui
198. Enseignante : Vous vous l'avez souligné ? Moi je l'aurais souligné. Quand j'ai fait l'exercice, je l'ai fait comme ça dans ma tête. Mais vous vous le lisez autrement, vous voyez que les lois du loup sont … Pas des lois partagées par tous mais juste les siennes, finalement.
Autrement dit, le TdL de l’enseignante, la lecture programmée du texte est contredite par la lecture de l’élève qui affirme qu’il n’existe pas de loi et que le loup l’a inventée pour abuser la petite fille. «Vous le lisez autrement» dit l’enseignante, semblant attribuer à l’élève la capacité à mettre en mots le TdL de tous les élèves, lors même qu’en 197, on observe justement que les élèves ne sont pas tous d’accord. De fait, à la toute fin de la séance, un autre élève affirme: «Pour moi, il détient pas la loi parce que c’est une fausse loi».
Les deux entretiens permettent de revenir sur ce qui se passe à ce moment-là. Durant l’entretien d’autoconfrontation, l’enseignante propose une lecture du texte bien différente de celle qu’elle a acceptée: «La loi existe, affirme-t-elle, et il en est l'exécutant et il applique … Il est l'exécutant d'une loi injuste mais qui…». Elle continue: «Donc là c'est intéressant parce que, finalement, ils mettent en cause le bien-fondé d'une loi même si elle est injuste. Enfin, ils remettent en cause le système quoi? Donc moi je trouvais ça intéressant comme hypothèse, finalement, aussi dans leur bouche».
Dans l’entretien croisé avec une jeune enseignante de CM2, la question revient et l’on observe que dans les deux classes, les élèves ont dit la même chose : «son code d’Uf, c’est même pas une vraie loi, c’est lui qui l’a inventée». «J’avais l’impression, dit la professeure des Écoles, que cette loi, elle était tellement impensable et inimaginable pour eux». Mais l’enseignante de 6ème va plus loin :«C’est une façon de la désamorcer, de la mettre à distance. Comme insupportable. De pouvoir en parler d’une façon ou d’une autre». On comprend ainsi que l’enseignante valide la mécompréhension de l’élève en 196, soit en réécrivant son TdL («ils mettent en cause le bien-fondé d’une loi») soit en le justifiant («c’est une façon de la mettre à distance»). Dans le meilleur des cas, cette validation de la lecture de l’élève relève du malentendu et conduit au malentendu, pour ne pas dire au contresens.
Quoi qu’il en soit, c’est le TdL de l’élève qui devient TdL de la classe parce qu’il est compatible avec le TdL de l’enseignante. En effet, ce qui importe c’est le rapport fort/faible. Que le loup soit un nazi ou un escroc ne change finalement pas la donne.
d) Or, et c’est notre quatrième situation, il est assez évident que les élèves rechignent un peu à cette lecture. L’échange suivant intervient à la fin de la séance, juste avant le bouclage qui va s’effectuer par le biais d’affirmations qu’il faut valider ou invalider (annexe 2). Se formule par le biais de cette activité un discours commun, un TdL de la classe. Il n’est pas étonnant que l’enseignante veuille s’assurer de la compréhension de ce qui est orienté par son TdL.
172. Enseignante : Comment il apparait dans ce deuxième extrait ? Comment … Quels traits de caractère il a, quels défauts il a ?
173. Élève : Méchant.
174. Enseignante : Méchant, oui. Continue, explique pourquoi ?
175. Élève : Parce qu'il prend ce qu'elle veut donner à sa grand-mère.
176. Enseignante : Ok, d'accord. Voleur, méchant, ok. Alexandra ?
177. Élève : Ben en fait, il fait croire que … Au Petit Chaperon Rouge que le beurre c'est interdit et en fait il en profite pour … Il en profite pour manger …
178. Enseignante : voilà, pour son intérêt personnel, comme on dit. Très bien. Il fait vraiment … C'est vraiment un fort, mais il utilise pas sa force, son autorité pour le bien. Il utilise sa force, son autorité pour son intérêt personnel. Et est-ce qu'elle se laisse faire la petite ?
179. Élèves : Non.
180. Enseignante : Pas du tout. Alors donnez-moi des exemples qui montrent qu'elle se laisse pas faire.
181. Élève : Elle dit « non non non, c'est pour mère-grand ».
182. Enseignante : D'accord, donc elle se défend, elle défend son bien. Elle insiste euh … Elle se moque un peu de lui ou pas ?
183. Élève : Non.
184. Enseignante : Non ?
185. Élève : Elle est plutôt sérieuse.
186. Enseignante : Elle est sérieuse, donc elle se moque pas de lui ? Alors ça c'est un point qu'on va travailler.
Des répliques 174 à 183, l’enseignante valide les réponses des élèves par des «oui», «OK», «d’accord»… Un consensus s’opère autour du loup incarnant la force : «c’est vraiment un fort». La question concerne ensuite la manière dont réagit la fillette. Un nouveau consensus apparait concernant le fait qu’elle tente de se défendre «D’accord, elle se défend». En 182, l’enseignante pose la question centrale : «elle se moque un peu de lui ou pas?». Une élève répond clairement négativement et, malgré l’interrogation rhétorique de l’enseignante, développe son propos : «Elle est plutôt sérieuse». L’enseignante parait surprise de la réponse et nous sommes en toute fin de séance. Quoi qu’il en soit, on observe une forme de dissensus interprétatif que l’enseignante n’accepte pas. Le TdL de l’élève est ici incompatible avec le TdL de l’enseignante.
Si l’on se situe dans une perspective strictement pédagogique ou même didactique, il est difficile de comprendre pourquoi à certains moments l’enseignante accueille la parole des élèves et les engage dans une co-construction des significations tandis qu’à d’autres moments elle va l’ignorer ou même la rejeter. Le recours au concept de TdL permet de comprendre que l’enseignante accueille le TdL des élèves au regard de son TdL.
Mais l’orientation des échanges s’opère au risque, nous l’avons vu, du malentendu voire du contresens. Or, nous l’avons vu aussi grâce à l’entretien, ce contresens accepté («il a inventé la loi») ne l’est pas au regard de la lecture de l’enseignante. Elle-même lit parfaitement le texte («la loi existe, il en est l’exécutant, il l’applique»). On peut expliquer le phénomène parce que cette lecture-là («il est l’exécutant de la loi nazie») ne correspond pas au TdL de l’enseignante, dans le sens que nous avons proposé, c’est-à-dire du texte donné à lire aux élèves.
Ainsi, le recours au concept de TdL décliné dans ses trois modalités (TdL des élèves, TdL de l’enseignant·e, TdL de la classe) permet de comprendre ce qui se joue dans la séance. De manière plus hypothétique13, on peut envisager que le jeu entre les TdL soit une des pistes de compréhension de ce qui se joue dans la classe de littérature. La mise au jour du TdL de l’enseignant·e apparait alors comme une nécessité méthodologique.
Quoiqu’il en soit, nous proposons d’en tirer quelques éléments susceptibles de circonscrire les contours de la lecture littéraire professionnelle.
3. La lecture littéraire professionnelle
3.1. La gestion des TdL comme marqueur d’expertise
Les quatre situations décrites dans la séance analysée montrent que la lecture littéraire dans la classe engage la professionnalité de l’enseignant dans sa capacité à trouver ou non des compromis entre les différents TdL. Qu’il soit plus ou moins accepté et compatible avec le TdL de l’enseignant, c’est le Tdl des élèves qui conditionne la dynamique de la lecture. Autrement dit, c’est la prise en compte de la parole des élèves et la régulation de cette parole qui décide de la co-construction d’un TdL de la classe.
De fait, la lecture d’un texte littéraire en classe s’organise autour d’un ensemble de possibles : les possibles du texte (ce qu’il donne à lire), de l’enseignant·e (ce qu’il lit dans le texte et décide de mettre au travail dans la classe), des élèves (leurs propositions de lecture), de la situation de lecture (ce que les activités proposées à partir du texte et les interactions produisent). La gestion de ces possibles, plus ou moins ajustés et explicités, implique quatre niveaux d’expertise. Le premier consiste à avoir une lecture du texte et de son exploitation pédagogique et didactique la plus précise possible. Pour autant, le deuxième niveau d’expertise doit éviter d’imposer le TdL de l’enseignant·e car il vise d’abord l’émergence du TdL des élèves en anticipant les problèmes de compréhension, en ouvrant des espaces d’interprétation et de débat. D’où la difficulté, troisième niveau d’expertise, de mesurer précisément et constamment au cours de la séance les écarts entre le TdL de l’enseignant·e et le TdL des élèves et d’ajuster, quatrième niveau d’expertise, ces différents TdL par un jeu de valorisation, de refus ou de négociation pour parvenir à élaborer un TdL de la classe.
Cette expertise ne se réduit donc ni à une expertise littéraire, à l’instar de ce que proposait l’Association Française pour la Lecture (AFL) avec ses «lectures expertes», ni à une expertise pédagogique susceptible d’accueillir la parole des élèves. Elle opère à partir d’un savoir-faire didactique qui conçoit la lecture littéraire comme plurielle et située.
3.2. Les TdL… comme « possibles d’action »
Cette caractérisation nous conduit à faire trois remarques. La première consiste à reconnaitre qu’il est problématique de dissocier ou de prioriser la part proprement personnelle que laisse entendre l’expression texte du lecteur de… et la part scolaire, toujours dépendante d’un contexte de lecture fortement situé. Il nous parait difficile, au regard de l’analyse proposée, d’adhérer totalement à la proposition formulée par les promoteurs du concept de TdL en contexte didactique:
Pour ces derniers [les enseignants], il s'avère plus que jamais nécessaire d'admettre que les sujets lecteurs qu'ils sont investissent des parts notables de cette subjectivité dans leur pratique enseignante, apportant et fabriquant, dans l'espace intersubjectif de la classe et à travers les interactions vivantes qui s'y jouent, des textes de lecteurs dont il convient d'explorer la texture (Fourtanier, Langlade & Mazauric 2011 :13).
C’est précisément parce que l’espace est irréductiblement «intersubjectif» que dans l’entrelacs des «interactions vivantes», les «réalisations» effectives produisent certes des TdL mais des textes dont «les parts notables de subjectivité» se diluent dans ce qui apparait alors comme un interdiscours flottant (amalgame de TdL sans véritable cohérence, sans véritable partage, sans manifestation de l’intime), radical (seul s’éprouve et se vérifie le TdL de l’enseignant), coupé de toute subjectivité (le TdL de la classe comme institutionnalisation programmée) ou fédérateur (le TdL de la classe venant en quelque sorte subsumer toutes les subjectivités).
Le verbatim de la séance et des entretiens montre à quel point il est difficile d’isoler les traces d’une activité de lecture subjective contraintes du genre discursif scolaire auxquelles cette subjectivité est soumise (Maingueneau 1991).
Cela vaut pour l’enseignant : sa lecture subjective du texte (le rapport de force entre le loup et le Petit Chaperon Uf) influence, mais peut aussi être influencée par ce qui se passe en classe (le problème de la loi). Cela vaut aussi pour les élèves : leur lecture subjective influence et peut être influencée par les modalités du travail qui leur est proposé14.
La deuxième remarque met également en question la notion de sujet didactique. Parlant de l’élève, Reuter le situe «dans le système didactique, c’est-à-dire dans une relation explicite, formelle, institutionnelle, à des savoirs disciplinairement médiés par le maitre» (Reuter 2007 : 92). Reprenant cette définition, Daunay (2007 : 43) rappelle que «ce sujet ne saurait être un simple calque du sujet épistémique (concerné par le seul rapport au savoir) mais intègre d’autres dimensions, sociales, affectives, psychologiques, cognitives» et propose la notion de «sujet lecteur en didactique». Pour autant, faut-il s’en tenir à la seule emprise didactique? Même si l’on adopte cette conception intégratrice de la didactique, une séance de lecture littéraire, comme toute séance d’enseignement, comporte à côté des «déterminants didactiques» des «déterminants pédagogiques» (Mauroux, David & Garcia-Debanc 2015) impliquant différents niveaux de gestion, du temps, des tâches, du climat de classe, des interactions…, qui débordent la part didactique autant qu’ils impactent la formation des TdL.
La troisième remarque tient aux cadres théoriques mobilisés dans le projet TALC, qui ont comme objet l’analyse de l’activité. Il s’agit d’abord de penser avec Clot que «le réel de l’activité possède un volume dont l’activité réalisée par un opérateur n’est jamais que la surface» (2004 : 31), ce qui, sans l’annuler, limite toute interprétation sur la constitution de tel ou tel texte du lecteur. On peut aussi envisager la lecture littéraire comme «cours d’action» (Theureau 2004), combinant des actions individuelles de l’enseignant et des élèves soumises à des préoccupations –c’est-à-dire à «ce que l’acteur cherche à faire à un instant t», «selon ce qui fait signe pour lui»– et reconnaitre que «le lien entre l’accomplissement situé de l’action et ses composantes intentionnelles est conçu comme ouvert et indéterminé» (Veyrunes, Gal-Petifaux & Durand 2007 : 61), ce qui là encore fragilise une conception trop figée des textes de lecteur ou de la notion de sujet lecteur en contexte scolaire! On peut enfin souligner, s'agissant du texte de lecteur de l'enseignant et de la possibilité de définir le professeur comme «sujet lecteur professionnel», que ce texte est fortement dépendant de la manière dont la séance est menée et par conséquent dont l'action est, dans chaque situation de lecture, conceptualisée (Pastré, 2011 : 149-181).
Caractéristique de la lecture littéraire comme lecture professionnelle, la dynamique de l’activité résiderait donc bien dans l’articulation des «possibles d’action» (Veyrunes, Gal-Petifaux & Durand 2007 : 61) où s’originent les différents TdL, dès lors que chaque acteur adopte telle ou telle posture définie comme «schème préconstruit du “penser-dire-faire” que le sujet convoque en réponse à une situation ou à une tâche scolaire donnée», posture par conséquent «relative à la tâche mais construite dans l’histoire sociale, personnelle et scolaire du sujet» (Bucheton & Soulé : 2009 : 38).
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Annexe 1: Le Petit Chaperon Uf, J.-C. Grumberg, édition Flammarion « Étonnantissimes », p. 31-40
Demande en cours pour l'obtention des droits de reproduction auprès de la maison Flammarion.
Annexe 2 : Déroulé synthétique de la séance Le Petit Chaperon Uf, J.-C. Grumberg, édition Flammarion « Étonnantissimes», p. 31-40 – durée : 48 minutes.
La lecture analytique de l’extrait est la deuxième séance d’une séquence autour de l’entrée du programme « Résister au plus fort » menée au mois de janvier. Le titre donné par l’enseignante à la séance, « Le plus faible a des ressources », semble ouvertement programmatique. La fiche de préparation a pour objectif déclaré d’« observer comment le langage (genre théâtral) permet de mettre à distance la puissance mal placée du plus fort et de donner une place au faible » ; les compétences visées sont essentiellement liées à la découverte du genre hybride de l’œuvre : « lire et comprendre un texte théâtral / Se préparer à l’écriture théâtrale / Lire et comprendre une parodie ».
L’activité réalisée antérieurement à la maison par les élèves (phase 0) consiste en la lecture personnelle d’une partie de l’extrait (seule les pages 31- 34 ont été photocopiées) assortie de trois questions : il s’agit d’abord de retrouver les « ingrédients du conte dans ce texte et comment ils sont revisités » et de chercher dans un dictionnaire de langue vivante le « mot LOUP en anglais / allemand / catalan / espagnol » ; une question générale porte également sur le genre : « à quoi reconnait-on un texte de théâtre ? »
Déroulement de la séance :
Phase 1 – Présentation de la séance par l’enseignante. Le titre et la problématique apparaissent vidéoprojetés : « quelles ressources trouve le plus faible face au plus fort ? » – (1’) Tours de parole 1 à 2.
Phase 2 – Lecture oralisée (prise en charge par les élèves) de la première partie de la scène à « Qu’est-ce que mademoiselle Uf transporte dissimulé dans petit panier osier ? » – (2’) Tour de parole 3.
Phase 3 – Annonce par l’enseignante du déroulé de la séance autour de deux axes forts qui correspondent à un double projet de lecture : percevoir « les différences avec le conte traditionnel » et comprendre « comment s’organise le rapport de force entre les deux » personnages, premières questions portant sur les impressions de lecture des élèves sur les personnages – (2’) Tours de parole 4 à 10.
Phase 4 – Cours dialogué avec synthèse écrite intermédiaire sous la forme d’une prise de note partielle en fin de phase, retour sur le travail préparatoire réalisé par les élèves à la maison – (15’) Tours de parole 10 à 122 :
- 4.1 L’enseignante consigne et vidéoprojette les points communs et différences entre hypotexte et hypertexte au fur et à mesure des propositions des élèves (tours de parole 10 à 38) ;
- 4.2 À partir des réponses des élèves, l’enseignante oriente la réflexion des élèves sur trois points qu’elle commente : le langage de Wolf (4.2.1 tours de parole 39 à 56), le contexte historique (4.2.2 tours de parole 56 à 70) et la notion de parodie (4.2.3 tours de parole 74 à 82) ;
- 4.3 L’enseignante note au tableau blanc les propositions de traduction du mot « loup » dans différentes langues (tours de parole 84 à 102) ;
- 4.4 L’enseignante note au tableau blanc les caractéristiques de la forme théâtrale énumérées par les élèves (tours de parole 102 à 122).
Phase 5 –Réfléchir « mentalement » à ce qui va se passer après le passage (après la découverte de ce que cache le Petit chaperon Uf) et mise en commun – (6’) Tours de parole 122 à 157.
Phase 6 – Lecture oralisée (prise en charge par les élèves) de la suite de l’extrait après distribution du livre – (7’) Tours de parole 158 à 165.
Phase 7 – Cours dialogué centré sur les personnages (« langage » du loup, « traits de caractère », intentions, force / faiblesse) – (2’) Tours de parole 166 à 188.
Phase 8 – Activité, distribution d’une feuille comportant cinq affirmations, avec la consigne : « surligne celles qui correspondent bien au texte et recopie un exemple tiré du texte pour les justifier » – (11’ dont 6’ de recherche individuelle) Tours de parole 188 à 216.
Affirmations proposées par l’enseignante :
- Le Petit Chaperon fait partie d’un groupe, les Ufs, qui n’ont aucun droit
- Le Petit Chaperon ne se laisse pas faire : elle est maline, elle conteste ce que dit le loup
- Le loup intimide le Petit Chaperon qui n’a qu’une envie, fuir
- Le loup est méchant et bête ce qui est visible dans ses paroles : il est fort car il détient la loi mais l’utilise pour intimider et se satisfaire lui-même
- Le ton est comique : le loup est glouton, bavard, il s’exprime dans un langage brutal et incorrect
Phase 9 – (Après la sonnerie) Distribution d’une feuille photocopiée faisant la synthèse des éléments caractéristiques du texte théâtral, tentative avortée de bilan final oral de l’enseignante sur le rapport de force entre les deux personnages, prise de note du travail à faire pour le mardi suivant : « Imaginez quelques répliques de théâtre quand le loup arrive chez la mère-grand. Gardez le même ton. » – (2’) Tour de parole 217.
Pour citer l'article
Brigitte Louichon, Sandrine Bazile & Yves Soulé, "La lecture littéraire professionnelle : une configuration dynamique de textes de lecteurs", Transpositio, n°2 La circulation des savoirs: entre recherches et pratiques enseignantes, 2020http://www.transpositio.org/articles/view/la-lecture-litteraire-professionnelle-une-configuration-dynamique-de-textes-de-lecteurs
Voir également :
Quelle didactique pour la bande dessinée? Retour sur trois tournants théoriques de la décennie 2010-2020
Depuis les années 2010, la bande dessinée connaît des mutations sociales et culturelles sans précédents. En 2017, au regard d’une légitimité devenue incontestable dans les médias, dans les musées et sur le marché de l’art, la revue Le Débat titre sur «le sacre» du médium. Dix ans après la publication de son ouvrage Un objet culturel non identifié (2006), Thierry Groensteen fait le compte des handicaps symboliques et institutionnels qui ont été levés et constate la percée de la bande dessinée dans le champ universitaire (2016). L’apparition de nouveaux genres comme l’autobiographie, la BD-reportage, l’essai scientifique, le succès de nouveaux formats éditoriaux comme le roman graphique, ainsi que la publication d’œuvres méconnues du patrimoine du XIXe et du premier XXe siècle{{Voir par exemple: Gustave Doré, Des-agréments d’un voyage d’agrément – D’après l’édition de 1851, éditions 2024, 2013; Gustave Doré, Les Travaux d’Hercule, éditions 2024, 2018; George Herriman, Intégrale Krazy Kat, tome 1 (1925-1934), tome 2 (1935-1944), 2018, éd. Les Rêveurs}}, constituent des marqueurs élitaires forts.
Quelle didactique pour la bande dessinée? Retour sur trois tournants théoriques de la décennie 2010-2020
1. Introduction
Depuis les années 2010, la bande dessinée connaît des mutations sociales et culturelles sans précédents. En 2017, au regard d’une légitimité devenue incontestable dans les médias, dans les musées et sur le marché de l’art, la revue Le Débat titre sur «le sacre» du médium. Dix ans après la publication de son ouvrage Un objet culturel non identifié (2006), Thierry Groensteen fait le compte des handicaps symboliques et institutionnels qui ont été levés et constate la percée de la bande dessinée dans le champ universitaire (2016). L’apparition de nouveaux genres comme l’autobiographie, la BD-reportage, l’essai scientifique, le succès de nouveaux formats éditoriaux comme le roman graphique, ainsi que la publication d’œuvres méconnues du patrimoine du XIXe et du premier XXe siècle1, constituent des marqueurs élitaires forts. Le passage au numérique, qui s’est accéléré à partir de 2009-2010 (Baudry 2012), a généré une interactivité nouvelle à travers les blogs BD, tandis que le turbomédia2 transforme les contours sémiotiques d’un mode d’expression qui se réinvente avec une plasticité et des propositions multimodales inédites (Robert 2016).
L’ensemble de ces transformations a conduit la recherche sur la bande dessinée à réinterroger ses catégories et ses paradigmes d’analyse. Je souhaiterais ainsi revenir sur trois tournants théoriques importants survenus dans la décennie 2010-2020. Le premier concerne un changement de conception dans la sociologie des champs culturels, avec le passage d’une théorie de la légitimation à celle d’une culture post-légitime de la BD. Le second tournant concerne la sémiologie et l’histoire du médium, à travers le passage d’une théorie de la BD comme littérature séquentielle à la conception élargie d’une généalogie polygraphique du médium. Enfin le troisième tournant concerne la réflexion pédagogique et didactique sur la bande dessinée. La légitimation culturelle de la bande dessinée, ainsi que son intégration scolaire ne se sont pas accompagnées d’une théorisation didactique éclairant les enjeux et les modalités de son étude en classe. Après avoir assigné à la BD, dans les années 1970 et 1980, un rôle de démocratisation de la lecture, voire un rôle de remédiation aux difficultés pour lire et écrire (sans véritablement questionner ce présupposé), on s’est ponctuellement avisé des difficultés spécifiques et des malentendus sociocognitifs qui pouvaient accompagner son étude. Au début des années 2010, la réflexion s’est surtout développée dans une perspective programmatique et ingéniérique, alors que manquait encore une description précise et compréhensive des pratiques effectives. Dans les situations ordinaires de classe, quelles finalités chaque discipline scolaire assigne-t-elle au médium? Comment ce dernier est-il reconfiguré comme objet disciplinaire? Ce chaînon manquant d’une didactique descriptive semble désormais en passe de se combler pour la discipline du français. Or cette évolution intervient au moment même où les tournants théoriques dans la compréhension culturelle, sémiotique et historique de l’objet BD pourraient bien rebattre les cartes.
2. Du paradigme de la légitimation au paradigme de la culture post-légitime
L’histoire de la reconnaissance socio-culturelle et socio-institutionnelle de la bande dessinée a été en premier lieu décrite et analysée par les spécialistes comme un processus de légitimation prenant naissance dans les années 1960. En 1975, dans un article intitulé «La Constitution du champ de la bande dessinée», le sociologue Luc Boltanski décrit un phénomène d’autonomisation, «sur le modèle des champs de la culture savante», selon un processus à quatre niveaux: changement dans les caractéristiques des producteurs, conquête d’un nouveau public, apparition d’un nouveau rapport avec les œuvres débouchant sur des instances de médiation et de célébration, enfin double polarisation entre grande production et production restreinte, conservateurs et novateurs. Les faits semblent donner raison à cette théorie classique de la légitimité culturelle d’inspiration bourdieusienne (1979; 1992), qui voit la création d’un centre d’intérêt commun se transformer en champ, à travers un transfert de légitimité et d’habitus académique par les producteurs majeurs et les intellectuels. Les grandes étapes en ont été largement décrites pour la sphère francophone (Groensteen 2006; Ory et al. 2012; Heinich 2017; Raux 2019): créations en 1962 d’un club de collectionneurs, d’une revue spécialisée, ainsi que d’un «Centre d’étude des littératures graphiques» animé par le journaliste Francis Lacassin, le cinéaste Alain Resnais et la sociologue Evelyne Sullerot; classification de la BD comme neuvième art en 1964 par le critique de cinéma Claude Beylie; première anthologie des Chefs d’œuvre de la bande dessinée et première exposition au musée des arts décoratifs en 1967; apparition d’une génération d’avant-garde (souvent issue du journal Pilote) revendiquant des ambitions artistiques, et création d’une édition indépendante (L’Echo des savanes en 1972, Futuropolis en 1974, Métal Hurlant en 1975); création en 1974 du salon d’Angoulême et de la collection «les maîtres de la bande dessinée» chez Hachette; apparition en 1978 du Mensuel A suivre, ambitionnant de faire concurrence à la littérature à travers de grands romans graphiques en noir et blanc. Durant la décennie 1970, la bande dessinée francophone européenne se recompose ainsi complètement dans ses styles, ses genres, ses supports, ses formats et ses publics. Elle ne s’adresse plus exclusivement à la jeunesse et s’affranchit progressivement de la presse pour devenir un phénomène de librairie à destination d’un public de connaisseurs plus adultes. La polarisation du champ analysée par Boltanski semble se vérifier avec l’apparition d’un «modèle de lecture savante et distanciée» (Lesage 2019): l’année 1984 en marque sans doute la date symbolique avec la création des Cahiers de la bande dessinée (sur le modèle des Cahiers du cinéma) et celle de l’ACBD, l’association des critiques de bandes dessinées, regroupant journalistes et essayistes spécialisés. Différentes enquêtes sur les pratiques culturelles des français (BPI & DEPS 20113) mettent non seulement en évidence le fait que les lecteurs de BD sont aussi des lecteurs de littérature en général, mais associent également cette pratique au capital culturel des classes moyennes et supérieures (Evans 2015; Maigret 2015). La dernière étape du processus de légitimation est l’entrée dans les musées (l’exposition d’Hugo Pratt au Grand Palais en 1986 ouvrant la voie à la multiplication des expositions dans les années 2000 et 2010), l’intégration de la BD par l’art contemporain (FIAC 2009) et la cotation sans cesse à la hausse des auteurs de référence sur le marché de l’art. Pour Nathalie Heinich (2017), il ne s’agit plus d’une simple ascension linéaire dans la hiérarchie des genres, mais d’un changement profond, qu’elle nomme «artification».
Ce paradigme interprétatif d’un processus continu de légitimation a pu être nuancé et complété. Harry Morgan (2003; 2012) a montré comment une première théorie du médium s’est en réalité construite en négatif dans les discours de réaction, dès le début du XXe siècle, et situe dans le courant des années 1950 les toutes premières analyses légitimantes en ce qui concerne la France. Matteo Stefanelli, dans son archéologie internationale des discours sur la BD (2012), rappelle que le médium devient un objet de discours intellectuel et scientifique dès les années 1920 aux États-Unis et que la sédimentation s’est interrompue dans les années 1950 à cause de la psychiatrisation des discours de réaction.
Cependant ce paradigme bourdieusien de la légitimation fait désormais l’objet de critiques de la part des historiens et des sociologues, en ce qu’il constitue un cadre limité voire contre-productif pour appréhender le phénomène social et culturel de la bande dessinée. Éric Maigret et Matteo Stefanelli (2012) constatent qu’il a engendré une critique «légitimiste» qui s’est enferrée dans un discours essentialiste, excessivement sémio-centré, sur la BD «en soi» et ses caractéristiques. Ce sont les débats sur son statut «séquentiel» (Eisner 1985; Mc Cloud 1993), son appartenance à la littérature (Morgan 2003), sa multimodalité (Frezza 1999; Boutin 2012), ou les discours sur son «ontologie visuelle» (Lefèvre 2007). Éric Maigret constate de surcroît que cette quête d’un langage BD s’est doublée de la recherche historique d’un point de départ originel (Töpffer chez Thierry Groensteen et chez Benoît Peeters), pour définir et légitimer «un quasi-invariant» sémiotique (2012: 7).
Une seconde critique porte sur les effets d’exclusion de la critique «légitimiste». Nathalie Heinich (2017) note que la reconnaissance pleine et entière de la BD au titre d’art est ralentie voire bloquée par deux facteurs: le maintien d’un large secteur destiné à la jeunesse et d’autre part un mode de production et de diffusion industriel. Chaque étape de la consécration d’une certaine bande dessinée adulte novatrice s’accompagne alors de la reconduction de discours de dévalorisation à l’égard de productions émanant du pôle opposé du marché éditorial, celui de l’industrie culturelle. Éric Maigret invite à ne jamais sous-estimer cette «stratégie de minoration» (Maigret 2012b: 143), la plus spectaculaire ayant été les discours de condamnation des mangas durant les années 1990, dans des polémiques, note Sylvain Lesage, «qui ne sont pas sans rappeler celles des années 1940» sur l’encadrement des lectures pour la jeunesse (2018: 20). A l’autre bout de l’échelle, la valorisation éditoriale du «roman graphique» procède elle aussi d’une pure logique de distinction, afin de considérer inversement une certaine bande dessinée comme de la littérature à part entière (Groensteen 2012: 12). Pour l’historien Sylvain Lesage, ces mécanismes de sélection et de distinction de la critique ont conduit à fabriquer un canon qui finit par déformer la connaissance historique du neuvième art, en déniant l’intérêt de certaines productions: par exemple les publications «trop communistes» comme Vaillant, ou «trop populaires» comme Le Journal de Mickey, ou les «petits formats» type Comics pocket (2018: 14).
Plusieurs auteurs montrent du reste que la réalité du champ contredit en partie cette vision classique d’un processus linéaire de légitimation, où la BD serait appelée au sein de la hiérarchie des arts, à rejoindre les champs dominants. Thierry Groensteen (2006; 2017), pointe des déficiences persistantes en médiation, qu’elles soient institutionnelles ou culturelles, en particulier dans le domaine scolaire. Jean-Matthieu Méon (2015) montre que la légitimation médiatique de la BD consiste encore à la défendre pour ce qu’elle n’est pas, en lui prêtant les qualités de la littérature, du cinéma ou de la peinture, c’est à dire en important les critères de domaines artistiques plus légitimes. Eric Maigret pointe les «retours de bâtons» violents dont elle fait l’objet de la part de fractions culturelles qui se sentent menacées par la montée d’un nouveau régime multiculturel. Il montre aussi comment la réalité contredit les hiérarchisations au sein du champ: des chefs de file de l’avant-garde, à l’instar d’Art Spiegelman, sapent délibérément les effets d’hermétisme du schéma distinctif classique et revendiquent l’héritage de la bande dessinée populaire; réciproquement des séries jeunesse grand public (Astérix, Titeuf, Le Petit Spirou) subvertissent certains discours idéologiques, que ces derniers portent sur l’enfance, l’identité nationale ou le choc des civilisations.
Le sociologue propose ainsi de revisiter l’histoire socio-culturelle et socio institutionnelle de la BD à l’aune d’un second paradigme, celui de la post-légitimité, pensé sur le mode des théories postcoloniales. Pour lui l’émancipation des nouveaux arts ne peut être qu’en «demi-teinte», dans un monde ou l’enjeu de légitimité culturelle est moins central. Car les sociétés occidentales contemporaines ne croient plus entièrement au mythe moderniste du XIXe siècle fondé sur le grand partage entre «Haute Culture» et «culture de masse». Le nouveau régime multiculturel ne signifie pas pour autant un abandon de la hiérarchisation, mais «sa translation progressive vers une distinction intra-genre […] reposant sur une pluralité des ordres culturels» (Maigret 2012b: 140). Il prône ainsi un «travail de défense des multiples cultures» qui composent la culture de la BD, «notamment celles qu’on labellise comme "populaires", "juvéniles", "féminines", voire "étrangères", en distinguant non plus seulement des valeurs, mais des mondes et des échelles.» (Maigret 2012b: 146-147)
Une seconde recommandation de Maigret, qui s’adresse aux comics studies, est de cesser de «réclamer l’instauration d’un champ autonome, sur le mode dur, dix-neuviémiste», mais d’accepter au contraire «l’incomplétude, l’impossibilité de se délimiter, d’être un Art, c’est-à-dire une entité quasi-métaphysique» (2012b: 146). Car une conséquence paradoxale du nouveau régime multiculturel est que si la reconnaissance des ex-cultures populaires se généralise, elle ne peut advenir que partiellement, en l’absence d’une clé de voûte unique à la légitimation. Si le champ de la BD doit faire le deuil d’une complète légitimité, il y gagne en retour une transitivité nouvelle pour être pensé comme processus vivant de l’échange culturel. Éric Maigret prend ainsi acte du passage à la BD numérique, de la culture participative qu’elle entraîne, brouillant les frontières de la création et de la réception, ainsi que du décloisonnement des activités artistiques qui touche tous les ensembles historiquement constitués. De même Matteo Stefanelli considère la marginalité de la BD comme une ressource stratégique pour son développement en tant que «cas paradigmatique de la culture de la participation» (2012: 256). La finalité dernière du champ, dans le paradigme d’une culture post-légitime, c’est-à-dire ayant dépassé le stade premier du différentialisme, étant de «permettre à un nombre toujours croissant d’individus, de vivre mieux et de s’accepter» (Maigret 2012b: 147).
Le paradigme de la post-légitimité place ainsi au centre des considérations la plasticité culturelle de la BD, plutôt que sa plastique propre et son rapport aux arts légitimes. Ce déplacement théorique, qui est intervenu dans le courant des années 2010, s’est accompagné d’une autre modification d’importance dans la compréhension de sa nature médiatique. Afin d’en cerner toute la portée, il convient de retracer les différentes approches des liens entre BD et littérature.
3. La BD, une littérature dessinée? De la paralittérature à la culture polygraphique
Les travaux théoriques qui envisagent les relations de la bande dessinée et de la littérature peuvent être résumés autour de quatre orientations principales.
La première est de considérer la BD comme une production littéraire de masse. C’est dans ce cadre qu’elle est abordée en 1967 dans le colloque de Cerisy dirigé par Noël Arnaud, ou encore en 1992 dans l’ouvrage de Daniel Couégnas sur la paralittérature. Selon cette catégorisation, la BD serait le vecteur de formes textuelles dégradées ainsi que d’un imaginaire moins domestiqué. La classification comme «littérature populaire» accrédite l’idée d’une hiérarchisation entre une lecture «dominante» distanciée, celle du public cultivé, et une lecture «dominée», celle du grand public, conçue comme un délassement sans recul critique. Elle ne prend pas en compte la bande dessinée élitaire de production restreinte ni ne permet de s’intéresser au fonctionnement spécifique du média considéré. Pour sortir de cette impasse, les recherches sur la littérature de grande diffusion4, dans les années 1990, ont repensé l’approche du champ littéraire en l’élargissant à la notion de «culture médiatique». Il s’agit de considérer que l’imaginaire narratif d’une collectivité s’inscrit autant dans les fictions de masse que dans la production restreinte de la littérature légitimée, en puisant dans un répertoire commun de pratiques symboliques, d’événements culturels, historiques, politiques, sociaux, appréhendé selon des schèmes spécifiques (Quéfellec-Dumasy 1997). De nombreuses études ont ainsi donné une résonance nouvelle aux récits en bande dessinée, pour en montrer la portée inédite dans des champs aussi variés que la psychanalyse (Tisseron 2000; Rouvière 2014), la sociologie historique (Gabilliet 2005) ou l’anthropologie politique (Rouvière 2006). Parallèlement, le développement d’œuvres exigeantes, de même que l’apparition de genres nouveaux (autobiographie, romans graphiques, BD-reportage, essais) ont définitivement sorti la BD du cadre conceptuel des paralittératures.
La seconde approche, essentiellement sémiotique, est de considérer la BD comme une forme de langage médiatique visuel, successivement appréhendé comme une grammaire dérivée de modèles linguistiques (Eco 1964; 1972; Fresnault-Deruelle 1972), comme un «art séquentiel» (Eisner 1985; Mc Cloud 1993), comme un «système» narratif spatialisé (Groensteen 1999) ou comme une «littérature dessinée» (Morgan 2003). La longue histoire de ces recherches sémiotiques a bien été résumée par Stefanelli et Maigret (2012), avec ses premières impasses (rechercher des unités élémentaires de l’image qui relèveraient d’une double articulation, comme dans la langue) et ses différents concepts (arthrologie, spatio-topie, multicadre, site, graphiation, récitant, monstrateur, etc.). S’appuyant sur les travaux de Groensteen, Harry Morgan définit ainsi la bande dessinée selon les caractéristiques suivantes:
- - la présence d’un dispositif spatio-topique, comme une distribution de vignettes en bandeaux, ou une page compartimentée distribuant texte et images, impliquant un travail de mise en page spécifique et surtout un ancrage permanent de la lecture par l’image (contrairement à la littérature illustrée où l’ancrage demeure le texte écrit);
- - le caractère volontiers narratif des images, lorsque celles-ci induisent en elles-mêmes un avant et un après, un lien de causalité et de consécution;
- - enfin la séquentialité, c’est à dire la présence de ce même lien de causalité et de consécution dans une séquence d’au moins trois images par page. La triade constituée par la vignette en train d’être lue, celle qui précède et celle qui suit, constitue une micro-chaîne qui se déplace tout au long de la lecture. C’est un plan de signifiance à part entière, au même titre que la vignette isolée et le dispositif spatio-topique à l’échelle de la page ou de la double-page.
Cette définition minimale, qui écarte les notions de bulle, de case ainsi que les rapports texte-image, considérés comme non définitoires, a le mérite d’ouvrir les représentations du médium en intégrant une très grande variété de dispositifs graphiques. Elle donne toute sa place au pilotage par l’image et rompt avec l’influence des théories du cinéma, pour affirmer clairement que la maîtrise du temps par le récepteur place la BD dans le monde de la lecture. C’est à ce titre que le médium bande dessinée est considéré comme l’une des branches des « littératures dessinées », au côté des cycles de dessins ou de gravures, auxquels on peut ajouter les albums pour enfant (Rouvière 2008a).
La troisième façon d’envisager les liens entre BD et littérature se développe à travers une approche comparative, fondée sur l’idée que les deux arts ont en commun le fait de raconter une histoire (Groensteen 1999; 2010) et qu’ils partagent des liens intertextuels. L’étude de l’adaptation occupe alors une place privilégiée (Gaudreault & Groensteen 1998; Rouvière 2008; Baetens 2009; Mitaine et al. 2015). Plusieurs auteurs s’inquiètent d’un usage «marchepied» de la BD, au service de la compréhension du texte source. Jean-Paul Meyer (2012) s’affranchit du débat sur la fidélité des adaptations, pour montrer combien l’intérêt d’une transposition en bande dessinée est de «donner à voir», littéralement, les particularités sémiotiques, narratives et énonciatives selon lesquelles une BD raconte une histoire. De même, Jan Baetens (2009) invite à analyser les œuvres adaptées en elles-mêmes pour juger de l’utilisation qu’elles font du langage BD et de ses potentialités «médiagéniques» (Gaudreault et Marion, 2013). C’est alors que peuvent s’éclairer comparativement, dans un second temps, les ressources propres à chaque médium. Une sémiotique comparative peut faire apparaître par exemple une plus grande polyphonie de l’instance énonciative en bande dessinée (qui se partage entre récitant, monstrateur et narrateur fondamental) que dans le texte littéraire d’origine. Sur le plan axiologique, cette polyphonie peut conduire à créer des contrastes, voire des renversements de système de valeurs par rapport à l’œuvre source (Rouvière 2008b; Garric 2014). Enfin, dans une perspective métaculturelle, la bande dessinée peut en profiter aussi pour dire quelque chose de sa position dans le champ artistique à l’égard de la littérature et développer un discours ironique et critique sur son statut d’œuvre seconde (Garric 2014).
Cependant, comme le regrette Hélène Raux, «une certaine inféodation de la bande dessinée à la littérature semble toujours à l’œuvre dans le domaine des études littéraires» (2019: 22). Elle critique ainsi le fait que l’essai de Jacques Dürrenmatt, Bande dessinée et littérature (2013), soit structuré autour d’intitulés trahissant un dialogue asymétrique entre les deux arts: «être ou ne pas être de la littérature», «s’emparer de la littérature», «représenter la littérature», «rivaliser avec la littérature». Plus problématique encore, l’auteur cèderait selon elle à une logique de segmentation au sein du champ de la BD, usant du qualificatif de «littéraire» comme d’une marque de distinction plutôt que comme une véritable catégorie d’analyse.
La quatrième façon d’envisager les liens entre BD et littérature est de réinscrire la BD dans une généalogie culturelle croisée. Cette approche, qui est celle de Thierry Smolderen (2010), rompt avec la vision de David Kunzle (1990), Benoît Peeters et Thierry Groensteen (1994), selon laquelle Rodolphe Töpffer, dans les années 1830, serait l’inventeur de la bande dessinée, parce qu’il aurait créé à la fois l’album autographié, le dispositif spatial de la planche et le héros graphique moderne. Pour Peeters, les «histoires en estampes» de Töpffer s’affranchiraient ainsi de la prééminence du littéraire, en ce que l’histoire naîtrait entièrement de la logique propre engendrée par le dessin. Pour Smolderen (2012) il s’agit là d’une vision rétrospective qui procède d’une définition contemporaine purement axiomatique de la BD comme art séquentiel. Elle empêche de comprendre le rapport de la bande dessinée avec le très riche passé des histoires en images au XVIIIe et au XIXe siècle. Pour lui, la croyance dans une essence ontologique du médium conduit à un contresens sur le projet de Töpffer, qui n’est pas de promouvoir l’art séquentiel, mais au contraire de critiquer les théories de Lessing prétendant refonder la poésie comme description d’une action progressive. Töpffer s’emploie à donner une traduction graphique caricaturale de ces principes, en s’appuyant sur les illustrations des manuels de gestualité dramatique, qu’il parodie et enchaîne. Il invente cette forme pour se moquer de la mécanique stupide à laquelle aboutirait la rhétorique du progrès. En s’inspirant des écrits de Bakhtine sur la polyphonie et le dialogisme, Smolderen montre comment le dispositif de Töpffer s’inscrit dans une culture polygraphique antérieure beaucoup plus vaste, contemporaine du caricaturiste William Hogarth et des romans d’avant-garde anglais humoristiques du XVIIIe siècle. Hogarth, dans ses cycles narratifs de gravures, détourne et télescope des diagrammes visuels appartenant à différents registres, populaires ou archaïsants. Il s’inscrit dans une veine parallèle au «roman arabesque», dont le Tristram Shandy de Laurence Sterne est emblématique. Le novel humoristique anglais et la caricature procèderaient ainsi du même creuset culturel fondé sur l’hybridation stylistique, la parodie d’idiomes préexistants, l’ironie, la mise en abyme. Pour les contemporains de Töpffer, comme Goethe, ou pour ses successeurs comme Cham ou Gustave Doré, les récits séquentiels du Genevois relèvent à l’évidence des dispositifs ironiques du roman excentrique, à la fois polyphonique et polygraphe.
A travers le prisme de la culture polygraphique proposé par Smolderen, c’est soudain une généalogie de la BD beaucoup plus complexe qui apparaît, où la linéarité visuelle de la bande n’est pas première. Ce dispositif séquentiel ne trouve de postérité, dans les décennies suivantes, qu’à la faveur du support presse et d’autres gestes polygraphiques, comme la transposition de scripts sociaux, la schématisation inspirée des recherches chronophotographiques sur la décomposition du mouvement, le détournement de la fonction emblématique du phylactère (détournement concomitant à l’invention du phonographe), l’attraction de l’affiche publicitaire, ou encore la reprise de la culture foraine des images déformantes. Le travail d’historien de Smolderen, en rompant avec un «cycle essentialiste» sémio-centré (Stefanelli, 2012) au profit d’une approche culturaliste, a entraîné dans son sillage un déplacement prometteur des questions théoriques au sein des recherches sur la BD.
Le premier est porté par Henri Garric (2013) et concerne «l’engendrement des images en bande dessinée». Il s’agit de réfléchir aux moyens par lesquels une BD se constitue à partir de la seule répétition et métamorphose des formes et des objets, selon un jeu libre de l’image avec elle-même. Toute bande dessinée illustre une «plasticité métamorphique des images» (Garric 2013: 44), des jeux de genèse et de combinaisons des dessins, selon un bricolage qui se nourrit aux sources les plus éclectiques. Ce processus «déborde» la séquentialité chronologique des cases, pour s’exercer à l’échelle de la planche, de l’album, voire d’un genre tout entier. Il s’exerce également dans la BD numérique, à travers le déroulement vertical et la circulation hypertextuelle. Henri Garric fait ainsi une relecture des gags de Gaston Lagaffe à l’aune de l’opposition entre raideur et souplesse, entre trait rectiligne et ligne serpentine, diagrammes mécaniques et jeux d’arabesques (2013b). Il montre comment ces formes sont frappées de valeurs (la raideur mécanique et productiviste d’un côté, la liberté subjectivante du vivant de l’autre), dans un jeu d’échange dialectique qui engendre littéralement le scénario du gag. Cet axe de lecture permet de saisir simultanément, dans le mouvement de naissance de l’image, l’imaginaire particulier de l’auteur qui le porte, mais aussi le pouvoir de perturbation critique du dessin, «ouvrant à partir de n’importe quel prémice, n’importe quelle situation narrative, un récit qui vient défaire la cohérence et la linéarité temporelles» (Garric 2013b: 14-15). On toucherait là un noyau central de l’expression en bande dessinée, au point que «l’engendrement des images est ce qui reste de la BD quand elle tente une radicalisation et une concentration expérimentale de ses moyens», et constituerait pour certains un «idéal créatif» (Garric 2013b: 14).
Cette attention au jeu des auteurs sur l’apparition des images, en particulier à partir du creuset que constituent la mémoire, les rêves et les fantasmes (Rostam 2013), trouve son pendant dans un questionnement renouvelé sur les images que se forme le lecteur. Ce déplacement vers la réception est déjà présent dans la théorie de l’art invisible de Mc Cloud (1993), qui s’intéresse au jeu mental du lecteur avec l’espace inter-iconique (le blanc entre les cases), mais dans un paradigme où l’activité imageante du récepteur est prédéterminée, par les effets de cadrage, d’ellipse et de temporalité du récit. De même, les différentes théories sémio-structurales qui s’intéressent à la navigation du regard, traitent la page comme un objet statique en relation avec la théorie de la narration (Taylor 2004; Nakazawa 2005; Ingulsrud & Allen 2009), où l’ordonnancement est supposé introduire un balisage du sens de lecture. Or, si l’on considère que le processus d’engendrement des images fuit, déborde ou échappe en réalité à cet ordonnancement, leur puissance de surgissement invite à considérer autrement l’expérience lectorale. Eric Maigret, qui se dit particulièrement attaché aux principes d’autonomie de la réception, refuse de réduire les cheminements internes du lecteur au seul décodage ou pré-cadrage d’un parcours du regard. Il invite au contraire à considérer que les assemblages de sens effectués par le lecteur peuvent être «décentrés, faiblement cohérents, non hiérarchiques, sans but narratif ultime, partager des frontières floues avec d’autres formes d’expression» (2012a: 57). Matteo Stefanelli (2011; 2012) questionne quant à lui les relations entre réception et corporalité. Tout d’abord l’énonciation graphique, définie comme «graphiation» par Philippe Marion (1993: 31) est une trace idiosyncrasique, une empreinte-signature qui entraîne une relation subjective, fantasmatique du lecteur avec un corps-dessinant. Cette corporéité permet d’embrasser sur un plan idéel et mental le regard de l’artiste comme corps visionnaire. D’autre part, l’interface matérielle de la page et des écrans dépasse la modalité de la simple vision et appelle à prendre en compte l’engagement corporel du lecteur dans l’expérience de lecture. La matérialité de cette expérience immersive est du reste également prise en compte par les études sociologiques qui s’intéressent aux usages sociaux des comics ou des mangas, comme le cosplay 5 ou le scanlation6. La BD s’insère alors dans la vie quotidienne comme ressource identitaire, à travers un réseau de pratiques performatives et de communautés online, comme le montrent les recherches sur la dimension participative des médiacultures (Jenkins 2006; Ito 2008; Lunning, 2010).
Enfin les premières recherches sur la bande dessinée numérique remettent en cause le partage établi par Harry Morgan (2003) entre les arts qui pilotent la durée et qui l’imposent au récepteur (en particulier les arts audiovisuels), et les arts de la lecture qui laissent le récepteur gérer le temps (peinture, gravure, dessins, littérature dessinée). Anthony Rageul (2014) propose le concept de «lectacture» pour indiquer que la modalité de réception n’est plus seulement la lecture:
«lire» une bande dessinée numérique, c’est lire et agir ou lire et visionner. La lecture et l’action ou la lecture et le visionnage peuvent apparaître alternativement (ex: bande dessinée entrecoupée de passages jouables ou animés) ou se faire en même temps et ne faire qu’une (ex: explorer l’image avec la souris ou l’écran tactile). C’est une nouvelle modalité que j’appelle lectacture, en détournant la notion de Weissberg. En bande dessinée numérique, il y a deux axes, un qui va chercher du côté de l’animation, l’autre du côté du jeu vidéo. (cité dans Baudry 2015)
Rageul reprend le concept de «narrateur-arbitre» issu des recherches de Dominique Arsenault sur le jeu vidéo (2006), pour concilier une approche narratologique et une approche ludologique. Il établit ainsi un embryon de narratologie de la bande dessinée numérique qui tient compte de la participation du «lectacteur». Pour lui l'expérience de l'œuvre se joue sur le mode du gameplay et cela a des répercussions sur la narration, qui doit intégrer ces modalités particulières. Le récit ne reposerait plus seulement sur les mécanismes de la narration. Il exhiberait toute sa matérialité au lectacteur et reposerait en grande partie sur des mécanismes d'ordre poétique.
L’état des lieux qui précède sur les réflexions et les connaissances au sein des comics studies, dessine un objet culturel complexe et permet de mieux cerner les spécificités et les décalages avec la situation scolaire du médium dans les classes de français, telle qu’en rend compte la littérature pédagogique et didactique.
4. La reconfiguration scolaire de la BD
4.1. Un processus parallèle à celui de la légitimation culturelle
L’intégration scolaire de la BD s’est développée en parallèle de son intégration sociale, de façon assez autonome et sans recouper tout à fait cette dernière. Plusieurs synthèses historiques (Rouvière 2012; Raux 2019) en ont retracé en France les étapes successives, qui ont abouti à une forme de normalisation dans le courant des années 2000. À partir des programmes de 1972 pour l’école primaire, l’intégration de la BD se fait de façon d’abord résignée et méfiante. La volonté de valoriser les intérêts des élèves coexiste avec un discours de réprobation des mauvaises lectures, ce qui reflète les tensions qui entourent la rénovation de la discipline et plus largement de l’école. La BD reste alors en marge de ce qui est pleinement considéré comme lecture. Par la suite un deuxième mouvement se fait à la croisée des disciplines, par la lecture de l’image dans les programmes de collège de 1985 puis de 1996. De même, dans les programmes de 2008, la BD est évoquée au titre de l’histoire des arts (sans toutefois que les objectifs d’apprentissage soient clairement définis dans le cadre d’un dialogue interdisciplinaire). Le troisième mouvement est celui d’une intégration progressive aux lectures scolaires à partir des programmes de 1996 pour le collège. On passe d’une perspective d’exploitation instrumentale au service de la maîtrise de la langue et des discours (1996) à la reconnaissance de la BD comme support de la lecture interprétative, en particulier grâce au saut décisif des programmes de 2002 pour l’étude de la littérature jeunesse à l’école primaire. On note à ce titre la diversification croissante, depuis 1996, des œuvres conseillées pour l’école et le collège, sur le plan des genres, des styles, des univers fictionnels et des auteurs.
Ce processus n’est pas linéaire. Ainsi, les programmes de français de 2008 pour le collège tendent à évacuer la BD en recentrant la lecture sur la littérature classique et patrimoniale. De même, le réaménagement en 2018 des programmes de 2015 retire la BD de la liste des «genres» pour la compétence «comprendre un texte littéraire» en fin de cycle 3. Par ailleurs l’intégration de la BD reste segmentée selon les niveaux de classe et les filières. Comme le rappelle Hélène Raux, alors que la référence au médium dans les programmes de français du lycée professionnel est continue depuis 1987, celle-ci reste extrêmement marginale dans ceux du lycée général et technologique (malgré l’ouverture qu’avaient constitué les programmes de 1970 et 1981). Pour la chercheuse, c’est le signe que l’institution scolaire continue de conférer à la BD un rôle de remédiation ou de marchepied vers la lecture. Plusieurs auteurs pointent ainsi les limites du processus d’intégration, évoquant une forme de «trompe-l’oeil» (Rouvière 2012), de «réversibilité» (Aquatias 2017), ou de «décalage» avec les pratiques (Depaire 2019). Plusieurs enquêtes tendent à montrer que l’on n’étudie pas de BD en œuvre intégrale à l’école et au collège (Louichon 2008; Massol & Plissonneau 2009; Bonnéry et al. 2015). Pour Hélène Raux (2019), les usages scolaires de la bande dessinée restent minoritaires, périphériques et possiblement sujets à des malentendus sociocognitifs, tandis que manque une véritable théorisation didactique du médium.
Ce paradoxe pourrait s’expliquer selon le paradigme de la culture post-légitime développé par Eric Maigret (1994): à l’image de ce qui se produit en dehors de la sphère scolaire, l’intégration de la BD serait vouée à demeurer partielle et contradictoire, l’école reproduisant en interne, dans le choix et l’étude des corpus, des logiques de distinction extérieures. Cependant, les travaux sur l’histoire de l’enseignement (Chervel 1998) et la scolarisation des genres (Denizot 2013) offrent un autre modèle explicatif: en effet, la culture scolaire a la particularité de reconfigurer ses objets de façon autonome pour ses besoins propres.
Hélène Raux (2019) en fait la démonstration pour la bande dessinée à travers l’étude historico-didactique de 120 articles mentionnant la BD, qui ont été publiés entre 1968 et 2018 dans trois revues didactiques de référence (Repères, Pratiques, Le français aujourd’hui) ainsi que dans une revue professionnelle plus ancrée sur les pratiques enseignantes (la Nouvelle Revue Pédagogique). Durant la période de rénovation de l’enseignement et jusqu’au milieu des années quatre-vingt, la BD est appréhendée comme mass média, étant donné que, dans une logique communicationnelle, tout est discours parmi les langages présents dans l’environnement social. De façon inattendue, certains discours hostiles à la BD émanent alors de rénovateurs de l’enseignement, pour des raisons essentiellement idéologiques: en tant que production de masse, la BD est soupçonnée de diffuser les valeurs de la classe dominante et de véhiculer des stéréotypes sociaux. S’il faut l’étudier, c’est alors comme support propédeutique pour développer l’esprit critique face aux médias. Lorsque la BD est appréhendée de façon complètement positive par les rénovateurs, c’est cette fois-ci au détriment de sa spécificité médiatique, le plus souvent comme support d’une analyse structurale du récit. Dans les deux cas, Raux pointe le risque de renforcer les hiérarchies culturelles et les effets d’exclusion à l’égard de la culture privée qu’on prétend intégrer.
À partir de la fin des années 1980, Raux décrit une période marquée par une transition vers la reconnaissance de la BD comme lecture à part entière. Avant les années 1990, le support est pensé comme facilitateur pour la lecture, puis reconnu comme art complexe après les années 2000. De la paralittérature (Reuter 1986) à la lecture littéraire, la chercheuse retrouve les logiques de distinction qui conduisent à prendre en considération surtout des œuvres éloignées des lectures prisées des élèves (Bruno 1995), voire de minorer la complexité de ces lectures. L’ouverture aux lectures privées est toujours ambivalente, avec la volonté de leur faire prendre une distance critique par rapport aux productions qu’ils plébiscitent et de valoriser des œuvres fortement mises à distance des productions les plus populaires. Par ailleurs, la lecture de BD évolue, d’une lecture narratologique à une lecture sémiotique, via la lecture de l’image, jusqu’à esquisser une lecture didacticienne de productions d’élèves, par le travail sur l’adaptation. Raux montre surtout à quel point la didactisation de la BD est quasiment absente des articles. La présence de la BD reste incidente au profit d’objectifs variés. Elle n’est pas interrogée comme objet disciplinaire et son rôle supposé de remédiation n’est guère questionné. Rares sont les articles qui mettent en garde contre une sous-estimation de sa complexité (Huyhn 1991; Bautier et al. 2012). On s’en tient à des esquisses de pistes pédagogiques possibles (Bomel-Rainelli & Demarco 2011), tandis que l’analyse de productions d’élèves reste l’exception (Hesse-Weber 2017). Par ailleurs, la production de planches n’est pas mise en relation avec la lecture d’œuvre. Pour expliquer ce déficit, la chercheuse évoque la position «satellitaire» du médium par rapport à la littérature et fait le constat plus général d’un retard de la réflexion didactique sur l’image. Dans ce domaine, elle pointe les limites d’une approche qui est restée formaliste et elle critique un isomorphisme supposé entre image et texte (Raux 2019: 109-113).
4.2. Lever des présupposés non questionnés: d’une didactique programmatique à une didactique descriptive et compréhensive
Lorsqu’en 2010 est organisé à Grenoble le colloque international «Lire et produire des bandes dessinées à l’école», il s’est agi d’impulser dans le champ de la didactique de la littérature une réflexion pédagogique qui, depuis la fin des années 1970 et le colloque de la Roque d’Anthéron «Bande dessinée et éducation» (1977), ne s’était poursuivie de loin en loin que dans le champ disciplinaire de l’histoire. Les actes Bande dessinée et enseignement des humanités, publiés en 2012, proposent ainsi un état des lieux et une perspective programmatique pour envisager comment la BD pourrait contribuer à la construction de compétences de lecture. Ces actes incluent aussi des récits d’expériences de classe, principalement orientés vers l’ingénierie. Rétrospectivement, en 2020, apparaissent les limites de certains discours fondés sur des présupposés non toujours démontrés. Certains reposent sur des déclarations d’intention qui n’ont pas été suivis par des expérimentations attendues; d’autres prônent des mises en œuvre, qui n’ont pas été suivies de recueils et d’analyses de données suffisants, sur la situation scolaire du médium et la représentation comme objet disciplinaire que s’en font les acteurs institutionnels. D’autres enfin relèvent d’une praxéologie empirique, sans que l’on puisse véritablement tirer de conclusion générale sur les effets de cette dernière.
Les études qui se sont poursuivies dans la décennie 2010-2020 se sont appuyées sur une méthodologie et des données plus conséquentes pour lever un certain nombre de méprises sur la lecture de BD en classe. Tout d’abord, l’étude de Beaudoin et al. (2015), qui porte sur l’enseignement explicite de stratégies de compréhension en lecture, tend à montrer qu’il n’y a pas d’effet significatif du recours à la BD sur l’habileté à produire des inférences ou à développer la conscience métacognitive. Par ailleurs, le postulat selon lequel la bande dessinée serait facile d’accès est battu en brèche par plusieurs recherches. Sur des supports aussi variés que la BD historique ou le roman graphique, Virginie Martel et Jean-François Boutin (2015), ainsi que Nathalie Lacelle (2015), montrent que la prise d’information visuelle fait souvent défaut, en articulation avec la modalité textuelle, pour produire une interprétation générale. Les auteurs plaident donc pour une formation spécifique des élèves aux compétences de lecture multimodale. La bande dessinée peut même nuire aux apprentissages, lorsque les difficultés de réception du médium sont sous-estimées, comme le montrent Bautier et al. (2012) dans une séance de lecture en CP, à partir d’une planche présentant une pluralité de codes sémiotiques. Polo et Rouvière (2019) montrent qu’en classe de Première Sciences économiques et sociales, le choix d’un récit biographique de sept planches, donné comme support d’évaluation sans travail préalable sur les compétences spécifiques de lecture, suscite des erreurs de compréhension imputables au médium choisi, quel que soit le ressenti positif ou négatif des élèves. Le décalage qu’ils pointent entre l’effet subjectif plutôt positif du médium sur les élèves et les effets objectifs sur leur compréhension recoupe sur ce plan les analyses de Beaudoin et al. (2015).
Par ailleurs, loin de faciliter la compréhension et les apprentissages, la persistance de malentendus peut réduire l’étude de la bande dessinée à un simple vecteur de motivation. Hélène Raux (2019), qui a mené une étude sur les pratiques ordinaires des enseignants, incluant une série d’entretiens avec les praticiens, montre que la BD est essentiellement perçue comme une lecture plaisir, susceptible de raccrocher les petits lecteurs, a fortiori dans des démarches de projet supposées créer de la motivation et bonifier le climat de classe. La méconnaissance du domaine BD par les enseignants surdétermine le choix de corpus connus au graphisme accessible. Hélène Raux montre par ailleurs le décalage entre les premières représentations des professeurs et les fragilités qu’ils éprouvent ensuite face à l’objet. Ils disent leur manque d’outils pour travailler la BD dans le champ de la littérature. De fait, l’étude par la chercheuse de vingt-six séquences de français au sein du réseau «communauté des profs blogueurs» montre une très faible didactisation du médium dans la discipline. En l’absence d’une approche interdisciplinaire qui articule texte et image dans une démarche interprétative, l’usage de la BD oscille d’une part entre un outillage technique sur les codes sémiotiques, sans mise en relation avec l’effet de sens, et d’autre part une focalisation sur le texte et les enjeux globaux du récit, au détriment de la dimension visuelle.
Hélène Raux montre malgré tout que certaines pratiques «ordinaires» qu’elle a observées mettent en œuvre, avec la BD, des modalités de lecture interprétative et de questionnement ouvert, à partir d’éléments «résistants» dans des compositions visuelles polysémiques. Le cadre de l’observation, qui est celui du projet TALC (Du texte à la classe), est cependant spécifique7. Il s’agit d’enseignants volontaires sollicités à l’occasion d’une formation consacrée à l’enseignement de la littérature, tandis que le choix de la BD a été imposé. De façon significative, elle met cependant en évidence des embarras liés à l’intégration du médium, par exemple le besoin de faire un cadrage liminaire sur les codes de la BD, ou encore des logiques centrifuges symptomatiques à travers des activités de langue extérieures aux activités de lecture. Comparativement aux autres «genres» proposés dans le projet TALC, les enseignants demandent surtout très peu aux élèves de justifier leur lecture par des prises d’indices dans la BD.
Il en va différemment lorsque l’expérimentation en classe vise à tester un scénario pédagogique spécialement conçu par un didacticien pour embrasser les différentes composantes du médium et mettre les élèves en situation de questionnement (Rouvière 2012b; 2013). A travers la mise en évidence d’analogies de composition, les élèves peuvent parvenir à quitter le simple niveau de la fiction pour passer à l’examen plus distancié de procédés narratifs «littéralement visibles». Ils découvrent alors que le pilotage du récit par l’image est lourd d'effets implicites, ouvrant la voie à une lecture symbolique.
Il est à noter dans les recherches de Raux et Rouvière que ce sont les planches ou les scènes muettes qui donnent lieu à un travail interprétatif mobilisant l’analyse de compositions visuelles «résistantes». Cela rejoint le paradoxe pointé par Baetens (2012) à propos du roman graphique: le rapprochement avec la lecture dite «littéraire» serait plus grand lorsque le pilotage du récit n’est pas d’abord textuel.
Alors qu’un déplacement vers la question de la réception subjective s’amorce dans les comics studies et que les théories du sujet-lecteur informent depuis 2004 les réflexions en didactique de la littérature, il est à noter qu’aucune recherche d’envergure n’a été menée sur ce plan avec la BD, contrairement à d’autres genres et médium (album pour enfants, poésie, théâtre, genres narratifs).
4.3. La production de planches de BD en classe: de l’observation de pratiques «ordinaires» à l’expérimentation d’un dispositif spécifique
On doit à nouveau à Hélène Raux (2019) d’avoir mené un travail descriptif et compréhensif des pratiques ordinaires de production de BD en classe. La chercheuse a ainsi observé différents ateliers en CE2 et en classe de sixième dans le cadre d’une pédagogie de projet assortie, dans l’un des cas, de l’intervention d’une artiste. Son analyse s’appuie sur un ensemble de productions d’élèves des différentes classes et des entretiens menés avec chacune des enseignantes. La chercheuse retrouve dans les modalités de travail inspirées de la pédagogie de projet un certain nombre de limites déjà pointées par des sociologues de l’apprentissage comme Bonnéry (2007) ou Bautier et Rochex (2007): un investissement variable des élèves, des phénomènes de division du travail, une finalisation étroite des activités, une réduction chez certains élèves de la compréhension des enjeux de la tâche. L’atelier BD est valorisé par les enseignants au nom d’une pédagogie de la réussite supposée restaurer l’estime de soi, selon le présupposé d’un pouvoir remédiant du médium ou des vertus mêmes du détour. Mais cette réalité ne vaut que pour une poignée d’élèves, tandis que la démobilisation des autres est acceptée par les professeurs au nom de l’inédit, l’essentiel étant de sortir des sentiers battus de la discipline.
Les enjeux cognitifs passant au second plan, non seulement les résultats décevants entretiennent les difficultés, mais paradoxalement, l’activité s’avère surtout porteuse pour les bons élèves. Sur un plan plus technique, la chercheuse constate que la capacité à créer un enchaînement narratif visuel n’est pas enseignée comme une compétence. Le découpage du récit en images est pensé comme naturel et allant de soi. Pour y parvenir, les élèves sentent qu’il serait possible de faire un découpage dessiné, mais comme il leur est demandé de faire un découpage écrit, l’activité se mue au mieux en une segmentation de texte à illustrer, où le dessin ne pilote pas le récit. Hélène Raux montre le flou des représentations enseignantes sur la notion de scénario, elle montre comment une partie des élèves dessine malgré tout et insère du texte transformé, enfin comment le découpage scénaristique peut se trouver délégué à un intervenant extérieur, annihilant l’intérêt pédagogique de l’activité pour les élèves.
De fait, si l’écriture d’un synopsis mobilise des compétences d’écriture scolaires traditionnelles, le découpage, en revanche, suppose que les élèves aient la capacité spécifique de pré-visualiser ce qu’ils racontent et mettent en scène: le site, la taille et la forme des cases, les types de plans, le contenu figuratif, etc. Or, cette compétence particulière, qui consiste véritablement à «penser en images» devrait faire l’objet d’un apprentissage préalable. Ainsi, des élèves performants dans l’écriture du synopsis peuvent-ils se trouver démunis lorsqu’il s’agit de passer à l’étape suivante. C’est pour remédier à ce problème qu’a été inventé le dispositif collaboratif de «l’écriture post-it», qui a été expérimenté avec succès (Rouvière 2015; 2017). Le principe «1 post-it = 1 action» permet de créer une histoire pré-découpée selon l’équivalence implicite «1 post-it = 1 case». A quoi s’ajoute ensuite deux autres couches de post-it de deux couleurs différentes, l’une pour le texte, l’autre pour décrire le visuel. Le synopsis s’invente ainsi ou se réinvente en même temps que le scénario s’écrit, case après case. Planification, mise en texte et révision ne sont plus des étapes chronologiques, mais se fondent dans un seul et même processus dynamique. Ainsi certains élèves en difficulté dans des productions écrites traditionnelles se découvrent une capacité à pré-visualiser et mettre en scène avec ces petits papiers ce qu’ils veulent raconter.
4.4. L’étude des adaptations: une porte d’entrée incontournable de la BD en classe?
Dans son étude historico-didactique, Hélène Raux (2019) montre que l’étude de l’adaptation en BD des classiques de la littérature se situe à un point d’équilibre des tensions culturelles qui entourent la légitimation du médium et, à ce titre, constitue une porte d’entrée possible pour une didactique de la BD en classe. C’est ce que pourrait laisser espérer l’article de Hesse-Weber (2017), qui s’appuie sur l’analyse de productions d’élèves pour étudier les enjeux de l’adaptation d’une pièce de théâtre en bande dessinée. La place donnée à la BD reste cependant celle d’un «satellite gravitant autour des œuvres littéraires» (Raux 2019: 107). D’autres études confirment que la production en classe d’adaptation en BD reste subordonnée pour le professeur à des objectifs d’appropriation subjective, de compréhension et d’interprétation du texte littéraire (Lacelle & Lebrun 2015). Il en ressort tout de même que l’adaptation par les élèves peut donner une réelle impulsion à l’exploration du texte source pour construire la compréhension (Rouvière 2015). Elle oblige les élèves à plonger dans le texte, à le découper, à distinguer les différentes factures de discours et les instances énonciatives, à séquencer les actions, les dialogues ou les passages descriptifs. Le processus engage par ailleurs chez les élèves un effort d'élucidation lexicale et de représentation mentale pour se forger des images. Effort qui est souvent étayé par des recherches documentaires pour enrichir la lecture et nourrir le projet.
Cependant, en ce qui concerne la lecture proprement littéraire, le bénéfice pour l’interprétation du texte source semble limité. Dans une expérimentation que j’ai pu mener (Rouvière 2017), il est apparu qu’une fois que les élèves ont dégagé une note d’intention, le texte source servait de réservoir utile à d'autres fins qu'à sa propre lecture, dans le sens d’'une réduction et d'une simplification. Lors de la présentation ultérieure des planches, le travail comparatif s’est avéré également assez pauvre et n'a pas enrichi véritablement la lecture littéraire. Les élèves ont vu le texte original à travers le prisme de leur propre adaptation, pour étayer leur projet. L'activité fictionnalisante du lecteur (Langlade 2004) a certes été mise en mouvement, mais en amont du processus de l’adaptation lui-même, après la lecture-découverte, lorsqu’était suscité par exemple un jeu d’images associatives. La transmodalisation a apporté en aval peu de gain supplémentaire sur ce plan. Par contre l'analyse que les élèves ont faite de leur planche a montré le plus souvent une articulation explicite entre une intention signifiante, des procédés de composition et des effets de sens (même s’il s’agissait d’un discours reconstruit). La BD m’apparaît comme un médium particulièrement propice à l'adoption de cette posture, pour peu que l’on exerce le regard des élèves sur quelques procédés (choix d’un multicadre, taille, forme et site des vignettes, jeux d’échelle sur l’échelle des plans ou sur les angles de vue, etc.). Ce résultat peut du reste être obtenu en lui-même, sans le détour par l’adaptation d’un texte littéraire.
En ce qui concerne la lecture en classe de bandes dessinées adaptées d’œuvres littéraires, la réflexion didactique, quoi qu’elle en dise, parvient également difficilement à s’affranchir d’une approche «marche-pied», car l’objectif est de contribuer à la formation d’une lecture littéraire de l’œuvre source. Les adaptations BD sont envisagées comme des «textes de lecteurs», et à ce titre, fournissent l’exemple de lectures subjectives (Fourtanier 2012) et sensibles (Ahr 2012). Cependant Brigitte Louichon (2012) montre que l’étude de la reproduction intégrale du texte source peut aussi avoir pour effet de questionner les particularités sémiotiques du langage BD et s’avère une modalité porteuse pour problématiser la lecture.
4.5. Vers une didactique de la culture polygraphique?
Le paradigme de la culture polygraphique proposé par Thierry Smolderen (2009; 2012) pour cerner le creuset où prend naissance et se réinvente la bande dessinée, invite sans doute à élargir les perspectives pour une didactique du médium.
Cela concerne d’abord les frontières d’une acculturation générale au média: ouvrir les représentations des élèves à la diversité des univers de fiction, des genres, des styles graphiques et des esthétiques semble une nécessité, de même que les ouvrir au processus de création, à l’histoire du médium et à ses différentes sphères culturelles à travers le monde. Mais il semblerait fructueux également de questionner en classe les frontières sémiotiques du médium avec d’autres formes d’expression: le dessin de presse, les caricatures séquentielles, le roman-photo, la peinture d’images itératives (profanes ou religieuses), les albums pour enfants, les recueils d’illustrations ou de caricatures, l’art de l’affiche, du vitrail ou de la fresque, dans une approche véritablement interdisciplinaire avec les arts plastiques.
Lorsqu’il s’agit d’étudier le «langage» de la BD, le concept de culture polygraphique invite également à décloisonner l’approche des codes formels. Rencontrer un même procédé (cadre, site, plan, angle de vue…) dans des contextes stylistiques et compositionnels diversifiés éviterait de figer les représentations sur les effets induits, tout en développant la culture du regard et la sensibilité.
En ce qui concerne la production de planches par les élèves, l’intégration d’éléments composites (photogrammes, détails grossis ou inversés de reproductions de tableaux, diagrammes divers) apparaît comme une pratique légitime, de même que le détournement, le collage et l’invention patchwork de planches à partir d’emprunts à d’autres BD ou différentes banques d’images disponibles (Rouvière 2015; 2017). A ce titre, les directions de recherche impulsées depuis 2016 par l’association Stimuli et le laboratoire de didactique André-Revuz de l’Université Denis-Diderot, dans le champ de la didactique des sciences, s’avèrent tout à fait prometteuses. Les enseignants et les chercheurs qui utilisent les arts narratifs et visuels pour faire vivre la science dans leur classe ou médiatiser leurs recherches en laboratoire, utilisent des dispositifs icono-textuels qui s’inspirent de la BD autant qu’ils la nourrissent: par exemple certains organisent la page comme un champ panoptique et insèrent des photogrammes qu’ils traitent comme des vignettes de BD (avec récitatifs et bulles), en les recadrant, en estompant les éléments non discutés, en épurant les éléments importants avec des dessins aux lignes claires, et en les complétant d’annotations graphiques (Goujon 2020); d’autres font produire aux élèves des narrations graphiques codées à partir d’albums pour enfant (Moulin & Hache 2020) et des cartes dites «sensibles» (Gaujal 2020), pour favoriser l’appropriation de savoirs disciplinaires en cours d’acquisition8.Thierry Smolderen (2012) rappelle à quel point toute forme de modélisation théorique peut se révéler stimulante pour l’imagination d’un dessinateur polygraphique. Il y voit l’une des clés du dynamisme de la bande dessinée, qui trouve historiquement sa source dans un imaginaire diagrammatique et spéculatif. Ce propos est confirmé par différentes expériences universitaires récentes, qui invitent les jeunes chercheurs à transposer leur recherche en BD9.
Sur le plan de la lecture, la notion de culture polygraphique invite par ailleurs à sortir d’une approche strictement séquentielle du médium. En contrepoint d’une approche scénaristique de la BD (telle qu’induite par exemple par la narratologie ou le dispositif de l’écriture post-it), il est sans doute possible de promouvoir une approche non linéaire axée sur l’engendrement des images. A la suite des approches tracées par Marion Rostam et Henri Garric à propos des œuvres de David B. et de Franquin, il s’agirait par exemple de rechercher avec les élèves, parmi le flux et l’entrelacement des formes et des figures au sein de certaines œuvres graphiques, un possible dispositif dialectique. Tout se passe parfois comme si la tension entre certaines formes ou certains motifs (la droite vs la courbe, le contour vs le détour, le noir vs le blanc, le vide vs le plein, le texte vs l’image, le figuratif vs l’emblématique) recouvrait un conflit de valeurs et se prêtait à des jeux de combinaison réversibles.
Une autre source d’engendrement des images est l’imaginaire linguistique. Roland Barthes (1982) l’avait montré à propos de l’art du peintre Arcimboldo fondé sur un jeu de métaphores, de métonymies et d’expressions langagières transposés dans une composition visuelle. On retrouve cette direction dans une proposition de Tatiana Blanco Cordon (2012), en classe d’espagnol langue étrangère, qui consiste à effectuer une lecture «littérale» de certains motifs, pour en déduire des expressions linguistiques. Cette méthode semble approcher d’assez près le nœud d’imaginaire où la création iconique parfois s’origine. Il est possible en effet que l’image ait sa source dans un «texte souterrain», qu’elle procède de certaines expressions de la langue qui la parle à l’avance (Rouvière 2012a: 373). On sait par exemple qu’il s’agit chez René Goscinny de l’un des ressorts de l’invention du gag visuel (Kaufmann 1983) ou du cryptage symbolique (le sang-lier). On aboutit alors à des énoncés littéraux, une «lettre» de l’image qui redonne toute leur profondeur aux mises en scène par la bande.
Enfin, au regard de l’hybridation stylistique et de la distanciation ironique partagées par le roman comique et la culture polygraphique, les travaux de Thierry Smolderen légitimeraient d’inscrire dans les programmes de Lycée la culture du roman arabesque et du récit excentrique, au XVIIIe et au XIXe siècle, en incluant les œuvres de Töpffer, Cham ou Doré. Ce serait là le signe d’un saut véritablement «post-légitime» dans l’appréhension du médium BD.
5. Conclusion
Les trois champs théoriques qui ont été mis en regard peuvent sembler relativement hermétiques les uns vis-à-vis des autres, en particulier celui de la recherche en éducation. Intuitivement, on pourrait penser à l’inverse qu’il existe socialement une logique descendante, qui va de la légitimation culturelle du médium à la connaissance savante de son langage et de son histoire, pour aboutir à son intégration scolaire. Mais en raison de logiques de scolarisation propres à la discipline (Chervel 1998; Denizot 2013; Raux 2019), la trajectoire scolaire de l’objet BD tend à se développer en parallèle de son histoire sociale, sans la recouper totalement. Par ailleurs, alors que l’on semble progresser vers une théorisation didactique du médium, jamais la plasticité culturelle de ce dernier n’est apparue aussi grande, du roman arabesque au jeu vidéo, bouleversant les catégories préexistantes à travers lesquelles l’objet était pensé. La notion de culture polygraphique ou encore de dispositif d’images en flux, pourrait à moyen terme faire apparaître comme daté le dispositif de la bande dessinée tel qu’il s’est stabilisé au XXe siècle sur support papier. A moins que cette muséification progressive soit précisément l’une des conditions culturelles et institutionnelles d’une intégration scolaire à venir plus forte encore. L’inscription d’une bande dessinée au programme de Lettres du baccalauréat constituerait sans doute une étape majeure en ce sens. Mais la recherche en didactique sur l’étude de la BD doit encore progresser, en s’intéressant en particulier à la lecture subjective, pour répondre aux besoins qui se feraient jour et accompagner favorablement les pratiques de classe.
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Pour citer l'article
Nicolas Rouvière, "Quelle didactique pour la bande dessinée? Retour sur trois tournants théoriques de la décennie 2010-2020", Transpositio, n°4 Enseigner la bande dessinée comme (de la) littérature, 2021http://www.transpositio.org/articles/view/quelle-didactique-pour-la-bande-dessinee-retour-sur-trois-tournants-theoriques-de-la-decennie-2010-2020
Voir également :
La bande dessinée dans les manuels de FLE (1919-2020)
Dans ce numéro consacré au rapport entre didactique et bande dessinée, la réflexion que nous allons présenter se situe dans le champ du français langue étrangère (FLE) avec une perspective historique. Nous nous poserons la question de savoir quelle est et quelle a été la place de la BD dans l’enseignement du FLE, et nous nous demanderons en particulier quel(s) rôle(s) elle a joué en relation avec les méthodologies dans lesquelles elle s’insère. Pour répondre à ces questions on cherchera à retrouver dans les manuels de FLE les traces de son exploitation et à étudier son évolution, de manière à se faire une idée des changements de représentations et de pratiques dans le discours méthodologique.
La bande dessinée dans les manuels de FLE (1919-2020)
Dans ce numéro consacré au rapport entre didactique et bande dessinée, la réflexion que nous allons présenter se situe dans le champ du français langue étrangère (FLE) avec une perspective historique. Nous nous poserons la question de savoir quelle est et quelle a été la place de la BD dans l’enseignement du FLE, et nous nous demanderons en particulier quel(s) rôle(s) elle a joué en relation avec les méthodologies dans lesquelles elle s’insère. Pour répondre à ces questions on cherchera à retrouver dans les manuels de FLE les traces de son exploitation et à étudier son évolution, de manière à se faire une idée des changements de représentations et de pratiques dans le discours méthodologique. Des parallèles peuvent être esquissées entre les champs de la didactique du FLE et du français langue dite maternelle (FLM), par exemple sous l’angle historique de la situation de la BD dans l’enseignement au siècle dernier1. Nous en rappellerons quelques-uns sous forme de déficits:
- - la BD est peu présente dans l’enseignement;
- - elle manque de travaux de recherche académique;
- - elle manque d’instruments didactiques pour l’exploitation en classe;
- - elle manque de formation initiale ou continue pour les enseignants;
- - elle souffre encore d’un déficit de légitimité et les corpus enseignés peinent à s’émanciper du cadre étroit de la BD pour enfants;
- - elle est majoritairement instrumentalisée à des fins d’apprentissage pour d’autres savoirs (en particulier linguistique, mais aussi culturels, historiques, etc.).
Mais des nuances importantes doivent être prises en compte, notamment concernant la nature des documents exploités et leur fonction dans l’espace social. L’influence des différents courants méthodologiques dans le domaine de la didactique des langues étrangères joue sans doute un rôle essentiel dans l’intégration de la BD dans les manuels d’enseignement selon les époques. Pour clarifier ces nuances, il convient aussi de préciser une distinction fondamentale dans le champ de la didactique du FLE concernant le type de BD dont il sera question. En effet, il faut rappeler l’importance, dans le champ de la didactique des langues étrangères, depuis les années 1970, du débat sur la distinction entre document authentique (entendu comme objet de discours circulant dans la société-cible) et document fabriqué (entendu comme objet de discours fabriqué pour l’enseignement de la langue).
En général, le document fabriqué s’oppose au document authentique en ce qu’il présente une langue artificielle, et qu’il perd les éléments contextuels, les implicites et tous les éléments susceptibles d’être jugés trop difficiles pour le niveau des apprenants. Il y a donc les pour et les contre et le débat est vif (Boyer & Butzbach 1990). Mais de manière générale, l’utilisation du document authentique est fortement recommandée par les didacticiens des langues depuis les années 1980 et l’arrivée de l’approche communicative (Cuq & Gruca 2003: 392). Ce type de documents va s’imposer dans les manuels et progressivement envahir l’espace visuel dans les méthodes actionnelles des années 2000: publicités, affiches, tracts, brochures, etc. Toutefois, cette profusion de documents authentiques concerne surtout les textes écrits, les documents oraux authentiques étant souvent considérés comme trop difficiles pour l’accès au sens.
Pour ce qui est de la BD, nous utiliserons cette distinction entre BD fabriquée pour l’enseignement de la langue étrangère et BD authentique circulant dans la société-cible (désormais BDF et BDA) pour rendre compte des usages dans les manuels de FLE: jusqu’aux années 1980, la BDA y est absente, puis elle apparait timidement dans les suppléments culturels. Pourtant, Rouvière (2012: 283) mentionnait une «très large présence» de la BD dans les manuels de langue et civilisation depuis les années 1970. Cuq et Gruca (2003) font le même constat2, mais ces affirmations sont contraires aux résultats de notre recherche si l’on prend en compte seulement les BDA, qui s’avèrent rares dans les manuels que nous avons observés. En effet, ces supports graphiques semblent faire l’objet des mêmes résistances que les documents authentiques oraux: ils sont généralement jugées trop difficiles et n’apparaissent que dans les niveaux plus avancés. En revanche, le dessin assimilable à des BDF est massivement exploité sous toutes ses formes, avec une densification dans les premiers niveaux.
Toutefois, la frontière entre BDA et BDF n’est pas toujours claire: les illustrations fabriquées adoptent plus ou moins les caractéristiques spécifiques de la bande dessinée authentique, comme on le verra, selon les objectifs à traiter. Nous en viendrons par la suite à relativiser cette distinction, qui repose surtout sur un critère éditorial. En lien avec cette question d’authenticité, si l’on veut rendre compte de la place de la BD dans les manuels de FLE, on doit également tenir compte de la dimension sérielle et du nombre de cases dessinées, avec plusieurs cas de figure:
- Des BD allant de une à trois vignettes pour illustrer et faire comprendre un contenu: dans ce cas, l’utilisation de dessins fabriqués est omniprésente, mais cette proportion diminue à mesure que l’on progresse dans les niveaux de langue. La BD fonctionne alors comme support et illustration d’un discours autre: celui de la méthode. Les dessins authentiques de ce type, beaucoup plus rares dans notre corpus, s’apparentent au dessin de presse, souvent satirique, mettant l’accent sur la dimension critique ou humoristique.
- Des séquences de BDA tronquées, sous forme de vignettes sorties de leur contexte: dans cette configuration, on peut se demander si l’on est encore en présence d’un document authentique. Les planches complètes sont très rares.
- Une ou deux pages de BDA: ce type d’usage s’observe rarement dans les manuels, la BD étant considérée comme un objet discursif en tant que tel. L’activité est alors rangée dans les objectifs socioculturels des manuels3.
Mais que recouvre exactement le terme de «bande dessinée» quand il est utilisé dans le cadre de la didactique du FLE? Dans une perspective historique, nous avons eu recours aux deux principaux dictionnaires francophones de didactique des langues. Dans celui de Cuq (2003), il n’y a pas d’entrée BD. Dans celui de Galisson & Coste (1976), on trouve une page consacrée à la bande dessinée et deux pages concernant l’image (à l’époque, les méthodes audiovisuelles dominent encore et utilisent systématiquement une certaine forme de BDF, comme on le verra). La définition proposée est la suivante:
Mode d’exposition d’une histoire (encore appelée «figuration narrative») au moyen de dessins accolés en bandes, qui se lisent de gauche à droite et de haut en bas, comme l’écriture, et qui représentent des étapes successives de l’histoire. (Galisson & Coste 1976: 64)
Plus loin, il est fait allusion à la dimension cognitive de la lecture de BD:
Pour rétablir la continuité d’un dessin à l’autre, le lecteur doit mentalement «boucher les trous». Les paroles du personnage qui parle s’inscrivent généralement dans une bulle (appelée "phylactère") reliée à sa bouche et contenu dans l’image. (Galisson & Coste 1976: 64)
Sont mentionnés ensuite rapidement les «procédés graphiques» et les «divers codes» qui expriment «les éléments prosodiques» et «les valeurs affectives du langage». Dans la rubrique Remarques, les auteurs opèrent une distinction (sans employer le terme de «document authentique») entre les BD construites à des fins pédagogiques et les «bandes dessinées du commerce». Pour ces dernières, les auteurs remarquent que leur «utilisation immédiate» est «pratiquement impossible», sans toutefois expliciter les raisons de cette impossibilité. Nous y reviendrons. Notons cependant qu’entre 1976 et aujourd’hui, le statut culturel et didactique de la BDA a beaucoup évolué dans les milieux de l’éducation (cf. Rouvière 2012), en même temps que ses formes d’expression et ses publics se sont diversifiés (Berthou 2017).
L’objet de notre recherche étant ainsi plus ou moins circonscrit, il nous faut maintenant préciser notre méthodologie de recherche. Il s’agissait d’effectuer une analyse qualitative des supports BD dans un corpus de 33 manuels de FLE pour adultes et grands adolescents, de niveau A1 à C1. Le choix des ouvrages visait à offrir un échantillonnage significatif de manuels souvent considérés comme représentatifs de leur époque et couvrant un siècle d’enseignement (1919 à 2020). Pour étudier ce corpus, nous avons envisagé plusieurs questions de recherche: quel est le rôle joué par la BD (BDA et BDF) dans les manuels? comment est-elle utilisée et dans quel but? son usage varie-t-il en fonction de l’époque et des évolutions méthodologiques?
En observant les manuels, on peut ainsi attester, par des exemples concrets, de certains usages différenciés de la BD selon les époques, sans que ce corpus restreint nous autorise à produire une représentation statistique de l’ensemble de ce qui s’est produit dans le monde francophone. Disposant actuellement de peu de publications théoriques sur ce sujet, il demeure ainsi difficile d’avoir une vision d’ensemble du phénomène. La BD, apparemment, a peu intéressé les didacticiens4, soit parce son exploitation a été considérée comme problématique (cf. l’«impossibilité» évoquée par Galisson & Coste), soit à cause de l’influence des représentations que l’on se fait de ce médium (la réputation de manque de sérieux qui s’attache encore à la BD), soit encore pour d’autres raisons, que nous serons amenée à discuter plus loin.
Nous allons présenter les résultats de notre analyse en lien étroit avec l’évolution historique des méthodologies d’enseignement du FLE5. Nous distinguerons deux époques, celle d’avant les années 1980, avec les méthodes directes, mixtes, audiovisuelles et audio-orales, et celle postérieure, avec les méthodes communicatives et actionnelles. Dans la première période, on ne trouve pas de BDA dans les manuels de FLE, mais on constate cependant une évolution de la fonction attribuée à la BDF en fonction des méthodologies.
Avant 1980: dessins fabriqués uniquement
Méthode Directe
Le dessin est présent dans les manuels les plus anciens de notre corpus, qui relèvent de la Méthode Directe. C’est une des caractéristiques importantes de cette méthodologie novatrice apparue à la fin du XIXe siècle. Le dessin devient un élément décisif de la leçon, en permettant un accès «direct» au sens, il évite de passer par la traduction. Il présente des situations, des objets, il sert aussi à l’apprentissage des structures, à travers des activités de description des images et des exercices questions/réponses liés aux dessins.
Dans Le français pour tous (1919), par exemple, on voit pour chaque leçon l’adoption systématique d’un dessin muet qui fonctionne comme décor, mais aussi comme support pour les actions et les interactions dans la classe.
Figure 1 Le français pour tous (1919: 2)
On trouve également dans certains manuels une ébauche de bande dessinée (telle que définie plus haut), sous la forme de dessins alignés sans paroles. Un exemple particulièrement intéressant est reproduit dans Puren (1988), pour un cours d’allemand pour débutants. Les dessins y suggèrent l’idée d’action pour l’enseignement des conjugaisons du présent. L’emploi de la BD souligne ainsi l’aspect performatif des verbes et de la langue (le Faire) et sert de guidage pour les exercices. La dimension dynamique de la langue est suggérée par le mouvement représenté par la succession des images.
Figure 2 Cours d’allemand. Grands commençants (1923: 49)
Ces exemples relèvent ainsi d’une fonction d’illustration de la situation et des éléments de la leçon. Ils ont pour points communs d’intégrer un contexte, de faciliter l’accès au sens, de mettre l’accent sur le sens et la dynamique de la communication6, en favorisant la dimension praxéologique de la communication: cela permet de travailler l’emploi des verbes, les suites d’actions, le mouvement, le mime, le dialogue.
Méthode mixtes (traditionnelles)
La méthodologie Directe a représenté une rupture dans l’enseignement des langues en Europe, elle fonctionnait sans recours à la langue maternelle, sans explications grammaticales, et d’abord à l’oral. Trop révolutionnaire pour l’époque et abandonnée dès les années 1920-1930, cette option méthodologique a laissé des traces dans les manuels de FLE dits «mixtes» des années suivantes, qui reviennent à une méthodologie plus ancienne, «traditionnelle», en gardant l’influence des méthodes directes: davantage de dessins, pas de traduction, davantage d’oral, etc. On y voit l’apparition de personnages dessinés, très stéréotypés, comme par exemple, dans cette méthode célèbre des années 1950-1980, le Cours de langue et de civilisation françaises,communément appelée le Mauger bleu, où les dialogues sont supposés être tous prononcés par deux familles.
Figure 3 Cours de langue et de civilisation françaises 1 (1957: 72)
Méthodes audiovisuelles et audio-orales
Toutefois, une nouvelle forme de BD apparait dans les années 1950 au sein du courant des méthodes audio-visuelles et audio-orales: la présentation systématique de «bandes dessinées»7 avec des phylactères qui reproduisent les répliques orales (et audio) des personnages. La BD est associée au son comme adjuvant pour la compréhension et la mémorisation «en situation» (en contexte); elle est également un support pour des exercices structuraux.
Figure 4 La France en direct (1971: 66).
L’image prend un rôle très important, elle est un objet de débats au sein de la communauté scientifique8 et se caractérise assez vite par des règles strictes:
- Une image pour chaque réplique du dialogue central de la leçon (en cas de passage monologué, les énoncés sont morcelés en petits groupes rythmiques).
- L’image doit apparaitre avant le son (le texte du dialogue n’étant pas visible au début).
- Les phylactères sont souvent représentés par des cercles ou des rectangles pouvant contenir des pictogrammes divers, de nouveaux dessins, des marques de ponctuation et du texte «dessiné».
Ainsi, on plaque une image codée sur un énoncé oral: cela fonctionne sur l’illusion qu’on peut transcoder la langue en segments imagés fixes. De fait, on peut douter que l’image favorise vraiment la compréhension. Cela convient plus ou moins bien pour le niveau débutant avec une langue simplifiée, artificielle et débarrassée des caractéristiques de l’oral authentique. Mais cette médiation crée des problèmes d’interprétation dès que l’énoncé est un peu plus complexe, comme dans l’image suivante.
Figure 5 La France en direct (1971: 66).
Dans le guide méthodologique du manuel, l’image fait l’objet de plusieurs commentaires significatifs: elle «doit communiquer tout le contenu de sens» (1971: 5). Pour ce faire, précisent les auteurs, elle doit obéir à certaines contraintes:
- - il faut privilégier l’image dessinée à la photo, car elle est «plus sélective, plus lisible et plus facile à structurer»;
- - la schématisation du dessin «ne doit cependant pas nuire à l’authenticité culturelle»;
- - la couleur doit remplir un «rôle fonctionnel et non décoratif».
(La France en direct, 1971: 5)
Parmi les conventions, on mentionne les «bulles», qui sont là, nous dit-on, «pour représenter la pensée». On peut trouver curieux d’associer les phylactères à la pensée et non à la langue, et du reste, bien que les images soient surcodées, les problèmes d’interprétation apparaissent inévitables. On constate les mêmes problèmes dans une autre méthode parue la même année, que l’on doit encore à Gaston Mauger. Issue du Mauger bleu (donc d’une méthode mixte, mais influencée cette fois par la méthodologie audiovisuelle), Le Français et la vie (1971) est un manuel utilisé à l’Alliance Française, et dans le passage qui nous intéresse, nous pouvons «lire» un dialogue «de 20 répliques, illustrées chacune par un dessin expressif et simple, où le personnage qui parle est cerné d’un trait gras» (1971: V). On peut apprécier diversement ces qualités dans l’illustration ci-dessous, où l’accès au sens est loin d’être immédiat (M. Roche: Tout cela est très intéressant).
Figure 6 Le Français et la vie (1971: 218)
On voit que ce type d’usage de la BD se heurte aussi à la difficulté de représenter le langage abstrait, même quand l’énoncé est simple du point de vue syntaxique. Le problème est omniprésent dans la méthode et repose sur une deuxième méprise: l’illustration est supposée faciliter l’accès au sens, qui deviendrait transparent et rapidement accessible. On voit dans l’exemple suivant l’impasse que peut représenter a posteriori cette codification iconographique du discours9.
Figure 7 Le Français et la vie (1971: 220)
Figure 8 Le Français et la vie (1971: 221)
Au fil du temps, les méthodes audiovisuelles et audio-orales ont évolué dans leur manière de présenter les dialogues. Les BD se modifient progressivement et sont associées à plusieurs répliques, puis à la situation entière (une seule image par dialogue) et vers 1980, elles peuvent renvoyer à une multiplicité de dialogues et de situations, présentées dans chaque unité du manuel. On est là à une charnière importante en didactique du FLE, dont on peut donner deux exemples.
Dans la méthode audio-orale tardive Le Français par objectifs (1980)10, les bulles ont disparu et le texte du dialogue est présenté sous l’image, qui montre les locuteurs en interaction (ou bien représente le contenu illustré de leurs propos). On voit qu’une image peut concerner deux répliques et que la couleur est utilisée de manière réaliste. Surtout, cette méthode présente les premières BDA de notre corpus. C’est là sans doute l’influence de l’époque, qui voit la légitimité culturelle de la BD s’affirmer de plus en plus, en même temps que se renforce la mode des documents authentiques dans le champ de la didactique des langues étrangères. Mais les principes méthodologiques structuralistes de la méthodologie audio-orale restent les mêmes: les documents sont exploités comme supports à des fins linguistiques, notamment par des exercices structuraux. On y trouve par exemple une BD muette de Sempé, complète mais accompagnée d’un dialogue (fabriqué) racontant l’histoire représentée par le support, ainsi que d’un récit écrit, qui serviront de base à toute une série d’activités linguistiques.
Exemple de consignes: «Travaillez à deux. L’un pose les questions avec le livre ouvert et l’autre répond à l’aide des images. Ensuite, changez de rôle. Finalement, refaites l’exercice uniquement avec les images» (Le Français par objectifs, 1980: 174). Les questions à poser servent à vérifier la compréhension du récit fictif qui accompagne la BD. Puis on demande de faire l’exercice par écrit. Il s’agit d’un bon exemple de ce qui se faisait dans les méthodes structuralistes des années 1950-80: la BD est ici considérée comme une série d’images séparées venant illustrer un enregistrement audio et servant de base à l’enseignement, lequel repose sur une série de questions/réponses visant à vérifier la compréhension, sur une transformation syntaxique, sur des changements énonciatifs (de «je» à «il»), etc. La consigne, qui exige parfois de travailler «uniquement à l’aide des images», montre aussi le rôle de l’illustration comme soutien au travail en autonomie en sous-groupe et comme outil de mémorisation. En fin de compte, cette méthode audio-orale tardive pourrait être cataloguée comme une méthode mixte (audio-orale et communicative).
Le deuxième exemple de méthode «charnière» est représenté par Archipel (1982), qui est souvent considérée comme la dernière méthode audiovisuelle et la première méthode communicative pour le FLE. Sa première unité (niveau débutants) commence par une BD pour illustrer une partie d’un dialogue présenté plus tard dans l’unité. On voit dans l’illustration que le contexte a gagné en importance: l’attention est portée sur la situation socioculturelle, les détails sont travaillés, les personnages sont plus réalistes. Les bulles sont remplacées par un encadré présentant la réplique d’un personnage. La mise en page est aussi très différente des anciennes méthodes audiovisuelles, avec un grand phylactère de forme géométrique au milieu de la page, représentant une scène illustrée.
On remarque que le manuel porte une attention toute particulière à l’illustration et qu’il intègre de nombreux documents authentiques, en majorité écrits ou visuels. Dans Archipel 2, paru en 1983, apparaissent les premières BDA : au nombre de cinq, elles sont toutes complètes, non destinées aux enfants, produites par des auteurs célèbres (Bretécher, Sempé, Bosc, Reiser) et sont en majorité classées dans les suppléments aux leçons. L’aspect ludique et culturel est privilégié et aucun travail particulier n’est demandé aux apprenants. Sur cette marginalisation au début des années 1980, nous faisons l’hypothèse d’une influence des recherches en didactique des langues étrangères de l’époque (le Dictionnaire de didactique est publié en 1976), car nous avons vu qu’on y présentait l’exploitation de la BDA comme impossible. On verra en effet qu’elle sera réservée dans un premier temps aux suppléments culturels des manuels.
Pour tirer une synthèse de cette première partie, rappelons que le principe de la BD est de représenter par l’image une suite d’actions d’un même personnage. Les BD sont donc bien présentes dans les manuels, mais elles sont éloignées des productions authentiques. À l’origine de ces illustrations fabriquées pour l’enseignement de la langue étrangère, on trouve une nouvelle méthodologie, la Méthode Directe, qui confère à l’image une fonction illustrative, facilitant l’accès au sens, ainsi qu’une fonction performative, comme déclencheur d’actions langagières et support à la mémorisation. Avec l’arrivée du son, on trouve une nouvelle méthodologie, la méthode audiovisuelle, dotée d’une vision structuraliste du langage, qui a pour effet de découper la langue en petites unités visant à atteindre idéalement (mais, dans les faits, elle y parvient assez rarement) une correspondance univoque entre image, son et bulle. Il faut attendre les années 1980 et l’arrivée de l’approche communicative pour observer l’usage plus récurrent des BDA.
Depuis 1980: dessins fabriqués et authentiques
Approches communicatives
Avec l’émergence des méthodes relevant de l’approche communicative, on observe un engouement pour le document authentique, une ouverture aux genres les plus divers et aux supports multimodaux, qui s’accompagnent d’une mise en avant de la dimension socioculturelle des discours. Concernant la BD, on peut distinguer deux tendances dans cette nouvelle approche. D’un côté, on observe l’introduction timide de la BDA à des fins d’enseignement de la langue et de la culture. D’un autre côté, on constate l’introduction massive de séquences de BD fabriquées pour un usage didactique, à des fins d’enseignement de la langue: vocabulaire, registres de langue, grammaire de l’oral et de l’écrit, grammaire textuelle, actes de parole, production orale et écrite, et surtout, la BDF comme aide à la compréhension.
Dans cette partie, nous limiterons nos commentaires aux BD dites authentiques, tronquées ou non. Nous avons cherché à savoir quelles étaient les fonctions de la BDA dans les manuels post 1980, en nous appuyant sur les données de notre corpus et sur les recherches existantes. Or, à notre connaissance, il existe très peu de publications sur le sujet, à part quelques articles isolés. Le seul ouvrage théorique consacré à la BD dans la classe de FLE et destiné aux enseignants est un livre qui vise à exploiter le dessin de presse satirique. Ce manuel publié en 1987 et rédigé par Annette Runge et Jacqueline Sword est intéressant parce qu’il donne accès aux représentations de l’époque: on y trouve des conseils et des suggestions d’activités représentatives de l’approche communicative. Les autrices proposent ainsi quatre pistes d’utilisation du dessin humoristique (Runge & Sword, 1987: 5):
- - Montrer «simplement» des dessins qui ont un thème proche de celui de la leçon «dans un esprit de détente»: il s’agit là de la fonction «décorative» de la BD que nous avons retrouvée dans les méthodes 1980-90 analysées. Dans ce cas, une seule vignette peut suffir à illustrer le sujet traité, sans consignes.
- - Faire «ressortir les éléments de civilisation» et «analyser les clichés qui en découlent»: cette fonction de supplément culturel est aussi largement présente dans les manuels que nous avons observés, qu’ils relèvent de l’approche communicative ou actionnelle.
- - Faire décrire le «contenu» de la BD, c’est-à-dire produire du discours dans un but linguistique et non pas communicatif: les auteurs précisent que c’est une activité «très artificielle si tous les apprenants ont le dessin sous les yeux». Pourtant, cet usage de la BD est très souvent proposé dans les activités des manuels de notre corpus.
- - Supprimer la légende ou la bulle pour les «faire imaginer» par l’apprenant. À nos yeux, il s’agit là encore d’une réduction de l’exploitation de la BD à une fonction linguistique: le support authentique est modifié pour faire produire un certain type de discours, plus ou moins contraint selon les objectifs de la leçon.
Les autrices proposent un tableau instructif des différentes possibilités de didactisation. De toute évidence, il montre un parti pris d’instrumentalisation de la BD à des fins pédagogiques.
(Runge & Sword 1987: 9)
En parcourant de manière plus transversale notre corpus, nous sommes parvenue à dégager une typologie des usages de la BDA dans les méthodes communicatives en considérant en particulier le rôle décisif des consignes qui accompagnent les supports visuels, orientent la lecture du document et conditionnent l’activité de l’apprenant. Nous proposons de distinguer ces usages en les corrélant à quatre fonctions différenciées11.
A. Fonction illustrative (ou décorative): la visée est de comprendre;
B. Fonction performative à visée linguistique ou textuelle: la visée est de faire;
C. Fonction informative: le but est de s’informer, de s’acculturer;
D. Fonction créative: le but est d’imaginer et de produire.
A. La fonction illustrative était déjà à l’œuvre dans les manuels d’avant 1980 avec les BD fabriquées. Il s’agit aussi de favoriser l’accès au sens dans des conditions de détente. De la planche complète à la case unique, les BDA accompagnent par exemple le thème de la leçon. Dans la Grammaire des premiers temps 1 (1996; 2014), les autrices utilisent une planche de Reiser pour illustrer, sur un mode comique, la notion de pronoms possessifs. Aucun travail particulier n’est demandé à l’apprenant, il n’y a pas de consignes, la fonction décorative et illustrative est ainsi exploitée systématiquement à chaque début de leçon.
B. La fonction performative à visée linguistique est une des catégories les plus répandues. Il s’agit de faire produire des éléments de la langue. Le manuel L'Exercisier (1980: 154) propose par exemple un travail sur l’acte de parole «proposer12», à partir d’un extrait de deux cases de Pétillon. Les consignes orientent l’apprenant d’abord vers la lecture des bulles: «Observez les vignettes suivantes. De quelle façon les personnages expriment-ils leurs propositions?». Les bulles en question présentent deux réalisations différentes du même échange d’actes: proposer / répondre. Puis l’apprenant est prié de produire oralement des actes de proposition: «À votre tour, faites des suggestions.»
Par ailleurs, les manuels qui exploitent des BD muettes le font tous avec une visée linguistique. Sempé semble être le dessinateur le plus fréquemment mobilisé. On trouve par exemple, dans le manuel précité, une BDA associée à la consigne suivante: «Racontez cette bande dessinée en utilisant le maximum de verbes pronominaux.»
La fonction performative à visée textuelle permet de travailler sur les aspects discursifs des documents, par exemple quand il est demandé de reconstituer l’ordre original des vignettes. On le voit notamment dans le manuel Studio+ (2004: 52) avec des cases de Tintin que l’on demande de mettre dans l’ordre chronologique en justifiant son choix13.
C. Pour la fonction informative, les BDA dans les manuels s’orientent en majorité vers la constitution d’un apport socioculturel pour l’apprenant, qui témoigne du gain de légitimité de cette forme d’expression, en particulier dans le contexte de la langue-cible. Des éléments culturels associés à la BD franco-belge sont ainsi pris en compte dans certains manuels. Par exemple, dans le manuel Rond-Point 2, trois personnages de BDA, dont Gaston Lagaffe, font l’objet d’un éclairage dans le supplément culturel «Regards croisés», qui est présenté dans l’introduction du manuel comme le réservoir «des "échantillons" de culture» (2004: 74-75). Dans ce cas, c’est bien l’aspect socioculturel qui est mis en avant, sans qu’un travail à but linguistique ne soit demandé: la consigne est d’observer les personnages et de dire si on les reconnait (ce qui relève de la compétence socioculturelle).
D. On peut enfin exemplifier la fonction créative en citant le manuel À propos (2005: 133), qui présente une planche de Bretécher où des convives discutent à table. La consigne «Vous avez été acteur de cette scène, racontez» nécessite de la part de l’apprenant l’adoption d’un point de vue différent et nouveau sur la discussion des personnages, ainsi que la production d’un discours narratif; la BD est ici un support pour l’imagination et la recréation, ainsi qu’un moteur de créativité langagière: il faut être «acteur», c’est-à-dire être dans l’Agir14.
Parmi ces différents usages de la BD dans les manuels de FLE post 1980, en lien avec l’évolution des méthodologies d’enseignement, deux hypothèses peuvent être émises. Premièrement, la dimension textuelle spécifique à la BDA nous semble être importante et favorable à l’apprentissage «par les genres». Il s’agit de dégager les effets qui produisent du sens et suscitent des réactions chez les lecteurs (notamment par l’esthétique et la construction de la planche) et de s’interroger sur les différents niveaux de lecture du document. On peut poser, par exemple, la question du «pourquoi est-ce que c’est drôle?» ou interroger les blancs entre les cases, ces questions visant à amener l’apprenant à une observation attentive de la BD. Deuxièmement, ces différentes fonctions peuvent évidemment se combiner dans une approche plus ou moins intégrée, en tenant compte du genre discursif spécifique et de ses caractéristiques propres. Ainsi, la fonction créative, qui agit comme déclencheur de l’imagination, nous semble pouvoir être intégrée avec profit aux autres fonctions.
Afin de montrer plus précisément la manière dont la BDA est didactisée respectivement dans les méthodes communicatives, puis actionnelles, nous allons maintenant reprendre cette catégorisation des fonctions de la BDA pour décrire les manuels de notre corpus. Nous rappelons que l’emploi de ce médium reste rare, parfois absent dans les niveaux destinés aux débutants. Nous relèverons, parmi ses occurrences, les propositions pédagogiques qui nous semblent justifiées par la spécificité de ce genre de discours.
Les fonctions de la BD dans les méthodes communicatives:
- - Fonction illustrative: sur un plan quantitatif, les BDA sont rarement utilisées pour illustrer ou faire comprendre des éléments de la langue, cette place étant prioritairement occupée par les BDF, très nombreuses et quasi-systématiques dans certains manuels.
- - Fonction performative à but linguistique: elle est largement mise à l’œuvre dans les rares BDA des manuels et concerne la production de tous les aspects linguistiques de la communication, mais surtout la grammaire et les actes de parole (représentatifs de l’époque). La BDA est prétexte à la production orale ou écrite, les consignes impliquent de reformuler, raconter et imiter.
- - Fonction performative à but textuel: le souci de traiter la BDA par le genre (discursif) apparait dans les années 1990 dans notre corpus, ce qui coïncide avec l’arrivée de la grammaire textuelle dans l’enseignement du FLE, sous l’influence des recherches sur l’enseignement de la langue maternelle. D’autre part, et sous l’influence également des recherches en didactique du FLM, on assiste dans les années 1970-80 à la naissance de nouveaux modèles en lecture (modèle bottom-up, lecture globale, etc.) avec notamment, en FLE, la lecture «interactive» (voir Cicurel 1991). Dans ce dernier contexte, on considère que le sens se construit dans l’interaction entre le texte et le lecteur, ce qui nous semble d’autant plus vrai pour la BD.
- - Fonction informative: la majorité des BDA rencontrées dans les manuels communicatifs est réservée aux suppléments culturels, en lien avec d’autres documents visuels authentiques.
- - Fonction créative: les BD muettes sont mises à contribution pour stimuler l’imagination et les BD «parlantes» sont souvent transformées (suppression du texte des phylactères, des récitatifs, suppression de vignettes, etc.).
On retrouve dans les BDA des manuels communicatifs les principales pistes de didactisation présentées par Runge & Sword à la même époque. Les activités recensées présentent des points communs et la BDA est non seulement exploitée dans un but linguistique et pragmatique, mais aussi, avec le développement de l’usage des documents authentiques, dans une visée socioculturelle. Il s’agit d’apporter des contenus multimodaux, de travailler sur la lecture d’images dans ses relations avec l’oral et/ou l’écrit.
Méthodes actionnelles
Malgré la profusion de documents authentiques, force est de constater que peu de manuels de FLE s’inscrivant dans le paradigme des approches actionnelles intègrent des activités autour de la BDA. La place du dessin a globalement diminué, pour laisser plus de place aux photos et aux textes, authentiques ou non, et les planches complètes sont rares. Malgré tout, il semble qu’on se dirige vers une légitimation de la BDA dans les manuels. Nous allons en montrer quelques exemples.
Tout d’abord, la BD semble à présent faire partie de la culture officielle. Dans les suppléments culturels ou les espaces «à lire et à découvrir», par exemple, les BDA sont traitées au même titre que les autres genres de documents authentiques. Il s’agit de donner «des informations qui vont vous permettre de mieux connaitre et comprendre les valeurs culturelles» (Rond Point 2, 2004: 5). La BD est ainsi explicitement revendiquée comme une valeur.
Dans le même ordre d’idées, la BD peut, de nos jours, être le sujet d’un article critique ou faire l’objet d’un débat. Dans Défi 4 (2020: 26), par exemple, l’une des deux activités recensées est une lecture présentant deux vignettes tirées d’une BDA ainsi que la photo de la couverture de l’album Mars horizon, comportant une référence bibliographique. Ces documents sont accompagnés d’un texte écrit (argumentatif), qui consiste en une critique positive de l’album en question. Deux consignes sont proposées avant de lire le texte. Elles doivent déclencher un échange sur les genres (mangas et BD d’aventures sont donnés en exemple): «Aimez-vous la bande dessinée? Si oui, quel genre de bande dessinée lisez-vous?», «Observez la couverture et la planche de bande dessinée. De quoi parle la BD?». On remarque aussi un petit encadré qui a pour effet de légitimer la BD comme valeur culturelle et fait de société: «Depuis 1974, le plus grand festival international de la bande dessinée d’Europe a lieu chaque année à Angoulême. Dans les rues, on voit des vignettes de bandes dessinées sur les murs.»
La BD peut aussi être comparée aux autres genres discursifs. Le manuel Tempo 2 (1997: 124) met côte à côte un extrait tiré d’un texte de Beaumarchais et une BD signée portant sur le même thème, la rumeur. La consigne demande à l’apprenant d’établir une comparaison entre les deux genres. Dans le texte littéraire, le cheminement de la rumeur est signifié par une succession de verbes juxtaposés («s’élance, étend son envol, tourbillonne, enveloppe, arrache», etc.), alors que dans la BD, le dessinateur J.-M. Renard représente graphiquement la rumeur dans la succession des cases par l’augmentation du volume des bulles, par la modification du lettrage, l’allongement des syllabes, etc. La consigne renvoie explicitement au médium graphique, en contraste avec le médium littéraire: «Regardez la bande dessinée et dites si elle illustre ou non le texte.» Elle induit un travail en profondeur sur les caractéristiques spécifiques du médium BD15.
Figure 9 Tempo 2 (1997: 124)
La BD peut même être intégrée à d’autres genres, ce qui constitue un signe supplémentaire de légitimation. On le voit clairement dans une activité du manuel Alter ego 4 (2007: 110), qui intègre un extrait de trois vignettes d’une planche de Bretécher, à l’intérieur d’une séquence visant la production d’une synthèse à partir de cette BD et de deux autres documents écrits. Il est intéressant de noter que dans cette activité de synthèse, le document BD semble présenter la même légitimité que les deux autres, qui sont référencés et datés de la même manière. Le support de la BD est thématisé comme tel dans un tableau à remplir, ce qui le met sur un pied d’égalité avec des articles de la presse écrite. Ainsi, même si le manuel n’exploite pas beaucoup le médium, il participe à sa légitimation progressive dans un travail d’apprentissage du FLE dit «sérieux».
Enfin, on voit apparaitre des BD fabriquées et généralement anonymes, mais qui deviennent pratiquement indifférenciables des BDA. On peut lire paradoxalement, dans l’apparition de ces BD produites à des fins d’enseignement, un signe de légitimation du médium, car les planches se réfèrent ostensiblement aux codes visuels de la BD «du commerce». On remarque d’ailleurs l’usage explicite du mot «bande dessinée» dans les consignes, comme dans le manuel Activités pour le cadre commun B1 (2006: 32): «Observez la bande dessinée. Racontez ce qui s’est passé. Imaginez ce qui a pu se passer ensuite.» Suivent des détails sur la manière de construire son récit, que nous reproduisons ici parce qu’ils sont représentatifs d’un travail sur BD souvent demandé aux apprenants: raconter une BD muette (dans sa forme originale ou bien présentée dans une version où le texte des phylactères a été masqué).
Vous pouvez:
- - situer l’évènement: quand, où, dans quelles circonstances s’est-il produit?
- - décrire le personnage principal,
- - dire comment il vous apparait: inquiet, irréfléchi, courageux …
- - décrire les différentes actions et les réactions –surprenantes, inattendues, exagérées, ou naturelles– qu’elles ont provoquées,
- - imaginer une fin … heureuse?
(Activités pour le cadre commun B1, 2006: 32)
Le but est clairement linguistique, puisqu’il s’agit, comme bien souvent, de faire produire un discours narratif au passé ou au présent. Néanmoins, le médium est maintenant reconnu comme un genre spécifique de document écrit, digne d’intérêt et d’apprentissage, bien que dans ces manuels, les activités ayant comme support des BDA non modifiées restent rares, même aux niveaux avancés. Par ailleurs, nous n’avons observé que deux activités visant à familiariser l’apprenant avec la terminologie spécifique au genre, notamment dans Défi 4 (2020: 97), avec un exercice de vocabulaire («s’approprier les mots»), où la consigne demande de légender une planche de BDF avec les étiquettes appropriées («bulle», «case», etc.). L’objectif est de fournir des outils de base pour travailler avec la BD, ce qui parait essentiel. Pourtant, cette terminologie semble aller de soi dans les autres manuels, où elle n’est jamais explicitée.
En reprenant notre proposition de typologie, voici à présent les résultats pour les méthodes actionnelles de notre corpus.
- - Fonction illustrative: cette fonction semble avoir diminué dans les manuels actionnels et ce sont davantage les photos qui remplissent le rôle d’accès au sens.
- - Fonction performative à but linguistique: cette fonction est toujours majoritaire. Comme on vient de le voir, des BDF imitant les codes des BDA sont apparues à des fins de production de discours, notamment de genre narratif. Tout dépend alors de la qualité de l’imitation: on observe ainsi parfois des activités où la médiocrité du support fait obstacle à son exploitation sur le plan graphique et visuel. Dans le manuel Version originale 3 (2011: 93). par exemple, on trouve une seule apparition explicite d’une «BD» (non signée), manifestement fabriquée pour travailler sur le discours rapporté. Ici, le support BD n’apporte rien, avec peu d’indices contextuels, très peu d’expressivité, un lettrage qui relève des normes de l’écrit imprimé, sur lequel le lecteur se focalise. Cette BD sert seulement à faire produire une narration orientée vers un but grammatical.
- - Fonction performative à but textuel: on voit rarement (moins d’une dizaine d’occurrences dans le corpus de manuels relevant de l’approche actionnelle) l’apparition d’activités prenant en compte les spécificités du langage de la BD. Le manuel Connexions 3 (2005) par exemple, offre quatre ou cinq exploitations de BDA. L’approche est intégrée: les spécificités du médium sont prises en compte (en tant qu’objet discursif, mais aussi linguistique et socioculturel), c’est le cas par exemple, dans une double page autour d’une planche de Cabu, dans la partie Arrêt sur Image (2005: 50-51). L’activité proposée consiste en une série de questions portant sur le support, et elle intègre un travail sur la lecture d’images: lien entre texte et dessins, informations apportées par le dessin, repérages lexicaux dans les bulles, introduction du lexème beauf avec recours au dictionnaire, inférences culturelles, etc. On trouve par exemple les questions suivantes: «Où se trouve le personnage dans chaque image? Quelles sont les informations qui permettent de le savoir?»; «Quelle est l’importance du texte par rapport aux images?»; «Peut-on regarder les images et comprendre l’histoire sans lire le texte? Peut-on lire et comprendre le texte sans regarder les images?»
- - Fonction informative: la BD devient un objet culturel plus légitime, mais il est encore souvent réservé aux suppléments civilisationnels des manuels. Certaines activités prennent pour thème la BD et ses différents genres, mais on se retrouve devant un paradoxe: le médium BD est maintenant reconnu comme un genre spécifique de document écrit, digne d’intérêt et d’apprentissage, mais il est peu utilisé comme outil d’enseignement. Notons que dans le manuel Alter ego 3 (2009), où l’on trouve très peu de dessins et pas de BDA, le genre n’a pas d’entrée dans «l ’abécédaire culturel» du manuel, qui traite néanmoins, à travers l’entrée «caricaturistes», du dessin de presse.
- - Fonction créative: quelques innovations pédagogiques dans les manuels actionnels nous semblent des pistes intéressantes à creuser. Ce sont généralement des activités qui combinent plusieurs des fonctions que nous avons définies dans une approche intégrée. Nous allons terminer notre réflexion sur des exemples relevant de cette optique.
Pistes pour une approche intégrée exploitant la fonction créative de la BD
Créativité lexicale
Les onomatopées peuvent servir de prétexte à l’invention de nouveaux mots, mêlant ainsi la fonction performative à but linguistique et la fonction créative de la BD, comme dans cette activité de vocabulaire du manuel À propos (2005: 79), où l’on présente des vignettes isolées (sans doute fabriquées, comportant toutes des onomatopées en gros plan) regroupées sous un thème commun: on a choisi de présenter non pas une BDA, mais un des traits caractéristiques de la BD (les onomatopées), comme déclencheur d’imagination et de créativité langagière. La consigne précise: «Choisissez une onomatopée, rajoutez un suffixe (Exemple: Tic Tac + eur = tictacteur / Tic Tac + logue = tictacologue») et ajoute: «Il ne vous reste plus qu’à définir cette nouvelle fonction!» On se sert ici d’une caractéristique importante de la BD – les onomatopées – pour inventer des mots et des définitions de ces mots; la BD combine dans ce cas toutes les fonctions, illustrative, performative, informative et créative.
Créativité narrative
Comme on l’a vu, les BDF qui imitent les codes des BDA visent des buts linguistiques et communicationnels, souvent liés à l’activité de «raconter». Dans Latitudes 3 (2010: 12-13), la seule occurrence d’une planche de BD présente une histoire fabriquée mais complète. Elle se rattache au genre de l’enquête policière, l’aspect graphique est soigné, l’ambiance imite un peu le style d’Hergé. L’aspect novateur dans cet exemple se trouve dans la tâche demandée: il s’agit de compléter le carnet du policier (le support inclut le dessin d’un carnet sur lequel on doit indiquer les détails de l’enquête) à partir de la lecture de la BD (travail de repérage et de synthèse des informations importantes pour l’enquête), puis de comparer ses notes avec un autre apprenant et de trouver qui est le voleur. On voit que la lecture d’images est surtout orientée vers la compréhension des phylactères et néglige, au moins au niveau des consignes explicites, les aspects graphiques (liens entre les images, cadrage, dessin, couleurs, etc.), mais cet exemple montre qu’il est possible d’imaginer, dans l’exploitation d’une BD en classe, des tâches interactionnelles de recherche et de partage d’informations, de comparaison et de synthèse, mettant en évidence une fonction créative que l’on peut associer à ce type de document.
Créativité graphique
La méthode actionnelle la plus récente du corpus Défi 4 (2020) présente une approche intégrée dans un dossier À découvrir sur la langue française (2020: 100). Les vignettes ont été séparées puis réalignées en surimpression, mais elles semblent figurer une séquence complète et la source est référencée. Les cases ont la particularité d’être dépourvues de décor (fond blanc) et de laisser une grande place au texte. La lecture du document «Des difficultés d’apprendre le français» est préparée par des «échanges» sur le thème, qui visent à faire émerger des idées qu’il s’agit de «retrouver» dans la BD; il s’agit d’abord de repérer des éléments de contenus. Suivent des questions de compréhension classiques sur le titre, le repérage des étapes, le lexique et son aspect culturel. Mais d’autres consignes présentent à nouveau des aspects spécifiques à la bd. La question 7, par exemple, renvoie au personnage dessiné de la dernière case avec ses spécificités graphiques: «est-ce que vous vous identifiez au personnage?».
La question suivante consiste en une tâche en binôme d’un genre nouveau: après un échange sur les difficultés de leur propre langue, les apprenants sont invités à «faire un dessin pour en illustrer une». On voit ainsi que, dans l’optique actionnelle, les tâches peuvent même aller jusqu’à adopter le code de la BD, non pas pour imiter ce dernier, mais pour exprimer une idée dans un nouveau cadre formel déjà établi. La proposition est courageuse quand on pense aux probables réticences des enseignants et des apprenants devant ce changement d’habitude. Mais n’est-ce pas là une manière d’aller jusqu’au bout de la logique praxéologique de la théorie actionnelle?
Créativité métacognitive
Pour terminer, nous souhaitons mentionner ici les manuels de Cartes sur Table qui occupent une place à part dans les méthodes de FLE. Publiés à la charnière des années 1980, ils relèvent bien de l’approche communicative et sont particulièrement centrés sur l’autonomie de l’apprenant. À plusieurs reprises, les auteurs ont fait appel à l’illustrateur Plantu, devenu célèbre en France en tant que dessinateur du journal Le Monde, où il a officié pendant 50 ans. L’objectif était de conscientiser des stratégies d’apprentissage sur la base d’une réflexion métacognitive autour des dessins.
Dans le manuel 2 pour les débutants, une première planche montre un personnage qui écoute un bulletin d’information météo à la radio sans rien comprendre; il fait des efforts, puis s’énerve, pour finalement saisir un mot-clé (pluie); tout content, il sort en prenant son parapluie. Cette activité sert aux apprenants d’un niveau encore faible à mieux comprendre comment écouter du discours, en portant l’attention sur ce qui est connu plutôt que sur ce qui est inconnu, etc. Les marques graphiques qui signalent l’affectivité sont mises en avant et l’écriture manuscrite dans les phylactères représente le discours de la radio du point de vue de l’apprenant: gribouillis, mots-clé, etc.
Figure 10: Cartes sur table 2 (1983: 36)
Le caractère authentique du document, ajouté au talent de Plantu, donne tout son intérêt à cette activité de réflexion sur les stratégies d’apprentissage, caractéristique de cette méthode plutôt avant-gardiste.
Dans le manuel niveau 2, un autre exemple nous semble encore plus significatif car il utilise aussi l’humour. La planche, qui comprend seulement deux vignettes occupant une page entière du manuel, est accompagnée de la seule consigne: «Regardez.» On peut imaginer une activité de lecture d’images mise en commun et un débat sur le texte et son statut, le changement de destinataire, la tyrannie de l’école, etc. Là encore, les qualités iconographiques du support favorisent un engagement de l’apprenant dans la tâche. Le changement de statut du texte est signifié par le changement de support (d’abord le poème rédigé sur un parchemin, ensuite il est inscrit dans une bulle) et le changement de lettrage, particulièrement expressif dans le phylactère.
Page suivante, une seconde consigne oriente la lecture sur un plan plus personnel: «Et vous? Pour apprendre le français, recherchez ensemble des genres de texte que vous pouvez utiliser "autrement" que dans l’idée de l’auteur.» Cette consigne est suivie d’un tableau à remplir en trois colonnes: «genre de texte» / «texte écrit pour…» / «texte lu pour…» avec un exemple manuscrit qui invite l’apprenant à s’engager personnellement.
Figure 11: Cartes sur table 2 (1983: 60)
L’activité prévue consiste ensuite à réfléchir sur les genres de textes, définis par leur but, mais aussi sur les stratégies d’apprentissage à adopter, à travers une mise en abyme où la situation d’apprentissage est thématisée: les textes sont instrumentalisés dans le but d’apprendre, comme la BD en classe de langue et comme celle de Plantu dans cette méthode particulière.
Avec cet exemple, on constate l’intérêt de recourir à une BD comme facteur de motivation et comme vecteur d’apprentissage langagier. Les personnages, le décor et tous les signes iconographiques contribuent à mettre en scène de manière très efficace les paramètres de la situation de production d’un discours, l’un écrit et l’autre oral, qui conditionnent sa réalisation aussi bien que sa réception.
A y regarder de plus près, on constate que les auteurs de ce manuel attachent beaucoup d’importance à l’illustration et utilisent une dizaine de dessinateurs différents (Plantu est le seul qui soit connu comme dessinateur de presse). Les BD relèvent-elles encore de la distinction entre document authentique et document fabriqué? En fait, la frontière entre BDA et BDF se neutralise. Déjà, Coste en 1970 relativisait la distinction:
«Authentique» – comme «libre» – entre dans la série de ces adjectifs valorisants, trop connotés pour être honnêtes, et parait opposer la pureté native du texte à l’obscure perversion de tout ce qui n’est pas lui. (Coste 1970: 88)
L’exemple de collaboration entre les auteurs de Cartes sur table et le dessinateur Plantu témoigne d’une réflexion approfondie sur ce qu’est l’apprentissage d’une langue dite étrangère. Pour avoir une chance d’intégrer efficacement la BD comme support d’enseignement, les collaborations de ce genre devraient être multipliées. A ce titre, le manuel Bulles de France occupe un espace à part dans notre corpus. En effet, c’est le seul ouvrage entièrement consacré à la BD, avec une orientation socioculturelle revendiquée, la méthode étant sous-titrée «Les stéréotypes et l’interculturel en BD». On y précise en quatrième de couverture que le dessinateur est l’auteur de plusieurs bandes dessinées. Les planches, rangées par thèmes, sont complètes et toutes du même format (une page), donnant lieu à des activités prévues pour les niveaux A1 à C2.
Dans l’introduction, les auteurs commencent par inventorier les différents avantages de la BD pour l’apprentissage des langues, en reprenant l’argument de la facilité de la compréhension: «Grâce à l’image, il [l’apprenant] peut construire sa compréhension par des hypothèses, en dépit des limites de son niveau linguistique.» Mais il est précisé aussi, en caractères gras, signe du débat toujours en cours, que les « planches proposées sont absolument inédites et authentiques », et qu’il «ne s’agit en aucun cas de textes et d’histoires fabriquées à des fins pédagogiques». L’insistance des auteurs à nier le caractère fabriqué des BD renvoie à la citation de Coste: le document fabriqué est utilisé comme repoussoir dans le méta-discours de promotion du manuel.
Force est de constater malgré tout que les planches manquent de variété, même s’il est vrai qu’on peut identifier un style, renvoyant à une forme d’auctorialité. Mais on s’aperçoit vite, à la lecture du manuel, que les aspects iconographiques sont assez peu mis en avant. Dans un premier temps, on demande d’observer rapidement la planche sans lire le texte, ou de lire le titre. Suivent les habituelles questions de compréhension, basées sur les parties écrites et les indices visuels. Une troisième partie «Imaginer / s’exprimer» peut porter sur le thème de l’unité, sur un point spécifique de vocabulaire ou sur la lecture d’une case particulière. Mais d’une manière générale, les consignes orientées vers les aspects iconographiques ou visuels sont minoritaires. Une partie «pour aller plus loin» apporte des informations socioculturelles (sur la société française uniquement) et un encadré lexical termine chaque unité. De fait, la lecture d’images est exploitée plus régulièrement (par exemple observer le geste d’un personnage ou son expression faciale) que dans les autres manuels du corpus. Mais dans un ouvrage dont le support est intégralement lié à la BD, peut-on se contenter de ce maigre rendement? Le manque de réflexion théorique sur la pédagogie de la BD en FLE se fait sentir dans cette tentative d’en faire un support de base de l’enseignement. Pourtant, le principe est exemplaire et mérite d’être approfondi. Des bandes dessinées des méthodes audiovisuelles aux Bulles de France, on mesure le chemin parcouru, même si beaucoup reste à faire.
Conclusion
Premier enseignement de notre recherche, à l’échelle de chacun des ouvrages que nous avons consultés, l’emploi de la BDA est rare, sinon rarissime: généralement une ou deux occurrences, jusqu’à cinq ou six dans certains manuels, sur des centaines d’activités proposées. Souvent tronquées ou modifiées, les planches présentées sont décontextualisées, les aspects graphiques sont négligés au profit d’un intérêt quasi exclusif pour le contenu des phylactères. Mais il arrive aussi que la BD soit présentée comme un objet culturel à part entière et elle est alors généralement rangée dans les suppléments culturels. On peut percevoir néanmoins des changements dans les usages pédagogiques de la BD, notamment dans les consignes et les tâches à effectuer, plusieurs innovations pédagogiques se dégageant au fil du temps et de l’évolution des méthodes. Il semble également clair que les représentations sur la légitimité culturelle de la BD, dans un contexte d’apprentissage scolaire ou universitaire, ont changé et continuent à se modifier: elle peut être non seulement un support à des activités linguistiques ou communicatives, mais elle peut aussi être étudiée (trop rarement) en tant qu’objet culturel ayant ses spécificités sémiotiques et discursives.
Dans le champ du FLE, on a assisté au cours du siècle dernier à une lente évolution qui conduit d’un usage presque exclusif de la BD fabriquée à la lente reconquête de la BD dite authentique. Autrefois utilisée pour l’accès au sens, la construction de schémas syntaxiques et la mémorisation, la BDF sert aujourd’hui surtout à illustrer les manuels. Depuis les années 1980, on utilise la BD issue de la presse satirique comme support à des fins d’apprentissage de la compétence de communication. Elle sert à faire comprendre, à faire produire ou à faire imaginer, en plus de son rôle d’apport civilisationnel. Elle progresse depuis lors avec une légitimation croissante, jusqu’à devenir le support exclusif d’un manuel complet en 2015.
Dans les vingt dernières années, on a vu apparaitre des activités prenant en compte les spécificités du genre, parallèlement au développement des recherches en linguistique textuelle et des approches didactiques par les genres. Il faudrait interroger ce phénomène en lien avec ce qui se passe en FLM dans la période récente16. Maintenant que la BD a gagné sa place dans l’enseignement de la langue / culture, des besoins énormes se font sentir en termes d’appareillage didactique pour l’exploitation en classe et en termes de formation des enseignants.
Nous avons vu que la présence de la BDA reste faible, que ce soit en ce qui concerne son importance socioculturelle dans le cadre de l’enseignement du français ou en tant qu’objet de discours spécifique. Dans le Cadre européen commun de référence (CECR), qui sert de guide à l’élaboration des manuels postérieurs à 2000, aucune mention n’est faite de la BD. Sophie Béguin (ce numéro) fait l’hypothèse que l’importance spécifique de ce médium dans la culture francophone a fait les frais de la normalisation européenne du CECR. De fait, à notre connaissance, dans les portfolios pour adultes, aucun descripteur ne renvoie au genre BD, qui n’est pas considéré comme essentiel à la compétence de communication.
Revenons-en à la sentence publiée dans le Dictionnaire de didactique des langues étrangères que nous avions évoquée dans notre introduction: l’exploitation de la BD «du commerce» serait «pratiquement impossible». Cette affirmation articulée en 1976 semble prophétiser la rareté des BD dans les manuels de FLE d’aujourd’hui. L’adverbe «pratiquement» pourrait renvoyer à deux significations: presque impossible ou concrètement (logistiquement) impossible. Il est vrai que des difficultés concrètes existent et s’avèrent fondamentales pour exploiter la BD en classe de langue. Il faut trouver des documents qui soient adaptés à l’objectif de la leçon et au niveau de langue des apprenants, accessibles à la compréhension et ne présentant pas trop d’implicites culturels. Il convient aussi de dénicher des planches courtes publiables dans un espace restreint. Il est enfin nécessaire de régler la question des droits d’auteur, de négocier des autorisations, ce point étant particulièrement épineux pour un médium relativement récent, dont les œuvres ne sont donc pas tombées dans le domaine public, et qui ne connaît pas le droit automatique de citation17. Par ailleurs, on se rend compte que beaucoup de supports tirés de BDA doivent être écartés car ils ne présentent pas le fameux aspect facilitateur ou motivationnel véhiculé par les représentations communes sur la BD.
Tous ces éléments peuvent expliquer la faible présence de la BDA dans les manuels. Et même lorsque ce médium se trouve au fondement de l’enseignement, comme dans Bulles de France, il lui manque souvent un arrière-plan didactique solide qui pourrait permettre de voir émerger des manières de travailler innovantes, relevant d’une pédagogie spécifique au genre. De ce point de vue, la didactique du FLE aurait tout à gagner à collaborer avec les chercheurs en FLM, à intégrer les avancées en didactique de la lecture et en didactique de la bande dessinée, avec une réflexion théorique approfondie sur le genre BD et son fonctionnement.
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Corpus (ordre chronologique)
- Le français pour tous (1919): Dubrule, N. & Pierce, W.H., Boston, Ginn and Company.
- Cours d’allemand. Grands commençants (1923): Meneau, F. & Chabas, P., Paris, Didier.
- Cours de langue et de civilisation françaises I (1953, 1967): Mauger, G., Paris, Hachette.
- La France en direct (1971): Capelle, J. & G., Paris, Hachette.
- Le français et la vie (1971): Mauger, G. & Bruézière, M., Paris, Hachette.
- Le français par objectifs 7-9 (1980): Renié J.-C., Genève, CEEL.
- Archipel 1 (1982): Courtillon, J. & Raillard, S., Paris, Didier.
- Archipel 2 (1983): Courtillon, J. & Raillard, S., Paris, Didier.
- Cartes sur table 1 (1981): Richterich, R. & Suter, B., Paris, Hachette.
- Cartes sur table 2 (1983): Richterich, R. & Suter, B., Paris, Hachette.
- L’Exercisier (1993): Descotes-Genon, C., Morsel, M.-H. & Richou, C., Presses universitaires de Grenoble.
- Tempo 2 (1997): Bérard, E., Canier, Y. & Lavenne, C., Paris, Didier.
- Café-crème 1 (1997): Kaneman-Pougatch, M., Trevisi. S., Beacco di Giora, M. & Jennepin, D., Paris, Hachette Français langue étrangère.
- Rond-Point 1 (2004): Labascoule, J. , Lause, C. & Royer, C., Barcelone, Difusion Français langue étrangère.
- Rond-Point 2 (2004): Flumian, C., Labascoule, J. & Royer, C., Barcelone, Difusion Français langue étrangère.
- Studio + (2004):Bérard, É., Breton, G., Canier, Y & Tagliante, C., Paris, Didier.
- Connexions 1 (2004): Mérieux, R. & Loiseau, Y., Paris. Didier.
- Connexions 3 (2005): Mérieux, J., Loiseau, Y. & Bouvier, B., Paris, Didier.
- Compréhension orale 2 (2005): Barféty, M. & Beaujouin, P., Paris, CLE International.
- À propos B1-B2 (2005): Andant, C. & Chalaron, M.-L., Presses universitaires de Grenoble.
- Alter ego 3 (2006): Dollez, C. & Pons, S., Paris, Hachette.
- Activités pour le cadre européen commun de référence B1 (2006): Parizet, M.-L., Grandet, É. & Corsain, M., Paris, CLE International.
- Alter ego 4 (2007): Dollez, C. & Pons, S., Paris, Hachette.
- Latitudes 3 (2010): Loiseau, Y., Cocton, M.-N., Landier, M. & Dinthilac, A., Paris, Didier.
- Écho B1 (vol.1) (2010): Girardet, J. & Pêcheur, J., Paris, CLE International.
- Écho B1 (vol.2) (2010): Girardet, J. & Pêcheur, J., Paris, CLE International.
- Version originale 3 (2011): Denyer, M., Ollivier, C. & Perrichon, É., Paris, Éditions Maison des langues.
- Alter Ego+ B1 (2013): Dollez, C. & Pons, S., Paris, Hachette Français langue étrangère.
- Zénith 3 (2013): Barthélémy, F., Sousa, S. & Spreriando, C., Paris, CLE international.
- La grammaire des premiers temps (2014): Abry, D. & Chalaron, M.-L., Presses universitaires de Grenoble.
- Bulles de France (2015): Jeffroy, G. & Unter, Grenoble, Presses universitaires de Grenoble.
- Défi 3 (2019): Biras, P., Chevrier, A. & Witta, S., Éditions Maison des langues.
- Défi 4 (2020): Biras, P., Chevrier, A., Jade, C. & Witta, S., Éditions Maison des langues.
Pour citer l'article
Anick Giroud, "La bande dessinée dans les manuels de FLE (1919-2020)", Transpositio, n°4 Enseigner la bande dessinée comme (de la) littérature, 2021http://www.transpositio.org/articles/view/la-bande-dessinee-dans-les-manuels-de-fle-1919-2020
Voir également :
La bande dessinée dans les classes de littérature: entre prescription et pratique
Si les vertus pédagogiques de la bande dessinée sont depuis longtemps reconnues par les milieux de l’éducation, les rapports entre le neuvième art et l’institution scolaire demeurent à ce jour problématiques. À l’intersection de différentes disciplines, dépourvue d’un corpus canonique consensuel et sous-représentée dans la formation des enseignants, la bande dessinée reste «le parent pauvre» (Rouvière 2012: 10) des programmes scolaires, alors même que son utilisation est attestée dans la pratique. Cet article propose de dresser l’historique de la place que le média occupe dans les prescriptions de l’Éducation nationale française depuis les années 1950, en particulier dans le lien qu’il entretient avec l’enseignement littéraire, afin d’éclairer les raisons de l’écart qui subsiste entre sa reconnaissance institutionnelle et sa présence effective dans les classes de littérature.
La bande dessinée dans les classes de littérature: entre prescription et pratique
1. Introduction
Lorsqu’il publie ses premières histoires en estampes et qu’il en théorise les principes dans son Essai de Physiognomonie (1845), Rodolphe Töpffer semble considérer la dimension pédagogique de cette littérature dessinée comme une évidence. Parce «qu’il y a bien plus de gens qui regardent que de gens qui lisent», ce que nous appelons aujourd’hui la bande dessinée permettrait, selon le Genevois, d’infléchir positivement le comportement des enfants et du peuple en fournissant une littérature morale accessible à tous par l’intermédiaire du rapport texte-image (Töpffer 1845: 1). Sept générations plus tard, les rapports entre bande dessinée et éducation demeurent pourtant ambigus et soulèvent encore de nombreuses interrogations. Faut-il enseigner la bande dessinée à l’École? À quelle(s) fin(s) et dans quel cadre? Doit-on l’envisager sous l’angle de la littérature ou de l’histoire de l’art? Quel corpus faut-il choisir? De quelle façon doit-on l’appréhender? Si ces questions se posent, c’est aussi parce que la bande dessinée dispose aujourd’hui d’une légitimité croissante dans les autres domaines culturels, économiques et politiques: elle est une pratique de lecture reconnue, elle a des musées qui lui sont consacrés, de multiples festivals; en 2018, elle représentait à elle seule 12% du chiffre d’affaire des librairies françaises et constituait la plus forte progression du secteur1; on lui consacre des colloques, des ouvrages, des anthologies et de nombreux travaux de recherche académiques. 2020 a même été décrétée Année de la bande dessinée par le gouvernement Macron, une décision politique pour mettre en lumière, entre autres, les richesses mais aussi les difficultés du secteur2. Pourtant, la place de la bande dessinée à l’École reste précaire. Quand on l’étudie, c’est le plus souvent sur la base d’une initiative personnelle de l’enseignant et cela peut même susciter la méfiance de ses collègues. Sans la qualifier de totalement inexistante, la présence de la bande dessinée en classe de littérature ne va de loin pas encore de soi et l’institution scolaire apparaît comme le dernier critère de reconnaissance auquel le «neuvième art» aurait le droit de prétendre.
L’histoire de la bande dessinée explique en partie cette situation: le XXe siècle a été pour la bande dessinée une longue route vers la recherche de légitimation. Après la loi de censure de juillet 1949, la BD a dû progressivement regagner ses lettres de noblesse et s’affranchir des clichés qui lui collaient à la peau. Jugée amorale, abrutissante, indigne et simpliste, elle était également considérée comme un pur produit de consommation, dépourvue du capital symbolique qu’on conférait alors à la littérature. Or, cette dernière aussi a eu son lot de crises dans le contexte sociétal mouvementé du siècle dernier: le canon littéraire a été remis en question et a perdu sa prépondérance face à l’émergence des pratiques culturelles de masse comme le cinéma et la télévision. Dans cette dynamique, le neuvième art s’est également émancipé; quant à l’institution scolaire, les changements culturels et démographiques l’ont obligée à se transformer. Tout ceci aurait pu modifier en profondeur les pratiques d’enseignement et favoriser l'émergence de pratiques intermédiales, davantage en phase avec la culture de l'image dans laquelle nous baignons aujourd'hui. Pourtant, la place de la bande dessinée au sein des classes continue d’être questionnée et le présent travail cherche, entre autres, à expliquer pourquoi il en est ainsi. Car il serait réducteur de penser que, d’un point de vue historique, la bande dessinée aurait été simplement victime d’une rivalité avec une littérature «classique» tentant de conserver son hégémonie dans les programmes scolaires. Notre parcours chronologique montrera en effet que la responsabilité est partagée: les transformations de l’institution scolaire ont ouvert par instant des brèches dans lesquelles les acteurs du champ de la bande dessinée n’ont pas forcément voulu s’engouffrer. Quant à l’École, si elle a tenté de ménager durant un temps une place à des objets culturels alternatifs, leur enseignement a été entravé parce que les outils nécessaires à leur transposition didactique faisaient souvent défaut.
Dans cet article, nous proposons donc de dresser un parcours historique de l’enseignement littéraire en France et de la place occupée par la bande dessinée dans ces pratiques. Depuis la loi de censure de 1949 jusqu’à nos jours, nous montrerons que la nature hybride de la bande dessinée rend complexe son rattachement à une branche scolaire particulière et explique en partie sa difficile intégration dans les corpus. Nous verrons en outre qu’il existe un écart entre ce que les textes officiels préconisent et la réalité du terrain: entre manque de moyens budgétaires et lacunes dans les formations initiales du corps enseignant, la bande dessinée reste, à ce jour, encore peu présente dans l’enseignement, alors même qu’elle figure dans les textes officiels (programmes scolaires, décrets, arrêtés ministériels) et que ses vertus pédagogiques sont souvent reconnues. Nous verrons enfin que la scolarisation de la bande dessinée suscite parfois la méfiance de ce milieu culturel, qui y voit un risque de formatage des formes et des contenus. Aussi nous semble-t-il nécessaire d’ouvrir une réflexion sur la bande dessinée comme objet didactique, non seulement pour envisager comment tirer le meilleur profit de son enseignement pour les apprenants et comment en répandre l’usage, mais aussi pour évaluer comme cette transposition peut se faire au profit symbolique du média et non à son détriment.
2. L’enseignement littéraire: un pivot institutionnel
Si la question de la formation littéraire est un enjeu majeur en France depuis la démocratisation de l’École décrétée par les lois Ferry de la fin du XIXe, la massification générale de l’enseignement dès les années 1960 entraine une forte remise en question de la structure, du contenu et des objectifs de la transmission de la littérature, dont l’écho se fait encore entendre aujourd’hui. Des revendications sociétales de Mai 68 à la crise de la littérature, en passant par le développement des théories de la réception, l’objet littéraire occupe une place de choix dans les nouveaux rapports de force qui s’instaurent entre les différents champs de la société française alors en pleine mutation. Facteur de cohésion et d’identification nationales, marqueur de classes et de positions sociales dans les champs de pouvoir, canal de diffusion de valeurs parfois contradictoires, le littéraire polarise constamment les éléments de sa propre définition, nécessitant la remise en question quasi perpétuelle de ses modes d’enseignement. Au cœur de la crise, les travaux de Jacques Dubois (1978) ont permis de reconnaître le caractère fortement institutionnalisé de la littérature et l’importance des rapports entre les deux pôles de la production littéraire: d’un côté la sphère restreinte et dominante, qui acquiert un certain prestige esthétique lié à l’autonomie qu’elle revendique, laquelle corroborée par un discours d’escorte institutionnalisé; de l’autre côté, la sphère élargie, qui s’inscrit dans une logique économique et prône des pratiques moins élitistes (Bourdieu 1971). Longtemps considérés séparément, les deux pôles sont mis en dialogue par l’analyse institutionnelle de Dubois. Il n’est ainsi plus question d’envisager uniquement un corpus canonique considéré comme prestigieux, établi par une institution toute-puissante et réservé uniquement à une élite. Au contraire, il s’agit de prendre acte de la mouvance et de la variété des corpus, en envisageant leurs rapports à des institutions tout aussi variées, et de révéler des processus de reconnaissance des œuvres, devenues perméables aux changements de statut à l’intérieur du champ. Il s’agit ainsi d’établir de fait la relativité de l’objet littéraire, son inscription nécessaire dans une historicité et une forme de saine désacralisation.
Dans cette perspective, par sa position centrale entre sphère restreinte et sphère élargie, l’École apparaît comme un pivot de l’appareil institutionnel: à la fois porte d’entrée et de sortie, l’institution scolaire est autant subordonnée à certaines formes de pouvoir (politique, symbolique, etc.) qu’elle infléchit le comportement des futurs acteurs de ces mêmes pouvoirs, par la diffusion de valeurs qu’elle aura conservées, modélisées et entérinées. Bien entendu, il ne s’agit pas de considérer l’École comme le seul facteur de détermination sociale, ni d’ailleurs de s’attarder trop longuement sur un sujet qui dépasse notre propos. Mais la question du statut de l’objet qui nous occupe, par sa situation particulière vis-à-vis du champ littéraire, semble bien être profondément déterminée par l’institution scolaire. Roland Barthes l’affirme de manière radicale lorsqu’il définit la littérature comme «ce qui s’enseigne, un point c’est tout» (1971: 945). Sur la base de l’inventaire de ses souvenirs scolaires, Barthes énumère toutes les définitions du littéraire que l’École lui a inculquées par le biais matérialiste du manuel. Or, selon lui, ces définitions sont trop éloignées de la pratique réelle de la lecture et mériteraient d’être déconstruites et réenvisagées dans une perspective de démocratisation du savoir. In extremis, il est cependant intéressant que Barthes recentre sa critique sur l’enseignement de la littérature en tant que code et non comme pratique réelle des enseignants3, lesquels demeurent, in fine, les acteurs, plus ou moins conscients, d’un processus institutionnel. La formation, mais également le milieu social ainsi que la pratique et les passions personnelles d’un enseignant sont déterminants dans l’approche et le contenu de sa transmission, en dépit des cadres officiels posés par les directives politiques. Ainsi, une tension à la fois idéologique et temporelle peut s’instaurer entre ce qui se passe réellement dans les classes de littérature et ce que dicte la doxa, ce qui ne fait que confirmer le poids de l’École dans la définition de ce qu’est la littérature et le conservatisme dont elle peine à se défaire.
3. Prescriptions officielles et pratiques d’enseignement: des classiques à la bande dessinée
Les tensions qui peuvent régner entre la pratique enseignante et les prescriptions officielles sont particulièrement visibles lorsque l’on s’intéresse à la question des classiques. Si la définition de la littérature ne peut se réduire à celle du classique, il n’en demeure pas moins que les valeurs véhiculées par le corpus canonique, la façon dont il se constitue et se transmet, les œuvres qui s’y rattachent et celles qui en sont exclues, permettent d’évaluer l’écart qui peut exister entre différentes sphères culturelles. Comprendre le processus de «classicisation4», c’est comprendre l’importance de l’École dans la reconnaissance de certains genres littéraires, tout en prenant conscience du caractère relatif du processus. En 1850 déjà, Sainte-Beuve affirmait que les classiques étaient «ce fonds solide et imposant de richesse littéraire […] qui a suite et consistance, qui fait ensemble et tradition, qui se compose, se transmet et qui dure.» (Sainte-Beuve 1850: 35) Sans évoquer explicitement le rôle de l’institution scolaire et les conditions qui conduisent à sa pérennisation, le critique définit le corpus canonique comme un ensemble dont l’objectif est d’être transmissible.
Près d’un siècle et demi plus tard, Alain Viala (1992-1993) a précisé le rôle de l’enseignement dans la définition des classiques, leur caractère contingent et la nature du processus qui conduit à leur rattachement au canon. Alors que Sainte-Beuve insistait sur certaines qualités inhérentes aux classiques («une forme […] saine et belle en soi») pour expliquer en partie leur étonnante solidité, Viala pose d’emblée que le terme classique est polysémique et que «le noyau sémantique commun à tous les emplois du terme est l’idée qu’il s’agit de données reconnues, instituées en valeurs» (1992: 8). Pour lui, la perpétuation des classiques répond à un besoin (il parle même d’un «désir universel») et doit donc être envisagé sous l’angle de la réception des œuvres; une réception devant elle-même être abordée en tenant compte des institutions porteuses de valeurs, il s’agit ainsi de montrer comment se construisent «méthodiquement les objets à étudier» (1992: 8) ce qui exclut, au fond, tout critère littéraire ou esthétique intrinsèque. Dans ce processus, le rôle de l’institution scolaire se démarque rapidement: si une première légitimation passe par le cadre institutionnel littéraire (académies, prix, éditions, etc.), «avec l’entrée dans la doxa scolaire, on quitte l’espace propre du champ littéraire pour passer à une institution supra-littéraire, l’École, qui apporte la pérennisation par la divulgation» (1992: 10). À l’intersection de différents pouvoirs institutionnels, l’École est une fabrique à consensus dont «la puissance […] est restée un trait dominant de la structure du marché culturel en France» (1992: 10). Autrement dit, en dépit de sa subordination aux autres sphères du pouvoir public, l’institution scolaire sélectionne les textes et les auteurs qu’elle constitue en un corpus consensuel et transmissible, assurant ainsi sa circulation au-delà du champ strictement littéraire. À ce titre, elle joue un rôle essentiel dans la reconnaissance des œuvres et des genres, dont elle influence la réception dans les autres sphères privées et publiques.
Les travaux de Viala montrent que le terrain de l’enseignement entérine une certaine vision du classicisme, marquée par «le repli sur un petit lot de valeurs communes bien établies» (1992: 9). La constitution des corpus serait alors le résultat d’un consensus inconscient entre prescripteurs, enseignants et élèves, visant à maintenir un ordre admis et à assurer une pratique basée sur un répertoire stabilisé, dont la reconnaissance hors du champ est garantie le plus largement possible. Puiser dans un répertoire canonique, c’est l’assurance de choisir une œuvre étudiée par l’enseignant durant sa propre formation, préconisée par les listes étatiques de référence et reconnue par l’élève et son entourage comme élément d’un bagage culturel valorisé et valorisant sur le plan symbolique que l’École se doit de transmettre. Le caractère consensuel de l’enseignement littéraire ainsi défini ne tient que si les différentes parties conservent leur position. Or, la place centrale de l’École dans l’appareil institutionnel la rend tributaire de l’évolution des autres champs. Ainsi, qu’il s’agisse de changements dans les politiques d’éducation, de l’émergence de nouvelles pratiques culturelles ou de l’évolution démographique, elle doit s’adapter et tenter de rétablir l’ordre dont elle est la garante. L’histoire des programmes d’études du français de la deuxième moitié du XXe siècle met en évidence ces ajustements.
Si le parcours historique que nous proposons révélera l’étendue des tensions régnant entre théorie et pratique, entre programmes prescrits et réalités de l’enseignement, il permettra aussi d’évaluer la place octroyée aux nouvelles pratiques de lecture, dont celle de l’objet qui nous intéresse: la bande dessinée. La constitution du champ de la bande dessinée intervient à une période durant laquelle on assiste à une remise en question profonde des institutions littéraires et scolaires, aussi, la question de son entrée à l’école s’est naturellement posée. Puisqu’elle se voit reconnaître, à partir de la fin des années 1960, des qualités littéraires et qu’elle gagne ainsi en valeur symbolique, l’intégration de la bande dessinée dans les programmes devenait presque inévitable dans une logique institutionnelle, mais ce rapprochement n’était pas dénué de dangers. On verra que si cet objet gagne en légitimité, c’est en partie en s’affranchissant de sa comparaison systématique avec la littérature. Par ailleurs, entrer dans la doxa scolaire suppose de subir une sélection, d’être restreinte à quelques auteurs et intégrée dans un corpus consensuel, sans pour autant garantir à ce corpus d’être étudié dans ses spécificités propres. Le risque est d’autant plus grand dans le cas des adaptations, qui sont réduites au rôle de marchepied pour faciliter l’accès au contenu narratif d’une œuvre jugée supérieure.
En outre, l’introduction d’un nouveau médium (et d’un corpus qui lui serait rattaché) implique une formation adéquate des enseignants qui, aujourd’hui encore, laisse à désirer. En dépit de l’existence de quelques ouvrages pionniers et la multiplication d’initiatives ponctuelles, le constat régulièrement brandit par les milieux académiques, pédagogiques mais aussi éditoriaux, reste le manque de recherches et de moyens en didactique de la bande dessinée, rendant compliquée son utilisation en classe:
En marge de […] projets médiatiques localisés dans un nombre restreint d’académies dynamiques, les enseignants osent peu aborder la bande dessinée faute de formation et d’accompagnement. Ils évoquent un réel manque de budget pour acquérir des livres, ainsi que l’absence de la BD dans les formations initiales, de plus en plus courtes. […] [L]es conseillers pédagogiques déplorent le manque d’outils à la disposition des professeurs qui souhaitent analyser des BD, alors que celles-ci sont présentes dans les recommandations des programmes. (Depaire 2019: 4-5)
Cette situation rend ainsi difficile l’enseignement de la bande dessinée dans ses spécificités formelles et historiques, cette dernière étant plutôt intégrée comme une médiation dans des pratiques interdisciplinaires qui négligent sa dimension à la fois graphique et narrative. Le parcours historique de la place de ce médium dans les programmes scolaires nous mènera ainsi du constat de son exclusion radicale à une multiplication de ses usages possibles qui caractérise le contexte actuel, sans que cela n’aboutisse à lever complètement les obstacles qui se dressent devant la reconnaissance institutionnelle qu’elle pourrait revendiquer dans le paysage culturel contemporain.
4. Histoire de l’intégration de la bande dessinée dans les programmes scolaires français
4.1. Sources et circonscription des objets
Afin de retracer l’évolution de la place de la bande dessinée au sein de l’institution scolaire française, nous avons procédé par recoupement de différentes informations. Pour chacune des phases décrites, nous n’avons pas toujours pu trouver à la fois les documents officiels de l’Éducation nationale et des études sur les pratiques réelles des enseignants, en particulier dans les périodes les plus éloignées chronologiquement. Pour ces dernières, nous nous sommes appuyés sur différents articles et ouvrages de didactisation. Deux enquêtes sur les pratiques d’enseignement, l’une menée au début des années 1990 et consacrée à la littérature au collège, l’autre parue en 2019 et dédiée à la place de la bande dessinée, nous ont permis de tisser des liens entre les périodes et de jalonner notre étude d’éléments permettant de saisir la mise en œuvre concrète des prescriptions officielles. Bien que forcément réduites à un échantillon d’enseignants, ces enquêtes précieuses révèlent les nombreux paradoxes et écarts qui subsistent entre les discours institutionnels et la réalité du terrain.
Le choix du découpage chronologique repose quant à lui sur des critères discutables mais nécessaires à la délimitation de notre recherche. D’abord, il ne s’agit pas, dans cette étude, de faire l’histoire des corpus scolaires depuis l’introduction de l’école publique, mais bien de mettre en parallèle l’évolution de ces corpus avec les prescriptions officielles portant sur l’introduction de la bande dessinée dans les classes. À ce titre, il nous paraît pertinent de démarrer notre observation en partant des bouleversements qui secouent conjointement le domaine de l’enseignement littéraire et celui de la bande dessinée à partir du milieu des années 1960. L’ouvrage de Dufays et al. (2005) consacre sa première partie à historiciser les discours sur la lecture littéraire et nous rappelle que de 1965 à 1980, l’enseignement de la littérature vit une crise profonde. Entre massification du public scolaire, augmentation de l’attrait pour les sciences dites dures et développement de la sphère privée et du culte du loisir, la période est en effet marquée par l’élargissement du corpus enseigné, mais dans une dynamique plus chaotique que systématique. Cette phase sera abordée dans la mesure où elle permet d’éclairer les suivantes.
De la même façon, si l’on ne peut pas parler de crise pour la bande dessinée, ces mêmes années correspondent en revanche à la constitution progressive de son champ, qui gagne en autonomie en s’émancipant progressivement de son image de produit commercial de la culture de masse. Des étapes telles que l’organisation des premiers congrès dédiés au médium, l’apparition de l’appellation de «neuvième art5» ou encore la création du festival d’Angoulême en 1974, traduisent l’émergence d’un nouveau statut pour la bande dessinée. Il s’agit aussi d’une phase durant laquelle apparaissent de nouvelles formes d’expression pour les auteurs, désormais dotés de «propriétés qui définissent la condition d’"artiste"» et d’un nouveau lectorat «plus âgé et plus scolarisé» (Boltansky 1975: 40). Par ailleurs, notre tentative de périodisation tient aussi compte des grandes refontes du système éducatif français de 2006 et 2015, qui coïncident avec l’augmentation progressive d’adaptations en bande dessinée d’œuvres classiques, notamment déclinées en collections spécifiques6. Cette synchronisation n’est certainement pas le fruit du hasard et il est aisé d’imaginer une corrélation entre le changement des prescriptions et l’émergence de nouvelles pratiques éditoriales. C’est sur cette période plus récente que nous nous attarderons en particulier, mais pour en saisir les enjeux, il faudra la situer par rapport au processus qui a conduit jusqu’à ce stade. Comme en témoigne le parcours historique que nous allons retracer, la place de la bande dessinée dans l’enseignement français ne s’est pas faite sans résistance. Sa présence actuelle, bien que fragile, lie néanmoins officiellement son destin à l’enseignement de l’histoire de l’art et du français dans le cadre de l’acquisition d’une culture littéraire et artistique.
4.2. Avant les années 1960: entre canon et répression
Jusque dans les années 1960, le rôle de la littérature en classe est essentiellement utilitaire. Sans refaire l’histoire de l’enseignement littéraire, nous pouvons rappeler que celui-ci est principalement orienté vers le développement de compétences rhétoriques, argumentatives ou historiques. Les exercices qui lui sont rattachés relèvent essentiellement de la technique de la langue et le canon est constitué de façon à servir les intentions pédagogiques. Il n’est d’ailleurs nul besoin de remettre en question ce corpus institué à partir du moment où ses qualités esthétiques, comme son actualité pour le lecteur, sont sans rapports directs avec les objectifs de formation. L’apprentissage de la lecture intéresse pourtant les milieux pédagogiques, eu égard notamment à la diversification progressive du public scolaire, mais elle reste une pratique guidée et orientée par l’idée que l’enseignant doit faire découvrir le sens du texte qui préexiste à l’interprétation.
Du côté de la bande dessinée, sa présence au sein de l’institution scolaire ne se discute alors même pas. Il faut dire que depuis la loi de 1949, le secteur a d’autres défis à relever. Dans le contexte de l’après-guerre et face à la montée d’un anti-américanisme fondé sur la recherche d’une cohésion nationale à la fois fragile et vitale, la loi du 16 juillet 1949 sur les publications destinées à la jeunesse est le résultat des pressions exercées par les garants de l’ordre moral de tout bord. Jugée responsable de la délinquance et de l’appauvrissement intellectuel des jeunes, la presse illustrée enfantine, principal support d’une bande dessinée souvent importée des États-Unis, est dès lors soumise à un contrôle étroit et régulier. La commission alors en place développe une stratégie d’intimidation et soumet les éditeurs à une telle pression que certains s’autocensurent d’office afin d’éviter le tracas des sanctions (Crépin 2003; Méon 2009). Les différents rapports élaborés par la commission posent d’ailleurs des recommandations en termes de représentation visuelle, de thématiques abordées et même de proportion entre textes et images, modelant de fait les productions des années à venir. Ainsi, en dépit de la résistance de quelques productions destinées aux adultes, la bande dessinée se cantonne globalement, jusque dans les années 1960, à cette dimension enfantine et à cette mission d’éducation morale, alors que continue de se développer un discours critique à son encontre. Entre le manque de reconnaissance culturelle et le cadre réducteur dans lequel la BD est alors produite, sa présence au sein de l’enseignement ne paraît simplement pas envisageable.
4.3. De 1960 à 1980: crise de la littérature et constitution du champ de la BD
Les années 1960 sont marquées par une «crise du français» (Viala 2005: 72) et par de profonds changements dans les structures scolaires. Les facteurs et l’historique de cette crise sont multiples et ne constituent pas ici le cœur de notre propos. Aussi, nous nous bornerons à en résumer les éléments les plus significatifs pour notre objet. Le premier élément important et quantifiable est la massification du public scolaire (Aron & Viala 2005). Le contexte d’expansion économique de l’après-guerre et l’augmentation, dès 1959, de la durée de la scolarité obligatoire, dont le terme passe de 14 à 16 ans, ont entraîné une forte augmentation du nombre d’élèves et le rallongement des études. La loi Haby de 1975 instaurant le collège unique7 achève le processus de démocratisation de l’institution scolaire. La croissance qui en découle s’accompagne alors d’une hétérogénéisation sociale et culturelle du groupe-classe, obligeant les enseignants à s’adapter, tant sur le plan quantitatif que qualitatif. Dans la pratique, on se concentre sur l’essentiel, sur l’utile, et, dans un premier temps, le corpus se replie sur ce qui constitue des valeurs sûres et traditionnelles.
Deuxième conséquence de la démocratisation du système scolaire, la «connivence culturelle» (Dufays 2005: 27) sur laquelle reposait l’enseignement de la littérature est mise à mal. On assiste alors à une montée des valeurs scientifiques et à un attrait de plus en plus marqué pour les filières ad hoc, moins dépendantes d’un partage culturel. La filière des Lettres est donc en perte de vitesse, alors que les tensions entre les tenants de la tradition et les adeptes de nouvelles approches finissent par provoquer ce que Viala nomme «l’éclatement de la discipline» (Viala 2005: 74). Or, c’est précisément à la faveur de cette période troublée que de nouveaux supports d’enseignement vont progressivement faire leur entrée en classe, l’éclatement de la discipline correspondant à l’éclatement des corpus et à l’élargissement de la notion de texte:
Dans les années 1970, tant en France qu’en Belgique, la situation de l’enseignement de la lecture semble donc caractérisée par l’éclatement du corpus, la diversité des théories de référence (sémiotiques, linguistiques, sociologiques, historiques, psychanalytiques, etc.) qui étudient le texte littéraire et mettent en évidence la pluralité des lectures possibles. Les programmes manifestent la prise de conscience de l’hétérogénéité sociale et culturelle des élèves mais ne s’interrogent pas sur les raisons qui poussent à lire ni sur les mécanismes de la compréhension des textes. (Dufays & al. 2005: 29)
Dans ce contexte, les paralittératures sont officiellement valorisées et les approches se diversifient dans un souci d’inscrire la discipline au plus près de la vie quotidienne des élèves et de la rendre utile. Le canon, quant à lui, se retrouve d’autant plus remis en question qu’il perd de sa pertinence, tant dans sa constitution que dans l’approche qui en est faite: les valeurs rhétoriques, nationalistes et esthétiques sous-jacentes à sa légitimité paraissent moins admissibles dans une société qui se modernise, s’ouvre au monde et se diversifie. D’ailleurs, l’utilisation même du terme œuvre canonique devient problématique dans les textes officiels, et le restera jusque dans les années 2000, remplacé par des qualificatifs moins connotés – mais aussi plus vagues, tels que: œuvre significative ou de référence.
L’enseignement traditionnel de la lecture littéraire n’est donc plus une évidence et l’élargissement du corpus qui en découle peut être perçu comme une tentative désespérée de lui redonner la place centrale qu’il occupait jusqu’alors. Parallèlement, le développement des théories de la réception déplace le curseur du texte vers le lecteur. Le sens de l’œuvre est décloisonné au profit de la variété des lectures et des interprétations possibles et la définition du récit, désormais liée aux intérêts des publics, s’en retrouve également enrichie, permettant l’introduction progressive de médias tels que le cinéma, la chanson, la publicité et, bien entendu, la bande dessinée. Pourtant, si les pratiques évoluent au gré des affinités et des compétences des enseignants, l’enseignement littéraire reste déchiré entre tradition et modernité. Or, en tant qu’institution, l’École, se doit précisément d’institutionnaliser ces changements de paradigme.
Du côté de la bande dessinée, la commission de contrôle chargée de faire respecter la loi de 1949 tend à perdre progressivement son pouvoir et est contrainte de s’adapter face aux évolutions sociales et politiques qui marquent cette période. Ainsi, toujours en vigueur de nos jours, la loi sur les publications à destination de la jeunesse s’est depuis pliée à une jurisprudence qui laisse une place beaucoup plus large à la liberté d’expression. Dès les années 1960, l’émergence d’un discours intellectuel et esthétique fondant les bases d’un processus de consécration de la bande dessinée achève de déplacer le courroux des critiques, qui se concentre désormais sur le nouvel ennemi de l’éducation: la télévision (Méon 2009: 48). Face au développement rapide d’une culture du loisir dont le petit écran incarne la dimension industrielle et abrutissante, la bande dessinée – comme d’autres littératures dévaluées jusqu’alors – retrouve du crédit auprès des milieux pédagogiques, qui y voient un moindre mal. Il faut ajouter que cette période est marquée par la démocratisation du format de l’album, qui éloigne la bande dessinée de la presse pour lier son destin au monde du livre, ce qui renforce sa légitimité culturelle (Lesage 2019). Sa reconnaissance progressive dans les milieux intellectuels et universitaires, mais également au sein de la famille, avec le développement d’une bande dessinée plus littéraire et plus adulte, ouvre ainsi la voie à son utilisation potentielle dans les classes de littérature.
La constitution du champ de la bande dessinée durant cette période repose sur des facteurs multiples, internes et externes au champ. Nous avons déjà mentionné la création du festival d’Angoulême et d’autres événements ou espaces consacrés au neuvième art comme des moments-clés de cette évolution. Dans les années 1970, la création ou la réorientation de revues élargissant leur public vers les adolescents et les adultes, comme Pilote, L’Écho des Savanes, Fluide Glacial, Métal Hurlant ou encore (À Suivre) fait émerger «une nouvelle génération de dessinateurs et de scénaristes» (Boltansky 1975: 39) qui, par leur orientation sociale et culturelle, contribuent à modifier en profondeur une production jusqu’ici bridée par la loi de 1949. Le champ se constitue alors progressivement, soutenu par un faisceau de forces productives, réceptives et réflexives. Parmi ces dernières, on voit apparaître les premières tentatives de didactisation de la bande dessinée, orientées par la nécessité de légitimer son utilisation en classe, de la sortir d’un carcan moralisateur et d’offrir les bases pédagogiques qui manquaient jusqu’ici aux enseignants audacieux prêts à introduire ce média dans leurs classes.
L’ouvrage fondateur d’Antoine Roux (1970) ouvre une brèche importante pour la reconnaissance des vertus éducatives de la bande dessinée. Construit en trois parties, il commence par un premier chapitre consistant essentiellement à dénoncer les préjugés que nourrissent les milieux pédagogiques à l’encontre de la BD. S’appuyant sur des études sociologiques, l’auteur prône la nécessité de reconnaître l’attirance des enfants pour la bande dessinée et insinue qu’elle pourrait être «l’un de ces ponts que l’on pourrait jeter entre deux mondes qui ont de plus en plus tendance à dériver l’un par rapport à l’autre, le monde de l’adulte et celui de l’enfant.» (Roux 1970: 6) Il affirme entre autres que les jeunes lecteurs d’aujourd’hui sont les lecteurs adultes de demain, et par conséquent, qu’il convient de former correctement leur goût en matière de neuvième art, afin que, devenus consommateurs exigeants, ils induisent des productions de meilleure qualité. Cette position est doublement originale, car elle vise autant à remettre en question les idées préconçues des milieux pédagogiques à l’encontre du médium, qu’elle les renvoie à leur propre responsabilité quant à la nécessaire formation des lecteurs.
Toutefois, la suite de l’ouvrage peine à se détacher de la nécessité constante de justifier le bien-fondé d’un propos pédagogique sur la bande dessinée. Le deuxième chapitre s’intitule Enseigner la bande dessinée et aborde donc des pistes d’étude visant à mettre en évidence les propriétés du médium. Pourtant, le premier réflexe de l’auteur reste de justifier cette approche par un parallèle avec les médias audiovisuels que sont le cinéma et la télévision:
Car la B.D. peut jouer un rôle de «révélateur», permettre un départ plus rapide de l’initiation à l’image cinématographique et télévisuelle. Certes la connaissance des «langages» du cinéma et de la télévision devra aller au-delà, mais du moins une exploitation de la B.D. peut-elle aider l’enfant à partir d’un bon pied… et d’un bon œil… (Roux 1970: 26)
Dans la suite de l’ouvrage, il précise à nouveau que cet enseignement «devra également avoir un but propre: apprendre la bande dessinée pour la bande dessinée» (26), mais le parallèle est tissé et soutient la suite du propos: l’étude des albums est mise au service d’une éducation aux médias audio-visuels. Enfin, la troisième et grande partie intitulée Enseigner avec la bande dessinée vise quant à elle à lister tous les liens que l’on peut tisser entre cette forme d’expression graphique et l’enseignement d’autres matières: lecture, orthographe, analyse de l’image, expression écrite et orale, et même histoire et éducation civique. Là encore, le chapitre commence par déconstruire l’éternelle accusation d’une bande dessinée jugée responsable de l’amoralité et de la pauvreté linguistique de la jeunesse. Sous la forme d’un «petit duel oratoire» (62), l’auteur reprend chaque argument d’un article paru en 1953 et intitulé Poison sans paroles (Brauner 1953), qui réunit les principaux griefs linguistiques formulés à l’époque contre la bande dessinée – dans le contexte, on le rappelle, de la loi de 1949. Un par un, il les déconstruit en apportant, images à l’appui, la preuve de leur caractère infondé. Et lorsqu’il ne peut qu’abonder dans le sens de l’accusation – comme par exemple pour le reproche lié à la pauvreté de la syntaxe et à l’omniprésence des fautes d’orthographe dans certains illustrés –, il dénonce le manque de valorisation de la bande dessinée francophone ainsi que le peu d’énergie et de budget alloués par les éditeurs à la correction des traductions: une fois encore, si le lectorat était mieux formé, il serait plus exigeant et le monde éditorial plus soucieux de proposer des créations originales de qualité.
Globalement, le livre d’Antoine Roux nous paraît particulièrement moderne dans son approche, éclairant de nombreux aspects rattachables à l’enseignement de la bande dessinée qui font encore aujourd’hui l’objet de discussions dans les milieux pédagogiques – l’éducation aux médias audio-visuels par le truchement de la bande dessinée fait écho, par exemple, aux travaux actuels qui associent ce média au champ de la littératie médiatique multimodale. Il réunit les bases d’une terminologie nécessaire à l’analyse du médium et propose de nombreuses idées à destination des enseignants. Toutefois, il ne parvient pas encore à s’émanciper d’un discours de légitimation. Roux reconnaît d’ailleurs que certains acteurs appartenant au champ de la bande dessinée pourraient avoir quelques réticences à une telle scolarisation de leur médium:
On en arrivera probablement à faire aimer la bande dessinée, en n’exigeant toutefois pas d’elle plus que ce qu’elle peut donner, mais en lui demandant «tout ce qu’elle est susceptible d’apporter»: plus qu’on ne le pense. Il me reste peut-être à freiner certains enthousiastes: prenez garde, après avoir déploré la B.D., n’allez pas maintenant la «déflorer»! En d’autres termes, s’il nous est loisible d’introduire la bande dessinée à l’école, gardons-nous de faire entrer l’école dans la bande dessinée. Ne l’utilisons qu’avec d’infinies précautions et pour ainsi dire… «par la bande»!... (Roux 1970: 112)
Deux ans plus tard, Pierre Fresnault-Deruelle (1972) publie un autre ouvrage important, tout en insistant de moins en moins sur le discours légitimant la valeur éducative de la bande dessinée, pour mettre en avant des pistes pratiques pour son enseignement. Mais c’est en 1977, avec Lecture et bande dessinée – Actes du 1er colloque international éducation et bande dessinée, que l’on peut mesurer le chemin parcouru dans le processus de légitimation du médium dans le champ de l’éducation. Tout d’abord, les textes rassemblés dans cet ouvrage sont des contributions d’intellectuels réunis pendant deux jours, pour discuter des liens entre école et neuvième art. Le propos y est très académique et très spécialisé. Il ne s’agit plus de défendre timidement la légitimité de la bande dessinée, mais d’affirmer haut et fort la spécificité de sa contribution à la formation des élèves.
Prenons par exemple la conférence introductive d’Antoine Roux qui, se paraphrasant lui-même, pose d’emblée: «La bande dessinée à l’école, bravo! Mais surtout pas l’école dans la bande dessinée!» (12). Comme postulat de départ d’un colloque consacré aux perspectives éducatives de la BD, il y a de quoi s’en trouver déconcerté. Pourtant, tout se passe comme si l’intégration de la bande dessinée dans la doxa scolaire ne pouvait se faire que si la première s’émancipait suffisamment de la seconde, mais aussi des autres arts auxquels elle est sans cesse comparée. Il est à ce titre intéressant de voir que la BD n’apparaît pas, cette fois, d’abord comme une bonne introduction au cinéma et à la télévision, mais que l’éducation à l’image que permet son enseignement permet de mieux comprendre l’iconosphère de manière générale. De simple moyen, elle devient fin.
L’intervention de P. Fresnault-Deruelle consacre d’ailleurs clairement la séparation entre la bande dessinée et le cinéma:
Depuis qu’on écrit sur la bande dessinée, on passe le plus clair de son temps à dire: «La bande dessinée, après tout, c’est comme le cinéma», c’est-à-dire que derrière cette idée-là il y a encore la fameuse volonté de valoriser la bande dessinée comme quelque chose de bâtard qui devrait exister à l’ombre d’une autorité supérieure, un grand Art: le cinéma. On a souvent fait des parallèles entre la bande dessinée et le cinéma pour ces raisons-là. C’est une idée qu’il faut combattre: la bande dessinée ne devient réellement elle-même qu’à partir du moment où elle s’émancipe, à partir du moment où elle va s’écarter du cinéma. (P. Fresnault-Deruelle in Faur 1977: 25)
Alors que lui-même – comme Antoine Roux d’ailleurs – avait tiré profit de la comparaison entre les deux arts, en mettant l’un sous l’aura protectrice de l’autre, la tutelle est ici contestée. Mais si l’on peut comprendre la nécessité de se démarquer des autres arts, pourquoi entretenir ce rapport d’amour-haine avec l’École? Et pourquoi craindre autant que désirer que des liens forts soient tissés entre les deux?
Depuis les années 1950, la bande dessinée se développe sous le joug d’une loi de censure, basée sur le fait qu’elle n’avait aucun message légitime à transmettre, qu’elle devait au mieux servir le discours moral ambiant, au pire qu’elle abrutissait la jeunesse et qu’elle devait, pour cela, être contrôlée (Dejasse 2014). Les années 1960-1970 sont marquées par l’apparition des phénomènes dits de contre-culture. Partis des États-Unis et s’étendant rapidement au reste du monde occidental, ils émergent en opposition à une société «technocratique» (Roszak 1969) et prônent l’émancipation individuelle dans tous les domaines, y compris culturels. Sur le plan thématique mais aussi graphique, narratif ou éditorial, la BD va alors «s’emparer de tout ce qui lui était jusqu’alors interdit» (Dejasse 2014), en cherchant à se débarrasser coûte que coûte de son assimilation stricte à la littérature jeunesse. Dans ce contexte, son entrée dans le système scolaire apparaît comme tout sauf un acte de contre-culture. Au contraire, l’École fait partie des premières institutions «technocratiques» qu’il s’agit de combattre, comme en témoigne le mouvement de Mai 68. Néanmoins, ces premières tentatives de didactisation des années 1970 montrent que les théoriciens du neuvième art, tout en œuvrant à son émancipation, ne demeurent pas moins conscients de l’importance de la reconnaissance, à terme, de l’institution scolaire. De même qu’ils ont conscience, eu égard à ce qui a été fait avec la littérature, que cette reconnaissance passera nécessairement par un processus de reconfiguration: en amont, la production devra s’adapter pour garantir la place de la bande dessinée dans les programmes scolaires; en aval, il s’agira de constituer des listes de référence qui détermineront le devenir d’un nombre restreint d’œuvres choisies et enseignées. Alors que la bande dessinée se libère tout juste des chaînes de la censure et des contraintes de la production de masse, il paraît compréhensible qu’elle soit peu encline à s’en créer de nouvelles.
Pour conclure sur cette double décennie, on peut avancer, sans l’y réduire, que la crise de la littérature et de son enseignement joue très certainement un rôle dans le processus d’émancipation de la bande dessinée et dans la place qui se forge progressivement pour elle dans les milieux scolaires. Le canon classique vit des heures difficiles et les conditions pour des changements de pratique semblent réunies. Mais, en période de troubles, il n’est pas rare de voir ces pratiques se recentrer d’autant plus sur ce qui, par essence, est solide, connu et maîtrisé. Les vingt années suivantes ne seront pas marquées par une révolution effective dans les classes de littérature mais constitueront une phase d’aménagement progressif accompagnant un changement de génération des enseignants. Quant à la bande dessinée, elle poursuit en parallèle son processus de reconnaissance institutionnelle, mais peine à trouver sa place dans les classes. Des années de répression ont sans doute rendu le secteur peu enclin à se concentrer sur l’institution scolaire. Auteurs et éditeurs ont certainement d’autres objectifs à atteindre, notamment celui d’en faire un média qui ne serait plus strictement réservé aux enfants pour élargir le réservoir de ses lecteurs. Quoi qu’il en soit, en laissant passer sa chance d’intégrer le cursus scolaire de manière pérenne, la bande dessinée a pris le risque de demeurer longtemps sur le banc des joueurs de second rang.
4.4. De 1980 à 2000: tâtonnements et listes de référence
Dès la fin des années 1970, la littérature en tant que discipline scolaire commence à se réaffirmer: on cesse progressivement de la remettre en cause de manière indifférenciée et on se souvient de l’importance des œuvres littéraires, notamment dans l’apprentissage de la lecture, compétence toujours aussi essentielle à la formation générale. Il n’est cependant plus possible de nier la diversité des contextes de cet enseignement disciplinaire, ni d’ignorer l’impact des théories de la réception, qui valorisent la place du lecteur et prônent le développement d’un goût pour la lecture. Une certaine tension s’agrandit ainsi entre les prescriptions officielles élargies et la pratique enseignante, qui fait preuve de frilosité face à la nouveauté. Sur un plan structurel, Viala et Aron parlent de «tâtonnements dans les cursus» (2005: 79). Les programmes proposés dans les années 1980 oscillent par exemple entre la mission de transmettre une culture adaptée au plus grand nombre – nécessitant l’ouverture du corpus enseigné – tout en travaillant au maintien d’un cadre traditionnel pour définir l’histoire littéraire, qui repose sur la classification chronologique d’œuvres canonisées; une autre recommandation émerge, celle d’aborder des œuvres intégrales, dans le but de développer une lecture cursive censée affiner l’attrait pour la lecture personnelle, alors que de l’autre côté, on renforce l’enseignement de la grammaire et de la rhétorique, laissant ainsi moins de temps pour une approche visant à traiter des œuvres complètes. Bref, ces années semblent marquées par «la multiplicité d’objectifs mis sur un même plan [qui] brouille la perception des enjeux essentiels» (Aron & Viala 2005: 81).
De ce flou émergent deux conséquences contradictoires dans la pratique de l’enseignement. Premièrement, les enseignants disposent, compte tenu des circonstances, d’une marge de manœuvre élargie pour le choix du corpus. Si des listes d’œuvres recommandées sont à disposition, elles ne sont pas – ou peu – imposées. Elles offrent pourtant, à partir de 1977, et en particulier dès 1985, un corpus ouvert à des genres jusqu’ici décriés tels que la littérature jeunesse, les documents de presse ou la littérature étrangère. Or, une enquête précieuse menée par Danièle Manesse et Isabelle Grellet entre 1989 et 1990 (publiée en 1994) montre qu’en dépit d’une réelle liberté d’action, les professeurs interrogés restent très attachés à un patrimoine stabilisé et consensuel. Parmi les œuvres constitutives de leur propre culture, scolaire et personnelle, ils puisent ce qui leur paraît le mieux adapté au nouvel enseignement qui s’impose, notamment en évacuant tous les textes présentant des difficultés de langue ou de contextualisation de l’œuvre8. Ce que les pouvoirs publics préconisent ne passe pas forcément la porte de la classe et, au fond, les professeurs restent les principaux vecteurs de la stabilité d’un patrimoine qu’ils ont eux-mêmes choisi de perpétuer. Deuxième conséquence donc, à l’aube des années 1990, l’heure n’est pas à l’innovation: en dépit d’un investissement très fort du corps enseignant dans la transmission de la littérature, celle-ci renvoie à «une configuration de textes assez semblable à celle qu’on pouvait enseigner dans les années 60.» (Manesse et al. 1994: 103).
Alors même que le contexte semble propice à l’introduction de nouveaux médias en classe de littérature, l’utilisation effective de la bande dessinée se fait donc attendre. L’enquête susmentionnée n’aborde que très peu cette question, se contentant d’indiquer qu’en 1990, la bande dessinée représente seulement 1% du corpus enseigné (Manesse et al. 1994: 54) et encore, principalement sous forme d’extraits. Pourtant, depuis 1987, les programmes scolaires ont introduit l’étude de l’image dans la plupart des cursus, dans l’objectif de répondre aux enjeux du collège unique et des pratiques réelles d’un nouveau public scolaire soumis à une iconosphère de plus en plus prégnante. Mais la bande dessinée sert alors plutôt de support pour l’enseignement d’autres thématiques et tarde à apparaître comme un objectif d’enseignement en soi dans les supports officiels. Entre 1990 et 1993, l’opération intitulée «100 livres pour les écoles» propose quelques albums de référence dans le cadre de la promotion des bibliothèques scolaires9. Mais il faudra attendre que l’éducation à la lecture d’images soit mieux installée et que les différentes étapes menant à la légitimation de la bande dessinée soient entérinées, pour qu’en 1996 les listes de référence proposent enfin aux enseignants 80 albums (sur un corpus de 750 ouvrages) recommandés pour une lecture intégrale, toutes classes confondues10 (Rouvière et al. 2012: 9). Ces 80 titres sont par ailleurs regroupés dans une rubrique distincte, car il s’agit de rendre visible l’ouverture de l’institution à la variété des genres, autant que de notifier clairement leur statut distinctif.
Prescription n’est pas obligation et, en l’absence de recherches effectives sur les pratiques enseignantes après 1996, il est difficile de savoir si et comment ces titres de référence ont été utilisés en classe de littérature. L’article de Bernard Tabuce (2012) permet toutefois de se forger une idée en se fondant sur l’analyse des manuels scolaires, si on les considère comme l’un des reflets possibles des pratiques réelles. En observant les ouvrages édités entre 1996 et 2002, l’auteur tire le constat que la présence de la BD est généralement rattachée à l’approche de notions extérieures à elle-même:
Par-delà les observations techniques sur les bulles, leurs proportions, les onomatopées, le lettrage et les symboles iconiques, il s’agit de discerner les fonctions du dialogue: exprimer les pensées et la personnalité des personnages, faire progresser l’intrigue, introduire une explication. La planche est totalement instrumentalisée au profit de cet objectif. La lecture de l’image semble plutôt réservée en priorité à d’autres formes d’expression (peinture, photographie) et leurs genres (publicité, peinture d’histoire, peinture mythologique, etc.). L’insertion ponctuelle d’une bande dessinée dans les manuels reste généralement subordonnée à des objectifs linguistiques. (Tabuce 2012: 31)
S’il y a donc, sur le plan officiel, une volonté d’inclure le médium dans l’enseignement de la littérature, sa présence reste encore largement soumise à des approches linguistique ou narratologique renvoyant à la logique du récit romanesque traditionnel. Certes, on introduit un lexique spécifique mais en l’absence de réflexions didactiques incluant l’analyse du style graphique ou de la composition de la planche, la bande dessinée n’est encore étudiée ni dans sa spécificité formelle, ni de manière globale. La présence d’extraits dans les manuels n’a rien de très révolutionnaire et va même à l’encontre des développements de la didactique valorisant la lecture cursive d’œuvres intégrales. On peut avancer à l’inverse que pour s’installer véritablement dans les pratiques scolaires, la bande dessinée devrait pouvoir être abordée comme le reste de la littérature. se présentant comme un objet auquel il faut prendre goût, qu’il faut apprendre à décoder, que l’on doit pouvoir rattacher aux univers des auteurs et des courants esthétiques qui se découvrent au fil des œuvres dans un processus de construction d’une «bibliothèque intérieure» (Bayard 2007), plutôt que d’être réduite à des anthologies d’extraits servant à faciliter la compréhension de notions narratologiques applicables à la littérature traditionnelle. En dépit de ces limites, une refonte en profondeur des programmes scolaires est en marche. Ces derniers s’ouvrent progressivement à une conception beaucoup plus large du bagage culturel de base que chaque élève se doit d’acquérir, dans lequel la littérature au sens traditionnel du terme occupe une place de moins en moins dominante.
4.5. De 2000 à 2008: vers une culture humaniste pour tous
À l’aube des années 2000, les discours officiels de l’Éducation nationale française au sujet de l’enseignement littéraire prennent petit à petit une position plus claire vis-à-vis de l’objet littérature. Alors qu’on naviguait jusqu’ici entre un élargissement théorique du corpus et un retour pratique aux valeurs sécurisantes des classiques, les nouvelles instructions de 2002 posent les bases de ce qui sera la tendance du nouveau millénaire: la construction d’une culture commune s’inscrivant dans une continuité des cycles d’apprentissage, et cela dès le cycle 311:
Une culture littéraire se constitue par la fréquentation régulière des œuvres. […] Elle est un réseau de références autour desquelles s’agrègent les nouvelles lectures. Bref, qu’il s’agisse de comprendre, d’expliquer ou d’interpréter, le véritable lecteur vient sans cesse puiser dans les matériaux riches et diversifiés qu’il a structurés dans sa mémoire et qui sont, à proprement parler, sa culture. Si l’on souhaite que les élèves du collège puissent adopter un premier regard réflexif sur ce qu’ils lisent, il est nécessaire que, dès l’école primaire, ils aient constitué un capital de lecture sans lequel l’explication resterait un exercice formel et stérile. (Document d’applications des programmes, Littérature 2002: 5)
L’enseignement littéraire doit alors servir à la constitution d’un capital culturel dont l’élève usera, tant pour enrichir ses pratiques individuelles que pour poursuivre sa formation. L’École renoue ici avec les principes démocratiques en prescrivant un corpus stabilisé et commun dans une logique d’égalité des chances:
En demandant aux enseignants du cycle 3 de choisir les œuvres qu’ils feront lire à leurs élèves parmi les titres d’une large bibliographie, on vise à ne pas restreindre leurs possibilités de construire un trajet de lecture, certes ambitieux, mais aussi véritablement adapté à leurs élèves. Ce trajet doit être varié et permettre la rencontre des différents genres littéraires et éditoriaux habituellement adressés à l’enfance (albums, bandes dessinées, contes, poésie, romans et récits illustrés, théâtre). En guidant leurs choix par une liste nationale d’œuvres de référence, on vise aussi à faire de la culture scolaire une culture partagée. Il importe en effet que tous les élèves aient eu la chance, dans leur scolarité, de rencontrer des œuvres — dont ils puissent parler entre eux, dont ils puissent discuter les valeurs esthétiques ou morales qui y sont mises à l’épreuve —, qui soient ce socle de références que personne ne peut ignorer. (Document d’applications des programmes, Littérature 2002: 5)
La force prescriptive de cet extrait est sans équivoque: la construction d’une culture littéraire commune est nécessaire, elle est le fruit d’un parcours que les enseignants sont sommés de construire à l’aide d’une liste préétablie qui, bien que qualifiée de «large», n’en restreint pas moins les choix individuels du personnel éducatif. Dans cette liste de 2002 pour le cycle 3, qui compte 180 titres, la bande dessinée est toujours représentée, même si l’on note une légère diminution par rapport aux listes des années 1990 (treize titres contre seize pour le même cycle12). En revanche, tant pour la BD que pour la littérature, les œuvres proposées sont souvent contemporaines, ce qui ne va pas sans créer quelques problèmes pour les enseignants, alors très attachés aux œuvres classiques et peu ou mal formés aux créations actuelles. S’agit-il pour l’École de valoriser la création contemporaine? De tenter un brassage complet du corpus canonique, tout en se rapprochant des habitudes individuelles des élèves? La revalorisation de la littérature jeunesse dans ces mêmes années participe sans doute de cette logique et, encore assimilée à une lecture réservée aux enfants, la bande dessinée s’inscrit naturellement dans ce processus, dont elle bénéficie.
Cependant, cette tentative de modernisation du corpus semble n’avoir pas eu de succès puisque, seulement deux années plus tard, une nouvelle liste est publiée. En 2004, cette liste propose 300 titres: par rapport à la version de 2002, elle compte 33 suppressions et 153 ajouts, répartis dans les différentes catégories. Selon le discours officiel, la nouvelle liste privilégie alors les catégories qui comptaient peu de références et «dont l’essor a été remarquable au cours de ces dernières années» (Documents d’application des programmes, Littérature (2) 2004: 5). Le corpus se diversifie donc et les deux plus importantes progressions concernent la bande dessinée et le théâtre (+200%). Quand bien même il faut relativiser leur poids vis-à-vis de l’ensemble – la liste compte 26 albums de bande dessinée et 22 pièces de théâtre pour un total de 300 références12 –, il est intéressant de constater que ces deux genres offrent des possibilités didactiques particulièrement variées et conformes aux nouveaux objectifs préconisés. Dans l’introduction du document d’application de 2002, les propositions de mises en œuvre pédagogiques de l’enseignement littéraire – sans dénier l’intérêt de la lecture cursive – font la part belle aux activités telles que la lecture de l’image, la lecture à voix haute, les procédés de mise en scène et de jeu théâtral, ou encore la réécriture. Théâtre et bande dessinée apparaissent dans ce cadre comme des supports privilégiés pour des approches sortant des sentiers battus, qui sont désormais encouragées. Par ailleurs, l’interdisciplinarité étant à la mode, ces deux genres permettent d’intégrer par exemple les arts visuels, la musique ou encore les outils informatiques.
L’autre élément fondamental de cette version remaniée de la liste est sans conteste l’introduction de deux nouvelles catégories: celle de classique et celle de patrimoine. Totalement absentes de la variante 2002, ces catégories sont étiquetées avec des pictogrammes sur quatre-vingt-trois titres et fonctionnent comme une prescription supplémentaire. La bande dessinée est également concernée et c’est ainsi qu’apparaissent dans la liste des titres estampillés «patrimoine» comme Zig et Puce de Saint-Ogan ou, plus étonnant encore, Max et Moritz de Busch et l’intégrale de Little Nemo de McCay, qui se rattachent respectivement à la bande dessinée allemande et américaine. Ces catégorisations permettent de faire entrer le médium bande dessinée de plain-pied dans le corpus canonique de l’institution scolaire en lui conférant une légitimité nouvelle par la place qui lui est reconnue dans la constitution d’une culture commune.
Sur le plan officiel, les objectifs liés à la constitution de ce répertoire se concrétisent en 2006 avec l’introduction du premier socle commun de connaissances et de compétences, qui modifie cette fois le code de l’éducation dans son ensemble. Le programme s’articule en sept piliers qui constituent ce que «nul n'est censé ignorer en fin de scolarité obligatoire sous peine de se trouver marginalisé» (Décret du 11 juillet 2006, annexe de l’art. 5). Réponse «à une nécessité ressentie depuis plusieurs décennies en raison de la diversification des connaissances» (idem), le socle est censé garantir une continuité dans les programmes et favoriser la dispensation d’un enseignement interdisciplinaire. Ce dernier est particulièrement représenté par le cinquième domaine étiqueté «culture humaniste», dont l’histoire et la géographie sont les fers de lance, mais pas seulement:
La culture humaniste contribue à la formation du jugement, du goût et de la sensibilité. Elle enrichit la perception du réel, ouvre l'esprit à la diversité des situations humaines, invite à la réflexion sur ses propres opinions et sentiments et suscite des émotions esthétiques. Elle se fonde sur l'analyse et l'interprétation des textes et des œuvres d'époques ou de genres différents. Elle repose sur la fréquentation des œuvres littéraires (récits, romans, poèmes, pièces de théâtre), qui contribue à la connaissance des idées et à la découverte de soi. Elle se nourrit des apports de l'éducation artistique et culturelle. (Décret du 11 juillet 2006, art. 5)
Ainsi que l’indique le décret, ces «œuvres littéraires» (dont on notera l’éviction de la bande dessinée de la liste fermée) doivent permettre de préparer les élèves à partager une culture européenne. Si, plus loin, il est fait mention d’un patrimoine pouvant être aussi pictural, théâtral, musical, architectural et cinématographique, force est de constater que la bande dessinée ne figure pas non plus explicitement dans cette liste. La grille de référence qui accompagne ce nouveau domaine ne propose d’ailleurs aucune œuvre graphique. La bande dessinée continue cependant de figurer sur les listes relatives au premier pilier, celui de la maîtrise du français. Un domaine centré sur les compétences techniques de la langue telles que la grammaire et l’orthographe, et où la lecture est ramenée essentiellement à sa dimension utilitariste. C’est cependant le seul domaine auquel la bande dessinée est officiellement rattachée, sous la forme d’un corpus qui n’a pratiquement pas évolué depuis sa version 2004 (deux titres supplémentaires seulement).
Il est vraisemblable que cette éviction de la bande dessinée des prescriptions scolaires soit en corrélation avec la diffusion de Cadre Européen Commun de Référence pour les langues à partir de 200114. En réflexion depuis le début des années 1990, le CECR se présente comme un ensemble d’outils visant à l’élaboration d’une approche commune dans l’enseignement et l’apprentissage des langues étrangères au sein de l’Union européenne. En s'appuyant sur une certaine uniformisation des politiques linguistiques, il s’agit d’améliorer la communication entre les pays membres et de faciliter la mobilité de ses ressortissants. La création du socle commun de connaissances et de référence – qui reprend dans son appellation deux lexèmes popularisés par le CECR: «commun» et «référence» – semble ainsi s’inscrire dans une logique similaire visant une uniformisation des objectifs de formation à l’échelle européenne. On devine aussi que la référence à une «culture humaniste» renvoie implicitement à un horizon multiculturel européen, voire universel, plutôt que national ou francophone. Or, contrairement par exemple à la musique ou la littérature, qui peuvent être perçues comme des pratiques artistiques universelles, l’importance de la bande dessinée varie énormément au sein des cultures. Sur le sol européen, la bande dessinée est une pratique culturelle essentiellement rattachée à la francophonie, et plus particulièrement à l’histoire éditoriale de la production franco-belge. Si l’intégration de ce médium dans les cursus scolaires se discute âprement en France et en Belgique, patries du neuvième art, il en est certainement beaucoup moins question dans les autres pays de l’Union européenne. On peut donc faire l’hypothèse que la scolarisation de la bande dessinée en France a pu être freinée sous l’effet des efforts d’uniformisation des politiques linguistiques et culturelles européenne.
En 2008, l’introduction généralisée de l’enseignement de l’histoire de l’art devenant obligatoire dès l’école primaire, une nouvelle fenêtre d’opportunité s’ouvre pour la bande dessinée. Si cette dernière ne trouve pas sa place dans la «culture humaniste» – en dépit de l’élargissement du corpus des œuvres étudiées – et qu’elle reste confinée à l’étude de la langue dans le domaine du français, alors ce nouvel enseignement semble a priori propice pour une approche d’un corpus plus étoffé. Or, une fois encore, la bande dessinée est absente des documents d’accompagnement (qui se présentent ici, il est vrai, comme purement indicatifs). Dans la liste d’œuvres publiées en septembre 2008, seule la série Alix de Jacques Martin est suggérée pour aborder la période de l’Antiquité. Mentionnée dans la catégorie «arts du langage», elle reste la seule mention explicite de la bande dessinée dans tout le document.
À ce stade de nos observations, une synthèse s’impose: depuis les années 1990, l’enseignement de la littérature tente de se réadapter. Qu’il s’agisse de se centrer sur les pratiques individuelles des lecteurs, de s’ouvrir à différents supports ou d’élargir le corpus canonique, toutes ces évolutions visant à rendre l’enseignement cohérent, actuel et commun auraient pu conduire à ménager une place à la bande dessinée. Pourtant, alors que les disciplines se réorganisent et que les sciences humaines s’ouvrent volontiers à l’interdisciplinarité et aux nouveaux médias, la bande dessinée reste «le parent pauvre» dans les listes des œuvres prescrites et, quand elle est associée aux cursus, c’est le plus souvent «pour enseigner autre chose qu’elle-même» (Rouvière 2012: 10). Le domaine du français l’associe essentiellement à l’acquisition des compétence techniques liées à la langue, auxquelles on voit mal comment rattacher des œuvres comme Little Nemo, dont l’intérêt esthétique et patrimonial réside essentiellement dans sa spécificité de récit graphique.
Du côté de la nouvelle culture humaniste, qui vise à tisser des liens entre les disciplines de manière à accéder à un patrimoine culturel mondialisé, la bande dessinée n’occupe aucune place qui lui soit propre, alors que le cinéma, la peinture et même la chanson sont explicitement mentionnés. Bien sûr, les enseignants sont libres d’enseigner des rudiments d’histoire de la bande dessinée, par exemple, ou de proposer la lecture complète d’un roman graphique, mais cela suppose des compétences, des ressources et un sacrifice de temps dans un programme scolaire déjà chargé, de sorte que de telles initiatives demeurent rares. Absente des programmes officiels et toujours peu didactisée, la bande dessinée n’occupe concrètement qu’une place limitée dans l’enseignement. Son statut hybride, qui oscille entre la revendication de sa spécificité en tant qu’art graphique et un rapprochement stratégique de la littérature en vue d’asseoir sa légitimité culturelle, rend difficile son intégration dans l’un ou l’autre domaine de compétences, en dépit d’une définition toujours plus élargie de ceux-ci. Ainsi, la question se pose encore de savoir par quel biais disciplinaire ce médium doit être abordé.
Enfin, du côté de la littérature, alors que depuis les années 1970, les corpus avaient tendance à se détacher de leur fonction patrimoniale, jugée réductrice et clivante, la culture humaniste réintègre aujourd’hui le panthéon littéraire français. Les termes mêmes de «patrimoine» et de «classique», qui avaient été bannis des discours officiels, font leur retour. Le «socle commun» est présenté par les pouvoirs politiques comme le «ciment de la nation», comme le moyen «de faire partager aux élèves les valeurs de la République» (Décret du 11 juillet 2006, annexe de l’art. 5): dans ce contexte, une terminologie politiquement connotée et lourde de sens s’immisce discrètement, sans autre justification qu’une fin idéologique assumée et dont la littérature reste encore le vecteur principal.
4.6. De 2008 à nos jours: vers une pratique décomplexée
Si, dans sa variante de 2006, le socle commun confère aux œuvres littéraires un rôle central dans l’enseignement de la culture humaniste, en 2015 en revanche, la culture littéraire a été ramenée sans équivoque au niveau des autres pratiques artistiques, au point que le Ministère de l’Éducation s’est senti obligé de s’en justifier:
Pourquoi associer culture littéraire et artistique? La littérature a joué et continue de jouer un rôle important dans la constitution d’une culture commune. Mais les pratiques culturelles contemporaines sont diverses: les sons et les images font partie de notre environnement; le cinéma, la chanson, la bande dessinée associent différents modes d’expression: langue écrite, musique et travail du son, image, mise en scène ou en espace, etc.; enfin internet et les modes d’expression numérique offrent des possibilités illimitées de création qui mettent en jeu, pour les auteurs comme pour le public, les matériaux les plus variés. Associer, dès le cycle 3, une approche de la littérature et une culture artistique très large, c’est faire dialoguer autant que possible le langage écrit dans sa forme la plus élaborée avec toutes les autres formes d’expression et de création. Ce n’est pas absolument nouveau: le théâtre, le cinéma ou les albums illustrés sont déjà présents dans les classes. Il s’agit plutôt de généraliser les rapprochements entre la littérature et les autres modes d’expression.15
Le nouveau socle de 2015, désormais intitulé socle commun de connaissances, de compétences et de culture, poursuit globalement les mêmes objectifs que le précédent (continuité des cycles d’apprentissage et constitution d’un bagage commun). Cependant, il s’articule autour de cinq domaines au lieu de sept auparavant (Décret du 31 mars 2015, art.1). La culture humaniste est remplacée par le domaine «Les représentations du monde et de l’activité humaine», mais reprend les mêmes éléments que son prédécesseur: les œuvres artistiques sont toujours évoquées comme témoins d’un patrimoine national et mondial et sont abordées pour développer l’esprit critique et esthétique des élèves. Le changement le plus intéressant concerne le premier domaine: en 2006, la maîtrise du français constituait la première compétence à acquérir. Dans sa version de 2015, le domaine s’intitule «Les langages pour penser et communiquer» et recouvre des objectifs relatifs à la langue française mais aussi à la maîtrise d’une langue étrangère, du langage mathématique et scientifique et à celui des arts et du corps, dans lequel se retrouvent pêle-mêle activités physiques et créatives. L’art est donc un langage, qu’il s’agit de maîtriser et qui est rattaché au même domaine de compétence que la langue française.
Ce point nous semble particulièrement pertinent pour comprendre l’évolution de la place de la littérature et de la bande dessinée au sein du système scolaire: au fil des décennies, la littérature n’a cessé de perdre du terrain, tout en étant consolidée dans le rôle prépondérant qu’elle joue dans la constitution et la perpétuation d’un patrimoine culturel. Paradoxalement, d’un côté, elle semble mise sur un piédestal, dans le sens où elle constituerait un bien commun essentiel pour créer du lien dans une culture, d’un autre côté, elle est ramenée à sa dimension utilitaire dans le cadre de la maîtrise d’un langage ou d’une langue parmi d’autres. Alors que cette perte de prérogative aurait pu profiter à la bande dessinée – au sens où elle est souvent présentée comme suscitant une motivation et un plaisir esthétique fondés sur sa proximité avec les pratiques privée des élèves – celle-ci semble continuellement souffrir d’un problème de classification, et cela en dépit des différents changements reflétés par les décrets officiels. La ramener à l’objectif de la maîtrise de la langue française, c’est nier sa dimension graphique pour ne s’intéresser qu’au texte; s’en tenir à sa dimension visuelle, c’est en nier l’intérêt textuel et narratif. Enfin, si elle occupe très certainement une place importante dans le patrimoine francophone, sa légitimité culturelle est plus fragile sur une échelle mondialisée et elle tend à se fondre au sein d’une myriade d’autres déclinaisons médiatiques du champ esthétique, noyant une fois de plus ses spécificités et sa portée pédagogique particulière.
L’enseignement d’une culture littéraire et artistique, tel que mentionné plus haut, s’articule désormais autour de grandes entrées, de grandes thématiques, que l’on aborde à travers une combinaison plus ou moins équilibrée d’œuvres appartenant à différents arts ou médias. La bande dessinée y trouve sa place, au même titre que la peinture, le cinéma et la littérature. Mais comme pour les autres formes d’expression, elle se réduit à quelques titres illustrant la thématique étudiée. Par exemple, pour le cycle 3, une des entrées s’intitule «Vivre des aventures & récits d’aventure». La thématique se construit en un parcours progressif du début à la fin du cycle et le corpus qui lui est associé contient autant des œuvres cinématographiques que des albums de littérature jeunesse, en passant par la bande dessinée, le roman et le théâtre. Or, non seulement la liste des récits graphiques proposés pour ce thème ne contient que quatre références, mais on imagine bien la difficulté pour l’enseignant d’aborder indistinctement une pièce de théâtre, un film ou une bande dessinée. Quand bien même elles recouvriraient une thématique commune, chacune de ces œuvres nécessite une approche spécifique et si la formation de l’enseignant est lacunaire dans un média ou un autre, on imagine facilement que des catégories entières d’œuvres puissent être délaissées. En fait, dans cette volonté institutionnelle d’élargir les corpus et de varier les supports, il est fort à parier que les choix des enseignants se feront en fonction des codes médiatiques qu’ils maîtrisent, que cela soit lié à leur formation initiale ou à leurs pratiques personnelles. Dans cette logique, certains iront naturellement vers des œuvres en bande dessinée faisant partie intégrante de leur propre bagage culturel, quand d’autres se sentiront démunis face à l’enseignement de ce médium. Et nous pouvons faire l’hypothèse que, parmi ces derniers, certains s’inscriront dans une voie médiane, qui consiste à se montrer ouvert à l’introduction de la bande dessinée dans leur classe, à condition que l’œuvre sélectionnée soit préalablement didactisée, qu’elle soit accompagnée de supports pédagogiques permettant le déploiement d’une séquence complète d’enseignement.
En France, le socle commun de 2015 est toujours en vigueur et s’articule autour des mêmes cinq grands domaines de compétences. Le site officiel de l’Éducation nationale16 nous informe aussi sur les ressources à disposition des enseignants, en lien avec les exigences du socle. Ainsi, nous constatons que les corpus littéraires n’ont pratiquement pas évolué et qu’ils s’organisent toujours autour de compétences thématiques ou liées aux techniques de la langue. La bande dessinée est quant à elle rattachée à la page disciplinaire consacrée à l’histoire de l’art17, en tant que domaine artistique à part entière. Hormis une conférence sur son histoire, la page consacrée à la bande dessinée renvoie essentiellement au site internet de la Cité internationale de la bande dessinée et de l’image à Angoulême.
Inaugurée en 1990, la Cité est un établissement public qui agit comme un centre de compétences en proposant, entre autres, des congrès, des expositions, une bibliothèque et un musée. Son site offre un volet de médiation culturelle et plusieurs ressources à disposition du personnel éducatif. Celles-ci nous semblent toutefois compliquées d’accès pour un enseignant qui ne disposerait par d’une formation de base sur ce médium. Si certains dossiers pédagogiques proposent des activités presque clé en main, certains s’en tiennent à des éléments théoriques qui doivent encore être articulés en une séquence didactique cohérente. D’autres fiches thématiques restent très succinctes, comme celle consacrée au manga, qui tient sur moins de deux pages; par ailleurs, les œuvres mobilisées en exemple sont globalement peu variées. Ainsi, si la bande dessinée reste présente dans les programmes officiels, sa didactisation est confiée à un acteur qui, bien que légitime dans le champ de la bande dessinée, reste extérieur à l’institution scolaire. Si la Cité agit bien comme un organe de promotion et de mise en réseau des différentes initiatives locales – en offrant également des formations continues et en créant des partenariats avec le corps politique –, elle ne peut néanmoins combler à elle seule le fossé qui s’est creusé entre les pratiques réelles des enseignants et objectifs visés par les programmes.
En 2019, le groupe Bande dessinée du syndicat national de l’édition a publié un état des lieux sur les pratiques effectives au sein des écoles françaises. L’éditorial de son président relève d’emblée qu’en dépit du dynamisme éditorial du secteur et de sa reconnaissance attestée dans le monde culturel au sens large, la place de la bande dessinée dans les milieux scolaires reste modeste. Un sondage effectué auprès des enseignants montre que si 98,6% d’entre eux considèrent le médium comme pertinent sur le plan pédagogique, seule la moitié l’ont intégré dans leur enseignement (Depaire 2019: 11). Le manque de formation initiale, l’absence d’accompagnement et de ressources didactiques sont déplorés, mais pas seulement. L’enquête s’intéresse également aux autres professionnels de l’éducation, comme les responsables des centres de documentation et d’information (CDI) qui gèrent la politique d’acquisition des établissements. Là encore, le manque de connaissance du personnel en charge des acquisition dans les bibliothèques scolaires, mais aussi les contraintes budgétaires liées au prix des albums sont des obstacles de poids dans la mise à disposition de bandes dessinées pour un travail en classe. L’acquisition de bandes dessinées coûte cher et seuls les grands groupes d’éditions spécialisés dans les ouvrages pédagogiques sont en mesure de proposer des prix conformes aux budgets des institutions scolaires. Mais leur catalogue dans le domaine de la bande dessinée reste limité et les librairies spécialisées, dont le personnel serait susceptible d’offrir une expertise permettant de sortir des listes restreintes des best-sellers, sont rarement sollicitées. Parfois, les enseignants n’ont ainsi tout simplement pas les moyens de leurs ambitions.
Sur ce point, le rapport relève l’importance des initiatives locales et dépendantes d’enseignants passionnés. 47% des sondés affirment lire plus de dix bandes dessinées par année et 28% se disent lecteurs réguliers (Depaire 2019: 11). Soutenus par les autorités régionales, une génération d’enseignants, élevés dans un contexte où la lecture de bandes dessinées a été légitimée, fait preuve de créativité pour monter des projets autour du médium. Le résultat de l’enquête permet alors de dresser «un panorama des pratiques éducatives et des initiatives pédagogiques liées au neuvième art, en vue d’imaginer par la suite des leviers adéquats pour développer son utilisation dans les établissements scolaires» (Depaire 2019: 6). Autrement dit, le personnel éducatif pourrait devenir une force de prescription pour un changement en profondeur des programmes scolaires et de la formation initiale des enseignants tels qu'édicté par les autorités politiques. De nombreux projets sont décrits visant à offrir des modèles à systématiser à l’échelle nationale. L’avènement de la bande dessinée en classe pourrait alors venir directement de la pratique effective des enseignants.
5. Conclusion
Ce parcours historique nous a permis de retracer les principales étapes de l’évolution des programmes scolaires français depuis les années 1960 et de souligner les places respectives de la littérature et de la bande dessinée au sein de l’École. En ce qui concerne cette dernière, cette histoire nous semble marquée par une série de rendez-vous manqués: lorsque, dans les années 1970, la littérature est en crise et que les corpus s’élargissent, la bande dessinée entre dans un processus d’émancipation culturelle et se méfie d’une institution pourtant encline à l’accueillir. Les tâtonnements des années suivantes offraient à la bande dessinée l’occasion de se rendre incontournable; pour ce faire, il aurait fallu que les recherches dans le domaine de la didactisation de la bande dessinée soient plus nombreuses, dans la foulée de celles initiées dans les années 1970. Il aurait aussi fallu une plus grande ouverture de la part des enseignants eux-mêmes, les deux facteurs étant en corrélation. Dans les deux cas, on peut postuler que si des tentatives de didactisation sont venues des acteurs de la bande dessinée, avec notamment les ouvrages pionniers de Roux et de Fresnault-Deruelle, le manque de relai de la part des didacticiens et des enseignants pourrait expliquer la création d’un cercle vicieux conduisant à des déficits durables dans la formation initiale des formateurs. Finalement, lors des grands changements introduits en 2006 et en 2015, la redistribution des cartes ne nous apparait pas avoir été particulièrement favorable à l’étude de la bande dessinée. Au contraire, le problème de sa classification disciplinaire reste irrésolu. De plus, nous estimons qu’elle s’est vue formatée avant même d’avoir été pleinement admise au sein des corpus, ce qui entraîne une difficulté à l’inscrire dans un processus de sédimentation et de disciplination (Ronveaux & Schneuwly 2018). Réduite à quelques titres consensuels et à des approches qui ne tirent pas vraiment profit de ses spécificités médiatiques, les bénéfices que l’on aurait pu espérer tirer de sa reconnaissance institutionnelle pour la formation des élèves ont été fortement réduits, voire effacés. Pourtant, de tels bénéfices existent et nous pensons que littérature et bande dessinée récolteraient toutes deux bien des avantages à s’envisager comme complémentaires, chacune pouvant éclairer les spécificités de l’autre pour autant qu’on les envisage dans leur nature propre.
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Divers
Depaire, Colombine (2019), « État des lieux : La place de la Bande dessinée dans l'enseignement », étude réalisée par l’agence Picture This ! à la demande du groupe Bande dessinée du Syndicat national de l’édition. En ligne, URL : https://www.sne.fr/app/uploads/2019/02/SNE-PictureThis_etat-des-lieux-BD-ecole_janv2019_2.pdf.
Rapports Ratier, 2000-2016 - Une année de bandes dessinées sur le territoire francophone européen © Gilles Ratier, secrétaire général de l’ACBD : www.acbd.fr.
Site internet officiel du gouvernement français pour « BD 2020 » : https://www.bd2020.culture.gouv.fr/
Site de références bibliographiques : https://www.bdgest.com/
Pour citer l'article
Sophie Béguin, "La bande dessinée dans les classes de littérature: entre prescription et pratique ", Transpositio, n°4 Enseigner la bande dessinée comme (de la) littérature, 2021http://www.transpositio.org/articles/view/la-bande-dessinee-dans-les-classes-de-litterature-entre-prescription-et-pratique
Voir également :
Témoignage de Jean-Louis Dumortier
Au tournant des années 1960-1970, en même temps que paraissaient les premiers ouvrages des fondateurs de la narratologie française (Barthes, Genette, Todorov, Greimas, etc.) ou les traductions en français des précurseurs russes (Propp, Bakhtine, Chklovski, Tomachevski…), en même temps que se répandait, au sein du corps professoral, l’esprit de contestation de la tradition académique et pédagogique qui avait contribué à la flambée de mai 1968, s’opérait, en Belgique francophone, une rénovation des programmes de l’enseignement obligatoire liée à une réforme des structures scolaires dont l’objectif était, dans une conjoncture socio-économique encore favorable (nous sommes à la fin des Trente glorieuses), de mettre fin à une répartition précoce des élèves dans les formes d’enseignement générale, technique et professionnelle et de permettre à l’École de jouer pleinement son rôle d’ascenseur social.
Témoignage de Jean-Louis Dumortier
Jean-Louis Dumortier
Professeur honoraire de l’université de Liège, Jean-Louis Dumortier y a été responsable du service de didactique des langues et littératures françaises. Ses travaux ont porté, entre autres, sur les pratiques scolaires de lecture/écriture du récit. Il est ainsi l’auteur d’un Tout petit traité de narratologie buissonnière à l’usage des professeurs de français qui envisagent de former non de tout petits (et très mauvais) narratologues mais des amateurs éclairés de récits de fiction (2005).
Entretien
1. Dans une perspective diachronique, si vous deviez retracer les grandes étapes de l’entrée dans les classes des savoirs issus de la narratologie, quels colloques, évènements pédagogiques (nouveaux programmes…) et publications citeriez-vous?
Au tournant des années 1960-1970, en même temps que paraissaient les premiers ouvrages des fondateurs de la narratologie française (Barthes, Genette, Todorov, Greimas, etc.) ou les traductions en français des précurseurs russes (Propp, Bakhtine, Chklovski, Tomachevski…), en même temps que se répandait, au sein du corps professoral, l’esprit de contestation de la tradition académique et pédagogique qui avait contribué à la flambée de mai 1968, s’opérait, en Belgique francophone, une rénovation des programmes de l’enseignement obligatoire liée à une réforme des structures scolaires dont l’objectif était, dans une conjoncture socio-économique encore favorable (nous sommes à la fin des Trente glorieuses), de mettre fin à une répartition précoce des élèves dans les formes d’enseignement générale, technique et professionnelle et de permettre à l’École de jouer pleinement son rôle d’ascenseur social. C’est la conjonction de ces innovations qui, à mon avis, a favorisé l’engouement de certains jeunes professeurs de français pour la première narratologie.
Je pense que celle-ci s’est implantée dans l’enseignement secondaire (puis dans l’enseignement primaire) avant même d’être résolument enseignée dans les universités, par l’action d’enseignants progressistes et militants qui, au cours des décennies suivantes ont pu faire connaître leurs transpositions didactiques des travaux des narratologues grâce à des revues et à des collections dédiées à la formation des maîtres (Enjeux, Français 2000, Revue de la Direction générale de l’Organisation des Etudes, «Formation continuée», «Séquences», pour m’en tenir à des publications belges), grâce aussi à des propositions de formation continuée bien accueillies par une fraction dynamique du corps enseignant soucieuse d’innover en s’appuyant sur des connaissances solides.
Quitte à tomber dans le piège de l’idéalisation d’une époque qui a été celle de mes premiers pas professionnels, je dirais volontiers que la diffusion de la narratologie dans le secondaire est une des conséquences de l’effervescence pédagogique des années 1970-1980. Cette dernière a suscité, dans la sphère des professeurs de français, un appel de savoirs et de pratiques rompant avec les approches académiques qui tenaient encore le haut du pavé (celles de la «philologie romane») comme avec une tradition d’enseignement que la «sociologie de la reproduction» (Bourdieu) avait prise à partie. Ceux qui ont été alors les champions de la narratologie dans l’enseignement obligatoire avaient, je pense, le sentiment de participer à une révolution scolaire qui conjuguait exigence de scientificité et volonté de donner à tous les élèves des instruments d‘observation des récits qui ne supposaient pas une connivence culturelle préalable entre enseignants et apprenants. Avec le recul, je suis porté à croire qu’il était (un peu?) illusoire de penser réduire l’écart entre les dispositions culturelles de certains maîtres et celles de certains élèves, issus des milieux défavorisés, en donnant à tous les mêmes outils pour l’étude des textes et les mêmes modes d’emploi de ces outils : ce que ces derniers permettaient de constater et de dire pouvait paraître, aux yeux des peu nantis, tout aussi vain, tout aussi inintéressant – voire plus oiseux encore – que les observations et les discours qui concrétisaient les approches traditionnelles des récits, celles qui reposaient sur le «dogme de l’expression-représentation» alors mis à mal par la «nouvelle critique».
Les premiers narratologues s’étaient donné comme objet de recherche le récit (littéraire) en tant que construit sémiotique, coupé de son auteur et de son lecteur. Ils ont mis au jour ses structures profondes et les procédés de «mise en intrigue» de l’histoire qu’il donne à connaître. C’est la nouveauté, la solidité et la relative simplicité de leurs outils de description qui ont séduit certains maîtres du secondaire comme du primaire1 et leur ont souvent fait perdre de vue – un peu ici, complètement là – les raisons pour lesquelles les gens lisaient des récits (de fiction notamment), celles pour lesquelles l’étude de ces derniers avait pris tant de place dans la formation littéraire aux degrés primaire et secondaire et, en fin de compte, celles qui justifiaient l’enseignement de la littérature dans le programme rénové des humanités. La transposition didactique de la narratologie m’apparait, a posteriori, comme une manifestation parmi d’autres d’une entreprise pédagogique qui a commencé dans le dernier quart du XXe siècle: celle d’initier précocement les élèves aux méthodes de la recherche scientifique. Sans que cela n’ait été dit aussi clairement que nécessaire pour donner prise à la contestation, le but est devenu de former des linguistes, des historiens, des chimistes, des physiciens… en herbe et, subsidiairement, comme je l’ai écrit naguère, «de tout petits (et très mauvais) narratologues [plutôt que] des amateurs éclairés de récits de fiction». La redéfinition des objectifs de l’enseignement en termes de compétences (1999) peut être envisagée comme une ratification de ce but latent : il s’agissait désormais de rendre les élèves capables de mettre en œuvre leurs connaissances… pour imiter la démarche des chercheurs… sans être dans une authentique situation de recherche. Dès lors, plus l’appareil d’investigation avait une apparence scientifique et plus il était facile d’un exhiber l’usage («Qui est l’auteur? Qui est le narrateur?», «Le narrateur est-il intra-extra-homo-hétéro diégétique?», «Avons-nous affaire à une focalisation interne, externe ou zéro», etc.: je caricature un peu), plus les performances se prêtaient à une évaluation critériée objective. Une des explications de l’usage scolaire de la première narratologie est, me semble-t-il, à chercher de ce côté-là.
Je ne pense pas que l’extension, au cours des années 1980-1990, des recherches narratologiques aux genres narratifs non fictionnels, dans quelque champ que ces recherches s’inscrivent, que ce soit celui de l’anthropologie (Bruner), de la sociologie (Labov), de la philosophie (Ricoeur), de la psychologie cognitive (Fayol), etc., ait eu un impact important dans l’enseignement obligatoire. Cela tient probablement au fait que les résultats de ces recherches n’ont pas donné lieu à de nombreuses vulgarisations, à des transpositions didactiques encore moins. Cela peut s’expliquer aussi par le fait que les outils des premiers narratologues ont reçu la consécration des programmes et bénéficié d’une large diffusion par les manuels. D’un instrument d’étude avalisé par l’institution scolaire, la majorité des enseignants se servent souvent sans se demander si ce à quoi il sert concourt à pourvoir les élèves des dispositions dont on voudrait nantir la jeunesse que l’on diplôme. Les outils en question et les pratiques dans lesquelles ils ont été mis en œuvre se sont révélés commodes pour évaluer les acquis de la formation littéraire et je pense qu’ils ont ainsi fait obstacle à la rénovation de cette dernière, qu’ils auraient pu pourtant favoriser.
En même temps que s’élargissait le domaine de la recherche narratologique, se transformait l’objet que s’étaient donné les premiers narratologues. Les investigations des spécialistes du récit de fiction ont porté sur l’interaction entre ce dernier et le(s) lecteur(s). Les pionniers –Iser, en Allemagne; Eco, en Italie; Marghescou et Picard, en France– et leurs successeurs – Jouve, en France; Gervais, au Québec; Dufays, en Belgique; Baroni, en Suisse, etc. – se sont attachés à théoriser la lecture du récit en accordant une attention variable à ce que l’auteur a mis en place pour faire réagir le lecteur, et aux dispositions de ce dernier à prêter attention aux facteurs des effets que le texte est susceptible de produire. Ces travaux, qui avaient l’avantage d’intégrer les recherches antérieures sur ce que Genette avait appelé le «discours du récit» et d’exhiber la puissance d’action de ce dernier sur l’esprit des (ou de certains) lecteurs, étaient, au prix d’une transposition didactique accessible, avalisés par l’institution et largement diffusés par l’édition scolaire, susceptibles d’ébranler et, à terme, de ruiner les pratiques de lecture excessivement «formalistes» auxquelles avait donné lieu la réception scolaire de la première narratologie. Est-ce que c’est ce qui s’est passé? Je pense que non et je le déplore.
Cela ne s’est pas passé parce que ne s’est pas reproduite la conjonction des ruptures (dans le champ de la recherche, dans les programmes et dans le rapport des maîtres à l’institution) qui, une trentaine d’années auparavant, avait favorisé la transposition didactique de la narratologie et l’adoption par la fraction progressiste des enseignants de français des pratiques qu’induisait cette transposition. Cela ne s’est pas passé en dépit de la sévère critique, dans la première décennie du siècle actuel, de ces pratiques devenues de plus en plus formalistes, par ceux-là mêmes qui les avaient inspirées ou répandues, et des propositions concrètes en vue d’une rénovation appuyée sur les travaux des néo-narratologues.
Ce n’est pas que ces travaux n’aient eu aucun impact dans le champ de la didactique du français: c’est sur certains de ceux-ci (entre autres) que s’est appuyé J.-L. Dufays pour conceptualiser la «lecture littéraire», mais c’est que cette didactique est devenue une discipline de recherche et que les résultats de la recherche en didactique dédiée à l’étude du récit se sont moins répandus au sein de l’ensemble du corps professoral que ceux des premières recherches en narratologie. Ces derniers avaient donné lieu à une transposition rapide de la part d’enseignants engagés sur la voie académique (Goldenstein, Petitjean, Halté, Reuter…) et animés par la conviction de concourir au progrès de l’École par le partage du «savoir savant». Trente ans plus tard, les «courroies de transmission» du savoir narratologique que sont les revues pédagogiques, les ouvrages de vulgarisation scientifique, la formation en cours de carrière, les programmes, les manuels, les conseils de l’inspection se sont distendues ou ont tout bonnement disparu, et (surtout, peut-être) le sentiment de concourir à l’amélioration du vivre ensemble en rénovant les savoirs et les pratiques scolaires n’anime plus guère une partie du corps professoral, lequel est, dans son ensemble, excédé par des réformes où le contrôle des acquis d’apprentissage prend aux professeurs une bonne partie du temps que certains consacraient naguère à la rénovation de leurs connaissances. Par ailleurs, il ne me semble pas que les néo-narratologues aient, autant que leurs prédécesseurs, produit un arsenal conceptuel et une nomenclature afférente organisés en distinctions de préférence binaires, pas plus que des savoirs qui se prêtaient autant à la schématisation et à la simplification. Enfin – et paradoxalement – plus la didactique de la littérature (où l’objet «lecture du récit» occupe toujours une place léonine) s’intéressait au «sujet lecteur» et à sa production de sens, moins elle produisait de résultats exploitables par des maîtres de plus en plus contraints à n’enseigner que ce qui pouvait être évalué et à utiliser des outils d’évaluation congruents avec la (néfaste) visée de l’égalité de résultats.
2. En conséquence, quelles seraient, selon vous, les modalités particulières du phénomène de transposition didactique des concepts narratologiques à l’époque de leur entrée dans les classes de français?
Pour autant que je comprenne bien ces «modalités particulières du phénomène de transposition», je pense avoir anticipé cette question en répondant à la précédente. La transposition didactique des premières recherches en narratologie a été, me semble-t-il, relativement rapide, favorisée par un «esprit d’époque» porté à la démocratisation de l’enseignement secondaire, entendue comme processus visant à en faire bénéficier les moins nantis économiquement, socialement et culturellement. Elle s’inscrit dans un ample courant de réforme des contenus et des pratiques d’enseignement inspiré par l’innovation scientifique et la volonté de rendre tous les élèves capables de manier les mêmes instruments d’investigation (des textes en l’occurrence). Elle a été le fait d’une fraction progressiste du corps professoral qui s’affirmait en rompant à la fois avec la tradition académique et la tradition pédagogique.
3. Quel regard rétrospectif portez-vous sur votre contribution à ce processus historique?
Ayant été au nombre des tout premiers vulgarisateurs des recherches en narratologie (1980, 1986) et ayant constaté avec effarement la dérive formaliste de l’usage des savoirs que j’avais contribué à faire connaître, il m’est arrivé de penser que j’aurais mieux fait de me casser le poignet au lieu d’écrire les livres et les articles où je partageais les connaissances que je devais aux spécialistes. J‘ai néanmoins toujours résisté à la tentation de l’accident volontaire en me disant qu’un exemple de plus de l’usage de la narratologie au service de la réflexion sur le(s) plaisir(s) de lire et sur la pragmatique du récit pouvait éviter à quelques-uns de dériver ainsi. Ma foi en la vertu de l’exemple est déraisonnable, mais credo quia absurdum : on sait ça…
Une vingtaine d’années après mes premiers méfaits, j’ai tenté de rassembler dans une thèse de doctorat (2001) ce que je savais des différents apports au domaine de la narratologie et d’en proposer des usages qui évitaient (vaille que vaille) les fourvoiements du formalisme.
Informé des dégâts provoqués dans l’enseignement primaire par des pratiques fondées sur des vulgarisations de troisième main, je n’ai pas cru inutile de rappeler, dans un livre destiné aux instituteurs, qu’on ne devrait pas appeler n’importe quoi n’importe comment et se servir d’une panoplie de notions bancales dans des pratiques qui dégoutaient prématurément les enfants de la lecture (2006). En outre, je me suis fendu, à l’usage des enseignants du secondaire, d’un Tout petit traité de narratologie buissonnière… (2005) qui contribuait au chantier de démolition d’un enseignement de la littérature gâté par le formalisme et pour lequel je garde quelque indulgence parce que je pense y avoir allègrement persévéré sans (trop) verser dans le diabolique.
4. Selon vous, quels sont les concepts narratologiques les plus souvent mobilisés dans les classes et pour quelle raison ont-ils connu une telle fortune ? Par ailleurs, quels autres concepts négligés auraient mérité un meilleur sort ?
Je me garderais bien d’affirmer que ce sont des «concepts» qui ont été mis en œuvre par tous les enseignants ayant utilisé le vocabulaire des narratologues et c’est d’ailleurs la raison pour laquelle l’emploi de ce vocabulaire a été souvent erratique ou incongru.
Cela dit, au palmarès des mots les plus utilisés, je ferais figurer : «récit» et «histoire», «auteur» et «narrateur» (j’ajoute «personnage» quand il a été arraché au discours commun pour compléter le trio devenu indispensable pour l’étude des «récits de vie», fictionnels ou non), «schéma narratif» (avec ses composantes), «schéma actantiel» (avec ses actants), «fictionnel» et «factuel», «vraisemblable» et «invraisemblable», ainsi que tout l’appareil descriptif (je renonce à l’inventaire : pardon pour cette paresse) élaboré par Genette pour distinguer les procédés de «mise en intrigue» (Ricoeur) relevant de la «voix», de la «personne» et du «temps» –mais dans des versions adaptées ad usum delphini qui manifestaient rarement les scrupules terminologiques de l’auteur de «Discours du récit» (in Figures III), de Nouveau discours du récit, et de Fiction et diction, entre autres).
La fortune de ces mots tient, selon moi, notamment au fait que la plupart d’entre eux peuvent entrer dans des oppositions binaires aisément mémorisables («situation initiale» vs «situation finale», «sujet» vs «objet», «focalisation interne» vs «focalisation externe», «analepse» (rétrospection) vs «prolepse» (prospection), «factuel» vs «fictionnel», etc.) et servent à opérer ces distinctions élémentaires devenues un nec plus ultra dans un enseignement piloté par le contrôle des acquis d’apprentissage.
Au nombre des concepts ou des notions qui auraient pu (ou dû) mieux retenir l’attention, j’accorderais une priorité aux modes de réception du personnage par le sujet lisant (personnage perçu comme pion, comme personne et comme prétexte) distingués par Jouve (1992) et, surtout, aux affects distingués par Baroni2 (2007), ceux-là comme ceux-ci permettant de s’interroger sur la pragmatique du récit, sur les effets potentiels de procédés identifiés par Genette. Du lot de ces derniers, je sortirais volontiers, comme l’a fait Genette lui-même (2004), la métalepse, fort utile pour susciter une bien nécessaire réflexion des élèves sur la fiction et le rapport du lecteur aux mondes fictionnels (Ryan, Cohn, Jacquenod, Schaeffer, Caïra, etc.).
5. De votre point de vue, avec le recul dont vous disposez aujourd’hui, les concepts narratologiques tels qu’ils sont mobilisés dans l’enseignement ont-ils plutôt marqué un progrès ou ont-ils conduit à une détérioration de l’enseignement-apprentissage du français?
Du «français»? Je ne saurais dire. Mais voici deux mots sur l’impact qu’a eu, selon moi, la transposition didactique de la narratologie sur la formation littéraire au cours de la scolarité obligatoire.
Le savoir narratologique a renouvelé les pratiques scolaires d’étude du récit, il a rendu possible des procédures d’analyse que les élèves étaient capables de s’approprier vaille que vaille, et cela pouvait être interprété comme un progrès par les tenants de l’apprentissage par l’activité. Mais ces pratiques, qui donnaient prise à une évaluation critériée objective du savoir lire, ont freiné (empêché?) le changement de cap de la formation lorsque celle-ci, dans une conjoncture culturelle marquée au coin d’un individualisme hédoniste (qui s’est malheureusement radicalisé), s’est déportée des objets littéraires sur l’usage de ces objets par le sujet lecteur. La néo-narratologie aurait pu favoriser ce changement de cap, mais sa transposition didactique, dans le cadre de la «lecture littéraire» notamment, pour les raisons que j’ai dites, a eu moins d’influence que celle des savoirs établis par les pionniers, d’autant moins que la plupart des contempteurs du formalisme dans l’enseignement littéraire se sont acharnés sur ces savoirs au lieu de s’intéresser aux plus récents, qu’il y avait bien des raisons de promouvoir.
6. Comment percevez-vous la place de l’analyse du récit dans le cadre des évolutions actuelles du champ de la didactique du français et de la société en général?
Est-il trop tard pour rédimer la narratologie par l’exemple de pratiques qui articulent les savoirs anciens et les nouveaux pour expliquer les effets potentiels du récit sur le lecteur et pour rendre intelligibles l’actualisation de certains de ces effets sur certains sujets lisants? Peut-être pas, mais il n’y a pas de temps à perdre car, pour ce que je sais de la place qu’en Belgique francophone la formation littéraire prendra dans les nouveaux programmes de français, on fera la part un peu trop belle à une réception esthétique des œuvres par des jeunes – et non des élèves – que l’on n’a pas assez songé à nantir des moyens de les apprécier. Que l’on se soucie de ce mode de réception plus qu’on ne l’a fait précédemment, je m’en réjouis, mais je ne me réjouis pas d’un renoncement à la réflexion sur les goûts personnels, ni à une éducation du goût susceptible de favoriser un vivre ensemble qui ne se pervertit pas en communautarisme tolérant. À cette réflexion, à cette éducation, un solide savoir narratologique pourrait sans doute contribuer bien plus que ne l’imaginent ceux qui, sans précaution, le jettent avec l’eau du bain formaliste.
J.-L. Dumortier 21.01.2022
Références citées
Baroni, Raphaël (2007), La tension narrative : suspense, curiosité et surprise, Paris, Seuil.
Dumortier, Jean-Louis & Francine Plazanet (1980), Pour lire le récit : l’analyse structurale au service de la pédagogie de la lecture. Langages nouveaux, pratiques nouvelles pour la classe de langue française, Bruxelles-Paris-Gembloux, De Boeck-Duculot.
Dumortier, Jean-Louis (1986), Écrire le récit, Bruxelles-Paris-Gembloux, DeBoeck-Duculot.
Dumortier, Jean-Louis (2001), Lire le récit de fiction : pour étayer un apprentissage : théorie et pratique, Bruxelles, De Boeck-Duculot, coll. «Savoirs en pratique : français ».
Dumortier, Jean-Louis (2005), Tout petit traité de narratologie buissonnière : à l'usage des professeurs de français qui envisagent de former non de tout petits (et très mauvais) narratologues mais des amateurs éclairés de récits de fiction, Namur, Presses universitaires de Namur, coll. «Diptyque».
Dumortier, Jean-Louis & Micheline Dispy (2006), Aider les jeunes élèves à comprendre et à dire qu'ils ont compris le récit de fiction, Namur, Presses universitaires de Namur, coll. «Tactiques 1».
Genette, Gérard (2004), Métalepse : de la figure à la fiction, Paris, Seuil, coll. «Poétique».
Jouve, Vincent (1992), L'effet-personnage dans le roman, Paris, Presses universitaires de France, coll. «Écriture».
Pour citer l'article
Jean-Louis Dumortier, "Témoignage de Jean-Louis Dumortier", Transpositio, La scolarisation de la narratologie vue par quelques grands témoins, 2023http://www.transpositio.org/articles/view/temoignage-de-jean-louis-dumortier
Voir également :
Témoignage de Yves Reuter
Il me semble qu’il a d’abord fallu que certains enseignants s’emparent de ces nouveaux contenus en relation avec des cours suivis dans les universités où quelques professeurs (très minoritaires) abordaient ces questions, notamment dans les départements de lettres et de sciences du langage. Cela n’avait rien d’évident tant cela s’opposait à la doxa commentative dominante dans les universités (une sorte de mixte entre vulgates psychologique et historique) et à la tradition de l’enseignement du français.
Témoignage de Yves Reuter
Yves Reuter
Professeur émérite à l’université de Lille, après avoir enseigné en collège, en lycée et en école normale, Yves Reuter est le fondateur de l'équipe de recherche en didactiques Théodile (aujourd’hui intégrée au sein du CIREL). Il a mené diverses recherches et publié de nombreux articles et ouvrages sur les représentations des disciplines, sur les relations entre le vécu des disciplines et le décrochage scolaire, sur l’erreur, sur l’enseignement et l’apprentissage de l’écrit (littérature, lecture, écriture, récit, personnage, description, littéracies universitaires...) et sur les concepts des didactiques.
Entretien
1. Dans une perspective diachronique, si vous deviez retracer les grandes étapes de l’entrée dans les classes des savoirs issus de la narratologie, quels colloques, évènements pédagogiques (nouveaux programmes…) et publications citeriez-vous?
Je n’ai pas vraiment effectué ce travail historique. Aussi, ma réponse est totalement impressionniste.
Il faut en tout cas rappeler le travail essentiel de revues théoriques de sciences humaines telles Communications (voir notamment le n°8(1966)), Poétique ou Littérature et l’émergence de théoriciens tels Barthes, Greimas, Genette, Hamon, Todorov ou encore les relectures des travaux de Propp.
Il me semble qu’il a d’abord fallu que certains enseignants s’emparent de ces nouveaux contenus en relation avec des cours suivis dans les universités où quelques professeurs (très minoritaires) abordaient ces questions, notamment dans les départements de lettres et de sciences du langage. Cela n’avait rien d’évident tant cela s’opposait à la doxa commentative dominante dans les universités (une sorte de mixte entre vulgates psychologique et historique) et à la tradition de l’enseignement du français. Cela a été d’autant moins simple que nombre d’enseignants et d’étudiants «engagés» étaient peut-être plus intéressés par des courants plus philosophico-politiques autour d’Althusser ou des revues Tel Quel ou Dialectiques. Il faut aussi rappeler la concurrence des approches thématiques dans ces années-là.
Puis l’entrée dans certaines classes s’est appuyée sur plusieurs phénomènes: la volonté de combattre cette doxa commentative à l’université et de renouveler l’enseignement de la littérature en s’appuyant sur des recherches «contemporaines» censées lutter plus efficacement contre l’échec scolaire (voir la critique des manuels en usage dans les revues telles L/S/I ou Pratiques); une appropriation et une transmission de ces apports par des mouvements tels le GFEN ou des revues (Pratiques) au travers de stages ou d’universités d’été; la rencontre avec des théories des textes et notamment la question des typologies (avec les travaux de J.-M. Adam); la vulgarisation de certains pans de la narratologie dans des ouvrages d’initiation (Dumortier-Plazanet, Goldenstein, Reuter…), puis dans certains manuels scolaires.
2. En conséquence, quelles seraient, selon vous, les modalités particulières du phénomène de transposition didactique des concepts narratologiques à l’époque de leur entrée dans les classes de français?
Je préfère parler d’élaboration didactique (voir Françoise Ropé ou Jean-François Halté) plutôt que de transposition, ce concept réduisant à mon sens la complexité de la construction des contenus scolaires. Il me semble que cette élaboration a été prise dans une tension entre, d’un côté, appauvrissement et applicationnisme et, de l’autre, ouverture puisque cela a permis d’introduire dans les classes des genres peu étudiés jusqu’alors (les contes étaient bien moins étudiés auparavant) et de nouveaux exercices (voir la question 5). Cela s’est en tout cas inscrit dans des luttes symboliques et institutionnelles assez violentes entre «modernistes» et «traditionnalistes» (voir l’ouvrage de Pommier, professeur à la Sorbonne, Assez décodé, en 1978).
3. Quel regard rétrospectif portez-vous sur votre contribution à ce processus historique?
Là encore, je ne sais pas bien comment répondre, car je ne dispose pas véritablement d’éléments sur cette question (au-delà de témoignages d’enseignants de cette époque).
Mais ma contribution a emprunté divers chemins qui ont en commun de ne pas en rester à une approche générale et essentiellement formelle :
- - une volonté d’éviter le technicisme en articulant cette approche à la question des effets produits;
- - un souci de l’articulation lecture – écriture;
- - un travail approfondi sur certains genres (policier et particulièrement suspens, sentimental, quatrième de couverture…);
- - un travail spécifique et approfondi sur la description, les personnages (et le système des personnages selon le genre) et les scènes…
- - la volonté de montrer comment fonctionnait les récits ou les descriptions dans diverses disciplines scolaires et de recherche.
4. Selon vous, quels sont les concepts narratologiques les plus souvent mobilisés dans les classes et pour quelle raison ont-ils connu une telle fortune? Par ailleurs, quels autres concepts négligés auraient mérité un meilleur sort?
Il me semble que les principaux concepts ont été le schéma quinaire, le schéma actantiel et le point de vue, tous étant très simplifiés et parfois issus de plusieurs sources sans trop penser leur articulation (plutôt Greimas, Larivaille pour le premier), Greimas et Hamon (en ignorant Souriau pour le second) ou d’une source unique (en ignorant les critiques existantes, cf. Genette pour le troisième).
Il me semble que leur fortune est, au moins en partie, liée aux exemples fournis par les théoriciens qui en étaient les promoteurs ou les manuels ainsi que l’illusion que leur maniement était simple et directement transférable dans les classes sans se soucier véritablement de la difficulté de leur usage sur des écrits longs et relativement complexes (ce qui explique, au moins en partie, la floraison des contes dans les classes).
Je regrette en revanche le peu de place accordée aux concepts qui renvoyaient aux questions fondamentales de la textualisation des savoirs (énoncifs ou énonciatifs pour Hamon) ou des valeurs, notamment chez Hamon ou encore de l’énonciation. Il me semble aussi que la focalisation sur l’écrit au détriment des récits oraux (voir les travaux de Labov ou de Brès) a contribué à cette minoration.
5. De votre point de vue, avec le recul dont vous disposez aujourd’hui, les concepts narratologiques tels qu’ils sont mobilisés dans l’enseignement ont-ils plutôt marqué un progrès ou ont-ils conduit à une détérioration de l’enseignement-apprentissage du français?
Pour moi, ils ont été porteurs d’une bouffée d’oxygène pour quatre raisons au moins:
- - ils représentaient une ouverture de possibles théoriques et pédagogiques, de textes, d’exercices, de types d’analyses…
- - ils instauraient une véritable possibilité d’explicitation, notamment auprès d’élèves issus de milieux défavorisés, permettant ainsi de sortir de la connivence liée à l’impressionnisme psychologico-historique;
- - ils offraient, en relation avec des notions linguistiques, une base pour des interprétations diverses, qu’elles soient psychanalytiques, sociologiques ou encore historiques;
- - ils permettaient d’articuler, au moins en partie, «grammaire de phrase» et «grammaire de texte ou de discours».
Ils ont cependant été galvaudés en raison de quelques dérives: la confusion entre savoirs pour l’enseignant et savoirs pour les élèves ; une confusion entre les dimensions de la fiction et de la narration et de la mise en discours (ce qui faisait que certains enseignants demandaient à leurs élèves d’écrire des récits en suivant la linéarité du schéma quinaire); un appauvrissement de la souplesse d’écriture que pouvait procurer cette approche; le manque d’articulation entre lecture et écriture; le cadrage par les typologies de textes qui ont engendré des démarches d’étiquetage (comme pour la grammaire classique) et l’idée que les types étaient des catégories étanches et non des dimensions des genres (ce que j’avais tenté de défendre dans la lignée des formalistes russes et de Hamon) ; le cloisonnement des composantes de la matière français qui a entravé les relations avec les questions de grammaire (ce que nous avions essayé de faire avec la question du personnage construit comme organisateur possible de l’enseignement du français).
6. Comment percevez-vous la place de l’analyse du récit dans le cadre des évolutions actuelles du champ de la didactique du français et de la société en général?
La question est trop générale pour moi.
Je souhaitais quand même dire à quel point j’étais surpris par la manière dont certains avancent deux idées sans grand fondement pour moi (je ne connais pas véritablement d’études précises sur ces questions): la narratologie aurait envahi le champ de l’enseignement du français et ses usages auraient été néfastes, notamment en ce qu’elle aurait généré des récits plus stéréotypés qu’auparavant.
Ayant dit cela, il me semble que les analyses du récit demeurent présentes dans l’enseignement du français (le récit est une des catégories de textes les plus étudiées en relation avec des idées reçues sur la genèse de son appropriation par les enfants (qui serait plus précoce que pour d’autres «types») et sur l’intérêt qu’il susciterait (supérieur à d’autres types). Cela s’articule aussi avec la place de la littérature et du roman.
Les analyses du récit (sans se référer exclusivement à la narratologie) sont aussi très présentes dans la société en général et dans les discours sociaux : voir l’essor des histoires de vie, voir aussi la référence fétichisée à Ricœur, les débats autour du récit national ou la vogue du «storytelling».
Annexes. Quelques publications d’Yves Reuter sur ces questions
Ouvrages
- Introduction à l'analyse du roman, Paris, Dunod, 1991, 165 p.
Seconde édition revue et corrigée en 1996, Troisième édition, revue et corrigée, Armand Colin, 2009. Quatrième édition revue et corrigée 2016.
- Enseigner et apprendre à écrire. Construire une didactique de l'écriture, Paris, E.S.F., 1996, 181 p.
- L’analyse du récit, Paris, Dunod, 1997, coll. «Topos», 128 p.
Traduction au Brésil. L’analyse du récit, Paris, Nathan, 2001, coll. «128» (édition Dunod modifiée), L’analyse du récit, Nouvelles éditions, revues et corrigées, Armand Colin, 2005, 2009, 2016.
- La description. Des théories à l’enseignement-apprentissage, Paris, ESF, 2000, 230 p.
- Personnage et didactique du récit, Metz, Centre d'Analyse Syntaxique de l'Université de Metz, 1996, (en collaboration avec P. Glaudes), 221 p.
- Le personnage, Paris, P.U.F., 1998, coll. « Que sais-je ? » (en collaboration avec P. Glaudes), 128 p.
- Personnage et histoire littéraire, Toulouse, Presses Universitaires du Mirail, 1991 (en collaboration avec P. Glaudes), 258 p.
Direction d’ouvrages collectifs
- La question du personnage. Cahiers de Recherches en Didactique du Français, n°1, Université de Clermont-Ferrand, CRDP, octobre 1987, 155 p.
- Le personnage dans les récits. Cahiers de Recherches en Didactique du Français, n°2, Université de Clermont-Ferrand, CRDP, octobre 1988, 64 p.
- Personnages et histoires. Cahiers de Recherches en Didactique du Français, n°3, Université de Clermont-Ferrand, CRDP, janvier 1990, 173 p.
Pour citer l'article
Yves Reuter, "Témoignage de Yves Reuter", Transpositio, La scolarisation de la narratologie vue par quelques grands témoins, 2023http://www.transpositio.org/articles/view/temoignage-de-yves-reuter
Voir également :
La narratologie scolaire, objet de descriptions et de critiques
Si l’on prend acte, à la suite de Baroni, de la décadence sur le plan académique de «l’empire de la narratologie» après une période faste dans la deuxième moitié du XXe siècle, et si l’on s’étonne avec lui du « contraste entre l’ampleur du ‘‘tournant narratif’’ et la place relativement dérisoire occupée par la ‘’théorie du récit’’ au sein des institutions académiques » (2016: 226), un fait reste néanmoins avéré : la narratologie figure encore dans les programmes et les plans d’étude, dans les manuels scolaires, dans des articles de recherche en didactique{{Cf. Dufays, Lisse & Meurée (2009), encore récemment Dezutter, Babin & Lépine (2020).}}.
La narratologie scolaire, objet de descriptions et de critiques
Pour Bertrand Daunay1
1. La narratologie scolaire est-elle périmée?
Si l’on prend acte, à la suite de Baroni, de la décadence sur le plan académique de «l’empire de la narratologie» après une période faste dans la deuxième moitié du XXe siècle, et si l’on s’étonne avec lui du « contraste entre l’ampleur du ‘‘tournant narratif’’ et la place relativement dérisoire occupée par la ‘’théorie du récit’’ au sein des institutions académiques » (2016: 226), un fait reste néanmoins avéré : la narratologie figure encore dans les programmes et les plans d’étude, dans les manuels scolaires, dans des articles de recherche en didactique2. L’enquête mise en œuvre par le groupe DiNarr sur les usages déclarés par les enseignant·e·s atteste en effet que la narratologie scolaire reste d’actualité – ce que corroborent d’ailleurs, même si leur objectif premier était différent, d’autres travaux effectués à partir de données recueillies dans des classes (Gabathuler 2014, Franck 2017, Védrines 2017, Ronveaux & Schneuwly 2018). La persistance de la narratologie scolaire représenterait-elle donc un archaïsme, une nouvelle illustration du décalage entre les forces vives du savoir et la sempiternelle lenteur d’une institution rigide inapte à les intégrer? À écouter les critiques formulées à son encontre, qui ne manquent pas, on peut se demander si l’enseignement de la narratologie a encore du sens3.
Nous proposerons pour notre part de considérer que l’élaboration de dispositifs intégrant des concepts narratologiques conserve une pertinence didactique. Au-delà du constat, certes non négligeable, mais qui ne saurait tout justifier, que la narratologie ne cesse de s’enseigner, nous voulons souligner l’importance de sa médiation dans le développement intellectuel des élèves et – ce qui peut paraitre à première vue paradoxal – dans les rapports de ce développement avec leurs émotions. Ce sera l’occasion de revenir sur le double intérêt que quelques didacticiens, dès les années 70-80, avaient pu reconnaitre aux méthodes d’analyse, alors nouvelles, dont faisait partie la narratologie. Ce double intérêt, presque un demi-siècle plus tard, a sans doute été un peu perdu de vue. Pourtant, à notre sens, la narratologie conserve sa puissance critique à l’encontre d’une certaine mystique littéraire reposant sur des notions implicites conniventes de goût, de sensibilité, d’impression, de conception idéaliste de la subjectivité4, autrement dit, à l’encontre de cette «idéologie de la grâce culturelle et de la communion lectorale» dont parle Petitjean (2014: 51). Et la narratologie contribue aussi, par l’action même de la verbalisation des effets du texte, par sa commodité à être évaluée, par son approche méthodique, technique de l’exercice d’explication des textes (pas seulement littéraires d’ailleurs), à l’étayage de l’apprentissage des élèves qui, pour en être les plus éloigné·e·s, ont le plus besoin de comprendre les codes de l’école.
2. Critiques littéraires et didactiques
L’introduction que Compagnon rédige pour son livre Le démon de la théorie (1998) peut nous servir à exemplifier les difficultés que rencontre une certaine critique littéraire lorsqu’elle entreprend de commenter des enjeux scolaires, ou même de parabole, tant les personnages qu’elle met en scène, en particulier celui de l’École, relèvent davantage de la fantaisie allégorique que de la description. Lorsque, fort de sa position académique et de son autorité savante, Compagnon évoque l’école, (au sens où il la fait apparaître comme par magie, avec ses mots et son esprit), il commence par souligner la pauvreté de la théorie littéraire en France avant les années 60 en regard de l’intense productivité internationale: «formalisme russe, […]cercle de Prague, […]New Criticism anglo-américain, […]stylistique de […]Spitzer, […]topologie de […]Curtius, […]antipositivisme de […]Croce […]critique des variantes de […]Contini, […]école de Genève et […] critique de la conscience […]antithéorisme […]de […]Leavis et de ses disciples de Cambridge» (1998: 7). Pour expliquer ce retard, Compagnon mentionne une explication donnée par Spitzer : en seraient autant de causes un sentiment de supériorité français dû à un passé littéraire éminent auquel s’ajoutent le positivisme scientifique et enfin la prédominance de la pratique scolaire de l’explication de texte. Mais Compagnon note que cette interprétation a été rapidement démentie par une évolution que Spitzer ne pouvait pas deviner: «par un très curieux renversement qui peut donner à réfléchir, la théorie française s’est trouvée momentanément portée à l’avant-garde des études littéraires dans le monde» (9) et s’est implantée dans l’enseignement littéraire, bouleversant la méthode de l’explication de texte. L’affirmation de Spitzer s’est donc trouvée contredite par les faits, et son appréciation quant à la cause scolaire s’est avérée, en réalité, peu clairvoyante. Ceci donne effectivement à réfléchir, mais n’empêche pas pour autant Compagnon d’écrire quelques lignes plus loin :
La théorie s’est institutionnalisée, elle s’est transformée en méthode, elle est devenue une petite technique pédagogique souvent aussi desséchante5que l’explication de texte à laquelle elle s’en prenait alors avec verve. La stagnation semble inscrite dans le destin scolaire de toute théorie.
Et il ajoute:
La nouvelle critique […] s’est solidement implantée dans l’Éducation nationale, notamment dans l’enseignement secondaire. C’est même probablement cela qui l’a rendue rigide. Il est impossible de réussir aujourd’hui à un concours sans maîtriser les distinguos subtils et le parler de la narratologie. (10)6.
Ainsi, à quelques lignes d’écart, Compagnon relève-t-il l’erreur de Spitzer avant de reproduire le travers qui s’en trouve à l’origine: son affirmation sur les effets supposés délétères de l’institutionnalisation d’une théorie se passe de toute justification empirique; elle trahit une méconnaissance de la pratique réelle des exercices scolaires et de leurs raisons d’être (le «probablement» mériterait à lui seul un long commentaire). Et d’ailleurs, de quel enseignement secondaire parle-t-on : collège, lycée, lycée technique, professionnel, lycée Henri IV ou lycée fréquenté par des élèves socialement défavorisés? Et qu’en est-il des établissements francophones hors de France, etc.? Relevons également au passage la pétition de principe associant les concours et les pratiques réelles d’enseignement, et qui omet que, jusqu’à preuve du contraire, les concours sont préparés à l’université, de même que les jurys sont composés en majorité d’universitaires et non d’enseignants du secondaire. Finalement, supposer que le futur enseignant appliquerait sans désemparer dans ses classes ce qu’il a appris pour les concours revient ni plus ni moins à ignorer tout à la fois les processus de transposition didactique et les conditions réelles de l’enseignement, et donc, le fait que tout rapport au texte réfracte nécessairement les paramètres sociaux orientant le contexte d’interaction (Vuillet 2018).
Le parti-pris assumé (notamment) par Compagnon se fonde sur une image de l’enseignement secondaire qui répliquerait plus ou moins laborieusement des recherches menées dans les laboratoires, les universités, les grandes écoles, etc. Il est alors facile de déplorer la déperdition en rigueur et en finesse due au transfert de certains concepts de la narratologie depuis les forces vives de la pensée – celle de Genette principalement, dont une partie de l’œuvre théorique a été transposée à partir des années 70 avec une grande constance – vers la classe, où ils ne pourraient que se dévaluer, voire se fossiliser.
Pour résister aux réductions de ce type, les connaissances qui relèvent d’un positionnement didactique standard, et donc en particulier les questions concernant la transposition s’avèrent utiles (Bronckart 2017)7. Une telle perspective demande de se départir d’une conception des savoirs scolaires comme copie plus ou moins fidèle des savoirs dits savants, et en fin de compte dominants8. Rappelons que les impasses applicationnistes de la transposition didactique sont critiquées depuis longtemps par Chevallard (1985) et par Schneuwly (1990, 1995) – le second, plus nettement peut-être que le premier, s’opposant à une vision passive de l’école et insistant au contraire sur sa puissance créatrice dans le traitement des savoirs, quels qu’ils soient, pour les transformer en objets à enseigner et enseignés9. Schneuwly l’exprime de manière explicite: «le savoir enseigné doit être considéré comme une création hautement originale, collective, souvent séculaire» (2009: 18), ce qui équivaut à accorder un rôle central aux disciplines et à la formalisation des savoirs10. C’est d’ailleurs l’un des arguments que Daunay oppose à Compagnon lorsque ce dernier met en cause le formalisme des disciplines: «une discipline scolaire peut-elle s’affranchir d’un tel formalisme? Ce serait une position audacieuse, au regard de l’histoire des disciplines…» (2010: 29).
Pour prendre un exemple caractéristique en didactique du français, le concept de narrateur est un peu «plus11», au secondaire, que le narrateur dans Figures III. Il est un peu «plus», car il entre en relation avec d’autres pratiques propres à l’enseignement, en l’occurrence, avec l’exercice de l’explication de texte littéraire. Ce «plus» le transforme en fonction de la situation, ce que ne semblent pas prendre en compte certains théoriciens, car de leur point de vue, il est inadmissible qu’il se situe un peu «moins» par rapport à leur propre système et leurs propres pratiques. Le problème tient à ce qu’ils prétendent légitimer leur discours comme une norme à partir de laquelle devrait être évaluée l’école.
Le narrateur de Genette n’est donc pas celui du cours de français; qu’y a-t-il de «plus»? Eh bien, précisément, qu’il soit transposé avec toutes les conséquences propres aux systèmes didactiques. Par exemple, que signifie le fait que les concepts narratologiques entrent avec beaucoup d’autres dans une «boite à outils» méthodologique12 ? Les observations de leçons montrent que l’enseignement d’une méthode (parfois appelée technique) est indissociable de la volonté des enseignant·e·s d’expliciter cours après cours les conditions requises pour réussir des exercices, dont certains sont évalués aux examens. On constate que cette technique trouve du sens dans la mesure où elle donne des repères aux élèves et procède d’un entrainement régulier à l’usage d’instruments leur permettant de ne pas rester sans voix face à l’exercice complexe d’explication. Ils suivent un protocole. Et il n’est peut-être pas inutile à ce propos d’insister sur ce principe: «L'ordre didactique, qui ne se plie pas à nos désirs, vient […] rappeler qu’un enseignement, avant d’être bon, doit être tout simplement possible» (Chevallard 1991: 37). Une précaution consisterait à penser que si les enseignant·e·s agissent ainsi, techniquement, c’est sans doute qu’il y a des raisons qui ne relèvent pas fatalement de la routine, de la paresse intellectuelle, mais plutôt de contraintes inhérentes aux paramètres qui orientent leurs pratiques: la mise en œuvre quotidienne du métier et de ses propres techniques spécifiques expérimentées régulièrement durant l’exercice de leur travail.
C’est ici l’occasion de mentionner que la didactique du français, à son origine, s’est fédérée, y compris de manière polémique, contre les pratiques de certaines formes d’enseignement littéraire. À cet effet, il est intéressant de citer le bilan que Petitjean propose en 2014:
L’intérêt affiché et revendiqué de l’apport structural immanentiste était double, à la fois critique et propositionnel.
Critique, voire polémique, au sens où les approches poétiques et linguistiques des textes ont rendu problématiques certains présupposés théoriques de la version scolaire de l’histoire littéraire: l’évidence des intentions de l’auteur, la monosémie des textes et leur transparence référentielle, l’instrumentalisation psychologique et moralisatrice des œuvres […]. Pratiques reviendra par la suite sur ces exercices canoniques liés à la pratique du commentaire, qui vont certes évoluer, mais demeurent discutables sur le fond (voir Charolles, 1990, et l’ensemble du numéro 68 de Pratiques ; Daunay, 1997; Delcambre, 1989, 1990; Denizot, 2013). Ces critiques des différents aspects de la "forme scolaire" (Vincent, 1994; Reuter et al., 2007) de l’enseignement de la littérature sont d’autant plus justifiées dans le contexte des années 70 que l’on assiste à un début de rapprochement des deux ordres (primaire et secondaire) d’enseignement […]. Ce qui signifie que cet enseignement de la littérature, destiné à "une élite de jeunes bourgeois cultivés", comme l’écrit S. Delesalle, ne saurait être adapté au nouveau public qui va progressivement, des CEG (collèges d’enseignement généraux) aux futurs CES (collèges d’enseignement secondaire), accéder à ce niveau d’études et qu’il faudra repenser en profondeur la discipline […].
Propositionnels, les premiers travaux de didactique et les théories auxquelles ils réfèrent l’ont été dans la mesure où ils ont servi d’antidote à l’impressionnisme […] censé permettre d’accéder à la "pensée indéterminée" ou à la "conscience profonde" qu’expriment les œuvres. Pour ce faire, l’accent sera mis sur les indices formels susceptibles d’étayer les interprétations et qui ont l’avantage de fournir à la discipline des savoirs objectivables et des exercices évaluables, procurant, de ce fait, un regain de légitimité aux études de lettres par rapport aux disciplines scientifiques. (Petitjean 2014: 19)13
On notera que ce discours de la méthode ne peut être dissocié de la volonté de s’adapter à un nouveau public d’élèves, corollaire de cette massification que la sociologie scolaire a bien documentée. Petitjean relève très justement le lien entre cette massification et les positionnements militants de la recherche en didactique:
Comme l’attestent les premiers numéros de Pratiques, il s’est agi, sur des bases militantes d’une revendication de scientificité conjointe à une volonté d’innovation pédagogique, de tenter de répondre à un nouveau public scolaire, à la suite des bouleversements démographiques. (2014: 13)
L'évolution des rapports scolaires aux textes réputés littéraires est donc une réponse au besoin de faciliter l’apprentissage des élèves n’entrant pas spontanément dans leur célébration. Dans cette perspective, il est utile de rappeler encore l’observation de Schneuwly sur la création hautement originale de la transposition. Combien d’idées justes théoriquement ont été prêchées dans le désert parce qu’il n’était pas tenu compte de la matérialité du travail que l’on prétendait amender! On peut d’ailleurs douter que l’enjeu fondamental se trouve uniquement dans une recherche de fidélité scrupuleuse au savoir savant. Tout d’abord, existe-t-il réellement un savoir savant stabilisé dans les sciences linguistico-discursives? Le cas de la narratologie est parlant. Quelle est la narratologie la plus savante, la plus incontestable, qui pourrait servir de parangon à une transposition digne de ce nom: celle de Genette, de Patron, de Rabatel, de Baroni? On peut aussi rappeler que tandis que la science débat, polémique, affine et progresse, enseignant·e·s et élèves travaillent en classe en fonction d’autres finalités. C’est pourquoi, il serait sans doute bienvenu de contextualiser les approximations et reformulations dues à la transposition.
Cela ne signifie pas pour autant que les pratiques existantes soient intangibles, mais qu’il vaut mieux partir d’un réel état des choses, sous peine de rêver la réalité plutôt que la décrire. Ce n’est qu’à partir de là, nous semble-t-il, qu’une réflexion peut être menée sur d’éventuelles propositions d’améliorations, d’amendements ou de confirmations. C’est la voie dans laquelle s’engage l’équipe DiNarr, et Baroni (2020) donne un bon exemple d’une réflexion savante qui s’intéresse, dans une perspective scolaire, à la qualité scientifique des concepts. Il s’inscrit ainsi dans une démarche d’éclaircissement terminologique au service des enseignant·e·s et des élèves, tout en prenant la peine de préciser (avec Reuter 2000: 9) qu’il est nécessaire de se demander à qui s’adressent les savoirs et dans quels buts14. À ce titre, Baroni mentionne les rapports réciproques propres à la transposition entre les champs de la théorie narratologique et de l’enseignement:
De telles situations posent la question de la pertinence d’acquérir ou d’enseigner un appareillage critique dont la définition apparaît obscure ou le gain pour l’interprétation discutable. Mais ces difficultés peuvent aussi avoir une valeur heuristique, dans la mesure où elles devraient être considérées comme le symptôme d’un défaut de la théorie, ce qui devrait nous encourager à la réformer. Théorie et enseignement ne sont pas deux champs d’activités liés par un rapport de transfert unilatéral, mais bien deux pratiques qui se nourrissent mutuellement, dans un cercle que l’on peut espérer vertueux pour autant que l’on accepte de ne pas figer les concepts hérités du passé. (2020: §18)
En complément de ces observations, il nous semble notamment utile de retenir une particularité de l’organisation de l’enseignement par degrés: les élèves changent d’enseignant·e·s d’une année à l’autre et rencontrent régulièrement des empêchements lorsque la nomenclature des concepts change sans que cela ne soit enseigné explicitement. Faut-il pour autant renoncer à tout changement ? Non, bien sûr, mais sur le plan de la progression curriculaire comme sur celui des rapports entre contenus d’enseignement et théorie de référence de ces contenus, la question de la sédimentation gagne à être prise en compte. Il convient dès lors de se demander en quoi une proposition nouvelle s’intègre au système ancien, comment elle peut compléter, éventuellement contribuer à une approche diversifiée, et si réellement elle entre en contradiction, en expliciter la différence et la productivité.
Notre propos ne soutient pas – ce serait absurde – que les effets de la transposition ne puissent pas faire l’objet de critiques et nombre d’articles didactiques s’y emploient, mais il s’agit d’une question de méthode. Et la didactique peut à son tour être objet de critique (Daunay 2007b : 160).
3. Le rôle du concept pour l’apprentissage et le développement
La réflexion sur l’introduction de la narratologie à l’école a déjà été documentée, mais nous souhaitons insister sur le rôle de cet apprentissage pour le développement de l’élève, afin d’en estimer le coût s’il devait être abandonné. Notre réflexion sur les rapports entre apprentissage et développement est redevable à la thèse du psychologue L. S. Vygotskij qui soutient que, contrairement à la maturation des instincts et des tendances innées, la force motrice qui provoque le processus du développement psychique
Est située non pas au-dedans de l'adolescent, mais au-dehors et en ce sens les tâches que le milieu social propose à l'adolescent en développement et qui sont liées à son insertion dans la vie culturelle, professionnelle et sociale des adultes sont véritablement un élément fonctionnel d'une extrême importance, qui indique une nouvelle fois la détermination réciproque, la liaison organique et l'unité interne du contenu et de la forme dans le développement de la pensée. (1934 / 1997 : 208)
Vygotskij mentionne «un fait depuis longtemps établi par l'observation scientifique» et qui nous semble capital pour une réflexion didactique :
Là où le milieu ne suscite pas les tâches voulues, ne présente pas d'exigences nouvelles, n'encourage pas ni ne stimule à l'aide de buts nouveaux le développement intellectuel, la pensée de l'adolescent ne cultive pas toutes les possibilités qu'elle recèle réellement, n'accède pas à ses formes supérieures ou y parvient avec un très grand retard. (1934 / 1997 : 208)
L’enjeu est considérable : il s’agit tout simplement de réfléchir aux potentialités des objets enseignés, des activités, des dispositifs en termes d’accès à des formes supérieures de pensée – et bien sûr la narratologie n’échappe pas à la règle. Ainsi, le raisonnement de Vygotskij le conduit à défendre la nécessité de ne pas laisser le développement de l’enfant uniquement à sa propre logique, car elle ne se transformera alors jamais en développement culturel (1931/2014 : 500) :
L'apprentissage n'est valable que s'il devance le développement. Il suscite alors, fait naître toute une série de fonctions qui se trouvent au stade de la maturation, qui sont dans la zone prochaine de développement. C'est là le rôle capital que joue l'apprentissage dans le développement [...]. L'apprentissage serait parfaitement inutile s'il ne pouvait utiliser que ce qui est déjà venu à maturité dans le développement, s'il n'était pas lui-même la source du développement, la source du nouveau. (1934/1997 : 358)
C’est ce qui explique que la zone de développement potentiel15 soit un facteur essentiel des processus à l’œuvre au sein des systèmes didactiques, et la narratologie peut jouer, par son outillage conceptuel, un rôle moteur dans le fonctionnement de cette zone de développement potentiel. Le processus de conceptualisation se réalisant au cours d’un programme d’apprentissage contribue en effet de manière fondamentale au développement psychique. Voici, en quelques mots, le raisonnement de Vygotskij : partant d’observations empiriques, il constate d’abord qu’à un premier stade l’enfant confond la liaison entre ses propres impressions avec une liaison entre les choses (1934/1997 : 211); ces concepts dits syncrétiques sont suivis d’une deuxième étape qu’il nomme «pensée par complexes» dont les généralisations réunissent les objets ou les choses «non plus sur la base des seules liaisons subjectives», mais sur «une liaison concrète et de fait entre les différents éléments qui [les] composent» (1934/1997 : 216); la liaison, et c’est important pour la suite de notre propos, est alors essentiellement empirique. Vygotskij explique que c’est comme si l’enfant pensait par noms de famille. Comme le nom propre «Pétrov» rassemble les divers membres d’une même famille, la pensée par complexes réunit des objets singuliers par leurs aspects concrets. Il ajoute que c’est un progrès incontestable, mais ce n’est pas encore véritablement la pensée conceptuelle proprement dite – tant réunir des personnes par leur nom de famille ne nécessite aucunement une connaissance exacte du concept même de «famille».
Il est crucial de comprendre que le concept n’est pas seulement un savoir verbal, mais qu’il est dans un rapport essentiel avec la réalité expérimentée (1934/1997 : 190). Il s’inscrit également dans un processus vivant, c’est-à-dire qu’il contribue à la communication, à la manifestation du sens, aux résolutions de problèmes et qu’il est évolutif (1934/1997 : 192). Ce n’est donc pas seulement un rapport à la réalité, mais un rapport problématisé à la réalité et dès lors le concept n’est pas envisagé dans sa substance, mais dans sa fonction : il se trouve nécessaire quand le rapport au monde pose problème, et doit être pensé; ce problème peut alors être surmonté grâce à la formation des concepts (195). Il est d’ailleurs notable dans les observations de leçon que, souvent, l’intérêt ou le désintérêt manifesté par les élèves est lié au sens qu’ils peuvent donner aux concepts, c’est-à-dire à l’aide que ces derniers leur apportent potentiellement dans la résolution des problèmes qui leur sont posés : «Le concept apparaît lorsqu'une série de traits distinctifs qui ont été abstraits est soumise à une nouvelle synthèse et que la synthèse abstraite ainsi obtenue devient la forme fondamentale de la pensée, permettant à l'enfant de saisir la réalité qui l'environne et de lui donner un sens» (258). Si ce rapport n’existe pas ou est trop distendu, le fonctionnement de la pensée est interrompu et entraine un décrochage, avec les conséquences que l’on connait.
Ajoutons que le caractère évolutif du concept apparait d’autant plus fondamental qu’il signifie des degrés d’accès à la conceptualisation dans l’apprentissage pour l’apprenant, mais aussi des degrés à prendre en compte par l’enseignant·e. Le problème ne réside pas uniquement dans le degré d’abstraction du concept lui-même, mais aussi dans l’étendue du système auquel il donne accès et c’est pourquoi sa compréhension et son acquisition, en milieu scolaire du moins, dépendent pour partie de l’explicitation des propriétés du concept, telles qu’organisées à travers le temps de l’enseignement et de l’apprentissage, et pour partie des conditions données à l’élève pour lui permettre de lier le concept à des objets situés à l’extérieur de lui-même (autrement dit, des propriétés du milieu didactique qui, à travers des tâches structurées en dispositifs, médient l’élaboration d’un rapport entre les actions de l’élève, le concept à apprendre, et les problèmes auxquels le concept donne accès et contribue à résoudre). Si l’on se fixe pour objectif de conduire un élève à un point x, ce qui importe, c’est de comprendre les étapes qui manquent, les sauts trop importants qui l’empêchent d’y parvenir, en d’autres termes les concepts manquants et les liaisons manquantes entre les concepts dans le système des concepts d’une part, et les liaisons entre les concepts et les problèmes concrets qui sont à résoudre d’autre part. Et il est donc nécessaire, pour que fonctionne la zone de développement potentiel, que dans une interaction didactique l’un des acteurs ait non seulement une connaissance plus vaste du système conceptuel que l’autre, mais aussi, une connaissance des conditions permettant l’apprentissage de ce système.
Toutefois, enseignant·e·s et apprenant·e·s peuvent tout à fait utiliser les mêmes mots, sans pour autant les insérer dans les mêmes systèmes conceptuels, et c’est ici qu’intervient ce que Vygotskij appelle des pseudo-concepts. Il note que dans ce cas la généralisation exprimée par l’apprenant·e rappelle par son apparence celle du concept que l'enseignant·e utilise, mais qu’elle demeure d’une nature psychique différente. Il s’agit
D'une réunion sous forme de complexe d'une série d'objets concrets, qui phénotypiquement, c'est-à-dire par son apparence extérieure, par l'ensemble de ses particularités externes, coïncide parfaitement avec le concept, mais qui par sa nature génétique, par les conditions de son apparition et de son développement, par les liaisons causales-dynamiques qui en sont la base, n'est nullement un concept. Extérieurement, c'est un concept, intérieurement, c'est un complexe. C'est pourquoi nous l'appelons pseudo-concept. (225)
Ce phénomène joue bien sûr un rôle décisif dans les malentendus cognitifs fréquemment observés par les recherches en didactique, puisque dans un cours, l’élève passe en alternance d’une pensée par complexes à une pensée par concepts en fonction de sa progression, de sa place dans les degrés scolaires ou dans les filières, et de la nature des tâches qui lui sont proposées. Nous insistons sur le fait que cette alternance entre pensée par complexes et pensée par concepts traduit des rapports fondamentalement différents à la réalité.
Pour mieux comprendre cet enjeu, ce raisonnement doit être complété par une autre distinction éclairante pour l’analyse du phénomène de l’abstraction conceptuelle, et qui apparait par ailleurs utile à la description des fonctions éventuelles de la narratologie dans un système didactique. Dans le chapitre 6 de Pensée et langage, Vygotskij différencie les concepts qu’il qualifie de quotidiens «spontanés» et ceux qu’il qualifie de scientifiques16. Pour expliciter son propos, il donne l’exemple du nœud : nouer de manière consciente ne signifie pas pour autant prendre conscience de l’action de nouer «parce que [l’] attention [est] dirigée sur l’acte même de nouer et non sur la manière dont[il est accompli]» (1934/1997 : 316). La prise de conscience consiste donc à ce que l’activité même de la conscience, qui «représente toujours un certain fragment de réalité», devienne objet pour prendre place dans une «généralisation des processus psychiques qui conduit à leur maîtrise» (317). Vygotskij précise ainsi que ce sont les concepts scientifiques qui «ouvrent la porte à la prise de conscience» (317)17. C’est la connaissance des opérations psychiques qui permet donc de les maitriser, les réitérer pour la résolution de problèmes posés par de nouvelles activités analogues ou différentes. La différence avec le concept quotidien est primordiale :
[L’enfant] sait ce qu’est un frère, mais il doit gravir dans le développement de cette connaissance de nombreux échelons avant d’apprendre à définir ce mot, si jamais l’occasion s’en présente. Le développement du concept de «frère» n’a pas eu pour point de départ une explication du maître ni une formulation scientifique du concept. En revanche il est saturé de la riche expérience personnelle de l’enfant. (1934/1997 : 292)
Cette dernière phrase sur la saturation par l’expérience contribue de manière passionnante à la compréhension de l’apprentissage tel qu’on peut l’observer dans les classes. En effet, Vygotskij considère que les deux types de conceptualisation sont antagonistes, n’obéissent pas à la même logique, suivent une voie opposée et «c’est là [d’ailleurs] le point cardinal de [son] hypothèse». Leur nature différente tient au fait «que l'élément principal dans [le] développement des concepts scientifiques est la définition verbale initiale, qui dans les conditions d'un système organisé descend jusqu'au concret, jusqu'au phénomène, alors que la tendance des concepts quotidiens est de se développer en dehors d'un système déterminé et de s'élever, d'aller vers les généralisations» (274). Vygotskij précise alors :
La faiblesse des concepts quotidiens se manifeste […] par une incapacité à l'abstraction, une inaptitude au maniement volontaire; ce qui domine dans ces conditions, c'est leur utilisation incorrecte. La faiblesse du concept scientifique, c'est son verbalisme, qui constitue le principal danger pour son développement, c'est son insuffisante saturation en concret; sa force est dans la capacité qu'a l'enfant d'utiliser volontairement sa disponibilité à l'action. (1934 /1997 : 275)
En d’autres termes, concrètement, si l’enseignant·e se cantonne dans une activité qui ne requiert que des concepts quotidiens, il n’y a pas de développement possible, mais si à l’inverse l’enseignement se focalise sur des concepts scientifiques abstraits, un autre risque est encouru :
L'enseignement direct de concepts s'avère toujours pratiquement impossible et pédagogiquement sans profit. Le maître qui tente de suivre cette voie n'obtient habituellement rien d'autre qu'une vaine assimilation des mots, un pur verbalisme, simulant et imitant chez l'enfant l'existence des concepts correspondants, mais masquant en réalité le vide. L'enfant assimile alors non pas des concepts, mais des mots, il acquiert par la mémoire plus que par la pensée et s'avère impuissant dès qu'il s'agit de tenter d'employer à bon escient la connaissance assimilée. Au fond, cette façon d'enseigner les concepts est précisément le défaut fondamental de la méthode d'enseignement […] purement scolastique, purement verbale, qui substitue à la maîtrise d'une connaissance vivante l'assimilation de schémas verbaux vides et morts. (1934 / 1997 : 277)
Même si l’on relève qu’ici Vygotskij parle d’enfants, sa remarque reste juste pour le secondaire, mais à des degrés différents. Le risque de verbalisme est bien sûr possible avec l’enseignement de la narratologie, surtout s’il se fait pour lui-même, indépendamment de son usage instrumental pour analyser des œuvres, en d’autres termes s’il demeure insuffisamment saturé de concret – cette insuffisance étant évidemment relative aux degrés et aux filières. C’est dans la mesure où la narratologie est un moyen au service d’une fin qu’elle a une chance de trouver du sens aux yeux des élèves, et ceci, en particulier, parce qu’elle contribue efficacement à réussir des exercices, comme nous l’avons déjà mentionné.
Les données recueillies dans les classes (on le verra un peu plus bas) attestent de l’importance du rapport au concret. Or, pour Vygotskij, la période de l’adolescence marque le moment d’une «profonde discordance entre la formation du concept et sa définition verbale» (1934/1997 : 260); et ce dissensus entre le concept et sa prise de conscience génère une complication notable dans l’acquisition des apprentissages : «L’adolescent forme un concept, l’emploie correctement dans une situation concrète, mais, dès qu’il s’agit de définir verbalement ce concept, sa pensée se heurte alors aussitôt à d’extrêmes difficultés et la définition qu’il en donne est beaucoup plus étroite que l’emploi vivant qu’il en fait» (1934/1997 : 260). Ce faisant, l’adolescent expérimente la complexité de définir un concept en se détachant de la situation concrète à partir de laquelle il a été élaboré : pour expliquer le concept
Il se met à énumérer les différents objets concrets que ce concept englobe dans la situation donnée. Ainsi, l'adolescent utilise le mot comme un concept, mais le définit comme un complexe. Cette forme qui hésite entre la pensée par complexes et la pensée par concepts est extrêmement caractéristique de la pensée à cette époque de transition. Mais la difficulté majeure, que l'adolescent ne surmonte habituellement qu'au terme même de cet âge de transition, est le transfert ultérieur du sens ou de la signification d'un concept élaboré à des situations concrètes nouvelles qu'il pense elles-mêmes en termes abstraits. La voie de l'abstrait au concret s'avère ici non moins ardue que ne l'était en son temps la voie ascendante du concret à l'abstrait. (1934 / 1997 : 262)
Pour insérer le concept dans un système de concepts, l’adolescent doit peu à peu se familiariser avec une généralisation de deuxième ordre, le premier ordre étant celui de la pensée par complexes. L’âge de transition qui correspond de nos jours grosso modo à l’enseignement secondaire suggère donc que les enseignements tiennent compte de ce double mouvement du concret et de l’abstrait. Face à un texte, l’élève peut très bien en rester à une forme de pensée par complexes, par exemple au niveau du déchiffrage de ce que le texte dit éventuellement du monde et de ce qu’il est capable de mettre en lien avec son expérience de ce monde, ou encore, dans une perspective plus narratologique, au niveau du repérage des points de vue explicites ou implicites qui orientent la production des discours qu’il lit. Cependant, seul un autre degré de conceptualisation lui permettra de prendre conscience des moyens par lesquels le texte a un effet sur lui. De la sorte, on comprend mieux le rôle décisif que peut jouer un ensemble conceptuel comme celui de la narratologie. L’élève, avec ces concepts, pose un regard tout à fait différent sur le texte : il n’est plus «spontané», mais analytique. On peut donc avancer que c’est ce rapport complexe, ce va-et-vient entre étude immanente qui porte l’accent sur le fonctionnement d’un texte et étude référentielle qui traite du rapport au monde qui est formateur et joue pleinement son rôle pour un développement psychique potentiel. Comment soutenir que cette capacité nuirait au plaisir du texte ? Il s’agit de deux postures différentes, également susceptibles d’être plaisantes, et d’ailleurs les lecteurs experts prouvent qu’ils sont capables de passer facilement de l’une à l’autre, avec ce bénéfice que l’attitude conceptuelle critique est susceptible de contribuer à une prise de conscience des manipulations que peuvent générer les effets puissants des procédés d’immersion.
Prenons un exemple qui renvoie à dessein à l’une des tendances les plus marquées du formalisme narratologique selon Todorov : la théorie du conte de Propp. Elle s’est diffusée en particulier sous la forme du schéma quinaire théorisé par Larivaille (1974). Son usage dans les classes relève indéniablement de la transposition didactique d’une recherche formaliste, en tant qu’elle a donné lieu à la production de concepts dont il a pu être estimé qu’ils demeuraient valides pour décrire des fonctionnements textuels observables dans d’autres genres que le conte russophone. Du point de vue de l’apprentissage, moyennant une transposition didactique, le processus mental requis par le schéma quinaire demande à l’élève de se placer dans une posture réflexive et critique. Cette posture fait partie de la diversité des rapports aux textes, de même qu’une diversité du rapport à la langue se pratique par la grammaire et par de nombreuses activités d’écriture. L’analogie avec la grammaire nous est d’ailleurs suggérée par Vygotskij quand il explique que l’enfant conjugue quotidiennement, sans savoir qu’il le fait, et ce n’est que par le passage au plan volontaire, conscient, intentionnel programmé par l’école que le développement intellectuel devient possible (1934/1997: 344). Pour illustrer ce point, on peut évoquer cette situation didactique:
Imaginons [écrit Daunay] un dialogue en CM2 (que j’emprunte en fait à B. Lahire) : «Dans la phrase Le train est grand, qu’est-ce que grand ? – C’est le train». Dans la réponse de l’élève, c’est bien une subjectivité qui s’exprime, qui dit un rapport au langage… Si les effets de cette subjectivité sont scolairement rejetés comme une erreur, c’est à juste titre, parce qu’ils signalent un rapport non distancié, non scolaire (non scriptural-scolaire, pour employer les mots de B. Lahire) à la langue. (2007a : 48)
L’aspect marquant de cet exemple réside dans le fait que l’élève pense avant tout au référent, il est saturé par son expérience, alors qu’on lui demande de s’en détacher pour accéder à un stade de conceptualisation grammaticale, c’est-à-dire de manifester un intérêt pour le fonctionnement de la langue. Si sa réponse n’est pas acceptée, et qu’elle rompt le contrat didactique sous-jacent, c’est en fonction d’un but didactique qui consiste à enseigner un métalangage lui permettant d’avoir un rapport conceptuel à la langue. Dans un autre contexte, celui d’une explication de texte, la réponse sur la dimension du train pourrait être pertinente. La discipline enseignée par la diversité de ses catégories offre précisément une pluralité de rapports à la langue et au texte, et c’est là sa richesse. De la même façon, l’élève par la médiation de la narratologie adopte une posture conceptuelle abstraite : il n’éprouve plus seulement le fait d’être captivé par une lecture, car les tâches préparées par l’enseignant·e lui permettent d’acquérir et de s’approprier un système conceptuel susceptible de l’aider à prendre conscience des raisons pour lesquelles il est captivé, de les verbaliser, par exemple grâce au concept de tension narrative – la tension suggérant une dynamique de mise en intrigue qui joue sur les attentes du destinataire, suscitant son intérêt, et qui peut prendre la forme de la curiosité, du suspens, etc. (Baroni 2007).
4. Concepts et affects
Il nous reste à développer un élément essentiel qui est demeuré jusqu’à présent en filigrane : le concept doit être aussi pensé dans son lien avec les affects18. Concepts quotidiens et concepts scientifiques sont étroitement liés à des façons différentes d’expérimenter des émotions provoquées par la lecture et l’étude d’une œuvre et Vygotskij nous invite à prendre en considération le fait que l’émotion produite parune œuvre engage une action spécifique de connaissance, car elle façonne un matériau qui a été pris dans la vie, mais qui a été transformé (1925/2005 : 78).
Même le sentiment le plus authentique n'est pas en soi capable de créer de l'art. […] La perception même de l’art requiert de la création, parce que pour percevoir l'art il ne suffit pas tout bonnement d'éprouver en toute sincérité le sentiment qui s'est emparé de l'auteur, il ne suffit pas de s'y reconnaître aussi dans la structure de l'œuvre elle-même, il faut encore surmonter de manière créatrice son propre sentiment, trouver sa catharsis, et seulement alors l'action de l'art s'exercera dans sa plénitude. (1925/2005 : 345)
Or, dans le contexte de l’enseignement, cette manière créatrice de surmonter son propre sentiment se pratique régulièrement avec l’exercice de l’explication de texte. Dans ce type d’activité, on attend que l’élève soit capable d’exprimer des émotions, mais qu’en outre sa verbalisation répond aux normes de la disciplination. La classe devient ainsi le lieu où l’on régule selon des modalités codées l’expression des émotions.
Voici un très bref exemple de transcription d’une leçon effectuée dans une classe de 3e de collège19 qui comporte l’usage d’un concept narratologique courant, celui de narrateur20. L’enseignante a proposé à ses élèves l’étude de deux textes de témoins de la Première Guerre mondiale21 :
Ens : donc le narrateur / lui / il réagit comment face à ce qu’il voit
El : il est étonné parce qu’on peut penser que si des gens meurent à côté de nous / on sera choqués / traumatisés / […] alors que même si des amis sont morts / [dans le texte] ils sont heureux /, mais après si on réfléchit vraiment à ça / on peut se dire que si on était dans la même situation / on serait aussi heureux parce que ça aurait pu être moi / alors que moi je suis vivant à côté / donc au début ça provoque l’étonnement /, mais après on prend conscience que peut-être on réagirait de la même manière.
Ens : oui /, mais c’est vrai que ce qui est intéressant aussi c’est que le narrateur il a l’air de vraiment comprendre seulement autour de la ligne 135 / «je comprends trois points de suspension / si ces instants sont heureux malgré tout au sortir de l’enfer / c’est que justement ils s’en sortent / etc.22» / donc on a ici un narrateur qui intervient considérablement dans le récit pour un peu commenter ce qu’il vient de voir /
On peut relever ici dans la réaction de l’élève la manière dont s’effectue l’interprétation par la médiation du concept de narrateur introduit dans la tâche par la question de l’enseignante. La tentation personnalisante est nettement marquée, d’autant plus qu’elle est associée à l’identification («si on était dans la même situation »). Ce n’est donc pas la nature du foyer énonciatif qui est mise en évidence, mais la compréhension du texte par l’expérience personnelle. Se donne ici à voir une sorte de syncrétisme entre différentes approches du texte : à la fois un indice d’une pensée par complexes, mais aussi un indice d’une voie vers l’abstraction (mention de la prise de conscience). Mais la manière dont l’enseignante régule l’interaction est tout aussi significative. Elle valide de manière très succincte la dimension référentielle (oui) pour revenir aussitôt au concept narratologique. Fidèle à la méthode de l’explication de texte, elle mentionne de manière précise l’occurrence (ligne 135), la commente en soulignant l’emploi de la ponctuation (trois points de suspension), pour ouvrir sur une remarque plus générale d’interprétation.
On voit ici ce qui est sous-jacent à la démarche de l’enseignante : elle met en place les conditions permettant aux élèves d’expérimenter le mouvement vers le concret, et le mouvement vers l’abstrait. Ainsi par cet exercice, les élèves sont invités à dépasser un premier état de l’affect pour accéder à un affect médié par un processus simultané de disciplination. Cela leur permet par la suite (les transcriptions le montrent) de comparer la manière dont deux témoins de la guerre relatent leur expérience, et dont le travail formel d’écriture (qui peut être en partie analysé grâce à la narratologie) joue sur la qualité d’authenticité de leurs témoignages respectifs23 :
El : il y a des moments où c’est / il y a des dialogues / un moment où c’est écrit comme un roman
Ens : oui
El : avec la littérature qui va avec / les tournures de phrase
Ens : oui ça c’est vraiment une bonne observation / effectivement dans les dialogues / on est plus dans une optique / essayer de rendre les choses comme elles se sont passées / et puis typiquement dans les descriptions là on retrouve des éléments plus typiques du roman / du romanesque / etc. / donc ça implique quoi / l’utilisation de quoi / comme style
El : quelles figures de style
Ens : oui par exemple quelles figures de style / de certains effets / etc.
Signe de la manière dont la classe entre dans une conceptualisation complexe, celle-ci apparait lorsque les élèves débattent et comparent leurs préférences pour le texte de Lintier ou pour celui de Barbusse24 :
El : [Dans le texte de Barbusse] tout est construit pour nous montrer que c’est vraiment horrible / par rapport à l’autre texte [celui de Lintier] c’est beaucoup moins vrai / aussi les morts comme ils sont décrits / déjà je ne suis pas sûr que quand tu es sur un champ de bataille / tu passes autant de temps à observer comment les gens sont morts / et puis ils sont dans des positions qui ne font pas très réalistes [T_Coll III_l. 3779-3783]
Le texte de Barbusse est abordé sous l’angle de sa construction, c’est-à-dire non pas comme un donné, mais par son intention énonciative qui oriente la signification du texte, ce qui permet de poser la question de la véracité, capitale pour la compréhension du genre des textes de témoignage. La réponse est encore approfondie :
El : il y en a un qui était coupé en deux / et une partie du corps qui était en quelque sorte debout / il me semble / ça ne fait pas très réaliste [T_Coll III_l. 3788-3793]
Cependant, un autre élève argumente en sens opposé :
El : je pense qu’il n’y a rien de plus réel que comment c’est retranscrit / ça ressemblait plus ou moins à ça
L’enseignant profite alors du débat pour proposer une synthèse qui contribue à la formation générale des élèves en cours de français :
Ens : la valeur de témoignage de ce texte / je conçois totalement que certains d’entre vous le reçoivent comme quelque chose d’hyperréaliste et d’autres comme quelque chose/ on va dire de totalement exagéré / maintenant du point de vue littéraire / […] on peut dire qu’il y a un certain nombre de procédés qui sont utilisés et qui suscitent des images en nous / ces procédés ce sont les comparaisons / ce sont les procédés d’exagération / des termes comme extraordinairement / avec des termes qui relèvent de l’hyperbole qu’on retrouve à la fin du texte aussi / donc ça au niveau littéraire […] / après est-ce que ça correspond à une réalité ? / ce serait plutôt un autre travail à effectuer.
De même que cet extrait d’interaction fait apparaitre la mise à profit, en classe, de concepts variés (valeur de témoignage, hyperréalisme, divers procédés littéraires), il est permis de considérer par extension que, dans une analyse de texte, ce n’est pas de la surprise face à l’horreur de la guerre qui est ressentie, mais de la surprise face à cette horreur décrite de façon plus ou moins réaliste, ce n’est pas de la tristesse qui est éprouvée, mais de la tristesse lyrique, non pas du courage, mais du courage épique, non pas de la pitié, mais de la pitié tragique, non pas un état d’attente anxieux, mais un état d’attente anxieux narrativisé, etc. Dans cette optique, l’exercice d’explication de texte peut être considéré comme un instrument psychologique qui offre la capacité de verbaliser la pensée émotionnelle inhérente à la spécificité esthétique de l’œuvre, telle qu’elle est étudiée dans un contexte institutionnel donné. Vygotskij précise que son plein potentiel en termes de développement intellectuel tient à un double facteur : non seulement laisser l’œuvre produire son émotion, mais encore en prendre conscience, sinon l’émotion risque de rester confuse et incompréhensible. Son interprétation, dont l’une des formes les plus élaborées se manifeste précisément dans les diverses pratiques de l’herméneutique, doit permettre d’éviter ses effets potentiellement perturbants, voire dommageables (1925/2005, p. 354). C’est alors que Vygotskij peut parler d’émotions devenues intelligentes, émotions qui «au lieu de se manifester sous la forme de poings serrés ou de tremblements […] se résolvent principalement dans les images de l’imagination» (1925/2005: 293).
Les observations de leçons montrent que l’enseignant·e guide les élèves, conscientise méthodiquement leur activité, et oriente leur attention vers des dimensions abstraites de leur expérience de lecture, ce qui du point de vue du développement revêt un aspect fondamental. Identifier un procédé n’est pas seulement utile en soi comme critère de réussite de l’exercice, mais il conduit l’élève à une prise de distance avec l’émotion première, et il peut alors expérimenter le fait que la conceptualisation ouvre la possibilité de s’en rendre maitre, de l’étoffer et de l’affiner, et de communiquer pour la partager. Loin de réduire, compromettre, gâcher la réception de l’art, la conceptualisation y contribue donc de manière décisive, et elle s’apprend dans notre société pour une part essentielle à l’école par une systématisation disciplinaire qui se forme cours après cours. L’apprentissage des émotions esthétiques se fait donc de manière collective ou, plus précisément, la manière d’apprendre à vivre subjectivement une émotion dépend fondamentalement d’une interaction collective. Il est ainsi possible dans des conditions très précises, à l’intérieur d’un espace bien spécifique, protégé institutionnellement, celui de la classe, d’expérimenter les émotions et les passions sans s’exposer aux sanctions immédiates que pourraient entrainer ces émotions et ces passions dans la réalité. C’est possible parce qu’elles sont transformées grâce à une double médiation : celle de l’art et celle de la culture didactique.
5. Les concepts, les méthodes et les outils
Dans un article intitulé Défense et illustration de "l’honnête homme". Les hommes de Lettres contre la sociologie, Sapiro (2004) analyse le conflit qui s’est ouvert, à la fin du XIXe siècle, entre le champ littéraire et le champ académique. La polémique visait surtout la sociologie (Durkheim), mais aussi son application par Lanson à l’histoire littéraire. Sapiro observe que
Dans le champ littéraire, l’argumentation contre le scientisme prend appui sur une triple antinomie qui condense trois séries d’oppositions : entre créateur et professeur (auctor/lector, invention/répétition, intuition/raison, don/application, génie/habileté, élégance/pédantisme, l’inné/l’acquis); entre homme de lettres et savant (humanités/sciences, culture générale/spécialisation, «idées générales»/positivisme, spiritualisme/matérialisme, désintéressement/utilitarisme); et, enfin, entre «héritiers» et «boursiers» […]. Les arguments pour la défense des humanités, contre les sciences, recoupent très largement ceux qui valorisent le génie de l’écrivain, l’universalité de l’homme de lettres contre le pédantisme du professeur, la spécialisation du savant coupé du réel. (2004 : 16)
Elle ajoute que ces systèmes de classification fonctionnent comme
Des opérateurs axiologiques, sortes de catégories éthiques de l’entendement scolastique qui confèrent aux systèmes d’opposition culturelle leur «sens», dans la double acception de signification et d’orientation dans l’espace, en l’occurrence, le haut et le bas, c’est-à-dire le digne et l’indigne. L’efficacité sociale de ces opérateurs tient aussi […] dans leur capacité à réaliser l’unification symbolique de systèmes de classement ou de types de hiérarchies hétérogènes, dans l’ordre des valeurs et dans l’ordre institutionnel. Il n’est donc pas étonnant qu’ils soient un enjeu majeur des luttes symboliques dans les moments de transformation sociale. (2004 : 21)
Dans cette perspective historique, les diverses critiques formulées à l’encontre de la narratologie scolaire ont un air de déjà-vu. À tout le moins ne renouvellent-elles pas particulièrement les opérateurs axiologiques dont Sapiro décrit l’activation, par des hommes de lettres d’un autre temps, contre les sciences sociales naissantes.
Ce qui a changé pourrait être recherché, en revanche, dans certains éléments qui servent de décor à l’adaptation contemporaine de la tragicomédie, devenue classique, du digne et de l’indigne. Entre les tirades de Péguy qui défend, en 1906 déjà, la probité de l’homme contre les instruments et les méthodes issues des disciplines de l’histoire et de la sociologie, et les accusations portées contre la narratologie scolaire lors d’un procès imaginaire plus récent (où la verve dramatique et la connivence des plaidoyers compensent mal l’absence de preuves, et surtout de victimes), la structuration du champ académique et l’orientation des approches didactiques des textes réputés littéraires ont en effet évolué. Côté cour : des représentants de la recherche littéraire francophone, qui a entretemps su répondre de façon remarquable à l’injonction académique de scientificité par la formalisation de systèmes conceptuels rigoureux, cèdent à la fétichisation de la Théorie en déplorant qu’elle puisse être transposée en méthodes et en techniques dites desséchantes (Compagnon 1998 : 10). Côté jardin : certains travaux se réclamant de la didactique de la littérature prennent à contre-pied le processus de dénaturalisation des objets d’enseignement (Chevallard 1991 : 17), tout coextensif de la scientifisation de la didactique du français qu’il soit, et bien que l’on ne cesse de rappeler son importance à l’endroit du littéraire (Reuter 1995; Daunay 2007b; Vuillet 2017). Ne pourrait-on pas soutenir que nous sommes dès lors très proches d’une démarche tendant à minimiser le rôle des disciplines et de leurs médiations? Dans l’histoire des idées sur l’éducation, deux traditions de pensée peuvent en effet être distinguées, avec des nuances certes importantes, mais malgré tout cohérentes : l’une, naturaliste, cherche à protéger la nature de l’enfant contre les atteintes de l’institution (Rousseau, Tolstoï, l’éducation nouvelle, etc.); l’autre, dénaturalisante, constructiviste, historico-culturelle (Vygotskij, l’interactionnisme socio-discursif, etc.25), conduit à concevoir d’une façon significativement différente l’expérience de la subjectivité dans un milieu didactique26. Or, dans le courant important de la didactique de littérature de ces vingt dernières années, celui du «sujet lecteur», la revendication d’un accès à la sensibilité ou à l'implication émotionnelle de ce «sujet» somme tout abstrait se concrétise, logiquement, par une minimisation, voire par un refoulement des conditions propres au fonctionnement des systèmes didactiques – qu’il s’agisse de celles issues de la discipline «français», ou de celles plus génériquement liées aux contextes institutionnels des activités. C’est donc par des voies différentes, mais entre lesquelles des chemins de traverse existent, qu’un ensemble hétérogène de spécialistes de la littérature parvient au même point de vue : celui qui consiste à dévaloriser les déclinaisons scolaires d’appareillages conceptuels (parmi lesquels la narratologie). Cependant, même si la robustesse de l’outillage conceptuel observé dans les classes demeure toujours questionnable, force est de constater que les enseignant·e·s l’utilisent avec l’intention de servir l’apprentissage et de contribuer potentiellement au développement des élèves – potentiellement puisque les élèves peuvent bien sûr, pour de multiples raisons, ne pas entrer dans la conceptualisation enseignée.
Telle que nous avons tenté d’en donner un aperçu dans cet article, et comme les journées d’études organisées par le groupe DiNarr en juillet de cette année en ont fourni un exemple, la rencontre des approches didactiques de la littérature et de la narratologie offre l’occasion d’interroger scientifiquement les rapports entre des théories (ici : didactiques ou textuelles), des techniques (en l’occurrence : relatives à l’enseignement ou aux procédés narratifs) et des pratiques (dans notre cas : scolaires ou savantes). À elles seules, ces trois composantes et leurs déclinaisons rendent pertinente la mention d’une réflexion développée par Habermas dans un texte datant de 1966, Progrès technique et monde vécu social – mais il se trouve, de surcroit, que les deux ensembles de reproches adressés à la narratologie scolaire y sont comme invalidés par avance. Pour Habermas :
Les informations strictement scientifiques […] ne peuvent pénétrer dans le monde vécu social que par le biais de leur mise en valeur technique, c’est-à-dire en tant que savoir technologique : et là elles servent à développer notre pouvoir de disposer techniquement des choses. [….] . Elles ne se situent donc pas sur le même plan que la conception que les groupes sociaux se font d’eux-mêmes et qui oriente leurs actions […]. (2015 : 78)
Dans cette perspective, les techniques, les méthodes et les outils transposés et stabilisés au sein de la narratologie scolaire apparaissent comme un moyen tout indiqué pour favoriser la pénétration, dans le «monde vécu social», des élaborations plus strictement scientifiques des théories narratives, et ce, en vue d’augmenter le pouvoir de chacun·e à disposer techniquement ou méthodiquement des procédés narratifs. Et nous avons pour notre part voulu illustrer qu’avec cet outillage ce ne sont pas seulement les conceptions que les élèves se font des textes, mais aussi celles qu’ils se font leurs propres émotions qui peuvent s’en trouver étoffées, reconfigurées, rapprochées des produits culturels de notre sociohistoire.
Ce développement appelle à notre sens deux compléments. D’une part, il doit être tenu pour réducteur de considérer que la technique, la méthode et l’outil descendraient uniquement de la science comme semble le penser Habermas (2015 : 87) : c’est omettre qu’ils peuvent procéder conjointement, dans un mouvement cette fois ascendant, de la pratique elle-même – ce que démontre nettement le cas des sciences de l’éducation qui se sont justement scientificisées et disciplinarisées à partir de pratiques préexistantes (Hofstetter & Schneuwly, 2014). D’autre part, il convient de noter que l’affiliation de contenus de savoir aux catégories respectives de la praxéologie ou du modèle référable/référé à une théorie relève inévitablement d’«un classement de type culturel, ou plus précisément, de type institutionnel» (Johsua 1994 : 103). Autrement dit : les paramètres spécifiques d’un contexte institutionnel, en tant qu’ils orientent les manières de penser, de dire et d’agir de ses représentants, contribuent en large part à la catégorisation de contenus de savoirs comme relevant de savoirs pratiques, ou de modèles référables/référés à une théorie – ce dont on peut se convaincre en songeant au fait que l’élaboration de théories constitue, elle-même, une pratique parmi d’autres. Moyennant ces compléments, il nous semble que la réflexion introduite par Habermas aide à décrire comment les approches didactiques de la littérature et la narratologie peuvent, ensemble, renforcer le cercle vertueux entre théorie textuelle et enseignement qu’avec Baroni (2020 : § 18) nous appelons de nos vœux. Approcher scientifiquement les processus de transposition didactique des techniques narratologiques au sein des pratiques d’enseignement et d’apprentissage répond, en effet, à l’invitation d’Habermas de «[reprendre la] technique au sein du monde vécu de la pratique» (2015 : 87). De la sorte, plusieurs écueils peuvent être évités, parmi lesquels :
- - Celui de la (re)production et de la diffusion d’un «rapport rituel-fétichiste à des œuvres moribondes» (Chevallard, 1997, § 9) tout d’abord. À ce propos, soulignons le fait que si ces «œuvres» peuvent relever de textes ou de systèmes théoriques, cette différence n’empêche pas que leur transposition puisse soulever des problèmes analogues. L’essentialisation des normes et des valeurs qui président, sur un plan axiologique, à la réputation littéraire de (corpus de) textes peut être mise en correspondance avec ce qui, sur un plan cette fois scientifique, prend la forme d’une conception applicationniste des rapports entre théories du texte, concepts, techniques et pratiques d’enseignement.
- - Corrélativement, approcher scientifiquement les processus de transposition didactique des techniques narratologiques au sein des pratiques d’enseignement et d’apprentissage peut aider à éviter l’écueil de la dichotomie entre «science des objets» et «science des sujets» (Ligozat et al., 2014, p. 107) dont la didactique ne s’est pas (encore ?) systématiquement défaite. Notons ici que les deux termes de cette dichotomie peuvent fonctionner comme des analyseurs des critiques adressées à la narratologie scolaire : du côté de la science des objets, on situera les positionnements savants qui appliquent sans grande précaution, sur des contenus scolaires, des considérations théoriques issues d’un autre champ; du côté de la science des sujets, on situera cette fois les positionnements caractéristiques d’une éducation à la littérature qui, s’intéressant avec raison à la question de la subjectivité, préfère néanmoins les agencements notionnels vagues (sujet lecteur, bibliothèque intérieure, texte du lecteur, etc.) à la précision formelle de concepts.
Les concepts narratologiques et les concepts didactiques, de même que les méthodes et les outils qu’ils permettent d’affiner, aident à se départir de rapports plus ou moins spontanés où s’encourt toujours le risque de confondre l’objet que l’on souhaite décrire avec l’effet qu’il a sur nous. Dans cette perspective, que l’on soit chercheur·e en didactique ou en narratologie, enseignant·e de français ou élève, le concept, la méthode et l’outil font donc partie des moyens que nous avons à disposition pour nous déplacer à travers les dimensions personnelles, interpersonnelles, transpersonnelles et impersonnelles qui structurent l’ensemble des activités humaines (Clot 2008 : 180). Ainsi peut-on apprendre à contribuer, chacun·e à sa manière, ainsi qu’à la manière d’autrui, à leur histoire – à notre histoire.
Bibliographie
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«Je comprends…
Si ces hommes sont heureux, malgré tout, au sortir de l’enfer, c’est que, justement, ils en sortent. Ils reviennent, ils sont sauvés. Une fois de plus, la mort, qui était là, les a épargnés» Barbusse ([1917] 2014 : 108).
Pour citer l'article
Bruno Védrines & Yann Vuillet, "La narratologie scolaire, objet de descriptions et de critiques", Transpositio, n°6 Les outils narratologiques pour l'enseignement du français : bilan et perspectives, 2023http://www.transpositio.org/articles/view/la-narratologie-scolaire-objet-de-descriptions-et-de-critiques
Voir également :
Fragments herméneutiques et phénoménologiques pour une actualisation narratologique en didactique de la (trans)fiction
LIMINAIRE Dans l’introduction de son ouvrage Les rouages de l’intrigue, Raphaël Baroni (2017) reconnait sans ambages avoir fondé sa proposition épistémologique et didactique de renouvellement narratologique sur des œuvres issues du canon littéraire, plutôt que sur un corpus davantage contemporain et notamment lié au phénomène avéré de Transmedia Storytelling (Jenkins, 2007; Jenkins, Ford et Greene, 2013), cela à son corps défendant
Fragments herméneutiques et phénoménologiques pour une actualisation narratologique en didactique de la (trans)fiction
LIMINAIRE
Dans l’introduction de son ouvrage Les rouages de l’intrigue, Raphaël Baroni (2017) reconnait sans ambages avoir fondé sa proposition épistémologique et didactique de renouvellement narratologique sur des œuvres issues du canon littéraire, plutôt que sur un corpus davantage contemporain et notamment lié au phénomène avéré de Transmedia Storytelling (Jenkins 2007; Jenkins, Ford et Greene 2013), cela à son corps défendant:
J’ai donc exclu à la fois les productions romanesques des siècles précédents, les œuvres qui appartiennent à la littérature dite «populaire», et d’autres médias dans lesquels l’intrigue occupe une place centrale: le théâtre, le cinéma, les séries télévisées, la bande dessinée, les pratiques ludiques ou vidéoludiques, voire l’interaction entre ces différents médias, qui correspond à ce phénomène qu’Henry Jenkins a récemment baptisé le «transmedia storytelling». Il ne faudrait pas conclure de cette exclusion à un défaut d’intérêt de ma part ou à un mépris pour ces objets. Bien au contraire, je suis convaincu qu’il est nécessaire d’ouvrir l’étude du récit à l’ensemble des formes narratives, qu’elles soient élitistes ou populaires, expérimentales ou conventionnelles, littéraires ou extralittéraires, verbales ou visuelles, analogiques ou numériques (Baroni 2017: 19).
C’est en reprenant à mon compte la toute dernière proposition de l’extrait qui précède que je souhaite contribuer, dans ce bref essai, à une défense étayée, didactique et surtout actualisée de la problématique contemporaine du recours aux moyens et outils1 narratologiques en classe de français/littérature, cela à partir du cas précis du contexte pédagogique qui prévaut actuellement au Québec. La très persistante (r)évolution médiatique n’est pas sans générer certaines frictions socioculturelles entre groupes et sous-groupes sociaux de plus en plus réseautés, c’est-à-dire préoccupés par leurs intérêts mutuels propres (Jenkins, Ford et Greene 2013; Grumbach 2022; Lacelle, Acerra et Boutin 2023). Cette transformation progressive de l’espace de médiatisation de l’imaginaire et de la pensée (Gervais, 2023) ne cesse de générer, dans sa foulée, de nouvelles formes, souvent hybrides, du récit littéraire (Bootz 2011; Bouchardon 2014; Brunel, Quet et Massol 2018; Brehm et Lafleur 2019). De telles métamorphoses, qui vont de l’emprunt plutôt cavalier à certains fleurons de la tradition littéraire jusqu’à de radicales délinéarisations2 augmentées du temps et de l’espace narratifs, imposent, il me semble, une réelle ouverture des corpus narratifs mobilisés en enseignement du français. En cette époque de tous les possibles, ou presque, en matière de fiction (ré)inventée, un recours, même des plus modestes, à la narratologie contemporaine et à certains de ses outils, par exemple la mise en abîme de l’intrigue, semble nécessaire, voire incontournable, afin d’aider les lecteur·rice·s - en formation ou non - à mieux participer à toutes ces nouvelles expériences du récit (Jenkins, Ito et Boyd 2013; Serafini 2022) et, surtout, à en faire véritablement sens.
Le développement fulgurant des chaînes médiatiques spécialisées telles Netflix, Amazon Prime Video, HBO ou Disney+ ou, tout aussi frappant, celui de la transfiction (St-Gelais 2011), qui s’incarne dans une multitude de formes allant de l’adaptation classique (album illustré, bande dessinée, théâtre, cinéma, etc.) à la fanfiction la plus marginale, en passant par le jeu vidéo ou le comic-con, implique nécessairement une démocratisation des expériences de la fiction narrative. Comment la classe de français/littérature, traditionnellement dédiée à l’analyse du récit3 pourrait-elle logiquement faire l’impasse sur un tel développement? Cela lui permettrait, par la même occasion, de s'inscrire logiquement dans le mouvement actuel de révision de la narratologie classique.
1- Les programmes québécois sous la loupe narratologique
Souhaiter le renouvellement de l’enseignement/apprentissage du récit contemporain de fiction (Baroni 2017; Brunel et Bouchardon 2020; Dufays 2023; Dufays et Brunel 2023) en classe de français, à partir notamment d’un corpus davantage en correspondance avec ses formes actuelles et à venir, présuppose que les pratiques didactiques qui incarnent les contenus des instructions officielles en matière de narratologie soient minimalement l’objet d’une certaine cure de jouvence. C’est du moins le cas spécifique du Québec, où lesdits programmes de français n’ont plus été mis à jour depuis 1994 au collégial, 2001 au primaire et 2006 au secondaire… On constate alors, dans leur appareillage narratologique respectif, la présence d’éléments assurément familiers, car susceptibles d’incarner une certaine rigidité formaliste.
La figure 1 qui suit synthétise assez efficacement les éléments de contenu narratologique (compétences, savoirs, outils, approches préconisées etc.) promulgués en contexte québécois au primaire et au secondaire. Sans surprise, on y retrouve les usuels «éléments constitutifs d’une histoire», «suite d’évènements», «quête d’équilibre», «schéma narratif», «cohérence et organisation» et autre «justification», autant d’items conceptuels qui imposent une approche surplombante, voire carrément structuraliste, du système narratif, et ce, tout au long du parcours scolaire québécois.
Figure 1. Un extrait de la Progression des apprentissages au secondaire (MÉLSQ, 2011) |
Dans la foulée, un examen encore plus minutieux des programmes québécois, ainsi que des progressions des apprentissages qu’on leur a associées, du moins au primaire et au secondaire, permet très rapidement d’en arriver au constat manifeste, car univoque, que les savoirs et approches didactiques liés à la narratologie y demeurent foncièrement formalistes. Cette approche traditionnelle des formes, structures et caractéristiques du récit de fiction repose effectivement sur les conventions d’un formalisme littéraire fortement arrimé aux propositions conceptuelles des Propp, Greimas, Stanzel, Todorov, Genette, Bremond et consorts. Dans ce sens, cette focalisation persistante sur le formalisme narratif4, aussi bien en réception littéraire qu’en production de fiction narrative, semble correspondre, grosso modo, à la situation qui prévaut encore dans les milieux éducatifs formels, comme le rappelle Baroni:
L’un des succès imputables à la narratologie formaliste tenait à sa capacité de forger des outils aisément mobilisables, permettant de décrire, plus ou moins objectivement et avec un vocabulaire standardisé, la manière dont les textes narratifs se structurent. Ce rendement heuristique a permis à ces outils [de] se pérenniser dans les pratiques d’enseignement: schéma actantiel, schéma quinaire, prolepses, analepses, temps, voix et modes du discours font désormais partie de la vulgate enseignée aux apprentis lecteurs (2017: 17)
On pourrait donc arguer que la destinée de la didactique du récit de fiction, sous l’influence des contingences naturelles de la pratique enseignante québécoise, s’est très rapidement métamorphosée en véritable enseignement/apprentissage d’une grammaire narrative, à l’instar de la très forte ascendance, en didactique de l’écriture, du poids constant des normes et usages grammaticaux. Conséquemment, on a vu se démultiplier en classe de français/littérature, aussi bien au primaire qu’au secondaire, les situations d’évaluation – très majoritairement sommatives – où l’élève québécois devait (re)produire, à l’aide des outils narratologiques formalistes, des discours très fortement attendus. En somme, au cours des cent dernières années, on serait passé au Québec, en matière de narratologie scolaire, d’un premier discours didactique fondé sur l’imitation du canon littéraire (Melançon, Moisan et Roy 1988) à un second, officiellement en rupture avec le premier, mais finalement – et paradoxalement – toujours «reproductif»: «…il [ l’élève ] est invité à s’inspirer des textes lus ou entendus pour, à son tour, construire un univers dans lequel il campera une mise en intrigue» (MÉLSQ 2011).
Je nuancerai quelque peu, toutefois, un constat qui peut paraitre sans appel. En effet, on retrouve certes, dans les instructions officielles du ministère de l’Éducation du Québec, quelques éléments qui peuvent être associés à une approche postclassique5 (Herman 1997; Prince 2008; Sternberg 2011, Baroni 2017) – post formaliste et post structuraliste –, de la narration de fiction. Il y est bel et bien question, par exemple, de la notion de «mise en intrigue». On souhaite visiblement que l’élève adopte une sorte de méthodologie narrative qui repose d’abord et avant tout, j’insiste, sur la reproduction formelle et sans doute monolithique du récit, évaluation oblige, plutôt que sur son analyse approfondie, ses potentialités, son éventuelle déconstruction, etc.
On demeure donc toujours loin du projet de Gerald Prince (2006): «au moyen de nouveaux instruments, de corpus élargis et d’inflexions originales, la narratologie post-classique nous encourage à identifier ou à (ré)examiner différents aspects du récit et à les (re)définir et les (re)configurer». Aucune proposition des textes officiels du Québec évoque, par exemple, la «curiosité», la «tension», les «voix» ou les «modes» narratifs (Baroni 2017 et 2020), pas plus que la «fonction» et la «signification» de la narration, le «récit comme processus» ou son «incorporation de la voix du lecteur/récepteur» (Prince 2006 et 2008).
Il semble toutefois inévitable que, sous l’influence de l’évolution massive du paysage techno médiatique, des enseignant·e·s québécois·e·s aient intégré, implicitement, certaines notions profanes, du moins aux yeux de notre ministère, ou même académiques, qui peuvent être associées à la narratologie post formaliste. Je pense, par exemple, à la relative montée en force, dans plusieurs classes de fin du secondaire, de l’autofiction et du récit autobiographique. Ces derniers aspects renversent, ou du moins questionnent, nombre de principes, codes et procédés narratifs classiques, comme le souhaite explicitement Prince, et interpellent de plus en plus la multimodalité sémiotique, notamment en contexte numérique (Brunel 2012; Lacelle, Boutin et Lebrun 2017), comme véhicule du récit (Florey, Jeanneret et Mitrovic 2019).
Espérons surtout que le tout récent rappel – juin 2023 – des programmes de français du primaire et du secondaire par l’actuel ministre de l’Éducation constituera, pour la didactique de la littérature en contexte québécois, l’occasion tant attendue de convaincre les autorités concernées de procéder enfin à un ajustement sensible des contenus des instructions officielles en matière de narratologie contemporaine. Entre rapport intuitif et rapport formaliste au récit (Baroni 2017; David 2014), ladite refonte sera l’occasion, cela s’impose, d’inscrire par exemple le recours à des outils narratifs contemporains au sein du cursus québécois. Il en va, au bout du compte, des dispositions de l’élève à (re)penser son imaginaire intrinsèque afin que celui-ci corresponde toujours mieux aux valeurs, attentes et appréhensions de son devenir (Gervais 2018).
2- Le labyrinthe comme métaphore narratologique: Vic, phénomène d'interaction narrative
Au-delà donc des écrits épistémologiques, conceptuels et ministériels, il me semble fondamental de réfléchir – notamment de façon phénoménologique (Boccaccini 2023; Dufourcq 2014) – aux ancrages pragmatiques d’une tension narrative (Baroni 2020) qui doit nécessairement justifier une certaine mobilisation – qu’elle soit formelle ou implicite – des outils proposés par l’actuel mouvement de rénovation de la narratologie. Il en va de sa contribution, notamment didactique, à la dynamique évolutive des imaginaires contemporains. Pour ce faire, j’aimerais brièvement convoquer, en deux courts tableaux (figures 2 et 3), la description synthétique d’un cas de lecteur empirique (Ahr 2010; Guillemette et Cossette 2006; Louichon 2009), bref, un phénomène individuel (Dufourcq, 2014) d’interaction narrative.
Figure 2. Un phénomène d’interaction narrative (Vic, partie I) Vic, 53 ans et parfois qualifié d’adulescent attardé, gagne très bien sa vie grâce notamment à sa maitrise relevée de la réception (lecture). En début d’adolescence, on lui impose, en classe de français, la lecture de La communauté de l’anneau, tome premier du Seigneur des anneaux de l’écrivain J.R.R. Tolkien. D’abord rebuté, il se laisse lentement prendre au piège des rouages de l’intrigue (Baroni, 2017). Narrativement séduit, Vic se tourne alors vers Les deux tours et Le retour du roi, deuxième et troisième tomes du roman, puis vers son adaptation théâtrale avec marionnettes géantes, puis encore une autre en dessins animés, puis une relecture complète de l'œuvre, puis Bilbo le Hobbit. Sans surprise et deux décennies plus tard, il profite pleinement des adaptations au grand écran de ces romans canoniques, du moins dans le registre fantastique. Toutefois, et durant tout ce temps, un texte narratif beaucoup plus colossal, réputé labyrinthique, mythique, voire inextricable, attire Vic sans qu’il ne se sente capable d’y entrer… |
«Plus qu’un simple lieu imaginé, le labyrinthe est un imaginaire» écrit B. Gervais (2008: 23). Si cela se confirme, tel que nous le pensons, la conjugaison de la mécanique et de l’essence de l’intrigue narrative propre aux œuvres de fiction est une sorte de labyrinthe de l’imaginaire, un monde possible parmi des mondes possibles – Possible Worlds – (Pavel 1988; Ryan 1991; Schaeffer 1999; Bell et Ryan 2019; Lavocat 2019; Bell 2019; Martin 2019). Tolkien, en l'occurrence, ne viendra jamais à bout de son imaginaire labyrinthique, finalement rejoint par le minotaure temporel. En effet, il faudra plusieurs décennies à son fils Christopher pour achever son Possible World. Or une véritable fin est-elle narrativement souhaitable ? «Le labyrinthe et la fin se rejoignent dans leur capacité à faire entendre nos appréhensions les plus graves sur le monde et son destin» (Gervais 2008: 197). Au-delà de ce questionnement en spirale, il n’en demeure pas moins que les récepteur·rice·s de la fiction narrative en arrivent invariablement, quelle que soit l’intrigue à dénouer, au même dilemme narratif: sortir du récit ou le prolonger aussi longtemps que possible, briser le cycle ou le faire durer.
Figure 3. Un phénomène d’interaction narrative (Vic, partie II) Novembre 2022. Vic s’est enfin décidé: il ouvre son édition anglaise de The Silmarillion. Heureux hasard, il tombe sur la carte – en insertion – du royaume mythique de Beleriand. Il entre dans l’archi labyrinthe de Tolkien: son legendarium. Plus d’une année passe et Vic y est toujours. Il dispose toutefois d’un support techno numérique qui lui permet d’évoluer, plus ou moins subjectivement, à travers un faisceau très complexe de nœuds, tensions et rouages trans narratifs. En effet, Vic se tourne vers The Nerd of the Ring, un booktubeur qui, comme son nom le laisse entendre, se révèle exégète du legendarium. Dans la foulée, Vic découvre The Tolkien Gateway, un wiki dédié aux mondes possibles de l’univers tolkienien. Il décèle aussi une présentation vidéo de L’atlas de la Terre du Milieu, cartographie de la géographie imaginée par Tolkien, puis se procure l’ouvrage en question. Insatiable, ou presque, Vic amplifie alors son intense déambulation narrative: lectures du Silmarillion en traduction française6, de la carte du Beleriand7, de La chute de Gondolin8, de Beren et Luthien9, de The Making of Middle-Earth. The Worlds of Tolkien and The Lord of the Rings10 et même d’un très universitaire Tolkien et les sciences11. Vic s’enfonce de plus en plus loin dans un espace-temps transfictionnel où des points de repère narratologiques se révèlent indispensables. |
La description de ce cas, tout à fait réel, de récepteur reconnu comme expert, mais volontairement captif du legendarium tolkienien, cherche à exemplifier le plus clairement possible, malgré sa singularité apparente, la prévalence confirmée de l’imaginaire – et donc du récit – comme besoin intrinsèque de l’existence (Gervais 2008; 2018; 2023). Un état de fait qui présuppose nécessairement un recours, même infime, à la narratologie, à ses outils et/ou à ses accointances épistémologiques lorsqu’on se retrouve plongé dans tout labyrinthe narratif, quelle qu’en soit l’envergure.
De là à amorcer l’actualisation du socle narratologique en classe de français/littérature, il n’y a, il me semble, qu'une distance millimétrique à franchir. Un tel devoir didactique semble d’autant plus évident et fondamental dans un contexte social que l’on devrait qualifier, désormais, de posthumaniste (Braidotti et Hlavajova 2018; Boutin 2019), et ce, dans le sens précis d’un «au-delà de l’humanisme» qui ne rejette en rien ce dernier et qui, surtout, relativise davantage le rôle de l’humain au sein de l’écosystème global (Besnier 2009; Braidotti 2013; Baquiast 2014). Y cohabitent maintenant, en guise d’illustration, des pratiques analogiques et/ou numériques du récit où la démultiplication, l'hybridation, la mise en communauté par réseau, le moissonnage par algorithme et la virtualisation entrent dans le jeu omniscient de la fiction narrative (Bouchardon 2014; Brunel 2021; Grumbach 2022; Lacelle, Acerra et Boutin 2023).
Or à quoi pourrait donc ressembler cette actualisation posthumaniste que je souhaite vivement à la classe de français/littérature québécoise, notamment en matière de narratologie? Les lignes qui suivent esquisseront, encore trop sommairement car la réflexion disciplinaire reste en ébullition, les grandes lignes d’un projet à consolider collectivement.
3- Quelles épistémologies, quels outils, quelles dispositions?
Spéculative il y a encore quelques années, force est de constater, à partir de l’exemple du récepteur Vic, que la théorie des mondes possibles en fiction correspond désormais à des pratiques réelles et signifiantes de la fiction narrative. Ces dernières sont d’ailleurs exacerbées par l’omniprésence du numérique qui les propulse dans des directions toujours plus inédites et novatrices (Bouchardon 2014; Brunel et Bouchardon 2020). Pour ces raisons éminemment pragmatiques, elle devrait être convoquée en enseignement formel du récit. De tels mondes possibles, en tant qu'univers fictionnels autonomes, possèdent chacun une valeur plausible et potentielle de vérité – une ontologie – qui transcende le monde fictif sous-tendu par l’articulation concrète de la narration (Pavel 1988).
D’ailleurs, Alice Bell (2019) fait remarquer que les fictions numériques se nourrissent assez systématiquement de cette ambiguïté ontologique, utilisant le virtuel numérique pour se jouer constamment de la frontière entre fiction et réalité. En fait, il m’apparait manifeste que les univers narratifs ontologiquement crédibles, par exemple le fameux legendarium de Tolkien, font mouche précisément parce qu’ils rendent plausible toute la densité de leur réseau propre d’intrigues par la création interne d’un ensemble de lois intelligibles qui respectent en tout temps l’intelligence (Martin 2019) tout comme l’imaginaire (Gervais 2023) et la subjectivité des lecteur·rice·s.
Toujours dans cette veine de l’ontologie narrative, Lavocat (2019) démontre comment, dans les multivers à vocation ludique, les environnements «multijoueurs» et les jeux à joueur unique, la trame narrative est constamment refaçonnée, remodelée, remixée par l’interaction de l’acteur – le récepteur/producteur – avec l’intelligence artificielle qui régit l’ensemble du récit-jeu. Ces «néo» formes de la narration, et toutes celles à venir, nécessitent donc qu’on ait recours à des clés narratives de compréhension et d’intégration – en élaboration – qui s’éloignent, sans toutefois les rejeter, des seuls outils formalistes et structuralistes – lire… humanistes – et qui, surtout, permettent aux lecteur·rice·s de mieux discerner et disséquer le sens qui y est mis en jeu (Prince 2006).
D’autre part, une didactique revampée de la littérature devrait nécessairement convoquer davantage des propositions conceptuelles résistantes, objectivantes et oh combien actuelles, mais fortement marginales en classe, du moins au Québec. Il est avéré, par exemple, que l’identification et surtout la prise en considération, par les lecteur·rice·s et/ou producteur·rice·s de récits, des stéréotypes narratifs facilitent, densifient et relancent leurs pratiques de la fiction (Brehm et Lafleur 2019; Dufays et Kervin 2010 et 2020; Dufays, Gemenne et Ledur 2015).
Je retiens d’abord, sans aucune surprise, la transfiction / transfictionnalité (Besson, 2007; Ryan, 2007; St-Gelais, 2011), appelée Transmedia Storytelling (Jenkins, 2007; Jenkins, Ford and Green, 2013) dans le monde anglo-saxon. Autant pour sa pertinence en tant que telle que pour son apport à une approche postclassique de la narratologie, la transfiction permet notamment de 1- cartographier la trajectoire (multi)médiatique d’un récit premier qui génère toute une arborescence de récits seconds, tiers, etc., 2- identifier et analyser les métamorphoses que les récits de ce nouveau réseau – et leurs différentes composantes narratives (tension, voix, modes, processus, etc.) proposent au récepteur, 3- relancer éventuellement cette chaîne d’histoires filiales par la production, grâce à différents outils narratifs, de nouvelles intrigues, de nouveaux cadrages et séquences, de nouvelles narrations, tensions, et dualités, etc. D’ailleurs, une seconde proposition qu’il me semble importante d’appeler en classe permet d’explorer avec encore plus de finesse et de profondeur l’évolution narrative des différentes œuvres de (trans)fiction: la mimèsis aristotélicienne (Ricoeur 1983; Baroni 2010), associée à la stéréotypie littéraire (Dufays 2010; Dufays et Kervyn 2010 et 2020; Daignault 2010; Connan-Pintado 2019). On pourra évidemment réserver pour le second cycle du secondaire un tel regard analytique sur la (re)production par leur appropriation, par exemple, de la diégèse, de l’intrigue et autres tensions.
En fin de parcours primaire, il serait même souhaitable de densifier cette longue et lente exploration de l’imaginaire, amorcée avant même le début de la scolarisation, voire dès le berceau, par une approche de lecture dialogique, qui tente précisément, et progressivement, d’aider les élèves à mieux discriminer, notamment à partir du matériel narratif et de ses différents outils, la vraisemblable objectivé de ce qui relève plutôt du fictif12. Dans ce cas précis, on suggère de discuter, à partir des récits de (semi)fiction historique, des différents rapports qui s'inscrivent entre discours savants et discours profanes dans l’élaboration de la mémoire et de la conscience collectives (Éthier et Lefrançois 2021). Bref, ces quelques approches ont chacune le mérite de proposer aux élèves une riche grille réflexive qui, adéquatement transposée en didactique de la fiction narrative, peut réellement contribuer à consolider leur rapport individuel et partagé aux récits qu’ils croisent tout au long de leur parcours scolaire, certes, mais aussi de leur vie adulte.
Une toute dernière piste d’émulation mérite, à mon avis, son paragraphe: la multimodalité13 narrative (Lacelle, Boutin et Lebrun, 2017; Serafini 2022). Rappelons d’abord les propos visionnaires de David Herman lorsqu’il précisait que «la narratologie peut maintenant s’employer pour désigner toute approche raisonnée de l’étude du discours narrativement organisé, qu’il soit littéraire, historiographique, conversationnel, filmique ou autre» (Herman 1997: 27).
Évoquant implicitement les travaux fondateurs du New London Group (1996), Herman ouvre ainsi la porte à la rencontre de l’épistémologie narratologique avec la sémiotique sociale. Comme le démontre Kress (1997; 2010) et tou·te·s les autres chercheur·euse·s qui le suivront, les unités de sens sont intrinsèquement polymorphes et les registres de signes qui les constituent interagissent pour mieux concrétiser et véhiculer le sens, et ce, aussi bien du côté sensoriel-perceptif que de manière cognitivo-affective. La transaction du sens entre les individus repose alors sur les différentes ressources sémiotiques, qui servent de véhicule aux modes porteurs du sens. Tous les récits du désormais vaste spectre narratif, qu’ils soient «traditionnels», davantage contemporains ou de l’extrême avant-garde, n’échappent plus à cette dynamique formelle intrinsèquement sémiotique et, dans ce sens, le travail de décryptage, de compréhension et d’intégration des signes, codes, modes et langages (Lacelle, Acerra et Boutin 2023; Serafini 2022) ne peut vraiment être accompli qu’avec la convocation de l’appareil conceptuel et des outils d’une narratologie actualisée.
Conclusion
Le lecteur en formation – formelle ou informelle – a plus que jamais besoin, en cette époque où pullulent tous les imaginaires (Gervais 2018) et encore tant d’autres à venir en autant de métavers (Lacelle, Acerra et Boutin 2023), de repères narratologiques. L’enseignement/apprentissage de la fiction narrative doit alors léguer à ce récepteur (inter/hyper)actif d’indispensables moyens de compréhension, certes, mais aussi de réaction et surtout d’engagement réel avec le fait fictionnel, car il en va de son rapport au monde qui a été, qui est, et qui, bien sûr, vient. Bref, son rapport au temps comme triple expérience du récit narratif (Picard 1989; Florey et Cordonier 2020): déchiffrement, fictionnalisation et mise hors-temps (mythification) du temps. Voilà, à mon humble avis, l’un des devoirs disciplinaires parmi les plus pressants pour le champ disciplinaire concerné.
Or il ne faudrait surtout pas se contenter de reproduire – assez bêtement – les pratiques cristallisées du passé à l’occasion d’une telle reconfiguration de la didactique du récit, c’est-à-dire remplacer, sans considération à l’égard de l’histoire scolaire des dernières décennies, une «grammaire» par une autre. Le préfixe post, dans «posthumanisme» comme dans «narratologie post classique», implique, j’ose le rappeler, de façon intrinsèque, et à partir des acquis d’hier et de jadis, de faire plus et surtout de faire mieux. Je ne voudrai jamais, personnellement, d’une classe de littérature où les élèves seront évalués, encore et toujours, en fonction de leur seule capacité à accumuler et à recracher sans raisonnement ancré, ni signifiance réelle pour leur propre imaginaire, des savoirs narratologiques manifestement déconnectés, tout aussi postclassiques qu’ils soient. Mieux vaudra alors, pour l’imaginaire individuel, de se perdre sans fin dans le labyrinthe de son choix.
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Pour citer l'article
Jean-François Boutin, "Fragments herméneutiques et phénoménologiques pour une actualisation narratologique en didactique de la (trans)fiction", Transpositio, n°6 Les outils narratologiques pour l'enseignement du français : bilan et perspectives, 2023http://www.transpositio.org/articles/view/fragments-hermeneutiques-et-phenomenologiques-pour-une-actualisation-narratologique-en-didactique-de-la-trans-fiction
Voir également :
Comment un théoricien du récit pourrait-il contribuer à améliorer l’outillage narratologique scolarisé?
En tant que narratologue travaillant en contexte académique, je suis arrivé il y a quelques années à un point où il m’a semblé légitime, et même nécessaire, de me pencher sur l’utilité des notions théoriques élaborées et débattues dans mon domaine de recherche{{Cet article s’inscrit dans le projet «Pour une théorie du récit au service de l’enseignement» financé par le fonds national suisse (FNS n° 197612). Le groupe DiNarr, qui pilote ce projet, est dirigé par Raphaël Baroni et réunit également Vanessa Depallens, Luc Mahieu, Fiona Moreno et Gaspard Turin. Ce projet se fonde sur une enquête de terrain visant à cartographier les usages déclarés de la narratologie dans l’enseignement du français comme langue de scolarisation. Il vise également la création d’un site de ressources en ligne visant à faire évoluer l’outillage narratologique en répondant aux besoins des enseignants. Le projet inclut la collaboration de plusieurs partenaires dans le domaine de la didactique, dont plusieurs ont participé à ce numéro: Jean-François Boutin, Vincent Capt, Bertrand Daunay, Jérôme David, Nathalie Denizot, Jean-Louis Dufays et Chloé Gabathuler}}.
Comment un théoricien du récit pourrait-il contribuer à améliorer l’outillage narratologique scolarisé?
En tant que narratologue travaillant en contexte académique, je suis arrivé il y a quelques années à un point où il m’a semblé légitime, et même nécessaire, de me pencher sur l’utilité des notions théoriques élaborées et débattues dans mon domaine de recherche1. Il est en effet presque inévitable de se poser, à un moment ou à un autre de sa vie, la question de la valeur sociale de sa pratique professionnelle. Heureusement, si l’on en croit les travaux qui évoquent, depuis une trentaine d’années, le «tournant narratif» opéré dans les sciences sociales et les sciences humaines (Kreiswirth, 1992), on peut supposer que les notions narratologiques devraient être utiles pour un grand nombre de personnes impliquées dans des contextes sociaux variés. On constate en effet que la théorie du récit est souvent mobilisée dans les domaines du marketing et de la communication, mais aussi du droit, des sciences de l’éducation ou de la médecine, avec le retour des approches biographiques que l’on associe à l’empowerment et les théories concernant la dimension narrative de nos identités (Baroni, 2016a). Il semble néanmoins évident que la première utilité de la narratologie, du moins la plus visible socialement, réside dans l’outillage scolaire mis au service de l’étude des textes littéraires. Dans la formation obligatoire, la familiarisation avec les notions de focalisation, d’intrigue ou de narrateur passe en effet, dans les pays francophones du moins, par la classe de français, où cette «boite à outils» (Dawson, 2017) est non seulement mobilisée par les enseignants2, mais constitue aussi souvent un objet d’enseignement dès le collège en France, le premier degré du secondaire en Belgique et en Suisse, et le premier cycle secondaire au Québec.
Toutefois, un certain vertige existentiel saisit le narratologue soucieux de se mettre au service de la société civile quand il constate que cet outillage n’a pratiquement pas évolué en un demi-siècle, c’est-à-dire, précisément, depuis la parution de la «bible narratologique» (ou plus exactement du Livre de la Genèse de cette discipline) que constitue l’essai de Gérard Genette «Discours du récit», publié en 1972. Les institutions scolaires et la didactique du français auraient ainsi totalement ignoré les efforts consentis par celles et ceux qui ont tenté, au cours des dernières décennies, de faire évoluer la narratologie en la pensant au plus près des phénomènes verbaux, médiatiques, rhétoriques ou cognitifs qui sous-tendent les notions dégagées par les pères fondateurs3 de la discipline.
S’il fallait blâmer quelqu’un de cette indifférence à la théorie contemporaine, sait-on bien à qui il conviendrait d’adresser la critique? Est-il du devoir des enseignants ou des didacticiens d’aller traquer les actualités de la narratologie contemporaine mondialisée (c’est-à-dire anglicisée), quand cette discipline de recherche est à peine présente dans les formations initiales des pays francophones? Pour être tout à fait honnête, il faudrait ajouter que les théoriciens du récit se sont pour la plupart assez peu préoccupés des usages sociaux ou scolaires des notions dont ils débattent. Cette narratologie appliquée (comme il existe, en science du langage, un courant identifié comme relevant de la linguistique appliquée) reste ainsi souvent cantonnée dans les marges de la recherche, où elle consiste essentiellement, dans le droit fil de la critique platonicienne, à dénoncer (souvent à juste titre) les dérives d’un mécanisme de persuasion fondé sur la «contagion» ou la «séduction» (Salmon, 2007; Mäkelä et al., 2021; Brooks, 2022). La scolarisation de la théorie du récit semble quant à elle avoir presque toujours été exclue du champ de réflexion de la narratologie, comme si la théorie risquait de se dégrader au contact de son instrumentalisation scolaire. La tendance est plutôt à la dénonciation d’une approche réduite à une «boite à outil» (Dawson, 2017) ou à une critique condescendante et convenue du processus de scolarisation, dont certains estiment qu’il aurait transformé la théorie littéraire en une «petite technique pédagogique […] desséchante» (Compagnon, 1998, p. 11). Face à ce constat pour le moins discutable4, le risque serait d’en tirer la conséquence qu’aucune intervention significative orientée vers les milieux de l’éducation ne peut être envisagée, comme si les théoriciens avaient fait le job et que le «problème» émanait des milieux de la didactique ou de l’enseignement.
Ce constat de départ n’était à l’origine qu’une vague intuition, une hypothèse formulée par un narratologue qui avait été tenu éloigné de l’école obligatoire et post-obligatoire depuis plus de trente ans. Pour la confirmer ou l’infirmer, il fallait entreprendre une vaste enquête de terrain, ce qui impliquait de trouver des fonds permettant de recruter une équipe de recherche. Les fonds réunis, il a fallu conduire des dizaines d’entretiens avec des enseignants du secondaire I et II dans quatre pays francophones (la Suisse, la Belgique, la France et le Québec), ces données étant recoupées par un questionnaire en ligne auquel ont répondu plus de cinq cents enseignants de français5. Après un premier défrichage de ces données, le constat est bien là: la narratologie est toujours enseignée et parmi les notions les plus fréquemment mobilisées, on retrouve sans surprise les différentes instances de la narration, le point de vue, la focalisation, le schéma narratif ou quinaire, l’intrigue, l’analepse et l’ellipse.
Ajoutons, ce point est crucial, que les questionnaires et les entretiens semi-directifs font également ressortir le fait que certaines notions, bien que régulièrement mobilisées dans l’enseignement, sont jugées problématiques, que ce soit au niveau de leur transmission ou en raison de difficultés dans leur maniement par les élèves. Il s’agit en particulier des notions de focalisation, de point de vue et les distinctions entre différents types de narrateurs (homo-, hétérodiégétiques). Il est également intéressant de constater que suivant la terminologie employée, les difficultés ne sont pas les mêmes. Par exemple, les questionnaires analysés par Luc Mahieu montrent que les enseignants mobilisant la notion de focalisation rencontrent plus de difficultés que ceux mobilisant la notion de point de vue; la différence est encore plus marquée quand on compare les notions de narration à la première ou à la troisième personne (jugées peu problématiques) avec les notions de narrateur homo- ou hétérodiégétiques, jugées plus ardues, alors qu’elles renvoient plus ou moins aux mêmes phénomènes.
Trouver des fonds, mettre en place une enquête de terrain et analyser les données prend du temps. Trois années après sa crise existentielle, le narratologue est donc arrivé à ce constat qui ne fait que soulever de nouveaux dilemmes à mesure qu’il prend conscience, avec son équipe de recherche, de la complexité du domaine dans lequel il a eu l’impudence de s’aventurer. La question se pose ainsi en ces termes: sur la base de cet état des lieux, est-il possible d’intervenir pour tenter d’améliorer l’outillage narratologique mobilisé dans l’enseignement du français? Cette première interrogation entraine de nombreuses questions subsidiaires: que signifie améliorer l’outillage narratologique en contexte scolaire? Un narratologue est-il seulement apte à saisir les enjeux d’une narratologie scolarisée? Est-il légitime pour suggérer telle ou telle amélioration? Comment pourrait-il intervenir pour que ses suggestions aient la moindre chance de modifier les pratiques scolaires? Ne vaudrait-il pas mieux limiter ses ambitions à une approche purement descriptive de la narratologie scolarisée plutôt que de tenter d’agir sur la base de ce constat?
Derrière ces interrogations, il y a de nombreux enjeux qui dépassent le domaine de la narratologie. Critiquer les amalgames conceptuels inhérents à la théorie genettienne de la focalisation (Jost, 1989; Jesch & Stein, 2009; Niederhoff, 2009; Baroni, 2023a) ou souligner les angles morts du schéma narratif quand il s’agit de saisir la dimension rhétorique de la mise en intrigue (Baroni, 2017a) ne vous permet en aucun cas de conclure que l’analyse stylistique de la construction textuelle du point de vue ou l’étude des mécanismes présidant à la création de la tension narrative constitueraient des approches plus intéressantes pour aborder les textes littéraires dans le contexte scolaire d’un enseignement du français. On pourra par exemple opposer l’argument que le schéma narratif est un excellent outil pour construire des compétences en lecture au niveau du primaire, où la compréhension de la chronologie des événements et des liens de causalité entre les actions est un enjeu essentiel. Ce schéma constitue par ailleurs une aide efficace pour élaborer les grandes lignes d’une histoire dans une activité visant la production d’un récit cohérent et complet. Quant à la focalisation, en dépit des difficultés liées à son maniement, cette notion incontournable de l’explication de texte est un outil fortement «discipliné» et «sédimenté» dans les pratiques scolaires (Ronveaux & Schneuwly, 2018). On peut ainsi faire l’hypothèse que la constitution progressive d’une «culture scolaire» (Denizot, 2021, p. 191) – avec ses relais habituels: plans d’étude et manuels, mais aussi échanges informels entre pairs, création et transmission de moyens d’enseignement, etc. – compense largement les éventuels défauts de la théorie et font obstacle à toute velléité de réforme qui serait imposée de l’extérieur. Enfin, c’est la pertinence même de la narratologie comme outil scolaire qui peut être contestée, notamment par les milieux de la didactique qui l’assimilent parfois à des «dérives technicistes» (Langlade, 2004, p. 85), de sorte qu’une évolution des pratiques devrait, aux yeux de certains, conduire à un abandon pur et simple de l’outillage narratologique plutôt qu’à son perfectionnement6.
Bref, un narratologue n’est pas forcément la personne la mieux placée pour fournir l’impulsion qui pourrait faire évoluer la théorie enseignée et le danger est grand que ses suggestions en la matière apparaissent totalement infondées, car déconnectées des réalités du terrain et des enjeux disciplinaires qui constituent la réalité quotidienne des enseignants. Dans le pire des cas, on pourrait même le suspecter de vouloir faire du prosélytisme pour assurer une postérité à son œuvre ou à sa chapelle.
En dépit de ces limitations évidentes, il me semble malgré tout possible de souligner la nature spécifique de ce que pourrait être la contribution d’un théoricien du récit à une élaboration didactique de l’outillage narratologique. Tout d’abord, rappelons que la scolarisation de la narratologie a été en grande partie le résultat de l’enthousiasme spontané des enseignants eux-mêmes, qui ont embrassé cette approche renouvelée des textes littéraires à une époque où la théorie du récit bénéficiait d’une grande visibilité sociale7. On peut donc supposer que le décalage entre la narratologie enseignée et la théorie du récit contemporaine est dû en grande partie à la perte de visibilité de ce champ de recherche en constante évolution, raison pour laquelle je ne manque jamais une occasion de répéter un mantra: la narratologie n’est pas et n’a jamais été un moment structuraliste de la théorie littéraire. Si l’affirmation peut surprendre, elle invite surtout à dépasser un aveuglement (ou une invisibilité, suivant l’angle adopté) qui conduirait à une naturalisation ou un figement des concepts enseignés.
Le premier devoir du narratologue devrait donc être de prendre son bâton de pèlerin et de rappeler, dans le domaine de l’éducation et de la didactique, que la théorie du récit est née d’un intérêt pour toutes les formes médiatiques de la narrativité (pas seulement pour la littérature8), qu’elle est toujours bien vivante et que ses évolutions récentes sont porteuses de potentiels pour l’enseignement du français. Le travail de scolarisation pourrait alors reposer essentiellement, comme ce fut le cas il y a une quarantaine d’années, sur les épaules d’enseignants ou de didacticiens curieux et désireux d’explorer ces nouveaux outils susceptibles de répondre à leurs besoins. Porter cette parole ne va cependant pas sans difficultés, car la perte de visibilité de la narratologie est également sensible dans un contexte académique en crise, qui continue d’accorder le privilège aux approches historiques. Il s’agit donc d’intervenir aussi bien dans le domaine de la formation initiale des enseignants, en luttant sur le terrain des études académiques pour défendre la place des approches théoriques de la narrativité et de la fiction, que d’agir par le biais de formations continues en collaborant aussi étroitement que possible avec les lieux de formation pédagogiques.
Une autre raison qui pourrait justifier l’intervention d’un narratologue est lié à un aspect plus symbolique, à savoir l’extrême déférence envers quelques figures titulaires de la narratologie, en particulier Gérard Genette. Les entretiens que nous avons menés dans la phase préparatoire de notre enquête ont souvent fait ressortir la forte impression laissée par la lecture de Figures III, voire le fait que cette référence est la seule qui soit encore proposée dans le parcours de formation des enseignants, et parfois dans celle des élèves sous la forme d’extraits choisis:
J’étais une enthousiaste de la narratologie, j’étais éblouie par Figures III – j’ai fait mes études dans les années 80, hein, donc c’était vraiment une découverte géniale, et puis peut-être… pas une facilité, mais quelque chose qui est rassurant, qui est assez rassurant pour le prof.
Je connais les outils de Genette, principalement, et s’il y a eu de nouvelles choses, enfin tout ce qui vient après, je suis assez ignorant, parce que ma formation à l’université était, il me semble, surtout centrée là-dessus, en narratologie9.
L’indéniable puissance descriptive de ce modèle théorique et l’élégance du style de son auteur10 risquent ainsi d’induire une attitude de déférence excessive envers les typologies genettiennes, qui ont été largement adoptées par les milieux scolaires, tout en engendrant parfois des difficultés interprétatives liées à des phénomènes mal circonscrits ou abordés exclusivement dans une perspective classificatoire, en laissant dans l’ombre une réflexion sur les fonctions discursives des dispositifs identifiés. Or, s’il partage la même admiration, le narratologue sait quant à lui qu’il n’y a pas une seule notion introduite par Genette dans cette œuvre majeure qui n’ait fait l’objet de critiques ou de débats, parfois assez féroces11. Son rôle pourrait alors être de rappeler cette évidence: les typologies genettiennes ne représentent qu’un état de la question, une approche des phénomènes narratifs parmi d’autres concurrentes, et il n’est pas absolument certain qu’elle soit toujours la plus efficace quand il s’agit de discuter dans la classe de français du statut du narrateur, du régime de focalisation, de la construction temporelle d’un récit ou de sa mise en intrigue.
Il ne s’agit pas ici de céder à un simple effet de mode, mais simplement rappeler le statut historique de toute notion théorique et la nécessité de penser l’outillage scolaire au plus près de ses finalités et de ses usages. Le rôle essentiel d’un chercheur qui s’inscrit dans le champ de la narratologie consiste alors à rappeler que sa discipline est perfectible et que personne, aussi charismatique soit-elle, ne peut prétendre avoir élaboré un modèle définitif et parfait de la narrativité (ce qui serait un cas unique dans l’histoire des sciences humaines). Il y a toujours moyen de saisir le phénomène sous un autre angle, d’en révéler des aspects différents, voire de mettre au jour des problèmes de conceptualisation et des manières plus exactes (ou, disons, plus intéressantes, c’est-à-dire utiles) de rendre compte du fonctionnement d’un récit.
Un narratologue pourrait ainsi s’adresser aux usagers de sa boite à outils en leur prodiguant quelques conseils: par exemple si vous cherchez un outil qui vous permette de montrer comment le langage verbal produit un effet de subjectivation de la représentation en ancrant un récit dans le point de vue d’un personnage, alors vous feriez peut-être mieux de recourir à la conceptualisation stylistique de ce phénomène que propose Alain Rabatel (1998) plutôt que de vous appuyer sur la triple focalisation telle que définie par Gérard Genette. En revanche, si vous voulez montrer comment un récit peut créer un effet de suspense en informant le lecteur d’un danger ignoré par le protagoniste, ou comment il peut, alternativement, susciter de la curiosité en mettant en scène un personnage détenant des secrets, alors la typologie genettienne sera la plus efficace. Et si vous voulez jouer sur les deux tableaux, alors rien ne vous empêche d’articuler ces deux approches très différentes, mais peut-être aurez-vous alors besoin de recourir à une synthèse de ces deux modèles. Et si le besoin se fait sentir d’élargir la réflexion à la représentation de la subjectivité dans d’autres médiums que le texte littéraire, alors le cadre conceptuel offert par la narratologie transmédiale sera probablement le plus approprié, ce qui exigera quelques efforts de décentration des modèles logocentriques hérités du structuralisme (Baroni, 2016a).
Ce qui est en revanche assez questionnant pour un narratologue, c’est de constater que l’enseignement de la perspective narrative puisse avoir été identifiée depuis des lustres, par les enseignants aussi bien que par les didacticiens12, comme posant problèmes, sans que les ressources pour y remédier, pourtant disponibles depuis plusieurs décennies, ne soient mobilisées. Ce questionnement ne met pas en cause l’attitude des enseignants – qui remédient souvent, avec beaucoup d’ingéniosité, aux défauts de la théorie dont ils ont hérité durant leur formation initiale – ni celle des didacticiens – auxquels il n’est pas demandé de transposer les dernières théories à la mode, mais de décrire les pratiques effectives et de mettre au jour leurs logiques propres –, mais il invite surtout les narratologues eux-mêmes à s’impliquer dans les débats portant sur les usages scolaires de leurs modèles théoriques pour tenter de trouver des solutions pragmatiques en échangeant avec les acteurs qui président à la scolarisation des savoirs disciplinaires, qu’il s’agisse de praticiens, de formateurs, de prescripteurs ou de créateurs de manuels...
Reste qu’il n’est pas facile de cibler les objets pour lesquels une intervention est nécessaire, ni de définir précisément comment on passe de la réélaboration d’une théorie à sa mise au service de l’enseignement. Sur ce dernier point, il me semble que l’effort que devrait fournir le narratologue – parmi d’autres interventions émanant des enseignants, des didacticiens, des prescripteurs, etc. – consiste à penser la manière dont une notion théorique, généralement instable et soumise aux débats contradictoires de sa discipline, est susceptible de se transformer en outil-concept pour l’enseignement, de sorte que sa définition et sa dénomination se stabilisent (au moins provisoirement) tout en se soumettant à une finalité explicitement liée à des usages déterminés par des enjeux disciplinaires (Schneuwly, 2000; Reuter, 2013).
Ce processus qui conduit de la notion théorique à l’outil-concept pour l’enseignement dépend d’une élaboration didactique qui ne peut reposer entièrement sur les épaules du narratologue, dans la mesure où son action doit être orientée par des enjeux externes à son champ de recherche. Il ne s’agit pas d’un processus descendant qui consisterait à simplifier des savoirs de référence pour les rendre assimilables en contexte scolaire. Il s’agit, au contraire, de partir des besoins du terrain, de l’identification de manques ou de difficultés, pour fournir ensuite des solutions basées sur des outils-concepts forgés sur mesure pour des usages scolaires avérés. Il faut également être à l’écoute des solutions construites par les enseignants eux-mêmes et rester ouvert à des réélaborations conceptuelles ou des reconfigurations terminologiques fondées sur leurs expériences.
Quant à la manière de cibler les objets concernant lesquels une intervention est prioritaire, plusieurs voies sont possibles. La plus simple consiste à demander aux enseignants quels éléments de l’outillage narratologique leur paraissent incontournables tout en leurs posant des difficultés. Si ces difficultés ont aussi été identifiées dans les théories de référence et si des alternatives existent, alors une didactisation de ces nouveaux modèles pourrait être proposée, tout en portant attention aux solutions élaborées sur le terrain, quand ces dernières existent. En ce sens, il pourrait aussi être utile d’interroger les enseignants sur le rendement qu’ils attribuent à tel ou tel aspect du récit, avec parfois des jugements assez contrastés, à l’instar de ces deux enseignants:
Je trouve que… un premier aspect, celui qui me vient tout de suite à l’esprit, c’est ce que fait Propp ou le schéma quinaire, c’est à dire qu’ils permettent de… la théorie permet d’aiguiller un nombre très important voire la majorité des œuvres. Parce que c’est applicable – le schéma du conte, il est applicable à la majorité des contes. Donc ça tout d’un coup, c’est intéressant, parce que c’est une théorie qui résume, en fait, et qui est applicable après dans la majorité des textes.
Alors le schéma narratif, mais j’en ai soupé, franchement. Ils [les élèves] en tirent rien…13
Dans ce cas, on constate qu’une notion dont l’intérêt repose sur son applicabilité à une très grande diversité de récits peut contraster avec la difficulté, pour une autre enseignante, d’en saisir l’intérêt lorsqu’elle est mise au service de l’interprétation. Dans ce cas, le rôle du narratologue pourrait être de signaler l’existence de modèles alternatifs, et de montrer quels usages potentiels peuvent en être tirés pour l’interprétation des récits. Si l’activité consiste à mettre en lumière une parenté entre un grand nombre de récits, ou de favoriser l’activité de «résumé», alors le «schéma quinaire» semble particulièrement approprié. En revanche, s’il s’agit de montrer comment un récit s’y prend pour nouer son intrigue et pour intéresser le lecteur, alors d’autres conceptualisation que le «schéma narratif» pourraient être proposées, à l’instar de l’approche de la mise en intrigue sous l’ange des mécanismes textuels présidant à la création de la «tension narrative» (Baroni, 2017a). Étant informés de ces alternatives, les enseignants pourraient simplement choisir le modèle le plus approprié aux finalités qui sont les leurs, et qui peuvent d’ailleurs différer sensiblement aux différents degrés de la scolarité et en fonction des objectifs de telle ou telle phase du cours.
Un autre aspect spécifique, déjà évoqué plus haut, concerne la question de l’élargissement des corpus étudiés au-delà des textes littéraires, et même au-delà des formes assimilables à une narrativité dite «monomodale» (Lebrun, Lacelle & Boutin, 2015). Sur ce plan, des enseignants amenés à aborder en classe un récit en bande dessinée peuvent se découvrir passablement désarmés face à la narrativité des récits graphiques. S’ils peuvent avoir tendance à se rabattre sur des notions narratologiques bien huilées, il n’est pas sûr qu’une typologie des narrateurs ou un modèle textualiste de la construction d’un point de vue se révéleront efficaces pour analyser une planche (cf. Schaer, 2023). Un effort de réarticulation transmédiale des notions narratologiques et la mise en évidence des effets des supports sur la forme des récits pourraient ainsi s’avérer nécessaire dès le stade de la formation initiale des enseignants.
Par ailleurs, s’il est relativement facile d’identifier les outils devenus incontournables, ceux qui se sont profondément ancrés dans les pratiques scolaires depuis des décennies quels que soient les difficultés inhérentes à leur maniement, il est en revanche beaucoup plus difficile de définir ceux qui font encore défaut, c’est-à-dire ceux qui manquent au répertoire des enseignants, sans que ces derniers n’en aient forcément conscience. Ainsi, quand on les interroge sur les lacunes de la théorie narrative, certains enseignants ne peuvent que se questionner sur l’existence de notions hypothétiques, à l’instar de cet enseignant:
Je pense qu’une grande difficulté des élèves, c’est l’ironie. De comprendre des fois les distances que l’auteur crée avec ou entre son personnage, ou le fait qu’il faut pas prendre de manière littérale… Alors je pense que s’il y avait des outils pour comprendre ce genre de distances, ça m’aiderait beaucoup14.
Une manière simple d’élargir le domaine des outils-concepts dont la valeur scolaire est plus ou moins garantie pourrait consister à élargir le spectre de l’enquête de terrain à des enseignements qui s’inscrivent dans d’autres langues ou cultures, dont certaines s’appuient sur des traditions narratologiques très différentes mais aussi durablement ancrées dans les pratiques scolaires. Les enseignants de français ignorent souvent que l’outillage narratologique de leurs collègues anglophones ou germanistes diffère profondément du modèle genettien, lequel parait si familier qu’il a fini par se naturaliser. À côté des narrateurs homo- ou extra-hétérodiégétiques, il existe ainsi des personnages-réflecteurs, des narrateurs auctoriaux ou non fiables, et même des auteurs implicites, qui font partie de la vulgate enseignée dans la formation initiale des enseignants d’allemand ou d’anglais15. Ce n’est pas le moindre des résultats de notre enquête que d’avoir constaté par exemple que les notions d’auteur implicite et de narrateur non fiable – qui permettent précisément de décrire les effets d’«ironie» ou de «distance» évoqués par l’enseignant que nous avons interrogé – sont pratiquement inconnues des enseignants de français dans les quatre pays que nous avons investigués, alors que cette approche est au cœur de la théorie anglo-saxonne initiée par les travaux de Wayne C. Booth (1983; 1977). Serait-il possible que les narrateurs francophones soient plus fiables que les autres? La question de la proximité ou de la distance entre les valeurs portées par l’écrivain et celles incarnées par son narrateur ou ses personnages serait-elle moins intéressante quand on lit Flaubert que quand on lit Nabokov? Il me semble qu’un tel décalage culturel mériterait pour le moins d’être identifié et problématisé dans la formation initiale ou continuée des enseignants.
Sur la base de ces différentes stratégies, il me semble possible de dégager quelques pistes susceptibles d’améliorer l’ergonomie de l’outillage narratologique pour le mettre véritablement au service des besoins des enseignants et des élèves. Sans entrer dans le détail de propositions encore en chantier, je dresserai ci-dessous un inventaire provisoire de quelques lieux d’intervention susceptibles de renouveler la narratologie scolaire en répondant aux besoins du terrain. Sans surprise, on retrouvera les grandes catégories narratologiques dont l’ancrage scolaire est le plus fort, notamment les catégories genettiennes de la voix (problématiques liées à la figure du narrateur), du mode (problématiques liées à la perspective narrative) et du temps (reconfiguration temporelle de l’histoire par le récit), mais aussi les notions d’intrigue et de personnage, qui entrent en correspondance avec certains des schémas la plus enseignés («schéma narratif» de Larivaille et «schéma actantiel» de Greimas). Pour chaque catégorie, j’indiquerai quelques évolutions possibles, en les associant à quelques références incontournables et, quand cela est possible, à des synthèses de ces travaux que j’ai proposées en vue d’en faciliter la scolarisation:
- Narrateur: en ce qui concerne la catégorie du narrateur, il pourrait être utile de considérer cette instance comme un élément optionnel du récit (Patron, 2009). Non seulement un film ou une bande dessinée peuvent s’en passer complètement, mais un récit mené à la troisième personne peut également faire l’économie d’un narrateur «scénographié» par le discours (Maingueneau, 2004). Le travail sur les traces énonciatives que laisse un éventuel narrateur permettrait de mieux articuler l’analyse de cette instance narrative avec ses manifestations verbales ou médiatiques. Définir le mode énonciatif du récit en s’appuyant sur les personnes de la narration (narration à la première personne vs. à la troisième personne, mais aussi éventuellement narration à la deuxième ou à la quatrième personne) pourrait aussi permettre de mieux saisir les spécificités de différentes manières de raconter. De toute évidence, la dichotomie entre intra- et extradiégétique est plus ou moins inenseignable en raison des confusions avec la dichotomie homo- et hétérodiégétique, alors que la notion d’enchâssement semble ne poser aucun problème conceptuel particulier. La question des «niveaux narratifs» devrait plutôt orienter la discussion sur les effets de transgression de ces niveaux liés par la figure de la «métalepse», aussi fréquente dans la littérature d’Ancien Régime ou contemporaine que dans la culture populaire (Wagner, 2002; Schaeffer & Pier, 2005; Klimek & Kukkonen, 2011; Lavocat, 2020). Par ailleurs, en se basant sur l’approche de Booth (1977), il pourrait être très productif d’introduire la problématique de la fiabilité du narrateur, et plus généralement, celle de la distance entre un auteur implicite, parfois ironique, et les différentes instances mises en scène par le récit (narrateurs et personnages), notamment pour aborder la littérature contemporaine (Wagner, 2016).
- Perspective (mode): Comme l’ont montré différents chercheurs (Jost, 1989; Paveau & Pecheyran, 1995; Niederhoff, 2001; Jesch & Stein, 2009; Baroni, 2021; 2023a), la focalisation genettienne semble particulièrement difficile à enseigner ou à manipuler pour analyser des récits, car sa théorisation amalgame des paramètres hétérogènes: a. les ancrages éventuels dans la subjectivité de différents personnages; b. des enjeux relevant d’une stylistique dite «de l’omniscience», face aux narrations dites «béhavioristes» ou «en flux de conscience»; c. l’orientation sélective du récit sur différentes parties prenantes de l’histoire et ses effets (empathie, focalisations multiples, etc.); d. l’extension du savoir mis à disposition du public quand on le compare à ce que savent différents personnages, dont dépendent différents effets de curiosité ou de suspense. D’un côté, pour faciliter les étayages interprétatifs par la mise en évidence d’indices formels, il pourrait être utile de mieux expliciter les procédés qui produisent un ancrage du récit dans la subjectivité d’un personnage, ce que Rabatel désigne comme la «construction textuelle du point de vue» (Rabatel, 1998) et ce que Jost (1989) rattache aux procédés audiovisuels d’ocularisation et d’auricularisation. Sur ce plan, il pourrait être utile également de sensibiliser les élèves aux spécificités médiatiques de ces processus de subjectivation de la représentation, par exemple en procédant à des comparaisons intermédiales entre cinéma et littérature, ou entre bande dessinée et littérature (Jost, 1989; Baroni, 2023a). Il peut aussi être utile de souligner les rapports étroits que l’on peut établir entre la dynamique de l’intrigue et différents régimes de savoir (restreint, équivalent ou élargi) ou de subjectivité (Baroni, 2017a; 2020a).
- Temps: les catégories liées au temps pourraient également être mieux articulées aux expériences immersives des lecteurs ou des spectateurs. En ce qui concerne les anachronies, on pourrait ainsi mieux distinguer, comme dans les études cinématographiques, le flashback (ou analepse «dramatisée») de l’analepse allusive (simple évocation du passé par un personnage ou par le narrateur), ainsi que les procédés stylistiques qui permettent un réancrage du récit dans le passé (Baroni, 2016b). On éclairerait ainsi une asymétrie entre l’analepse et la prolepse, cette dernière se limitant le plus souvent à une simple allusion à un futur possible ou avéré. Si le récit consiste bien à «monnayer un temps dans un autre temps» (Metz, 2013, p. 31), c’est surtout autour des anachronies «dramatisées» (flashbacks et flashforwards) ainsi que des changements de rythmes dans le récit que cette propriété des artefacts narratifs peut être explorée. L’opposition entre scène et sommaire devrait également être repensée sur la base de l’expérience immersive: tandis que la scène est une représentation qui nous replace dans la perspective temporelle de l’événement raconté, le sommaire se manifeste au contraire comme une narration distanciée, qui n’offre pas de points d’ancrage pour se représenter les événements dans l’actualité de leur développement (Baroni, à paraitre). Des travaux récents invitent aussi à repenser la question du «rythme» en se fondant sur les effets d’accélération et de ralentissement qui découlent d’une certaine organisation formelle du récit. Kathryn Hume a ainsi montré qu’un effet d’accélération du roman contemporain peut, paradoxalement, découler d’un effacement des sommaires (Hume, 2005), similaire à une succession rapide de plans courts dans le montage d’un film.
- Intrigue: le succès scolaire de la notion de schéma narratif fait écran à des formes alternatives d’organisation séquentielles des récits. Ce découpage de l’histoire en cinq phases, dérivé des travaux de Paul Larivaille (1974) et popularisé par la linguistique textuelle de Jean-Michel Adam (1997), demeure de toute évidence très utile pour soutenir des opérations de compréhension ou de résumé, ainsi que pour structurer la production de récits en donnant un cadre pour déterminer les actions principales qui constitueront la trame de l’histoire. En revanche, l’approche par la mise en intrigue permet de saisir des procédés narratifs visant à créer une tension dans la lecture (Baroni, 2017a; 2020b), offrant ainsi une approche susceptible d’articuler l’analyse des mécanismes textuels, graphiques ou audiovisuels avec la production d’un intérêt narratif. Il importe donc de clairement différencier trois manières très différentes d’envisager la séquence narrative: 1. comme trame de l’histoire (schéma narratif); 2. comme passage narratif contrastant, par exemple, avec la description ou le dialogue (séquence textuelle); 3. comme mise en intrigue par la création d’une tension lorsque le public progresse dans le récit (Baroni, 2020a; 2023b). Étudier la mise en tension du récit permet non seulement d’éclairer les actions racontées, mais aussi de mesurer leur valeur en les comparant avec les virtualités qui se dégagent du fil de l’histoire. Les possibles narratifs engagent non seulement un désir de progression vers le dénouement, mais ils soulèvent aussi des enjeux éthiques pour les personnages engagés dans des événements inextricables (Laugier, 2006; Baroni, 2023b).
- Personnage: il ne fait guère de doute que les personnages ne sauraient se limiter aux rôles actantiels qu’ils endossent dans l’intrigue. Parmi les pistes les plus intéressantes, il y a naturellement l’approche de Vincent Jouve sur l’effet du personnage, qui ménage une place fondamentale aux fonctions de support pulsionnel et d’identification (Jouve, 1992). Un cadre conceptuel potentiellement productif pour l’enseignement pourrait aussi être emprunté aux travaux du narratologue américain James Phelan, qui distingue trois fonctions fondamentales pour les personnages: la fonction mimétique (épaisseur, crédibilité du personnage envisagé comme personne), la fonction synthétique (prise en compte du rôle du personnage dans l’intrigue, lequel recouvre, entre autres choses, les rôles actantiels) et la fonction thématique (le personnage en tant que porteur de valeurs ou de symboles) (Phelan, 1989). D’une manière générale, il peut être utile de rappeler que l’épaisseur, mais aussi la relative opacité ou l’imprévisibilité d’un personnage sont des éléments essentiels de l’intérêt qu’on leur porte (Baroni, 2017a, p. 85-90; 2017c). Enfin, c’est évidemment en prenant le personnage au sérieux, c’est-à-dire en le considérant comme étant davantage qu’un simple «signe», qu’il devient possible de lui associer des enjeux de nature éthique, restituant ainsi à l’interprétation des formes narratives son plein potentiel pour une «éducation morale» (Laugier, 2006).
Si l’une ou l’autre de ces propositions devait susciter l’intérêt des enseignants, il faudrait alors procéder à une conceptualisation des propositions théoriques jugées en phase avec les finalités de l’enseignement du français, c’est-à-dire à une réduction du caractère instable de notions encore débattues dans le champ de la narratologie de manière à en fixer la terminologie et à produire des définitions intelligibles pour les élèves. Il y a de fortes chances que ce travail d’élaboration didactique soit le fait des enseignants eux-mêmes, pour autant qu’ils estiment que l’effort en vaut la chandelle. Ils sont en effet les mieux placés pour répondre, par exemple, aux questions relatives aux progressions curriculaires: faut-il commencer en fournissant des outils spécifiquement profilés pour l’enseignant, de sorte que ce dernier soit en mesure de sensibiliser les élèves aux enjeux narratologiques dès les premiers cycles, sans pour autant faire de ces outils des objets d’enseignement? Faut-il envisager des terminologies différenciées entre les degrés du secondaire 1 et du secondaire 2? Quel sont les outils-concepts les plus essentiels, ceux qu’il faudrait introduire en premier et ceux qui devraient être abordés ultérieurement? La métalepse et la narration à la deuxième personne doivent-ils être enseignés avant le stade de la formation post-obligatoire ou académique?
Du côté du narratologue, le problème tient surtout à la manière de faire entendre ses propositions, ce qui passe avant tout par la défense de la place de la théorie du récit dans la formation initiale et continuée des enseignants. Il faudrait également pouvoir entamer un dialogue autour des prescrits, proposer de nouveaux manuels, impliquer didacticiens et enseignants pour élaborer et mettre à l’épreuve de la classe ces nouveaux outils-concepts et évaluer leurs effets sur la formation des élèves. J’ajoute que cette épreuve du terrain est une chance extraordinaire pour la théorie elle-même, dans la mesure où les modèles narratologiques, la plupart élaborés dans une démarche purement hypothético-déductive, ont trop rarement été confrontés à des tests empiriques, de sorte que leur validité demeure le plus souvent douteuse. Pour ma part, c’est souvent lorsque j’étais confronté à ma perplexité d’enseignant ou aux résistances de mes étudiants que j’ai réalisé la nécessité de faire évoluer la théorie (je précise: faire évoluer non seulement la théorie enseignée, mais la théorie elle-même, dont on découvre les aspérités). Ainsi que le suggère Karl Canvat, le renouvellement des modèles narratologiques pourrait donc bien impliquer une confrontation plus étroite avec les pratiques scolaires:
L’applicationnisme est la forme que prend ordinairement la transposition didactique lorsqu’elle adopte un mouvement descendant. L’implicationnisme est la forme qu’elle prend lorsqu’elle injecte dans les savoirs enseignés de nouveaux savoirs issus des savoirs de référence, mais aussi qu’elle met ces nouveaux savoirs en relation avec les pratiques scolaires, voire que celles-ci interrogent les savoirs de référence et les incitent à se renouveler. (Canvat, 2000, p. 64)
Par ailleurs, le théoricien du récit ne peut demeurer entièrement sourd aux critiques qui ont été formulées envers sa discipline, parfois mêmes relayées par certains narratologues de la première heure (Todorov 2007); mais plutôt que de se défendre en affirmant qu’il serait dommage de «jeter le bébé avec l’eau du bain» (Reuter, 2000, p. 7), il pourrait être intéressant de tenter de mieux comprendre ce qui constitue la résilience de l’appareil narratologique en dépit des reproches qui lui sont adressés depuis une bonne vingtaine d’années16. En outre, il faudrait explorer les éventuelles convergences observables entre l’évolution de la didactique du français et les changements qui ont affecté parallèlement la théorie du récit, qui se présente aujourd’hui sous une forme assez éloignée du modèle structuraliste. Cette comparaison pourrait ainsi faciliter le repérage des modèles théoriques en phase avec les enjeux actuels de l’enseignement du français, que ce soit en mettant en lumière les mécanismes qui président aux expériences immersives, esthétiques et éthiques des lecteurs, en montrant comment l’étude des textes narratifs permet de mieux comprendre le fonctionnement du langage verbal ainsi que celui d’autres médias (le théâtre, la bande dessinée, le cinéma, voire le jeu vidéo…), ou qu’il s’agisse simplement de contribuer à un enseignement explicite, l’outillage narratologique ayant au moins la vertu d’objectiver les procédures par lesquelles il est possible d’interpréter un texte narratif.
Je pense que sans un changement profond de la réputation de la narratologie dans les domaines des études littéraires, de la didactique et de l’enseignement du français, tout changement de fond demeurera impossible. L’image figée d’une discipline qui a fait son temps, continue souvent de faire obstacle à l’exploration du potentiel des modèles actuels. Seule la construction d’un véritable dialogue interdisciplinaire fondé sur la reconnaissance de l’existence d’une narratologie contemporaine (qu’on acceptera d’appeler «postclassique» si cela contribue à faire comprendre qu’il existe autre chose que les typologies structuralistes des années 1960-1970) pourra ouvrir un horizon pour une amélioration de l’outillage narratologique dans la classe de français. Pour terminer sur une note optimiste, on peut entrevoir un signe encourageant dans le fait que la 24ème rencontre des chercheurs en didactique de la littérature ait récemment choisi comme thématique «les territoires de la fiction», son appel à contribution mentionnant trois fois la narratologie, non pour en dénoncer des dangers, mais pour envisager l’apport des «outils de la narratologie post-classique».
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Pour citer l'article
Raphaël Baroni, "Comment un théoricien du récit pourrait-il contribuer à améliorer l’outillage narratologique scolarisé?", Transpositio, n°6 Les outils narratologiques pour l'enseignement du français : bilan et perspectives, 2023http://www.transpositio.org/articles/view/comment-un-theoricien-du-recit-pourrait-il-contribuer-a-ameliorer-l-outillage-narratologique-scolarise
Voir également :
Introduction n°6: Pour une théorie du récit au service de l’enseignement
Le présent dossier trouve son origine dans une journée d’étude organisée en juillet 2023 à l’Université de Lausanne dans le cadre d’un projet de recherche financé par le fonds national suisse (n° 197612) intitulé «Pour une théorie du récit au service de l’enseignement». Cet évènement regroupait l’équipe qui porte le projet – le groupe DiNarr, pour «didactique et narratologie», qui inclut R. Baroni, V. Depallens, L. Mahieu, F. Moreno et G. Turin – ainsi que ses partenaires scientifiques – J.-F. Boutin, V. Capt, B. Daunay, N. Denizot, J.-L. Dufays et C. Gabathuler. Parmi le public, cette journée accueillait également Y. Vuillet et B. Védrines, qui participent à ce numéro.
Introduction n°6: Pour une théorie du récit au service de l’enseignement
Introduction
Le présent dossier trouve son origine dans une journée d’étude organisée en juillet 2023 à l’Université de Lausanne dans le cadre d’un projet de recherche financé par le fonds national suisse (n° 197612) intitulé «Pour une théorie du récit au service de l’enseignement». Cet évènement regroupait l’équipe qui porte le projet – le groupe DiNarr, pour «didactique et narratologie», qui inclut R. Baroni, V. Depallens, L. Mahieu, F. Moreno et G. Turin – ainsi que ses partenaires scientifiques – J.-F. Boutin, V. Capt, B. Daunay, N. Denizot, J.-L. Dufays et C. Gabathuler. Parmi le public, cette journée accueillait également Y. Vuillet et B. Védrines, qui participent à ce numéro. En amont de cette journée, l’équipe DiNarr avait mené une enquête portant sur la scolarisation de la narratologie impliquant le recueil de témoignages de témoins privilégiés ayant peu ou prou accompagné ce processus, et un recueil de données mené par L. Mahieu sous la forme d’un questionnaire en ligne auquel ont répondu plus de 500 enseignant·e·s du secondaire dans quatre pays francophones, les participant·e·s de la journée d’étude ayant été informé·e·s de nos premiers résultats.
Avant d’en venir plus précisément aux contenus des communications et des échanges ayant eu lieu durant cette rencontre et auxquels font écho les articles réunis dans ce numéro, il nous parait utile de présenter brièvement le projet dans lesquels s'inscrivent ces réflexions. Notre recherche se situe au croisement de la didactique du français et de la théorie du récit. En retraçant rapidement l’évolution de la narratologie parallèlement à celle de la didactique du français, le but sera de mettre en évidence un espace d’opportunités pour un renouvèlement de ce que nous appellerons la boite à outils narratologique. Par cette métaphore1, nous entendons définir un éventail de concepts issus de la narratologie, articulés entre eux et orientés vers un usage instrumental en contexte éducatif, que ce soit dans le cadre d’activités d’analyse, d’interprétation ou de production de récits. Nous évoquerons ainsi les liens qui peuvent être établis entre un outillage conceptuel issu des efforts de théorisation des récits, cette perspective étant ressaisie ici dans toute son épaisseur historique, et ses usages scolaires envisagés dans une perspective socioconstructiviste de l’apprentissage. À l’intérieur de ce cadre, l’objectif de notre recherche consiste à documenter l’histoire de la scolarisation de la narratologie, d’esquisser les contours des outils mobilisés dans les classes de français, de mieux connaitre leurs usages effectifs pour en évaluer l’ergonomie – autrement dit, l’efficience éducative – de sorte qu’il devient possible de réfléchir à la pertinence d’une éventuelle mise à jour de certaines ressources pour l’enseignement du français.
1. Du moment structuraliste de la théorie littéraire à la narratologie «postclassique»
La théorie du récit a pris son essor en France à la fin des années 1960 dans une atmosphère de contestation des approches traditionnelles basées sur l’histoire littéraire et la biographie des auteur·e·s. Elle s’est fondée notamment sur la redécouverte et la traduction des travaux des formalistes russes ainsi que sur la vogue du structuralisme en sciences du langage. En 1969, Tzvetan Todorov invente le terme narratologie pour décrire cette jeune «science du récit», dont le champ devait s’étendre bien au-delà du périmètre de la théorie littéraire, puisque cet acte de baptême est justifié par le constat que les récits se rencontrent «dans d’autres domaines qui pour l’instant relèvent, chacun, d’une discipline différente (ainsi contes populaires, mythes, films, rêves, etc.)» (Todorov 1969: 10). Cette discipline émergente s’est attachée dans un premier temps à décrire les «structures narratives» sous la forme de schématisations de l’histoire racontée (Bremond 1964; Adam 1984) et de typologies des modalités du «discours du récit» (Genette 1972) liées à la «voix» (théorie du narrateur), au «mode» (théorie de la focalisation) et au «temps» (théorie des rapports entre temps raconté et temps du discours).
Les concepts issus de ces travaux se sont rapidement institutionnalisés à travers leur adoption dans les classes de français, leur scientificité entrant en résonance avec un désir de réforme de l’enseignement traditionnel2. En revanche, au niveau de la théorie littéraire, la vague structuraliste est rapidement retombée pour faire place à de nouveaux paradigmes: théories de la réception, histoire culturelle, analyse du discours, sociologie de la littérature, etc. On pourrait ainsi avoir l’impression que la narratologie n’a représenté qu’un «moment structuraliste» dans l’histoire de la théorie littéraire, et que sa survivance actuelle se résume à un corpus limité de notions fossilisées que l’on rencontre dans différents lieux de formation visant une maitrise des codes du récit (cours de littérature, cours d’écriture scénaristique, formations marketing, etc.). À rebours de cette idée, il faut rappeler que la théorie du récit n’a jamais cessé d’évoluer: elle s’est surtout internationalisée et s’est diversifiée, ses multiples courants actuels se rattachant peu ou prou à une narratologie qui a été qualifiée de «postclassique» (Herman 1997; Prince 2008; Patron 2018). L’identité disciplinaire de la théorie du récit se définit aujourd’hui davantage par sa finalité (décrire les structures, les fonctions et le fonctionnement des récits) que par une méthode spécifique pour atteindre cet objectif. Des progrès significatifs ont ainsi été accomplis pour mieux articuler l’analyse raisonnée des formes narratives (exprimées par des schémas ou des classements typologiques) à leurs fonctions discursives et à leurs matérialisations médiatiques. Autrement dit, la narratologie contemporaine se préoccupe autant des formes invariantes dans lesquelles se moulent tous les «avatars» de la narrativité (Ryan 2006) que de la manière dont ces dispositifs donnent naissance à une expérience narrative en se fondant sur des spécificités médiatiques qui les caractérisent, évoluant vers ce que Marie-Laure Ryan et Jan-Noel Thon ont appelé une «media-conscious narratology» (Ryan & Thon 2014).
Par rapport aux approches de la période 1960-1970, qui visaient à décrire les structures des récits littéraires, ces nouvelles orientations ont permis d’étendre le champ de la recherche pour inclure l’étude d’artefacts non-littéraires ou non-verbaux. Ces approches permettent de mieux saisir les mécanismes engendrant l’immersion et le désir de progresser dans le récit, ainsi que les processus cognitifs qui en découlent: phénomènes de simulation mentale ou d’incarnation dans le plan de l’histoire, construction mentale du monde raconté, recyclage ou reconfiguration des stéréotypes culturels, anticipations sous forme de réseaux de probabilités ou de cadrages interprétatifs conditionnant la négociation des valeurs. Ces nombreux développements soulignent l’existence de compléments et parfois d’alternatives pour tous les concepts hérités de la période structuraliste.
2. La théorie du récit dans la didactique du français
Il y a une vingtaine d’années déjà, Yves Reuter rappelait, à un moment où elle commençait à faire l’objet de critiques assez virulentes3, que l’entrée de la narratologie dans les pratiques enseignantes s’est faite à une période antérieure à l’essor de la didactique du français, ce qui aurait eu selon lui quelques conséquences fâcheuses. Il souligne en particulier une dogmatisation de la théorie, une tendance à l’applicationnisme, des confusions notionnelles et une occultation des débats internes et externes à la discipline aboutissant à un figement des concepts (Reuter 2000: 10). Ce constat semble rejoindre en partie celui dressé par Antoine Compagnon, qui affirmait qu’à la suite de son intégration dans les pratiques scolaires, la théorie serait «devenue une petite technique pédagogique souvent aussi desséchante que l’explication de texte à laquelle elle s’en prenait alors avec verve» (1998: 11). Il faut noter cependant que, contrairement à Compagnon, Reuter explique que la logique d’un tel figement ne met pas en cause seulement l’école, mais les conditions mêmes de la transmission des savoirs initiaux à l’école. Ainsi que l’a montré Bertrand Daunay (2010), ce qui est en jeu dans cette différence, c’est la relation entre savoirs de référence et savoirs scolaires, les premiers étant un peu rapidement exemptés par Compagnon de leur responsabilité dans le figement de leurs propres concepts. Dans un article retraçant l’histoire de la didactique, Daunay rappelle que lorsqu’elles ont été introduites, ces méthodes «avaient le mérite d’adosser l’enseignement de la littérature à une approche scientifique des textes, au risque d’une illusion scientiste très vite dénoncée d’ailleurs par la plupart des acteurs de l’époque» (Daunay 2007: §75, italiques d’origine).
Le risque était grand dès le départ – il s’est notamment vérifié plus tard dans les manuels et dans les instructions officielles –, d’un surcroît de formalisme et de technicisme dans l’approche scolaire des textes littéraires et de la construction d’une nomenclature théorique, passablement hétérogène d’ailleurs, devenue et restée encore aujourd’hui incontournable – qu’il s’agisse particulièrement de l’analyse des structures du récit (du repérage du schéma narratif dès les premières années du primaire à l’étude structurale du récit dans les plus grandes classes, via Propp, Greimas, Barthes, Larivaille, Bremond, Adam, etc.), des modalités de la narration (via la narratologie de Genette, essentiellement), des caractéristiques formelles de la poésie (via les nombreuses études inspirées des principes de Jakobson) ou, pour clore une liste non exhaustive, du fonctionnement du texte théâtral (via Ubersfeld, particulièrement). (Daunay 2007: §80)
En réaction à ce «technicisme», la notion qui a renouvelé en profondeur la didactique de la littérature dès les années 90 est celle de lecture littéraire. Malgré la modélisation dialectique inspirée de Picard (1986) que Dufays et d'autres en ont proposée (Dufays, Gemenne & Ledur 2015), cette notion a parfois été naturalisée et réduite à une pratique lettrée soumise aux droits du texte, comme l’observent Daunay (1999) et Daunay & Dufays (2016). En complément à cette approche, certain·e·s didacticien·ne·s – en particulier Rouxel & Langlade (2004) – ont alors jugé nécessaire de la préciser en l’orientant davantage du côté de la subjectivité, l’accent étant mis sur l’agentivité et la diversité potentielle des expériences esthétiques du lecteur ou de la lectrice, au risque de faire basculer la notion vers une pratique idiosyncrasique. Au-delà de leurs divergences, ces travaux permettent de concevoir la lecture des récits comme unva-et-vient entre lectures participative et distanciée, et l’interprétation est envisagée comme une démarche essentiellement inductive et dialogique, au lieu de se fonder sur des procédures normalisées par des cadres imposés, parmi lesquels l’outillage narratologique apparait comme l’une des ressources les plus saillantes.
En dépit de ces limites imposées aux approches mobilisant la théorie du récit dans la classe de français, Reuter – qui a lui-même rédigé un ouvrage de vulgarisation de la narratologie maintes fois réédité (Reuter 2016) – suggérait de ne pas «jeter le bébé avec l’eau du bain» (2000: 7), mais plutôt d'aborder la question dans une perspective proprement didactique en se demandant: «Quels savoirs pour qui? (chercheurs? formateurs? enseignants? élèves?) et pour quoi?» (2000: 7). Daunay ajoute que
mettre en cause une entreprise de négation de certains rapports au texte littéraire n’est pas prôner un retour à un subjectivisme empiriste dans l’approche scolaire des textes littéraires: un danger guette toujours, qui est celui d’un empirisme spontanéiste, qui négligerait la nécessité didactique de la construction d’outils conceptuels pour la lecture. (Daunay 2007: 46-47)
En effet, dans le prolongement des recherches de Lev Vygotski sur le développement des fonctions langagières (2019 [1934]), de nombreux travaux en didactique du français se sont intéressés aux outils mobilisés dans l’apprentissage du français. Dans le cadre d’une approche socioconstructiviste (Schneuwly & Bronckart 1985), ces outils sont pensés comme des médiatisations socialement construites qui élargissent la capacité du sujet d’interagir avec son environnement, et l’apprentissage est alors conçu comme un processus d’intégration:
L’action de l’homme sur la nature, le travail, n’est jamais immédiate, mais médiatisée par des objets spécifiques, socialement élaborés, fruits des expériences des générations précédentes et par lesquels, entre autres, se transmettent et s’élargissent les expériences possibles. […] Un outil médiatise une activité, lui donne une certaine forme. Mais ce même outil représente aussi cette activité, la matérialise. Autrement dit: les activités ne sont plus seulement présentes dans leur seule exécution. Elles existent en quelque sorte indépendamment d’elles dans les outils qui les représentent et par là-même signifient. L’outil devient ainsi le lieu privilégié de la transformation des comportements: explorer leurs possibilités, les enrichir, les transformer, les compléter sont autant de manières de transformer l’activité qui est liée à leur utilisation. L’existence matérielle, extérieure des médiateurs de l’activité est le présupposé de l’élargissement des possibilités. (Schneuwly 2008: 15-16)
Dans une telle perspective, «la construction d’outils conceptuels pour la lecture» (Daunay 2007: 47), qu’incarne, entre autres, l’outillage narratologique, ne fournit pas seulement un étayage de l’interprétation sous forme de procédures objectivables, cette médiatisation s’inscrit également dans un processus de socialisation, de construction du sens et d’élargissement des capacités du sujet d’interagir dans un monde tissé de récits.
Les dérives scientistes ou applicationnistes que les didacticien·ne·s associent parfois à la théorie du récit ne sont donc pas imputables à l’outillage narratologique en tant que tel, mais à certains usages institutionnels ou disciplinaires et, c’est là que nous proposons d’intervenir, à un défaut d’ergonomie de tel ou tel outil en particulier appelant à sa reconceptualisation en s’appuyant sur les ressources offertes par les théories contemporaines de la narrativité. Mais de tels défauts ne pourront être corrigés que lorsqu’aura été reconnue la valeur potentielle de l’outillage en général, en tant que médiatisation permettant le développement de compétences interprétatives, critiques ou rédactionnelles, ainsi que nous y invitent dans ce numéro Yann Vuillet et Bruno Védrine. Cette valeur explique certainement l’étonnante résilience de la narratologie enseignée, laquelle semble inusable en dépit des critiques répétées dont elle a fait l’objet dans les milieux de l’éducation, ainsi que le constatent Bertrand Daunay et Nathalie Denizot dans leurs articles respectifs.
Mais, alors que de nombreuses recherches en didactique se sont penchées sur les outils langagiers ou informatiques, et même sur le mobilier dont il est fait usage dans la classe de français (Plane & Schneuwly 2000), elles négligent le plus souvent l’examen de la boite à outils narratologique, qui continue pourtant d’être largement utilisé par les enseignant·e·s, ainsi que le montre l’étude de terrain présentée dans ce numéro par Luc Mahieu. Dufays et Brunel déplorent ainsi, dans un récent état des lieux, «le peu d’impact visible chez les didacticien·ne·s des derniers travaux de la narratologie» (Dufays & Brunel 2016: 252) et ce constat suggère que les questions adressées à la narratologie il y a plus de vingt ans par Reuter n’ont pas encore trouvé de réponses satisfaisantes, voire qu’elles n’ont en réalité presque jamais été posées.
Cette absence de dialogue entre narratologie et didactique apparait d’autant plus regrettable si l’on considère les convergences entre sciences du récit et sciences de l’éducation. La revalorisation d’une lecture «au premier degré» (David 2014), qui ménage une place aux expériences immersives des lecteurs et à la dynamique d’une progression aimantée par la mise en intrigue, n’est plus jugée incompatible avec un travail scolaire sur la forme du discours, les idées de l’écrivain ou son contexte historique. Cette remise au premier plan d’un rapport à la littérature autrefois méprisé ou négligé entraine en même temps la nécessité de renouveler les outils à même de construire une réflexion sur les mécanismes narratifs qui sont à la base de l’immersion, de la consistance des univers narratifs ou de l’engendrement d’une tension narrative. Comme l’explique Jérôme David:
On comprend qu’il faille s’appuyer dans cette démarche sur des savoirs historiques, mais également narratologiques ou poétiques. On devine également ce qui nous manque encore en termes de ressources analytiques pour décrire adéquatement les diverses façons dont la littérature sollicite le lecteur, l’attire dans chacun de ses univers, le constitue en sujet d’une expérience esthétique et, surtout, lui propose une ontologie inédite et l’inscrit dans une communauté de lecteurs avant de prendre congé de lui après un nombre de pages fixé d’avance. Ces lacunes (savoirs encore exploratoires, transposition didactique embryonnaire) rendent presque impossible, à l’heure actuelle, la transmission scolaire d’un savoir en la matière. (Raison de plus, je crois, pour s’y atteler sans retard). (David 2014: §37)
Dans le cas présent, la «lacune» évoquée découle surtout d’un manque de visibilité et d’accessibilité des ressources existantes, puisque les narratologies d’orientation rhétorique, stylistique ou cognitiviste offrent un attirail conceptuel très riche pour décrire les mécanismes textuels présidant à l’immersion dans le monde raconté ou à la dynamique de la tension narrative (Phelan 1989; Rabatel 1998; Patron 2009; Baroni 2017b; Caracciolo & Kukkonen 2021). Si David appelle de ses vœux une théorisation des phénomènes impliqués par un rapport à la littérature «au premier degré», le principal obstacle à la transmission scolaire d’un tel «savoir» consiste donc plutôt en un défaut de transposition de concepts narratologiques déjà disponibles. Par ailleurs, à un second degré également, de nombreuses approches narratologiques alternatives aux approches structuralistes (par exemple les théorisations portant sur les textes possibles, la construction textuelle du point de vue, la fiabilité des instances narratives, la polyphonie ou les virtualités actionnelles) permettraient d’éclairer la nature équivoque, plurivoque ou justement parfois trop univoque des situations mises en scènes par les fictions, offrant des leviers pour mieux en saisir les soubassements argumentatifs et idéologiques.
Il faut ajouter enfin, ainsi que le soulignent notamment Monique Lebrun, Nathalie Lacelle et Jean-François Boutin (2012), que l’évolution du contexte médiatique invite à repenser les «compétences littératiées» faisant l’objet d’un travail scolaire. Jacques Migozzi résume ce renouvèlement dans la didactique du français de la manière suivante:
[C]ertaines recherches de grande ampleur menées depuis une dizaine d’années au Québec […] ont conduit à la stabilisation théorique (et à la reconnaissance institutionnelle via la création récente d’une chaire à l’UQAM) de la notion de «littératie médiatique multimodale», définie […] comme la capacité d’un individu médiaculturel à recevoir, interpréter, évaluer mais aussi élaborer, créer et diffuser des messages articulant de manière diversifiée les modes iconiques, linguistiques, gestuels et auditifs, autrement qualifiés de «multitextes». (Migozzi 2019: §19)
Sur ce point également, il nous semble que l’orientation transmédiale de la narratologie contemporaine permet de réfléchir à la transférabilité des compétences mobilisées en classe pour l’analyse et la production de récits littéraires, vers une meilleure compréhension des incarnations non-verbales de la narrativité (Baroni 2017a). Les approches transmédiales n’ont pas seulement étendu l’applicabilité des concepts à d’autres médias, mais elle a également permis d’éclairer les effets induits par la matérialité des supports sur la construction des récits, mettant par exemple en lumière les caractéristiques des formes sérielles ou déployées sur des supports visuels, audiovisuels, graphiques ou composites. Du côté de la narrativité verbale, cela a également permis d’intégrer de manière beaucoup plus conséquente les approches stylistiques, qui ont considérablement enrichi la compréhension de phénomènes aussi essentiels que la construction du point de vue (Rabatel 1998) ou le statut optionnel d’un narrateur verbal (Patron 2009).
3. Le dossier
Notre recherche vise en premier lieu à inventorier aussi précisément que possible le corpus des outils habituellement enseignés au secondaire I et II dans les classes de français comme langue de scolarisation, tout en documentant les difficultés ou les limites que rencontrent les enseignant·e·s quand ils ou elles tentent de s’en servir. Il s’agit aussi, dans un deuxième temps, d’envisager la possibilité d’une amélioration de l’ergonomie de l’outillage narratologique en le pensant au plus près de ses usages scolaires et des réalités du terrain de l’enseignement. Cette seconde étape, à laquelle est liée l’organisation de la journée d’étude évoquée plus haut, passe par la reconstruction d’un dialogue entre narratologues et didacticien·ne·s du français, en surmontant un cloisonnement disciplinaire qui a trop longtemps prévalu et en se fondant sur des témoignages avérés de praticiens de la boite à outils dont il s’agit de discuter de la pertinence. Le dossier présenté dans ce numéro constitue ainsi un premier jalon dans cette enquête et dans ce dialogue interdisciplinaire dont on peut espérer qu’il contribuera à construire une réflexion productive sur la narratologie enseignée.
Le premier volet de ce dossier est donc consacré à quelques «grand·e·s témoins», acteur·rice·s de la scolarisation de la narratologie, à qui nous devons l’honneur d’un partage d’expérience de première ligne. Bien que leurs parcours soient distincts, un aspect commun apparait pour la majeure partie de ces témoins ; aspect qui étonne s’agissant de personnalités que nous pensions solliciter pour leur participation essentiellement théorique à la recherche narratologique: nombre d’entre eux font valoir avant tout une expérience de terrain, d’enseignement au niveau secondaire, voire primaire, ainsi qu’au niveau des formations continues. On remarque aussi à quel point l’époque a changé et combien l’ancienne porosité entre les mondes de la recherche et de l’enseignement s’est réduite. Pour le dire avec les termes de Dumortier: «Trente ans plus tard, les “courroies de transmission” du savoir narratologique que sont les revues pédagogiques, les ouvrages de vulgarisation scientifiques, la formation en cours de carrière, les programmes, les manuels, les conseils de l’inspection se sont distendues ou ont tout bonnement disparu». Un tel constat confirme en partie la pertinence de notre projet, puisqu’il s’agit pour nous de réactiver ou de reconstruire de telles «courroies de transmission».
Pour ce qui est de leurs constats communs, les contributeurs et la contributrice de ce dossier tombent d’accord sur une série importante d’observations qui retissent le fil de l’histoire récente de la discipline. Tous·tes reviennent sur les raisons historiques de l’apparition et de la fortune scolaire de la narratologie, souvent associées à un enjeu politique de démocratisation du littéraire, à un dégout de la «doxa commentative» (Reuter) alors au centre des pratiques universitaires, et à la volonté de renouvèlement de l’enseignement qui accompagne mai 68. Dans cette logique, Tous·tes mettent en avant l’importance des revues, en particulier Pratiques.
Cette revue est perçue comme un poste d’observation privilégié permettant de retracer avec nuance l’entrée de la narratologie dans les programmes éducatifs. Si nos témoins reviennent sur le danger d’une théorisation qui apparaisse comme directement applicable à ces programmes, ils reconnaissent aussi que ce danger n’a pas toujours été évité. D’où la reconnaissance, généralement partagée, d’une mise en crise de la narratologie issue du structuralisme, via l’accusation de technicisme, et la forte présence dans les programmes de concepts tels que le schéma quinaire, le schéma actantiel, ou d’autres étiquettes facilement exportables. On trouve enfin, pour beaucoup de nos spécialistes, le rappel d’un idéal visant la libération de la parole des élèves, cette émancipation impliquant une utilisation réfléchie des concepts.
Pour ce qui est des constats individuels, on observe chez Jean-Michel Adam et Françoise Revaz l’importance et la prééminence de catégories attachées au récit (les «gradients de narrativité») plutôt que le récit en tant qu’objet – une objectification coupable de fournir des structures immuables et réutilisables à des fins douteuses: le révisionnisme des fake news, ou plus généralement la perspective d’un tout-récit qui menace d’englober l’ensemble de nos expériences en nous coupant de la saine distance dont nous avons besoin pour les appréhender.
Dans sa contribution, Jean-Paul Bronckart met en garde contre l’usage des méthodes classiques de transposition didactique (théorisée par Chevallard) face à un objet hétérogène, et donc non unifié. Il appelle de ses vœux un cadrage didactique renouvelé et pertinent de la narratologie.
Jean-Louis Dumortier pose quant à lui un regard nuancé sur le problème, presque toujours soulevé par ses collègues, de la technicisation de la narratologie scolarisée. Si le didacticien belge relève bien entendu les accusations de dérive formaliste adressées à la narratologie, il précise aussi les avantages et les conséquences de la scolarisation de ces techniques d’analyse. Selon lui, nombre de notions narratologiques sédimentées dans l’institution scolaire doivent leur longévité à leur inscription dans des oppositions binaires, les rendant facilement mémorisables, donc évaluables. Si la critique est évidente, elle se double aussi d’une réévaluation, voire d’une réhabilitation, de ces «moyens» de la formation littéraire si souvent conspués.
Par un regard historique très exhaustif orienté sur la revue Pratiques qu’il a contribué à fonder et dirige depuis bientôt cinquante ans, André Petitjean offre une ouverture passionnante sur un monde en partie disparu mais dont demeurent certaines survivances. Disparues sans doute les années où enseignement dans le secondaire, activités intenses à l’avant-garde de la recherche et activisme politique pouvaient se conjuguer harmonieusement. Mais heureusement, une réflexion sur les enjeux de l’enseignement du français reste actuelle, à l’heure où l’importance de la narratologie se mesure à celle de faire écrire: «il importe de donner aux élèves la possibilité de "faire" de la littérature et pas uniquement de la commenter».
Yves Reuter, quant à lui, rappelle que cet engouement propre aux années post-68 n’était pas propre à la théorie des textes et que la narratologie naissante travaillait sur ce plan en concurrence avec la philosophie ou la politique. Partageant en cela l’avis de Bronckart, il ajoute qu’il faudrait mieux parler d’«élaboration» plutôt que de «transposition» didactique, le modèle chevallardien ne convenant pas, car pouvant être suspecté d’applicationnisme. Mais il remarque également, comme Dumortier, que c’est le caractère relativement autonome des exemples de la première narratologie qui a valu à celle-ci sa fortune scolaire. En conclusion, il estime que la mauvaise réputation de la narratologie est d’autant plus regrettable que les récits restent plus que jamais au centre de l’enseignement littéraire.
Enfin Claude Simard, représentant le versant outre-Atlantique de cette série de témoignages, rappelle que l’importance historique de la narratologie à l’école trouve aussi son explication dans les programmes ministériels québécois. À l’époque comme de nos jours, les directives institutionnelles ont eu beaucoup de poids dans le développement des programmes. Simard préconise en conclusion un équilibre «entre l’intellect et l’affect» pour développer via l’étude de la littérature une conscientisation des phénomènes narratifs, dans un monde où notre besoin de récits n’est pas près de s’éteindre.
Pour présenter plus en détail ces entretiens, Luc Mahieu propose une introduction à ceux-ci et rappelle le dispositif adopté pour recueillir la parole de ces grand·e·s témoins. Forme synthétique des réponses proposées, cette contribution permet également de percevoir au fil de ces discours des lignes de convergence (notamment autour de l’importance attribuée à un contexte de changement de configuration disciplinaire et d’émergence de la didactique en tant que champ de recherche) et de divergence (retours réflexifs contrastés sur les rôles joués par ces acteur·rice·s ou évaluations diverses sur les notions narratologiques qui auraient pu connaitre un autre sort en contexte scolaire).
Afin de compléter ces regards sur le passé de la scolarisation des théories du récit, Nathalie Denizot partage un regard sur «l’aventure scolaire de la narratologie» au lycée. La chercheuse y exploite les instructions officielles françaises publiées depuis les années 1970, un corpus de manuels publiés entre 1984 et 2020, ainsi que les entretiens présentés ci-dessus. Cette analyse historico-didactique lui permet de montrer que la narratologie devient dans les années 1990 le cadre d’analyse hégémonique pour travailler le récit, et ce aux dépens des autres théories du texte et de la linguistique textuelle. Mais l’analyse parallèle des programmes et des manuels permet également de voir qu’après une présence explicite des notions narratologiques dans les prescrits (de 1987-88) et dans les manuels scolaires, suit, à partir de 2000-2001, une période durant laquelle la théorie du récit disparait des instructions officielles, alors que les outils narratologiques perdurent dans les méthodes d’enseignement en tant que «véritables savoirs disciplinaires, avec des définitions précises, des exercices pour s’exercer à leur emploi». Plongeant plus en profondeur dans les manuels, Denizot montre que la notion la plus présente est sans conteste celle de «point de vue», tout en précisant que l'institutionnalisation des catégories genettiennes autour de celle-ci s’accompagne d’un travail d’exercisation sur des corpus d’extraits majoritairement issus de la production romanesque du XIXe siècle, et plus précisément de certains auteurs, tels que Flaubert, Stendhal ou Zola, qui ont «justement contribué à l’histoire de la subjectivation du récit». Si la chercheuse s’intéresse également aux autres notions présentes dans les manuels – narrateur, schéma narratif, fonction des personnages, catégorie relatives à l’ordre du récit –, c’est pour remarquer qu’à de rares exceptions près (lesquelles intègrent quelques bandes dessinées), le travail d’exercice proposé sur les notions narratologiques se fait sur la base exclusive des textes littéraires, se conformant ainsi à une conception étroite du récit partagée par certains narratologues, dont Gérard Genette. Banalisée, restreinte à des corpus littéraires et des exercices «parfois un peu myopes et technicistes», la narratologie n’en est pas moins devenue, selon Denizot, «incontournable dans les manuels de méthode qui cherchent à "outiller" les élèves dans le travail sur les textes».
Après avoir scruté le passé scolaire de la narratologie, deux contributions permettent d’explorer le présent des pratiques enseignantes. Dans une synthèse des premiers résultats de son enquête, Luc Mahieu propose d’exploiter les données issues d’un questionnaire complété par 529 enseignant·e·s du secondaire (élèves de 12 à 18 ans) en Belgique, en France, en Suisse et au Québec. S’en dégage une «boite à outils» narratologique relativement partagée dans les pratiques enseignantes, même s’il faut constater quelques différences (notamment dans la terminologie, la fréquence d’utilisation des notions ou l’importance de celles-ci dans la réussite de l’épreuve finale) qui renvoient à des configurations disciplinaires elles-mêmes différenciées selon les pays. Les répondant·e·s français·es et suisses semblent ainsi accorder une place plus importante à l’outillage narratologique que leurs homologues belges et québécois·es, ce qui renvoie parallèlement, dans ces deux ensembles, à des places différenciées accordées à la littérature dans les cours de français (plus importante en France et Suisse). Au-delà des fréquences d’utilisation, le sentiment d’utilité associé aux notions d’analyse du récit a également été sondé, conduisant à la constatation (est-ce une surprise?) que 94% des répondant·e·s estiment utile ou très utile que leurs élèves soient ainsi formés sur le plan de la théorie du récit. Parmi les nombreux résultats obtenus permettant de dresser un état des lieux des pratiques actuelles, il est en revanche plus surprenant de voir que les enseignant·e·s n’estiment pas que les notions narratologiques et leur utilisation éloignent les élèves de la lecture-plaisir.
La question narratologique est également envisagée par Jean-Louis Dufays à l’aune du projet Gary, une enquête qui éclaire en particulier l’implication des enseignant·e·s et la performance de lecture des élèves concerné·e·s. Dans le cadre de ce projet, on a fait lire une nouvelle de Romain Gary à près de 2000 élèves encadrés par 70 enseignant·e·s. À partir de ces observations, Dufays constate entre autres que le travail sur la construction narrative du texte se présente comme une base très sédimentée dans les pratiques scolaires. Si, dans l’ensemble, les compétences de lecture apparaissent étayées par l’approche narratologique, les compétences interprétatives semblent moins sollicitées. Dans le second volet de sa contribution, Dufays préconise la mise en parallèle de la compréhension et de l’interprétation, envisageant les «outils comme moyens d’enrichir le sens plutôt que comme conditions d’accès à celui-ci». Il ajoute à ces observations qu’il serait nécessaire de prendre en charge la question de l’appréciation des récits, la validation du rapport affectif qui lie les textes aux élèves, même s’il reste difficile à évaluer, pouvant représenter un aspect essentiel du travail scolaire.
Enfin, les derniers contributeurs à ce dossier nous invitent à nous tourner vers le futur de la narratologie enseignée.
Bertrand Daunay propose une contribution en deux parties, oscillant comme son titre l’indique entre scepticisme et optimisme quant à la possibilité d’améliorer les pratiques enseignantes relatives à l’outillage narratologique. Dans un premier temps, il revient sur les processus de construction des savoirs scolaires en distinguant deux conceptions – l’une transpositionniste et verticale (Chevallard 1985), l’autre créationniste et horizontale (Chervel 1988) – qu’il propose de croiser pour mieux envisager les processus complexes de scolarisation qui finissent par constituer ce que Denizot (2021) appelle la culture scolaire. Ce cadre planté, Daunay s’attache plus particulièrement aux contenus narratologiques en voyant justement dans leurs modalités de scolarisation un facteur d’explication de leur succès: l’école se saisit en effet d’autant mieux, en les remodelant, «de savoirs qui peuvent se combiner à ceux qu’elle transmet déjà». La narratologie a donc pu remplacer l’histoire littéraire comme socle épistémologique légitime d’une approche scolaire de la littérature. Sur ces bases, s’il juge difficile de préjuger de l’avenir de la narratologie scolaire, Daunay estime que «rien n'empêche que son règne se poursuive», voyant un indice de la présence continuée de la narratologie à l’école dans un extrait d’un récent programme du lycée (2019) évoquant la nécessaire «acquisition d’un vocabulaire technique» et mentionnant explicitement la focalisation.
Raphaël Baroni s’interroge quant à lui sur les raisons pour lesquelles un théoricien du récit s’est mis en tête d’améliorer l’outillage narratologique scolarisé et sur la complexité de cette quête ardue, si ce n’est impossible. Dans ce retour réflexif sur son propre parcours, Baroni envisage certains acquis du projet DiNarr lancé voici deux ans, dont les premiers résultats ont été publiés dans des revues de didactique du français (Baroni 2023a; 2023b). Puisque se confirme à la fois la résilience de la narratologie dans les pratiques scolaires et les difficultés dans le maniement de certaines notions (voir la contribution de Luc Mahieu), il s’agit dès lors de mesurer quelles peuvent être les contributions spécifiques d’un narratologue pour améliorer «l’ergonomie de l’outillage narratologique pour le mettre véritablement au service des besoins des enseignants et des élèves». Dans cette perspective, Baroni estime que le narratologue doit a minima légitimer une remise en question salutaire des modèles hérités, qui ont été parfois sacralisés sous la figure tutélaire de Gérard Genette, et il peut aussi informer enseignant·e·s et didacticien·ne·s de l’existence de débats autour des modèles hérités et d’alternatives à ceux-ci. Il termine son article en dressant un inventaire des éventuels lieux d’intervention en passant en revue les notions traditionnellement enseignées et la manière dont elles pourraient être renouvelées: narrateur, focalisation, temps du récit, intrigue, personnage. Si ces propositions doivent aller à la rencontre du terrain de la classe et du monde de l’école en général (prescrits, manuels, formations initiale et continue des enseignant·e·s…), il espère qu’en retour, c’est la théorie elle-même qui en sera enrichie par cette confrontation avec les usages qui peuvent en être faits. Il regrette en effet que les modèles narratologiques, souvent élaborés dans une démarche purement hypothético-déductive, aient «trop rarement été confrontés à des tests empiriques, de sorte que leur validité demeure le plus souvent douteuse».
Yann Vuillet et Bruno Védrines partent du constat selon lequel la narratologie reste d’actualité à l’école. Reste à interroger son sens, qui pour eux est double: le développement intellectuel de l’élève et sa compréhension des émotions. Il s’agit d’abord de renverser la hiérarchie académie-école: ce n’est pas la seconde qui doit ses matériaux et leurs développements à la première, ce serait bien plutôt à la scolarisation de leurs théories que les universitaires doivent la vitalité de celles-ci. Et de procéder ensuite à une explicitation par le terrain scolaire, afin de tordre le cou aux idées reçues selon lesquelles enseigner les techniques d’analyse du récit serait le signe d’une autosatisfaction théorique. À rebours de cette idée, ils estiment qu’«il vaut mieux partir d’un réel état des choses, sous peine de rêver la réalité plutôt que la décrire». Les auteurs s’appuient sur le modèle élaboré par Lev Vygotski pour rappeler la valeur des «concepts» enseignés, en particulier narratologiques. Dans une telle approche, ils soulignent que la question émotionnelle n’est pas absente de l’apprentissage conceptuel, tout simplement parce que l’émotion se conceptualise aussi, ce qui permet de la conscientiser et de la partager. L’enjeu central, rappellent-ils en conclusion, consiste à «se départir de rapports plus ou moins spontanés où s’encourt toujours le risque de confondre l’objet que l’on souhaite décrire avec l’effet qu’il a sur nous».
Jean-François Boutin se propose quant à lui d’élargir les corpus enseignés pour y inclure les productions transmédiatiques, jusqu’ici peu traitées dans le contexte scolaire, la narratologie contemporaine pouvant servir de levier pour permettre ce désenclavement. La nécessité d’adopter de nouveaux outils aptes à rendre compte de la nature hybride de ces productions transmédiatiques se pose en particulier au Québec, où les programmes scolaires semblent encore fortement alignés avec une narratologie classique très verbo-centrée. Assouplir le rapport à la théorie du récit implique-t-il aussi de remettre en question nos propres méthodologies? L’auteur le suggère en quittant les rivages prudents de l’analyse critique pour mettre en scène un sujet empêtré dans le labyrinthe des fictions transmédiatiques. Il s’agit dès lors d’en appeler à une plus forte adaptabilité des concepts théoriques face à une réalité fictionnelle qui se présente de plus en plus sous la forme d’expériences hybrides, foisonnantes et ultra-immersives, qui se révèlent réfractaires à une analyse fondée sur des outils critiques traditionnels. En somme, le rapport distancié (on pourrait dire: moderne) au concept est aujourd’hui insuffisant pour rendre compte de telles expériences, qui doivent se munir d’outils – y compris narratologiques – capables de répondre de cette hybridité en l’intégrant.
4. En guise de conclusion
Si la narratologie cesse d’être un épouvantail dans le domaine des recherches en didactique de la littérature, c’est sans doute parce que l’on commence à s’intéresser sérieusement à la notion de «réputation», en observant que celle de la narratologie n’est peut-être pas assez bonne, tandis que celle de la littérature l’est trop. Comme le montrent de récents travaux (Ronveaux et Schneuwly, 2018, et jusqu’à l’intervention de Y. Vuillet et B. Védrines dans ce dossier), l’enseignement de la littérature a été longtemps conditionné par la réputation littéraire des textes enseignés, et par son corollaire d’une fausse universalité, naturalisée, conduisant à une collusion d’initiés. Le rééquilibrage que ces travaux appellent de leurs vœux, pour s’émanciper d’une «sacralisation» de la littérature (Meizoz, 2023), rejoint la nécessité de réévaluer la réputation de la narratologie. Sans un changement profond de l’image de ce domaine de recherche dans les études littéraires, la didactique et l’enseignement du français, tout changement de fond demeurera impossible. L’ambivalence de Tzvetan Todorov est révélatrice sur ce point, car, comme le rappellent certains articles réunis dans ce dossier, il n’est pas seulement l’un des pionniers de la narratologie, il est aussi l’auteur de La littérature en péril (2007), ouvrage qui cumule ce double déséquilibre réputationnel: celui d’une littérature sanctifiée et d’une narratologie conspuée. Et si le «péril» est justement reconnu par quelques-uns des contributeur·ice·s de notre dossier comme étant lié à cette «analyse structurale» dont Torodov fut l’un des promoteurs (Todorov 2007: 23), «la littérature» serait à plaindre selon lui à cause d’une approche qui la priverait de «sens»:
Le lecteur ordinaire, qui continue de chercher dans les œuvres qu’il lit de quoi donner sens à sa vie, a raison contre les professeurs, critiques et écrivains qui lui disent que la littérature ne parle que d’elle-même, ou qu’elle n’enseigne que le désespoir. (Todorov 2007: 72)
Or ce «sens» évoqué par Todorov semble aujourd’hui bien difficile à admettre de manière unilatérale. Il le justifie par un principe téléologique hérité de Kant, selon lequel toute production narrative s’apparenterait à «un pas obligé de la marche vers un sens commun, autant dire vers notre pleine humanité» (p. 78). Il semble bien, plutôt, que l’on ait affaire à un effet implicite et inavoué de connivence (Gabathuler, Védrines & Vuillet 2019), dont on ne peut se satisfaire comme d’un donné universel, équitablement partagé. Délivré de cette connivence, le sens peut se remettre à exister, à condition de faire l’objet d’une reconstruction constante et communautaire dans les domaines de la scolarisation et de la médiation de la littérature. Ajoutons à cela le fait que Todorov, comme nombre d’universitaires spécialistes de critique littéraire (Gabriel, Gillain & Vrydaghs, 2020: 242), ne démontre aucune connaissance des travaux de didactique de la littérature, et nous pourrons en conclure que, sur le plan des rapports entre enseignement de la littérature et des théories du récit, ni la première ni les secondes ne sont en péril.
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Pour citer l'article
Gaspard Turin, Luc Mahieu, Raphaël Baroni, "Introduction n°6: Pour une théorie du récit au service de l’enseignement", Transpositio, n°6 Les outils narratologiques pour l'enseignement du français : bilan et perspectives, 2023http://www.transpositio.org/articles/view/introduction-n-6-pour-une-theorie-du-recit-au-service-de-l-enseignement
Voir également :
Objets littéraires iconotextuels: travailler avec l’image pour interpréter le message
Comment ne pas appauvrir l’expérience du rapport à l'image dans un enseignement de littérature attentif à l'expression verbale?
Objets littéraires iconotextuels: travailler avec l’image pour interpréter le message
Introduction
Figure 1: Extrait de Rice & Badel (2015) Le meilleur livre pour apprendre à dessiner une vache
Comme le montre la Figure 1, les objets littéraires considérés dans cette contribution ne sont pas des textes accompagnés d’illustrations mais présentent une littérarité conjointement portée par un texte et une ou plusieurs images (Mitchell, 2013; Tauveron, 1999 & 2000). Construits sur le concept d’iconotexte (Nerlich, 1990), ces récits se composent de manière indissoluble de texte(s) et d’image(s) qui, par leur confrontation, mettent en tension de manière dynamique deux modalités sémiotiques sans les confondre (Montandon, 1990). En dirigeant l’attention vers le récit, les images comme les textes y dénotent leurs objets par leur coprésence (Peirce, 1997; Lefevre, 2011). Enseigner la lecture, la compréhension et l’interprétation d’un récit iconotextuel suppose ainsi de considérer à parts égales le rôle du texte et des images dans la production de sens.
En raison de l’organisation disciplinaire de l’institution scolaire liée au morcèlement des savoirs, l’image qui coconstruit un récit de manière multimodale trouve difficilement sa place dans les modélisations didactiques (Leclaire-Halté, 2008; Lépine, 2012; Lacelle et al, 2017; Lebreton Reinhard & Aubert, 2022). Lorsque l’image est prise en compte, c’est dans le rapport qu’elle entretient avec le texte qui reste le prisme par lequel l’enseignant·e est invité·e à utiliser ces supports.
La réflexion placée au centre de cette contribution s’appuie sur une approche sémiologique de ces objets littéraires pour en proposer une transposition didactique. L’enseignement-apprentissage de la littérature à l’école relevant majoritairement du travail du sens (Falardeau, 2003), l’approche sémiologique permet de partir de la réception du message et donc du sujet-lecteur pour élaborer un dispositif didactique.
L’anthropologie du sens (Michel, 2017) dissocie la compréhension de l’interprétation et permet de clarifier une confusion courante dans l’enseignement de la littérature (Falardeau, 2003). L’interprétation constitue cette compréhension différée lorsque le sens ne se donne pas spontanément. Dans le cas du récit iconotextuel, l’activité de compréhension dégage le potentiel sémantique et sémiotique de chaque modalité alors que l’activité d’interprétation, par la mise en relation du potentiel de chaque registre sémiotique, recontextualise la tension dynamique qu’ils génèrent à l’échelle du récit. Or les caractéristiques différentes de ces deux médiums mis en coprésence complexifient une lecture alors plurisémiotique (Kress, 2010; Kress & Van Leeuwen, 2006) et posent des défis à l’enseignement de cette littérature. Le sens issu de la combinaison d’un texte et d’une image générant une tension dynamique au niveau sémiotique, la coconstruction est laissée au sujet-lecteur-récepteur qui n’a d’autre choix que de considérer l’ensemble des signes (Mitchell, 2013). L’approche disciplinaire, donc «par le texte», conduit ainsi à un décalage entre l’enseignement et la réception individuelle du récit (Leclaire-Halté, 2008).
En se basant sur une expérience menée grâce à la collaboration d’enseignant·es, de chercheur·euses et de didacticien·nes, la présente contribution rappelle le rôle de l’image sur la fabrication de sens en contexte narratif et propose un dispositif didactique. Le développement d’un outil testé par des enseignant·es dans le canton de Neuchâtel en Suisse dans les dispositifs des «Lecture-philo» entreprend de faire de la complexité des supports littéraires iconotextuels un levier pour travailler le rapport à soi et à l’autre. En effet, le champ de l’interprétation permet et oblige même le sujet-lecteur à négocier et renégocier cette signification complexe coconstruite par un texte et des images, ces dernières pouvant, «comme le texte, faire l’objet d’interprétations erronées (Tauveron, 2002: 49)».
Issus du courant anglosaxon des Social semiotics (Jewitt, 2011), l’approche multimodale des supports actuels permet de donner une place à la sémiose individuelle, entendue comme ce processus dynamique de signification impliquant le signe, son objet et son interprétant·e (Peirce, 1997), en dépassant l’approche verbocentrée. Le travail conjoint de l’image et du texte en contexte narratif est ici envisagé comme un outil au service du développement d’une compétence essentielle en didactique de la littérature: comprendre qu’on a compris.
Cadre théorique et problématisation
Nous nous centrons ici sur l’enseignement-apprentissage de la lecture d’un objet littéraire composite car construit sur l’interdépendance du texte et de l’image. Tous les supports composés de textes et d’images ne constituent pas des iconotextes. Si l’image joue un rôle sur la production de sens de par sa seule présence, le sens de l’iconotexte est conçu comme coporté par les deux registres sémiotiques. En littérature jeunesse, le terme album est utilisé pour qualifier ce type de récit à la complexité singulière puisque les images n’y occupent pas une fonction illustrative (Nerlich, 1990; Tauveron, 2000). Particulièrement proliférante et/ou résistante (Tauveron, 2000), la signification de ces images repose sur la combinaison de plusieurs signes aux caractéristiques intrinsèques différentes. Dans une perspective peircienne (Peirce, 1997) et multimodale (Kress, 2010), cette combinaison ouvre un espace de signification qui contraint une renégociation permanente du sens dont la temporalité permet d’y voir s’immiscer le connu et le vécu. La coprésence du texte et de l’image engendre une production mentale relevant de l’expérience sensible et intellectuelle (Bordron, 2011). En catégorisant les différences et les similitudes entre le texte et l’image, le sujet-regardant mobilise l’ensemble de ses connaissances et de ses expériences, expliquant la diversité des interprétations possibles des images (Rabatel, 2022).
Nos récentes recherches sur le rôle de l’image en contexte narratif (Lebreton Reinhard & Attanasio, 2022; Lebreton Reinhard & Aubert, 2022; Lebreton Reinhard & Azaoui, sous presse; Lebreton Reinhard & Kohler, 2023) montrent que l’activité de lecture d’un album commence par les images, notamment en raison de notre aptitude supérieure à traiter l’information visuelle (Gibson, 1950; Haupt & Huber, 2008). L’image, qui ne se décode pas, constitue ainsi la première voie d’accès au récit, voire la seule avant l’entrée dans l’écrit des élèves.
Les compétences littéraciques attendues chez le sujet-lecteur doivent donc lui permettre de prendre en charge de manière autonome les modalités verbales et visuelles puisque c’est dans leurs relations que le sens se construit. L’image, par la rapidité de sa perception, reste une opportunité pédagogique puisqu’elle offre au jeune sujet-lecteur le pouvoir d’accéder au récit même partiellement alors que les études démontrent que l’adulte s’en remet prioritairement au texte pour construire sa compréhension (Hétier, 2015; Leclaire-Halté, 2008).
Si de nombreux·ses auteur·ices maintiennent un flou conceptuel entre les termes compréhension et interprétation, voire les utilisent comme synonymes (Falardeau, 2003), l’anthropologie du sens (Michel, 2017) distingue les deux en considérant l’interprétation comme une compréhension différée lorsque le sens ne se donne pas spontanément. Dans le cas du récit iconotextuel, l’activité de compréhension peut ainsi permettre de saisir chacune des modalités dans son potentiel sémantique et sémiotique alors que l’activité d’interprétation vise la mise en relation de ces modalités et donc la recontextualisation de leurs relations à l’échelle du récit. Si la sémiose fonctionne de manière systémique et dynamique avec les signes qui s’offrent à elle, parvenir à décomposer le sens potentiel du texte et de l’image dans une étape de compréhension avant de les mettre en relation pour faire des choix dans le contexte du récit lors de l’interprétation permet au processus d’enseignement-apprentissage de transmettre des connaissances et des compétences littéraciques complexes.
Comme le montre la Figure 1, le verbal ne permet pas de saisir que l’animal dessiné est un crocodile ou que le texte s’adresse à un·e destinataire qui n’a pas dessiné une vache. Toute abstraction du texte ou de l’image supprime ici de facto l’accès au message: «Ce que tu as dessiné, c’est un crocodile!». La coconstruction du sens est laissée au sujet-lecteur qui doit négocier la signification pour produire le sens. Conjointement, c’est dans cette activité de construction du sens que se situe l’esthétisme littéraire voire l’expérience esthésique permise par la combinaison lorsqu’on comprend qu’on a compris. Didactiquement, que faire ici de l’image qui non seulement contredit le texte mais pilote le message? Comment dépasser l’identification du crocodile par l’observation?
L’image, porteuse d’un message propre, est énonciative. Passée l’identification d’un crocodile par analogie au connu, comment signifie-t-elle ce crocodile? Que disent du crocodile signifié la forme, la couleur, la position, le cadrage, l’interaction avec le spectateur, etc.? Pour les théoriciens de l’image (voir par exemple Emmanuel Alloa, Max Imdahl, Groupe Mu, Georges Didi-Hubermann, Jean-François Bordron), l’image trouve son sens dans la manière dont elle nous donne à voir ce qu’elle nous donne à voir. Par conséquent, elle s’analyse, notamment dans la manière dont elle traduit le monde et interagit avec le sujet-regardant (Alloa, 2010; Kress & Van Leeuwen, 2006). En qualité de «traduction», son approche verbale est inévitable mais ne doit en aucun cas appauvrir l’expérience qu’elle représente. En effet, l’image ne dispose pas de caractéristiques alphabétiques, elle ne se décode donc pas; elle n’a pas d’équivalence verbale et ne pourra donc jamais être totalement restituée par la langue.
L’image à laquelle nous nous intéressons est une image particulière puisque dans un récit iconotextuel, l’image n’est image que dans le contexte narratif dans lequel elle s’inscrit. Elle n’a aucune existence propre – le texte non plus d’ailleurs – et, si elle peut et doit être prise en charge vu le rôle qu’elle joue dans la construction de sens, elle demeure inséparable du texte. Si les disciplines des arts visuels et des sciences de la communication nous fournissent une partie des outils pour aborder l’image, ces derniers ne sont pas suffisants ici puisqu’en arts visuels comme en histoire de l’art, l’image constitue une fin en soi, en création comme en réception. La discipline s’attache à la signification DE l’image et non la signification PAR l’image. Dans l’objet littéraire considéré ici, l’image est au service d’une narration, participe de la matérialité du récit et est donc médiatrice du message. Si la part verbale du récit est prise en charge par la didactique du français, la part iconique trouve difficilement sa place dans le cloisonnement disciplinaire de l’enseignement. La prise en charge didactique et pédagogique des images en contexte narratif fait ainsi défaut dans les pratiques actuelles, avec les conséquences que pointent Leclaire-Halté (2008), Lépine (2012), Lacelle et al. (2017), Lebreton Reinhard & Aubert (2022): l’approche par la langue écrite uniquement est inadaptée aux caractéristiques de l’album.
La prise en charge de l’image se limite au rapport qu’elle entretient avec le texte selon la typologie établie par Van der Linden (2006), dans des tâches qui ne permettent pas de considérer comment l’image signifie ce qu’elle signifie. Cette prise en charge demeure donc verbocentrée. Van der Linden (2008) elle-même, dont l’approche n’a pas une vocation directement didactique, montre les limites de sa typologie en analysant la variabilité des relations qu’entretiennent le texte et les images dans les supports littéraires iconotextuels au regard du rôle complexe que jouent les images.
Par conséquent, comment dépasser la monstration des images par l’enseignant·e pour travailler le récit iconotextuel dans toute sa complexité? Quels outils mobiliser pour accompagner le processus d’interprétation propre aux albums? Que travailler dans les albums dès lors qu’ils convoquent autant de prérequis iconiques, culturels, langagiers, accordent une telle confiance au sujet-lecteur et laissent une telle liberté interprétative?
C’est à ces questions que le matériel présenté dans la partie suivante a cherché à répondre.
Méthodologie
Dans le but de proposer une prise en charge didactique des objets littéraires iconotextuels qui permette de respecter leurs caractéristiques et d’utiliser leur potentiel pédagogique, une communauté de pratiques a été créée pour concevoir du matériel d’accompagnement de livres mis à disposition en série dans les médiathèques des cantons de Berne, du Jura et de Neuchâtel en Suisse. Cette communauté de pratiques réunit des enseignant·es, des chargé·es de missions du service de l’enseignement du canton de Neuchâtel pour la scolarité obligatoire (cycles 1, 2, 3) et les autrices en qualité de chercheuse et didacticienne du français. Pour chaque livre, le matériel d’accompagnement est conçu collectivement et testé par les enseignant·es des cycles concernés, modifié au besoin, puis publié aux éditions de la HEP-BEJUNE dans une collection intitulée «Lecture-philo».
Dans un objet littéraire iconotextuel, la tension dynamique générée par la coprésence de deux registres sémiotiques induit une forte implication personnelle du sujet-lecteur en raison de la production de sens qui lui incombe. L’enseignement doit ainsi permettre d’utiliser le support pour ses caractéristiques narratives en développant tout d’abord la compréhension puis l’interprétation iconotextuelle. Notons qu’un support littéraire comme l’album appelle davantage d’interprétation qu’un support fonctionnel qui en raison de sa visée utilitaire doit être compris le plus directement possible (Simard, Dufays, Dolz & Garcia-Debanc, 2010: 232).
Cette implication du soi, du rôle des représentations et des références personnelles permet en outre le développement de compétences du sujet-lecteur en formation générale. Une telle perspective confère ainsi à la démarche pédagogique une visée largement transversale.
Une première thématique, très ancrée dans l’actualité scolaire et constituant ainsi une problématique à la fois individuelle et collective, a fait l’objet des deux premières années de travail collaboratif: «le harcèlement». Pour couvrir les trois cycles de la scolarité obligatoire (1, 2, 3), trois albums ont été choisis:
-«Rouge»1 est le récit d’un enfant qui, sur la base d’une remarque anodine, se retrouve stigmatisé et harcelé pour sa timidité rendue visible par ses joues continuellement rouges;
-«Un renard dans mon école»2 est le récit d’un élève qui voit l’arrivée d’un camarade dans son école. Ce camarade le harcèle et, à mesure que ses intimidations se développent en nombre et en type, prend la forme d’un renard puis d’un loup puis d’un tigre;
-«Corrida»3 est le récit d’une situation de harcèlement visible uniquement dans les images et coconstruit par un texte vantant la manière de faire une corrida.
Ces trois albums sont des récits coconstruits par le texte et les images. Pour en permettre une exploitation pédagogique, chaque matériel propose un ensemble de cinq séances. Quatre d’entre elles sont dévolues à la compréhension et l’interprétation de l’album et la cinquième est systématiquement consacrée à la tenue d’une discussion à visée philosophique sur la thématique du harcèlement.
Pour enseigner la compréhension et l’interprétation, les activités ciblent le texte, les images et leur combinaison iconotextuelle. L’enseignement se fait de manière explicite. Chaque séance débute par la présentation de l’objectif aux élèves et un rappel des stratégies de compréhension à mobiliser (CIIP, 2023). La séance se termine par un temps de rétroaction, au cours duquel l’enseignant·e reprend oralement le déroulement des tâches, puis institutionnalise les savoirs. Pour la discussion à visée philosophique, les élèves apprennent à formuler un avis critique, à se décentrer et à développer leur compréhension du monde et de l’altérité. En supplément des objectifs disciplinaires du Plan d’Études Romand ancrés en français dans les axes thématiques Compréhension de l’écrit et Accès à la littérature, le matériel permet de travailler la compréhension et l’interprétation de l’image en contexte littéraire.
Selon l’approche multimodale, nous proposons d’utiliser les outils développés par Kress et Van Leeuwen (2006) sur l’image en contexte plurisémiotique. Leurs travaux empiriques étayent la signification par l’image et les données produites montrent que toutes les composantes de l’image jouent un rôle sur le sens à construire: les formes dominantes, les lignes de force, la circulation du regard, les personnages, les actions et les réactions, les couleurs, la lumière, la profondeur, l’énonciation visuelle, l’interaction avec le spectateur, le cadrage, la profondeur, l’iconicité, la mise en scène, le champ et le hors-champ, les références culturelles et visuelles, etc.
Le travail du texte propose, lui, d’utiliser les outils fondamentaux sur le genre textuel dans la mesure où «comme outil d’enseignement, le genre fixe des significations sociales complexes» (Dolz & Gagnon, 2008). Dans un album ou sur tout autre support, un texte possède des caractéristiques qui sont identiques à celles d’autres textes qui ont été rédigés selon les mêmes dimensions: visée, situation de communication, principes communicatifs, réalisation matérielle, contenu, structure et textualisation/langue. Dans la mesure où, comme tout objet de recherche, les débats sur le concept de genre restent ouverts, les outils mobilisés pour leur identification ont volontairement été sélectionnés dans une référence romande, les «modèles didactiques des genres textuels», qui servent actuellement de socle à une partie des nouveaux moyens d’enseignement du français (Conti et al., 2022).
La prise en charge didactique d’un support narratif iconotextuel
Si l’image est perçue très rapidement, à la différence du texte, cette apparente accessibilité immédiate dessert son caractère interprétable. Nous proposons donc, pour «ralentir» sa signification, d’étapiser son approche didactique en respectant la distinction essentielle entre les activités de compréhension et d’interprétation (Falardeau, 2003). La compréhension est l’étape qui suit le décodage du texte, réorganise les informations pour les rendre intelligibles. Ce travail débouche sur la capacité à reformuler ce qui a été saisi par les sens. L’interprétation quant à elle est la direction que le sujet décide de prendre et qu’il pourra justifier. C’est d’ailleurs dans cette aptitude à la justification qu’il faudra concentrer la tâche de l’enseignement puisque le sens de l’album est à construire par la coprésence de texte(s) et d’image(s) et ne peut donc jamais être entièrement validé. Si la tradition herméneutique a toujours placé l’interprétation comme postérieure à la compréhension car plus complexe, le processus est dynamique, de surcroit lorsqu’il s’agit de combiner texte et image, et le sujet-lecteur négocie et renégocie en permanence le sens donné aux différentes composantes du message lors de la remise en contexte à l’échelle du récit.
Le dispositif décrit ci-après travaille l’album Corrida, illustré et écrit par Yann Fastier.
Figure 2: extraits de l’album Corrida de Yann Fastier
L’album (Figure 2) présente une succession d’images relatant une situation de harcèlement mise en présence d’un texte vantant la manière d’organiser une corrida, pratique culturelle espagnole mettant en scène un homme et un taureau qui s’affrontent jusqu’à la mort de l’animal.
L’enjeu de compréhension principal de l’album Corrida provient du rapport discontinu (Lebreton Reinhard & Aubert, 2022) entre le texte et les illustrations. La dureté et la violence du message destine la séquence à des élèves de 9e année - cycle 34.
Séance 1: Les élèves sont tout d’abord amenés à découvrir le titre, par étapes, sans voir l’album. Tout le travail sur le champ lexical de la corrida mène ensuite à des activités permettant de définir le concept de corrida.
Séance 2: Suite à la consolidation du concept de corrida via des tâches textuelles, les élèves découvrent la première et la quatrième de couverture de l’album. Il leur est proposé d’observer et analyser la typographie du titre. À ce stade débute le travail sur les illustrations, processus dynamique structuré en 4 étapes: observer, décrire, analyser et interpréter. Cette prise de contact est menée par l’enseignant·e qui guide les élèves, par ses consignes: Observez attentivement la première et la quatrième de couverture et répondez à la question «Que peuvent ressentir ces deux personnages?». Pour vous aider à répondre, une liste d’émotions est proposée. Sélectionnez-en deux au minimum et reportez-les dans la colonne correspondante». Observez la façon dont le titre est écrit. Que pouvez-vous en dire?
Le document destiné à l’enseignant·e liste des réponses possibles afin de faciliter les régulations interactives lors des échanges: Écriture difficile à déchiffrer. Lettres pas ajourées. «Corrida» fait immédiatement penser à la tradition espagnole de la tauromachie qui est un sujet controversé et chargé d'émotions. Rien qui évoque l’Espagne, à part la couleur jaune. Le C et le A de «Corrida» font penser à des cornes (cornes du taureau). Violet qui reprend la couleur de la cape du torero.
À chaque étape du dispositif, les élèves sont en mesure de justifier leurs interprétations. Afin de permettre l’engagement de chacun·e dans des tâches concrètes, les élèves remplissent par exemple un tableau dans lequel, pour chacune des deux illustrations de 1re et 4e de couverture, ils et elles doivent associer des émotions aux personnages dans la 1re colonne et justifier leur choix en 2e colonne en listant les éléments des illustrations. L’enseignant·e dispose du tableau rempli (Figure 3) afin de faciliter le travail de régulation en cours d’action.
Figure 3: extrait du guide de l’enseignant·e
La suite consiste à émettre des hypothèses sur le possible contenu de l’histoire, par écrit, après que les stratégies de compréhension mobilisées depuis la 1re année ont été rappelées.
L’enseignant·e épingle les affiches du Moyen d’enseignement romand (MER) comme références pour la suite (Figure 4).
Figure 4: extrait des affiches des stratégies de compréhension du MER
Chaque séance se clôt par des rétroactions sur les procédures des élèves et le recours aux stratégies. Pour cette séance 2, l’enseignant·e est guidé vers des exemples de rétroactions:
- Lors de cette séance, vous avez observé attentivement tous les éléments présents sur la première et quatrième de couverture afin de les combiner avec des termes qui peuvent leur être associés.
- Vous avez sélectionné certaines propositions, jugées pertinentes et en adéquation avec les éléments visuels et vous en avez en écarté d’autres.
- Etc.
Séance 3: les élèves vont découvrir l’album complet, en partant d’abord du texte qu’ils et elles reçoivent sur un document séparé. Il est précisé que les images vont leur être montrées ensuite. Pour décomposer le processus, les modalités textuelle et visuelle sont traitées séparément pour faciliter l’accès à l’analyse:
Pour faire une corrida, il faut une arène et des gens,
un matador et ses assistants,
et un taureau.
Les assistants excitent le taureau…
le fatiguent.
Le sang ne tarde pas à couler.
Pour le matador, c’est le moment d’entrer en scène.
C’est le moment pour lui de montrer son habileté, et son courage.
Parfois, l’animal parvient à se défendre…
Mais le plus souvent, tout finit par la mise à mort.
Le fait qu’un texte singulier présente des caractéristiques communes à d’autres textes produits dans des situations similaires permet son repérage comme exemplaire d’un genre (Dolz & Gagnon, 2008). À ce stade, en l’absence des illustrations, l’hypothèse la plus probable après cette première rencontre avec le texte mène à l’identification d’une sorte de guide pour réussir une corrida, un texte appartenant au regroupement des genres de textes dont la visée est de régler des comportements, «de dire comment faire».
Une comparaison du texte de Corrida est faite avec une recette de Pain maison pour guider la réflexion sur les différences de visées. Les élèves ont pour tâche d’essayer de reformuler les deux textes au moyen d’un résumé en commençant par: C’est l’histoire de…
Si le texte de Corrida peut se résumer ainsi: «C’est l’histoire d’une corrida qui implique un taureau ainsi qu’un matador et ses assistants qui vont mettre à mort l’animal pour faire spectacle», le texte de la recette Pain maison ne peut pas se résumer en commençant par C’est l’histoire de.
Chaque élève reçoit alors l’album et est invité·e à le lire d’une traite avant de participer à une discussion collective permettant de faire émerger le fait que le texte ne parle pas d’une réelle corrida. Les élèves réalisent que les premières activités vécues en classe sur le concept de corrida les ont mené·es sur une fausse piste.
Comme lors de la séance 2, un travail est mené sur les ressentis face aux illustrations seules puis face au message iconotextuel de l’album. Le processus d’analyse des images à travers les 4 étapes sera spécifiquement mis en œuvre dans la séance 4.
La rétroaction de cette séance permet à l’enseignant·e de formaliser avec ses élèves que le choix d’un genre textuel apparemment non narratif pour ce qui est bien une narration à l’échelle du récit iconotextuel est délibéré et vise à faire réagir les sujets-lecteurs:
- Vous avez constaté que le texte de Corrida peut être résumé en quelques phrases, alors qu’un texte qui règle les comportement (Pain maison) ne peut pas être résumé en raison de sa nécessité à transmettre des détails précis et des étapes spécifiques si on veut pouvoir confectionner le pain.
- Le genre est un choix de l’auteur. Habituellement, à lui seul, le genre fournit des informations qui guident le sujet lecteur en l’aidant à anticiper sur le contenu et le but du texte. Ici, l’auteur a volontairement fait ce choix «multigenre» pour nous mener sur une fausse piste et nous forcer à réagir.
L’interaction des images et du texte qui permet d’accéder au message est formalisée également:
- En plus du genre littéraire, vous avez constaté que les images jouent un rôle crucial dans la compréhension d’un album. Illustrations et texte font passer un message dans lequel l’auteur cherche à susciter des émotions chez son public.
- En associant les images et le texte, vous avez vécu une expérience de lecture plus immersive. Dans le cas présent, vous avez réalisé que le personnage qui joue le rôle du taureau représente en réalité une victime de harcèlement. En parcourant l’album en entier, vous avez ressenti des émotions plus ou moins fortes.
Séance 4: l’analyse des doubles-pages se fait de manière approfondie, dans le but de développer chez les élèves des outils pour observer et comprendre des illustrations de manière critique.
Pour saisir ce processus dynamique, nous proposons de travailler en quatre étapes successives avec les élèves. Les deux premières portent sur la compréhension et les deux suivantes sur l’interprétation. Si le respect de la temporalité du processus permet de décomposer l’analyse pour y ancrer connaissances et compétences chez les élèves, chaque étape peut requestionner la précédente puisque la tension générée par les deux registres sémiotiques décuple la (re)négociation du sens du récit. Le travail d’analyse s’appuie sur un processus d’objectivation visant l’identification, la formulation d’hypothèses, la sélection et la proposition de signification argumentable.
Étape 1: observer
La pratique, toute évidente et naturelle qu’elle parait, demande du temps. Il faut donc accorder aux élèves du temps pour observer l’image avec rigueur, comme le ferait un·e scientifique devant son microscope qui, grâce au seul regard, devient spécialiste de ce qu’il ou elle a vu. Car l’observation désigne l’action de porter consciemment attention à l’objet de l’observation dans le but d’accroitre sa connaissance. Aucun critère ni aucune consigne n’oriente cette étape qui doit rester la plus ouverte possible.
Étape 2: décrire
La description, seconde étape de la compréhension, est une traduction verbale de l’observation. Si elle constitue une réduction de l’observation puisque l’image ne peut avoir d’équivalence verbale stricte, elle permet de consigner dans le détail tous les choix faits par l’illustrateur. Pour ritualiser la pratique, les élèves peuvent être invité·es à faire l’inventaire de tout ce qu’ils et elles voient comme le ferait un·e détective qui ne sait pas encore ce qu’il ou elle cherche.
Sur la base de cet inventaire, les élèves mobilisent leurs connaissances pour qualifier objectivement chaque élément observé. Ici, l’enseignant·e accompagne la réflexion en proposant de décrire les formes, les lignes, les personnages, ceux qui agissent et ceux qui réagissent, les couleurs, la lumière, la profondeur, qui ou que regardent les personnages, le cadrage, la profondeur, les ressemblances et les différences avec des images connues et reconnues, la mise en scène, ce qui est visible et ce qui est supposé, etc.
Étape 3: analyser
C’est la première étape de l’interprétation. Elle s’appuie sur les deux opérations précédentes et vise à mettre en relation les éléments observés, inventoriés, qualifiés. Cette mise en relation suppose de sélectionner les composantes de l’image qui, prises ensemble, produisent du sens. C’est également l’étape à laquelle les connaissances référentielles sont mobilisées, notamment pour expliquer la mise en relation des éléments. La visée didactique principale de cette étape est d’ailleurs la justification par les élèves de ce qu’ils et elles avancent, justification qui permet de mobiliser les deux étapes précédentes et d’apporter les connaissances référentielles, de les actualiser si elles existent.
En fonction du degré de complexité des images ou de l’exercice de mise en relation, l’enseignant·e peut renverser l’approche en demandant aux élèves de modifier chacune des composantes identifiées de l’image pour vérifier si la signification proposée reste la même. Cette approche dialogique favorise le questionnement chez l’élève et développe sa conscience critique. Par exemple, sur la figure 2, si le personnage en noir était proportionnellement plus petit que l’autre personnage, la signification de la scène serait-elle la même? Si le personnage qui tient un couteau regardait le spectateur, la signification de la scène serait-elle la même?
Étape 4: interpréter
C’est l’étape de la recontextualisation dans le récit, de la formulation d’hypothèses et de la proposition de signification. L’interprétation est une création du sujet-lecteur qui va au-delà du support original. Toute proposition n’est valable que justifiée grâce à tout ce qui est connu sur la double-page concernée et dans l’ensemble du récit, grâce au texte ET aux images. Le mécanisme de l’inférence abductive est ici mobilisé puisqu’il s’agit pour les élèves de créer des hypothèses explicatives pour parvenir, par déduction, à une conclusion concordante dans la combinaison du texte et des images.
C’est également l’étape de (re)mobilisation du texte signifiant directement relié à l’image considérée mais également de toutes les informations narratives cumulées jusque-là.
L’analyse du texte offre le même potentiel sémantique d’exploration des significations. En mobilisant ses connaissances et en repérant les pensées des personnages, le sujet-lecteur peut lever les inférences liées à la fausse piste du genre textuel et la visée réelle de l’auteur. Le travail mené en amont sur le lexique spécifique et le concept de la corrida permet de mettre en relation ces connaissances nouvellement acquises et la voie sur laquelle la modalité textuelle veut nous emmener: on nous RACONTE quelque chose sur un ton neutre et coupé de la situation d’énonciation.
La confrontation de l’analyse de l’image avec le texte permet de qualifier le rapport qu’entretiennent certains éléments verbaux avec certains éléments iconiques. Cette relation n’étant pas applicable à l’ensemble d’un récit iconotextuel ou même d’une double-page, cette étape de comparaison des informations fournies par le texte à celles fournies par l’image permet de requestionner l’étape de l’analyse et les significations possibles de l’image comme du texte. Cette renégociation offre l’opportunité de questionner les hypothèses proposées pour chaque modalité et de travailler la justification puisque l’ensemble de l’analyse aura permis de décomposer l’image comme le texte en autant d’éléments pouvant fonder les propositions de signification.
Pour rendre concret notre propos, nous proposons de partager une partie du matériel d’analyse des images élaboré pour travailler l’album Corrida de Yann Fastier.
L’analyse de l’album Corrida, qui avait fait l’objet d’une publication (Lebreton Reinhard & Richard, 2020), a permis d’arrêter le choix de trois objets de savoirs pour leur rôle particulièrement significatif dans la construction et la progression du récit:
- - L’énonciation visuelle ou le rôle confié au sujet-lecteur par les images
- - La matérialité du récit ou le rôle joué par les formes, les couleurs et les matières de l’album
- - La topographie des doubles-pages ou la mise en scène visuelle du récit
Pour chacun, les quatre étapes font l’objet de pistes de travail avec les élèves dont nous restituons des extraits.
L’énonciation visuelle ou le rôle confié par les images au sujet-lecteur:
Exemple 1
Pour l’étape d’observation, c’est la première de couverture qui est choisie (Figure 2.1).
Pour l’étape de la description, il est proposé à l’enseignant·e d’amener les élèves à qualifier la forme particulièrement schématique; le faible nombre de couleurs; l’absence de profondeur et la distance créée avec celui qui regarde; la position, la composition et l’expression du visage.
Pour l’étape de l’analyse, il est suggéré à l’enseignant·e d’accompagner les élèves à relever le minimalisme de la composition; l’absence de relief; le visage rond aux traits enfantins et en deux dimensions; les yeux écarquillés, les oreilles tendues, la bouche mi-ouverte horizontale, le cou étiré; le cadrage serré, la proximité avec le regard du sujet-lecteur; la peur et le danger qu’évoquent l’ensemble.
Pour l’étape de l’interprétation, les élèves sont invité·es à se sentir regardés en tant que sujet-lecteur, à se questionner sur le rôle attendu du sujet-lecteur interpellé par le personnage dont tous les sens (ouïe, vue) sont en alerte.
Exemple 2
Pour l’étape de l’observation, c’est la double-page 1-2 qui est choisie (Figure 2.2).
Pour l’étape de la description, il est proposé à l’enseignant·e d’amener les élèves à qualifier la position des personnages; la diversité de genres, de physique et les critères d’identification; les regards, les bouches, les oreilles, les expressions; les plans et la profondeur; les vides et les pleins.
Pour l’étape de l’analyse, il est suggéré à l’enseignant·e d’accompagner les élèves à relever le minimalisme de la composition; les visages ronds aux traits enfantins et en deux dimensions; les filles aux cheveux longs et les garçons aux cheveux courts; la couleur noire de l’ombre, du taureau, symbole de la mort et du deuil; la couleur violette, froide, symbole du deuil atténué après le noir; les yeux ronds, tous ouverts, unidirectionnels; les bouches fermées ou tristes; les oreilles ouvertes et actives sauf une paire fermée par une croix; les expressions de voyeurisme, d’inquiétude, de colère ou d’hébétude.
Pour l’étape de l’interprétation, les élèves sont invité·es à se sentir regardé·es par des individus interpellés, passifs, fâchés, sidérés; interrogé·es par les personnages qui attendent quelque chose des sujets-lecteurs.
La matérialité du récit ou le rôle joué par les formes, les couleurs et les matières de l’album
Exemple 3
Pour l’étape de l’observation, c’est la première de couverture qui est choisie (Figure 2.1).
Pour l’étape de la description, il est proposé à l’enseignant·e d’amener les élèves à qualifier les couleurs, les matières, les textures, les traits et la technique.
Pour l’étape de l’analyse, il est suggéré à l’enseignant·e d’accompagner les élèves à relever la présence de seulement deux couleurs avec le noir; l’absence de nuances, les aplats, les couleurs mates sans lumière; la couleur jaune, couleur maudite de la corrida car renvoyant aux morts et à la trahison; la couleur noire issue de la 4e de couverture qui renvoie au taureau tout en étant la couleur du deuil et de la mort; aux matières brutes (carton, toile) qui composent normalement la structure de la couverture; aux surfaces rugueuses (carton) et râpeuses (toile de la reliure); aux formes sommaires, découpées avec un outil tranchant.
Pour l’étape de l’interprétation, les élèves sont invité·es à prendre position sur l’esthétique peu habituelle, en dehors du «beau» pour un livre dont le but ne semble ni de plaire ni de donner du plaisir; l’efficacité et les émotions provoquées par les images très minimalistes; la manière dont elles traduisent la violence et la barbarie du récit et le malaise lié au rôle attribué au sujet-lecteur.
Exemple 4
Pour l’étape de l’observation, c’est le «taureau» qui est choisi (Figure 2.3).
Pour l’étape de la description, il est proposé à l’enseignant·e d’amener les élèves à qualifier les couleurs, les formes, le trait et la technique utilisée.
Pour l’étape de l’analyse, il est suggéré à l’enseignant·e d’accompagner les élèves à relever le noir, couleur du taureau de la corrida mais aussi du deuil, de l’ombre, de la nuit; la rondeur et l’effet-masse en raison de l’aplat et de l’absence de nuance et de relief; le corps surdimensionné et les membres très courts comme le sont ceux du taureau-animal; la position jamais naturelle au fil des pages (sur un pied, à quatre pattes, à terre, etc.); la tête ronde, le visage neutre ou hébété; les formes découpées plus soignées et moins anguleuses en comparaison avec les autres personnages.
Pour l’étape de l’interprétation, les élèves sont invité·es à prendre position sur la stigmatisation signifiée par la différence du personnage en regard de sa morphologie; la douceur des traits renforçant l’innocence du personnage; l’absence d’animosité dans l’expression faciale traduisant son statut de victime; l’expression d’incompréhension du personnage.
La topographie des doubles-pages ou la mise en scène visuelle du récit
Exemple 5
Pour l’étape de l’observation, c’est «l’arène» sur la double-page 1-2 qui est choisie (Figure 2.2).
Pour l’étape de la description, il est proposé à l’enseignant·e d’amener les élèves à qualifier l’occupation de la double-page; la place de la reliure; la forme ronde; le rapport intérieur / extérieur; les personnages, leurs couleurs, leurs positions, les distances, les rôles.
Pour l’étape de l’analyse, il est suggéré à l’enseignant·e d’accompagner les élèves à relever la rare apparition de l’arène sur seulement deux doubles-pages; sa position au centre ou sur la «belle» page (page de droite); sa figuration partielle traduisant une taille plus grande en réalité (hors-champ); la composition de l’arène avec la piste centrale, le couloir périphérique, le premier rang pour les journalistes et les photographes; le cadrage serré des personnages, noirs et violets, mi-cachés, mi-visibles, à l’intérieur et à l’extérieur.
Pour l’étape de l’interprétation, les élèves sont invité·es à prendre position sur l’assimilation potentielle de tous les personnages à des taureaux en raison de leur couleur noire; l’assimilation potentielle de tous les personnages à des matadors en raison de leur couleur violette; l’assimilation de tous les personnages, y compris le lecteur, à des témoins privilégiés d’un spectacle de divertissement.
Exemple 6
Pour l’étape de l’observation, c’est la place du sujet-lecteur/spectateur qui est choisie (Figures 2.2, 2.3).
Pour l’étape de la description, il est proposé à l’enseignant·e d’amener les élèves à consigner les directions des regards des personnages et le cadrage des personnages.
Pour l’étape de l’analyse, il est suggéré à l’enseignant·e d’accompagner les élèves à formaliser la présence du sujet-lecteur dans tous les regards de face; le rôle de témoin extérieur·e quand le sujet-lecteur n’est pas regardé; la proximité avec les spectateur·rices quand le cadrage est serré; l’éloignement du matador, de ses assistants, du taureau quand le cadrage est large.
Pour l’étape de l’interprétation, les élèves sont invité·es à se questionner sur leur rôle de taureau lorsque le sujet-lecteur est regardé par les spectateur·rices; leur rôle de témoin lorsque le sujet-lecteur est regardé par le taureau; leur rôle complice lorsque le sujet-lecteur est regardé par l’assistant et le matador; la manière dont ils et elles sont otages de la scène de harcèlement.
Conclusion
Ces quelques extraits du matériel pédagogique créé pour enseigner avec les images en contexte iconotextuel montrent que ce travail dans les albums peut non seulement dépasser leur simple monstration mais permet de saisir l’ensemble de l’expérience qu’offre l’album en raison de la part d’interprétation qu’il laisse au sujet-lecteur.
Ce matériel, testé et validé par les enseignant·es, a suscité l’intérêt des élèves, les étapes d’analyse des illustrations constituant un complément indispensable dans des démarches jusqu’alors focalisées sur l’analyse de texte. Or, si les éléments travaillés dans le texte de Corrida ne peuvent pas être tirés des images, les éléments travaillés dans les images de Corrida ne constituent pas davantage des éléments qui peuvent être tirés du texte. Ainsi, pour que l’interprétation émerge de la combinaison des images et du texte, l’indispensable recontextualisation à l’échelle du récit doit mobiliser pour chaque modalité ses propres outils d’analyse, intrinsèquement différents et spécifiques.
L’album Corrida constitue un exemple particulièrement signifiant du point de vue du rapport de discontinuité entre le texte et les images dans un support qualifiable d’iconotexte au sens de Nerlich (1990). L’iconotexte n’est pas un support composé de texte(s) et d’image(s) mais coconstruit par les deux registres sémiotiques qui sont indissociables et perpétuellement en tension du point de vue de la réception. La puissance de la discontinuité de cet album montre violemment le rôle et donc le pouvoir réciproque des images sur le texte. Dans le domaine disciplinaire du français mais également dans toutes les autres disciplines, la manière dont les images signifient est à travailler pour elle-même, ce que la présente contribution visait à montrer.
Évoluant dans un monde rempli d’images, les élèves manquent encore d’outils pour comprendre l’iconique. C’est pourquoi des dispositifs didactiques permettant d’enseigner avec les images développent chez les élèves des compétences littéraciques et une réflexivité allant au-delà de l’enseignement-apprentissage de la littérature. Le développement de la capacité d’observation et d’analyse des images élargit en effet la compréhension par rapport à une approche uniquement verbocentrée, en offrant au sujet-lecteur tous les outils nécessaires pour justifier, agir et se transformer, afin de pouvoir à son tour transformer le monde qui l’entoure.
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Pour citer l'article
Maud Lebreton Reinhard & Florence Aubert, "Objets littéraires iconotextuels: travailler avec l’image pour interpréter le message", Transpositio, n° 7 Le texte littéraire à l'épreuve de l'image, 2024http://www.transpositio.org/articles/view/objets-litteraires-iconotextuels-travailler-avec-l-image-pour-interpreter-le-message
Voir également :
Genres et écriture d’invention: préparer la transposition par la comparaison entre deux formes (BD/roman) d’un récit
L’approche en parallèle des versions romanesque et dessinée de Quelques mois à l’Amélie, de J.-C. Denis met en évidence certaines des caractéristiques propres à chaque genre ou forme.
Genres et écriture d’invention: préparer la transposition par la comparaison entre deux formes (BD/roman) d’un récit
Introduction
Cette contribution vise à examiner l’intérêt d’une préparation spécifique à l’écriture d’invention 1(Denizot, 2022) ou écriture créative (Ulma et alii, 2022) qui soit axée sur les formes ou les genres textuels (Jacquin, 2018) mobilisés. La réflexion se fonde sur une expérience menée en classes de Terminale, qui porte sur la comparaison de deux versions (roman et bande dessinée) d’un même récit (Quelques mois à l’Amélie, de J.-C. Denis), pour en dégager les spécificités en termes de moyens expressifs et d’effets sur le lecteur. Le dispositif décrit s’inscrit dans l’optique d’une préparation à l’écriture d’invention, en l’occurrence une «transposition transgenre» (Abolgassemi 2001: 26), de la forme dessinée à la forme romanesque ou inversément.
Le contexte institutionnel
Les instructions officielles pour l’école secondaire en Belgique francophone (Fédération Wallonie-Bruxelles, 2018)ont récemment consacré l’écriture d’invention, en la considérant comme une activité qui doit faire l’objet d’une évaluation. L’évolution qui a conduit à cette reconnaissance avait commencé avec les instructions de 1999 qui suggéraient déjà de «sensibiliser» à cette pratique. Les textes du prescrit légal imposent cependant une restriction importante, puisque l’Unité d’Acquis d’Apprentissage n°5 (UAA5) limite la pratique de l’écriture d’invention à trois formes, parmi beaucoup d’autres (Abolgassemi 2001: 26-27): l’amplification, la recomposition et la transposition. La créativité des élèves ne s’exerce donc pas ex nihilo, mais à partir d’œuvres artistiques ou littéraires dont la compréhension est indispensable pour la réalisation de la tâche demandée.
Le lien entre lecture et écriture est ici très fort, puisqu’il s’agit de s’appuyer sur une ou des œuvres lues pour en faire écrire une autre. C’est ce que Genette dénomme une «littérature au second degré», qui «s’écrit en lisant» (1982). Il ne s’agit donc pas de produire un commentaire mais un texte, au sens littéraire, ce qui implique d’aborder l’œuvre source ou «hypotexte» (Genette 1982: 11) avec une intention particulière, strictement encadrée dans le contexte scolaire belge, comme nous l’avons dit.
Le cas qui nous occupe est celui de la transposition, définie par Abolgassemi (2001: 26-27) comme la réécriture, avec action sur six indices: le mode, la focalisation, le style et les registres, le contexte, la versification ou la prose, le genre. En termes d’écriture d’invention, la tâche de transposition peut dès lors sembler faire l’objet d’une injonction apparemment contradictoire: l’élève doit développer une interprétation personnelle de l’œuvre source, tout en respectant celle-ci. Ainsi, «l’imagination personnelle des élèves est […] valorisée, mais seulement en tant qu’elle s’inscrit dans la démarche très précise indiquée par les protocoles d’écriture de l’énoncé.» (Abolgassemi 2001: 18). Il s’agit donc d’un «projet créatif complexe, tendu entre appropriation personnelle et imitation» (Brunel et alii 2023: 94).
Concrètement, dans les classes de Belgique francophone – que nous fréquentons depuis longtemps2 – les enseignants de français ont souvent tendance à mettre l’accent sur le respect de l’hypotexte: ils ne font en cela que suivre les instructions officielles. La tâche de transposition est alors préparée par une analyse, qui vise – dans le cas le plus fréquent – à dégager les contraintes propres à l’œuvre source qui devront être prises en compte dans la version nouvelle à produire. Or le problème spécifique de la «transposition transgenre» (c’est l’un des cas envisagés par Abolgassemi en 2001) est celui de la maitrise des deux genres ou formes mobilisés dans l’opération3. Nous utilisons ici la formule «genre ou forme», car nous sommes au carrefour de plusieurs contraintes en termes de concepts: d’une part, on sait quel flou entoure la notion de «genre» (Simons, 2018) reprise pourtant par Abolgassemi (2001), et très présente en didactique (Schneuwly, 1994), mais elle nous semble un peu restrictive face aux deux objets narratifs qui nous occupent, entre lesquels la différence peut être plutôt qualifiée de «formelle». Nous userons donc des deux termes simultanément.
Sur un plan plus général, Schneuwly avait déjà montré combien ce qu’il appelle le genre est utile face à tout type de tâche: «On pourrait […] considérer le genre comme un méga-outil, comme une configuration stabilisée de plusieurs sous-systèmes sémiotiques […] permettant d’agir efficacement dans une classe bien définie de situations de communication.» (Schneuwly 1994: 162). Son idée sera reprise par Simons, pour l’étendre au domaine des langues étrangères, en insistant sur les tâches de production: «La maitrise des caractéristiques d’un genre textuel est un outil qui permet d’agir dans une situation de communication donnée, tant en réception qu’en production.» (2018: 48).
Or, plus encore que dans d’autres tâches, la maitrise des caractéristiques génériques ou formelles est centrale dans le cas d’une telle transposition, puisqu’il s’agit de travailler sur le genre ou la forme de l’hypotexte fourni, pour en transformer les modalités, en vue de le conformer au genre ou à la forme de l’hypertexte à produire. On peut considérer, comme l’un des pères de la BD, le Suisse Rodolphe Töpffer (1840)4, que l’opération s’apparente à une forme de traduction d’un langage dans l’autre: en l’occurrence celui du roman et celui de la bande dessinée.
Le plus souvent, la forme romanesque est assez bien maitrisée par les enseignants (elle était au cœur de leur formation) et plutôt bien connue des élèves (elle est au programme). La BD est de plus en plus prise en compte par les didacticiens, comme en témoigne le numéro 4 de Transpositio (2021), mais elle reste par contre peu utilisée dans les séquences produites par les enseignants (Gennaï 2023: 23); sa lecture en classe est encore rare (Beghin 2021: 15, Depaire 2019), et «sa place [est] très marginale parmi les œuvres lues»(Blanchard & Raux 2019: 1). On l’explique souvent par le fait que la familiarisation avec le langage de l’image n’est pas une priorité dans la formation des enseignants de français. Une autre raison est le poids accordé à la littérature patrimoniale au collège et surtout au lycée. Enfin, selon Rouvière, confirmé récemment par Vrydaghs (2022: 4), l’approche de la BD – lorsqu’elle a lieu – est souvent marquée par l’importance «des questions d’observation formalistes et techniques, souvent détachées du sens…» (2012: 13).
Les finalités de l'activité proposée
L’activité que nous présentons se distingue tout à fait de l’analyse d’une œuvre classique, où la BD serait instrumentalisée comme un succédané du roman. Ce dispositif qui place la BD dans une situation ancillaire face à la littérature est assez fréquent (Ahr 2012: 198, Duvin-Parmentier 2020: 6; Vrydaghs 2022: 2), parfois dénoncé comme un «alibi» (Étienne & Mongenot 2023: 6) ou présenté comme une «ruse didactique» (Zakhartchouk 1999).
Notre objectif n’est pas l’acculturation – par un moyen détourné – à une œuvre du patrimoine, puisque le cas analysé est tout à fait particulier, voire exceptionnel: il n’y a pas ici de texte princeps (Étienne & Mongenot 2023: 12), ni de statut auxiliaire de la forme BD, qui ne s’inscrit donc pas dans la catégorie de ce que Louichon a dénommé «objets sémiotiques secondaires» ou OSS (2017: 24). Par ailleurs, le roman et la BD convoqués sont des œuvres contemporaines (2002), totalement dépourvues du prestige des classiques du patrimoine littéraire.
La confrontation des deux formes doit permettre de montrer certaines spécificités du roman et de la BD. L’idéal serait donc de proposer à l’analyse deux versions d’un même récit nées de la même plume, car on pourrait alors supposer l’existence d’une intention similaire (un seul et même créateur), servie par des moyens différents. Notre démarche répondrait ainsi au souhait de Sophie Beghin: «littérature et bande dessinée récolteraient toutes deux bien des avantages à s’envisager comme complémentaires, chacune pouvant éclairer les spécificités de l’autre pour autant qu’on les envisage dans leur nature propre (2021:19).
Nous souhaitons privilégier l’approche des formes ou genres et de ce qu’elles ou ils impliquent, de par leur nature, en termes de réception. La volonté est de mettre au jour certains invariants génériques des formes comparées, invariants qui conditionnent l’expérience de réception. La comparaison que nous proposons devrait donc permettre de mettre en évidence, aux yeux des élèves, combien les différences de moyens influencent leur expérience de lecture de l’œuvre. Cette activité d’analyse vise à les sensibiliser à ces paramètres,en vue des tâches de transposition qui leur seront ultérieurement demandées.
Nous souhaitons donc dépasser la simple comparaison, qui tient parfois lieu de finalité en soi (Gennaï 2023: 32), pour dégager des outils et des savoirs utiles à une tâche de création. Nous nous inscrivons ainsi dans «une démarche d’enseignement de la production par analyse et/ou imitation de textes-modèles» (Jacquin 2018: 22). Les enseignants de terrain savent que l’écriture d’invention pose un problème particulier: les tâches de création, même lorsqu’elles évitent le travail ex nihilo, fortement affecté par le syndrome de l’angoisse devant la page blanche, nécessitent de proposer aux élèves des productions qui ont valeur de modèles. C’est le constat de Rouvière (2017) lorsqu’il analyse son expérimentation (en classe de Seconde) d’une transposition de Nana en BD: il considère l’étude préalable d’un exemple comme nécessaire.
Les deux formes de l’œuvre
Dans la quasi-totalité des cas de transposition d’un roman en BD (Ahr 2012), le lecteur a affaire à des artistes différents, ce qui conduit presque naturellement le ou les créateurs de la nouvelle version à introduire des interprétations personnelles. Tout exercice de comparaison se heurte donc à une difficulté: comment faire le départ entre les changements forcés, liés à la forme (passage d’un langage à l’autre), et ceux qui sont choisis par le ou les artistes créateurs de la version seconde ?
Aborder la question des genres ou formes à travers une approche comparative exige de pouvoir disposer d’un matériau que nous oserons qualifier de très rare: deux versions d’une même œuvre, produites simultanément par un même artiste. Dans le cas qui nous occupe, l’auteur est unique mais s’exprime sous deux formes: les deux œuvres de Jean-Claude Denis (Grand Prix d’Angoulême, 2012) sont intitulées Quelques mois à L’Amélie (éditions PLG, 2002 - Dupuis, 2002).
Images 1 et 2 - Les deux couvertures
Le héros est un écrivain en panne d’inspiration, qui se retrouve un peu par hasard dans un coin perdu du Sud-Ouest. Son histoire montre l’envers du décor du secteur de l’édition contemporaine et raconte comment une rencontre sentimentale relance son envie d’écrire.
Ces deux versions d’un même récit se présentent comme suit: la BD compte 72 pages, suivies de quelques pages d’un «Dossier» qui annonce l’existence du roman, écrit «parallèlement à la réalisation de [l]a bande dessinée», et donne trois extraits du texte, accompagnés de cinq illustrations. Le roman publié aux éditions PLG (92120 Montrouge) offre 213 pages, dont 36 occupées par des illustrations originales en noir et blanc et réalisées par l’auteur. En 2022, le catalogue de l’éditeur proposait «la version romancée de la bande dessinée du même nom» dans une nouvelle édition.
Il ne s’agit donc pas d’une transposition au sens strict, puisque nous ne savons pas (sauf à interroger l’auteur) quelle forme préexistait avant l’autre. Les deux versions entretiennent pourtant une relation particulière, vu que le roman est une autobiographie d’Aloys Clark, héros… de la BD, qui remet le manuscrit à Marianne, la femme qu’il aime, dans la dernière planche de l’album. Le roman est d’ailleurs sous-titré «Le manuscrit d’Aloys Clark» et dédicacé «à Marianne». À la fois objet intra-diégétique (Marianne va le lire) et extra-diégiétique (nous pouvons le tenir en main), le roman jouit donc d’un statut ambigu.
Le dispositif
Expérimentée personnellement en tant qu’enseignant de lycée en 2015-2016 et 2016-2017 auprès d’élèves de 17-18 ans inscrits dans l’enseignement qualifiant5, l’activité occupe au minimum deux heures consécutives et ne nécessite pas de lire les œuvres en entier. Le dispositif consiste à mettre en parallèle un court extrait des deux formes de l’œuvre; c’est ainsi que les trois premières planches, qui correspondent approximativement aux pages 5 à 9 du roman, ont été choisies. Outre l’intérêt de ce passage du récit pour notre propos, le choix de l’incipit a pour avantage de permettre à tous de commencer la lecture sans aucune préparation. Il s’agit donc «d’étudier [un] moment-clé dans deux systèmes sémiotiques différents» comme Castagnet-Caignec (2023: 122) le réalise avec des élèves du primaire à propos du Journal d’un chat assassin d’Anne Fine (École des loisirs/Rue de Sèvres, 1997/2021). La chercheuse en viendra à conclure (2023: 123) que l’étude simultanée des deux objets semble plus profitable aux élèves en termes de compétences de lecture littéraire.
Selon nous, l’analyse des deux formes de l’œuvre gagne à être menée en parallèle avec les élèves; elle suppose évidemment la projection en classe des deux supports (les planches de la BD et les pages du roman) et autorise un fonctionnement de leçon où l’enseignant conduit le groupe à travers un jeu de questions. Ce travail en parallèle pose la question de savoir par où commencer l’observation: la BD ou le roman ? Dans les lignes qui suivent, nous adoptons le plus souvent cet ordre, pour des raisons de clarté, mais il nous semble que, dans la pratique, on gagnerait à procéder en fonction des acquis des élèves, pour aller de la forme la plus connue vers la moins familière. Ajoutons que l’on pourrait prévoir dans la foulée une deuxième tâche où les élèves analyseraient, en autonomie, une autre planche et son correspondant romanesque, ce qui permettrait d’asseoir leurs acquis. Il va de soi aussi qu’un moment d’institutionnalisation des apports de l’activité est nécessaire pour fixer les découvertes dans l’esprit des élèves. Mais cette contribution entend se focaliser sur la première tâche de comparaison. Nous donnons ci-après un bref aperçu des contenus à dégager de cette première activité à mener avec les élèves.
L'analyse des deux formes
La première planche commence par un plan d’ensemble (vignette 1) puis un gros plan (vignette 2), là où le roman procède de manière classique pour un début (Verrier 1992): il précise lieu, temps, et relations. Dans la BD, la focalisation varie: d’abord externe pour donner à voir les lieux et les personnages, elle se fait vue subjective pour la troisième vignette. Le roman fonctionne plutôt comme un récit en «je» avec un narrateur-personnage (Dumortier 2001: 64) et dès la première page, un «récit de pensées» assez long permet d’entrer dans la vie intérieure du personnage. Ce choix est presque impossible pour la BD, qui recourt pourtant à un subterfuge avec la vignette 3 en nous donnant à voir, non pas ce qui est, mais ce que le personnage imagine (son père allongé dans son cercueil, mais habillé en uniforme militaire d’été).
IMAGE 3- Vignette 3 de la planche 1
Le statut de toute cette scène du funérarium ne sera éclairci que dans la deuxième planche de la BD, alors que le roman signale dès la dixième ligne que nous sommes dans un souvenir du héros: «[…] la scène du funérarium me revenait souvent en mémoire».
La deuxième planche s’ouvre par une vignette dont la compréhension n’est pas évidente: certains détails de l’image sont en effet logiquement inconciliables (le costume noir porté en juin au funérarium et la pluie battante de décembre sur la vitre). L’action de la BD était pourtant située très clairement par une mention initiale du narrateur externe: «Paris, décembre 2000». La vignette ne représente donc aucune réalité, mais marque le moment d’une ellipse spatio-temporelle ou d’un retour au réel, la fin d’une rêverie, bien concrétisée dans la vignette suivante.
IMAGE 4 - Vignette 1 de la planche 2
Ce mouvement est bien plus clairement annoncé dans le roman, qui marque la transition en passant à la ligne et en donnant la réflexion d’une interlocutrice qui interrompt la rêverie. Cette transition est d’ailleurs explicitée dans le récit de pensée du narrateur qui se demande: «Depuis combien de temps étais-je debout devant cette fenêtre, à regarder tomber la pluie et à me repasser la scène du funérarium ?». Le roman bascule ensuite dans une scène aux dialogues très complets, assortis de réflexions personnelles nombreuses. Dans la BD, ce passage est rendu en huit cases, avec des dialogues réduits (vu le manque d’espace) et des cadrages très variés qui permettent de mettre en évidence des attitudes corporelles lourdes de signification (mais à décoder…). Alors que le roman doit consacrer quelques mots à décrire la jeune éditrice qui aborde le narrateur-héros, la BD n’en fait évidemment rien: les cadrages variés ont permis de décrire l’ambiance mondaine et de donner à voir le physique des personnages.
Après deux vignettes consacrées aux derniers échanges entre l’éditrice et le héros, la troisième planche marque une ellipse spatio-temporelle: ce dernier a quitté la soirée et se trouve dans un taxi.
IMAGE 5 – Vignettes 3 et 4 de la planche 3
Nous ne le comprenons que progressivement, car la troisième vignette est une vue subjective (en gros plan) sur une carte de visite (reçue de la jeune éditrice). La quatrième nous montre le héros assis à l’arrière d’un véhicule, la carte en main. Dans un mouvement progressif d’éloignement, nous retrouvons la carte en morceaux qui tombe dans un caniveau. Une nouvelle fois, le roman se fait bien plus explicite, racontant le départ de la soirée, évoquant un dialogue avec le chauffeur de taxi, décrivant la carte de visite et livrant une interprétation de la démarche de l’éditrice.
Les apports de l'activité
De ces quelques éléments d’analyse, la première impression qui se dégage est sans doute que la lecture de la BD semble plus difficile que celle du roman, indépendamment d’un éventuel manque d’expérience des codes graphiques. Par exemple, là où le roman explicite verbalement une information, la BD exige du lecteur qu’il interprète des images ou un comportement traduit par celles-ci. On notera le même constat sur la difficulté chez Prévost (2023: 85) et Castagnet-Caignec (2023: 123) avec des œuvres adressées aux enfants, où le risque existe de créer de nouveaux problèmes pour les élèves, en introduisant des genres ou formes auxquels ils ne sont pas préparés (Bautier et alii 2012: 63). Raux fait la même observation avec un public adolescent (2021: 4) et nous avons rencontré les mêmes obstacles avec nos élèves de Terminale en options technologiques.
Quels seraient néanmoins les apports de cette comparaison, pour un enseignant de français et pour ses élèves ? On peut considérer que la première distinction qui risque d’apparaître sera celle du mode de représentation. En explicitant très souvent ce qui n’est que suggéré par la BD, le texte du roman raconte là où la BD ne fait que montrer, exigeant du lecteur qu’il décode et interprète ce qui est donné à voir. Ainsi, les attitudes corporelles visibles dans les vignettes qui montrent le dialogue (regard fuyant, gestes de mise à distance, évitement du face à face) doivent être analysées si l’on veut percevoir tout l’embarras de l’écrivain face à l’éditrice. Un embarras par contre explicitement affirmé par le narrateur-héros du roman, qui nous livre ses sentiments sans retenue. On retrouve ici la vieille distinction entre «montrer» et «raconter» initiée par Lubbock en 19216, développée par Genette («récit d’événements» et «récit de paroles» 1972: 186), et reformulée par Goldenstein (1999: 43) comme une opposition entre «représentation» et «relation». Conçue pour distinguer les formes de roman, cette distinction prend un tour particulier si on la mobilise dans une comparaison entre roman et BD. Car, sauf lorsqu’elle est pourvue d’un récitatif (Masson 1985: 26) équivalent d’une voix off cinématographique, mais absent dans nos trois planches, la BD ne fait que donner à voir, alors que le narrateur-héros du roman peut raconter et commenter, comme c’est le cas ici. Contrairement aux idées reçues, c’est donc bien la forme BD qui semble ici l’objet le plus «résistant» (Tauveron, 1999) à la sagacité du lecteur…
La tâche de comparaison présente en outre un intérêt très spécifique par rapport aux notions de base de la narratologie. En observant deux formes d’un même récit, où les choix effectués et les moyens mobilisés sont différents, les jeunes lecteurs perçoivent sans doute mieux les procédés et leur impact que s’ils étaient face à un texte romanesque. Ainsi la notion de «vitesse» (Genette, 1983: 22-25), de «cadence» narrative ou de «rythme» narratif (Dumortier 2001: 51) peut-elle émerger dans la lecture comparée des deux formes. Les élèves peuvent notamment mesurer combien la nécessité des descriptions romanesques et l’espace laissé aux monologues intérieurs du narrateur ralentissent le rythme du roman. Grâce à la comparaison, les procédés narratifs deviennent, comme le dit Rouvière (2021: 13), «littéralement visibles». En 2012 déjà, Meyer l’avait compris:
La particularité de la transposition […] sous la forme d’une bande dessinée est de faire voir la narration. […] Ce déploiement visuel du récit, monstratif, faudrait-il dire, est une entrée possible pour l’enseignement-apprentissage du récit en tant que forme, autrement dit le lieu d’une didactique du récit dans la classe. (Meyer 2012: 160-161).
Pour l’élève, l’activité permet de «réfléchir sur son activité de récepteur double» (Étienne & Mongenot 2023: 12) et sur l’interaction entre les deux lectures menées en parallèle. Il peut identifier quels moyens sont propres à chaque forme d’art et mesurer les difficultés pour rendre telle ou telle information accessible au lecteur (par exemple lors de l’analyse de la vignette 1 de la planche 2). Confronté à des systèmes sémiotiques différents (textuel versus iconotextuel), il perçoit combien la «transsémiotisation (passage d’un système sémiotique à un autre) […] modifie la réception du public» (Castagnet-Caignec 2023: 119). L’étonnement de l’élève ferait alors écho à celui de Töpffer lorsqu’il convertissait lui-même en roman (1840) son Docteur Festus: «Je fus tout surpris et amusé de voir par quoi les deux langues différaient, que, pour faire comprendre les mêmes choses, il fallait les prendre par un bout et les montrer par une autre face.»7
Cette confrontation aux deux formes permet aussi de montrer combien les effets produits sont parfois très différents. On rappellera qu’il s’agit du même auteur et de la même histoire, et que, s’il y a des différences, elles sont surtout inhérentes à la forme choisie8. Le dispositif de l’activité devrait donc assurer la perception de l’impact de la forme sur le récepteur, répondant ainsi au souhait d’Étienne et Mongenot: «développer le geste interprétatif par la comparaison entre systèmes différents» (2023: 7). On veillera aussi à dépasser deux écueils. Le premier consisterait à pratiquer un simple «décryptage techniciste» (Duvin-Parmentier 2020: 14). Le second pourrait laisser croire que roman et BD s’équivaudraient, considérant l’image comme «un équivalent iconique du texte littéraire, malentendu qui occasionne des simplifications de sa «lecture» et des transferts qui risquent de l’instrumentaliser et de l’affadir» (Duvin-Parmentier 2020: 14).
La découverte de la relation texte-image, se fait ici par l’approche du genre iconotextuel qu’est la BD. La planche, en tant qu’»énoncé pluricodé, […] scripto-iconique» (Klinkenberg: 2020) sera d’autant mieux réceptionnée qu’elle montre une parenté certaine avec le texte du roman, mais aussi des écarts flagrants. Ainsi, les dialogues des cases font écho à ceux du roman, souvent sous une forme légèrement abrégée, car l’interaction avec l’image permet au dialogue de la BD de se passer de certains mots. De la même manière, la représentation spatiale des échanges, dans la BD, traduit un comportement d’agacement qui sera rendu par un récit de pensées dans le roman. Concrètement, on réalise le programme défini par Lacelle, puisque «le passage d’une forme […] à l’autre permet de démonter chaque «machine narrative» en analysant les codes utilisés et les effets produits par ces codes.» (2012: 126).
Des outils pour l'écriture d'invention
Dans la perspective d’une tâche de création, quels peuvent être les apports de l’activité d’analyse décrite précédemment ? On peut pointer deux tâches auxquelles notre activité sur Quelques mois à l’Amélie offre une préparation directe: transposer un extrait de BD en roman, et transposer un extrait de roman en BD. La deuxième tâche pose cependant un problème de compétences graphiques chez les élèves: pour contourner cette difficulté, nous préconisons soit l’usage d’outils informatiques (souvent chronophages), soit un format que nous dénommons storyboard. Issue du cinéma, la notion désigne une série d’images qui donnent vie à un scénario avant le tournage. Nous l’employons ici pour désigner une forme de BD embryonnaire où seuls les arbitrages formels ont été esquissés, sans que le dessin soigné des images ait encore été réalisé. Cette dernière étape dépasserait en effet les compétences de la grande majorité des élèves. Sans prétendre à l’exhaustivité, on pourra recenser quelques-uns des apports de notre activité de comparaison comme suit.
Pour l’écriture du roman, les élèves auront perçu la nécessité de créer des pauses descriptives et d’effectuer des choix en la matière: tout ne peut pas être décrit et choisir d’évoquer telle ou telle réalité est un arbitrage de l’auteur. Autre apport probable, la compréhension du rôle majeur joué par les choix en matière de point de vue narratif. Ici on peut voir que la BD, en suivant sans cesse le même personnage et en pratiquant plusieurs fois la vue subjective, fait écho au choix romanesque d’Aloys Clark comme narrateur-personnage. D’autre part, la perception de l’importance des récits de pensée et de l’impact du mode de représentation de ceux-ci devrait conduire à les inscrire dans le texte du roman. Et enfin, les élèves auront été sensibilisés à la nécessité de travailler la mention des temps et lieux pour situer l’action.
Pour la transposition d’un extrait de roman en BD, et vu les compétences artistiques limitées de beaucoup d’élèves, l’enseignant de français pourrait s’en tenir à un travail sur le storyboard, ce qui réduit (?) la tâche au découpage de la page, à la réalisation du croquis des vignettes, à l’écriture des phylactères et du récit. Cependant, l’activité de comparaison aura permis d’approfondir chez ces élèves de lycée la compréhension de l’économie du récit en BD, ce que certains ont pu dénommer une «grammaire» (Vrydaghs 2022: 9) ou un «langage BD» (Rouvière, 2021: 3), à savoir le caractère elliptique de la narration en cases, l’importance des choix en termes de format et d’implantation des vignettes, le rôle de la triple interaction dessins/phylactères/récit du narrateur (même si ce dernier est absent dans les trois planches choisies) ou encore la «difficulté à expliciter le monde intérieur des personnages» (Dürrenmatt 2013: 45)…
Une des principales difficultés, si l’on demande aux élèves de produire un storyboard, risque d’être celle du découpage du récit en images, pour créer un «enchainement narratif visuel» (Rouvière 2021: 13). Trop souvent, cet aspect de la tâche n’est pas pris en compte dans la préparation, mais l’approche comparative que nous suggérons permettrait sans doute d’attirer l’attention des jeunes lecteurs sur les choix opérés par l’illustrateur et de les mettre en condition de réaliser leurs propres choix en connaissance de cause.
Sur un plan plus général, l’expérience menée nous conduit à partager l’opinion d’Étienne et Mongenot quant à l’impact de la comparaison qui permet de «déboucher sur la lecture affinée de textes ultérieurs et donc […] construire une réelle compétence de lecteur.» (2023: 14). Au-delà, nous pensons que la compétence de scripteur se trouvera elle aussi renforcée par la comparaison des versions, parce que l’on aura sensibilisé les élèves aux particularités formelles propres à chacune9. En définitive, la comparaison des deux formes devrait aider à la transposition de l’une dans l’autre.
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Pour citer l'article
Daniel Delbrassine, "Genres et écriture d’invention: préparer la transposition par la comparaison entre deux formes (BD/roman) d’un récit", Transpositio, n° 7 Le texte littéraire à l'épreuve de l'image, 2024http://www.transpositio.org/articles/view/genres-et-ecriture-d-invention-preparer-la-transposition-par-la-comparaison-entre-deux-formes-bd-roman-d-un-recit
Enseigner Proust illustré
Enseigner Proust à travers les éditions illustrées de la Recherche semble à première vue plus facile qu’enseigner l’œuvre même.
Enseigner Proust illustré
Quel Proust?
Enseigner Proust commence par une question simple mais fondamentale: qu’est-ce qu’on peut entendre par «Proust»? Quatre réponses au moins, qui ne s’excluent pas les unes les autres, sont possibles: d’abord l’œuvre, puis l’homme et le contexte historique et culturel qui était le sien, ensuite l’histoire matérielle de son travail, et enfin l’histoire matérielle de ses publications. En simplifiant un peu, ces approches correspondent à quatre domaines de la recherche, aux frontières souvent peu étanches: la stylistique (pour l’étude de l’œuvre), l’histoire littéraire (pour l’étude de l’homme et de son époque), la génétique (pour ce qui est des manuscrits) et l’histoire du livre (pour ce qui est des textes publiés). Chacune de ces options soulève toutefois un certain nombre de problèmes didactiques.
S’agissant de l’œuvre, on peut se demander s’il est permis de réduire le travail de Proust à la seule Recherche, puis cette dernière à quelques extraits plus ou moins artificiellement détachés de l’ensemble, comme cela se fait la plupart du temps. Certains de ces fragments peuvent être très longs, comme Un amour de Swann, roman «autonome» enclavé dans la Recherche; d’autres, qu’on retrouve presque inchangés depuis bientôt cent ans, sont très courts, comme la scène de la madeleine ou la mort de Bergotte. Dans l’un et l’autre cas, il convient de se demander si pareille sélection n’est pas une défiguration de l’écriture proustienne. Quelque chose se gagne (c’est sans doute la seule manière possible de commencer à faire lire Proust à l’école), mais inévitablement le parti pris des morceaux choisis fait aussi perdre quelque chose. L’expérience du temps, si essentielle à une véritable expérience de la Recherche, est difficile à faire passer à travers cette approche anthologique (sur cette question fondamentale, voir Kuentz 1972). Mais comme le but de l’enseignement de Proust est aussi de pousser à faire découvrir l’ensemble de l’œuvre au-delà de ces quelques fragments, il peut être recommandé de confronter les élèves dès le début avec l’«autre» Proust, celui de la correspondance ou celui des pastiches, par exemple, et de pointer déjà vers le va-et-vient entre écriture fictionnelle et autres formes d’écriture. Comme pas mal d’autres auteurs de fiction, Proust n’arrête pas de recycler des textes de non-fiction (les siens et d’autres).
Or, le mot «Proust» ne désigne pas seulement le texte de l’auteur, c’est aussi une longue série de commentaires qui ont fini par faire corps avec la création initiale. La valeur d’une grande œuvre est en effet fonction de la qualité des lectures qu’elle est capable d’engendrer et en ce sens on devrait accepter pour Proust ce qu’on considère comme allant de soi pour Shakespeare ou Dante, à savoir que les analyses de l’œuvre ne sont pas de simples greffes ou ajouts, mais une partie essentielle de l’œuvre même. Lire «innocemment», sans connaissance des interprétations déjà existantes, n’est jamais qu’une illusion. Encourager les élèves à lire Proust implique nécessairement – le contraire serait une mutilation – les inciter à prendre connaissance de la réception de Proust à travers le temps. Je me permets d’insister sur la dimension diachronique de ce geste, pour éviter qu’on ne tombe dans les écueils du présentisme: Proust queer, certes, mais pas seulement. Le livre de Pierre Bayard sur Proust et la poétique de la digression (Bayard 1996) peut rendre ici de vrais services, d’autant plus qu’il permet aussi de réfléchir au geste de l’extraction de morceaux et à l’impossibilité de trancher entre narration (le «sujet») et digression (le «hors-sujet»). L’ouvrage de Bayard a l’avantage de privilégier les grandes questions de l’écriture comme de la lecture du texte proustien: comment donner forme à un univers d’une telle ampleur, comment s’y repérer? que faire de la tension entre le désir de tout dire et de tout lire d’une part et la difficulté de donner sa juste place à tout, c’est-à-dire à ne pas se perdre dans trop de détails (pour l’auteur) et ne pas céder à l’envie de sauter certains passages (pour le lecteur)? De plus, Bayard a aussi l’élégance et la sagesse de ne pas éviter le retour sur des morceaux connus, tout en aidant à décrisper l’écart entre le tout et la partie.
En deuxième lieu, enseigner Proust signifie également enseigner l’auteur et son époque. Ici aussi, les questions qui émergent sont immenses. Faut-il séparer l’homme et l’œuvre? La seule idée de pareil clivage paraît un contresens, mais tel n’a pas toujours été de l’avis des critiques. Même aujourd’hui, à l’époque du biographisme triomphant, il est parfaitement légitime, mais pas forcément toujours possible bien entendu, de lire l’œuvre sans trop tenir compte de l’homme. Et que faut-il entendre par contexte? Comment en circonscrire les extensions littéralement infinies? Comme le remarquait judicieusement Jonathan Culler: «Meaning is context bound, but context is boundless» (Culler 1997: 67). Que faire aussi de la notion d’anachronisme, qui est un des nombreux facteurs cassant l’homogénéité d’un contexte? Après tout, la Recherche évoque un monde qui, au moment de la percée de Proust, juste après la Première Guerre Mondiale, n'existait déjà plus, tandis que sa propre écriture et son grand projet romanesque n’ont rien de «moderne» (au sens de «contemporain»): la Recherche achève la tradition des grandes sommes romanesques du 19e plus qu’elle n’annonce Dada ou le surréalisme, mouvement littéraire soit hostile au roman, soit inventant comme sous le manteau de nouvelles formes de roman (Sermier 2022). Les questions liées à la biographie et à l’analyse contextuelle ne peuvent avoir de réponse concluante. Ne pas les poser n’est toutefois guère souhaitable.
Enfin, troisième approche, sur laquelle j’aimerais me concentrer dans les pages qui suivent, le mot «Proust» peut renvoyer aussi à une série d’objets matériels. Il y a d’abord les manuscrits, auxquels s’intéressent non seulement les études génétiques mais aussi les bibliophiles et, de plus en plus, les commissaires d’exposition, parfois dans une logique de «démédiation» de la littérature convertie en objet à voir, c’est-à-dire en création plastique ou sculpturale (Stewart 2010, Baetens et Sánchez-Mesa 2019). À cela s’ajoutent les diverses éditions des textes de Proust, sur lesquels se penchent les spécialistes en histoire du livre, devenue aujourd’hui l’histoire de toute la chaîne du livre (Darnton 1992).
Dans le cas de Proust, l’accent est massivement mis sur les manuscrits et ce dès le début de la diffusion plus large de son travail, avant même que la totalité de la Recherche n’ait vu le jour sous forme de livre (l’écriture de l’œuvre s’étend de 1906 à 1922, sa publication en sept tomes va de 1913 à 1927). En effet, le numéro d’hommage de la Nouvelle Revue française du 1er janvier 1923 consacre déjà l’essentiel de son dossier iconographique à la reproduction en fac-similé des cahiers et carnets de Proust – il est vrai des objets de toute beauté, mais qui prennent curieusement la place des «illustrations», absentes quant à elles. Il n’y a ainsi plus nulle trace des images ayant accompagné l’édition originale du premier livre de Proust, Les Plaisirs et les jours (1896), qui étaient pourtant de la main d’un des modèles de Madame Verdurin, à savoir Madeleine Lemaire.
On ne peut que s’étonner du relatif silence qui pèse sur le versant «imprimé» de l’œuvre proustienne, surtout du côté de la critique génétique, presque exclusivement focalisée sur les manuscrits (mais le regard porté sur les états imprimés du texte est également assez réduit du côté des chercheurs en histoire matérielle du livre). Certains aspects de la vie éditoriale de l’écrivain se voient inlassablement répétés, comme le refus du premier tome de la Recherche, la publication à compte d’auteur, chez Grasset, de ces pages en 1913, les discussions plus récentes, mais finalement pas trop vives, de la nouvelle version de l’œuvre en la Pléiade (aujourd’hui en quatre volumes, et non plus en trois comme au début), ou encore les réactions mi-sceptiques mi-admiratives devant l’édition anniversaire d’Un amour de Swann, «orné» en 2013 par Pierre Alechinsky. Sinon, Proust est étudié dans le texte (les manuscrits), mais «hors livre». La raison en est sans doute le prestige exceptionnel des manuscrits, qui monopolisent l’attention de quiconque s’intéresse à la matérialité de l’écrit proustien, mais la lacune des travaux sur les éditions de l’œuvre n’en est pas moins fort regrettable. La postérité éditoriale de Proust mérite un examen plus attentif, dont les avantages didactiques sont tout sauf négligeables. À cet égard, un aspect singulier se détache: les éditions illustrées de la Recherche.
Premiers écueils, premiers pas méthodologiques
Enseigner Proust à travers les éditions illustrées de la Recherche semble à première vue plus facile qu’enseigner l’œuvre même, quand bien même il ne peut être question les considérer toutes (en pratique, bien des éditions de luxe à tirage hyper-réduit resteront par définition inaccessibles, tandis que les adaptations en bande dessinée relèvent en partie d’une approche un rien différente). D’abord parce que lire les illustrations prend moins de temps que lire un texte de trois mille pages (notes et variantes non comprises), ce qui est un critère pratique essentiel dans toute forme d’enseignement. Ensuite parce que l’accent mis sur la dimension visuelle de la littérature est plus proche de la culture d’accueil des jeunes, dont beaucoup ont pris le tournant visuel, autorisant ainsi un rapport plus direct et a priori plus empathique avec l’œuvre de départ. Le rapprochement entre sphères a priori non contiguës ne se limite pas à la proximité de cet aspect particulier de l’œuvre de Proust et des nouveaux modes de consommation culturelle. Il aide aussi à inscrire l’enseignement de la Recherche dans le retour en force des études historiques en littérature, après le triomphe des études formelles, pour ne pas dire formalistes, des années 60 et 70 dont les effets se font toujours sentir dans certains modèles pédagogiques. Enfin, la mise en avant des illustrations suit également la tendance de plus en plus «lourde» des arts de l’écriture d’abolir les frontières entre mots et images, hybridation tout à fait intégrée à la pratique des poètes contemporains, notamment au moyen ce qu’on a nommé le «livre de dialogue» entre écrivain, typographe, imprimeur et plasticien (Peyré 2001). Cette co-création est encore relativement rare en prose. En fait, la dernière grande époque d’une visualité foisonnante du livre date déjà des années de grand succès des clubs de livre après la Deuxième Guerre Mondiale (Faucheux, 1978, Massin 1989), alors qu’aujourd’hui la rencontre du visible et du lisible s’effectue d’abord dans le média un peu différent de la bande dessinée. L’exemple de Proust est tout à fait approprié pour rouvrir ce formidable dossier – déjà traité à deux reprises dans cette revue – à l’intérieur de la littérature au sens traditionnel du terme, même si, pour des raisons pratiques, il sera nécessaire de privilégier un seul exemple (celui de Faucheux/Massin, justement), choisi en fonction de son caractère stratégique.
La décision de lire Proust par illustrations interposées fait surgir tout de suite un certain nombre de difficultés. Pour commencer, la quantité d’images illustrant les différentes éditions de Proust est énorme, même si ce pan de l’œuvre reste largement méconnu (pour trois aperçus, voir Tadié 2013, Baetens 2022, Eells et Dezon-James, 2022). Il suffit toutefois de s’intéresser à «Proust illustré» pour que le matériau afflue de toutes parts, car il existe des dizaines d’éditions illustrées de la Recherche. La maîtrise purement matérielle du corpus s’avère ainsi tout aussi difficile que la traversée des textes mêmes. De plus, cette iconographie est tout sauf homogène, à la différence du texte, quand bien même la Recherche témoigne elle aussi de différences stylistiques parfois non négligeables. Ces variations de style sont toutefois nettement moins apparentes que les différences d’une série d’images à l’autre (le corpus des illustrations est un pot-pourri des images les plus conventionnelles et les plus expérimentales). C’est dire déjà que la notion de «culture visuelle» ne peut se penser qu’au pluriel, ce qui constitue une entrave à l’accès supposément direct aux images d’un texte: enseigner l’image, c’est aussi enseigner le passé, souvent un passé plus éloigné de la culture contemporaine que le passé de l’écrit, qui «vieillit» différemment (et surtout moins vite: une image est rapidement plus «datée» qu’un écrit). À cela s’ajoute la méfiance, tant du côté des auteurs que de celui des critiques, à l’égard de l’illustration en général, en tout cas pour ce qui est des fictions en prose. À l’instar de Flaubert, qui est sur ce point tout sauf isolé, beaucoup continuent à s’écrier: «Moi vivant, jamais on m’illustrera», comme si l’ajout d’une image au texte impliquait inéluctablement une dégradation du premier, l’image étant vue soit comme la béquille devant sauver un texte incapable de se défendre lui-même, soit comme une intervention injustifiable des éditeurs soucieux de tromper le client, soit encore comme une traduction, littérale ou métaphorique, dont les effets sur l’imagination du lecteur seraient toujours délétères.
La réalité culturelle, qui est également une réalité économique (l’édition, au même titre que le cinéma, est aussi une industrie), est cependant plus complexe. Dans la première moitié du vingtième siècle – mais la pratique est plus ancienne et elle n’a pas totalement disparu – les éditeurs offraient parfois deux éditions du même livre: une édition grand public, sans illustrations et bon marché, et une édition de luxe, illustrée, à tirage limité, destiné à un lectorat plus fortuné. L’ensemble de cette production parallèle constitue un des continents cachés de la littérature française: des pièces uniques peuvent être savamment commentées (il existe ainsi quelques articles sur l’édition de la Recherche illustrée par le peintre fauve Kees Van Dongen en 1947), mais il est très difficile de faire un surplomb général de la coexistence et peut-être aussi de la distance et de l’ignorance réciproque des versions illustrées et non illustrées des mêmes textes dans l’espace littéraire (les études sur les illustrations de Proust se concentrent souvent sur un seul objet, sans trop se pencher sur le contexte synchronique ou diachronique des images en question).
Dans le cas de Proust, faire l’histoire de ces «doubles» de l’œuvre – et de leur place dans les recherches proustiennes – n’est pas possible sans embrasser la totalité des aventures éditoriales de l’œuvre. Certes, les textes publiés de Proust ont vite fait l’objet de pareilles éditions de luxe, qui restent toutefois peu connues, tant à cause de la cherté de ces livres qu’en raison de la pléthore d’autres images qui se sont greffées ailleurs (par exemple dans les manuels scolaires) sur le texte de Proust. Cela dit, certaines illustrations se retrouvent aussi dans les publications pour le grand public, notamment dans les éditions de poche, et il y a de bonnes raisons (car ces documents sont faciles à trouver et peut-être même déjà connus des élèves) de partir de ces images-là plutôt que de ce qu’on trouve dans les éditions de luxe. En même temps, il importe de ne pas se laisser divertir par les «autres images» qui entourent l’œuvre de Proust: si tant de lecteurs se désintéressent de la question des illustrations, c’est aussi parce que le texte de Proust «hors livre», par exemple dans des catalogues d’exposition ou les coffee table books sur l’auteur et son monde, n’apparaît presque jamais sans images: portraits de l’auteur, photos de famille, tableaux évocateurs des personnages ou du milieu social peint par la Recherche, et ainsi de suite. Or, à l’époque – la nôtre – où la lecture du texte passe de plus en plus par le contact avec l’auteur et que dans le cas des auteurs décédés ce contact passe généralement par l’iconographie de l’auteur – sans appui visuel, il semble difficile aujourd’hui de canoniser ou de patrimonialiser une œuvre littéraire –, il ne faut pas s’étonner que de telles images prolifèrent et que leur seule abondance n’encourage guère à se lancer dans la quête des images plus «rares», comme celles qu’on trouve dans certaines éditions plutôt confidentielles.
Lire «Proust illustré» est ainsi tout sauf une évidence. Plutôt que de chercher à résoudre d’emblée ces premiers écueils, il vaudrait peut-être mieux «reculer pour mieux sauter», c’est-à-dire de prendre un minimum de distance par rapport au seul cas de Marcel Proust et de la Recherche, pour s’interroger sur les questions et les réponses plus générales qu’on peut dégager du caractère problématique de l’objet d’étude, à savoir ces illustrations dont personne ne conteste l’intérêt, sans pour autant trop connaître le corpus.
Questions générales et préparation du chantier
Face à ces difficultés (excitantes du point de vue de l’enseignant, et, plus encore, du concepteur de manuels ou d’autres moyens de documentation, le temps de préparation dont dispose l’enseignant étant fatalement limité !), il importe avant tout de faire un choix. Pour le dire très vite, et sans aborder ici la question épineuse mais autrement générale du copyright, trois grandes options au moins viennent tout de suite à l’esprit, qui du reste ne sont nullement exclusives. Les choix à faire ne seront donc jamais absolus, mais relatifs: c’est par goût mais aussi par manque de temps qu’on se tournera vers telle option plutôt que vers telle autre, tout en sachant qu’aucune analyse ne gagne jamais à rester totalement «pure» jusqu’à la fin.
La première approche, la plus classique sans doute, est celle des rapports concrets entre textes et images. Quand on part de l’image, réelle ou imaginaire, pour analyser sa conversion en objet textuel, la perspective choisie sera celle de l’ekphrasis, dont l’histoire, les thèmes, les figures et les exemples canoniques ont fait de très nombreuses analyses (l’ouvrage de référence reste ici Heffernan 1993). Le principe de l’illustration est à la fois symétrique et inverse: il concerne lui aussi le lien entre le lisible et le visible, mais le point de départ est ici le texte et le point d’arrivée, l’image. L’intérêt de l’œuvre de Proust est de combiner à bien des égards l’un et l’autre de ces mécanismes, ekphrasis et illustration, mais de manière non parallèle.
De son vivant, Proust ne s’est pas toujours opposé à l’illustration (rappelons les images de Madeleine Lemaire dans Les Plaisirs et les jours et quelques autres illustrations dans une revue de grand luxe ayant prépublié certains fragments de l’œuvre en cours), mais il n’est pas faux de penser qu’il s’est rapidement détourné du marché de l’édition restreinte et illustrée pour se tourner vers des types de publication très grand public et sans la moindre illustration. Les premiers volumes de la Recherche sont des exemples typiques de livres «pauvres» (Monnier 1931). Par contre, le rôle de l’ekphrasis y est capital et touche aussi bien à des modèles picturaux que musicaux. Dans la Recherche, le protagoniste a trois grands modèles artistiques (Vinteuil pour la musique, Elstir pour la peinture, Bergotte pour la littérature), qui ont toutefois en commun de s’éclipser devant le projet personnel du narrateur, qui découvre peu à peu sa propre vocation et sa propre manière de faire, c’est-à-dire d’écrire – d’où peut-être la frilosité grandissante de Proust face à l’image, qui «fige» la mobilité aussi bien que la densité et la profondeur temporelle de son travail sur la mémoire. Il importe de tenir compte de ce décalage entre illustration (refusée) et ekphrasis (assumé) au moment d’aborder les images qui accompagnent le texte de Proust et qui sont, à quelques exceptions près, toutes «posthumes». Il ne faut pas conclure de cet écart temporel que les artistes et plasticiens qui acceptent de se mesurer avec le texte de Proust , peuvent dès lors le faire de manière plus «libre»: les contraintes restent nombreuses, qui vont du poids de la tradition (on n’illustre pas Proust sans regarder du côté de ce qui s’est déjà fait, pour s’en distinguer ou pour s’en réclamer) aux exigences des commanditaires (les illustrations font toujours l’objet de commande et les éditeurs ont leur mot à dire dans le «look» des images). L’analyse de ces rapports de force est cependant une excellente introduction à une discussion sur la question plus générale de l’adaptation transmédiatique, continuation logique du travail en classe sur l’illustration.
La seconde approche est moins directement intermédiale, quand bien même il serait absurde de laisser tomber l’interaction entre visible et lisible. Elle analyse la manière dont les illustrations font partie d’un «espace élargi», en l’occurrence celui du livre. Il est utile de distinguer ici entre deux aspects, où les aspects littéraire et économiques se croisent sans arrêt.
D’un côté, le livre est un objet matériel et culturel, dont l’existence, de la première idée au dernier de tous ses usages produit une sphère culturelle à multiples actants: auteurs, éditeurs, illustrateurs, libraires, bibliothécaires, collectionneurs, lecteurs. Grâce aux travaux déjà cités de Darnton et de bien d’autres, dont en France surtout l’historien de la lecture Roger Chartier, nous savons du reste que ladite «chaîne» du livre, qui va en principe de l’auteur au lecteur, en passant par toute une série d’intermédiaires, n’est pas linéaire, mais qu’il y a force interactions créatrices entre nombre d’acteurs à plusieurs moments et à plusieurs endroits de cette chaîne.
De l’autre, le livre n’est pas un objet «homogène». Il existe beaucoup de types de livres et partant beaucoup de «chaînes» de livres, chacune d’elles avec sa propre logique interne. La pratique de l’illustration est directement affectée par ces différences: on n’illustre pas un livre de poche comme on illustre un livre pour bibliophiles, par exemple, tout comme on n’illustre pas de la même manière en France ou en Grande-Bretagne, ni en 1920 ou en 1970. Les illustrations de la Recherche sont un outil magnifique pour montrer ces dissemblances, qui obligent les élèves et étudiants (même si on vise ici un public scolaire, la réflexion méthodologique doit en effet se ménager la possibilité d’élaborer une stratégie en deux temps et à deux niveaux) à se faire sensibles à la rupture entre l’apparente stabilité du texte et la permanente métamorphose de présentation matérielle (même dans les cas, et ils sont très nombreux, où les livres se passent de toute illustration).
La troisième approche, qui prolonge les deux premières, est surtout diachronique. Il peut en effet être passionnant de d’analyser comment la présentation typographique du texte et le travail sur les éléments visuels, s’ils changent tous les deux sans arrêt, ne changent pas toujours au même rythme ni de la même façon. La multiplicité des versions proustiennes facilement accessibles en bibliothèque ou en librairie est un bel outil pour lancer une telle piste de réflexion. L’essentiel, ici, sera de comprendre la manière dont s’articulent les deux autres pistes, celle de l’intermédialité (rapports textes-images) et celle de la matérialité (le texte situé dans le cadre plus large de la chaîne du livre), mais toujours du point de vue synchronique aussi bien que diachronique. Plus spécifiquement, deux types de questions peuvent ici être posées. D’un côté: quels sont les mécanismes qu’on peut observer à quel moment et à quel endroit de la chaîne et quels sont les acteurs les plus directement concernés? De l’autre: quel est le rôle des illustrations? comment et surtout pourquoi est-ce qu’on les voit apparaitre ou disparaître?
Tout cela suppose évidemment que les élèves et étudiants ont réellement accès aux sources, ce qui est loin d’être une évidence en raison du caractère confidentiel de nombreuses publications. Quelques-unes des éditions illustrées, à haute valeur bibliophilique, n’existent même qu’à quelques exemplaires, s’il ne s’agit pas de créations plastiques totalement uniques, délicates à déplacer. De tels objets, si on peut utiliser ce terme un peu terre-à-terre, se trouvent souvent dans des collections privées, difficiles d’accès, alors que d’autres se trouvent dans des archives spécialisées où ils ne peuvent être consultés que sur place et sur rendez-vous. Pour les élèves, il peut être un bon exercice (par exemple en combinaison avec une visite de bibliothèque), en partant des aperçus existants (voir supra), de s’initier à l’heuristique littéraire, au sens très littéral du terme: Où et comment peut-on accéder aux documents originaux? Y a-t-il moyen de le faire en ligne? Quelle est la différence entre le contact avec les originaux et l’utilisation de sources en ligne? Y a-t-il aussi des créations purement numériques? Ou encore: Que faire pour combler les inévitables lacunes des répertoires existants? Quels que soient les obstacles qui surgissent au cours de pareils exercices, il est évident qu’ils aideront les élèves à se faire une idée plus nuancée et plus diversifiée des trois notions de texte, de livre et d’œuvre dont ils auront besoin pour passer ensuite à de nouvelles formes d’interprétation de Proust.
Idéalement, les trois grandes approches devraient pouvoir se combiner et se compléter. En pratique, on ne peut que le répéter, des choix s’imposent. Dans Illustrer Proust, je me suis par exemple concentré sur la troisième de ces pistes, n’étant ni un spécialiste de Proust, ni un spécialiste du livre (c’est peut-être ce qui m’a permis de me lancer dans ce projet, car parfois on est sauvé par sa propre naïveté). D’autres recherches se focalisent plutôt sur la lecture intermédiale, par exemple pour souligner l’apport créateur de certaines illustrations (c’est typiquement l’approche déjà citée de Eells et Dezon-James) ou montent en épingle les questions génétiques épineuses mais fascinantes de la transformation d’un manuscrit (finalement inachevé, c’est-à-dire moins bien relu et corrigé à la fin qu’au début et en ce sens fondamentalement inachevé) en livre (apparemment «fini», comme dans le cas du premier tome paru chez Grasset en 1913, mais immédiatement dénoncé comme «erroné» puisque bourré de coquilles, «incomplet» puisque rien d’autre que la porte d’entrée d’une somme dont l’auteur ne voyait pas encore les frontières, et «mal classé», puisqu’ayant paru chez un éditeur qui n’était pas celui qui allait vraiment faire rayonner l’œuvre de Proust).
Questions particulières et pistes de réflexion
Derrière ces premiers choix se dessine toute une série d’autres chantiers. Leurs enjeux et leur importance sont variables, mais tous reviennent sur la question fondamentale posée au début de ces pages: quel Proust, ou, si l’on préfère, que deviennent Proust et notre idée de Proust à la lumière du texte enrichi par l’illustration?
Cette question conduit au problème de l’«identité» du texte et de l’œuvre. L’intérêt pour les illustrations montre que l’œuvre d’un auteur ne coïncide pas avec le seul texte qu’il a produit. Si les «corps étrangers» qui l’entourent n’en font pas moins partie, on est en droit de s’interroger sur l’identité de l’instance derrière cette conception élargie de l’œuvre. En effet, les illustrations de Proust n’ont pas été «voulues» par Proust, et encore moins «pensées» par lui – à la différence de bien d’autres écrivains qui ont collaboré de leur vivant avec leurs illustrateurs et qui dans certains cas extrêmes comme celui de Raymond Roussel dans ses Nouvelles Impressions d’Afrique ont élaboré un dispositif très complexe pour l’intégration du texte, des images et de l’objet-livre (Busine 1995). Il en résulte que notre perception de l’œuvre, inéluctablement influencée par la présence d’éléments visuels (pas forcément sous la forme d’illustrations: la typographie peut être non moins déterminante), ne sera jamais «pure». L’énonciation d’un texte, du moment qu’il passe du manuscrit au livre, est par définition une énonciation plurielle, où interviennent nombre d’autres instances que le seul auteur. L’éditeur en est une, mais aussi le maquettiste ou l’illustrateur, entre autres (Souchier (2007). On peut toujours essayer de rendre à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu, mais en pratique il n’est pas toujours facile de faire la part entre la manière dont on reçoit le texte tel qu’en lui-même (à supposer que ce texte ne relève que d’un seul auteur, ce qui est loin d’être toujours le cas) et celle dont on reçoit le texte tel qu’il est présenté matériellement (et cette présentation, on le sait, est hautement variable; elle se fait aussi très souvent hors de tout contrôle de l’écrivain). Dit autrement: ce que montre l’histoire éditoriale d’une œuvre , en l’occurrence d’un auteur dont le texte supposé immuable a fait l’objet d’une série incessante d’illustrations de styles et de contenus très variables, c’est la difficulté de fixer la voix «authentique» d’un auteur. Cette voix est toujours, non pas impure, mais complexe, plus étagée que celle du texte pris en lui-même.
Pareille idée ne devrait pas surprendre: nous acceptons aujourd’hui que l’interprétation d’un texte sera différente si nous le découvrons en audiolivre ou à travers d’autres formes d’adaptation (inutile de revenir sur l’exemple de la bande dessinée de Stéphane Heuet, pourtant très respectueuse du texte même de Proust, voir Baetens 2020); de la même façon, la critique savante accepte sans le moindre état d’âme qu’il n’est pas possible de lire un texte sans prendre en considération les successives lectures qu’on a pu en faire (quitte, bien sûr, à tenter de dépasser ces lectures en revenant au texte, comme le font les diverses formes de lecture créatrice illustrées par Pierre Bayard (1996) ou Maxime Decout (2021)). L’exemple des éditions illustrées de Proust peut pointer dans la même direction et faire comprendre que le sens d’une œuvre ne dépend jamais du «vouloir dire» d’une instance auctoriale unique. Il est incontestable que Proust a eu un «projet» et une «intention» en écrivant la Recherche, mais l’interprétation de ces éléments, pour autant qu’on les juge pertinents, dépasse toujours l’éventuelle réponse à la question apparemment simple mais finalement sans réponse finale possible: qu’est-ce que l’auteur a voulu dire? Ce débat, qui est ancien, peut paraître dépassé aux yeux de certains, mais il réapparaît à intervalles réguliers dans l’histoire de la critique. De nos jours, où l’on assiste à un retour presque agressif du biographisme et de la primauté de l’homme ou de la femme par rapport à l’œuvre, les questions de sens se posent de nouveau très fortement en référence au vouloir-dire de l’écrivain, de sa «sincérité», de son «engagement», de son «authenticité», de sa capacité à représenter une «communauté», et ainsi de suite (voir Louichon 2015 sur les enjeux de la patrimonialisation).
D’autres questions sont non moins importantes, comme celle de la définition du «corpus» historique de la littérature. Est-il possible de se focaliser sur les seuls textes, ou faut-il inclure dans l’œuvre tous les éléments qui accompagnent la transformation d’un manuscrit en livre? De nos jours, il est généralement admis, dans le sillage des travaux de Genette (1987), qu’il n’est plus possible de séparer les données textuelles et paratextuelles, qui ne sont pas de simples ajouts mais qui font partie intégrante de l’œuvre même (or, nous savons que la majorité de ces unités paratextuelles échappent totalement au contrôle de l’auteur, y compris sur le plan juridique). De la même façon, on estime que les avant-textes, les métatextes, les intertextes et l’architexte, en suivant toujours la terminologie de Gérard Genette dans Palimpsestes. La Littérature au second degré (1982), font également partie de l’œuvre (il est toutefois intéressant de noter que le livre de Genette laisse de côté la dimension proprement visuelle de cette extension du livre: son travail sur le paratexte tend à mettre entre parenthèses les illustrations, par exemple).
Il faut maintenant faire un pas de plus et se demander dans quelle mesure il convient d’y ajouter aussi le domaine des adaptations (au cinéma, en bande dessinée, en audiolivre, en exposition, voire en parc de loisirs comme c’est aujourd’hui le cas d’Illiers-Combray). La question peut paraître exagérée, mais elle répond à une réalité de plus en plus visible: la littérature ne circule plus seulement sous forme de textes, mais aussi sous forme d’adaptations transmédiatiques, tantôt en complément par rapport à l’œuvre, tantôt en véritable substitut. Les lecteurs de Stéphane Heuet ne liront pas tous la Recherche, par exemple. Les spectateurs de l’adaptation cinématographique d’Un amour de Swann (Volker Schlöndorff, 1984, avec Jeremy Irons et Ornella Muti) ont fort bien pu en rester là dans leur expérience de l’univers de Proust – et il n’y a pas de raison pour leur en faire le reproche).
Le phénomène ne reste pas circonscrit à la production littéraire: il en va de même dans le domaine de la production cinématographique, où bien des films sont mieux connus à travers certaines extensions, imprimées ou numériques, qu’à travers les versions proprement cinématographiques (on connaît les affiches, les novellisations, les résumés de Wikipédia, et ainsi de suite, sans forcément avoir vu les films originaux, surtout pas dans leur totalité).
Bref, le cas en apparence singulier et relativement marginal des éditions illustrées de Proust aide non seulement à penser autrement la question de l’instance auctoriale (qui est responsable, à côté de l’auteur de l’œuvre, du texte mis en livre?) mais aussi la notion de texte et d’œuvre. D’une part leurs limites deviennent floues: quels sont les autres éléments qui se greffent sur le texte de départ? D’autre part le rapport entre œuvre originale et œuvre dérivée cesse également d’être clair: que penser d’une œuvre qu’on ne connaît que par l’intermédiaire de ses adaptations, par exemple, et comment la connaissance des variations transmédiatiques influe-t-elle sur le contact ultérieur avec l’œuvre d’origine? Questions très vastes qu’il est impossible de traiter ici en détail, mais qui soulignent une fois de plus à quel point la notion d’histoire littéraire échappe à la dichotomie élémentaire du moment de la publication initiale et de celui de la réception actuelle.
Une étude de cas: Pierre Faucheux vs Robert Massin et la Recherche dans «Le Livre de poche» vs Folio
Mais trêve de généralités. Il est temps de passer à un exemple concret, abordable pour les élèves en termes de quantité (un corpus modeste, facile d’accès) et de qualité (une intervention représentative et d’importance durable): les couvertures des sept volumes de la Recherche dans l’édition du «Livre de poche» conçue en 1965 par le maquettiste Pierre Faucheux. Ces volumes se trouvent encore facilement chez des bouquinistes, y compris en ligne, et au cas où il serait moins aisé de les réunir tous en classe, on a la certitude de pouvoir les consulter au moins sur internet (via une simple recherche «Google images»). Hautement appréciées par les collectionneurs et les amateurs de Proust, les sept couvertures de cette série, elle-même à la valeur commerciale négligeable, constituent une pièce stratégique dans l’histoire des éditions illustrées de Proust, où elle constitue un véritable tournant.
L’intérêt du travail de Faucheux se situe à deux niveaux. Le premier est externe et touche à la manière dont l’illustration de Proust révèle des mécanismes plus vastes de l’édition littéraire. Le second est interne et concerne la manière dont Faucheux a révolutionné non seulement l’illustration mais le design du livre en général. Pour étudier des divers aspects, il est conseillé d’avoir un minimum de connaissances de l’histoire de l’illustration dans l’édition française ainsi que de la place qu’y occupe le marché du livre de poche (format de publication opposé à ce qu’on appelle le «grand format», soit la première édition courante, à ne pas confondre avec l’éventuelle édition parallèle de luxe, et dont l’avènement n’a pas attendu le lancement du label «Le Livre de poche» en 1953). Sur tous ces points, l’information ne manque pas (on peut recommander par exemples certaines publications d’Olivier Bessard-Banquy, notamment 2012 et 2022) et les élèves peuvent lire avec grand profit quelques fragments des autobiographies richement illustrées des deux grands novateurs que sont Massin (1989) et Faucheux (1978).
Sans trop entrer dans les détails, on peut souligner la continuité éditoriale et culturelle entre, d’une part, les clubs de livre qui se créent à la sortie de la Deuxième Guerre mondiale et, d’autre part, les collections de poche, dont le succès décolle avec «Le Livre de poche» en 1953. L’ambition des clubs, soucieux de démocratisation culturelle, est avant tout politique: fonctionnant par abonnement ou souscription, ils se proposent d’offrir à bas prix de «vrais» livres (c’est-à-dire des textes faisant partie du patrimoine littéraire, et non plus les divers avatars de la littérature de genre ou littérature populaire). Mais elle est aussi esthétique. Contrairement à ce qu’on observe en Angleterre, par exemple, le livre français est en règle générale plutôt «laid» (ce qui ne veut pas dire «pauvre», au sens technique que lui donne Adrienne Monnier). Typographie, papier, reliure, impression… n’encouragent pas toujours à la lecture, et l’absence d’illustrations dans les éditions courantes et beaucoup d’éditions de poche (à l’époque uniquement des réimpressions bon marché et en petit format) n’est pas toujours faite pour arranger les choses (pour une approche critique de la situation actuelle du livre français, voir Bessard-Banquy, 2022). Les clubs de livre vont mettre en place une politique typographique audacieuse, qui s’efforce d’améliorer et de moderniser la présentation du livre tout en baissant le prix.
Pour y arriver, les jeunes maquettistes auront recours à deux grandes techniques. D’une part, le recours à l’image et, plus généralement, à des formes de typographie mettant en valeur les aspects visuels de la page. D’autre part, l’invention du «déroulement», c’est-à-dire de la transformation de la zone paratextuelle en séquence visuelle, ce qui a pour effet de modifier de fond en comble l’architecture du livre, qui tend vers le modèle cinématographique. Quelques années plus tard, les collections de poche, où l’on retrouve les grands maquettistes ayant révolutionné le design du livre français, vont prendre le relais des livres de club. C’est la fin des déroulements, mais non de l’importance accrue de l’image (en couverture, la couverture des grands formats restant «blanche» dans le secteur de l’édition générale, dans bien des cas jusqu’à aujourd’hui). Tout à coup, les images envahissent les couvertures (les livres des clubs, soigneusement cartonnés, étaient généralement restés sans illustration de couverture), et leur importance déborde le seul espace du livre. L’omniprésence des couvertures bariolées dans les vitrines et, autre nouveauté, les présentoirs et autres tourniquets de livres, joueront un rôle clé dans les polémiques autour du «Livre de poche» (Baetens 2017).
Pour ce qui est des illustrations, l’intervention de Faucheux est radicalement novatrice, puisqu’il remplace les images traditionnelles qu’il juge vieillottes (dessins, gravures, peintures) par des photographies, si possible de «documents», ce qui a le double avantage d’éluder le tabou qui pèse encore sur l’illustration (dans le cas de Proust, le stéréotype qui revient sans arrêt est qu’ «on n’illustre pas Proust», l’image ne pouvant qu’entrer en conflit avec la nature et le prestige d’une écriture qui a vite accédé au rang de chef-d’œuvre incontesté de la littérature moderne) et de servir d’alibi à une forme d’illustration qui n’a plus besoin de dire son nom (Faucheux lui-même se plaira à dire, sans la moindre ironie, que les photographies ne sont pas des… illustrations, mais des éléments qui contribuent à faire du livre un objet à trois dimensions dont le modèle est l’architecture). Invité par Le Livre de poche à reprendre la maquette de la série des classiques (et aussi des policiers, mais c’est une autre histoire), Faucheux ne dévie pas de son credo esthétique. Son travail sur les sept volumes de la Recherche est reste une démonstration inégalée (Fig. 1).
Figure 1: Première de couverture de Marcel Proust, Sodome et Gomorrhe, Paris, Le Livre de Poche, 1965.
Cette maquette obéit à quatre grands principes. D’abord, le refus de toute forme d’illustration conventionnelle et son remplacement par des documents photographiques (concrètement, un mélange de photos de famille et de reproduction en fac-similé des manuscrits). Puis, la variation des caractères typographiques de la couverture dont l’esprit s’aligne sur celui de l’image. Ensuite, l’occupation de la totalité de la couverture par une composition unique et homogène (la distinction traditionnelle entre première et quatrième de couverture se trouve dépassée). Enfin, l’élaboration de la série sous forme séquentielle (la suite des sept volumes ne décline pas simplement des variations sur la même idée, mais les photos suivent chronologiquement la vie et l’écriture de Proust). Sur tous ces points, l’influence des clubs de livre est évidente, en dépit des contraintes techniques et commerciales du Livre de poche, qui exige une standardisation aussi poussée que possible de toutes les publications.
La force de ce dispositif, dont l’originalité continue à inspirer de nombreux typographes jusqu’à ce jour, se manifeste également dans les réactions suscitées à l’intérieur du champ de l’édition de poche. Lorsque quelques années plus tard, après la rupture entre Hachette et Gallimard en 1971, l’éditeur de Proust décide de créer son propre système de diffusion et ses proches collections de poche, dont en premier lieu la fameuse collection «Folio», créée en 1972 par un autre pionnier de l’époque des clubs, Robert Massin. L’édition Folio (Fig. 2) prendra soin de se distinguer à tous les niveaux du modèle de Faucheux, comme on le voit clairement dans sa version de la Recherche, également en sept volumes: couverture à fond blanc, présence d’une image «artisanale» (non photographique, non documentaire), séparation des première et quatrième de couverture, uniformisation complète des caractères typographiques (ceux de la série, non ceux de chaque publication indépendante, comme chez Faucheux).
Figure 2: Première de couverture de Marcel Proust, Sodome et Gomorrhe, Paris, Folio, 1972.
Pour rapide que soit cette analyse, elle fait bien ressortir que les enjeux de l’illustration dépasse à la fois le travail du seul illustrateur et les rapports entre texte et image. Ce que font aussi bien Pierre Faucheux que Robert Massin est moins déterminé par quelque envie de trouver de nouvelles manières d’ajouter des images à l’écriture proustienne (Faucheux reprend des documents d’archive déjà fort connus, Massin se ressert des aquarelles ayant illustré une édition antérieure), que par le désir stratégique de monter en épingle une collection éditoriale (et il serait injuste de reprocher à l’édition d’être aussi une industrie, car elle l’est, et elle l’a toujours été). Les illustrations de Faucheux tendent à montrer que «Le Livre de poche» est capable d’innover, au moment où sa première ligne graphique était en train de s’essouffler, là où l’intervention de Massin cherche à imposer «Folio» comme la nouvelle référence en matière de poche. Il n’est évidemment pas question de généraliser cet exemple à tout prix, mais la lecture attentive de nombreux livres illustrés ne manquerait pas d’apporter de nouveaux arguments en faveur d’une telle hypothèse: l’étude de l’illustration qui se limite aux seuls rapports texte/image est toujours en danger de passer à côté d’aspects tout autres mais tout aussi importants du travail de l’illustrateur.
Conclusion
Lire Proust à l’aide des éditions illustrées de la Recherche, dont le diptyque Faucheux/Massin a présenté un exemple privilégié, n’a de sens que dans la mesure où l’on établit aussi des rapports avec les autres perspectives rapidement esquissées dans ces pages. La comparaison des illustrations et des fragments ekphrastiques, l’analyse de tout l’éventail de l’énonciation éditoriale, l’examen de la position historique des images insérées (tendent-elles à «actualiser» le texte et l’auteur, à les rendre «intemporels», ou au contraire à les ramener aux années de genèse, celles de la Belle Époque?), mais aussi la réflexion sur les manières dont se constitue l’objet de la lecture (pourquoi Proust dans telle édition plutôt que telle autre, par exemple?), ainsi que le retour sur les questions de l’auteur et de ses intentions, toutes ces pistes se prêtent sans trop de difficultés à une discussion en classe. Pareille discussion n’éloigne nullement du texte, elle le fait relire autrement. Elle aussi l’avantage non négligeable de son caractère générique: ce qui se fait autour de Proust, peut non moins se faire autour d’autres œuvres, voire autour de productions non littéraires comme le cinéma ou la bande dessinée.
Bibliographie
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Tadié, Jean-Yves (2013), Swann illustré, Paris, plaquette accompagnant, sous coffret, l’édition par Antoine Compagnon de Du côté de chez Swann en Folio classique.
Pour citer l'article
Jan Baetens, "Enseigner Proust illustré", Transpositio, n° 7 Le texte littéraire à l'épreuve de l'image, 2024http://www.transpositio.org/articles/view/enseigner-proust-illustre
Voir également :
Représenter sa réception d’un texte littéraire en images avec Midjourney: analyse des attentes des élèves et des productions générées par l’intelligence artificielle générative
L’article se propose d’interroger les rapports entre textes et images d’un corpus de productions numériques générées par le programme d’intelligence artificielle Midjourney.
Représenter sa réception d’un texte littéraire en images avec Midjourney: analyse des attentes des élèves et des productions générées par l’intelligence artificielle générative
lntroduction
L’avènement rapide des intelligences artificielles dans divers domaines de la société, de la culture et de l’art a profondément bouleversé les milieux culturels et éducatifs, en renouvelant des questions concernant, entre autres, la portée créative et l’esthétique des productions générées par les machines (Ganascia, 2017; Manovic, 2018), leur originalité et auctorialité (Bensamoun, 2020), leurs configurations sociotechniques (Velkovska et Relieu, 2021) et leurs démarches herméneutiques (Roberge et Lebrun, 2023). Dans les milieux éducatifs, sont soulevés, en plus d’enjeux éthiques et critiques (voir, entre autres, Collin et Marceau, 2021), des questionnements didactiques, liés, d’une part, aux compétences littéraciques et médiatiques nécessaires pour analyser des messages générés par le biais d’interactions humain-machine, d’autre part, à la manière dont les savoirs littéraires sont acquis, mobilisés ou réinvestis en travaillant avec les machines.
Inscrite dans une réflexion concernant la formation du sujet-lecteur/scripteur numérique et dans une démarche exploratoire d’analyse des productions générées par les intelligences artificielles, notre contribution se propose d’interroger un corpus de productions numériques générées dans une classe québécoise de 3e année de secondaire dans le cadre d’une activité de production et réception littéraires réalisée avec Midjourney, un programme d’intelligence artificielle générative (Gozalo-Brizuela et Garrido-Merchán 2023) qui permet de créer des images à partir de commandes textuelles. Dans un premier temps, nous examinerons les attentes que les élèves expriment par rapport à la capacité de l’intelligence artificielle à traduire en images des textes, en l’occurrence issus d’œuvres littéraires, pour ensuite observer l’analyse qu’iels feront des images tant par rapport au texte de départ qu’à leurs attentes initiales. Dans un deuxième temps, en nous intéressant aux images produites par Midjourney, nous chercherons à déterminer quelles formes de collaboration, de redondance ou de disjonction iconotextuelles (Van der Linden 2006; 2008; Nikolajeva et Scott 2006) semblent mises en œuvre dans le traitement de l’extrait sous forme d’images proposées par le logiciel d’intelligence artificielle générative.
1. Repères théoriques
1.1. Les intelligences artificielles génératives et leurs commandes
De plus en plus utilisées dans différents domaines, allant de la traduction au marketing, de l’art numérique à la médecine, les intelligences artificielles génératives se caractérisent par l’exploitation de modèles linguistiques et d’apprentissage automatique qui permettent de produire de nouveaux contenus à partir de ressources médiatiques existantes, comme des textes, des éléments graphiques, des contenus audios ou vidéos (Jovanović et Campbell 2022). En fonction des technologies et des logiciels, les intelligences artificielles génératives parviennent, par exemple, à générer des textes à partir d’autres textes, comme le fait ChatGPT, mais également à partir de vidéos (voir, par exemple, Phenaki), de contenus sonores (voir, par exemple, Jukebox) ou même de formules scientifiques (voir, par exemple, Galactica). D’autres intelligences artificielles génératives, en revanche, utilisent des données textuelles pour créer des images bidimensionnelles, à l’instar de Midjourney ou de Dall·e, ou tridimensionnelles (voir, par exemple, les productions possibles avec Dreamfusion). Ces données textuelles, dites prompts, sont à considérer comme de véritables instructions, en langage naturel, visant à enclencher une analyse de la part de l’intelligence artificielle et à orienter le rendu final (Lou, Zhang et Yin 2023)1.
Selon différentes analyses portant sur l’ingénierie des prompts, pour que l’intelligence artificielle puisse se servir de sa capacité d’analyse linguistique et d’autoapprentissage, remplissant ainsi la tâche demandée par l’utilisateur·rice, ces indications textuelles doivent avoir un certain nombre de caractéristiques: par exemple, être cohérentes tout au long du processus de négociation avec l’intelligence artificielle, suffisamment diversifiées pour provoquer des variations et clairement orientées vers une forme d’apprentissage de la machine (Lou, Zhang et Yin 2023). En ce qui concerne la génération d’images à partir de textes, à laquelle nous nous intéressons plus particulièrement dans le cadre de cette contribution, d’autres paramètres nécessitent d’être pris en compte. En s’appuyant sur différentes expériences, Liu et Chilton (2022) ont notamment constaté qu’une interaction réussie avec l’intelligence artificielle, c’est-à-dire menant à un résultat en accord avec les instructions fournies, implique, entre autres, l’utilisation de mots-clés identifiant le thème de l’image et le style artistique souhaités, la génération de plusieurs images d’essai et la sélection de thèmes dont le niveau d’abstraction s’arrime à celui du style choisi. Oppenlaender (2023) a, de son côté, élaboré une typologie de modificateurs de commandes susceptibles de faire varier le résultat et d’être exploités dans une visée artistique. Le premier type de modificateurs concerne l’identification d’un ou plusieurs sujets de l’image, qui permettent d’indiquer à l’intelligence artificielle le ou les objets souhaités: si la définition de ces éléments «est essentielle pour contrôler le processus de génération de l’image» (Oppenlaender 2023, notre traduction), elle n’est pas une condition nécessaire pour enclencher le processus et certains auteur·rice·s peuvent donner aux intelligences artificielles des instructions portant uniquement sur le style. Le deuxième type concerne justement le style et donc l’identification de courants, périodes et écoles artistiques, ou bien d’artistes, matériaux, techniques ou supports sur lesquels l’utilisateur·rice souhaite voir représentée l’image générée par l’intelligence artificielle. Le troisième implique le réinvestissement d’une ou plusieurs images d’essai en guise de nouvelles commandes: dans ce cas, l’intelligence artificielle est censée profiter de ses capacités d’autoapprentissage et élaborer des variations sur le thème de ses premières propositions, en reconfigurant ou enrichissant l’image initialement générée. Le quatrième modificateur concerne l’utilisation d’«amplificateurs de qualité», que l’utilisateur·rice peut mobiliser pour «augmenter les qualités esthétiques et le niveau de détail des images» (Oppenlaender 2023, notre traduction): iel peut, par exemple, demander aux intelligences artificielles de produire une image «avec des couleurs sublimes» ou «digne d’un prix d’art contemporain» (Oppenlaender 2023, notre traduction), en laissant donc à la machine la possibilité d’exprimer une représentation algorithmique de la beauté ou de la légitimité artistique. Le cinquième concerne la répétition de termes qui permettent de renforcer les associations sémantiques que l’intelligence artificielle est en mesure d’établir. Enfin, le dernier type de modificateurs concerne l’introduction de termes dits «magiques», soit sémantiquement distants du sujet de la commande et se référant, par exemple, à des qualités non visuelles, comme le toucher ou l’ouïe (Oppenlaender 2023).
Ces différentes caractéristiques et variables des prompts susceptibles de conditionner l’interaction avec les intelligences artificielles, ainsi que leurs productions, ont déjà mené à interroger la portée artistique de l’écriture des commandes («Is writing prompts really making art?», se demandent McCormack et collègues) et les compétences nécessaires pour les rédiger (Korzynski et al. 2023). D’autres questions ont ciblé plus largement les capacités artistiques et créatives des intelligences artificielles génératives ainsi que la nature des productions générées. Décrites tantôt comme des «machines à plagiat» (Chomsky, Roberts et Watumull 2023), tantôt comme des technologies porteuses d’une «créativité artificielle» (Gefen 2023), les intelligences artificielles génératives créent des contenus dont le statut et la genèse demeurent partiellement opaques. À cet égard, que se passe-t-il lorsque le prompt est une citation littéraire? Comment, plus particulièrement, se comporte une intelligence artificielle générative comme Midjourney, qui crée des images à partir de textes, lorsque la commande ne mentionne pas des objets ou des styles artistiques ou encore lorsqu’elle comporte des énoncés métaphoriques ou un langage symbolique? Comment analyse-t-elle l’extrait? Cherche-t-elle à le situer par rapport au cotexte ou, plus largement, par rapport à l’œuvre dont il est issu? Quelles formes de collaboration, de redondance ou de disjonction iconotextuelles (Van der Linden 2006; 2008; Nikolajeva et Scott 2006) peut-on constater? Sur quels indices sémantiques ou thématiques semble-t-elle fonder sa transposition iconique? Peut-on identifier, dans ses démarches de traitement et de reconfiguration des données textuelles, des choix, des parcours ou des reconfigurations algorithmiquement subjectifs?
1.2. Les intelligences artificielles et l’expression de la subjectivité lectorale
Si une intelligence artificielle générative comme Midjourney est appelée à interpréter des données textuelles, l’usager·e qui les a saisies se doit d’analyser à son tour les productions qu’elle génère à partir de ses instructions. Comment les reçoit-iel? Recherche-t-iel des échos des textes de départ ou bien considère-t-iel comme acceptables des transpositions très éloignées des univers, narratifs et stylistiques, des textes de départ? Négocie-t-iel avec le logiciel pour parvenir à des productions plus proches de ses images mentales? Répondre à ces questions et interroger la réception que les élèves font des propositions de Midjourney revient non seulement à examiner comment iels procèdent lorsqu’iels analysent conjointement des images et des textes, mais également à observer comment iels expriment leur subjectivité lectorale (Langlade 2006) dans l’interaction avec la machine. Nous supposons, en effet, que le cadre technologique offert par les intelligences artificielles génératives et le processus de négociation auquel elles invitent pourraient constituer un nouvel espace d’expression de la subjectivité lectorale, dont les manifestations seraient à la fois issues de ressources et processus cognitifs, épistémiques, socioculturels, psychoaffectifs propres à chaque individu, et de conditions matérielles, discursives et techniques propres aux environnements numériques génératifs, qui baliseraient et détermineraient les horizons de production et de réception. À cet égard, si les intelligences artificielles génératives conditionnent l’agir du sujet en fonction de leurs caractéristiques et propriétés algorithmiques, elles lui permettent également d’agir subjectivement, par exemple au moment de la sélection et de la saisie d’une information textuelle pour la machine, lors de l'analyse des résultats, ou encore lors de la réévaluation éventuelle des consignes à l’aune de ses réactions, intuitions, curiosités, désirs, intentions et attentes propres. Dans cette perspective, les logiciels d’intelligences artificielles génératives et les processus informatiques sur lesquels ils reposent ne se limiteraient pas à influencer les manifestations de subjectivité, mais ils les détermineraient, les opérations prédictives et performatives de traitement, moissonnage et analyse des données textuelles venant reconfigurer le regard que le lecteur porte sur le texte, voire conditionner — ou programmer informatiquement — sa manière de le lire, de le comprendre, de le penser. Le sujet-lecteur numérique (Robinson 2022; Andrejevic 2020; Kiepas 2020) s’exprimerait ainsi au sein et par le biais d’un inconscient algorithmique, qui «brouillerait, briserait et reformaterait» (Beller 2021: 50) les modes d’expression de sa subjectivité. Plus précisément, l’activité fictionnalisante du sujet-lecteur numérique (ses concrétisations imageantes, ses jugements axiologiques, ses activations fantasmatiques, ses perspectives de cohérence mimétique) (Langlade 2006) s’appuierait aussi bien sur une reconfiguration personnelle du texte que sur l’anticipation des potentialités créatives de l’intelligence artificielle générative.
2. Méthodologie
2.1. Design de la recherche
L’expérience ici analysée a été élaborée dans le cadre du projet de recherche-action Multinumeric (FRQSC 2020-2023), qui vise à soutenir le développement de la compétence numérique par la littératie médiatique multimodale chez des élèves du secondaire dans différentes disciplines scolaires (en français, en univers social et en art), par la cocréation, la mise en œuvre et l’analyse de pratiques pédagogiques faisant appel au numérique. Réalisée entre décembre 2022 et mai 2023, à l’issue d’une première année de travail sur la lecture littéraire numérique, la séquence conçue pour le volet du projet concernant l’enseignement du français a été élaborée par trois cochercheur·es de l’équipe et par une enseignante de français exerçant en 3e année d’école secondaire (14-15 ans) dans un collège privé montréalais2. Différentes rencontres de cocréation en format distanciel ont eu lieu, afin d’identifier la problématique de la séquence; d’arrimer les compétences numériques visées aux programmes d’enseignement en français; de choisir les logiciels et les outils pédagogiques qui auraient été utilisés (portfolio, journal de bord, carnet de lecture, questionnaires d’accompagnement de la lecture littéraire, etc.). Des échanges de courriels, des partages de documents (articles scientifiques et ressources théoriques sur la théorie de la lecture littéraire numérique; référentiels des compétences numériques, etc.) ont complété la démarche. Structurée autour d’une question bien précise, formulée par l’enseignante lors de la première rencontre de cocréation («Comment s’engager dans un monde dont le sens nous échappe?»), la séquence a comporté, dans un premier temps, la lecture et l’analyse d’un corpus de textes littéraires de genres variés sur les thèmes de l’engagement et du non-sens3, puis, dans un deuxième temps, la mise à l’essai de deux logiciels d’intelligence artificielle générative, ChatGPT et Midjourney, dans le cadre de différentes activités de réception et production littéraire.
2.2. Description de l'activité
Articulé en trois activités, le volet de la séquence didactique comportant l'utilisation du numérique se proposait d’impliquer les élèves dans une forme de «dialogue» avec des logiciels d’intelligence artificielle sur les thèmes de l’engagement et du non-sens. Pour la première activité, dont nous rendons compte dans le cadre de cet article, l’enseignante avait notamment prévu de travailler avec Midjourney dans une perspective interprétative et appréciative. Les élèves devaient sélectionner un extrait qu’iels avaient particulièrement aimé (issu du corpus de textes narratifs, théâtraux et poétiques analysés dans la première partie de la séquence) et justifier leur appréciation au vu de critères esthétiques et thématiques, ainsi que d’une définition personnelle de l’engagement et du non-sens. Iels devaient également formaliser leurs attentes visuelles vis-à-vis de Midjourney, en anticipant la capacité du logiciel à restituer une image de l’extrait plus ou moins conforme à son contenu, tel qu’iels l’avaient appréhendé et imaginé au moment de la lecture. Dans cette sélection, les élèves devaient notamment établir des «liens entre des éléments thématiques du texte et le fonctionnement de Midjourney» 4, en anticipant, par exemple, les types de requêtes possibles et le rendu graphique de l’image, puis générer quelques images et les analyser, dans l’optique d’en choisir une, qu’iels avaient ensuite à interpréter de manière plus approfondie, en la mettant en relation avec le texte de départ. Dans cette étape, iels devaient être en mesure de porter un regard esthétique et critique sur les productions Midjourney, tant par rapport à l’extrait qu’aux processus génératif et automatisé de création d’images proposé par l’intelligence artificielle. Conformément aux intentions de l’enseignante, cette activité présupposait ainsi une réflexion, analytique et subjective, sur le texte de départ, une interaction avec le logiciel d’intelligence artificielle générative, et un questionnement, analytique et sensible, de ses capacités à s’approprier les indications textuelles fournies et à les traduire en images. Ces différents aspects auraient ensuite fait l’objet d’une évaluation, l’enseignante se proposant d’interroger la capacité des élèves à choisir un extrait sur la base d’arguments subjectifs, liés, d’une part, au «retentissement artistique et thématique» de l’œuvre de départ sur soi, d’autre part, aux représentations des réponses possibles du logiciel et de sa capacité à restituer une image plus ou moins conforme à leurs attentes esthétiques et thématiques. Tous les travaux des élèves ainsi que les images produites par Midjourney devaient être consignés dans un portfolio numérique individuel, sur lequel nous baserons nos analyses et constats.
3. Présentation des données
Dans cette section, nous examinerons les attentes que les élèves expriment par rapport à la capacité de Midjourney à traduire en images l’extrait qu’iels ont sélectionné, pour ensuite nous intéresser à leur analyse des images produites par le logiciel d’intelligence artificielle tant par rapport au texte de départ qu’aux préfigurations initiales. Notre attention se portera plus spécifiquement sur cinq portfolios d’élèves, qui témoignent d’approches très contrastées en ce qui concerne aussi bien la formulation des attentes vis-à-vis de Midjourney et de sa capacité à restituer une image de l’extrait plus ou moins conforme à leurs représentations, que l’analyse des productions générées par le logiciel d’intelligence artificielle générative.
3.1. Analyse des portfolios: du texte littéraire à la production générative
3.1.1. Attentes de représentation de l’extrait
L’analyse des portfolios des élèves révèle tout d’abord que les attentes visuelles concernant les images que Midjourney sera en mesure de générer s’expriment au moins de trois manières différentes.
Une partie des élèves s’attache à décrire assez finement l’image attendue, en donnant des indications précises sur les caractéristiques des personnages, leurs attitudes, leurs traits physiques et états psychologiques:
En lisant ce passage5, j’avais en tête une image d’une jeune fille en habit simple avec le minimum de possession — une fille de bohème sur un train. Elle regarde dehors, on ne peut pas voir sa face ni son expression. Elle est détendue et semble à l’aise. On ne voit pas clairement ce qui se passe dehors, parce que le train part assez vite pour mettre tout l’extérieur en mouvement. Mais il y a beaucoup de couleurs dehors, même si on ne sait pas elles appartiennent à quoi6.
Extrait du portfolio de Parnika
Je m’attends à voir quelqu’un de visiblement déprimé et piteux (dû aux envies suicidaires) qui mange du chocolat et le tout très peu coloré à part peut-être le chocolat lui-même7.
Extrait du portfolio de Maxence
Comme le démontrent respectivement les propos de Maxence et de Parnika, ces indications peuvent s’appuyer soit sur la reprise d’éléments de l’extrait soit sur des interprétations subjectives des passage cités. Si les attentes du premier renvoient au texte sélectionné, dans lequel sont évoqués aussi bien le chocolat que des pensées suicidaires, celles de Parnika, qui mettent notamment l’accent sur l’image d’une jeune femme à l’air détendu, voyageant en train dans une direction indéterminée, font écho à son interprétation du passage et des états d’âme du personnage: «en le (= le passage) lisant, on ressent le contraste entre la mobilité et la tranquillité», écrit-elle, avant d’expliquer, en citant à deux reprises l’extrait, que le personnage est pris dans le «mouvement des choses», qu’il vit sereinement, car, d’une part, il semble apprécier ne pas être «statique» et, d’autre part, il sait que les changements sont inévitables:
En le (= le passage) lisant, on ressent le contraste entre la mobilité et la tranquillité. Suzanne s’est mise à la fois en dehors de ce mouvement puisqu’elle «[avale] tout des yeux tranquillement» comme si les mouvements ne la concernent pas, mais elle fait aussi partie de cette mobilité puisqu’elle est aussi en mouvement et aime le fait qu’elle n’est pas statique. De plus, c’est un peu fou de dire qu’on se sent à sa place quand il n’y a pas une place fixe pour nous de rester et qu’elle est dans le mouvement des choses. C’est lié à l’absurdité de la vie puisque tout est continuellement en train de changer, et on ne peut pas mettre pause sur le temps pour que les choses restent telles qu’elles sont. Je trouve que ce passage est aussi fortement lié au temps puisque le mouvement des choses autour de nous (et nous-mêmes) est comme le passage du temps; et comme quand le temps coule, on ne peut pas modifier la suite des choses puisqu’il n’y a pas de possibilité de le faire une fois qu’elles sont passées. (…) Mais ce passage montre aussi l’engagement dans ce monde dont on ne peut pas changer les choses. Suzanne est «installée» et se sent «à [sa] place» même si tout autour elle, les choses sont en train de se dérouler.
Extrait du portfolio de Parnika
En revanche, pour une autre partie des élèves, à l’instar de Saynoon, les attentes visuelles de transposition de l’extrait sont formulées de manière plus vague, en indiquant simplement qu’iels espèrent recevoir une image qui exprime l’atmosphère du récit ou les émotions des personnages:
En ce qui concerne mes attentes visuelles/esthétiques pour l’extrait choisi8 dans Midjourney, j’aimerais voir une représentation visuelle qui reflète la profondeur émotionnelle de la phrase. Je souhaite que l’image capturée transmette la tristesse et la détresse des personnes.
Extrait du portfolio de Saynoon
Enfin, quelques formulations des attentes vis-à-vis de Midjourney témoignent de la volonté de certain·es élèves de mettre à l’épreuve l’intelligence artificielle et de tester ses capacités de figuration des extraits. Les propos de Maxence semblent justement valoriser le potentiel créatif du logiciel, auquel il reconnait la faculté d’articuler des termes et des images appartenant à des champs éloignés. Dès lors, son choix de l’extrait, explique-t-il dans le portfolio, est justifié par le désir de voir une image qu’«un humain» pourrait difficilement élaborer, car elle présuppose l’articulation de «deux termes qui ont normalement un symbolisme presque opposé». Il s’en explique en insistant sur l’incongruité apparente de l’extrait textuel choisi, dans lequel le narrateur établit un lien de causalité entre le fait d’être dans un état de profonde détresse («Quand on a envie de crever») et celui d’éprouver un plaisir inédit d’une expérience banale («le chocolat a meilleur gout que d’habitude»).
3.1.2. Analyse de l’interprétation des images produites par Midjourney
L’interprétation et l’appréciation des images produites par Midjourney, livrées également dans les portfolios, permettent d’examiner la manière dont les élèves s’attachent à identifier des liens thématiques entre les images et les textes de départ, voire expriment leur jugement esthétique sur les productions de l’intelligence artificielle générative. Dans ce cas aussi, les travaux considérés témoignent de démarches très différentes, allant d’une lecture des productions de Midjourney apparemment décorrélée des extraits à une analyse plus attentive à l’identification des liens entre les images et les textes de départ.
Les analyses contenues dans les portfolios de Saynoon, de Maxence et d’Anderson sont représentatives d’une lecture centrée sur l’image générée par Midjourney qui fait abstraction de l’extrait textuel de départ. Saynoon, par exemple, analyse la transposition proposée par Midjourney d’une citation du roman de Romain Gary La vie devant soi («C’est toujours dans les yeux que les gens sont les plus tristes») et pointe des éléments qui contribuent, à son avis, à restituer l’atmosphère du passage et l’état d’âme des personnages, qu’elle avait auparavant décrits comme empreints de «tristesse et de détresse». Dès lors, elle décrit les «couleurs chaudes» de l’image et sa «lumière tamisée», qui créent un environnement «doux», «introspectif», «invitant à la contemplation». Elle s’attache également à décrire les «ombres» sur le visage du personnage, qui «ajoutent une mélancolie à l’image», et ses yeux, qu’elle définit, de manière assez paradoxale, comme «légèrement embués, suggérant une tristesse contenue».
Figure 1. Image et analyse tirées du portfolio de Saynoon.
Extrait: «C’est toujours dans les yeux que les gens sont les plus tristes» de La vie devant soi.
Après avoir exploré différentes options, j’ai choisi une image d’un visage aux yeux qui pleurent dans une lumière douce et tamisée. Les yeux du sujet sont légèrement embués, suggérant une tristesse contenue. Le visage est encadré par des ombres, ajoutant une dimension de mélancolie à l’image. J’ai opté pour cette image car elle capture la subtilité et l’intensité émotionnelle des yeux, tout en maintenant une certaine beauté esthétique. Les couleurs chaudes et la lumière tamisée créent une atmosphère douce et introspective, invitant à la contemplation.
L’élève, qui souhaitait retrouver, dans l’image de Midjourney, «la profondeur émotionnelle de la phrase» de Gary ainsi que «la tristesse et la détresse des personnes», semble désormais se concentrer uniquement sur l’image, dont elle justifie le choix en n’invoquant que des critères issus de son analyse de quelques éléments iconiques: «J’ai opté pour cette image car elle capture la subtilité et l’intensité émotionnelle des yeux, tout en maintenant une certaine beauté esthétique». Elle semble également faire abstraction de l’écart entre la représentation de la jeune fille en larmes proposée par le logiciel d’intelligence artificielle générative et celle de Monsieur Hamil, le vieux marchand de tapis, musulman pieux, auquel la citation fait référence. Dans son analyse, les différences entre les caractéristiques physiques des deux personnages ne sont pas discutées. La «tristesse contenue» du personnage n’est pas non plus analysée en tenant compte de celle du personnage dans l’extrait du roman. En effet, Monsieur Hamil, dans le passage en question, est chagriné par les questions que Momo lui pose à propos de ses parents, de son âge et de ses origines, car il n’est pas en mesure de lui répondre. En revanche, si les causes de cette tristesse teintée de gêne, d’affection, de pitié et d’empathie, ne sont pas discutées dans l’analyse de l’image, l’élève reconnait à la production de Midjourney la capacité à restituer la «profondeur émotionnelle» qu’elle avait attribuée à l’extrait.
De même, face à la production de Midjourney issue de la citation de Gary, «Quand on a envie de crever, le chocolat a encore meilleur gout que d’habitude», Maxence se saisit de la représentation du personnage, des couleurs prédominantes et de l’organisation graphique des différents éléments pour analyser l’image à partir d’une interprétation sommaire de la citation. L’élève semble faire abstraction du contexte de l’extrait et ne revient pas sur l’association possible entre la condition du personnage de Momo, auquel renvoie la citation, et celui de la petite fille représentée dans l’image de Midjourney. L’analyse proposée par l’élève convoque, au contraire, des aspects qui ne font pas partie de l’imaginaire véhiculé par le texte de départ et qui semblent relever de préoccupations propres à l’élève, concernant la solitude, la dépression et l’aliénation du travail. Ainsi, la relative monochromie de l’image produite par l’intelligence artificielle est mise en relation avec la supposée dépression du personnage sur l’image, qui guetterait la mort; la présence d’une petite fille «encerclée de chocolat» et l’absence de voies d’issues («et il n’y a nulle part où elle peut sortir») sont comparées à l’enfermement d’une personne «dépressive ou déprimée (qui) pourrait se sentir emprisonnée par des mauvaises pensées et par la tristesse»; l’expression neutre de la petite fille, ni joyeuse ni vraiment triste, est justifiée par l’ambivalence de la scène, le personnage ayant envie de mourir, mais étant entouré d’un produit qu’il est censé considérer comme délicieux («la petite fille n’a pas l’air si déprimée, mais elle n’a pas l’air joyeuse non plus. Cela est probablement dû au fait qu’elle est supposée vouloir crever, mais qu’elle doit paraître aimer le chocolat»). Enfin, la tenue, l’air relativement serein et l’allure routinière avec laquelle la petite fille semble se charger de la décoration des chocolats évoquent pour l’élève l’absurdité de certaines tâches professionnelles, répétitives et aliénantes: «Alors on pourrait aussi dire qu’elle est enfermée dans la routine et la répétition ce qui revient à l’absurdité de la répétition dans le monde dans lequel on vit».
Figure 2. Image et analyse tirées du portfolio de Maxence.
Extrait: «Quand on a envie de crever, le chocolat a encore meilleur gout que d’habitude» de La vie devant soi.
Premièrement, la petite fille n’a pas l’air si déprimée, mais elle n’a pas l’air joyeuse non plus. Cela est probablement dû au fait qu’elle est supposée vouloir crever, mais qu’elle doit paraître aimer le chocolat. De plus, l’image est monotone. Elle est principalement brune avec du chocolat, mais même la petite fille est habillée en brun. La diversité de couloir est souvent associée à la joie et à d’autres bonnes choses tandis que le contraire signifie souvent la déprime. Je pense que le fait que l’image soit monotone marche bien avec l’extrait car elle est supposée vouloir mourir. De plus, on peut observer que dans cette image, la fille est encerclée de chocolat et il n’y a nulle part où elle peut sortir. On pourrait dire qu’elle est enfermée et encerclée par le chocolat comme une personne dépressive ou déprimée pourrait se sentir emprisonnée par des mauvaises pensées et par la tristesse. Finalement, de la façon dont la fille est habillée et de la façon qu’elle présente le chocolat elle à une allure de travailleuse comme si elle était une caissière qui vend du chocolat. Elle à l’air habitué et tranquille comme si elle faisait ça chaque jour et que c’était rendu une routine. Alors on pourrait aussi dire qu’elle est enfermée dans la routine et la répétition ce qui revient à l’absurdité de la répétition dans le monde dans lequel on vit.
De manière similaire, l’image générée par Midjourney à partir d’une citation d’En attendant Godot, «Voilà l’homme tout entier, s’en prenant à sa chaussure alors que c’est son pied le coupable», amène Anderson à mettre en relation avec l’extrait des éléments visuels proposés par l’intelligence artificielle qui ne semblent pas renvoyer au texte de Beckett. À cet égard, l’élève juge «intéressants» deux éléments dont le lien avec la citation n’est pas explicité dans le portfolio. Le premier concerne la mise en scène d’un personnage amputé, le second la représentation, à son avis peu claire, du pied absent («l’intelligence artificielle ne nous montre pas clairement lequel de ses pieds n’est pas là»). Comme dans l’exemple précédent, l’élève se livre moins à une interprétation de relation texte-image qu’à une interprétation de l’image elle-même. Ainsi, plutôt que de se questionner sur la pertinence des éléments visuels introduits par Midjourney, sans liens apparents avec la citation du texte de Godot, Anderson semble plutôt chercher à comprendre, sans les discuter, les choix interprétatifs du logiciel: «l’intelligence artificielle a décidé que son pied coupable ne devrait juste pas exister». De même, si l’élève n’interroge pas, dans son analyse, le choix de l’intelligence artificielle générative de représenter, en premier plan, une chaussure disproportionnée par rapport à taille du personnage, il propose, en revanche, une interprétation de la couleur utilisée: «La couleur rouge peut dire beaucoup de choses comme comment le soulier est blâmé et coupable». En acceptant de facto la pertinence interprétative de la proposition iconique de Midjourney, non seulement l’élève affranchit cette dernière de l’épreuve de la confrontation au texte, mais, de plus, il justifie lui-même les choix interprétatifs du logiciel en leur conférant de la cohérence et du sens, même s’ils ne semblent pas fondés sur le contenu de la citation.
Figure 3. Image et analyse tirées du portfolio d’Anderson.
Extrait: «Voilà l’homme tout entier, s’en prenant à sa chaussure alors que c’est son pied le coupable» de En attendant Godot.
Dans cette photo le monsieur manque un pied, je trouve que c’est un détail très intéressant car l’intelligence artificielle a décidé que son pied coupable ne devrait juste pas exister. C’est aussi très intéressant comment l’intelligence artificielle ne nous montre pas clairement lequel de ses pieds n’est pas là. L’image nous présente un homme plutôt triste et malheureux, il manque son pied droit ou gauche (c’est pas très clair). Le soulier rouge peut être interprété en étant coupable, mais c’est vraiment le pied qui est coupable même si c’est le monsieur qui blâme son soulier. La couleur rouge peut dire beaucoup de choses comme comment le soulier est blâmé et coupable.
Si, dans ces exemples, le texte de départ parait entièrement ou partiellement occulté dans l’analyse des élèves, dans d’autres productions, la reconfiguration subjective des images et des textes de départ, dont témoignent les justifications, les descriptions et les interprétations des productions de Midjourney, est plus explicitement reconduite à l’extrait.
Ainsi, la description d’une image générée par Midjouney, auquel une autre élève (Parnika) a soumis une citation de La femme qui fuit d’Anaïs Barbeau-Lavalette («Le paysage se déroule et s’éloigne, tu avales tout des yeux tranquillement. Tu sens que tu es à ta place, pour la première fois. Installée dans le mouvement des choses»), révèle que l’élève tente d’établir un lien avec le texte de départ. Parnika souligne la redondance entre des éléments de l’images et certains passages de la citation («la fille regarde calmement dehors»; «voit du champ sans fin qui passe en arrière d’elle») et renvoie à des moments ou des évènements précédents de l’histoire («cette scène nous rappelle aussi de quand Suzanne est venue à Montréal pour la première fois pour son concours d’art oratoire»). Parnika mobilise également des éléments issus aussi bien de son imaginaire et de sa compréhension/interprétation de l’œuvre. Elle fait, par exemple, référence au «soleil (qui est) en train de [se] coucher dehors» — et qu’on ne voit pas pour autant dans l’image —; elle interprète le regard du personnage comme étant orienté vers «l’horizon, vers un futur que personne ne peut prédire» et elle commente son voyage «vers l’inconnu», en affirmant, de manière solennelle, qu’«il n’y a pas de recul, pas de ralentissement». Interprété de manière métaphorique par l’élève, ce voyage du personnage, qui lui rappelle un passage précédent de l’histoire, au cours duquel Suzanne, lors de son premier séjour à Montréal, a découvert «la vraie signification de l’art libre», devient aussi l’occasion d’anticiper des évènements futurs. En effet, Parnika décrit cette nouvelle fuite du personnage comme celle qui lui permettra de «rester temporairement avant de partir de nouveau» et qui lui fera également «découvrir un nouveau milieu qui lui donnera l’inspiration pour créer de l’art». La description de l’image montre, enfin, que l’élève l’analyse au prisme des connaissances sur le genre littéraire et artistique (l’avant-garde automatiste) acquises durant le cours consacré au roman de Barbeau-Lavalette: «On peut voir qu’elle est au milieu de la campagne, et c’est comme tous les autres artistes/automatistes. En effet, la plupart d’entre eux finissent par adopter une vie en campagne pour leur création artistique».
Figure 4. Image et analyse tirées du portfolio de Parnika.
Extrait: «Le paysage se déroule et s’éloigne, tu avales tout des yeux tranquillement. Tu sens que tu es à ta place, pour la première fois. Installée dans le mouvement des choses» de La femme qui fuit.
Dans l’image, la fille (qui peut représenter Suzanne) regarde dehors et voit du champ sans fin qui passe en arrière d’elle. Le Soleil est en train de coucher dehors, et elle est dans ce train qui l’amène vers l’inconnu. Il n’y a pas de recul, pas de ralentissement. La fille regarde calmement dehors. En fait, elle regarde l’horizon — comme écrit au début du roman, Suzanne lève ses yeux et regarde l’horizon, vers un futur que personne ne peut prédire. On peut voir qu’elle est au milieu de la campagne, et c’est comme tous les autres artistes/automatistes. En effet, la plupart d’entre eux finissent par adopter une vie en campagne pour leur création artistique. De plus, cette scène nous rappelle aussi de quand Suzanne est venue à Montréal pour la première fois pour son concours d’art oratoire — elle était dans un train et regardait le paysage qui l’amenait à une ville dans laquelle elle va découvrir la vraie signification de l’art libre. Donc, cette fois, quand elle prend le train de nouveau pour trouver une autre place pour rester temporairement avant de partir de nouveau, c’est comme si elle allait découvrir un nouveau milieu qui lui donnera l’inspiration pour créer de l’art.
Si l’exemple précédent a permis d’établir que Parnika est parvenue facilement à établir des liens entre l’extrait et l’illustration proposée par Midjourney, le logiciel ayant traduit en images quelques éléments de la citation (le paysage qui déroule et s’éloigne; un personnage féminin qui regarde dehors), le travail d’Arthur, quant à lui, montre comment il est possible de trouver une correspondance entre le texte et la production de l’intelligence artificielle, même lorsque celle-ci semble sans lien apparent avec la citation de départ. Ainsi, dans son analyse de l’image générée à partir d’une autre citation issue de La femme qui fuit, «On est allé trop loin, trop vite», l’élève souligne d’emblée «la grande diversité et l’absurdité» des «composant(e)s» de l’illustration fournie par Midjourney, qui représente des «objets n’allant pas du tout ensemble et n’étant pas du tout à leur place». Tentant tout de même d’arrimer la proposition du logiciel au texte de Barbeau-Lavalette, l’élève associe «cet(te) absurdité et ce mélange d’objets» aux sentiments «d’inconfort et de confusion» que Suzanne Meloche devait avoir éprouvés au moment du passage. Pour ce faire, il mobilise sa subjectivité en invoquant, plus spécifiquement, son propre inconfort face à l’ensemble hétéroclite d’éléments indéfinissables qui composent l’image, qu’il compare à celui éprouvé par le personnage du roman de Barbeau-Lavalette. De plus, il interprète le caractère «extravagant» de la production de Midjourney comme la représentation métaphorique du franchissement des frontières de la raison: «Je crois que cela signifie le fait d’être aller trop loin, d’avoir pris un trop gros pas et de s’être retrouvé à quelque part où nous ne sommes pas supposé être». La reprise de l’expression «aller trop loin», présente dans la citation, témoigne de la volonté de l’élève d’interpréter l’image moins pour ce qu’elle évoque en soi que pour ce qu’elle représente du texte qui a déterminé sa génération.
Figure 5. Image et analyse tirées du portfolio d’Arthur.
Extrait choisi: «On est allé trop loin, trop vite» de La femme qui fuit.
Cet extrait m’a marqué parce que j’y trouve beaucoup de vérité quant à la façon dont nous vivons ces jours ci. On se dépêche trop vite pour vivre notre vie et cela peut ruiner notre perception des vraies choses. Mon attente pour l’image reliée à cet extrait est un humain marchant sur un chemin qui a l’air d’aller à l’infini. Par contre, L’image que Midjourney m’a procuré pour cet extrait a été bien différente de ce que je m’attendais. J’ai choisi l’image ci-dessus en particulier car les autres ne représentaient que des grenouilles et une maison en champignons, deux aspects qui ne m’ont pas marqué. L’image que j’ai choisie m’a marqué due à la grande diversité et à l’absurdité de ses composants. Cette absurdité et ce mélange d’objets n’allant pas du tout ensemble et n’étant pas du tout à leur place me donne un sentiment d’inconfort et de confusion, les mêmes sentiments que Suzanne Meloche ressentait lorsqu’elle a dit la phrase que j’ai choisie. Aussi, les composants de cette image m’ayant été procurée sont tout droit sortie d’un imaginaire extravagant. Je crois que cela signifie le fait d’être aller trop loin, d’avoir pris un trop gros pas et de s’être retrouver à quelque part où nous ne sommes pas supposé être, ou nous ne savons pas la façon dont les choses marchent.
3.2. Analyse des images produites par Midjourney: quelles modalités de traitement de l’extrait?
Après avoir examiné les attentes de représentation des élèves vis-à-vis de Midjourney ainsi que leurs analyses des productions retenues, il convient de s’arrêter sur les images produites par le logiciel d’intelligence artificielle, afin d’identifier les modalités du traitement des informations textuelles opérées par la machine. Quelles formes de collaboration, de redondance ou de disjonction iconotextuelles (Van der Linden, 2006; 2008; Nikolajeva et Scott, 2006) sont mises en œuvre par l’intelligence artificielle générative? Quels éléments de l’extrait semblent retenus dans chaque cas?
Nous avons repéré et distingué trois types de rapports textes-images. Le premier s’apparente à la redondance, qui, selon la définition de Van der Linden (2006), implique une congruence, totale ou partielle, entre les informations portées par les textes et par les images. Dans cette catégorie figure, par exemple, l’illustration proposée par Midjourney à Parnika à partir de la citation de La femme qui fuit «Le paysage se déroule et s’éloigne, tu avales tout des yeux tranquillement. Tu sens que tu es à ta place, pour la première fois. Installée dans le mouvement des choses». La représentation d’une femme, le regard plongé dans le panorama qui défile devant elle, véhicule en effet les mêmes informations que l’extrait, dont elle reprend plusieurs éléments: le personnage représenté est en effet une femme (ce qui n’est signalé, dans l’extrait, que par l’accord en genre du participe passé «installée»), en mouvement, face à un paysage qu’elle observe «tranquillement» (dans l’image, la jeune femme contemple un paysage à travers la fenêtre d’un train en marche).
Le deuxième type de rapport textes-images identifiable dans les propositions de Midjourney relève de la collaboration ou de la complémentarité. Dans cette configuration, selon la définition de Van der Linden (2006), deux contenus, partiellement discordants, «travaillent conjointement en vue d’un sens commun» (p. 120). Cette collaboration, que l’on retrouve dans plusieurs propositions de l’intelligence artificielle, se fonde généralement sur la reprise d’un seul élément de l’extrait et est accompagnée de l’introduction de personnages, de lieux ou de représentations d’actions qui ne figurent pas dans le texte de départ. Ainsi, dans l’image issue de la citation de Gary «Quand on a envie de crever, le chocolat a encore meilleur gout que d’habitude», l’intelligence artificielle extrait du texte la référence au chocolat, mais elle ajoute, dans l’image, le personnage d’une petite fille, assez élégamment vêtue, qui le décore. De la même manière, dans la production générée à partir de la citation de Beckett «Voilà l’homme tout entier, s’en prenant à sa chaussure alors que c’est son pied le coupable», on retrouve les éléments «homme» et «chaussure». Cependant, l’image du personnage privé d’un pied résulte d’une intervention du logiciel, basée peut-être sur la tentative de restituer la mention d’un homme «tout entier» qui s’attaque à la partie de soi qu’il estime coupable. On observe le même type de congruence partielle entre les informations véhiculées par les textes et par les images dans celle générée à partir de la citation de La vie devant soi: «C’est toujours dans les yeux que les gens sont les plus tristes». D’une part, la proposition de l’intelligence artificielle semble fondée sur la reprise de quelques éléments de l’extrait, et notamment sur la référence aux «yeux» et à leur capacité à laisser transparaitre la tristesse des gens. D’autre part, elle introduit des éléments qui ne sont pas évoqués par le texte et qui, comme nous l’avons vu, n’appartiennent pas au passage en question. Dès lors, les larmes, tout comme la caractérisation d’un personnage féminin, sont une réélaboration de Midjourney, qui se trouve à faire dire quelque chose de plus ou de légèrement différent (Eco, 2003) au texte de Gary.
Le troisième type de rapport textes-images identifiable dans le corpus d’images consignées dans les portfolios peut être associé à la syllepse. Définie comme un cas extrême de contrepoint (Nikolajeva et Scott 2006), elle désigne la disjonction entre les informations textuelles et celles véhiculées par l’image. L’image générée par Midjourney à partir de la citation de La femme qui fuit, «On est allé trop loin, trop vite», en constitue un parfait exemple, car l’écart entre ce qu’exprime le texte de départ et ce que représente l’image générée par l’intelligence artificielle est maximal. Cette dernière, en effet, donne à voir une maison entourée de créatures fantastiques, réduites à des bouches et des yeux exorbités, guettant l’horizon ou rejetant une pluie de petits objets, autour d’une maison près de laquelle apparait un homme à l’air résigné.
4. Discussion des données
4.1. Du texte de départ à la génération d’images
4.1.1. Du texte de départ à la génération d’images: attentes littéraires et attentes technologiques
L’étude des portfolios révèle que les attentes de transposition iconique des élèves reposent essentiellement sur la reprise de quelques éléments de l’extrait qui ont attiré leur attention. Iels espèrent notamment que Midjourney puisse générer des images qui expriment une redondance, ou du moins une forme de collaboration, avec les textes. Dès lors, iels retiennent, pour leurs analyses interprétatives, les productions qu’iels jugent les plus conformes à la citation et, lorsque l’intelligence artificielle leur propose des images très éloignées de l’univers des extraits, iels cherchent à rétablir des liens avec les textes en revenant sur leurs émotions: ainsi, si Parnika sélectionne l’image qui «décrit le mieux le passage» et Maxence écarte celles qui «correspondent moins à l’extrait», Arthur en conserve une qu’il juge absurde et recrée un lien avec le texte de Barbeau-Lavalette en assimilant son «inconfort» pour la proposition de Midjourney à celui que le personnage éprouve dans le passage cité. Cette attente d’une certaine congruence entre des éléments de la citation et la transposition iconique s’accompagne d’une autonomisation de l’extrait par rapport au contexte. Que l’extrait présente des contenus plus abstraits («aller trop loin, trop vite») ou des référents plus concrets (chocolat, yeux, etc.), les attentes ne sont pas fondées sur la citation et son contexte, mais considérées de manière relativement indépendante. Si la citation offre des référents concrets (par exemple «chocolat»), ils sont réinvestis dans la formulation des attentes sous la forme d’une reprise mot-à-mot; si, en revanche, l’extrait présente des contenus plus abstraits («aller trop loin, trop vite»), les élèves introduisent de nouveaux éléments («un humain marchant sur un chemin qui a l’air d’aller à l’infini»), qui ne renvoient que partiellement au texte de départ.
On constate, de plus, une faible valorisation de la polysémie de l’image et de sa capacité potentielle à enrichir les textes de départ, à en expliciter les non-dits ou bien à développer des narrations parallèles. Un seul élève, en effet, choisit parmi les différentes propositions de Midjourney l’image qui, à son avis, peut se prêter à de multiples interprétations («J’ai choisi cette image car il y a plusieurs façons de l’interpréter», Extrait du portfolio de Maxence).
Par ailleurs, la formulation d’attentes impliquant une mise à l’épreuve des potentialités — créatives ou technologiques — du logiciel est plutôt rare: dans un cas seulement, on trouve explicitée la volonté d’interroger la capacité de Midjourney à générer une image à partir d’éléments textuels considérés comme difficiles à représenter pour un être humain. Si la nouveauté de l’expérience et de l’exercice d’interaction avec l’intelligence artificielle a certainement conditionné les attentes des élèves ainsi que leurs manières de les formuler, nous pouvons néanmoins considérer que l’on s’attend avant tout de Midjourney qu’il sache lire et comprendre le texte, puis le transposer en une image qui mobilise et réinvestit de manière cohérente les éléments jugés saillants.
Cette recherche d’une adhésion à la citation détermine peut-être la relative imprécision des indications concernant la représentation des personnages ou des lieux de l’extrait. En effet, les attentes visuelles des élèves sont généralement exprimées de manière sommaire, avec peu de références aux images mentales élaborées au moment de la lecture. On peut dès lors supposer que les élèves ne s’attendent pas à ce que l’intelligence artificielle soit en mesure de s’arrimer à leur interprétation ni qu’elle puisse être utilisée pour donner à voir les reconfigurations subjectives qu’iels opèrent en lisant. Cela pourrait également expliquer le fait que les élèves ne cherchent pas à obtenir des images plus proches de leurs représentations mentales en donnant des indications supplémentaires à Midjourney. Leur démarche d’interaction avec l’intelligence artificielle se limite à la réinsertion de la citation et à l’attente d’une nouvelle proposition, plus conforme à la lettre du texte. Dans cette perspective, Midjourney serait considéré davantage comme une machine de traduction intersémiotique, dont l’efficacité s’évalue en fonction de la cohérence des articulations textes-images proposées, que comme une machine d’appropriation littéraire (Shawky-Milcent, 2014).
4.1.2. Du texte de départ à l’analyse des images: analyses iconotextuelles à géométrie variable
L’analyse des images retenues dans les portfolios montre que les élèves tendent à décrire et à interpréter les propositions de Midjourney de manière décorrélée de l’extrait. Les cinq travaux examinés montrent qu’une élève seulement, Parnika, s’attache à associer les éléments visuels proposés par le logiciel d’intelligence artificielle à la citation, en identifiant, dans le portrait de la jeune fille dans le train, des liens avec l’attitude, l’environnement et les actions du personnage de Suzanne. Les autres élèves se livrent, en revanche, à des analyses fortement descriptives, qui semblent oublier le texte — et ce même si leurs interprétations initiales mobilisaient de manière assez précise des éléments de la citation ou renvoyaient, de manière plus large, aux thématiques de l’œuvre. Ainsi, Seynoon, qui avait fait référence, dans son appréciation critique de l’extrait de Gary, à la question de la marginalité ainsi qu’à la solitude et à la vieillesse des personnages du roman, décrit ce «visage aux yeux qui pleurent dans une lumière douce (…) et introspective, invitant à la contemplation» sans en interroger la cohérence par rapport à la citation. De manière similaire, Anderson ne relève pas, dans son analyse de la symbolique de la couleur du soulier et la représentation d’un homme sans pied, l’introduction d’éléments absents de l’univers narratif de Beckett. Maxence, de son côté, analyse longuement la monochromie de l’image, l’aspect de la petite fille représentée et sa position au milieu de centaines de petits chocolats à l’aune de thématiques qui n’appartiennent pas à l’œuvre citée. Il semble ainsi que l’image générée par la machine se superpose au texte, s’interpose dans le processus de réception de celui-ci et lui fasse littéralement écran, en amenant les élèves à réagir uniquement à ce qu’ils voient.
Or, si l’exercice de la citation, qui implique d’isoler et de décontextualiser des phrases marquantes, pourrait avoir favorisé l’oubli du texte, on peut également supposer que les élèves acceptent les productions de Midjourney comme étant des formes de concrétisation imageante de la machine, c’est-à-dire comme le résultat d’un processus de figuration des personnages, des lieux et des évènements d’un récit (Langlade 2006), et qu’iels recherchent une liaison systématique, bien que non nécessairement visible, avec l’extrait. Par exemple, dans l’analyse d’Arthur, qui a constaté l’absurdité de la proposition fantastique de Midjourney par rapport à la citation de La femme qui fuit («On est allé trop loin, trop vite»), le lien avec l’extrait est justifié par l’adhésion de l’élève aux émotions du personnage: en effet, son «inconfort», qu’il rattache à l’égarement supposé du personnage dans le texte, est perçu comme un signe de l’absurdité de l’image et, donc, de son adéquation avec la citation. L’image, superposée au texte, enclenche un discours sur l’œuvre qui permet de raconter ses émotions, sa propre lecture de l’image. Dès lors, pour Arthur, tout comme pour ses camarades, le discours sur le texte est reconfiguré par une analyse de l’image qui devient l’occasion pour parler de soi, de ses préoccupations et de sa vision du monde. Ainsi, si les élèves ne décèlent pas les incohérences entre les textes et les images ou, du moins, s’iels ne semblent pas particulièrement gêné·es par les écarts constatés, c’est parce que l’image se trouve à être interprétée à la place du texte.
4.2. Rapports textes-images: ce que Midjourney fait à l’extrait
Que fait donc l’intelligence artificielle générative aux extraits? Comment les réélabore-t-elle et que peut-on dire de sa démarche de transposition?
On constate tout d’abord que Midjourney n’est pas en mesure d’identifier la citation ni d’en restituer le cotexte. L’introduction, dans presque toutes les images, de personnages, d’éléments et de décors étrangers aux textes de départ montre, en effet, que le traitement du texte n’implique pas une consultation de bases de données littéraires ni l’exploitation d’informations relatives à l’œuvre, à son auteur·rice ou à son époque. À l’instar des élèves, l’intelligence artificielle générative ne reconnait pas la citation comme telle, mais la traite au contraire comme toute commande textuelle (ou prompt), en isolant des mots et des phrases clés (Oppenlaender 2023). Ainsi, d’une part, l’intelligence artificielle procède à la transposition en images d’indices sémantiques plus ou moins facilement identifiables, d’autre part, elle propose des illustrations assez proches les unes des autres d’un point de vue graphique et visuel, malgré les différences génériques et stylistiques des textes de départ.
Par ailleurs, dans sa démarche transpositive, Midjourney semble générer plus aisément des images ayant une relation de symétrie avec les textes lorsque ceux-ci contiennent des références à des éléments concrets, tandis qu’il propose des associations moins immédiates lorsque la citation revêt une valeur aphoristique ou convoque des concepts abstraits, des états d’âme ou des émotions. Dans ce cas, l’intelligence artificielle procède soit en substituant des images plus concrètes à des références abstraites, le chagrin étant, par exemple, traduit par l’image d’une jeune fille en pleurs, soit en introduisant de nouveaux éléments, plus ou moins éloignés de la citation et de son cotexte. Ces interventions peuvent être reliées aux textes de départ par le biais de métaphorisations, qui permettent, par exemple, de reconnaitre dans le personnage sans pied représenté par Midjourney la condition de l’«homme tout entier» de Beckett, ou bien elles peuvent être considérées comme des réécritures iconiques à part entière. Par exemple, l’image proposée à partir de la citation de La femme qui fuit «On est allé trop loin, trop vite» et, dans une moindre mesure, celle issue de la citation de Gary «Quand on a envie de crever, le chocolat a encore meilleur gout que d’habitude» témoignent de ces procédés de traitement des informations textuelles «magiques» (Oppenlaender 2023), qui ne permettent pas d’identifier les indices sémantiques exploités par la machine, mais qui «introduisent un caractère aléatoire dans l’image, pouvant conduire à des résultats surprenants» (Oppenlaender 2023, notre traduction). Il semblerait ainsi que lorsque l’intelligence artificielle ne parvient pas à isoler et à transposer de manière symétrique des indices textuels, elle insère des variables impondérables, qui témoignent d’une forme de créativité algorithmique.
Conclusion
Bien que le caractère exploratoire de notre recherche et la nouveauté de l’expérience pour les élèves n’invitent pas aux généralisations, il nous semble que les propos des participant·es, leurs attentes et analyses puissent témoigner de manières de penser et construire le sens produit par une intelligence artificielle dans le cadre d’une activité de réception/production littéraire.
Tout d’abord, nous avons vu que les images générées par l’intelligence artificielle sont traitées comme une transposition iconique des citations et qu’elles sont rarement remises en question par rapport au texte de départ ou à son cotexte. Analysées à la place du texte, elles sont, au contraire, regardées et interprétées en acceptant d’emblée l’ensemble d’associations et reconfigurations imageantes, plus ou moins éloignées des citations, proposées par Midjourney.
Dans cet exercice, qui les mène parfois à s’éloigner de l’horizon littéraire des textes de départ, les élèves révèlent un autre horizon d’attente, d’ordre technologique, qui les conduit à projeter, envisager ou fantasmer les capacités et les limites de l’intelligence artificielle. Les références à la transposition d’éléments textuels et le nombre relativement limité d’indications concernant la capacité de Midjourney à associer des indices sémantiques pour créer des images poétiques, imagées, décalées ou au contraire fidèles au texte de départ montrent que, sans un enseignement des manières d’interagir avec les intelligences artificielles, les élèves s’attendent avant tout à ce que le logiciel sache bien lire, comprendre et transposer les textes en images plutôt qu’intervenir de manière créative, en proposant de nouveaux éléments, des réinterprétations ou des reconfigurations stylistiques particulières.
Et pourtant, les images produites par Midjourney montrent que l’intelligence artificielle opère des remaniements profonds du texte de départ, en proposant, parfois, des univers graphiques dans lesquels aucun élément des citations n’est identifiable. D’où viennent ces images? Sont-elles l’expression d’une manière — subjective — de la machine de concevoir les thèmes des extraits sélectionnés pour l’article, soit la tristesse, le besoin d’un coupable, le constat d’être allé trop loin, trop vite? Peut-on considérer la combinaison opaque d’indices sémantiques comme une forme de réécriture créative des extraits? Peut-on comparer l’analyse que Midjourney fait de la citation, décorrélée de l’extrait, à celle qu’en font les élèves? Les propositions visuelles de Midjourney forcent-elles les élèves à construire des relations sémantiques qui déforment, voire dénaturent le sens du texte à l’origine de la commande, ou encore leur propre concrétisation imageante? Dans un contexte où les élèves seraient davantage formé·es aux moyens, aux processus et aux formes d’interaction avec une intelligence artificielle, verrions-nous davantage apparaitre leur propre subjectivité, mise en jeu avec celle anticipée de la machine? Si ces questions ne semblent pas, pour le moment, avoir de réponse, elles nous semblent tout à fait pertinentes en contexte didactique, aussi bien dans une perspective de développement de compétences littéraires que littéraciques numériques.
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Pour citer l'article
Eleonora Acerra, Sylvain Brehm, Nathalie Lacelle, "Représenter sa réception d’un texte littéraire en images avec Midjourney: analyse des attentes des élèves et des productions générées par l’intelligence artificielle générative", Transpositio, n° 7 Le texte littéraire à l'épreuve de l'image, 2024http://www.transpositio.org/articles/view/representer-sa-reception-d-un-texte-litteraire-en-images-avec-midjourney-analyse-des-attentes-des-eleves-et-des-productions-generees-par-l-intelligence-artificielle-generative
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